Project Gutenberg's La veille d'armes, by Claude Farrere et Lucien Nepoty This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La veille d'armes Piece en cinq actes Author: Claude Farrere et Lucien Nepoty Release Date: February 11, 2004 [EBook #11037] Language: French Character set encoding: ISO Latin-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VEILLE D'ARMES *** This Etext was prepared by Walter Debeuf, Project Gutenberg volunteer. http://users.belgacom.net/gc782486 LA VEILLE D'ARMES. par CLAUDE FARRERE et LUCIEN NEPOTY. Piece en cinq actes. _Represente pour la premiere fois au Theatre du Gymnase le 5 janvier 1917. PERSONNAGES COMMANDANT DE LA CROIX DE CORLAIX: MM. Harry Baur. BRAMBOURG: Henry Burguet. COMMANDANT MORBRAZ: Cande. VICE-AMIRAL DE FOLGOET: Marquet. D'ARTELLES, enseigne de vaisseau: Maurice Varny. LE DUC, matelot: Alcover. BIRODART, mecanicien de vaisseau: Coradin. COMMANDANT FERGASSOU: Valbret. DOCTEUR RABEUF: Em. Lebreton. VERTILLAC: Bender. CONTRE-AMIRAL DE LUTZEN: Vonelly. CONTRE-AMIRAL DE CHALLEROY: Louis Lebreton. FOURDYLIS, mousse: Gardanne. DAGORNE, matelot: Tressy. KORCUFF: Lerighe. DIQUELOU, matelot: Feld. LE TELEMETRISTE: Lebreton L'ESTISSAC: Ch. Leriche. LE GREFFIER: Feld. JEANNE: Mmes Madeleine Lely. ALICE: Magd. Damiroff. PREMIER ACTE [Le theatre represente le salon et la salle a manger du capitaine de vaisseau de la Croix de Corlaix, commandant le croiseur-eclaireur l'Alma. (L'Alma est un batiment d'environ 5.000 tonnes. Ne pas exagerer par consequent les dimensions apparentes du decor; un croiseur-eclaireur n'est pas un cuirasse dreadnought.) Les deux pieces, dans le prolongement l'une de l'autre forment l'arriere du batiment. Deux amorces de cloison separent le salon et la salle a manger, celle-ci a l'extremite poupe: ligne de sabords en demi-cercle pouvant s'ouvrir sur la perspective nocturne et lunaire de la rade de Toulon; (feux de batiments et feux de la terre ca et la). Dans le salon, adosses aux amorces de cloison, petits divans de coin; a gauche, table a ecrire, a droite, l'armoire blindee des documents secrets. (Entre les amorces de cloison, draperie de brocart rouge (etoffe reglementaire) courant sur longue tringle de cuivre; les deux pieces au besoin n'en font qu'une seule. Au lever du rideau, la draperie est ouverte completement. Le Commandant de Corlaix est a table au milieu de ses convives. Brouhaha d'une conversation animee. Rires, etc. Mais aussitot des "chut". Le silence se fait. Corlaix se leve, le verre en main.] SCENE PREMIERE JEANNE, ALICE, CORLAIX, FERGASSOU, BIRODART, VERTILLAC, BRAMBOURG, D'ARTELLES, a table. [CORLAIX, debout, le verre en main.] Messieurs, avant de passer au salon, permettez a votre commandant de vous remercier de l'honneur et du plaisir que vous lui avez procures en acceptant de diner a sa table. Un soir de mobilisation, il n'est pas tres gai d'etre consignes tous a bord, au lieu d'aller a terre faire ses adieux a la paix qui sera peut-etre defunte demain. Le service de la nation nous l'ordonnait, nous n'avions tous qu'a obeir joyeusement. Moi, d'ailleurs, j'aurais eu mauvaise grace a rien regretter puisque ma famille m'a fait la charite de venir a moi qui ne pouvais aller a elle et que mes officiers, qui sont ma famille egalement, ma famille de marin, ont bien voulu ce soir m'entourer aussi. Aussi, je tiens a me conformer au rite de la bonne tradition maritime et je leve mon verre, Messieurs, a la sante de tous ceux et de toutes celles qui sont vos amis et dont vous regrettez l'absence. FERGASSOU. [Accent provencal qu'il exagere de temps en temps, par plaisanterie. Cet accent ne sera presque plus perceptible au 3e acte.] Commandant, a la votre! pour les toast [il prononce to-ast] vous etes un peu la, coquin de sort! Ca n'est pas tout ca. Il faut que quelqu'un lui reponde au Commandant. CORLAIX. Oh! mon cher, pas de corvee ici, je dispense ... FERGASSOU. Corvee, que vous dites?... D'ARTELLES [debout le verre en main.] La corvee sera pour le commandant [geste vers Corlaix] qui va etre oblige de m'ecouter. ALICE. Bravo! FERGASSOU. Ca va bien, il sait y faire, allez d'Artelles, roulez! zou! D'ARTELLES. Commandant, je sollicite d'abord votre indulgence ... c'est la premiere fois. FERGASSOU. On le sait ... le debut, l'emotion inseparable, allez de l'avant, zou! roulez, je vous dis! zou! D'ARTELLES. Ce n'est pas seulement qu'il s'agit d'un debut ... BRAMBOURG. De quoi diable, alors! ALICE. Silence aux interrupteurs! D'ARTELLES. Il s'agit de ceci: que nous tous tant que nous sommes, c'est-a-dire tout l'etat-major et tout l'equipage de notre bonne vieille _Alma_. FERGASSOU. Coquin de sort! y parle comme un depute cet enseigne. D'ARTELLES.... Bref, trois cents hommes au total, nous etions ce matin ... BRAMBOURG. Pas plus tard qu'il y a peu d'instants. D'ARTELLES.... nous etions trois cents hommes tres malheureux. FERGASSOU. Malheureux, c'est-a-dire que c'etait epouvantable. D'ARTELLES. C'est bien simple: voila six jours que sous pretexte d'une mission secrete ... et secrete ... on sait ce que parler veut dire. BRAMBOURG. Excepte les journaux, personne n'en sait rien. ALICE. Bravo! Fred, a propos, il n'y a toujours rien de nouveau? CORLAIX. Nous ne savons toujours rien; nous attendons toujours le telegramme de Paris. Mais, je vous en prie, la parole est a l'orateur. D'ARTELLES. Merci, Commandant. Je repete: voila six jours que nous sommes tous consignes a bord dans l'attente de cet appareillage problematique, en sorte que ce soir, qui est peut-etre notre dernier soir de paix, notre "Veille d'Armes", quoi, nous nous appretions tous a souper a la mode des anciens chevaliers ... ALICE. Ils jeunaient les anciens chevaliers ... D'ARTELLES. C'est bien ce que je voulais dire, Mademoiselle, nous nous appretions tous a jeuner comme eux, et vous nous avez epargne cette tristesse-la, Commandant, vous nous l'avez epargnee somptueusement, d'abord en nous reunissant autour d'une table de famille, et de plus, en y faisant asseoir avec nous de quoi rejouir nos yeux et de quoi reconforter nos coeurs. C'est de cela surtout que je tiens a vous exprimer notre reconnaissance. Et je suis sur que vous ne m'en voudrez pas si je leve mon verre a la sante de vos charmantes invitees plutot qu'a la votre comme je devrais le faire. [Corlaix s'incline.] [Applaudissements, bravos, etc. Brouhaha, Corlaix se leve. Tout le monde l'imite.] CORLAIX. Merci, d'Artelles. Gentil comme toujours!... Et sur ce ... Mesdames ... [Fergassou s'avance vers Mme de Corlaix, Rabeuf vers Alice.] FERGASSOU. He be, Madame, sans avoir l'air de rien, c'est un petit compliment de derriere les fagots qu'il vous a tourne, ce d'Artelles. JEANNE. Je crois bien. [Elle prend le bras de Fergassou, puis s'arrete.] Et tenez, j'ai meme envie de lui dire merci ... Commandant Fergassou vous etes trop gentil pour m'en vouloir. [Elle lache le bras de Fergassou, court a d'Artelles, passe avec lui. Jeux de scene. Ils causent a voix basse. Alice passe au bras de Rabeuf, Birodart, Fergassou, Vertillac et Brambourg ferment la marche.] BRAMBOURG. [a Fergassou] Vous voila en penitence, commandant Fergassou: prive de jolie femme. FERGASSOU. Mon brave Monsieur Brambourg, ce qui me priverait, moi, quand je peux faire plaisir a mes amis, ce serait de ne pas le faire. VERTILLAC. Avec l'autorisation du Commandant, si nous organisions un bridge? [Ils sont tous passes. Ils se separent. Rabeuf et Fergassou se retrouvent en tete a tete, au premier plan. La scene a change pendant ce dialogue. La table est maintenant desservie, les tapis verts en place.] BIRODART. A la bonne heure!... Un petit bridge de mobilisation. JEANNE. Encore ce mot ... Ah! ca, vous croyez donc tous que cette chose soit possible? FERGASSOU. He! he! les rumeurs sont assez facheuses. RABEUF. D'ailleurs, Madame, c'est a vous de nous renseigner. Qu'est-ce qu'on fait a Toulon? JEANNE. Ah! on bavarde ... on s'exalte ... on compte les armees ... que sais-je? D'ARTELLES. Bref, beaucoup de bruit pour rien. JEANNE. Mais cette mission? Pourquoi cette mission? C'est cela qui m'inquiete. Pourquoi envoyer l'_Alma_ a Bizerte? CORLAIX. Ma chere Jeanne, nous ne sommes pas encore partis. Un contre-ordre est si vite arrive. JEANNE. Il serait le bienvenu. Quelle joie! FERGASSOU. Alors, esperons le. JEANNE. En attendant, vous etes la ... sous pression. CORLAIX. Au fait, Birodart, ou en sommes-nous pour les feux? BIRODART. Rien de nouveau, Commandant. Nous avons toujours 24 chaudieres en pression et nous pouvons appareiller et faire route 30 minutes apres que vous en aurez donne l'ordre. CORLAIX. Combien de charbon deja brule? BIRODART. 250 tonnes environ? CORLAIX. 12.000 francs de fumee! Mecanicien, vous coutez cher. BIRODART. Pas moi, la mission. [Vertillac, Brambourg sont debout autour de la table de bridge.] VERTILLAC. Birodart, vous en etes? BIRODART [a Corlaix]. Vous permettez, Commandant? [Il va les rejoindre. Corlaix reste aupres de Fergassou et de Rabeuf. Jeanne cause a voix basse avec d'Artelles, Alice circule, servant le cafe.] JEANNE [a d'Artelles]. Vous, vous avez l'air ravi! Ca vous plairait, je parie, qu'il y eut la guerre. D'ARTELLES. Ma foi ... oui! JEANNE. Et ceux que vous laisseriez derriere vous? D'ARTELLES. Il n'y en a pas. Personne. JEANNE. Comment? Personne? Vous n'avez pas de famille? D'ARTELLES. Si ... lointaine. JEANNE. Et ... c'est tout? D'ARTELLES. Presque tout. [Bas.] Mauvaise! JEANNE. Chut! prends garde! ALICE. Monsieur d'Artelles, a mon secours! Toute seule, je n'arriverai jamais a satisfaire ma clientele. D'ARTELLES [se precipitant]. Je vous demande pardon, Mademoiselle. ALICE. Je vous charge du sucre. D'ARTELLES. Merci de la confiance! FERGASSOU. Enfin! voila donc un enseigne qui va servir a quelque chose. ALICE [bas, a Jeanne]. Mechante, mechante! JEANNE. Pourquoi? ALICE [lui montrant Corlaix]. Regarde ce monsieur, la-bas ... C'est ton mari. Tu es sure de ne pas l'oublier, des fois? Il t'a regardee, tu sais, pendant tout le diner ... Il t'a regardee ... d'un regard si tendre, si tendre ... ca m'a creve le coeur. On parle de mobilisation, personne ne sait ce qui se passera demain et toi ... Qu'est-ce qu'il te racontait donc, cet enseigne? JEANNE. Que tu es bete! Rien du tout, naturellement! ALICE. "Naturellement!" Tu es admirable. Comme si je ne savais pas ce que les hommes disent aux femmes ... JEANNE. Tu m'as l'air d'une femme, toi! Espece de petite fille! ALICE. Comme si on avait besoin d'etre mariee pour ... JEANNE. Oh! ne dis pas d'inconvenances! ALICE. Zut! je suis une vieille fille! Pas une petite. Les vieilles filles ont le droit de dire ce qu'elles veulent! Et moi, ce que je veux, c'est que tu ne fasses pas de chagrin a ton mari. Tu es une brave petite bonne femme aussi vrai que ta soeur est une vieille bete dont tu fais tout ce que tu veux. Est-ce vrai? JEANNE [l'embrassant en riant]. Oui. ALICE. Alors, va l'embrasser aussi, lui ... le monsieur la-bas! Ton mari ... BRAMBOURG [qui s'est approche des deux femmes, a Jeanne]. Faut-il vous inscrire au bridge, Madame? JEANNE [qui a la vue de Brambourg n'a pu se defendre d'un leger mouvement de repulsion,--d'un ton cassant]. Non, Monsieur, je ne jouerai pas. [Brambourg s'incline en souriant.] BRAMBOURG [a Alice]. Et vous, Mademoiselle? ALICE. On ne sait pas ... Peut-etre ... oui ... BRAMBOURG [rapportant la reponse a ceux qui sont vers la table de bridge]. Madame de Corlaix dit non et Mademoiselle Perlet dit: peut-etre. ALICE [bas, a Jeanne]. Tu as une facon de rembarrer les gens! JEANNE. Celui-la m'exaspere! ALICE. Pourquoi? Il te fait la cour? JEANNE. La cour! Tu t'y connais! [Alice va vers la table de bridge ou Vertillac et Birodart sont deja installes.] VERTILLAC. Bravo, Mademoiselle. [A Corlaix.] Commandant, nous n'attendons plus que vous. JEANNE. Pardon, Messieurs. Mon mari ne jouera pas tout de suite si vous permettez. Il a des choses importantes a me dire. RABEUF [a Fergassou]. Commencons toujours. On est quatre. FERGASSOU. Eclipsons-nous sans en avoir l'air ... [En riant, ils vont rejoindre les joueurs. Ceux qui ne sont pas assis a la table de bridge se groupent pour suivre la partie. Jeanne et Corlaix restent seuls dans le salon.] JEANNE [qui est assise deliberement pres du bureau de Corlaix]. Eh bien, Fred? CORLAIX. Vous etes bien sure que c'est moi qui ai a vous parler? [Jeanne fait un "oui" tres serieux de la tete.] Ah! alors ... Mais qu'est-ce que j'ai a vous dire? JEANNE. Oh! Fred! Il faut que ce soit moi qui vous souffle ... dans des circonstances pareilles? [Affectueusement] Vous avez a me dire que vous auriez beaucoup de peine s'il vous fallait quitter votre petite fille sans lui dire adieu! CORLAIX. Voyons! Voyons! Pour une petite fille, le depart d'un vieux monsieur n'est jamais une chose bien grave! JEANNE. Un vieux monsieur? Mais je vous defends de traiter ainsi mon mari ... On voit bien que vous ne le connaissez pas. Si vous pouviez l'apprecier, vous sauriez qu'il est le plus brillant officier de notre marine et que je serais, moi, un monstre si je n'etais pas extremement fiere d'etre sa femme. Vous sauriez que je suis devant lui comme un enfant qui a trouve dans son sabot de Noel un cadeau magnifique, beaucoup trop magnifique, bien au-dessus de son intelligence et de son age. Il le regarde avec respect et il est impatient de grandir pour le connaitre tout a fait ... CORLAIX. Le petit Noel s'est trompe ... JEANNE. Le petit Noel ne se trompe jamais! [Un temps. Corlaix medite, le regard perdu. Tous les mots lui ont fait mal.] JEANNE [qui tripote d'une main les feuilles qui sont sur le bureau, changeant de ton]. Oh! mais c'est un scandale abominable! Une etrangere au milieu de ces documents secrets! Vous la cherchez? Mais c'est cette affreuse petite patte, cette intrigante!... Oh! moi, je sais bien ce qu'elle veut, et vous Fred, vous ne devinez pas? Allons, vite, vous voyez bien que je fais le guet. [Pendant qu'elle surveille les joueurs, Corlaix qui a compris s'empare de la main de Jeanne et la baise avec passion. Jeanne eclate de rire, triomphante.] CORLAIX. Enfant! JEANNE. Pas plus que vous. [Depuis un instant, il y a de sourdes rumeurs de dispute a la chambre de bridge. Jeanne se sauve vers le sabord, s'assied et regarde au dehors.] VERTILLAC. C'est trop fort! [A Corlaix.] Commandant, je reclame votre arbitrage. BIRODART. Moi aussi. CORLAIX [allant a eux]. Qu'est-ce que c'est? VERTILLAC. Birodart est mon partenaire. Je lui annonce une longueur de carreau. BIRODART. Pardon, pardon, mon cher, commencons par le commencement. Je demande un sans atout. VERTILLAC. Un sans atout avec ce jeu-la. Regardez, Commandant. BIRODART. C'est un jeu superbe. [Pendant la querelle, Brambourg est entre dans le salon. Sans bruit, il ferme le rideau qui separe le salon de la salle a manger.] SCENE II JEANNE, BRAMBOURG. BRAMBOURG. Fermons la cage. Ils vont se devorer. Affreux spectacle! [Il fait quelque pas vers Jeanne.] Ah! la rade de Toulon! Les lumieres, les feux des batiments. Parions que vous trouvez ca tres joli? JEANNE. Ce n'est pas votre avis? BRAMBOURG. Si, si, mais moi, devant ces grands spectacles, je suis moins interesse par leur ensemble que par tel petit detail que je decouvre tout a coup et que je decouvre d'autant plus que j'imagine qu'il est a moi seul. Aussi jugez si je le deguste en gourmet. Par exemple, ce soir, je l'ai decouvert tout de suite en entrant, mon petit detail, et il est particulierement joli. [S'approchant encore de Jeanne qui regarde par le sabord et semble ne pas l'ecouter.] Savez-vous, Madame, pourquoi cette grande mer a ete creee, pourquoi cette enorme masse sombre pleine de lueurs?... Non? Tout simplement pour qu'un reflet bleu, si leger qu'il est a peine perceptible, frissonne ... sur la courbe blanche de votre epaule. [Geste de pudeur de Jeanne. Elle se leve et s'eloigne de lui.] JEANNE. Monsieur ... vous n'etes pas au bridge?... BRAMBOURG. Pas encore. J'attends. Je ne me presse jamais. Pas seulement quand il s'agit de bridge, mais aussi des autres jeux, meme le plus grand de tous: la vie. Oui, j'ai la fatuite de croire que mon tour viendra toujours et cela me donne une grande patience. Les rebuffades me font moins de mal. J'espere, j'attends ... Oui, c'est bien cela! j'attends. C'est delicieux de consoler. JEANNE. Consoler? BRAMBOURG. Consoler. JEANNE [changeant de ton]. Monsieur Brambourg, je vais vous faire un aveu: je suis tres sotte. BRAMBOURG [se recriant]. Oh! JEANNE. Si, si. Je me connais bien, allez. Et la preuve, c'est que je ne vous comprends pas. Vous croyez avoir affaire a une Parisienne. J'ai ete elevee a la campagne, puis j'ai vecu en province. Toutes les finesses m'echappent. Avec moi, il faut parler franchement, brutalement, sans reticences. BRAMBOURG. Encourage comme je le suis ... JEANNE. Il est possible que je sois injuste. Il y a peut-etre un malentendu entre nous. Dissipons-le une bonne fois, voulez-vous? BRAMBOURG. Vous me traitez en ennemi. JEANNE. J'ai tort. Asseyons-nous. [Elle s'assied devant le bureau.] Causons gentiment, comme des camarades. [Regard de Brambourg vers le rideau.] Oh! ils ne s'occupent pas de nous. [Riant.] Nous sommes bien seuls. Profitons-en. BRAMBOURG [s'asseyant de l'autre cote du bureau.] Je ne demande pas mieux. JEANNE. Et puis, plus d'images comme tout a l'heure. Vite la prose. BRAMBOURG. C'est mon avis. Ou en etais-je? JEANNE. Je vais vous aider. Vous disiez en dernier lieu ... BRAMBOURG [riant]. Dans mon dernier poeme? JEANNE [riant aussi]. Oh! oui ... Que votre sort est d'attendre ... BRAMBOURG. Je me rappelle. JEANNE. Attention! Vous m'avez promis des reponses tres nettes. Attendre quoi? BRAMBOURG. Ma chance. JEANNE. Consoler qui? BRAMBOURG. Vous. JEANNE. Moi?.., Donc je suis malheureuse? BRAMBOURG. Il est bien entendu que nous sommes deux camarades? JEANNE. Oui, oui. BRAMBOURG. Eh bien! prouvez-le en avouant l'evidence. JEANNE. Pour l'instant, je n'avoue rien. J'ecoute. Parlez. [Elle a les coudes sur la table, le menton dans les mains et regarde Brambourg bien en face.] BRAMBOURG. Allons, ne me prenez pas pour plus simple que je ne suis. Pardi! vous vous donnez le change a vous-meme en vous repetant "c'est un officier de grande valeur". Evidemment ... c'est presque un grand homme ... D'accord! mais en amour, la verite, la voila toute crue, comme vous la desirez: votre mari a le double de votre age. JEANNE. Meme un peu plus. BRAMBOURG [encourage]. Plus du double de votre age. Alors, dans votre deconvenue, pourquoi rester si froide, si tranchante? Vous ne croyez donc pas au devouement, a l'abnegation, a la folie? au respect aussi, oui, au respect. Qu'est-ce que je vous demande, moi, un peu de confiance, le droit de souffrir de vos deceptions, d'etre ... votre ami ... qui vous aime ... JEANNE [se levant]. Enfin! BRAMBOURG. Si vous vouliez, je ... JEANNE. Cela suffit, Monsieur. C'est tres clair, maintenant. Je puis vous repondre. Soyez tranquille, je ne ferai pas du drame de mauvais gout. Ecoutez seulement ceci: J'aime mon mari, oui, je l'aime, et par contre ... je ne suis pas sure d'eprouver pour vous une estime particuliere. Si je ne suis pas extremement claire, dites-le. Je tiens avant tout a nous eviter a tous deux de nouvelles humiliations. BRAMBOURG. Mes compliments. Bien joue. J'ai ete fait comme un gosse. JEANNE. Et puisque nous n'avons plus rien a nous dire, rien, jamais, excusez-moi. [Appelant par le rideau.] Monsieur d'Artelles? BRAMBOURG [se levant]. Pardi! [Jeanne se retourne vivement vers Brambourg. Corlaix entre, il les examine l'un apres l'autre.] SCENE III Les Memes, CORLAIX, D'ARTELLES [entre a la suite de Corlaix] CORLAIX. Qu'y a-t-il, Jeanne? [Jeanne fait "non" de la tete.] JEANNE. Rien du tout. Monsieur d'Artelles, voulez-vous me conduire sur le pont. J'ai besoin d'air. [Sortent Jeanne et d'Artelles.] SCENE IV CORLAIX, BRAMBOURG [Un temps. Brambourg esquisse un depart vers le rideau. Corlaix l'appelle.] CORLAIX. Brambourg? BRAMBOURG. Commandant? CORLAIX [cherchant dans ses papiers, sur son bureau]. Au rapport, j'ai trouve un motif de punition ... [Il trouve le rapport.] Voila! [Il le parcourt.] Fichtre! comme vous y allez! Pourtant Dagorne est un bon sujet. Ah! vous savez les rediger, vous, les motifs, les motifs qui font des petits. BRAMBOURG. Mon Dieu, Commandant ... CORLAIX. Mon Dieu, oui, un commandant qui punirait sans enquete, tarif d'une main, motif de l'autre ... ma foi, je crois bien que ce commandant flanquerait a ce pauvre diable trente jours de prison effective ... le maximum, vous ne croyez pas, vous? BRAMBOURG. Trente jours ... c'est beaucoup. CORLAIX. Disons meme que c'est trop. En somme, quoi? Il a parle a haute voix sur la passerelle, Dagorne? et c'est a peu pres tout ... Parler sur la passerelle, ca merite bien ... voyons, deux jours ... de police ... de police simple, s'entend! avec sursis. BRAMBOURG. Sursis? CORLAIX. J'en etais sur? Vous trouvez maintenant que c'est peu, la ... Vous voyez bien que vous etes feroce. BRAMBOURG. Mais je vous assure que non, Commandant ... je serais plutot le contraire. CORLAIX. Fichtre!... Debonnaire alors? BRAMBOURG. Ma foi oui, je me vois assez comme ca. CORLAIX. Ca ne m'etonne pas. Je parie que les tigres s'estiment bons comme pain et les moutons mechants comme gale. BRAMBOURG. Il y a du pour et du contre, c'est selon. CORLAIX. Selon quoi? [Brambourg: geste.] CORLAIX. Dites-le donc. BRAMBOURG. Commandant, je ne me permettrais pas de discuter ... CORLAIX. Pourquoi cela? Mes cinq galons vous impressionnent. BRAMBOURG. Il y a un peu de cela. CORLAIX. Sapristi! mon cher, vous etes marin comme moi, je suppose et vous vous inquietez de galons?... Nous, marins, qui avons cet avantage inoui de jouir d'une discipline alerte et souriante, d'une bonne fille de discipline sans raideur et sans facon ... d'une discipline joyeuse, paternelle ... et forte tout de meme ... et sure ... nous qui jouissons de cela, nous n'allons pourtant pas y renoncer, hein? nous n'allons pourtant pas les jeter par-dessus bord ... ce serait moi foi trop bete! et puisque la mer nous permet de bavarder ici, vous et moi, d'egal a egal ... puisque vous avez le droit, puisque vous avez le devoir de me dire en face: "Je ne suis pas de votre avis, vous avez tort!" puisque vous devez me dire cela, sapristi! dites-le moi ... si vous le pensez. Voyons, mon ami, dites-le moi donc. BRAMBOURG. Dame. CORLAIX. Je vous en prie. BRAMBOURG. Eh bien, Commandant ... vous etes, vous pour l'indulgence contre la severite, et vous avez raison, vous, parce que vous etes, vous, un cas particulier. CORLAIX. C'est bien de l'honneur. Je me serais cru un cas tout a fait general. BRAMBOURG. Oh! Commandant! vous etes excessivement modeste. Un officier comme vous ... CORLAIX. C'est entendu. Si cela vous est egal, passons aux officiers ... pas comme moi? BRAMBOURG [s'inclinant]. C'est justement a eux que je voulais en venir ... Je me trompe peut-etre, mais j'imagine que ces officiers-la ne pourraient etre comme vous ... pour l'indulgence contre la severite ... sans inconvenients majeurs. CORLAIX. Quels inconvenients? BRAMBOURG. Il n'en manque pas. CORLAIX. Par exemple! BRAMBOURG. C'est delicat. CORLAIX. Si vous craignez que je ne comprenne pas ... BRAMBOURG. Voyons, Commandant! CORLAIX. Vous hesitez tellement! BRAMBOURG. J'ai peur de m'expliquer tres mal. CORLAIX. Vous avez pourtant la langue assez bien pendue. BRAMBOURG. Voyez! Commandant! vous etes toujours pour l'indulgence. CORLAIX. Brambourg!... Voyons?... Elle a donc peur du clair de lune, votre idee de derriere la tete que vous n'osez la sortir. BRAMBOURG. Je n'ai aucune idee de derriere la tete et d'ailleurs rien n'est plus simple au fond. Si j'etais indulgent, moi, comme vous l'etes, vous, mon indulgence courrait grand risque d'etre prise pour de la faiblesse et peut-etre pour de la complaisance. CORLAIX. Par qui? BRAMBOURG. Par tout le monde. CORLAIX. C'est beaucoup de monde! vos subordonnes ... vos superieurs. BRAMBOURG. Tout le monde. [Silence. Il continue apres avoir hesite.] Et sur terre comme sur mer ... Il y a naturellement des hommes privilegies ... ceux dont le merite ... CORLAIX. C'est entendu. Mais les autres hommes? BRAMBOURG. Les autres hommes? Dame, j'en sais qui ont voulu tenter l'aventure d'etre bons ... d'etre trop bons ... et qui s'en sont mal trouves. Ils cherchaient a se faire aimer ... ils se font fait mepriser ...berner ... CORLAIX. Diable de diable!... A ce point?... BRAMBOURG. Commandant, vous vous moquez de moi ... Mais cette fois, vous avez tort ... Je pourrais citer des cas ... j'en sais de lamentables ... CORLAIX. Citez, mon cher, citez!... BRAMBOURG. A quoi bon, Commandant?... La liste est trop longue des hommes de coeur bafoues par la canaille ... CORLAIX. Ma foi! vous etes trop jeune pour avoir souvent voyage et tout de meme vous etes revenu de beaucoup de pays. BRAMBOURG. Oh! je n'ai pas besoin de quitter la France ... ni meme Toulon ... Des soldats qui carottent leurs officiers?... des valets qui pillent leurs maitres.?... des femmes qui trompent leurs maris?... que diable n'a pas vu cela partout et mille et dix mille fois! CORLAIX. C'est toujours instructif a rappeler ... quand c'est a propos. BRAMBOURG [qui poursuit]. Il n'y a pas si longtemps que je l'ai vu. CORLAIX. Ou? BRAMBOURG. Dans ma propre famille. CORLAIX. Il vous est peut-etre penible de remuer ... BRAMBOURG. C'est une vieille histoire ... et d'ailleurs une histoire tres laide!... l'histoire d'un de mes oncles que j'aimais beaucoup et qui etait vraiment un brave homme ... un homme excellent ... non sans valeur ma foi ... il n'etait plus jeune ... mais il etait encore loin d'etre vieux ... [Corlaix allume une cigarette et n'en offre pas a Brambourg.] Bref, un vilain jour ... oh! il y a longtemps de cela: j'avais dix ou douze ans, lui quarante ou cinquante, un vilain jour, la fantaisie le prit de se marier ... Il avait vecu seul jusqu'alors, mais sa solitude lui pesa tout a coup. Dieu sait pourquoi. Il crut tres bien faire en epousant une femme jeune et jolie qui, d'ailleurs, lui temoignait, parait-il, beaucoup d'amitie. CORLAIX. Ah! bah! il crut bien faire? BRAMBOURG. Il faut croire puisque ... mais la suite prouva qu'il avait mal fait! Je ne sais pas si je vous ai dit que mon oncle etait un homme bon ... indulgent ... indulgent a l'exces. CORLAIX. Je l'avais devine. BRAMBOURG. Sa femme n'etait pas une mauvaise femme, mais c'etait une femme jeune et jolie ... Vous voyez cela d'ici, une jeune et jolie femme au bras d'un mari trop bon ... trop indulgent ... et pour comble trop vieux ... Je veux dire trop vieux pour elle. CORLAIX. Tout est relatif en ce bas monde. BRAMBOURG. Donc, ma jeune et jolie tante n'avait pas epouse mon brave homme d'oncle depuis cinq minutes que tout chacun lui faisait la cour. CORLAIX. Il y a tant de goujats ... BRAMBOURG. D'accord. Et c'est au mari de veiller. Et mon oncle n'y veilla point ... n'y veilla jamais. Il y a des aveugles de naissance et des aveugles par accident. Mon brave homme d'oncle etait aveugle par vocation. CORLAIX. Monsieur votre oncle m'interesse mysterieusement. Sa jeune et jolie femme, Madame votre tante ... que fit-elle, en fin de compte de sa vieille bete de mari? BRAMBOURG. Elle le respecta trois ou quatre semaines ... elle lui fut fidele trois ou quatre mois ... et puis ... CORLAIX. Et puis? BRAMBOURG. Et puis elle le berna ... je veux dire qu'elle prit un amant. CORLAIX. J'avais compris. BRAMBOURG. Un garcon charmant, d'ailleurs ... jeune et joli comme elle-meme. Mon oncle l'adorait et je jurait que par lui. CORLAIX. Tiens, tiens, tiens, tiens! BRAMBOURG. Mon oncle sut bientot a quoi s'en tenir. CORLAIX. Vous m'etonnez. Je me suis laisse dire que les maris trompes ne savent jamais ... BRAMBOURG. Mon oncle avait des amis qui ne voulurent pas etre complices. CORLAIX. Vous m'en direz tant. BRAMBOURG. Bref, il fut averti ... oh! discretement ... la puce a l'oreille ... Mais il n'y a que le premier soupcon qui coute. CORLAIX [entre ses dents]. Vous croyez? BRAMBOURG. Mon oncle, bon gre mal gre, sut par consequent tout ce qu'il devait savoir. Mais il etait aveugle par vocation, et il avait trop aime sa femme innocente ... il continua a l'aimer coupable ... Elle, inquiete d'abord ... puis etonnee ... puis vexee ... humiliee, puis meprisante ... eut tot fait de s'enfuir avec son amant quelques six semaines plus tard ... et en claquant les portes ... Pour avoir ete un mari trop debonnaire ... le pauvre homme perdit ainsi d'un coup honneur et bonheur. Il mourut deux ou trois ans plus tard. CORLAIX. Tant mieux pour lui. Et je l'en felicite. [Silence.] A propos, l'histoire est terminee? BRAMBOURG. Mais oui. CORLAIX. Vous ne vous rappelez pas d'autres details?... Par exemple, sur ces excellents amis de Monsieur votre oncle ... ces admirables amis ... qui ne voulurent pas etre complices?... BRAMBOURG. Ma foi, je vous avoue ... CORLAIX. Dommage! je m'y interessais, moi, a ces amis ... a ces bons amis, honnetes gens ... sinceres ... l'histoire est vraiment finie? Brambourg, vous etes bien de service, ce soir? BRAMBOURG. Mais oui, Commandant, je suis de garde. CORLAIX. En ce cas, faites-moi donc le plaisir d'aller donner un coup d'oeil personnel ... verifier qu'un homme est reellement eveille dans chaque armement ... faire une ronde dans tout le batiment ... de l'avant a l'arriere comme c'est votre devoir et ne revenez qu'apres avoir bien verifie que tout est a poste et en ordre. BRAMBOURG. Tres bien, Commandant! [Il sort, Corlaix hausse les epaules et jette sa cigarette. Un temps.] SCENE V CORLAIX, JEANNE, D'ARTELLES, DAGORNE, puis VERTILLAC, RABEUF, BIRODART, FERGASSOU. JEANNE. Fred, un T.S.F. DAGORNE [sur le seuil de la porte]. La telegraphie sans fil vient de recevoir ca, Commandant. CORLAIX. Merci, Dagorne. [Dagorne salue et sort.] JEANNE. Lisez vite. C'est peut-etre une bonne nouvelle ... Pourquoi me regardez-vous ainsi, Fred? CORLAIX. Parce que vos yeux me font du bien. Ah! ils ne sont pas chiffres, eux! Pas besoin de dictionnaire. Seulement que de choses ils n'ont pas encore vues ces yeux-la!... Toutes ces vilaines betes sournoises qui trainent autour de nous. Comme ils regardent franc et clair! Jeanne, gardez-moi toujours ces yeux-la! ce sont mes meilleurs amis. Au travail! [Aussitot entre d'Artelles est alle derriere le rideau porter la nouvelle de la depeche. Vertillac entre suivi des autres officiers. L'un d'eux ouvrira completement le rideau.] FERGASSOU. Une depeche, Commandant? RABEUF. Une depeche! diable! CORLAIX. Vertillac, le D.C.C. s'il vous plait. [Il s'installe devant son bureau et commence le dechiffrage. Fergassou lit par-dessus son epaule. Les autres officiers groupes a l'ecart attendent le resultat. Jeanne cause avec d'Artelles a l'autre bout de la scene.] FERGASSOU. Ah! de cette guerre tout de meme! JEANNE. Est-ce un long dechiffrage? D'ARTELLES. Non, Madame, le commandant est tres habile. JEANNE. Eh bien, Fred, ou en etes-vous? FERGASSOU. Oh! c'est tres interessant. [Il lit pardessus l'epaule de Corlaix.] Marine Paris a vice-amiral _Austerlitz_ pour contre-amiral _Fontenoy_ et capitaine de vaisseau _Alma_. JEANNE. Apres? FERGASSOU. C'est tout pour l'instant. Le reste est encore dans l'oeuf. JEANNE. C'est interminable! FERGASSOU. He! he! il faut le temps. JEANNE. Au moins, vous, Monsieur d'Artelles, vous etes gentil, vous ne croyez pas a la guerre. D'ARTELLES. Dites, pour etre plus exacte que je n'ose pas l'esperer. JEANNE. Ne parlez pas ainsi. D'ARTELLES. Si je parlais autrement, vous me mepriseriez. Alors, j'aime mieux dire la verite. C'est que vous etes une Francaise, Madame, et vous verrez que les Francaises seront plus heroiques encore que ces Lacedemoniennes si vantees, qui faisaient des mots historiques au depart des guerriers ... vous verrez ... vous verrez ... Elles embrasseront tout simplement leur mari, leurs freres ... et elles se tairont ... Ce sera beaucoup plus beau. [Pendant ce colloque, sur un signe de Fergassou, tous les officiers se sont groupes derriere Corlaix pour suivre le dechiffrage avec anxiete. Maintenant le dechiffrage est fini. Sensation. Les visages des jeunes rayonnent. Les vieux sont plus graves. Corlaix fait signe de se taire en montrant Jeanne.] JEANNE. C'est fini!... Eh bien, Fred? CORLAIX. Oh! depeche banale ... [Il lit.] Marine ... Paris.., etc ... Dispositions prevues par precedents telegrammes numeros 457 et 462 desormais sans objet aucun navire ne devant se rendre a Bizerte jusqu'a nouvel ordre; faites immediatement eteindre ses feux au croiseur _Alma_ et rentrez dans le service normal. Transmettez. Accusez reception. JEANNE. Mais c'est le contre-ordre expres, cela?... Vous ne partez plus. L'_Alma_ reste a Toulon. Alors, c'est la paix? Evidemment, puisque vous ne partez plus. Eh bien, Fred, vous ne dites rien? CORLAIX. C'est le contre-ordre, en effet. JEANNE. Donc, la paix? CORLAIX [breve hesitation]. Heu ... vous l'avez dit. JEANNE. La paix!... [Courant dans une grande joie, vers le fond.] Alice! Alice!... ou est-elle encore?... Elle est insupportable! Alice, c'est la paix. [Elle sort en coup de vent dans la coulisse.] C'est la paix!... [Tous suivent sa sortie des yeux. D'Artelles ferme la porte derriere elle, attend qu'elle se soit eloignee, puis se retourne brusquement.] D'ARTELLES. Messieurs, tous ensemble ... hip! hip! hip! TOUS. Hurrah! SCENE VI Les Memes, moins JEANNE. [Grande joie. On se donne des grandes tapes sur les epaules. On se serre les mains. On rit sans motif.] CORLAIX. Doucement, Messieurs, ce n'est encore qu'une esperance. FERGASSOU. Basee sur un fait. CORLAIX. Je le reconnais. BIRODART. Si on nous garde a Toulon ... VERTILLAC. C'est qu'on a besoin de nous. D'ARTELLES. On veut que la division des croiseurs rapides soit au complet. VERTILLAC. Ce que mes canons seraient contents s'ils savaient ca! CORLAIX [a Vertillac]. J'y pense, ca ne doit pas vous aller plus qu'il ne faut, a vous? VERTILLAC. Pourquoi donc? CORLAIX. Parce que Madame Vertillac vient d'accoucher ... parce que vous n'avez pas encore vu votre enfant!... Partir pour la guerre dans des conditions pareilles, on a vraiment le droit de manquer un peu de ... VERTILLAC. Commandant, je ne suis probablement pas le seul parmi les officiers de France et je serais certainement le seul a ne pas tirer l'epee avec enthousiasme. CORLAIX [lui serre la main]. Excusez-moi, mon cher, je n'en ai jamais doute. Je savais que vous diriez cela, mais j'ai voulu me payer la petite joie de vous l'entendre dire ... Tout de meme vous n'en etes pas moins papa ... inquiet de personne chez vous? La sante? VERTILLAC. Mille fois merci, Commandant. La maisonnee se porte comme le Pont-Neuf. CORLAIX. Bravo! vrai, ca me fait plaisir! Mon cher, faites-moi l'amitie de venir dejeuner demain a ma table; nous decoifferons une bouteille a la sante du nouveau-ne. VERTILLAC. De tout mon coeur, Commandant. CORLAIX. Ma femme, Messieurs, cachez-lui votre joie pour ne pas gater la sienne. SCENE VII Les Memes, JEANNE. JEANNE. Je suis contente, mais contente! CORLAIX. Birodart, mon vieux ... faites eteindre les feux, voulez-vous? BIRODART. A vos ordres, Commandant! [Il se sauve.] VERTILLAC. Commandant, voulez-vous m'excuser? Un ordre oublie ... [Il le suit.] RABEUF. Moi aussi ... Plusieurs ordres!... [Il sort.] FERGASSOU. Et alors? Ils foutent tous le camp? Commandant! c'est colossal! Tenez! Laissez faire: je vais leur dire ce que je pense d'eux! [Il sort egalement.] [Toutes ces repliques et toutes ces sorties en meme temps et tres vite dans une gaiete febrile.] JEANNE [eclatant de rire]. Mais ils sont fous! Tout le croiseur est devenu subitement fou. Pourquoi se sauvent-ils? CORLAIX. Je suis le seul qui aie le bonheur d'avoir ma femme a mes cotes, ce soir ... Ils sont alles ecrire, n'en doutez pas et attendez-vous a etre chargee d'une infinite de lettres tout a l'heure. [Il sonne.] Ca devient contagieux! Personne a la timonerie! Il faut pourtant faire armer le canot a vapeur. D'ARTELLES. Commandant ... CORLAIX. Non, mon cher, inutile ... j'ai aussi d'autres ordres a donner. [Il sort.] SCENE VIII JEANNE, D'ARTELLES. JEANNE. C'est vrai, il faut partir. [Elle cherche son manteau.] Heureusement que vous me restez fidele, sans cela je ne trouverais jamais mon manteau. D'ARTELLES [qui trouve le manteau a l'autre bout de la piece, eclatant de rire.] Le voila, vous ne bruliez guere. JEANNE. J'aurais pu chercher longtemps. [D'Artelles l'aide a enfiler son manteau.] Allons bon! et la manche maintenant! j'ai retrouve mon manteau, mais j'ai perdu la manche. Cela peut-il vous rendre stupide une grande joie. D'ARTELLES. Oh! oui. JEANNE. Comment oui? Tu n'es pas joyeux, toi? D'ARTELLES. Par exemple! JEANNE. Mais puisque c'est la paix! D'ARTELLES. Ah! en effet. [Joyeusement, malgre lui.] Je ne pensais plus a ca!... JEANNE. Pourquoi ris-tu? D'ARTELLES. Je ne ris pas. JEANNE. Ah! eh bien, moi je ne ris plus. D'ARTELLES. Tant pis pour moi. C'etait si charmant, si communicatif ... Je riais comme un idiot. Pourquoi me demandes-tu?... He! mon Dieu, parce que, parce que je suis jeune, parce que tu as une robe adorable, parce que tu es delicieusement jolie ... Voila! Tu me regardes? JEANNE. Je ne te reconnais pas. Et tous ces officiers non plus. D'ARTELLES. Chut! ils ecrivent. Ne les derange pas. Ce sont des enrages. Tu sais que la marine est notre plus grande ecole de litterature! JEANNE [qui n'ecoute pas]. Cette depeche ... qu'est-ce qu'elle signifiait au juste? D'ARTELLES. He! le commandant te l'a bien dit! JEANNE [meme jeu]. La paix peut-elle rendre si joyeux des officiers francais? D'ARTELLES [tres serieux, maintenant]. Ne les calomnie pas. Tu en aurais vu bien d'autres si la depeche avait apporte une meilleure nouvelle. J'en sais quelque chose. Mon pere etait a Saint-Cyr quand la guerre de 70 eclata. Il m'a raconte souvent ... Ah! je te jure que ce fut une belle fete. Toute la promotion en meme temps recevait le grade de sous-lieutenant. Sous-lieutenants tout a coup en pleine bataille!... des gamins de vingt ans, songe donc!... La grande veine, quoi! Tu ne peux pas t'imaginer comme ils hurlaient de joie. Immediatement sans qu'on n'ait jamais pu savoir qui en avait eu l'idee le premier, ils firent un beau serment de gosses et de Francais. Un serment absurde, mais si beau ... Celui de charger leur premiere charge en gants blancs et le casoar au kepi. Toute la journee ce fut un delire indescriptible. C'etait a qui aurait le premier son galon cousu sur sa manche. Songes-y! un galon qui vous donne le droit de s'exposer plus que les autres! On se bousculait, on se battait deja. On parlait sans entendre les reponses. Les petites lingeres de l'ecole ne savaient ou donner de la tete. Elles cousaient, elles cousaient des galons sans relache, et le soir, chacune d'elles comptait plusieurs centaines de francs dans sa poche et plusieurs centaines de baisers a son cou. Des pourboires tout ca! Ah! comme ca sonnait clair! la belle musique! les secrets les mieux gardes jusqu'alors on ne peut plus les tenir. [Prenant les mains de Jeanne.] On est ivre, on est fou! JEANNE. Georges! D'ARTELLES. Pardonne-moi ... J'ai perdu la tete ... Je m'etais jure de ne rien changer aux choses. Tu ne t'etais pas apercue ... JEANNE. C'est la guerre. [Passant la main sur le front de d'Artelles et le regardant avec une infinie pitie.] La guerre! et tu vas partir ... LA VOIX DE DAGORNE [par l'entrebaillement de la porte]. La canot a vapeur est pare. [La porte se referme. Jeanne et d'Artelles se sont separes.] JEANNE. Moi aussi, il faut que je parte et peut-etre que jamais ... [Elle n'a pas le courage d'achever.] D'ARTELLES. Non! cela serait une trop grande injustice! Tu ne peux pas t'en aller ainsi!... Tiens, je t'en supplie ... Il est dix heures: a onze heures, le canot a vapeur doit retourner a terre pour le service ... c'est moi qui l'expedierai, personne ne sera la ... donne-moi cette heure-la, cette toute petite heure ... Ne dis pas non! JEANNE. Tu sais bien que c'est une chose impossible. D'ARTELLES. Mais non! sous la capote du canot qui peut voir s'il y a une femme ou deux? Ne dis pas non tout de suite. Une ruse quelconque ... un objet oublie, par exemple ... Tout le monde court a sa recherche ... Tu restes seule sur le pont. Libre! JEANNE. Assez! D'ARTELLES. Ma chambre est juste en face de l'echelle du panneau des officiers. D'ailleurs, tu connais le croiseur ... Je t'en supplie, si j'ai merite un beau souvenir, fais qu'il n'y ait qu'une femme tout a l'heure, sous la capote du canot, et cela est facile avec la complicite de ta soeur. Dans une heure, tu repartiras sans que personne t'ai vue. Songe que peut-etre jamais ... JEANNE. Oh! tais-toi! SCENE IX Les Memes, ALICE, puis FERGASSOU. ALICE [un paquet de lettres a la main]. Onze lettres! je suis le vaguemestre de l'_Alma_, le croiseur le plus ecrivassier de France. [A Jeanne.] Tu es prete? Tout le monde attend a la coupee. [Elle s'habille.] FERGASSOU [entrant, une lettre a la main]. Mademoiselle Perlet est ici?... Eh! oui donc! c'est vous qui vous chargez de la corvee? ALICE [prenant la lettre]. La douzaine! A la bonne heure! FERGASSOU. Voila comme nous sommes. Surtout ne lisez pas les adresses, vous en apprendriez des choses! ALICE. Soyez tranquille! en route. [Jeanne toute indecise, tres emue, echange un long regard avec d'Artelles, puis elle laisse tomber son sac dans une potiche sur la cheminee.] JEANNE [a Alice]. Viens. ALICE [qui a vu le jeu de scene]. Ton sac? JEANNE [bas]. Laisse, laisse. Tais-toi. Il faut que je te parle. [A Fergassou]. Au revoir. Commandant. FERGASSOU. Mais ... JEANNE. Non, non, je vous en prie, ne bougez pas. Je veux que vous restiez ici. FERGASSOU. A vos ordres, Madame. JEANNE [a d'Artelles]. Monsieur ... [D'Artelles s'incline.] ALICE [qui suit Jeanne, bas]. Eh bien? JEANNE [bas]. Viens, ma grande ... [Elles sortent.] SCENE X D'ARTELLES, FERGASSOU, puis BIRODART, puis VERTILLAC, puis RABEUF, puis CORLAIX. FERGASSOU. Savez-vous pourquoi elles complotent comme ca, ces petites femmes! He! pardi, c'est pour faire les adieux au mari sans qu'il y ait un public de tous les diables! D'ARTELLES [inquiet]. Ils sont tous la-haut? FERGASSOU. Evidemment. Ils n'ont pas de tact. Les femmes, voyez-vous [d'Artelles qui ne l'ecoute pas, prete l'oreille aux bruits du dehors. Fergassou le prend par le bouton de sa veste]. Conference, petite conference. Nos femmes de France, voyez-vous, elles n'ont pas leurs pareilles; j'en ai connu de toutes les couleurs et de tous les sexes: de ces Congolaises qui vous donnent la chair de poule, comme les nuits sans etoiles, de ces Kabyles avec des seins comme des piquants qu'on a envie d'y accrocher son chapeau, de ces petites mecaniques de Japonaises toutes en cire et meme des Laponnes qui semblent des chiens bassets trottant sur leurs pattes de derriere ... Eh! bien, savez-vous quelle est celle qui m'a encore le mieux trompe? Mon cher, c'est une Auvergnate. Chaque fois qu'elle m'avait fait bien cocu,--je ne sais pas si je me fais comprendre,--mais la, bien comme il faut, elle s'arrangeait de telle facon que c'etait encore moi, benet qui devais la consoler. Ah! nos femmes de France! Bon Diou! BIRODART [entrant]. Madame de Corlaix a laisse son sac quelque part, vous ne l'avez pas vu, d'Artelles? D'ARTELLES. Non. VERTILLAC [entrant]. Le sac doit etre sous les coussins du divan. Madame Corlaix croit se rappeler. [Les coussins sont retournes.] RABEUF [entrant]. Non, pas sous les coussins, par terre, sous les tapis du bridge. FERGASSOU [qui regarde]. Pas plus la que la-bas. CORLAIX [entrant]. Ne cherchez pas. Le sac est dans une vraie cachette. La potiche qui est pres de vous, Vertillac. [Vertillac retourne la potiche, le sac tombe.] Je vous demande pardon. [Vertillac sort emportant le sac. Corlaix va regarder par le sabord.] FERGASSOU. En voila une affaire de sac. RABEUF. Tout est bien qui finit bien. CORLAIX. Le canot a vapeur nous passe a poupe, n'est-ce pas? BIRODART. Oui, Commandant. VERTILLAC [entrant]. Voici le sac. Je suis arrive trop tard. CORLAIX [par le sabord]. Bonsoir, Alice ... Bonsoir Jeanne ... VOIX [au loin]. Bonsoir, bonsoir. CORLAIX. Messieurs, je ne veux pas vous retenir, il est tard et peut-etre que demain ... FERGASSOU. Bonne nuit, Commandant, et merci. [Corlaix distribue des poignees de main sans quitter le canot des yeux. Quand c'est le tour de d'Artelles]: CORLAIX. D'Artelles, mon petit, vous a-t-on parle de ce chronometre C que vous devez porter demain matin a 5 h. 30 a l'Observation? D'ARTELLES. Non, Commandant. CORLAIX. Ce ne sera pas tres long. Vous n'avez pas trop sommeil? D'ARTELLES. Je suis a vos ordres. [Sortent Fergassou, Rabeuf, Vertillac, Birodart.] SCENE XI CORLAIX, D'ARTELLES. CORLAIX [Il va vers sa table a ecrire, ouvre un tiroir et en sort plusieurs petits cahiers]. Mon cher ami, j'ai donne un coup d'oeil ces jours derniers aux carnets individuels de vos chronometres, le chronometre C est un animal bien extraordinaire ... J'ai prepare une petite note pour le directeur de l'Observatoire ... [Il la cherche, la trouve, la remet a d'Artelles.] Ah! la voila ... je voulais la revoir avec vous, mais il est vraiment trop tard, emportez et demain dans votre canot de cinq heures trente, vous aurez tout le temps d'ici au quai de l'Horloge d'etudier la question. D'ARTELLES [qui a pris la note et les calepins]. Tres bien, Commandant. CORLAIX. Ni-i, ni, c'est fini. Je ne vous retiens plus. [La cloche du bord pique dix heures et demie.] Dites donc, j'y pense? ce n'est pas ce diable de chronometre qui vous a retenu a bord, j'espere? D'ARTELLES. Mon Dieu ... CORLAIX. Sapristi, d'Artelles! d'Artelles, mon cher, vous me faites de la peine!... Il faut du zele, mais pas trop n'en faut! C'est tres mal porte d'etre un officier irreprochable. D'ARTELLES. Commandant! CORLAIX. Croyez-moi.., a vingt-quatre ans, on a mieux a faire dans la vie que de porter soi-meme des chronometres a l'Observatoire ... D'ARTELLES [riant]. Commandant, vous avez du preparer l'Ecole navale a Jersey.., faites ce que je dis, mais ne faites pas ce que je fais. CORLAIX. _Mea culpa, confiteor_! J'ai porte des chronometres, beaucoup de chronometres! mais ce n'est pas ce que j'ai fait de mieux ... Ne m'imitez pas en cela, ni d'ailleurs en autre chose. D'ARTELLES. Commandant, on peut imiter plus mal ... CORLAIX. A cause?... Ah! a cause de ca! [Il montre les galons de sa manche.] Au fait, c'est vrai, je suis capitaine de vaisseau depuis quatre ans deja ... j'ai la tomate ... je commande un croiseur dernier cri ... D'ARTELLES. Et on parle de vous pour les etoiles. CORLAIX. Les etoiles, d'Artelles! les etoiles a un petit jeune homme d'a peine cinquante ans! s'il n'est pas content le petit jeune homme! Tout de meme pensez a ceci que je vais vous dire ... et dont vous gouterez plus tard, vous-meme, l'amertume ... "On peut tres bien etre tout ensemble, le plus jeune des amiraux et le plus malheureux des malheureux bougres ..." Sur ce, je ne vous retiens plus. Allez dormir! et faites de beaux reves, tous brodes d'or, galonnes, decores, empanaches ... D'ARTELLES. Merci, Commandant, mais c'est a vos broderies, a vous et a vos etoiles que je vais rever. CORLAIX. Vous etes un gentil garcon, d'Artelles, et je vous aime bien, mais ... D'ARTELLES. Commandant, c'est vous qui etes trop bon. Il faudrait un drole d'officier pour ne pas souhaiter qu'un chef tel que vous ne fut pas le plus tot possible a la tete de l'escadre. CORLAIX. Dieu vous le rende! Mais si vous tenez absolument a me souhaiter quelque chose, ne me souhaitez pas trois etoiles d'argent dont je n'ai que faire, et souhaitez-moi six planches de sapin dont j'ai fort envie. D'ARTELLES [deux pas en arriere]. Commandant?... J'ai mal entendu?... Vous n'avez pas dit ... CORLAIX. J'ai dit que j'ai la nostalgie de mon caveau de famille ... D'ARTELLES. Mais, Commandant, c'est abominable, vous n'en avez pas le droit. CORLAIX. Je n'ai peut-etre pas le droit de me tuer ... mais il n'en est pas question, il est question d'une bonne fievre secourable ou d'un bon petit cholera compatissant. D'ARTELLES. Mais c'est affreux, Commandant! vous n'etes pas seul. CORLAIX. Vous trouvez? D'ARTELLES. Comment, si je trouve?... CORLAIX. C'est juste, je suis marie ... donc, je ne suis pas seul au monde, rien de plus logique. Dites-moi un peu, d'Artelles, quel age me donnez-vous? D'ARTELLES. _Doctum cum libro!_ L'annuaire vous donne cinquante ans, Commandant. CORLAIX. Et quel age donnez-vous a ma femme? D'ARTELLES. Pour Madame de Corlaix ... CORLAIX. Elle a vingt-trois ans ... cinquante moins vingt-trois egale vingt-sept. Vingt-sept a l'ecart ... une bagatelle, hein? Vous trouvez toujours que je ne suis pas seul au monde, d'Artelles? D'ARTELLES. Commandant! CORLAIX. Eh bien, moi, je trouve que je le suis. Je le suis epouvantablement, d'Artelles ... je le suis a crier ... je le suis a crever, seul, tout seul ... [Il s'arrete devant d'Artelles, les bras croises.] Vous croyez que c'est une vie, ma vie? c'est un cauchemar! Quelquefois je me pince le bras pour essayer de me reveiller; d'autres fois, je m'arrete dans la rue et j'ecoute stupefait d'avoir entendu quelque chose qui bat dans ma poitrine ... J'ai un coeur! moi! Pourquoi faire? qui m'a donne cela? Le bon Dieu? Allons donc! il n'est tout de meme pas si bete le bon Dieu! [Silence prolonge, d'Artelles regarde Corlaix avec une stupeur et une anxiete immenses. Corlaix s'est repris a marcher de long en large, il se calme peu a peu.) Mon pauvre petit, vous voila tout bouleverse. Aussi, quelle brute je fais! Il faut que je vienne vous infliger cela, moi: la grande tirade, le deballage d'ame, le coeur tout nu!... Allons la paix!... et surtout n'allez pas me plaindre car si je suis malheureux, je suis coupable aussi et davantage. Quand je me suis marie, il y a deux ans, ma femme n'etait pas encore majeure ... et moi! ah! ce que j'ai fait la, ma faute, mon crime ... il n'y a pas de chatiment qui m'en lavera jamais! Pensez donc, ce n'est pas quarante-huit ans que j'avais, les annees vecues sur la mer comptent double, tant de choses qui nous vieillissent ... les nuits de passerelle ... les coups de vent ... les glaces ... le soleil ... quarante-huit ans, moi? j'en avais soixante! D'ARTELLES. Commandant, Commandant! quelle exageration. Et d'abord on ne se marie pas de force. Madame de Corlaix a dit "oui". CORLAIX. Est-ce qu'une jeune fille sait ce qu'elle dit. D'ARTELLES. Peut-etre pas absolument, mais ... CORLAIX. Allons donc!... [Il s'arrete de nouveau en face de l'enseigne.] Du diable si je sais par exemple pourquoi je vous raconte tout cela que je n'ai jamais raconte a ame qui vive!... Oui, pourquoi, pourquoi, pourquoi? Evidemment, vous me plaisez ..., evidemment, si j'avais un fils j'aimerais qu'il fut ce que vous etes. Que mon supplice vous serve d'exemple. Mon ami, ma femme avait dix ans quand elle perdit son pere ..., elle l'avait beaucoup aime ... elle le regrettait encore apres dix autres annees et c'est alors que je l'ai rencontree. D'Artelles, elle etait tellement naive qu'elle mit sa main dans la mienne croyant qu'un mari ... un mari de mon age etait un second pere ... et voila tout!... un pere de rechange qui allait remplacer le premier! Parfaitement, elle se figurait cela et rien d'autre ... rien de plus, rien de moins. Et elle eut raison de se le figurer: peu a peu, je suis devenu le pere de ma femme, d'Artelles ... son papa, son vieux papa ... rien de plus, rien de moins. C'est gentil n'est-ce pas? D'ARTELLES. Commandant, je vous ... CORLAIX. Je n'ai pas fini, attendez. Vous ne savez pas encore le plus beau; ma femme m'aime donc comme une fille aime son pere. Eh bien, figurez-vous que moi, je suis assez idiot pour l'aimer autrement; comprenez-vous? Je l'aime comme un amant ..., je l'aime d'amour! d'amour!... Mais riez donc, sacrebleu! c'est a se tordre! D'ARTELLES [Il a recule peu a peu jusqu'a la porte]. Commandant, je vous en supplie! Pour votre honneur et pour le mien, je n'ai pas le droit d'entendre. CORLAIX [qui n'ecoute pas]. Un martyre? Oui, quelque chose comme cela, un martyre, un martyre de toutes les heures ... Un martyre de toutes les minutes ... J'etouffe et je suffoque ... J'aime ma femme ... [Il rit.] D'ARTELLES [il est dans le chambranle]. Commandant, taisez-vous, taisez-vous! CORLAIX. Et c'est une impasse ... Pas d'issue ... Pas meme un trou dans le mur ... Rien. Si, quelque chose tout de meme ... Les six planches ... les six planches ... Mais alors ... Vite ... Vite ... RIDEAU. * * * * * DIEUXIEME ACTE [La scene represente la chambre de d'Artelles. A gauche, le lit. Au fond, un hublot cache par un rideau. Au lever du rideau, Jeanne et d'Artelles sont assis cote a cote.] SCENE PREMIERE JEANNE, D'ARTELLES. D'ARTELLES. Ah! bah! JEANNE. C'est comme je vous le dis, Monsieur! D'ARTELLES. Allons donc! JEANNE. Comme je vous le dis! D'ARTELLES [haussant les epaules]. Menteuse! JEANNE. Comment as-tu dit?... Menteuse? Viens demander pardon tout de suite! D'ARTELLES. Demander pardon, moi? jamais de la vie! D'abord on n'a jamais demande pardon a une heure pareille ... JEANNE. A une heure pareille? dirait-on pas qu'il est ... D'ARTELLES [regardant l'heure]. Il est plus que ca ... JEANNE. Allons! D'ARTELLES. Il est trois heures cinquante-cinq minutes douze secondes. JEANNE. Menteur! D'ARTELLES. Chut! je t'en supplie ... la maison est en acier, mon cheri ... acier, papier. Si le type d'a cote ne dort pas sur ses deux oreilles, il entend la moitie de ce que tu dis. JEANNE [bas]. Menteur! D'ARTELLES. Menteur? Oh! que c'est laid de dire des sottises aux gens. Ma petite fille, on ne vous a pas elevee, on vous a nourrie. Alors, pour croire il te faut voir, a present? Tres bien! vois! JEANNE. Quoi? quatre heures? Est-ce que tu es fou! Quatre heures. Alors! Comment est-ce que je vais m'en aller d'ici, moi? D'ARTELLES. Te frappe pas, mon cheri! Il y en a des canots, le matin. Il y en a un a six heures. JEANNE. Pour les femmes! D'ARTELLES. Pour les femmes habillees intelligemment. Je te preterai une redingote. Personne n'y verra que du feu. JEANNE. Il pousse du bord a six heures, ton canot? D'ARTELLES. Oui. On nous previendra. Dame, il y aura un moment delicat. JEANNE. Oui? D'ARTELLES. Le moment du depart. Suppose que l'officier de quart soit a la coupee. JEANNE. Eh bien, tu te debrouilleras. Il y avait cinq officiers a la coupee, hier, et je me suis debrouillee tout de meme ... tu n'auras qu'a perdre ton sac, toi aussi. D'ARTELLES. Bien sur! Dire que je n'y pensais pas. JEANNE. Tu ne penses jamais a rien ... [Clarte bleue assez vive, tres douce.] D'ARTELLES [exclamation de surprise]. Ah! bah! le circuit bleu! JEANNE [qui s'etire]. Ca fait tres jolie, le circuit bleu. D'ARTELLES. Ca fait tres joli, mais ca fait extraordinaire ... Oh! extraordinaire ... somme toute pas tant que ca, ils auront encore casse quelque chose dans le circuit normal ... Bande de chaloupiats ... Dis donc, et ta grande soeur, Mademoiselle Alice, Alice la tres chaste ... quelle tete va-t-elle te faire tout a l'heure quand tu rentreras? JEANNE. Tu te figures que je lui permets de me aire des tetes?... elle est mieux elevee que ca. D'ARTELLES. Mes compliments. Alors, elle ne bavardera pas, tu en es sure ... mais la, sure, ce qui s'appelle sure? JEANNE. Dix fois plutot qu'une. On lui couperait les quatre membres avant de lui arracher un mot. D'ARTELLES. Mon cheri, il faut que je te dise ... JEANNE. Quoi? D'ARTELLES. l y a longtemps que je voulais te dire ca ... parce que je t'aime ... parce que je t'aime de toutes mes forces et de toute ma pensee ... parce que ca doit tout partager, tout! une maitresse et un amant ... Nous avons le droit de nous aimer, parce que nous sommes tous deux jeunes, parce que la jeunesse appelle la jeunesse, et parce qu'un homme qui a l'age de ton mari ne peut ni ne doit faire figure d'amant aupres d'une femme qui pourrait etre sa fille. Mais vois-tu, ma toute aimee, l'amour, ca s'envole aussi vite que s'envole notre jeunesse ... Encore quelques printemps, encore quelques automnes, et ton bras ne frissonnera plus dans ma main ... et je ne sentirai plus battre ton poignet ... Quelques etes, quelques hivers ... et je ne serai plus pour toi qu'un souvenir ... mon grand amour ... mon premier, mon vrai premier amour ... je voudrais ... oh! je voudrais tellement que ce souvenir ... le souvenir que tu garderas de moi ... de nous, de notre tendresse ... te soit toujours tres doux, tres consolant, tres pur ... toujours, toujours ... jusqu'a la tombe et plus loin que la tombe ... s'il y a quelque chose plus loin ... je voudrais tellement, Jeanne!... Alors, ecoute, ecoute bien ... Il faut que je te dise: hier au soir, tu m'attendais ici, je n'ai pas pu te rejoindre tout de suite, ton mari me retenait ... pour cette affaire de chronometre, je te l'ai dit ... ce que je ne t'ai pas dit, c'est qu'il ma retenu pour autre chose aussi ... JEANNE. Pourquoi? D'ARTELLES. Il m'a retenu ... Tiens ... regarde, mon amour, voila que je tremble encore rien que d'y penser!... regarde!... c'etait affreux, affreux ... Il m'a retenu parce qu'il etait a bout de forces et de courage ... parce qu'il n'en pouvait plus, parce qu'il avait besoin de crier. Mon cheri, je ne sais pas comment j'ai le courage de te dire cela, mais ... ton mari ... il t'aime! JEANNE. Naturellement qu'il m'aime. D'ARTELLES. Tu ne comprends pas, il t'aime ... il t'aime comme moi ... il t'aime d'amour ... [Silence.] d'amour ... comme moi ... Oh! moins passionnement parce que je suis jeune et que mon coeur brule ... moins passionnement, certes, mais plus profondement peut-etre parce qu'il est vieux et qu'il souffre. JEANNE. Il souffre? D'ARTELLES. Le martyre ... je l'ai vu pleurer! Oh! tout de meme, il a beau t'aimer, je t'aime mieux!... je t'aime mieux parce que tu te laisses aimer ... Non, non, non, il ne t'aime pas comme moi, mais il t'aime mieux que tous les autres, mille fois mieux ... et veux-tu me promettre ... veux-tu? JEANNE. Promettre quoi? D'ARTELLES. Je vais te dire, mais promets d'abord. JEANNE. Eh bien, je promets, qu'est-ce que c'est? D'ARTELLES. Mon tout petit, ma petite fille faible ... s'il vient un jour ou tu ne m'aimes plus ... non, ce n'est pas ca ... il ne viendra jamais ce jour-la, je veux dire: quand je ne serai plus la ... quand je serai parti ... mort ... eh bien, accorde-moi une chose ... une grace ... ne plus aimer ... essayer au moins ... faire un effort pour ne plus aimer d'amour ... pour aimer seulement d'amitie, de tendresse ... pour aimer comme tu aimais ton papa et ta maman ... seulement comme ca ... pour n'aimer seulement que ton mari, rien que ton mari. JEANNE. Oui ... je promets. D'ARTELLES. Je t'aime. JEANNE. Je te promets, mon cheri, mais tu sais ce n'etait pas la peine de me faire promettre. Comprends donc: quand je me suis mariee, je ne savais pas, j'avais de l'estime, du respect, c'est tout ... j'etais excusable, je savais si peu, si peu que je pourrais, je crois, lui dire que je ne lui ai jamais menti. Mais toi, je t'ai choisi, je t'ai aime vraiment. Quelle femme serais-je, maintenant, si je me mentais a moi-meme? N'aie pas peur, je t'aime ... je t'aime ... et je t'ai promis ... et je te promets encore, mon cheri, cheri, qui vas partir! Mais pourquoi dire cela ... quand meme tu mourrais avant moi, ce sera dans si longtemps ... je serai tellement vieille!... Mais que je te dise aussi ... veux-tu que je te dise? D'ARTELLES. Bien sur que je veux. JEANNE. Eh bien, voila: mon mari ... je l'aime ... je l'aime vraiment, je l'aime beaucoup. D'ARTELLES. Eh la! JEANNE. Ne plaisante pas, tu n'as pas le droit, c'est toi qui as commence ... c'est toi qui as dit des choses serieuses le premier, par consequent ... oui, j'aime mon mari ... pas d'amour, bien sur, je l'aime parce qu'il est bon, parce qu'il est indulgent, parce qu'il est fier, et silencieux ... et secret ... et sais-tu? a partir d'a present, je vais l'aimer bien plus encore. D'ARTELLES [la menacant du doigt]. Dis donc, ne l'aime pas trop tout de meme. JEANNE. Allons, bon! voila qu'il devient jaloux, a present! [Baisers.] Tu m'etouffes ... lache moi ... mais lache-moi donc, petite brute. [Elle se degage.] D'ARTELLES. Mon cheri, mon amour, ma vie ... il est tard ... tard ... nous avons encore tres peu de temps a etre ensemble, dans cette petite chambre ou nous avons fait tenir tant de tendresse ... dans cette douce petite chambre que je n'oublierai jamais plus, quand meme je vivrais cent ans ... Nous avons encore tres peu, trop peu de temps ... et alors il ne faut plus en perdre ... reviens nicher ta tete la ... JEANNE. Je t'aime. Et tu vas partir. D'ARTELLES [l'embrasse tendrement]. Chut! [Tout en restant enlaces, ils pretent l'oreille. La pendule sonne quatre heures et demie. Lentement Jeanne prend la tete de d'Artelles et l'embrasse sur le front.] JEANNE. Il doit faire jour. D'ARTELLES. Oh! si peu ... je parie qu'il fait encore noir comme dans un encrier. [Il va a la fenetre, ecarte le rideau, devisse l'ecrou de cuivre, le hublot s'ouvre. D'Artelles jette un cri.] Eh la! JEANNE [sursautant]. Quoi? qu'as-tu? Tu t'es fait mal? D'ARTELLES. Mon Dieu! JEANNE. Mais quoi? Tu es blesse? mu D'ARTELLES [se retournant]. Non! [Il a repousse le hublot et revient vers elle.] Jeanne! Jeanne! JEANNE. Enfin, parle. J'ai peur! D'ARTELLES. Jeanne, c'est horrible, c'est epouvantable! JEANNE [articulant a peine]. Ah!... Ah! D'ARTELLES [la prenant dans ses bras]. Le bateau ... JEANNE. Eh bien? D'ARTELLES. Le bateau est appareille! Nous sommes en mer! JEANNE [ahurie d'abord, ne comprend pas, puis reprend son souffle]. Comment, en mer? D'ARTELLES. En mer! en pleine mer! je ne vois plus la cote, nous marchons. JEANNE. Ah! [Elle court au hublot, ouvre a son tour, regarde. Silence.] Je suis perdue! [Silence.] D'ARTELLES. Mais comment diable est-ce possible!... enfin!... On n'aurait prevenu personne alors? Et nous n'aurions rien entendu? JEANNE. Je suis perdue! D'ARTELLES. Et le bruit des helices ... et les trepidations!... JEANNE. Je suis perdue! D'ARTELLES. Pourtant, il faut savoir ... les helices a la rigueur ... le bruit des machines auxiliaires couvre tout ... mais il faut.. il faut que nous sachions ... Je vais sonner. [Il a ferme les rideaux sur elle: on ne la voit plus, l'entend-plus; il semble etre seul dans la piece.] SCENE II JEANNE cachee, D'ARTELLES, FOURDYLIS. [Silence d'un quart de minute. On frappe a la porte.] D'ARTELLES. Entrez! [La porte s'ouvre. Le petit Fourdylis entre, le bonnet a la main.] FOURDYLIS. Me voila capitaine. D'ARTELLES. Qu'est-ce que c'est que cette histoire? On a appareille? FOURDYLIS. Oui, Capitaine ... Oui, Lieutenant. D'ARTELLES. Mais pourquoi a-t-on appareille? qui a donne l'ordre? FOURDYLIS. J'sais pas Capitaine ... Lieutenant ... D'ARTELLES. Mais quand a-t-on appareille? FOURDYLIS. J'sais pas Lieutenant, j'etais pas de quart ... a quatre heures seulement que j'ai pris le quart. D'ARTELLES. Tu ne sais donc rien, idiot! Va me chercher ton quartier-maitre. [Se ravisant.] Non, reste, je le sonne. [Il sonne de nouveau.] Ou va-t-on? FOURDYLIS. J'sais pas, Lieutenant, on m'a pas dit. D'ARTELLES. Mais pourquoi n'a-t-on pas prevenu les officiers? FOURDYLIS. J'sais pas, Lieutenant, j'etais pas la. D'ARTELLES. Tu n'etais pas la, on ne t'a pas dit, et tu ne sais rien? [On frappe a la porte.] Entrez. [Entre Dagorne.] Ah! c'est vous Dagorne! [A Fourdylis qui se depeche d'obeir.] Toi, fous-moi le camp, idiot! SCENE III JEANNE [cachee], D'ARTELLES, DAGORNE. DAGORNE [le bonnet sur la tete, il salue militairement, se decouvre]. A vos ordres, Lieutenant. D'ARTELLES. Quelle mauvaise plaisanterie est-ce la? Nous voila en mer? Ou va-t-on? DAGORNE. Nous allons a Bizerte, Lieutenant. On fait route au sud 22 Est du monde pour doubler la Sardaigne. D'ARTELLES. Mais comment, mais pourquoi, sacre nom d'un chien! Ce soir a dix heures, le commandant avait recu de Paris l'ordre d'eteindre les feux. DAGORNE. On les a bien eteints, Lieutenant. Seulement, a onze heures on les a rallumes. Y a eu contre-ordre, c'est des choses qui arrivent dans la marine. D'ARTELLES. Enfin, quoi? Nous sommes en guerre? DAGORNE. Parait. D'ARTELLES. Alors ... le circuit bleu, c'est pour cela? DAGORNE. Oui, Lieutenant, on navigue sans feux, n'est-ce pas? faut-etre prudent. [Silence.] D'ARTELLES. Mais bon sang! Pourquoi n'a-t-on prevenu personne? DAGORNE. L'appareillage s'est fait seulement avec la bordee de quart. Le Commandant a dit comme ca qu'il fallait laisser dormir ceux dont on n'avait pas besoin, rapport qu'on en aura peut-etre besoin plus tard. On n'a reveille que les officiers de service. D'ARTELLES [a soi-meme, tete basse, geste d'impuissance]. C'etait ecrit! [Il releve la tete. A Dagorne.] Par consequent, nous allons a Bizerte? A-t-on dit quand on arriverait? DAGORNE. J'ai entendu, sur la passerelle, M. Vertillac qui disait comme ca qu'on y serait apres-demain matin, dans les trois heures de la nuit ... 420 milles a 17. noeuds, c'est bien ce qu'il faut. D'ARTELLES. C'est M. Vertillac qui est de quart? DAGORNE. Oui, avec M. Brambourg. D'ARTELLES. Ah! et une fois a Bizerte ... DAGORNE. Une fois a Bizerte, probable que personne ne sait pas encore ce qu'on fera a cette heure-ci, Lieutenant. D'ARTELLES. Merci. Je n'ai plus besoin de vous, Dagorne. [Dagorne remet son bonnet, salue militairement, fait demi-tour et s'en va en refermant la porte sans bruit.] SCENE IV JEANNE, D'ARTELLES. [D'Artelles verifie que la porte est bien fermee puis ecarte le rideau, Jeanne regarde la mer par le hublot, avec une fixite etrange.] D'ARTELLES. Eh bien! tu as entendu? [Pas de reponse] demain nous serons a Bizerte. [Meme silence. La voix de d'Artelles devient inquiete.] Jeanne tu ne reponds pas? [Il court a elle.] Parle, je t'en supplie, non, ne regarde pas la! [Il l'oblige a tourner la tete vers lui et pousse un cri de terreur.] Ah! non pas ca! Jamais! ce serait trop horrible! [Il ferme le hublot d'un coup de poing.] Je ne veux pas! [Il l'entraine vers l'avant-scene, la fait asseoir et a genoux devant elle, il sanglote dans ses jupes.] Je ne veux pas. Je ne veux pas. JEANNE. Il ne faut pas que Fred sache jamais, il n'a pas merite. Oh non! D'ARTELLES. Ne dis pas cela ... JEANNE [elle l'atire a soi par la tete]. Non, je ne le dirai pas, n'aie pas peur, je ne le dirai pas ... et puis il sera toujours temps. D'ARTELLES. Pardon, mon amour, pardon, c'est moi qui ... JEANNE. Chut! mon cheri, sois raisonnable. Tais-toi et pour commencer, donne-moi du courage, Georges! allons, n'aie pas tant de chagrin, ne pleure pas, surtout ne pleure pas, sois raisonnable. D'ARTELLES. Je t'ai entrainee ... JEANNE. J'ai accepte, je suis la seule coupable ... D'ARTELLES. Mais ... JEANNE. Mais peut-etre avons-nous encore une chance ... qui sait? Voyons, ce matelot ... il a dit Bizerte? D'ARTELLES. C'est la que nous allons. JEANNE. Bien, Bizerte. Quand arriverons-nous? D'ARTELLES. Demain soir. JEANNE. Donc, un jour et une nuit. Mon cheri, mon petit, mon petit a moi, je t'en prie, sois brave! Je le suis bien, moi. Ecoute, il ne s'agit pas de desesperer ... reflechissons ... d'abord. Nous serons a Bizerte demain soir ... d'ici la est-ce que je risque quelque chose? Quelqu'un peut-il entrer tout a coup dans ta chambre? Vois-tu un autre endroit sur ou me cacher? D'ARTELLES. Non! Ici vaut encore mieux qu'ailleurs ... la porte ferme a cle. Ah! par exemple, il y a l'ordonnance. JEANNE. Ton matelot? D'ARTELLES. Oui, Le Duc ... Il est charge de faire mon lit, ma chambre, tout enfin ... Je ne vois guere comment l'empecher d'entrer, il trouverait ca louche. JEANNE. Est-ce que tu ne m'as pas dit qu'il t'aimait bien, que c'etait un homme tres sur? D'ARTELLES. Oui. JEANNE. Alors, pourquoi ne pas lui dire? D'ARTELLES. Tu voudrais ... JEANNE. Puisqu'il t'est fidele. C'est un Breton n'est-ce pas? D'ARTELLES. Oui. JEANNE. Alors, il vaut mieux lui dire franchement, il ne nous trahira pas. D'ARTELLES. Oh! quant a nous trahir, jamais! Ce petit-la, c'est l'honneur meme, seulement, il est jeune, il peut gaffer. JEANNE. Il faut bien risquer quelque chose ... ca ne durera qu'un jour et qu'une nuit en somme, cette traversee. Maintenant, une fois a Bizerte ... [Elle regarde d'Artelles.] D'ARTELLES. Une fois a Bizerte, qui t'empechera de debarquer comme tu devais debarquer a Toulon?... de grand matin? par la premiere embarcation, avec moi? JEANNE. Appelle ton ordonnance. D'ARTELLES. Tu veux, tout de suite? JEANNE. Mieux vaut en finir d'un seul coup ... apres, nous reflechirons mieux a notre aise. Sonne. D'ARTELLES [il sonne]. C'est fait. JEANNE. Ah! encore une chose a laquelle je ne pensais pas! D'ARTELLES. Quoi? JEANNE. Alice ..., ma pauvre petite Alice ..., que va-t-elle dire? Que va-t-elle faire tout a l'heure quand elle ne me verra pas rentrer, quand elle saura que le navire ..., si je pouvais au moins lui telegraphier d'ici. D'ARTELLES. Impossible. Tous les sans-fil passent par le bureau du Commandant. Tu te rattraperas a Bizerte. JEANNE. A Bizerte ... si tu reussis a me mettre a terre sans anicroche, une fois debarquee, que faire? D'ARTELLES. Prendre le paquebot pour Marseille, tout de suite ... Quant a ca, rien de plus simple. JEANNE. Il en part souvent des paquebots pour Marseille? D'ARTELLES. Deux fois par semaine, a peu pres. JEANNE. Mon cheri! mon cheri! Tu vois bien qu'il nous reste des chances, de bonnes chances! D'ARTELLES. C'est vrai. Mon Dieu! JEANNE. Je ne suis peut-etre pas perdue. Mon amour, mon amour. [On frappe.] D'ARTELLES. Le timonier! LA VOIX DE LE DUC. C'est moi, Lieutenant, c'est moi, Le Duc. D'ARTELLES [a Jeanne]. Non, c'est mon ordonnance. JEANNE. Ouvre. D'ARTELLES. Tu restes la? JEANNE. Pourquoi pas, nous n'avons rien a lui cacher a luit. D'ARTELLES [ouvrant la porte]. Entre. SCENE V JEANNE, D'ARTELLES, LE DUC. [Jeanne, assise dans l'ombre, la tete dans les mains, est placee de telle facon que Le Duc ne la voit pas.] D'ARTELLES. Qui ta dit de venir? LE DUC. Personne ne m'a dit, Lieutenant. Seulement j'etais reveille et alors comme j'ai entendu que vous sonniez une troisieme fois, je me suis dit que ca devrait etre comme si que vous auriez besoin de moi aussi donc. D'ARTELLES. Tu est bon petit, oui, tu as devine ... J'ai besoin de toi. Ferme la porte, ferme a cle. LE DUC. A cle? D'ARTELLES. Oui. [Le Duc ferme la porte, s'en retourne, avance de trois pas. D'Artelles le regarde.] D'ARTELLES. Le Duc, mon gosse ... regarde-moi. LE DUC. Oui, Lieutenant. D'ARTELLES. Ecoute: cette nuit, il est arrive un grand malheur. LE DUC. Un grand malheur? [D'Artelles fait oui de la tete.] Pas a vous qu'il est arrive, Lieutenant, ce grand malheur? D'ARTELLES. Si, a moi, a moi ... et a une autre personne. LE DUC. On peut y faire quelque chose, Lieutenant, au moins? D'ARTELLES. Peut-etre, oui, je vais t'expliquer: Hier soir, il y avait deux dames a diner, chez le Commandant, tu te rappelles? [Le Duc fait oui de la tete.] Deux dames, tu sais qui? LE DUC. Oui-da! D'ARTELLES. Eh bien, c'est a une de ces dames que le grand malheur est arrive aussi ... juste comme elle allait quitter le bord, figure-toi, elle est tombee evanouie ... et dans ce moment-la il n'y avait personne a la coupee. LE DUC. Il n'y avait personne? D'ARTELLES. Personne ... personne, excepte moi. Comme tu penses bien, je l'ai tout de suite emportee pour la soigner, mais pendant ce temps-la le canot a vapeur a pousse du bord. LE DUC. Le canot a pousse? Mais la dame? D'ARTELLES. [Il regarde fixement Le Duc puis il le prend par les epaules et le tourne vers Jeanne]. La dame? La voila, mon pauvre petit. LE DUC. Oh! ma Doue! bon sang! Misere! [Silence. Jeanne appuie sur ses yeux sa main ouverte.] D'ARTELLES. Tu vois ce que c'est, mon gosse, Mme de Corlaix etait bien malade tantot ... c'est moi qui la soignais, je n'ai rien dit a personne ... naturellement. LE DUC. Eh oui donc! D'ARTELLES. Seulement voila le grand malheur: nous sommes appareilles. LE DUC. Bon sang! misere! JEANNE. Je sais que vous aimez M. d'Artelles, n'est-ce pas? [Le Duc fait un simple signe de tete tres grave.] Et vous aimez bien le Commandant, aussi? LE DUC. Oui Madame, je l'aime bien ... parce que le Commandant ... c'est un homme juste! JEANNE. C'est vrai. Il est juste, et il est bon aussi ... tres bon. Alors, il ne faut pas que le Commandant ait du chagrin. C'est cela que je voulais vous dire. D'ARTELLES. La chose qu'il faut, c'est que personne a bord ne sache! Tu comprends? Demain, d'abord toute la journee, la chambre sera fermee a cle, n'est-ce pas? Il y a deux cles je crois? LE DUC. Oui-da! Celle-ci et l'autre qui est chez le chef. D'ARTELLES. J'irai la lui prendre et je te donnerai cette-ci a toi. Comme cela nous aurons chacun notre cle et personne du bord ne pourra entrer dans la chambre excepte nous deux ... meme s'il y avait le feu dans les soutes a poudre! LE DUC. Il faut que ca soit comme ca, oui. D'ARTELLES. Tu iras dire a l'office du carre que je suis malade et que je veux dejeuner et diner ici. Le maitre d'hotel voudra m'apporter le menu lui-meme, mais tu lui diras que j'ai tres mal a la tete et que je ne veux pas qu'on fasse du bruit en cognant a ma porte. Tu lui montreras la cle en maniere de preuve. LE DUC. C'est ca, Lieutenant. D'ARTELLES. Je ne sais pas quel quart j'aurai dans la journee, mais n'importe lequel, ce seront toujours quatre heures qu'il me faudra passer la-haut sans pouvoir tu tout redescendre ni donner le moindre coup d'oeil ici. Mon petit, pendant que je n'y serai pas, tu t'arrangeras, toi, pour y etre. LE DUC. Soyez tranquille, Lieutenant. D'ARTELLES. Et tu viendras de temps en temps, par exemple ... de quart d'heure en quart d'heure, faire un petit tour sur la passerelle et me raconter si tout va bien. LE DUC. Ayez pas crainte, Lieutenant! je ferai tout comme vous dites et j'apporterai aussi a manger a Madame ... tout ce que je trouverai de meilleur ... Enfin, pareil comme si ce serait vous, Lieutenant. D'ARTELLES. Tu es un tres bon petit. LE DUC. Vous non plus, Madame, faut pas avoir crainte. Ca ira! Je vous assure que ca ira ... [a d'Artelles] Lieutenant, par exemple, une fois comme ca qu'on sera a Bizerte, qu'est-ce-que nous ferons aussi donc? D'ARTELLES. Nous filerons tous les trois ensemble la nuit par un pointu quelconque. LE DUC. C'est ca. Je connais des Bicots qui ont des pointus, ca coutera trente a trente-cinq sous, Lieutenant, rien que ca. Et apres qu'on sera a terre? D'ARTELLES. Le premier paquebot pour la France, tu comprends que ce sera le bon! LE DUC. J'y pensais pas, c'est vrai. [Il se rapproche de d'Artelles, bas et confidentiel.] Si c'est des fois que vous n'auriez pas assez d'argent; Lieutenant, vous avec la dame ... j'ai soixante-sept francs marques sur mon livret de caisse d'epargne, vous savez ... D'ARTELLES. J'ai assez d'argent, ne t'inquiete pas ... Mais ce n'est pas pour te refuser, tu sais, et tiens! des fois comme tu dis, s'il me manquait quelque chose, mon petit gosse, je te promets que je te demanderais tes soixante-sept francs. Donne-moi une poignee de main. JEANNE. A moi aussi, voulez-vous? [Jeanne lui serre la main d'une bonne et franche secousse. Le Duc reprend la main et la baise gauchement.] D'ARTELLES. Maintenant, fous le camp, retourne a ton poste ... surtout ... il ne faut rien dire a personne, tu sais, a personne, jamais! pas meme a ton pere ni a ta mere ... pas meme au recteur, en cofession! LE DUC. Ayez pas crainte, Lieutenant, mon pere et ma mere d'abord ...et le recteur ... y sont a Chateauneuf en Finistere. D'ARTELLES. Enfin, pas un mot, hein? Foi de matelot! LE DUC. Ils m'arracheraient plutot la langue s'ils voulaient. A tantot, Lieutenant et Madame ... [Il sort.] SCENE VI JEANNE? D'ARTELLES. [Un temps.] D'ARTELLES. Tout est dit. A Dieu vat! JEANNE. A Dieu vat! Nous voila tous les deux prisonniers dans une meme petite prison, prisonniers ensemble pour toute une grande journee de vingt-quatre heures ... D'ARTELLES. Oui. JEANNE. Georges, combien de fois l'avons-nous desiree, combien de fois l'avons-nous souhaitee, appelee, cette journee-la! pense: quelle joie nous aurions eue tous les deux si une moqueuse fee nous avait predit que nous allions les avoir a nous, ces vingt-quatre heures. D'ARTELLES. C'est vrai, helas! JEANNE. Il ne faut pas etre ingrat, tu sais! ces vingt-quatre heures nous les avons ... si la fee m'avait offert ... [Bruit violent d'une porte de fer qu'on claque dans la chambre voisine.] SCENE VII JEANNE, D'ARTELLES, LA VOIX DE BRAMBOURG. JEANNE [baissant la voix d'instinct]. Qu'est-ce que c'est? D'ARTELLES. C'est la porte de la chambre a cote. JEANNE. Comme les bruits s'entendent d'une chambre a l'autre! D'ARTELLES. Je t'ai dit: la maison est en acier: acier, papier. Chut! ecoute! [Fracas de chaises.] LA VOIX DE BRAMBOURG. Nom de Dieu de nom de Dieu! JEANNE. Qui est-ce? D'ARTELLES. Brambourg. JEANNE. Brambourg? Comment? Tout a l'heure le quartier-maitre a dit qu'il etait de quart, Brambourg. On peut donc quitter la passerelle quand on est de quart? D'ARTELLES. Il faut croire. Mais d'ordinaire, c'est plutot defendu. [Fracas de chaises. Un porte bat.] Ah! il s'en va. [On frappe a la porte brutalement.] JEANNE. Oh! mon Dieu! c'est lui! [Ils se regardent. On frappe de nouveau.] LA VOIX DE BRAMBOURG. D'Artelles, s'il vous plait, mon vieux. Vous ne dormez pas, que diable! depuis vingt minutes, vous ne faites que sonner toute la timonerie. D'ARTELLES [bas]. Il sait que je suis reveille. JEANNE. Ouvre-lui, cela vaut mieux. [Elle se blottit sur le lit et se cache derriere les rideaux. Nouveaux coups a la porte.] D'ARTELLES [a Brambourg, tres haut]. Hein, quoi? qui est-ce? LA VOIX DE BRAMBOURG. Moi voyons! moi, Brambourg! [D'Artelles arrange le rideau et fait disparaitre tout ce qui peut signaler la presence d'une femme.] LA VOIX DE BRAMBOURG. Quoi! bon Dieu! je sais comment c'est fait un homme en chemise. Vous etes un peu trop pudique ... ne vous mettez pas en habit pour me recevoir ... C'est pour aujourd'hui ou pour demain? D'ARTELLES [constatant d'un regard que la chambre est en ordre]. He; entrez donc au lieu de crier, entrez! qui vous en empeche? [Brambourg secoue la porte.] LA VOIX DE BRAMBOURG. Ouvrez donc! [D'Artelles ouvre. Brambourg parait.] BRAMBOURG. Tiens! vous ne vous etes pas couche cette nuit? D'ARTELLES. J'allais le faire. J'ai travaille un peu. Je tombe de sommeil ... et si vous n'avez pas quelque chose de tres presse a me dire ... BRAMBOURG. Si justement, mais je ne serai pas long. D'ARTELLES. J'ecoute. BRAMBOURG. Vous avez bien recu, il y a quinze jours ou trois semaines, une lettre de je ne sais qui, lequel je ne sais qui, designe pour le diable vauvert, et fiance de neuf ou marie de frais demandait un permutant? D'ARTELLES. Oui, une lettre du petit Garnault. BRAMBOURG. Parfaitement, c'est ca. A-t-il trouve son permutant, le petit Garnault? D'ARTELLES. Pas que je sache. BRAMBOURG. Vous le connaissez? D'ARTELLES. Suffisamment. BRAMBOURG. Voulez-vous lui telegraphier que je permute s'il accepte d'avoir son sac a bord de l'_Alma_.? D'ARTELLES. C'est tout ca? BRAMBOURG. Oui, c'est tout ca ... Ca ne vous parait pas suffisant?... Moi je trouve que si ... Non, vous savez d'Artelles, voila tantot douze ans que je roule ma bosse de Brest a Toulon pour le cap Horn avec tangage a la cle, bord a bord avec tout ce que la marine francaise compte de gens particulierement mal eleves, mais avec un Corlaix, jamais encore, celui-la est le premier. D'ARTELLES. Brambourg! BRAMBOURG. Ah! oui, le premier. D'ARTELLES. Qu'est-ce qu'il vous a fait? BRAMBOURG. Toutes les saletes possibles depuis que je le connais ... Hier au soir, apres ce diner idiot, il est vrai que je lui ai donne une petite lecon, mais tout a l'heure sur la passerelle il a voulu revenir la-dessus. Dame! je me suis rebiffe ... ca a ete assez chaud. Et finalement, savez-vous ce qu'il a trouve de mieux? C'est de m'envoyer faire une ronde pour la seconde fois d'aujourd'hui. D'ARTELLES. Mais c'est son droit. BRAMBOURG. Est-ce que c'est son droit de me parler sur ce ton cassant comme on ne parle pas a des domestiques? Il est officier? Eh bien, moi aussi! D'ARTELLES [baille]. Pardonnez-moi ... BRAMBOURG. C'est vrai, vous avez sommeil ... Allons, bonsoir ... N'oubliez pas mon telegramme. [Par le hublot reste ouvert une lueur entre dans la chambre.] Qu'est-ce que c'est que ca? [Il va au hublot ouvert, vivement il a marche vers babord.] A quatre ou cinq quarts sur l'avant du travers, vous voyez bien! C'est illumine, on dirait l'avenue de l'Opera. D'ARTELLES. Un paquebot, alors?... [Il regarde.] Heu! ca n'en a pas l'air! BRAMBOURG. Ce ne peut pas etre un batiment de guerre tout de meme, tous les feux sont clairs!... une nuit de mobilisation! D'ARTELLES. C'est vrai! les feux seraient masques! Et pourtant, tenez, les feux de reconnaissance. [Les feux du batiment qui approche en ce moment sont visibles a travers le hublot pour toute la salle. Aux derniers mots de la replique precedente, quatre feux rouges en ligne verticale se sont allumes et clignotent regulierement.] BRAMBOURG. Oui, rouge partout!... Nous avons fait la premiere question, c'est la premiere reponse. Nous allons faire la seconde question, vous allez voir la seconde reponse! Bleu partout! [Les quatre feux rouges s'eteignent, sont remplaces au bout d'une dizaine de secondes par quatre feux bleus.] La! qu'est-ce que je disais! D'ARTELLES. Parfaitement! C'est vous qui avez fait le calcul? BRAMBOURG. Oui, Rouge partout, bleu partout. D'ARTELLES. Alors, bateau francais. BRAMBOURG. Heu ... D'ARTELLES. Puisqu'il a repondu aux signaux. Un navire ennemi, il faudrait qu'il devine. BRAMBOURG. Deviner, non. Calculer. Oui. D'ARTELLES. Elles sont secretes, les tables de calcul. BRAMBOURG. Mon pauvre vieux, il n'y a rien de secret. Tenez, l'annee derniere, j'etais embarque dans l'escadre internationale de l'Adriatique. Nos camarades Anglais, Italiens, Autrichiens, Allemands, les voyaient journellement, les signaux de reconnaissance. De la a les interpreter, a trouver le truc, il n'y a qu'un pas. [Regardant par le hublot.] En tout cas, nous sommes en guerre et voila un croiseur qui avance sur nous aussi vite qu'il le peut. Mais regardez donc s'il avance! c'est naturel, ca? Bon Dieu! je remonte. D'ARTELLES. [qui jette des regards inquiets vers le rideau.] C'est ca. BRAMBOURG. Vous venez? D'ARTELLES. Non BRAMBOURG. Vous preferez attendre ici le branle-bas du combat? D'ARTELLES [avec violence]. Mais taisez-vous donc! BRAMBOURG. Ah ca! sommes-nous des femmes, pour avoir peur des mots? D'ARTELLES. Vous etes fou. BRAMBOURG. Je ne crois pas, mon vieux, et je vous dit: Bonne chance! [Ils sort. D'Artelles court aussitot au rideau et en tire Jeanne defaillante.] SCENE VIII JEANNE, D'ARTELLES. D'ARTELLES. Jeanne, ce n'est pas vrai. C'est un croiseur francais. Il a repondu: feux rouges, feux bleus. Alors ... Toute la division traine entre Bizerte et Toulon ... ca aurait ete un miracle que nous ne fassions aucune rencontre ... Jeanne, mon petit ... mon petit a moi ... [Jean s'accroche a d'Artelles.] [On entend sonner le branle-bas de combat.] RIDEAU. * * * * * TROISIEME ACTE [La scene represente le pont et la passerelle de l'_Alma_.] SCENE PREMIERE CORLAIX, VERTILLAC, puis LES MATELOTS. LA VOIX D'UN HOMME [venant de l'avant]. Alerte! Deuxieme secteur! VERTILLAC [sur l'avant de la passerelle]. Qu'est-ce qu'il y a? UNE VOIX DE TIMONIER. Un feu par babord, a trois quarts devant. VERTILLAC. Ah! bon, je vois. [Silence, puis Vertillac venant de l'avant de la passerelle traverse de babord a tribord cherchant le commandant]. Commandant! la veille signale un feu de batiment. CORLAIX [distrait]. A trois quarts par babord, oui. VERTILLAC. Oui, mais je ne sais pas si j'ai la berlue ... mais ce batiment-la m'a l'air d'etre un batiment de guerre. CORLAIX [qui revient brusquement a la situation]. Un batiment de guerre? Voyons, Vertillac, il aurait ses feux masques, votre batiment de guerre, vous ne les verriez pas. VERTILLAC [tendant ses jumelles]. Je sais bien! Mais tout de meme, prenez donc mes jumelles, voulez-vous, Commandant? CORLAIX [prend les jumelles, donne un coup d'oeil et les rend a Vertillac]. Tiens, tiens, j'ai la berlue aussi moi. Timonerie! apportez-moi la longue-vue. [Jeu de scene.] Pas celle-la, voyons, la telemetrique! DAGORNE [qui se precipite]. Bougre d'empote! Il sait pas seulement rien, excusez Commandant, voila! CORLAIX. Silence sur la passerelle, Dagorne. [Il prend la longue-vue et regarde assez longuement.] VERTILLAC. Eh bien, Commandant? CORLAIX Eh bien!... [Un silence.] Vertillac!... Rappelez la bordee de quart aux postes de combat! VERTILLAC. Les babordais aux postes de combat. [Mouvements, jeux de scene, clairons, revenant vers Corlaix.] Commandant, l'enseigne de quart qui fait une ronde?... si nous l'avions pour les pieces! CORLAIX. Vous avez raison!... [Il se tourne vers le kiosque.] Allez donc cherchez Monsieur Brambourg et priez-le de revenir sur la passerelle. VERTILLAC [face a l'arriere]. Les pointeurs ... a babord trente-cinq degres!... hausses superieures ... tir sur limite ... [Il se retourne vers Corlaix.] Nous sommes pares, Commandant! CORLAIX. Bien! Allumez les feux de reconnaissance!... Vertillac, votre colonne est prete? VERTILLAC. Bien sur, Commandant, j'ai meme fait verifier les quatre signaux par Brambourg, tout a l'heure ... [Il se tourne vers le kiosque.] Korcuf ... premiere question!... allumez!... KORCUF. C'est ca, Capitaine. [Il leve le nez.] La colonne est claire. CORLAIX. [a Vertillac, il a regarde la colonne.] Rouge, blanc, bleu, vert ... Premiere question. La premiere reponse? qu'est-ce que c'est, Vertillac? VERTILLAC. Premiere reponse ... rouge partout, Commandant. [On voit tres bien de la salle les feux du batiment signale. Au fur et a mesure que ce batiment est cense se rapprocher de l'_Alma_, les feux sont devenus plus brillants et se sont ecartes les uns des autres comme il est vraisemblable. Au moment que Vertillac prononce la replique _rouge partout_ quatre feux rouges s'allument. VERTILLAC. Exact. CORLAIX. Exact! Entre nous ... je ne m'y attendais pas ... VERTILLAC. Moi non plus. CORLAIX. Donc ca serait francais, ca? ah bah. VERTILLAC. Qui diable ca peut-il etre? CORLAIX. Attendez avant de supposer. Il y a une autre question. Deuxieme question! VERTILLAC. Korcuf! Allumez! KORCUF. C'est ca! [Sur le navire en vue les quatre feux rouges s'eteignent a la fois. Il ne reste plus de visibles pendant un temps que les feux ordinaires de la navigation.] CORLAIX [a Vertillac]. Il doit nous repondre quoi? VERTILLAC. Bleu partout. CORLAIX. Voyons. [A l'horizon quatre feux bleus s'allument en place de quatre feux rouges qui viennent de s'eteindre.] VERTILLAC. Cette fois ... CORLAIX. Oui. VERTILLAC. Pas l'ombre d'un doute. Tout ce qu'il y a de plus francais. [Corlaix a repris les jumelles de Vertillac et regarde obstinement]. CORLAIX. Tout de meme il y a tension diplomatique ... a la rigueur il n'aurait pas interprete la Tour Eiffel ... c'est encore dans les choses possibles ... VERTILLAC. Mais faut etre imbecile pour naviguer comme ca, illuminer des pieds a la tete, et pour rallier un camarade par l'avant et a grande vitesse ... Un torpilleur allemand qui voudrait nous attaquer ne ferait pas autre chose. CORLAIX [les jumelles toujours]. Ecartons-nous; ca lui donnera toujours une lecon de manoeuvre! [Il se redresse.] L'homme de barre! a droite! dix! quinze!... vingt!... toute!... oh!... la. telemetriste, la distance. LE TELEMETRISTE. Quatre mille deux cents. VERTILLAC. Voulez-vous qu'on allume les feux, Commandant? CORLAIX. Jamais de la vie! VERTILLAC. Puisqu'il est francais! CORLAIX. Oui, mais vous avez dit vous-meme qu'il manoeuvre exactement comme s'il etait autre chose. [Il a repris les jumelles.] Pouvez-vous compter ses cheminees? VERTILLAC [lunette telemetrique] Une, deux, trois ... voyons, voyons, je vois double ... j'en compte quatre. CORLAIX. Eh bien! tous nos croiseurs ont quatre cheminees! VERTILLAC. Pas comme ca, Commandant!... Un seul groupe, de quatre cheminees egalement distantes!... Dans ce genre-la, je ne vois pas que nous ayons grand'chose ... CORLAIX [a la porte du kiosque]. Dressez la barre! Zero! a gauche cinq!... cinq!... dix ... dix ... vingt ... vingt ... a gauche toute! Dressez! Dressez! Rencontrez! Rencontrez! Telemetriste!... la distance! LE TELEMETRISTE. Trois mille cinquante. CORLAIX. Suivez attentivement ... De cent metres en cent metres. [Brambourg arrive sur la passerelle.] BRAMBOURG. A vos ordres, Commandant. Rien de particulier a la ronde. CORLAIX. Brambourg, aux signaux. Signalez par la colonne. "Ecartez-vous de ma route" ... BRAMBOURG. Ecartez-vous de ma route!... Bien, Commandant ... Timonier ... La tactique de nuit! CORLAIX. Signal 2605 si j'ai bonne memoire, verifiez tout de meme. [Le timonier s'approche avec le volume.] BRAMBOURG [au timonier]. Cherchez a 2605. CORLAIX. Oui, signal 2605. Chapitre 48. Batiments isoles. Plus vite que cela, mon ami!... BRAMBOURG [qui feuillette]. Voila, Commandant: 2605: Ecartez-vous de ma route. CORLAIX [a Vertillac]. Votre montre, Vertillac! Comptez-moi soixante secondes! S'il n'a pas indique sa manoeuvre a la soixantieme ... [Il commande.] Chargez les pieces. [Bruit de culasse.] CORLAIX. La distance? LE TELEMETRISTE. Deux mille quatre cents. CORLAIX. Vertillac! ne le lachez pas avec vos jumelles! s'il vient sur sa gauche, je n'attendrai pas la soixantieme seconde! VERTILLAC. Les pointeurs, suivez le but! [Cet ordre et les ordres a l'artillerie sont arrives sans elever la voix dans le kiosque de navigation ou les matelots manient des transmetteurs d'ordres.] Brambourg! Prenez l'artillerie! Faites le necessaire! BRAMBOURG. Le but est le croiseur a quatre cheminees qui vient de l'avant. Sur la premiere cheminee a la flottaison! [Sourde detonation au loin, jet de vapeur tres blanche, parmi les feux du batiment qui vient.] CORLAIX. Hausse superieure!... Commencez le feu!... BRAMBOURG [du kiosque se retournant]. Hein? VERTILLAC [commandant par-dessus Brambourg]. Allumez donc les lampes rouges, toutes les sections! [A Brambourg] Quoi! vous n'avez pas vu qu'ils viennent de lancer une torpille? [Violente detonation des pieces.] CORLAIX. Clairons, fermeture des portes etanches. Prenez votre temps les pointeurs, ne vous pressez pas. Vous voyez la torpille quelqu'un? BRAMBOURG. Je ne vois rien. VERTILLAC. La mer est grande, il y a de la place a cote de nous. Qu'est-ce qu'ils fichent donc la-bas ils ont eteint leurs feux? CORLAIX. Tant mieux pour lui. KORCUF [toujours a la barre]. Ils ont pas fait expres, Capitaine. Ils ont recu! DAGORNE [a Corlaix] L'ennemi est coule bas, Commandant. CORLAIX. Je crois que moi aussi. VERTILLAC [accourt]. Vous etes blesse, Commandant? CORLAIX. Oui, l'epaule gauche, sauf erreur, ne doit plus tenir a grand'chose. VERTILLAC. Le docteur, Nom de Dieu, appelez le docteur Rabeuf. [Les canons ont cesse le feu, dans le silence detonation basse.] VERTILLAC [se redressant]. Tonnerre de nom d'un chien!... La torpille!... [Corlaix assis sur son pliant et presque affaisse se redresse brusquement la main droite a la rambarde.] CORLAIX. Les tribordais sur le pont ... En haut tout le monde ... Appelez l'officier en second! VERTILLAC. Commandant, mais vous etes blesse!... gravement blesse! CORLAIX. Vous pouvez y aller du superlatif, mortellement blesse! du moins ca me semble ... Et puis apres? VERTILLAC. A vos ordres! CORLAIX. Armez la baleiniere de sauvetage, d'abord ... la bordee de quart a debarquer les embarcations. VERTILLAC. Bien, Commandant! [Il fait demi-tour et chancelle pres de descendre l'echelle.] CORLAIX. Vous etes blesse aussi, vous! VERTILLAC. Peut-etre bien ... Le meme obus ... [Il s'affaisse soudain.] CORLAIX. Brambourg! Remplacez! debarquer les embarcations!... [Brambourg salue, descend l'echelle. Il croise Rabeuf qui monte a demi-vetu.] RABEUF. Eh bien? CORLAIX. Ah! te voila ... vite!... Regarde celui-la! RABEUF [se penche sur Vertillac, il se releve]. Celui-la? c'est fini ... il est mort. [Corlaix se decouvre et jette sa casquette.] Mais toi? je croyais que c'etait toi! CORLAIX. Moi aussi ... Eh! bien, l'officier en second, l'a-t-on prevenu? [Rabeuf, malgre la resistance de Corlaix ouvre la redingote et examine l'epaule.] Mais laisse-moi donc tranquille, nom d'un chien!... puisque je te dis que j'ai mon compte. Les choses serieuse d'abord!... Est-ce que le batiment ne commence pas a donner de la bande? [Tous deux regardent vers l'avant avec attention. Le Duc qui a combattu a la piece d'artillerie de babord et qui s'occupe maintenant d'amarrer sa piece s'arrete tout d'un coup, regarde aussi, fait un geste comme pour se precipiter vers l'echelle puis se ravisant appelle:] LE DUC. Diquelou! [Il prend a part et lui parle tout bas avec animation.] DIQUELOU. Bon sang de bon Dieu! en voila une histoire! Et alors? LE DUC. Gueule donc pas comme ca, bougre d'abruti! DIQUELOU [baissant la voix]. Alors ... elle est la, en bas, dans la chambre de l'autre? LE DUC. Puisque je te dis. Viens la chercher avec moi, je ne pourrai jamais tout seul. DIQUELOU [coup d'oeil a l'exterieur]. On va couler, tu sais! si nous descendons, nous n'aurons pas le temps de remonter. LE DUC. Je m'en fous! DIQUELOU. Si tu t'en fous, moi aussi. [Ils se precipitent en bas tous les deux et disparaissent dans l'echelle.] SCENE II Les Memes, sauf VERTILLAC, mort, puis BRAMBOURG et successivement FERGASSOU, BIRODART qui arrivent l'un apres l'autre sortant des fonds les vetements en desordre. FERGASSOU. A vos ordres, Commandant. Tiens! l'autre tiodi qui me racontait que vous etiez mort. CORLAIX. Pas encore, pour l'instant!... J'ai autre chose a faire! Nous avons recu une torpille par babord, dans le compartiment D, du moins, je le suppose. FERGASSOU. Et le torpilleur, vous l'avez coule? CORLAIX. Oui FERGASSOU. Alors, tout va bien!... Vous dites? Dans le compartiment D? CORLAIX. Oui, allez-y et faites le necessaire. FERGASSOU. Bien, Commandant. CORLAIX. A tout hasard, verifiez qu'il n'y ait personne en bas. J'ai fait siffler tout le monde sur le pont. FERGASSOU. Bien, Commandant. CORLAIX. Il me semble que la bande augmente. FERGASSOU. Peut-etre bien. CORLAIX. Telephonez-moi du poste central, hein? FERGASSOU. Entendu, Commandant!... C'est tout? CORLAIX. C'est tout! FERGASSOU. J'y cours! [Il se precipite dans l'echelle.] BIRODART [arrivant a son tour]. Commandant! a vos ordres!... Mais?... qu'est-ce que c'est que cette bande-la?... si ca continue, nous allons faire le tour! CORLAIX. Descendez, Birodart. Faites evacuer les machines et chaufferies. Bas les feux! Partout, naturellement. BIRODART. Naturellement! CORLAIX. Quand vous remonterez ... BIRODART. Je serai peut-etre longtemps en bas! CORLAIX. Alors ... [Il l'embrasse. Birodart disparait.] RABEUF. Commandant, si je peux servir a quelque chose? CORLAIX. Attends! [Dans le kiosque, sonnerie du telephone, il decroche le recepteur.] Allo!... c'est vous, Fergassou?... Oui, je vous entends bien!... qu'est-ce que vous dites?... Double fond perce!... La cloison G.H.? Mais alors!... qu'est-ce que vous dites?... Dans le poste central quatre pieds d'eau ... Mais sacrebleu ... remontez vite ... L'echelle avant ... le passage est obstrue?... Obstrue!... [Il jette le recepteur.] Merde!... L'equipage aux postes d'evacuation. RABEUF [derriere Corlaix]. Alors?... tes ordres?... CORLAIX [se retourne]. Mes ordres! Voici: l'officier de quart est mort, remplace-le: et fais evacuer le batiment! RABEUF? Par ou? CORLAIX. Par-dessus bord, donc! C'est plein de barques de pecheurs dans ces parages, les hommes ont encore une chance ... RABEUF. Et toi?... CORLAIX. Moi? je suis deja creve, je vais couler bas avec mon navire: ce n'est pas le moment de parler de moi!... File ... [Il lui montre l'echelle d'un geste imperatif. Rabeuf salue militairement et descend.] SCENE III LES MATELOTS, puis LE DUC, DIQUELOU, D'ARTELLES, JEANNE. CORLAIX [regardant autour de lui]. Je crois que j'ai fait tout ce qu'il y avait a faire ... Oui ... [Il lache la rambarde, s'affaisse et demeure immobile.] [A la fin de la scene precedente, l'_Alma_ a commence de s'incliner peu a peu sur babord. On voit le cote tribord de la passerelle s'elever petit a petit tandis que le cote babord s'enfonce. Tout d'un coup le compas etalon de la passerelle superieure s'ecroule et tombe sur Corlaix qui s'abat, la face contre terre.] KORCUF [abandonnant la barre]. Nom de Dieu! Le Commandant qui a son compte! [Les matelots du Spardeck se sont precipites sur la passerelle.] DAGORNE [se penchant sur Corlaix evanoui]. Il n'est pas mort, mais il n'en vaut guere mieux. [Il s'interrompt brusquement la bouche ouverte; au haut de l'echelle inferieure, vient d'apparaitre Le Duc portant dans ses bras, Jeanne evanouie. D'Artelles ensanglante les suit.] DAGORNE [ahuri]. Ah! bien, celle-la! DIQUELOU. As pas peur, vieux frere, n'y a point de risque, le Commandant ne voit plus clair. D'ARTELLES. [Il est demeure sur la derniere marche de l'echelle, a bout de forces, cramponne des deux mains a la rambarde]. Plus clair?... alors ... Le Duc! Diquelou! LE DUC. Me voila, Lieutenant. Nous voila! D'ARTELLES. Foutez le camp a la mer tout de suite avant que le bateau chavire, le tourbillon vous entrainerait, allez! [Il tombe sur les genoux. Le Duc et Diquelou sont pres d'enjamber la rambarde en tenant Jeanne chacun par le bras, d'Artelles lache la rambarde et tombe a plat pont.] LE DUC [terrifie]. Qu'est-ce qu'il a? qu'est-ce qu'il y a? DIQUELOU. Tu ne l'as donc pas vu, quand les toles du borde sont rentrees dans la chambre, il s'est laisse eventrer pour qu'elle ait le temps de sortir ... LE DUC [sanglotant]. Oh! oh! D'ARTELLES [il se souleve d'un dernier effort sur une main et sur les genoux]. Mais foutez donc le camp, je vous dis!... [Ils obeissent. Il retombe.] Adieu, mon amour! [Il meurt.] [La bande sur babord augmente toujours. Fourdylis s'est assis aux pieds de Dagorne. Rideau baisse lentement.] RIDEAU. * * * * * QUATRIEME ACTE [A terre, a Toulon. L'appartement du Commandant de Corlaix. Un salon. Meubles elegants et de bon gout sans exageration de luxe. Au lever du rideau, Jeanne est assise les yeux fixes, le regard perdu: elle songe ... Alice entre aussitot ... SCENE PREMIERE JEANNE, ALICE. ALICE [observe un instant sa soeur, puis l'appelle]. Jeanne? [Jeanne n'a pas entendu. Alice vient tout pres d'elle.] Jeanne? JEANNE [comme reveillee en sursaut, se rassure]. C'est toi? ALICE. Ecoute, petite soeur ... je comprends que tu n'aies pas le coeur gai ... Je sais bien qu'il n'y a que juste cinq semaines depuis le ... Mais je te supplie de reflechir un peu. Tu as eu ce bonheur inoui, extravagant, d'etre sauvee ... recueillie ... ramenee a terre ... Tu as eu cette chance incroyable ... impossible ... de pouvoir rentrer ici, chez toi ... en secret ... Personne n'a rien su, personne n'a rien soupconne ... Et Fred ... rapporte en civiere trois heures apres toi ... Fred qui a delire des jours et des jours ... Fred ignore comme tout le monde ... comme tout le monde excepte nous trois ... toi ... le petit matelot Le Duc ... moi ... Muets aujourd'hui, Fred ne donne plus d'inquietude, bientot, il sera convalescent, dans quelques jours sans doute, il se levera. Comment feras-tu pour lui cacher ton desespoir? Toi qui remplissais tout la maison ... JEANNE. Alice, ma grande soeur, ecoute-moi a ton tour. As-tu oublie? Il y a cinq semaines, j'etais heureuse, j'etais aimee, j'avais un amant! Je n'ai pas peur du mot, va!... Je l'adorais! J'etais pres de lui ... Tout a coup, un choc sourd, terrible, le mur s'enfonce, la mer entre ... c'est tout ... Je ne me rappelle plus rien, jusqu'au moment ou je me suis trouvee dans une barque ... Un homme etait penche sur moi, mais ce n'etait pas lui ... c'etait Le Duc. Je ne pouvais pas parler ... Je le regardais ... je voulais savoir. Alors de la main, il finit par me designer quelque chose, j'ai vu la mer ... rien que la mer ... des epaves. Il est mort. ALICE [prenant sa soeur dans ses bras]. Ma cherie! Ma pauvre cherie! Ma pauvre petite ... je comprends ... Et cependant, Jeanne, Jeanne ... tu es la femme de Fred ... il a besoin de toi ... il a besoin de s'appuyer sur toi ... le voila blesse, a peine convalescent. Il n'a plus de navire, il ne peut plus combattre ... il va passer en Conseil de Guerre ... puisque c'est la loi ... puisqu'il etait commandant ... son honneur est en jeu, sa carriere, sa liberte, je ne sais pas moi ... sa vie peut-etre, Jeanne pense a cela ... Jeanne!... Oublie, oublie. SCENE II Les Memes, CORLAIX, LE DUC. [Pendant les dernieres phrases, la porte s'est entr'ouverte sans bruit et on apercoit Corlaix]. CORLAIX. Bonjour, les petites filles! [Elles se dressent stupefaites.] ALICE. Fred!... Debout!... CORLAIX. C'est une surprise, hein? [Corlaix, veston d'interieur, civil, entre peniblement s'appuyant de la main gauche sur une canne-bequille. Son bras droit est en echarpe. A sa droite. Le Duc, tenue de matelot, le soutient sous une aisselle. Alice va e soutenir de l'autre cote.] ALICE. Vous marchez tout seul? CORLAIX. Tout a fait tout seul; une bequille, un infirmier, une infirmiere, je n'ai plus besoin d'autre chose. ALICE. Mais le medecin n'a pas autorise ... CORLAIX. Oh! c'est un personnage bien plus important qui m'a fait sortir de mon lit: le commissaire du Gouvernement. [Alice et Le Duc l'installent dans un fauteuil.] ALICE. Encore? Vous avez deja subi un interrogatoire mardi. CORLAIX. Il parait que celui-la ne suffit pas, qu'il en faut un autre plus beau, de qualite au-dessus et on va tout recommencer a partir du commencement. A cet effet, le commandant Morbraz, commissaire du Gouvernement pres le Conseil de guerre va venir d'un moment a l'autre m'interroger une seconde fois. ALICE. Ce vieux fou! Etait-ce une raison pour vous lever? CORLAIX. Mademoiselle Alice, le commandant Morbraz a ete mon capitaine de compagne sur l'_Austerlitz_ dans le temps que j'etais enseigne. Il est vieux, c'est vrai, tres vieux meme, original aussi, mais pas fou du tout, croyez-le bien. Pour rester dans mon lit a sa derniere visite, j'avais une excuse: j'etais presque mourant. ALICE. Vous exagerez. CORLAIX. J'ai dit presque, mais aujourd'hui, je serais inexcusable. Je me porte comme un charme. [Le Duc sort apres avoir pose un dossier qu'il apportait, sur un petit meuble a portee de Corlaix. Celui-ci cherche Jeanne des yeux, et de la main il ecarte doucement Alice qui, volontairement, la masque a sa vue.] Jeanne, ma petite Jeanne, pourquoi restez-vous si loin. [Jeanne fait un effort sur elle-meme et se resigne a approcher. Corlaix la regarde avec etonnement.] ALICE. Votre femme vous boude et elle a bien raison. Vous n'auriez pas du vous lever. JEANNE. En effet, c'est une imprudence. ALICE. Une grande imprudence. JEANNE. Je ne m'attendais pas ... CORLAIX [a Jeanne]. C'est bizarre ... on dirait que vous avez grandi. ALICE. En voila une idee! CORLAIX. Ou alors ... vous avez ete souffrante et on me l'a cache. ALICE. Allons bon! CORLAIX. Je m'en doutais un peu. De la-bas, je n'entendais plus votre gaiete qui, avant, traversait les cloisons, c'est pour cela aussi que je me suis leve. Franchement, ne me cachez rien ... qu'avez-vous eu? JEANNE. Mais ... je vous assure. CORLAIX. Alice? ALICE. Elle n'a pas change. CORLAIX. Si! ALICE. En tout cas, ce serait a son eloge. Il n'y a pas cinq minutes, vous disiez vous-meme que vous avez ete en danger. CORLAIX. Quoi, ma petite Jeanne, ce serait l'inquietude qui vous aurait transformee de la sorte? Vous vous interessez a ce point au vieux bonhomme? JEANNE. Mon ami ... ALICE. Croyez-vous donc que votre femme ne vous aime pas? CORLAIX. Mais alors, si c'est cela ... puisque me voila retabli maintenant, pret a prendre le commandement d'un autre bateau, car j'espere bien qu'ils ne vont pas me faire languir ... Eh bien! ma chere petite Jeanne, quittez cet air renfrogne qui ne vous va pas du tout ... SCENE III Les Memes, MORBRAZ. [Le Duc entre precedant Morbraz, puis se retire.] MORBRAZ [Il est tres vieux, marche d'un pas raide et saccade, grosse rosette]. Commandant, c'est encore moi. Qu'est-ce que tu en dis, deux fois la gueule a Morbraz au lieu d'une ... Ca passe toute mesure, hein?... [Il lui serre la main, puis apercoit Jeanne et Alice.] Oh! cre nom!... je deviens aveugle!... Madame! mes plus respectueux hommages! Mademoiselle ... ALICE. Excusez-moi, Commandant. [Reverence. Alice sort, laissant Morbraz interloque.] SCENE IV JEANNE, CORLAIX, MORBRAZ. JEANNE [qui s'est levee]. Commandant, je vous laisse avec mon mari, vous devez avoir des choses serieuses a vous dire. MORBRAZ. Mais restez, donc Madame, je vous en prie. C'est tout ce qu'il y a de plus serieux, mais on n'as pas prononce le huis clos. JEANNE. N'importe, Commandant, je vous generais beaucoup. MORBRAZ. C'est-a-dire que c'est tout le contraire! Supposez que votre mari ait quelque chose a ecrire, une note, enfin, n'importe quelle blague, eh bien! c'est pas avec sa patte cassee ... CORLAIX [qui ne cesse pas d'examiner sa femme du coin de l'oeil, souleve son bras droit]. C'est l'autre!... mais je ne veux pas vous ennuyer, ma petite Jeanne: le metier de greffier n'est pas grand'chose de reluisant ... Vous restez tout de meme? C'est gentil, merci beaucoup de fois, vous etes trop charmante ... et sur ce, Monsieur le Commissaire du Gouvernement, je vous ecoute. [Jeanne et Morbraz sont assis. Corlaix, allonge dans son fauteuil, Jeanne attentive d'abord par politesse se laisse aller peu a peu a sa distraction. Elle est bientot tout a fait ailleurs, revient vaguement a elle chaque fois que Morbraz lui adresse la parole et tombe du ciel, en entendant a l'improviste les mots: condamne, sauter, que prononce Morbraz.] MORBRAZ. Voila un inculpe comme je les aime. He la! Corlaix, pare que tu es? CORLAIX. Pare, Commandant! MORBRAZ. Alors, en avant! et en route!... Non! tiens bon partout! C'est tout le contraire; Stop! Faut etre prudent! Tu es blesse! [Il s'adresse a la femme de Corlaix, il ne baisse aucunement la voix.] Je lui apporte une sale nouvelle, vous savez! ca va lui fiche un coup ... Vous devriez d'abord le preparer un peu ... s'il a encore la fievre ... CORLAIX. Commandant, je vous affirme que je n'ai meme plus le delire. Je suis tout ce qu'il y a de mieux prepare a savoir tout ce qu'il y a de pis comme nouvelle, et d'ailleurs, du moment que vous me l'apportez, elle est tout de meme la tres bien venue. MORBRAZ. Bon ca! quand je vous le disais: voila un inculpe comme je les aime! Alors posons le probleme, n'est-ce pas?... parce que si on ne le posait pas ... CORLAIX. Je crois bien! Commandant, posez le probleme. MORBRAZ. Ca va bien. Commencons par le commencement. Dans la nuit du 31 juillet au 1er aout, le vaisseau de la Republique l'_Alma_ croiseur-eclaireur de cinq mille tonnes, vingt mille chevaux, commande par toi La Croix de Corlaix et faisant route de Toulon a Bizerte, rencontre deux heures apres l'appareillage, un rafiot inconnu. Ce rafiot attaque l'_Alma_. C'est donc probablement un rafiot ennemi. CORLAIX. Tres probablement. MORBRAZ. D'ailleurs, ami ou ennemi, je m'en f ... je m'en fiche!... Il attaque! C'est tout ce qu'il me faut. Il attaque comment? Il ne va pas chercher midi a quatorze heures; il met le cap sur l'_Alma_ et il arrive droit dessus, filant bon train. Toi aussi tu filais bon train. Combien de noeuds? CORLAIX. Moi, vingt noeuds. Lui, vingt ou vingt-cinq a mon estime ... MORBRAZ. Total quarante-cinq ... quarante-cinq noeuds, c'est inoui. De mon temps ... Enfin, j'ai pose le probleme. Maintenant, je conclus! Mon petit, deux navires qui arrivent droit l'un sur l'autre, a quarante-cinq noeuds de vitesse, c'est que l'un veut la peau de l'autre. Pas d'hesitation possible! Tu ne voulais pas la peau de l'autre, donc l'autre voulait ta peau a toi. A preuve qu'il t'a attaque, tu ne peux pas dire le contraire. Bon, ca va bien! Je continue! L'autre t'attaque, toi, qu'est-ce que tu fais? CORLAIX. Je me defends et je le coule bas. MORBRAZ. Le chiendent, c'est que, lui aussi, t'a coule bas ... en te flanquant sa torpille en pleine figure! Tu t'etais donc laisse approcher a portee de torpille, toi? CORLAIX. Helas!... puisqu'il m'a flanque, comme vous dites ... MORBRAZ. Et je repete: En pleine figure, v'lan! Sais-tu ce que ca prouve?... Ca prouve que tu es la derniere des moules, mon pauvre vieux? Et sais-tu ce que ca vaut? Ca vaut d'etre casse de ton grade, fichu a pied, flanque hors la marine et peut-etre foutu a l'ombre pour dix ans, le temps de reflechir, quoi! Pas d'erreur, c'est comme ca que ca se joue! CORLAIX. Ainsi, Commandant, votre sale nouvelle!... c'est ca? MORBRAZ. Ca? jamais de la vie! Elle est bien plus sale que ca! espere, tu vas voir. Mais procedons par ordre: tu es foutu, a moins ... CORLAIX. A moins que? MORBRAZ. A moins que tu n'aies eu tes raisons. Et qu'elles soient bonnes. CORLAIX. J'en ai une. MORBRAZ. Sors-la voir. CORLAIX. C'est simple: sitot a portee de signaux, j'ai questionne le batiment inconnu sur sa nationalite, je l'ai questionne deux fois, par les deux questions reglementaires des signaux de reconnaissance et deux fois il m'a repondu qu'il etait francais, tres correctement. Alors comme juste, je ne l'ai plus suppose ennemi, je l'ai cru ami. Voila ma raison. MORBRAZ. Elle est bonne ... Tout de meme, voyons voir, et repete un peu ... Il t'a repondu deux fois tres correctement, le bateau des Boches? CORLAIX. Deux fois. MORBRAZ. Et c'etait combine comme il fallait tout ca? CORLAIX. Oui, Commandant! MORBRAZ. Tu l'as vu? CORLAIX. Naturellement! MORBRAZ. Ce qui s'appelle vu? CORLAIX. De cet oeil-ci et de cet oeil-la! MORBRAZ. Suffit! Je te connais, tu n'es pas aveugle et tu n'as jamais ete menteur. Donc, je te crois! Seulement le Conseil de guerre, lui, ne te croira pas. CORLAIX. Pourquoi? MORBRAZ. Parce que tu racontes des choses pas croyables! Reflechis donc une fois dans ta vie, tourte? Comment?... Voila un bateau ennemi qui ne sait pas seulement ce que c'est que les signaux de reconnaissance, qui n'en a jamais entendu parler! c'est secret les signaux de reconnaissance! Il n'y a que les officiers a savoir ce secret-la ... et meme ... pas tous les officiers?... Quelques-uns seulement ... ceux qui en sont charges ... Sur ton _Alma_, combien en avais-tu d'officiers au courant de la chose? CORLAIX [ouvre le dossier que Le Duc a place a sa portee]. Voici la liste de l'Etat-Major de l'_Alma_! Voyons ... Eh bien, Commandant, nous etions quatre: mon second Fergassou, l'officier de manoeuvre Vertillac, l'officier de montres Brambourg et moi-meme. [Il laisse le dossier ouvert.] MORBRAZ. Quatre! Tu vois bien! ca ne fait pas gras, quatre! CORLAIX. Non. MORBRAZ. Alors, voila un bateau ennemi qui ignore les signaux de reconnaissance et qui repond correctement a tes deux questions? Tu trouves que c'est croyable, toi? CORLAIX. Ce que j'affirme, c'est que le bateau ennemi a allume les deux reponses qu'il fallait, combinees comme il fallait. Je les ai vues, moi, que voila, et beaucoup d'autres les ont vues comme moi. MORBRAZ. Evidemment! beaucoup d'autres les ont vues, seulement il n'en reste plus ... Voila ma sale nouvelle. Tu n'as pas de temoin pour toi. Pas un. Autant dire que tu es foutu, mon pauvre vieux, comme pas un quiconque! CORLAIX. Commandant! Voyons! Nous sommes cent vingt-quatre survivants, grace a Dieu! MORBRAZ. Parfaitement! cent vingt-quatre! dont cent vingt-trois n'ont rien vu, rien de rien, pas un fifrelin! CORLAIX. Rien? MORBRAZ. Rien! CORLAIX. C'est extravagant. MORBRAZ. Non. CORLAIX. Comment non? MORBRAZ. Non! ce n'est pas extravagant! ils dormaient. C'etait leur droit a ces bougres-la puisqu'on n'avait pas encore rappele aux postes de combat. Alors ils dormaient; ceux qui n'etaient pas de quart, dans leur hamac; ceux qui etaient de quart, sur le pont. CORLAIX. Mais ils ne dormaient pas tous, que diable! les homme de veille ne dormaient pas, les factionnaires ne dormaient pas. Rien que sur la passerelle, nous etions douze ou quinze a ne pas dormir. MORBRAZ. Je ne dis pas le contraire, mais tout ce monde-la se trouvait probablement si bien a ton bord qu'ils n'ont pas voulu le quitter. Pas un n'a voulu. Et alors, ils y sont encore, tous. CORLAIX. Ils y sont et je n'y suis pas ... moi, qui commandais ... je n'y suis pas ... MORBRAZ [les bras au ciel]. Oui, je te vois venir! c'est ta guigne, hein? Ah! pauvre France! sur trente ou quarante braves gens, il n'y en a que vingt-neuf ou trente-neuf de creves! et celui qui ne l'est pas en devient bete a couper au couteau ... [A Jeanne.] Madame! mes excuses! mais vraiment aussi cet animal-la passe la mesure. [A Corlaix.] Veux-tu que je te dise? Tu es trop vieux! tu tombes en enfance. CORLAIX [souriant]. Commandant, vous n'avez peut-etre pas tort! MORBRAZ. Il n'y a pas de quoi rire, tu sais! Non, mais vas-tu finir? [A Jeanne.] Madame, je vous prie de le regarder; il n'y a pas cinq minutes, il regrettait de n'etre pas mort, il voulait se faire sauter ... JEANNE [qui comprend a l'improviste]. Sauter?... MORBRAZ [qui continue a Jeanne]. Je le connais, vous pouvez m'en croire: le lascar voulait se faire sauter ... sans savoir pourquoi du reste ... Mais a cette heure, changement a vue ... Il ricane sans savoir pourquoi non plus, vous pensez! [A Corlaix.] Dis-le donc, pourquoi tu ricanes? Parce que te voila sur et certain d'etre condamne? JEANNE [stupefaite, a Corlaix]. Condamne? CORLAIX [a Jeanne]. Condamne ou acquitte. Ne vous affolez pas huit jours d'avance, mon pauvre petit. Pour l'instant, personne n'en sait rien. MORBRAZ. Pardon! excuses! Moi, je le sais: tu ne seras pas acquitte, tu seras condamne. [A Jeanne.] Il sera condamne, Madame, vous pouvez m'en croire! c'est sur comme Amen a l'eglise. JEANNE. Commandant!... vous voulez rire?... MORBRAZ. Vous trouvez qu'il y a de quoi? parole d'honneur, il faut que vous ayez la gaiete facile. JEANNE [a Corlaix.] Fred!... Je vous en supplie, est-ce possible? CORLAIX. Je vous en supplie, moi aussi, ne faites pas cette figure, il n'a jamais ete question de me guillotiner. MORBRAZ. Pour cela, il vous dit vrai: il est seulement question de le rendre a la vie civile et de le loger gratis avec bail de trois, six, neuf, dans une belle forteresse toute neuve. JEANNE. Mais pourquoi? MORBRAZ. Parce qu'il n'y a pas de temoins! Bon Dieu! Allons, je vois que vous avez tres bien compris. La-dessus, je vous laisse tous les deux reflechir, Madame! [Il s'incline. Fausse sortie, il s'arrete.] Voyons donc, il me semble que j'avais encore quelque chose. Ah! j'y suis ... dis donc, Corlaix! CORLAIX. Commandant? MORBRAZ. Ton enseigne?... Celui qui etait de quart et qui s'en est tire ... Bon Dieu de bon Dieu! voila que j'oublie son nom! CORLAIX. Brambourg! MORBRAZ. C'est ca, Brambourg! Il ne m'a pas l'air d'etre bien chaud pour toi ... quel type est-ce?... Un mauvais officier, hein? CORLAIX. Non. Je n'ai jamais eu a lui adresser le moindre reproche a l'occasion du service. MORBRAZ. Et a l'occasion d'autre chose que le service?... [Silence.] Suffit! Ca va bien ... Il parait que tu l'avais envoye faire une ronde au moment psychologique?... Une riche idee que tu as eue la! Ah! quand tu te meles d'en avoir, toi ... CORLAIX. Pourquoi? MORBRAZ. Parce que s'il avait ete sur la passerelle, il aurait probablement vu quelque chose ... CORLAIX. Et il n'a rien vu?... Tant pis pour moi, c'est de ma faute. JEANNE. Mais comment dites-vous ... Brambourg n'a rien vu? Enfin ... il n'a pas vu les signaux de reconnaissance? MORBRAZ. Non, Madame, je vous ai deja dit. Personne ne les a vus, pas un chat. JEANNE. Mais Brambourg? MORBRAZ. Brambourg pas plus que les autres, je vous assure. JEANNE. Brambourg n'a pas vu les signaux de reconnaissance? MORBRAZ. Puisque je vous assure ... puisque je vous affirme que non! Madame ... il ne les a pas vus ... en tout cas, il ne se souvient de rien, pas plus que cela que d'autre chose ... alors voici: nous sommes aujourd'hui mardi et le Conseil de guerre est convoque pour vendredi, mercredi, jeudi, vendredi, ca te fait trois jours. Mon petit Corlaix, tache moyen de te debrouiller. Cherche un temoin. Cherche une preuve, cherche ce que tu voudras, mais trouve quelque chose ... parce que si tu ne trouves rien ... j'ai l'honneur et le regret de te le repeter ... tu es foutu comme pas un quiconque, mon pauvre vieux! Tu sais, ca me fera tout de meme une sacree peine! [Il s'incline devant Jeanne.] CORLAIX [appelant]. Le Duc! MORBRAZ. Veux-tu bien rester tranquille, toi? CORLAIX. Jamais de la vie, Commandant. [Le Duc entre et l'aide a se lever.] Il ferait beau voir que parce qu'on est blesse on en devienne malotru! SCENE V JEANNE, seule, puis LE DUC, puis ALICE. [Jeanne restee seule, fait un jeu de scene assez long. Hesitation, carte de visite, table a ecrire, griffonnage hatif, enveloppe. Elle sonne. Le Duc entre.] JEANNE [quand elle a ecrit]. Dites-moi, Le Duc ... Le Commandant n'a pas besoin de vous pour le moment?... LE DUC. Sur que non, Madame. Apres que le Commandant Morbraz, il a ete sorti, le Commandant comme ca, il est rentre dans sa chambre. JEANNE. Alors, vous allez vite me porter cette lettre, voulez-vous? C'est tout pres, n'est-ce pas? LE DUC [regardant l'adresse]. Pour sur! JEANNE. Il y a une reponse. Vous direz que vous attendez une reponse. LE DUC. Je dirai. [Alice entre.] ALICE. Finie, la visite? JEANNE. Oui. [A Le Duc.] Vite, n'est-ce pas? LE DUC. Ayez pas peur, Madame, esperez que je revienne et vous regarderez voir a votre montre. SCENE VI JEANNE, ALICE. ALICE. Eh bien? Morbraz? Pourquoi? JEANNE. Attends. Je t'expliquerai tout a l'heure. Mais ecoute d'abord. ALICE. Quoi donc? JEANNE. Je t'ai raconte la nuit du combat, la nuit du 31 juillet. ALICE. Oui. JEANNE. Je t'ai dit tout ce qui s'est passe ... enfin tout ce que j'ai vu ou entendu. Tu te rappelles? ALICE. Parfaitement. Mais ... JEANNE. Attends ... c'est tres serieux. Tu te rappelles donc que Brambourg est entre dans la chambre. Je me suis cachee. Ils ont cause. Je t'ai repete ce qu'ils ont dit? [Alice fait un signe de tete.] Bon. Veux-tu me repeter a ton tour puisque tu te rappelles? Oh! pas tout ce qu'ils ont dit! Seulement la fin! les dernieres paroles de Brambourg? ce qu'il a dit avant de s'en aller! ALICE. Avant de s'en aller? JEANNE. Oui, il etait face au hublot ouvert, tu te rappelles bien? ALICE. Parfaitement ... il a vu les feux du navire allemand qui arrivait ... JEANNE. Et il a dit quoi? ALICE. Attends ... attends ... Il a dit: "qu'est-ce que c'est que ca? on dirait un batiment de guerre!" Et puis le navire a allume ses feux de reconnaissance ... quatre feux ... rouges d'abord ... et puis bleus ... JEANNE. Brambourg les a vus? ALICE. Dame! Tu me l'as dit assez souvent, c'est lui qui les a interpretes, je veux dire qui a verifie que c'etait bien les signaux de reconnaissance exacte ... les bons ... ceux qui indiquaient un navire francais ... enfin ... et puis Brambourg seul pouvait verifier ca ... puisqu'il etait de quart ... donc, c'est bien lui ... JEANNE. Ah! enfin, tu t'en es souvenue! bravo! ALICE. Ah! c'etait tout cela? JEANNE. Tout ce que je voulais te faire dire, oui. Maintenant Morbraz, sais-tu pourquoi il est revenu? Pour prevenir Fred que son proces marchait tout a fait mal, qu'il n'y avait pas le plus petit temoin ... et que dans ces conditions ... pas de temoin ... la condamnation ... ALICE. La condamnation? JEANNE. Parfaitement! J'ai dit ca aussi, tout a l'heure ... que, dans ces conditions: aucun temoin, la con-dam-na-tion de Fred ne ferait pas un pli. Voila. ALICE. Voila!... JEANNE. Bien sur, voila! puisqu'il n'y a pas de temoin! puisque personne n'a vu les feux ... ALICE. Eh bien alors ... et Brambourg?... JEANNE. Brambourg pas plus que les autres. Il n'a rien vu, il ne se souvient de rien. ALICE. Ho! mais voyons, mais Jeanne, c'est impossible! impossible! JEANNE. Evidemment, c'est impossible!... Il y a la certainement un malentendu inexplicable, mais certain ... tellement certain. Que Brambourg soit ce qu'on voudra, c'est tout de meme un homme d'honneur, un officier. ALICE. Peut-etre a-t-il oublie ... JEANNE. Je vais lui rafraichir la memoire. ALICE. Comment, Jeanne? JEANNE. Je l'attends. ALICE. Il va venir ici? JEANNE. Pourquoi pas? Des que nous aurons cause cinq minutes, tete a tete, lui et moi, il n'aura plus la moindre envie de mentir. ALICE. C'est a lui que tu ecrivais quand je suis entree! JEANNE. Justement! ALICE. Oh! Jeanne! Jeanne! JEANNE. Eh bien quoi, ma grande! ALICE. Jeanne! mais tu oublies ... JEANNE. Quoi? ALICE. Quoi?... Mais que tu ne sais rien! que tu ne peux rien savoir. JEANNE. Comment! ALICE. La femme du Commandant de l'_Alma_ ne pouvait pas etre a bord de l'_Alma_ la nuit du combat: si elle y avait ete ... par megarde ... si l'appareillage l'avait surprise a bord, c'aurait ete chez son mari ... dans la chambre de son mari ... et son mari le saurait ... Est-ce que son mari le sait? Non ... tu vois bien, tu n'y etais pas ... JEANNE. Naturellement, je n'y etais pas ... ALICE. Tu n'as rien vu, tu ne sais rien, tu ne peux rien dire. Rien!... et puisque tu ne peux rien dire, pourquoi as-tu envoye chercher Brambourg, ma pauvre Jeanne? [Long silence.] JEANNE. Mon Dieu!... qu'est-ce que je lui dirai?... n'importe! ALICE [geste vague.]...................... SCENE VII. Les Memes, LE DUC, puis BRAMBOURG. LE DUC. Madame, regardez voir votre montre. JEANNE. Merci, Le Duc. [A Alice.] Sauve-toi vite. ALICE. J'aimerais mieux rester. JEANNE. Ah! ca ma grande, me prendras-tu toujours pour une gosse? BRAMBOURG [entrant]. Madame, Mademoiselle ... JEANNE. Monsieur. BRAMBOURG. Vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer chercher? JEANNE. Asseyez-vous, je vous prie. [A Alice.] Puisque tu es obligee d'aller la-bas ... Monsieur Brambourg t'excusera ... a ce soir, cherie ... ALICE. A ce soir ... [A Brambourg.] Monsieur. BRAMBOURG. Mademoiselle ... [Sort Alice.] SCENE VIII JEANNE, BRAMBOURG. [Un temps.] BRAMBOURG. Madame, je suis a vos ordres. [Un temps.] Vous m'avez envoye chercher ... [Il lit.] "pour une affaire ... tres urgente, qui nous interesse tous les deux." JEANNE. Oui. BRAMBOURG. Tous les deux? Vous et moi? Madame, je suis flatte! infiniment flatte! un peu intrigue aussi ... JEANNE. Oh! rien de plus simple, Monsieur. Le Commandant Morbraz sort d'ici. BRAMBOURG. Ah! bon!... je n'y etais pas du tout, il s'agit du proces devant le Conseil de guerre? JEANNE. J'ai eu connaissance par hasard d'une partie de votre deposition. BRAMBOURG. Ah! JEANNE. Oui, j'ai pense que vous voudriez bien excuser une curiosite legitime ... il s'agit de mon mari ... et completer les renseignements que j'ai ... BRAMBOURG. Madame, je vous l'ai deja dit. Je suis a vos ordres. Malheureusement, j'ai bien peur ... JEANNE. Il s'agit des circonstances qui ont precede le combat. BRAMBOURG [qui reflechit]. Madame ... JEANNE. En particulier ... des signaux de reconnaissance qui ont ete echanges entre l'_Alma_ et le batiment ennemi ... de ces signaux qui tromperent le Commandant de Corlaix ... BRAMBOURG. Je crains de vous etre d'un faible secours. A ce propos, Madame, vous savez sans doute qu'apres le naufrage, on m'a repeche en assez mauvais etat. Ma memoire s'en est ressentie de la maniere la plus penible, et ce sont precisement les circonstances qui ont precede le combat qui demeurent les plus troubles dans mon souvenir. Il y a la pour moi ... comme un grand trou. Toutefois, s'il me revenait quelques bribes de faits, cela ne vous servirait probablement de rien. Au moment ou les signaux furent echanges, je n'etais pas sur la passerelle; le Commandant de Corlaix m'avait envoye faire une ronde. JEANNE. Oui, je sais cela. Mais ... il n'est pas indispensable d'etre sur la passerelle pour voir les signaux? BRAMBOURG. Pour voir les signaux qu'on faisait sur la passerelle? Madame, il me semble que oui. JEANNE. Il ne s'agit pas des signaux qui ont ete faits par l'_Alma_, il s'agit des signaux qui ont ete faits par le batiment ennemi. [Brambourg reflechit.] BRAMBOURG. Je n'etais pas sur la passerelle, je n'etais pas sur le pont non plus; j'etais dans les fonds du navire. Je ne pouvais rien voir. JEANNE. Mais il y a des hublots, je crois? BRAMBOURG. Des hublots?... JEANNE. Sans doute vous faisiez une ronde, n'est-ce pas? Au cours de cette ronde ... vous auriez pu, par exemple, entrer dans votre chambre? BRAMBOURG. Peut-etre. JEANNE. Ou dans celle d'un camarade? Je fais des suppositions. BRAMBOURG. Je le sais bien. Mais je n'ai pas le moindre souvenir d'avoir vu quelque chose, ni de ma chambre, ni d'aucune autre, ni par aucun hublot ... Madame, je regrette vraiment. JEANNE. Un instant, je vous prie ... Il y a une chose que j'ai peur de vous avoir mal dite ... Vous allez deposer vendredi devant le Conseil de guerre ... et votre deposition se trouve avoir une importance capitale, vous n'y avez surement pas songe!... vous ne pouvez pas y avoir songe! BRAMBOURG. Oh! si fait, Madame. Mais quand j'y songerais davantage, il m'est impossible de deposer contre mes souvenirs, contre ma conscience ... fut-ce meme dans l'interet d'un chef avec qui j'ai pu parfois ne pas m'entendre, mais que je n'ai jamais cesse d'estimer comme un homme d'honneur et comme un bon officier, digne assurement d'etre acquitte et felicite par le Conseil de guerre. JEANNE. Mais alors, rassemblez vos souvenirs. Dites toute la verite! BRAMBOURG. Mais, Madame, je la dis, je l'ai dite! Vous ne voudriez cependant pas me faire dire plus que je ne sais. JEANNE. Etes-vous bien sur de ne pas vous souvenir? BRAMBOURG. Comment? JEANNE. Etes-vous bien sur qu'il n'y ait pas en ce moment, quelque chose en vous, une rancune ... BRAMBOURG. Je vous en prie, Madame ... Oh! Madame, pardon. Je suis tres sur qu'en effet vous avez ete deja pour moi desagreable et brutale, autant et plus que n'a ete le Commandant de Corlaix. Mais je suis sur en ce moment, plus sur encore que vous m'insultez tres gratuitement en supposant que n'importe quelle rancune pourrait influer sur mon temoignage devant un Conseil de guerre. Cela, vous n'avez pas le droit de l'admettre un seul instant!... JEANNE. Monsieur ... BRAMBOURG. Je ne pretends pas etre un coeur d'elite, ni un grand caractere, et je ne pratique pas a tort et a travers l'oubli des injures, mais je suis un officier francais!... [Corlaix entre en marchant peniblement, s'appuyant sur Le Duc.] SCENE IX Les Memes, CORLAIX, LE DUC. BRAMBOURG. Commandant ... je suis heureux de vous voir ... en bonne sante. CORLAIX [lui coupant la parole]. Je vous remercie, Monsieur, de l'interet que vous me portez. C'est vendredi, je crois, qu'auront lieu les debats? BRAMBOURG [menacant]. Oui, Commandant ... a vendredi! [Il salue et sort.] SCENE X JEANNE, CORLAIX, LE DUC. JEANNE. Fred, je croyais que vous dormiez. [Corlaix secoue la tete.] Vous avez l'air tres fatigue. CORLAIX. La journee a ete longue. JEANNE. Prenez mon bras. [Elle remplace Le Duc qui sort.] N'ayez pas peur de vous appuyer. CORLAIX. Petite Jeanne, merci. JEANNE. Asseyez-vous la ... vous etes bien? CORLAIX. Tout a fait bien ... ah ca! vous vous interessez donc a moi, maintenant? JEANNE. Oh! Fred!... CORLAIX. Ce n'est pas un reproche ... a mon age, on prend ce qu'on vous donne et on est si heureux quand c'est seulement un sourire. [Agenouillee au pied de son fauteuil, Jeanne le regarde tres prevenante et tres gentille.] Voulez-vous me permettre de vous poser une question? Cet homme? JEANNE. Brambourg? CORLAIX. Il vous rend donc visite?... Vous le connaissez tant que cela ... Je ne savais pas. JEANNE. Tant que cela?... Brambourg? Mais non, je vais vous expliquer, c'est la premiere fois ... CORLAIX. Non!...Un instant, je vous prie, je voudrais d'abord vous demander ... JEANNE. Quoi? CORLAIX. C'est une priere ... Jeanne, depuis que je vous connais j'ai toujours estime votre droiture ... Il me serait aujourd'hui tres penible de vous trouver ... moins ... JEANNE. Ai-je donc change? CORLAIX. Je ne dis pas cela ... je vous demande ... Jeanne, et je vous supplie de me dire la verite ... Ce Brambourg, qu'est-il venu faire ici?... La verite, Jeanne! JEANNE. Fred, quelle idee avez-vous? c'est tellement simple ... Brambourg est venu parce que j'ai prie de venir, et je l'ai prie de venir parce que le Commandant Morbraz avait trouve sa deposition suspecte ... malveillante ... Vous vous souvenez? Alors, j'ai voulu me rendre compte par moi-meme, et voila tout. CORLAIX. Pardon! je ne vois pas bien ... vous avez voulu vous rendre compte de quoi? JEANNE. Eh! mais de tout cela, de cette deposition, Brambourg pretend n'avoir rien vu des signaux de reconnaissance ... c'est tellement extraordinaire! CORLAIX. Extraordinaire? Mais non! puisqu'il n'etait pas sur la passerelle! JEANNE. Oui, je sais ... Il parait que vous l'aviez chasse ... CORLAIX. Je l'avais chasse ... a peu pres ... Il vous l'a dit? JEANNE. Oui. CORLAIX. Il n'y a pourtant pas de quoi se vanter. Il vous a dit aussi pourquoi? JEANNE. Non. Pourquoi au fait? CORLAIX. Oh! c'est sans interet ... je ne sais meme plus au juste quelle insolence il m'avait lachee ... JEANNE. En tout cas ... vous etes bien sur qu'il ne peut rien contre vous, parce que s'il pouvait, Fred, prenez-y garde! il vous deteste horriblement ... et il me deteste aussi. CORLAIX. Ah! vous aussi ... JEANNE. Du moins, je crois. CORLAIX. Il vous a fait la cour? JEANNE. Eh oui, naturellement. Je reconnais avoir manque de menagement a son egard. Il m'ennuyait trop. CORLAIX. Je comprends ... mais alors? Jeanne, voulez-vous me dire encore la verite ... toute la verite? JEANNE. Fred, vous ne m'avez jamais interrogee comme cela. CORLAIX. Pardon!... c'est tres absurde et ce n'est guere elegant ... ayez tout de meme pitie d'un vieil homme qui souffre ... JEANNE. Vous souffrez? CORLAIX. Oui ... Pas comme vous croyez ... mais n'importe! soyez indulgente et ... repondez-moi, c'est ma derniere question ... Ce Brambourg ... qui vous ennuie ... vous l'avez fait venir pourtant ... Etait-ce seulement a propos de moi?... a propos de mon proces?... rien qu'a propos de mon proces. JEANNE. Mais oui!... Voyons Fred, faut-il que je vous fasse un serment? CORLAIX. Non, je vous crois. Merci. Ainsi donc pour votre vieux mari, pour l'aider, pour le defendre ... vous avez surmonte votre repugnance et vous avez fait venir chez vous cet homme ... Vous m'aimez donc un peu?... JEANNE. Je vous aime beaucoup, Fred! S'il vous arrivait jamais par ma faute n'importe que chagrin, n'importe quel ennui, je ne me le pardonnerai jamais. CORLAIX. Oui ... cela j'en suis sur. JEANNE. D'ailleurs, ne croyez pas que je sois inquiete ... je sais bien qu'on vous rendra justice ... pleine justice ... mais malgre tout il ne faut rien negliger, c'est trop important votre carriere ... votre avenir d'officier ... votre fortune militaire ... enfin, toute votre vie. SCENE XI CORLAIX, JEANNE. CORLAIX. Vous croyez ... JEANNE. Oui, certes, vous me l'avez dit vous-meme bien souvent: "Une fois marin, toujours marin" ... Songez donc, Fred, s'il vous fallait renoncer a la mer. CORLAIX. J'ai renonce a d'autres choses. JEANNE. Les autres choses est-ce que cela compte ... Il n'y a que la mer pour vous ... Vous ne renonceriez pas a la mer? CORLAIX. J'ai renonce a vous ... JEANNE. Fred? CORLAIX. Vous le savez bien ... vous n'etes plus ma femme ... ou si peu. JEANNE. Fred, je vous en supplie, par pitie! CORLAIX. Pardon ... JEANNE [un mouvement]. Fred, tout a l'heure, vous m'avez dit: "C'est ma derniere question." CORLAIX. Je ne vous questionne pas. Je vous regarde. [Jeanne s'ecarte de lui.] CORLAIX. Non! pas meme cela?... ah!... [Jeanne esquisse un mouvement vers lui, mais il l'arrete d'un geste, un petit temps. Ses yeux tombent sur le dossier reste ouvert sur la liste de l'etat-major de l'_Alma_.] Seul! seul! [Il sort lentement--seul--pendant que descend le rideau.] RIDEAU. * * * * * CINQUIEME ACTE Cette salle est situee Place d'Armes, au coin de la rue de l'Intendance. C'est un local rectangulaire, tres banal, blanchi a la chaux, fenetres sur un des longs cotes donnant sur la Place d'Armes dont on apercoit les platanes. Deux portes, opposees aux fenetres, l'une sert d'entree au public et aux temoins, l'autre au Conseil de guerre. On juge le Commandant de vaisseau de la Croix de Corlaix, inculpe d'office dans les faits de la perte du croiseur-eclaireur l'_Alma_. Corlaix se presente un bras en echarpe, le front bande sous sa casquette d'uniforme. Il est pale et visiblement affaibli. SCENE PREMIERE VICE-AMIRAL DE FOLGOET, president du Conseil de guerre, CONTRE-AMIRAL DE CHALLEROY, CONTRE-AMIRAL DE LUTZEN, DEUX AUTRES CONTRE-AMIRAUX, UN CAPITAINE DE VAISSEAU, JUGES, COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT: MORBRAZ. Defenseurs: Capitaine de Fregate de L'ESTISSAC et un avocat du barreau de Toulon, Maitre VALECHE. PREVENU: CORLAIX. Greffier, Matelots de garde, Plantons, etc ... LE DUC a la barre. PUBLIC. FOLGOET. Bref, vous, Le Duc, vous etiez de quart sur la passerelle? LE DUC. Dessous la passerelle que j'etais de quart, Amiral. FOLGOET. Dessous! si vous aimiez mieux, vous etiez donc de quart "dessous" le passerelle et, malgre cela, vous n'en savez pas plus long que les autres. Vous n'avez rien vu, rien entendu. Vous ne vous rappelez rien? Je veux dire de tout ce qui a precede le premier coup de canon? LE DUC [la main au bonnet, a chaque replique]. C'est ca comme vous dites, Amiral! Rien de tout ca que vous m'avez demande aussi donc! LE GREFFIER. Mais dites donc "Monsieur le President" a la fin des fins. Vous etes donc bouche a l'emeri, vous? LE DUC [au greffier]. C'est ca, Monsieur le President. FOLGOET. C'est vraiment une fatalite, Messieurs, je vous prie de le constater une fois de plus! Voila notre septieme temoin et pas une indication! CHALLEROY. Pas la moitie d'une. FOLGOET. Sept temoins sur lui, il n'en reste qu'un, le plus important il est vrai, l'officier, Monsieur Brambourg ... Monsieur l'enseigne de vaisseau Brambourg et le seul officier qui ait survecu. Messieurs, avec le Commandant de Corlaix. CHALLEROY. Et l'etat-major de l'_Alma_ comptait? CORLAIX. Vingt-quatre officiers. LUTZEN. Vingt-quatre dont vingt-deux sont morts, par consequent vingt deux morts sur vingt-quatre, cela fait du quatre-vingt-douze pour cent--proportion des tues pour l'etat-major. Voyons pour l'equipage. Monsieur de Corlaix, combien comptiez-vous d'hommes? CORLAIX. Deux cent cinquante, Amiral, dont cent vingt-quatre ont survecu. LUTZEN. Cent vingt-quatre. Cent vingt-quatre sur deux cent cinquante, disons _grosso modo_ la moitie. Et par consequent pour l'equipage, proportion des tues: cinquante pour cent! Cinquante au lieu de quatre-vingt-douze. Comment l'expliquez-vous Corlaix? CORLAIX. Sitot que la torpille allemande nous eut frappes, je fis rappeler aux postes d'evacuation ... L'ennemi etait deja coule bas a ce moment, Amiral ... Le temps manquait pour mettre aucune embarcation a la mer, mais des barques de peche etaient alentour. Mes officiers rallierent leurs postes dans les fonds et y resterent jusqu'a la fin, puisqu'ils n'eurent pas le temps de faire sortir tous leurs hommes devant eux. LUTZEN. C'est ce que je pensais. Autrement dit, vingt-deux officiers francais sont morts pour sauver cent vingt-quatre matelots francais et pour essayer d'en sauver davantage. Ils n'on fait que leur devoir, et je n'en aurais pas ouvert la bouche, s'il n'etait pas utile que le pays en fut informe. FOLGOET. Greffier, appelez Monsieur Brambourg a la barre. [A Le Duc.] Toi, va-t'en. LUTZEN. Pardon, Amiral ... avant que celui-ci s'en aille ... FOLGOET. Mon cher Amiral, c'est moi qui vous demande pardon! Greffier! tiens bon! LUTZEN [a Le Duc]. Accoste ici, toi. C'est Le Duc qu'on t'appelle, hein? Ca va comme ca, espere un peu ... Tantot tu nous as explique que pour les choses avant qu'on eut rappele aux postes de combat, tu ne te rappelles rien. Mais pour les choses apres? Tu es un peu la, hein, pour te les rappeler les choses apres? LE DUC [a l'aise]. Pour sur comme vous dites, Amiral. LUTZEN. Bon ca. Alors, ecoute voir. Sitot que le clairon eut rappele ... qu'est-ce que tu as fait? LE DUC. Je m'ai foutu la gueule par terre, Amiral, rapport a ca qu'il nous est arrive quasi tout de suite un obus droit dans la passerelle, autant dire. Meme que j'ai point seulement eu la chance d'etre blesse! LUTZEN. Bon. Alors puisque tu n'etais point blesse, tu t'es ramasse. Et sitot ramasse, qu'est-ce que tu as encore fait? LE DUC. J'ai couru a mon canon, donc! LUTZEN. Et tu as tire, hein? C'est toi qui as coule le Boche, je parie? LE DUC. Pour sur, oui, c'est moi ... moi ... avec les autres. LUTZEN. Et apres? LE DUC. Apres? LUTZEN. Apres que la torpille vous fut rentree dedans? LE DUC. Apres que la torpille ... LUTZEN. Oui. Allons! allons! Va de l'avant! LE DUC. Je ... je ... ne sais plus trop ... LUTZEN. Si! tu sais: ne mens point, tu as jure ... LE DUC. Mentir, que vous dites! Ma Doue! j'ai jamais su! Je me recherche ... esperez un coup ... ca y est ... c'est ca! Je suis ete trouver Diquelou pour nous deux descendre en bas querir Monsieur d'Artelles ... rapport comme ca qu'il n'etait pas de quart, Monsieur d'Artelles ... et alors, sur et certain etant endormi couche dans sa chambre, vous pensez il n'aurait pas eu tant seulement possibilite a deja monter puisqu'on ne s'etait pas meme battu en tout quatre, cinq minutes ... Monsieur d'Artelles, moi, j'etais son canonnier. LUTZEN. Alors, tu as ete querir Monsieur d'Artelles? LE DUC. C'est ca, Amiral ... Seulement, avant de venir, il a voulu faire comme ca quelque chose et alors il s'est eventre contre les ferrures de sa chambre ... qui avait saute en vrac ... quelque obus, probable ... et alors il a decede ... [La main aux yeux.] LUTZEN. Dans sa chambre qu'il a decede? LE DUC. Non ... sur le pont ... sur le pont parce que je l'avais remonte moi et Diquelou ... LUTZEN. Bon. Comme ca donc, tu etais sur le pont, tu es descendu dans les fonds reveiller ton officier; il etait blesse, tu l'as porte ... tout ca pendant que l'_Alma_ s'en allait par le fond? Tu le savais qu'elle s'en allait par le fond? LE DUC. Pour sur. Diquelou il m'avait dit: "Peut etre qu'on n'aura pas le temps de remonter si on descend." LUTZEN. Tu es descendu tout de meme ... Bon. C'est ca que je voulais savoir. Pas autre chose. Le Duc tu t'appelles, hein? LE DUC. Oui, Amiral. Le Duc, Jean-Yves-Marie aussi donc. LUTZEN. Ca va bien, merci. Je me rappellerai. FOLGOET. Moi aussi. Merci, Lutzen ... Monsieur le commissaire du Gouvernement?... Monsieur le defenseur? [Signes negatifs.] On n'a plus besoin de vous, Le Duc, asseyez-vous ou vous voudrez. [Le Duc traverse la salle et va s'asseoir sur le banc le plus eloigne.] LE PUBLIC. [Murmures discrets chuchotes.] FOLGOET. Greffier, faites appeler Monsieur l'enseigne de vaisseau Brambourg a la barre. LE GREFFIER. Gendarme, appelez Monsieur Brambourg a la barre. FOLGOET [aux membres du Conseil]. Jusqu'ici la question demeure entiere: nous sommes toujours en presence de l'unique affirmation du capitaine de vaisseau de la Croix de Corlaix, ex-commandant de l'_Alma_, laquelle n'est malheureusement etayee d'aucune preuve et demeure--passez-moi le mot, Commandant--tout a fait extraordinaire, voire extravagante. Monsieur de Corlaix affirme que le croiseur allemand _Coblenz_ ... nul doute que ce soit lui qui combattit l'_Alma_ dans la nuit du 31 juillet et fut coule bas en meme temps que l'_Alma_. UNE VOIX [dans le public]. Avant! FOLGOET [au public]. Voulez-vous que je fasse evacuer la salle? [Au Conseil de guerre.] Monsieur de Corlaix affirme donc que le _Coblenz_ questionne a deux reprises, sur sa nationalite, comme il est reglementaire, repondit deux fois par signal correct qu'il etait Francais. [Il se trouve vers Corlaix.] Commandant, je ne me trompe pas? C'est bien la votre systeme de defense? CORLAIX. C'est bien la l'exacte verite. [Entre Brambourg.] FOLGOET. C'est ce que nous allons voir. [Mouvements dans le public.] SCENE II Les Memes, BRAMBOURG, a la barre. FOLGOET. Monsieur Brambourg, n'est-ce pas? BRAMBOURG. Oui, Monsieur le President. FOLGOET. Age, prenoms, qualite. BRAMBOURG. Albert Brambourg, enseigne de vaisseau de premiere classe, vingt-huit ans, j'etais officier de quart en sous-ordre a bord de l'_Alma_. FOLGOET. Vous n'etes ni parent ni allie de l'accuse ..., vous n'avez jamais ete a son service, il n'a jamais ete au votre? BRAMBOURG. Non, Amiral. FOLGOET. Vous jurez de parler sans haine et sans crainte ... de dire toute la verite, rien que la verite. BRAMBOURG. Je le jure. FOLGOET. Si vous voulez bien deposer. BRAMBOURG. Mes souvenirs sont extremement vagues ... On a du vous transmettre une note de l'hopital a mon sujet ... FOLGOET. Nous savons que vous n'avez ete recueilli que plusieurs heures apres le naufrage, qu'un evanouissement prolonge s'en est suivi et que la memoire des faits ne vous est revenue que peu a peu, confuse et fragmentaire. Alors, dites-nous tout de meme ce que vous savez des circonstances qui ont precede le combat a la suite duquel l'_Alma_ a peri. Vous etiez de quart, je crois? BRAMBOURG. En effet, Amiral, j'etais de quart. FOLGOET. Eh bien, alors? BRAMBOURG. Mais quelque temps avant que l'ennemi fut signale, l'ordre m'a ete donne de quitter la passerelle pour aller faire une ronde dans les fonds du navire et je n'etais pas encore remonte ... FOLGOET. Qui vous a donne cet ordre? l'officier de quart en premier? BRAMBOURG. Non, amiral, le Commandant lui-meme. FOLGOET. Monsieur de Corlaix? BRAMBOURG. Monsieur de Corlaix. FOLGOET. Vous vous souvenez, Commandant, d'avoir donne cet ordre? CORLAIX. Je m'en souviens parfaitement. FOLGOET. Et le _Coblenz_ n'etait pas encore en vue quand vous avez quitte la passerelle? BRAMBOURG. Autant qu'il m'en souvienne ... non ... CORLAIX. Il n'etait pas encore en vue. FOLGOET. Et vous etes revenu sur la passerelle? BRAMBOURG. Pendant le combat. FOLGOET. Que savez-vous sur le combat? BRAMBOURG. Il a ete tres court. FOLGOET. Ou etiez-vous, Monsieur, quand l'_Alma_ a chavire? BRAMBOURG. Je crois bien que j'etais sur le pont, Amiral. J'avais conduit moi-meme a l'exterieur, un groupe de trainards. Nos hommes, et surtout ceux qui ne savaient pas nager, se cramponnaient au batiment et nous avions toutes les peines du monde a les persuader de se jeter a la mer. Ce que je sais le mieux, c'est que je me suis trouve tout a coup dans l'eau, une vague a deferle sur moi ... FOLGOET. Nous savons egalement tout cela. La seule chose que nous ne sachions pas et qu'il nous importerait de savoir c'est la sorte de signaux que le _Coblentz_ a fait a l'_Alma_ et que le Commandant de Corlaix a pris pour les reponses correctes des signaux de reconnaissance du jour et de l'heure. Vous n'avez pas vu les signaux du _Coblentz_, Monsieur? BRAMBOURG. Quand le _Coblentz_ et l'_Alma_ ont echange leur signaux, j'etais surement dans les fonds du navire, Amiral. FOLGOET. En ce cas, Monsieur ... ah! j'oubliais encore: M. le Commissaire due Gouvernement ... MORBRAZ [geste, il s'adresse a Brambourg]. D'apres vos declarations, Monsieur, vous avez quitte la passerelle dix bonnes minutes avant que le _Coblentz_ fut en vue? BRAMBOURG. Il me semble. MORBRAZ. Dix minutes? Bon! C'est long comme un jour sans pain, dix minutes! Qu'avez-vous fait toute cette eternite-la? BRAMBOURG. J'ai fait ma ronde. MORBRAZ. Quelle ronde? BRAMBOURG. Celle que j'avais recu l'ordre de faire. MORBRAZ. Je comprends bien ... c'est vous qui ne comprenez pas! Je vous demande: quelle espece de ronde? Oui, par ou avez-vous passe? BRAMBOURG. Voila precisement ce dont je me souviens le plus mal, j'ai du passer par la batterie d'abord ... et puis par l'entrepont cuirasse. MORBRAZ. C'est tout? BRAMBOURG. Je n'avais pas a aller ailleurs. LE DUC [se levant]. Commandant? FOLGOET. Qui est-ce qui a parle? LE DUC. Amiral? FOLGOET. Vous repondrez quand on vous questionnera. LE DUC. Oui, Amiral. LE GREFFIER. Asseyez-vous. LE DUC [obeissant]. Oui, Amiral. BRAMBOURG. Je vous demande pardon, Commandant. Je me rappelle maintenant qu'avant de faire ma ronde, je suis entre dans ma chambre au moment precis ou cet homme [Il designe Le Duc] sortait de la chambre voisine. [Rumeur ironique dans la foule.] MORBRAZ. Ah! BRAMBOURG. Ce detail m'avait echappe. Je me rappelle tres bien, je reconnais la figure de cet homme ... cela n'a d'ailleurs guere d'importance. MORBRAZ. Je ne suis pas de votre avis. Votre chambre, ou etait-elle? BRAMBOURG. A babord, dans la batterie. MORBRAZ. A babord, voila qui devient interessant. LUTZEN. Comment ca? MORBRAZ. Bien sur puisque c'est par babord que M. de Corlaix nous disait tout a l'heure avoir releve le croiseur allemand. BRAMBOURG. Je vois ou vous voulez en venir, Monsieur le Commissaire du Gouvernement. Malheureusement, je n'ai fait qu'ouvrir la porte et la refermer; mon hublot etait visse, la tape de cuivre en place. Je ne pouvais rien voir a l'exterieur. MORBRAZ. Peremptoire. Ensuite? Avez-vous commence immediatement cette fameuse ronde. [Un petit temps.] Rassemblez vos souvenirs. BRAMBOURG. Ensuite, je suis entre dans la chambre voisine. [Rumeur ironique de la foule.] MORBRAZ. Voici du nouveau. BRAMBOURG. Oui. Et cela d'ailleurs, je ne l'avais pas oublie, mais il n'y a rien la qui concerne le proces. MORBRAZ. Etes-vous sur? Pourquoi ne l'avez-vous pas dit tout de meme? BRAMBOURG. J'avais un motif pour me montrer discret sur ce point. FOLGOET. Quel motif? BRAMBOURG. Amiral ... FOLGOET. Je trouve etrange que vous hesitiez ... BRAMBOURG. J'ai hesite, Amiral, mais des l'instant que vous insistez ... Je prie le Conseil de guerre de tenir compte de mon hesitation. Le fait qu'on m'oblige de mentionner ne se rapporte d'aucune maniere au proces, ma premiere intention n'etait pas d'en rien dire ici. Au cours de ma ronde, je suis entre, en effet, chez 'un de mes camarades, chez Monsieur d'Artelles, mort dans la catastrophe. Monsieur d'Artelles etait mon ami. [Exclamation etouffee qui part du banc de Madame de Corlaix. Folgoet murmure. Brambourg continue.] Je suis entre chez Monsieur d'Artelles dans le dessein de lui demander, et cela sans perdre une heure, d'aider a ma permutation. Je savais que cela lui etait faisable. Je voulais en effet debarquer de l'_Alma_ le plus promptement possible. FOLGOET. Vous vouliez debarquer? Pourquoi? BRAMBOURG. Je desirais n'etre plus sous les ordres du Commandant de Corlaix. Lui-meme, d'ailleurs n'aurait rien objecte a ma permutation. FOLGOET. [Geste vers Corlaix.] ....................................................... CORLAIX [il incline la tete]. C'est exact. FOLGOET [interroge du regard ses assesseurs.] ........................................................ LUTZEN. Vous auriez a vous plaindre de lui? CORLAIX. Non, Amiral. Monsieur Brambourg servait irreprochablement, je n'ai jamais eu le moindre reproche a lui faire, et la veille meme, j'aurais regrette qu'il permutat et lui-meme n'y pensait probablement pas ... c'est a peine quelques heures avant la catastrophe que nous avons eu, lui et moi, une sorte d'altercation d'ordre strictement prive. FOLGOET. Strictement prive? En ce cas, je vous demande pardon ... [Il s'adresse au Conseil de guerre]. Messieurs ... nous pouvons nous en tenir la. MORBRAZ. Il est certain qu'un fait d'ordre prive n'est pas de la competence d'un tribunal ... un fait d'ordre prive ca ne nous regarde pas. Mais, par exemple, ce qui nous regarde, ce sont les consequences d'ordre public qui en resultent de ce fait d'ordre prive ... [Geste de Folgoet. Morbraz continue.] Il n'en manque jamais de ces sacrees consequences d'ordre public ... il ne pleut ... FOLGOET. C'est indiscutable, mais je ne vois pas ... MORBRAZ. Parbleu, Monsieur le President, moi non plus je ne vois pas ... et c'est justement pourquoi je voudrais voir ... excusez-moi d'insister, mais tout a l'heure, j'ai demande au temoin quel avait ete l'itineraire de sa ronde et il m'a repondu: "batterie, entrepont cuirasse" tout sec; j'ai pu me contenter de cette reponse-la tout a l'heure, a present je ne peux absolument pas ... et je reclame des details. BRAMBOURG. Quels details? MORBRAZ. Tous les details. Je n'ai pas l'intention de vous offenser, mon cher Monsieur, loin de la ... Mais c'est mon metier d'ennuyer les gens ... je vous ennuie, je regrette ... mais un Commissaire du Gourvernement qui n'ennuierait pas les gens, ca passerait la mesure! Alors, recapitulons ... Vous nous revelez tout d'un coup a brule-pourpoint ... Eh bien, je regrette de plus en plus, mais j'ai besoin de savoir toutes ces choses ... de les savoir sans exception de la premiere a la derniere ... Je suis Commissaire du Gouvernement, que voulez-vous! Donc, pour commencer, soyez bien gentil. Fouillez votre memoire de haut en bas, et de tribord a babord, et retrouvez-moi tout ce que vous avez dit dans sa chambre a Monsieur l'enseigne de vaisseau d'Artelles, et ce que Monsieur l'enseigne de vaisseau d'Artelles vos a repondu. FOLGOET. Somme toute, tout cela est assez logique. [A Brambourg.] Vous avez entendu la question, Monsieur? BRAMBOURG. Monsieur le President, il m'est impossible de me rappeler mot pour mot, surtout dans l'etat ou je suis, les termes d'une conversation deja vieille de plus d'un mois. MORBRAZ. A l'impossible nul n'est tenu. Vous avez oublie le mot a mot? On vous le passe! Ne dites pas les mots, dites les choses, nous nous en contenterons. Par exemple, dites-les toutes, ces choses! en detail, hein? ne sautez rien! BRAMBOURG. Je ne demande pas mieux, mais c'est tres tres vague ... J'ai frappe plusieurs fois a la porte de mon ami d'Artelles ... Il allait se mettre au lit ... MORBRAZ. Fichtre! Ce qu'il a du vous recevoir aimablement! Je ne m'etonne plus qu'on vous ait entendus crier si fort tous les deux! BRAMBOURG [regarde Morbraz, hesite et continue]. D'Artelles m'ouvrit enfin, je le mis au courant de ma situation et je lui demandai de me rendre un service. On lui avait offert une permutation quelque temps auparavant. Il l'avait refusee. Je lui demandai de bien vouloir renouer l'affaire a mon compte. Il me promit de le faire. MORBRAZ. Et puis? BRAMBOURG. Et puis ... c'est tout. MORBRAZ. Vous etes sur? Je viens de vous dire qu'on vous a entendus crier tous les deux ... crier comme des sourds ... nous avons la des depositions tres precises sur ce point. BRAMBOURG [geste vague.]...................................... MORBRAZ. Il etait ouvert ou ferme le hublot de Monsieur d'Artelles? BRAMBOURG. Je ne me souviens pas. MORBRAZ. Encore un effort. Vous vous etes bien souvenu que le votre etait ferme! BRAMBOURG. Naturellement! le mien. MORBRAZ. Oui, oui, le votre, c'etait le votre. Seulement, celui de Monsieur d'Artelles, c'etait celui de Monsieur d'Artelles. Ne cherchez pas ou j'en veux venir, c'est simple comme bonjour. J'ai beaucoup connu Monsieur d'Artelles, j'etais au courant de ses habitudes et je sais que ses hublots etaient toujours ouverts la nuit ... par consequent ... j'y songe: elle etait a babord comme la votre n'est-ce pas, la chambre de Monsieur d'Artelles? BRAMBOURG. Oui. MORBRAZ. Voyez ce que c'est que d'ennuyer les gens! Voila que je trouve mon affaire! Vous etes sorti de chez Monsieur d'Artelles a quatre heures vingt-cinq, quatre heures trente, n'est-ce pas? BRAMBOURG. Je n'en sais rien! Comment voudriez-vous? MORBRAZ. Oh! je pense bien que vous n'avez pas consulte les chronometres du bord! Mais vous etes remonte sur le pont a l'instant de l'ouverture du feu; donc a quatre heures trente, puisque c'est a quatre heures trente que le _Coblentz_ vous a lance sa torpille, vous aviez quitte Monsieur d'Artelles depuis cinq minutes tout au plus quand le _Coblentz_ a lance sa torpille. BRAMBOURG. Tout au plus, oui. MORBRAZ. Voyez ce que c'est d'ennuyer les gens! Cinq minutes avant d'envoyer sa torpille, le _Coblentz_ ne pouvait pas etre bien loin de l'_Alma_. Il naviguait tous feux clairs. Si donc vous regarde par le hublot de Monsieur d'Artelles, vous n'avez pas pu ne pas voir les feux du _Coblentz_. Et vous avez regarde par le hublot. Un hublot ouvert, on ne peut pas n'y pas donner un coup d'oeil. BRAMBOURG. Je ne me souviens pas. MORBRAZ. Vous avez regarde, je vous dis que vous avez regarde! Si vous ne vous souvenez pas, c'est que vous n'avez rien vu de remarquable. Si vous n'avez rien vu de remarquable, c'est que ... parfaitement! c'est que le Commandant de Corlaix est coupable! L'ESTISSAC. Ah bah! voila une culpabilite a laquelle je ne m'attendais pas. MORBRAZ. Moi non plus, Monsieur le defenseur! je ne m'y attentais pas. Elle n'en est pas moins evidente. Veuillez me faire l'honneur de suivre mon raisonnement. Voila Monsieur [Geste vers Brambourg.] qui a regarde par un hublot a l'heure precise ou le croiseur allemand _Coblentz_ defilait devant le hublot, a l'heure precise aussi ou le susdit croiseur _Coblentz-echangeait avec l'_Alma_ les signaux de reconnaissance qui ont trompe le Commandant de Corlaix. Quels etaient ces signaux? D'apres le Commandant de Corlaix: quatre feux rouges, quatre feux bleus ... Vous ne trouvez pas cela quelque chose de remarquable? Moi, je le trouve. Monsieur, cependant [Geste vers Brambourg] n'en a rien vu ... car il n'en a rien vu, puisqu'il n'en a garde aucun souvenir. Quand on vous allume sous le nez quatre feux rouges, quatre feux bleus, vous vous en souvenez, que diable! si vous ne vous en souvenez pas, c'est qu'on ne vous a rien allume du tout, et si on ne vous a rien allume du tout, le Commandant de Corlaix est coupable! Merci, Monsieur, ca me suffit. Je n'ai plus rien a vous demander, ma conviction est faite. FOLGOET. Monsieur le defenseur? L'ESTISSAC. Je fais toutes mes reserves sur de telles preuves ... le Conseil de guerre appreciera, mais je n'ai a demander a un temoin frappe d'amnesie. FOLGOET [aux juges]. Messieurs ... LUTZEN. Monsieur le President, je voudrais demander au temoin s'il a mesure l'importance imprevue que sa deposition semble prendre. [Brambourg d'un geste semble le regretter mais n'en pouvoir mais ... Exclamations dans la foule.] FOLGOET. C'est intolerable! Sergent d'armes! un peu de silence! LUTZEN [directement a Brambourg]. Je me permets d'insister, Monsieur ... Apres tout ce qui vient d'etre dit, vous ne pouvez pas vous faire d'illusion. Si le prevenu est condamne, le poids de sa condamnation pesera sur vous. BRAMBOURG. Amiral, si le prevenu est condamne, j'en aurai certainement beaucoup de regrets, mais je ne peux pas dire que je me souvienne, je ne me souviens pas, Amiral. [Vives exclamations.] FOLGOET. Sergent d'armes.! LUTZEN. J'en appelle a votre conscience, Monsieur, a votre conscience d'officier, d'officier francais. [Nouvelles exclamations plus violentes.] FOLGOET. Sergent d'armes! Voulez-vous quinze jours de prison? LUTZEN. Le probleme est a present bien pose ce me semble: Vous, qui avez regarde par un hublot de babord, avez-vous vu oui ou non? BRAMBOURG. Je ne sais pas! je ne me souviens pas! LUTZEN. Si vous ne vous souvenez pas, c'est que vous n'avez pas vu, vous etes sur de ne pas vous souvenir? BRAMBOURG [qui hesite]. Il me semble bien ... MORBRAZ. Pardon! comment dites-vous, Monsieur! "Il vous semble" Diantre! faites-y attention! Nous ne sommes pas ici dans un roman psychologique! "Il vous semble" a vous? Eh bien a moi, il me semble que ca passe toute mesure. Bon sang, il me semble qu'ici l'honneur et la carriere d'un officier sont en train de se jouer a pile ou face. Et il me semble que l'honneur d'un officier ca doit peser lourd dans la conscience d'un autre officier, c'est votre avis, je suppose? BRAMBOURG. Certes! c'est bien pourquoi!... MORBRAZ. C'est bien pourquoi je vous prie instamment de peser vos paroles! Vous n'etes pas l'ami de Monsieur, je sais: s'il est condamne, vous ne pleurerez pas! c'est entendu! Mais moi qui suis son ennemi, si fait! son ennemi! je dis bien et je repete: son ennemi puisque nous sommes lui accuse, moi accusateur ... je suis donc son ennemi, mais je vous jure tout de meme, foi de marin, que si je lui cassais les reins tout a l'heure, a Monsieur, en le faisant condamner aux maximum et qu'il me fut prouve par la suite que je me suis trompe et qu'il etait innocent, ah! ah!... j'aime mieux ne pas penser a cela parce que ca passerait la mesure de toutes les mesures des sacres tonnerre de nom d'un chien ... enfin ... j'aimerais mieux crever, voila, Monsieur! j'ai tout dit! A vous le crachoir! BRAMBOURG [avec effort]. Je ne me souviens pas. Je ne suis sur, absolument sur de rien. Tout a l'heure, j'avais meme oublie etre entre dans la chambre avant de faire ma ronde. On m'a aide, je m'en suis souvenu, qu'on m'aide encore, je supplie qu'on m'aide encore ... MORBRAZ. Essayons. Voyons, Monsieur, vous etes dans la chambre de Monsieur d'Artelles. BRAMBOURG. Oui. MORBRAZ. Devant le hublot. BRAMBOURG. Oui. MORBRAZ. Le hublot qui est ouvert. BRAMBOURG. Oui. MORBRAZ. C'est peut-etre vous qui avez regarde. C'est vous. Vous regardez. On allume quatre feux rouges, quatre feux bleus. Vous les voyez ... BRAMBOURG. Attendez ... non ... non ... je ne vois pas ... je ne peux pas dire que je vois ... je ne vois pas! JEANNE. Il a vu! [Sensation. Mouvement. Bruit.] FOLGOET. Qui a parle? JEANNE. Moi, Amiral. MORBRAZ. Madame de Corlaix! JEANNE. Oui, Amiral ... Monsieur ... [geste vers Brambourg] Monsieur l'enseigne de vaisseau Brambourg a vu. BRAMBOURG [qui se releve tout d'un coup]. Moi? JEANNE. Il vous a dit tout a l'heure qu'apres avoir quitte la passerelle de l'_Alma_ sur l'ordre de mon mari, il n'avait pas pu voir les feux de reconnaissance du _Coblentz_. Il s'est trompe ... Apres avoir quitte la passerelle.... il est descendu dans la batterie ... il est entre dans sa chambre, puis dans la chambre de M. d'Artelles toute voisine, et s'ouvrant a babord de l'_Alma_. BRAMBOURG. Oui, c'est bien cela. Je l'ai dit. JEANNE. Le hublot de la chambre de M. d'Artelles etait ouvert ... Par ce hublot ... M. Brambourg a vu les feux du _Coblentz_ ... Presque aussitot le _Coblentz_ a allume la premiere reponse, quatre feux rouges. Alors M. d'Artelles lui a demande [geste]: "Vous qui etes de quart est-ce que c'est bien le signal correct?" Monsieur [geste] a repondu: "Oui". [Violente stupeur de Brambourg qui retombe assis. Grand murmure dans la salle auquel succede un nouveau silence. Jeanne poursuit] M. d'Artelles a encore demande: "Quelle est la reponse a l'autre question". Monsieur [geste] a dit "bleu". Comme il disait cela les quatre fanaux rouges ont ete remplaces par quatre fanaux bleus ... [Jeanne s'arrete et reprend haleine. Brusquement.] Apres que le _Coblentz_ eut tout eteint, comme M. d'Artelles disait a Monsieur [geste]: "Donc, c'est un navire francais", Monsieur [geste] a dit: "francais ou etranger. C'est un secret de polichinelle ... les signaux de reconnaissance ... nos camarades allemands ou autrichiens les voyaient journellement l'an dernier en Adriatique, de la a les interpreter ..." Il a dit tout cela, il l'a dit, je le jure, et je l'ai entendu. FOLGOET. Vous ... vous Madame! Vous avez entendu? CORLAIX. Eh bien, Jeanne? JEANNE. Oui. CORLAIX. Vous avez entendu la nuit du combat? JEANNE. Oui, Amiral, j'ai entendu Monsieur ... et j'ai vu aussi ... oui, les signaux de reconnaissance ... rouges ... bleus ... je les ai vus parce que j'etais la. FOLGOET. Vous etiez la? JEANNE. Oui, a bord ... dans la chambre de ... de M. d'Artelles. FOLGOET. Dans la ... JEANNE. Son canonnier peut en temoigner, c'est lui qui m'a sauvee. FOLGOET. Le Duc? [Le Duc hesite et regarde Jeanne. Jeanne a un geste.] LE DUC. C'est la verite, Amiral! [Corlaix retombe accable sur son banc et semblera ne plus rien entendre jusqu'a la fin de la scene.] MORBRAZ [a Le Duc]. Pourquoi n'as-tu pas dit cela tout a l'heure bourgre d'ane. LE DUC. Vous ne me l'avez pas demande, Commandant. FOLGOET. Monsieur? BRAMBOURG. C'est exact, tout cela est exact et je suis heureux que Mme de Corlaix ait vu. FOLGOET. Vous confirmez la deposition? BRAMBOURG. Absolument. FOLGOET. C'est bien, Monsieur, vous pouvez vous retirer. Le reste n'est plus que formalite. Je pense que Monsieur le Commissaire du Gouvernement abandonne l'accusation? MORBRAZ. Avec une joie que je n'essaierai pas de dissimuler, Monsieur le President. FOLGOET. Monsieur le Defenseur? L'ESTISSAC. Je m'en voudrais d'ajouter un mot. FOLGOET. La seance est levee. [Sort le Conseil de guerre]. SCENE III CORLAIX, JEANNE. [Un temps. Corlaix leve enfin la tete, regarde sa femme qui n'a pas bouge toujours dans la meme attitude humiliee. Il fait un grand effort sur lui-meme, puis:] CORLAIX [d'une voix tres douce]. JEANNE? [Jeanne le regarde n'osant croire au pardon.] Vous voyez que Le Duc est parti. [Il se leve avec de grandes difficultes.] Vous allez etre obligee de soutenir votre vieil ami ... JEANNE [vient tomber a ses genoux]. Pardon! Pardon! [A l'exterieur, cris de la foule: Vive le Commandant de Corlaix! Vive le Conseil de guerre!] CORLAIX. Chut!... Vous m'avez rendu mon honneur de soldat!... [Pendant que le rideau baisse, tres doucement en lui caressant les cheveux.] Ma petite fille ... Ma pauvre petite fille!... RIDEAU. End of the Project Gutenberg EBook of La veille d'armes by Claude Farrere et Lucien Nepoty *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VEILLE D'ARMES *** ***** This file should be named 11037.txt or 11037.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/1/0/3/11037/ Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. 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