The Project Gutenberg EBook of Le pilote du Danube, by Jules Verne This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le pilote du Danube Author: Jules Verne Release Date: March 6, 2004 [EBook #11484] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PILOTE DU DANUBE *** Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. LE PILOTE DU DANUBE PAR JULES VERNE 1920 I AU CONCOURS DE SIGMARINGEN Ce jour-la, samedi 5 aout 1876, une foule nombreuse et bruyante remplissait le cabaret a l'enseigne du _Rendez-vous des Pecheurs_. Chansons, cris, chocs des verres, applaudissements, exclamations se fondaient en un terrible vacarme que dominaient, a intervalles presque reguliers, ces _hoch!_ par lesquels a coutume de s'exprimer la joie allemande a son paroxysme. Les fenetres de ce cabaret donnaient directement sur le Danube, a l'extremite de la charmante petite ville de Sigmaringen, capitale de l'enclave prussienne de Hohenzollern, situee, presque a l'origine de ce grand fleuve de l'Europe centrale. Obeissant a l'invitation de l'enseigne peinte en belles lettres gothiques au-dessus de la porte d'entree, c'est la que s'etaient reunis les membres de la Ligue Danubienne, societe internationale de pecheurs appartenant aux diverses nationalites riveraines. Il n'est pas de joyeuse reunion sans notable beuverie. Aussi buvait-on de bonne biere de Munich et de bon vin de Hongrie a pleines chopes et a pleins verres. On fumait aussi, et la grande salle etait tout obscurcie par la fumee odorante que les longues pipes crachaient sans relache. Mais, si les societaires ne se voyaient plus, ils s'entendaient de reste, a moins qu'ils ne fussent sourds. Calmes et silencieux dans l'exercice de leurs fonctions, les pecheurs a la ligne sont, en effet, les gens les plus bruyants du monde des qu'ils ont remise leurs attributs. Pour raconter leurs hauts faits, ils valent les chasseurs, ce qui n'est pas peu dire. On etait a la fin d'un dejeuner des plus substantiels, qui avait rassemble autour des tables du cabaret une centaine de convives, tous chevaliers de la gaule, enrages de la flotte, fanatiques de l'hamecon. Les exercices de la matinee avaient sans doute singulierement altere leurs gosiers, a en juger par le nombre de bouteilles figurant au milieu de la desserte. Maintenant, c'etait le tour des nombreuses liqueurs que les hommes ont imaginees pour succeder au cafe. Trois heures apres midi sonnaient, lorsque les convives, de plus en plus montes en couleur, quitterent la table. Pour etre franc, quelques-uns titubaient et n'auraient pu se passer completement du secours de leurs voisins. Mais le plus grand nombre se tenaient fermes sur leurs jambes, en braves et solides habitues de ces longues seances epulatoires, qui se renouvelaient plusieurs fois dans l'annee a propos des concours de la Ligue Danubienne. De ces concours tres suivis, tres fetes, grande etait la reputation sur tout le cours du celebre fleuve jaune, et non pas bleu comme le chante la fameuse valse de Strauss. Du duche de Bade, du Wurtemberg, de la Baviere, de l'Autriche, de la Hongrie, de la Roumanie, de la Serbie, et meme des provinces turques de Bulgarie et de Bessarabie, les concurrents affluaient. La Societe comptait deja cinq annees d'existence. Tres bien administree par son President, le Hongrois Miclesco, elle prosperait. Ses ressources toujours croissantes lui permettaient d'offrir des prix importants dans ses concours, et sa banniere etincelait des glorieuses medailles conquises de haute lutte sur des associations rivales. Tres au courant de la legislation relative a la peche fluviale, son Comite directeur soutenait ses adherents, tant contre l'Etat que contre les particuliers, et defendait leurs droits et privileges avec cette tenacite, on pourrait dire cet entetement professionnel, special au bipede que ses instincts de pecheur a la ligne rendent digne d'etre classe dans une categorie particuliere de l'humanite. Le concours qui venait d'avoir lieu etait le deuxieme de cette annee 1876. Des cinq heures du matin, les concurrents avaient quitte la ville pour gagner la rive gauche du Danube, un peu en aval de Sigmaringen. Ils portaient l'uniforme de la Societe: blouse courte laissant aux mouvements toute leur liberte, pantalon engage dans des bottes a forte semelle, casquette blanche a large visiere. Bien entendu, ils possedaient la collection complete des divers engins enumeres au _Manuel du Pecheur_: cannes, gaules, epuisettes, lignes empaquetees dans leur enveloppe de peau de daim, flotteurs, sondes, grains de plomb fondus de toutes tailles pour les plombees, mouches artificielles, cordonnet, crin de Florence. La peche devait etre libre, en ce sens que les poissons, quels qu'ils fussent, seraient de bonne prise, et chaque pecheur pourrait amorcer sa place comme il l'entendrait. A six heures sonnant, quatre-vingt-dix-sept concurrents exactement etaient a leur poste, la ligne flottante en main, prets a lancer l'hamecon. Un coup de clairon donna le signal, et les quatre-vingt-dix-sept lignes se tendirent du meme mouvement au-dessus du courant. Le concours etait dote de plusieurs prix, dont les deux premiers, d'une valeur de cent florins chacun, seraient attribues au pecheur qui aurait le plus grand nombre de poissons et a celui qui capturerait la plus lourde piece. Il n'y eut aucun incident jusqu'au second coup de clairon, qui, a onze heures moins cinq, clotura le concours. Chaque lot fut alors soumis au jury compose du President Miclesco et de quatre membres de la Ligue Danubienne. Que ces hauts et puissants personnages prissent leur decision en toute impartialite et de telle sorte qu'aucune reclamation ne fut possible, bien qu'on ait la tete chaude dans le monde particulier des pecheurs a la ligne, nul ne le mit en doute un seul instant. Toutefois, il fallut s'armer de patience pour connaitre le resultat de leur consciencieux examen, l'attribution des divers prix, soit du poids, soit du nombre, devant rester secrete jusqu'a l'heure de la distribution des recompenses, precedee d'un repas qui allait reunir tous les concurrents en de fraternelles agapes. Cette heure etait arrivee. Les pecheurs, sans parler des curieux venus de Sigmaringen, attendaient, confortablement assis, devant l'estrade sur laquelle se tenaient le President et les autres membres du Jury. Et, en verite, si les sieges, bancs ou escabeaux, ne faisaient point defaut, les tables ne manquaient pas non plus, ni, sur les tables, les moss de biere, les flacons de liqueurs variees, ainsi que les verres grands et petits. Chacun ayant pris place, et les pipes continuant a fumer de plus belle, le President se leva. "Ecoutez!.. Ecoutez!.." cria-t-on de tous cotes. M. Miclesco vida au prealable un bock ecumeux dont la mousse perla sur la pointe de ses moustaches. "Mes chers collegues, dit-il en allemand, langue comprise de tous les membres de la Ligue Danubienne malgre la diversite de leurs nationalites, ne vous attendez pas a un discours classiquement ordonne, avec preambule, developpement et conclusion. Non, nous ne sommes pas ici pour nous griser de harangues officielles, et je viens seulement causer de nos petites affaires, en bons camarades, je dirai meme en freres, si cette qualification vous parait justifiee pour une assemblee internationale. Ces deux phrases, un peu longues comme toutes celles qui se debitent generalement au commencement d'un discours, meme quand l'orateur se defend de discourir, furent accueillies par d'unanimes applaudissements, auxquels se joignirent de nombreux _tres bien! tres bien!_ melanges de _hoch!_, voire de hoquets. Puis, au President levant son verre, tous les verres pleins firent raison. M. Miclesco continua son discours en mettant le pecheur a la ligne au premier rang de l'humanite. Il fit valoir toutes les qualites, toutes les vertus dont l'a pourvu la genereuse nature. Il dit ce qu'il lui faut de patience, d'ingeniosite, de sang-froid, d'intelligence superieure, pour reussir dans cet art, car, plutot qu'un metier, c'est un art, qu'il placa bien au-dessus des prouesses cynegetiques dont se vantent a tort les chasseurs. --Pourrait-on comparer, s'ecria-t-il, la chasse a la peche? --Non! ... non!..., fut-il repondu par toute l'assistance. --Quel merite y a-t-il a tuer un perdreau ou un lievre, lorsqu'on le voit a bonne portee, et qu'un chien--est-ce que nous avons des chiens, nous?--l'a depiste a votre profit?... Ce gibier, vous l'apercevez de loin, vous le visez a loisir et vous l'accablez d'innombrables grains de plomb, dont la plupart sont tires en pure perte!... Le poisson, au contraire, vous ne pouvez le suivre du regard.... Il est cache sous les eaux.... Ce qu'il faut de manoeuvres adroites, de delicates invites, de depense intellectuelle et d'adresse, pour le decider a mordre a votre hamecon, pour le ferrer, pour le sortir de l'eau, tantot pame a l'extremite de la ligne, tantot fretillant et, pour ainsi dire, applaudissant lui-meme a la victoire du pecheur! Cette fois, ce fut un tonnerre de bravos. Assurement, le President Miclesco repondait aux sentiments de la Ligue Danubienne. Comprenant qu'il ne pourrait jamais aller trop loin dans l'eloge de ses confreres, il n'hesita pas, sans craindre d'etre taxe d'exageration, a placer leur noble exercice au-dessus de tous les autres, a elever jusqu'aux nues les fervents disciples de la science piscicaptologique, a evoquer meme le souvenir de la superbe deesse qui presidait aux jeux piscatoriens de l'ancienne Rome dans les ceremonies halieutiques. Ces mots furent-ils compris? Probablement, puisqu'ils provoquerent de veritables trepignements d'enthousiasme. Alors, apres avoir repris haleine en vidant une chope de biere neigeuse: --Il ne me reste plus, dit-il, qu'a nous feliciter de la prosperite croissante de notre Societe, qui recrute chaque annee de nouveaux membres et dont la reputation est si bien etablie dans toute l'Europe centrale. Ses succes, je ne vous en parlerai pas. Vous les connaissez, vous en avez votre part, et c'est un grand honneur que de figurer dans ses concours! La presse allemande, la presse tcheque, la presse roumaine ne lui ont jamais marchande leurs eloges si precieux, j'ajoute si merites, et je porte un toast, en vous priant de me faire raison, aux journalistes qui se devouent a la cause internationale de la Ligue Danubienne! Certes, on fit raison au President Miclesco. Les flacons se viderent dans les verres, et les verres se viderent dans les gosiers, avec autant de facilite que l'eau du grand fleuve et de ses affluents s'ecoule dans la mer. On en fut demeure la, si le discours presidentiel eut pris fin sur ce dernier toast. Mais d'autres toasts s'imposaient, d'une aussi evidente opportunite. En effet, le President s'etait redresse de toute sa hauteur, entre le secretaire et le tresorier egalement debout. De la main droite, chacun d'eux tenait une coupe de champagne, la main gauche posee sur le coeur. --Je bois a la Ligue Danubienne, dit M. Miclesco en couvrant l'assistance du regard. Tous s'etaient leves, une coupe au niveau des levres. Les uns montes sur les bancs, quelques autres sur les tables, on repondit avec un ensemble parfait a la proposition de M. Miclesco. Celui-ci, les coupes vides, reprit de plus belle, apres avoir puise aux intarissables flacons places devant ses assesseurs et lui: --Aux nationalites diverses, aux Badois, aux Wurtembergeois, aux Bavarois, aux Autrichiens, aux Hongrois, aux Serbes, aux Valaques, aux Moldaves, aux Bulgares, aux Bessarabiens que la Ligue Danubienne compte dans ses rangs!" Et Bessarabiens, Bulgares, Moldaves, Valaques, Serbes, Hongrois, Autrichiens, Bavarois, Wurtembergeois, Badois lui repondirent comme un seul homme en absorbant le contenu de leurs coupes. Enfin le President termina sa harangue, en annoncant qu'il buvait a la sante de chacun des membres de la Societe. Mais, leur nombre atteignant quatre cent soixante-treize, il fut malheureusement oblige de les grouper dans un seul toast. On y repondit d'ailleurs par mille et mille _hoch!_ qui se prolongerent jusqu'a extinction des forces vocales. Ainsi s'acheva le second numero du programme, dont le premier avait pris fin avec les exercices epulatoires. Le troisieme allait consister dans la proclamation des laureats. Chacun attendait avec une anxiete bien naturelle, car, ainsi qu'il a ete dit, le secret du Jury avait ete garde. Mais le moment etait venu ou on le connaitrait enfin. Le President Miclesco se mit en devoir de lire la liste officielle des recompenses dans les deux categories. Conformement aux statuts de la Societe, les prix de moindre valeur seraient proclames les premiers, ce qui donnerait a la lecture de cette sorte de palmares un interet Grandissant. A l'appel de leur nom, les laureats des prix inferieurs dans la categorie du nombre se presenterent devant l'estrade. Le President leur donna l'accolade, en leur remettant un diplome et une somme d'argent variable suivant le rang obtenu. Les poissons que contenaient les filets etaient de ceux que tout pecheur peut prendre dans les eaux du Danube: epinoches, gardons, goujons, plies, perches, tanches, brochets, chevesnes et autres. Valaques, Hongrois, Badois, Wurtembergeois figuraient dans la nomenclature de ces prix inferieurs. Le deuxieme prix fut attribue, pour soixante-dix-sept poissons captures, a un Allemand du nom de Weber dont le succes fut accueilli par de chaleureux applaudissements. Ledit Weber etait, en effet, fort connu de ses confreres. Maintes et maintes fois deja, il avait ete classe dans les rangs superieurs lors des precedents concours, et l'on s'attendait generalement a ce qu'il remportat le premier prix du nombre, ce jour-la. Non, soixante-dix-sept poissons seulement figuraient dans son filet, soixante-dix-sept bien comptes et recomptes, alors qu'un concurrent, sinon plus habile, du moins plus heureux, en avait rapporte quatre-vingt-dix-neuf dans le sien. Le nom de ce maitre pecheur fut alors proclame. C'etait le Hongrois Ilia Brusch. L'assemblee tres surprise n'applaudit pas, en entendant le nom de ce Hongrois inconnu des membres de la Ligue Danubienne, dans laquelle il n'etait entre que tout recemment. Le laureat n'ayant pas cru devoir se presenter pour toucher la prime de cent florins, le President Miclesco passa sans plus tarder a la liste des vainqueurs dans la categorie du poids. Les primes furent des Roumains, des Slaves et des Autrichiens. Lorsque le nom auquel etait attribue le second prix fut prononce, ce nom fut applaudi comme l'avait ete celui de l'Allemand Weber. M. Ivetozar, l'un des assesseurs, triomphait avec un chevesne de trois livres et demie, qui eut assurement echappe a un pecheur possedant moins d'adresse et de sang-froid. C'etait l'un des membres les plus en vue, les plus actifs, les plus devoues de la Societe, et c'est lui qui, a cette epoque, avait remporte le plus grand nombre de recompenses. Aussi fut-il salue par d'unanimes applaudissements. Il ne restait plus qu'a decerner le premier prix de cette categorie, et les coeurs palpitaient en attendant le nom du laureat. Quel ne fut pas l'etonnement, plus que l'etonnement, quelle ne fut pas la stupefaction generale, lorsque le President Miclesco, d'une voix, dont il ne pouvait moderer le tremblement, laissa tomber ces mots: " Premier au poids pour un brochet de dix-sept livres, le Hongrois Ilia Brusch! " Un grand silence se fit dans l'assistance. Les mains pretes a battre demeurerent immobiles, les bouches pretes a acclamer le vainqueur se turent. Un vif sentiment de curiosite immobilisait tout le monde. Ilia Brusch allait-il enfin apparaitre? Viendrait-il recevoir du President Miclesco les diplomes d'honneur et les deux cents florins qui les accompagnaient? Soudain un murmure courut a travers l'assemblee. Un des assistants, qui, jusque-la, s'etait tenu un peu a l'ecart, se dirigeait vers l'estrade. C'etait le Hongrois Ilia Brusch. A en juger par son visage soigneusement rase, que couronnait une epaisse chevelure d'un noir d'encre, Ilia Brusch n'avait pas depasse trente ans. D'une stature au-dessus de la moyenne, large d'epaules, bien plante sur ses jambes, il devait etre d'une force peu commune. On pouvait etre surpris, en verite, qu'un gaillard de cette trempe se complut aux placides distractions de la peche a la ligne, au point d'avoir acquis dans cet art difficile la maitrise dont le resultat du concours donnait une irrecusable preuve. Autre particularite assez bizarre, Ilia Brusch devait, d'une maniere ou d'une autre, etre afflige d'une affection de la vue. De larges lunettes noires cachaient, en effet, ses yeux, dont il eut ete impossible de reconnaitre la couleur. Or, la vue est le plus precieux des sens pour qui se passionne aux imperceptibles mouvements de la flotte, et de bons yeux sont necessaires a qui veut dejouer les multiples ruses du poisson. Mais, que l'on fut ou que l'on ne fut pas etonne, il n'y avait qu'a s'incliner. L'impartialite du Jury ne pouvant etre suspectee, Ilia Brusch etait le vainqueur du concours, et cela dans des conditions que personne, de memoire de ligueur, n'avait jamais reunies. L'assemblee se degela donc, et des applaudissements suffisamment sonores saluerent le triomphateur, au moment ou il recevait ses diplomes et ses primes des mains du President Miclesco. Cela fait, Ilia Brusch, au lieu de descendre de l'estrade, eut un court colloque avec le President, puis se retourna vers l'assemblee intriguee, en reclamant du geste un silence qu'il obtint comme par enchantement. " Messieurs et chers collegues, dit Ilia Brusch, je vous demanderai la permission de vous adresser quelques mots, ainsi que notre President veut bien m'y autoriser. On aurait entendu voler une mouche dans la salle tout a l'heure si bruyante. A quoi tendait cette allocution non prevue au programme? --Je desire d'abord vous remercier, continuait Ilia Brusch, de votre sympathie et de vos applaudissements, mais je vous prie de croire que je ne m'enorgueillis pas plus qu'il ne convient du double succes que je viens d'obtenir. Je n'ignore pas que ce succes, s'il eut appartenu au plus digne, eut ete remporte par quelque membre plus ancien de la Ligue Danubienne, si riche en valeureux pecheurs, et que je le dois, plutot qu'a mon merite, a un hasard favorable. La modestie de ce debut fut vivement appreciee de l'assistance, d'ou plusieurs _tres bien!_ s'eleverent en sourdine. --Ce hasard favorable, il me reste a le justifier, et j'ai concu dans ce but un projet que je crois de nature a interesser cette reunion d'illustres pecheurs. "La mode, vous ne l'ignorez pas, mes chers collegues, est aux records. Pourquoi n'imiterions-nous pas les champions d'autres sports, inferieurs au notre a coup sur, et ne tenterions-nous pas d'etablir le record de la peche? Des exclamations etouffees coururent dans l'auditoire. On entendit des _ah! ah!_, des _tiens! tiens!_, des _pourquoi pas?_, chaque societaire traduisant son impression selon son temperament particulier. --Quand cette idee, poursuivait cependant l'orateur, m'est venue pour la premiere fois a l'esprit, je l'ai adoptee sur-le-champ, et sur-le-champ j'ai compris dans quelles conditions elle devait etre realisee. Mon titre d'associe de la Ligue Danubienne limitait, d'ailleurs, le probleme. Ligueur du Danube, c'est au Danube seul qu'il me fallait demander l'heureuse issue de mon entreprise. J'ai donc forme le projet de descendre notre glorieux fleuve, de sa source meme a la mer Noire, et de vivre, durant ce parcours de trois mille kilometres, exclusivement du produit de ma peche. "La chance qui m'a favorise aujourd'hui augmenterait encore, s'il etait possible, mon desir d'accomplir ce voyage, dont, j'en suis certain, vous apprecierez l'interet, et c'est pourquoi, des a present, je vous annonce mon depart, fixe au 10 aout, c'est-a dire a jeudi prochain, en vous donnant rendez-vous, ce jour-la, au point precis ou commence le Danube. Il est plus facile d'imaginer que de decrire l'enthousiasme que provoqua cette communication inattendue. Pendant cinq minutes, ce fut une tempete de _hoch!_ et d'applaudissements frenetiques. Mais un tel incident ne pouvait se terminer ainsi. M. Miclesco le comprit, et, comme toujours, il agit en veritable president. Un peu lourdement peut-etre, il se leva une fois de plus entre ses deux assesseurs. --A notre collegue Ilia Brusch! dit-il d'une voix emue, en brandissant une coupe de champagne. --A notre collegue Ilia Brusch!" repondit l'assemblee avec un bruit de tonnerre, auquel succeda immediatement un profond silence, les humains n'etant pas conformes, par suite d'une regrettable lacune, de maniere a pouvoir crier et boire en meme temps. Toutefois, le silence fut de courte duree Le vin petillant eut tot fait de rendre aux gosiers lasses une vigueur nouvelle, ce qui leur permit de porter encore d'innombrables santes, jusqu'au moment ou fut cloture, au milieu de l'allegresse generale, le fameux concours de peche ouvert ce jour-la, samedi 5 aout 1876, par la Ligue Danubienne, dans la charmante petite ville de Sigmaringen. II AUX SOURCES DU DANUBE En annoncant a ses collegues reunis au _Rendez-vous des Pecheurs_ son projet de descendre le Danube, la ligne a la main, Ilia Brusch avait-il ambitionne la gloire? Si tel etait son but, il pouvait se vanter de l'avoir Atteint. La presse s'etait emparee de l'incident, et tous les journaux de la region danubienne, sans exception, avaient consacre au concours de Sigmaringen une _copie_ plus ou moins abondante, mais toujours capable de chatouiller agreablement l'amour-propre du vainqueur, dont le nom etait en passe de devenir tout a fait populaire. Des le lendemain, dans son numero du 6 aout, la _Neue Freie Press_, de Vienne, notamment, avait insere ce qui suit: Le dernier concours de peche de la Ligue Danubienne s'est termine hier a Sigmaringen sur un veritable coup de theatre, dont un Hongrois du nom d'Ilia Brusch, hier inconnu, aujourd'hui presque celebre, a ete le heros. "Qu'a donc fait Ilia Brusch, demandez-vous, pour meriter une gloire aussi soudaine? "En premier lieu, cet habile homme a reussi a s'adjuger les deux premiers prix du poids et du nombre, en distancant de loin tous ses concurrents, ce qui, parait-il, ne s'etait jamais vu depuis qu'il existe des concours de ce genre. Ce n'est deja pas mal. Mais il y a mieux. "Quand on a recolte une pareille moisson de lauriers, quand on a remporte une aussi eclatante victoire, il semblerait qu'on soit en droit de gouter un repos merite. Or, tel n'est pas l'avis de ce Hongrois etonnant, qui se prepare a nous etonner plus encore. "Si nous sommes bien informes--et l'on connait la surete de nos informations--Ilia Brusch aurait annonce a ses collegues qu'il se proposait de descendre, la ligne a la main, tout le Danube, depuis sa source, dans le duche de Bade, jusqu'a son embouchure, dans la mer Noire, soit un parcours de trois mille kilometres environ. "Nous tiendrons nos lecteurs au courant des peripeties de cette originale entreprise. "C'est jeudi prochain, 10 aout, qu'Ilia Brusch doit se mettre en route. Souhaitons-lui bon voyage, mais souhaitons aussi que le terrible pecheur n'extermine pas, jusqu'au dernier representant, la gent aquatique qui peuple les eaux du grand fleuve international!" Ainsi s'exprimait la _Neue Freie Press_ de Vienne. Le _Pester Lloyd_ de Budapest ne se montrait pas moins chaleureux, non plus que le _Srbske Novine_ de Belgrade et le _Romanul_ de Bucarest, dans lesquels la note se haussait aux dimensions d'un veritable article. Cette litterature etait bien faite pour attirer l'attention sur Ilia Brusch, et, s'il est vrai que la presse soit le reflet de l'opinion publique, celui-ci pouvait s'attendre a exciter un interet grandissant a mesure que se poursuivrait son voyage. Dans les principales villes du parcours ne trouverait-il pas, d'ailleurs, des membres de la Ligue Danubienne, qui considereraient comme un devoir de contribuer a la gloire de leur collegue? Nul doute qu'il ne recut d'eux assistance et secours, en cas de besoin. Des a present, les commentaires de la presse obtenaient un franc succes parmi les pecheurs a la ligne. Aux yeux de ces professionnels, l'entreprise d'Ilia Brusch acquerait une enorme importance, et nombre de ligueurs, attires a Sigmaringen par le concours qui venait de finir, s'y etaient attardes, afin d'assister au depart du champion de la Ligue Danubienne. Quelqu'un qui n'avait pas a se plaindre de la prolongation de leur sejour, c'etait, a coup sur, le patron du _Rendez-vous des Pecheurs_. Dans l'apres-midi du 8 aout, avant-veille du jour fixe par le laureat pour le debut de son original voyage, plus de trente buveurs continuaient a mener joyeuse vie dans la grande salle du cabaret, dont la caisse, etant donnees les facultes absorbantes de cette clientele de choix, connaissait des recettes inesperees. Pourtant, malgre la proximite de l'evenement qui avait retenu ces curieux dans la capitale du Hohenzollern, ce n'est pas du heros du jour que l'on s'entretenait, le soir du 8 aout, au _Rendez-vous des Pecheurs_. Un autre evenement, plus important encore pour ces riverains du grand fleuve, servait de theme a la conversation generale et mettait tout ce monde en rumeur. Cette emotion n'avait rien d'exagere, et des faits du caractere le plus serieux la justifiaient amplement. Depuis plusieurs mois, en effet, les rives du Danube etaient desolees par un perpetuel brigandage. On ne comptait plus les fermes devalisees, les chateaux pilles, les villas cambriolees, les meurtres meme, plusieurs personnes ayant paye de leur vie la resistance qu'elles tentaient d'opposer a d'insaisissables malfaiteurs. De toute evidence, une telle serie de crimes n'avait pu etre accomplie par quelques individus isoles. On avait certainement affaire a une bande bien organisee, et sans doute fort nombreuse, a en juger par ses exploits. Circonstance singuliere, cette bande n'operait que dans le voisinage immediat du Danube. Au dela de deux kilometres de part et d'autre du fleuve, jamais un seul crime n'avait pu lui etre legitimement attribue. Toutefois, le theatre de ses operations ne paraissait ainsi limite que dans le sens de la largeur, et les rives autrichiennes, hongroises, serbes ou roumaines etaient pareillement mises a sac par ces bandits, qu'on ne parvenait nulle part a prendre sur le fait. Leur coup accompli, ils disparaissaient jusqu'au prochain crime, commis parfois a des centaines de kilometres du precedent. Dans l'intervalle, on ne trouvait d'eux aucune trace. Ils semblaient s'etre volatilises, ainsi que les objets materiels, parfois tres encombrants, qui representaient leur butin. Les gouvernements interesses avaient fini par s'emouvoir de ces echecs successifs, vraisemblablement imputables au defaut de cohesion des forces repressives. Une conversation diplomatique s'etait engagee a ce sujet, et, ainsi que la presse en donnait la nouvelle ce matin meme du 8 aout, les negociations venaient d'aboutir a la creation d'une police internationale repartie sur tout le cours du Danube sous l'autorite d'un chef unique. La designation de ce chef avait ete particulierement laborieuse, mais finalement on s'etait mis d'accord sur le nom de Karl Dragoch, detective hongrois bien connu dans la region. Karl Dragoch etait, en effet, un policier, remarquable, et la difficile mission qui lui etait confiee n'aurait pu l'etre a un plus digne. Age de quarante-cinq ans, c'etait un homme de complexion moyenne, plutot maigre, et doue de plus de force morale que de force physique. Il avait assez de vigueur, cependant, pour supporter les fatigues professionnelles de son etat, comme il avait assez de bravoure pour en affronter les dangers. Legalement, il demeurait a Budapest, mais le plus souvent il etait en campagne, occupe a quelque enquete delicate. Sa connaissance parfaite de tous les idiomes du Sud-Est de l'Europe, de l'allemand et du roumain, du serbe, du bulgare et du turc, sans parler du hongrois, sa langue maternelle, lui permettait de n'etre jamais embarrasse, et, en sa qualite de celibataire, il n'avait pas a craindre que des soucis de famille vinssent entraver la liberte de ses mouvements. Sa nomination avait, comme on dit, une bonne presse. Quant au public, il l'approuvait a l'unanimite. Dans la grande salle du _Rendez-vous des Pecheurs_, la nouvelle en etait accueillie d'une maniere tout particulierement flatteuse. "On ne pouvait mieux choisir, affirmait, au moment ou s'allumaient les lampes du cabaret, M. Ivetozar, titulaire du second prix du poids, lors du concours qui venait de finir. Je connais Dragoch. C'est un homme. --Et un habile homme, rencherit le President Miclesco. --Souhaitons, s'ecria un Croate, du nom peu facile a prononcer de Svrb, proprietaire d'une teinturerie dans un des faubourgs de Vienne, qu'il reussisse a assainir les rives du fleuve. La vie n'y etait plus tolerable, en verite! --Karl Dragoch a affaire a forte partie, dit l'Allemand Weber, en hochant la tete. Il faudra le voir a l'oeuvre. --A l'oeuvre!... s'ecria M. Ivetozar. Il y est deja, n'en doutez pas. --Certes! approuva M. Miclesco. Karl Dragoch n'est pas d'un caractere a perdre son temps. Si sa nomination remonte a quatre jours, comme le disent les journaux, il y en a au moins trois qu'il est en campagne. --Par quel bout va-t-il commencer? demanda M. Piscea, un Roumain au nom predestine pour un pecheur a la ligne. Je serais bien embarrasse, je l'avoue, si j'etais a sa place. --C'est precisement pour ca qu'on ne vous y a pas mis, mon cher, repliqua plaisamment un Serbe. Soyez sur que Dragoch n'est pas embarrasse, lui. Quant a vous dire son plan, c'est autre chose. Peut-etre s'est-il dirige sur Belgrade, peut-etre est-il reste a Budapest... A moins qu'il n'ait prefere venir precisement ici, a Sigmaringen, et qu'il ne soit en ce moment parmi nous au _Rendez-vous des Pecheurs!_ Cette supposition obtint un grand succes d'hilarite. --Parmi nous!... se recria M. Weber. Vous nous la baillez belle, Michael Michaelovitch. Que viendrait-il faire ici, ou, de memoire d'homme, on n'a jamais eu a deplorer le moindre crime? --Eh! riposta Michael Michaelovitch, ne serait-ce que pour assister apres-demain au depart d'Ilia Brusch. Ca l'interesse peut-etre, cet homme.... A moins, toutefois, qu'Ilia Brusch et Karl Dragoch ne fassent qu'un. --Comment, ne fassent qu'un! S'ecria-t-on de toutes parts. Qu'entendez-vous par la? --Parbleu! ce serait tres fort. Sous la peau du laureat, personne ne soupconnerait le policier, qui pourrait ainsi inspecter le Danube en parfaite liberte. Cette fantaisiste boutade fit ouvrir de grands yeux aux autres buveurs. Ce Michael Michaelovitch!... Il n'y avait que lui pour avoir des idees pareilles! Mais Michael Michaelovitch ne tenait pas autrement a celle qu'il venait de risquer. --A moins ... commenca-t-il, en employant une tournure qui lui etait decidement familiere. --A moins? --A moins que Karl Dragoch n'ait un autre motif de venir ici, poursuivit-il, passant sans transition a une autre hypothese non moins fantaisiste. --Quel motif? --Supposez, par exemple, que ce projet de descendre le Danube la ligne a la main lui paraisse louche. --Louche!... Pourquoi louche? --Dame! ce ne serait pas bete, non plus, pour un filou, de se cacher dans la peau d'un pecheur, et surtout d'un pecheur aussi notoire. Une telle celebrite vaut tous les incognitos du monde. On pourrait faire les cent coups a son aise, a la condition de pecher dans l'intervalle, histoire de donner le change. --Oui, mais il faudrait savoir pecher, objecta doctoralement le President Miclesco, et c'est la un privilege reserve aux honnetes gens. Cette observation morale, peut-etre un peu hasardeuse, fut frenetiquement applaudie par tous ces passionnes pecheurs. Michael Michaelovitch profita avec un tact remarquable de l'enthousiasme general. --A la sante du President! s'ecria-t-il en levant son verre. --A la sante du President! repeterent tous les buveurs, en vidant les leurs comme un seul homme. --A la sante du President! repeta un consommateur solitairement attable, qui, depuis quelques instants, semblait prendre un vif interet aux repliques echangees autour de lui. M. Miclesco fut sensible a l'aimable procede de cet inconnu, et, pour l'en remercier, il esquissa a son adresse un geste de toast. Le buveur solitaire, estimant sans doute la glace suffisamment rompue par ce geste courtois, se considera comme autorise a faire part de ses impressions a l'honorable assistance. --Bien repondu, ma foi! dit-il. Oui, certes, la peche est un plaisir d'honnetes gens. --Aurions-nous l'avantage de parler a un confrere? demanda M. Miclesco, en s'approchant de l'inconnu. --Oh! repondit modestement celui-ci, un amateur tout au plus, qui se passionne pour les beaux coups, mais n'a pas l'outrecuidance de chercher a les imiter. --Tant pis, monsieur...? --Jaeger. --Tant pis, monsieur Jaeger, car je dois en conclure que nous n'aurons jamais l'honneur de vous compter au nombre des membres de la Ligue Danubienne. --Qui sait? repondit M. Jaeger. Je me deciderai peut-etre un jour a mettre moi aussi la main a la pate ... a la ligne, je veux dire, et, ce jour-la, je serai certainement des votres, si je reunis toutefois les conditions requises pour l'admission. --N'en doutez pas, affirma avec precipitation M. Miclesco excite par l'espoir de recruter un nouvel adherent. Ces conditions fort simples ne sont qu'au nombre de quatre. La premiere est de payer une modeste cotisation annuelle. C'est la principale. --Bien entendu, approuva M. Jaeger en riant. --La seconde, c'est d'aimer la peche. La troisieme, c'est d'etre un agreable compagnon, et je considere que cette troisieme condition est d'ores et deja realisee. --Trop aimable! remercia M. Jaeger. --Quant a la quatrieme, elle consiste uniquement dans l'inscription du nom et de l'adresse sur les listes de la Societe. Or, ayant deja votre nom, quand j'aurai votre adresse.... --43, Leipzigerstrasse, a Vienne. --Vous ferez un ligueur complet au prix de vingt couronnes par an. Les deux interlocuteurs se mirent a rire de bon coeur. --Pas d'autres formalites? demanda M. Jaeger. --Pas d'autres. --Pas de pieces d'identite a fournir? --Voyons, monsieur Jaeger, objecta M. Miclesco, pour pecher a la ligne!... --C'est juste, reconnut M. Jaeger. D'ailleurs, cela n'a guere d'importance. Tout le monde doit se connaitre a la Ligue Danubienne. --C'est exactement le contraire, rectifia M. Miclesco. Songez donc! certains de nos camarades habitent ici, a Sigmaringen, et d'autres sur le rivage de la mer Noire. Cela ne facilite pas les relations de bon voisinage. --En effet! --Ainsi, par exemple, notre etonnant laureat du dernier concours... --Ilia Brusch? --Lui-meme. Eh bien! personne ne le connait. --Pas possible! --C'est ainsi, affirma M. Miclesco. Il n'y a pas plus de quinze jours, il est vrai, qu'il fait partie de la Ligue. Pour tout le monde, Ilia Brusch a ete une surprise, que dis-je! une veritable revelation. --Ce qu'on appelle un _outsider_, en style de course. --Precisement. --De quel pays est-il, cet outsider? --C'est un Hongrois. --Comme vous alors. Car vous etes Hongrois, je crois, monsieur le President? --Pur sang, monsieur Jaeger, Hongrois de Budapest. --Tandis qu'Ilia Brusch? --Est de Szalka. --Ou prenez-vous Szalka? --C'est une bourgade, une petite ville, si vous voulez, sur la rive droite de l'Ipoly, riviere qui se jette dans le Danube a quelques lieues au-dessus de Budapest. --Avec celui-la, du moins, monsieur Miclesco, vous pourrez par consequent voisiner, fit observer M. Jaeger en riant. --Pas avant deux ou trois mois, en tous cas, repondit sur le meme ton le President de la Ligue Danubienne. Il lui faudra bien ce temps pour son voyage... --A moins qu'il ne le fasse pas! insinua le Serbe facetieux, en se melant sans facon a la conversation. D'autres pecheurs se rapprocherent. M. Jaeger et M. Miclesco devinrent le centre d'un petit groupe. --Qu'entendez-vous par la? interrogea M. Miclesco. Vous avez une brillante imagination, Michael Michaelovitch. --Simple plaisanterie, mon cher President, repondit l'interrupteur. Cependant, si Ilia Brusch ne peut etre, selon vous, ni un policier ni un malfaiteur, pourquoi n'aurait-il pas voulu se payer, comme on dit, notre tete, et pourquoi ne serait-il pas tout simplement un farceur? M. Miclesco prit la chose sur le mode grave. --Votre esprit est malveillant, Michael Michaelovitch, repliqua-t-il. Cela vous jouera un mauvais tour un jour ou l'autre. Ilia Brusch m'a fait l'effet d'un brave homme et d'un homme serieux. D'ailleurs, il est membre de la Ligue Danubienne. C'est tout dire. --Bravo! cria-t-on de tous cotes. Michael Michaelovitch, sans paraitre autrement confus de la lecon, saisit avec une admirable presence d'esprit cette nouvelle occasion de porter un toast. --Dans ce cas, dit-il, en saisissant son moss, a la sante d'Ilia Brusch! --A la sante d'Ilia Brusch!" repondit en choeur l'assistance, sans excepter M. Jaeger, qui vida consciencieusement son verre Jusqu'a la derniere goutte. Cette boutade de Michael Michaelovitch n'etait cependant pas aussi denuee de bon sens que les precedentes. Apres avoir annonce son projet a grand fracas, Ilia Brusch n'avait plus reparu. Nul n'en avait plus entendu parler. N'etait-il pas singulier qu'il se fut ainsi tenu a l'ecart, et ne pouvait-on legitimement supposer qu'il avait voulu en faire accroire a ses trop credules collegues? Pour que l'on fut fixe a cet egard, l'attente, en tous cas, ne serait plus de longue duree. Dans trente-six heures, on saurait a quoi s'en tenir. Ceux qui s'interessaient a ce projet n'avaient qu'a se transporter a quelques lieues en amont de Sigmaringen. Ils y rencontreraient assurement Ilia Brusch, si celui-ci etait un homme aussi serieux que le President Miclesco l'affirmait de confiance. Toutefois, une difficulte pouvait se presenter. La situation de la source du grand fleuve etait-elle determinee avec precision? Les cartes l'indiquaient-elles avec exactitude? N'existait-il pas quelque incertitude sur ce point, et, quand on essaierait de rejoindre Ilia Brusch a tel endroit, ne serait-il pas a tel autre? Certes, il n'est pas douteux que le Danube, l'Ister des Anciens, prenne naissance dans le grand-duche de Bade. Les geographes affirment meme que c'est par six degres dix minutes de longitude orientale et quarante-sept degres quarante-huit minutes de latitude septentrionale. Mais enfin cette determination, en admettant qu'elle soit juste, n'est poussee que jusqu'a la minute d'arc et non jusqu'a la seconde, ce qui peut donner lieu a une variation d'une certaine importance. Or, il s'agissait de jeter la ligne a l'endroit meme ou la premiere goutte d'eau danubienne commence a devaler vers la mer Noire. D'apres une legende qui eut longtemps la valeur d'une donnee geographique, le Danube naitrait au milieu d'un jardin, celui des princes de Furstenberg. Il aurait pour berceau un bassin en marbre, dans lequel nombre de touristes viennent remplir leur gobelet. Serait-ce donc au bord de cette vasque intarissable qu'il conviendrait d'attendre Ilia Brusch le matin du 10 aout? Non, la n'est point la veritable, l'authentique source du grand fleuve. On sait maintenant qu'il est forme par la reunion de deux ruisseaux, la Breg et la Brigach, lesquels se deversent d'une altitude de huit cent soixante-quinze metres, a travers la foret du Schwarzwald. Leurs eaux se melangent a Donaueschingen, quelques lieues en amont de Sigmaringen, et se confondent alors sous l'appellation unique de Donau, d'ou les Francais ont fait Danube. Si l'un de ces ruisseaux meritait plus que l'autre d'etre considere comme le fleuve lui-meme, ce serait la Breg, dont la longueur l'emporte de trente-sept kilometres, et qui nait dans le Brisgau. Mais, sans doute, les curieux plus avises s'etaient dit que le point de depart d'Ilia Brusch--s'il partait toutefois--serait Donaueschingen, car c'est la qu'ils se rendirent, la plupart appartenant a la Ligue Danubienne, en compagnie du President Miclesco. Des le matin du 10 aout, ils se mirent en faction sur la rive de la Breg, au confluent des deux ruisseaux. Mais les heures s'ecoulerent, sans que la presence de l'homme du jour eut ete signalee. "Il ne viendra pas, disait l'un. --Ce n'est qu'un mystificateur, disait l'autre. --Et nous ressemblons singulierement a de bons niais! ajoutait Michael Michaelovitch, qui n'avait pas le triomphe modeste. Seul, le President Miclesco persistait a prendre la defense d'Ilia Brusch. --Non, affirmait-il, je n'admettrai jamais qu'un membre de la Ligue Danubienne ait pu avoir la pensee de mystifier ses collegues!... Ilia Brusch aura ete retarde. Patientons. Nous allons bientot le voir arriver." M. Miclesco avait raison de se montrer aussi confiant. Un peu avant neuf heures, un cri s'echappa du groupe qui se tenait au confluent de la Breg et de la Brigach. "Le voila!... le voila!" A deux cents pas, au tournant d'une pointe, apparaissait un canot conduit a la godille, le long de la berge, en dehors du courant. Seul, debout a l'arriere, un homme le dirigeait. Cet homme etait bien celui qui avait figure quelques jours avant au concours de la Ligue Danubienne, le gagnant des deux premiers prix, le Hongrois Ilia Brusch. Lorsque le canot eut atteint le confluent, il s'arreta, et un grappin le fixa a la berge. Ilia Brusch debarqua, et tous les curieux se reunirent autour de lui. Sans doute, il ne s'attendait pas a trouver si nombreuse assistance, car il en parut quelque peu gene. Le President Miclesco vint le rejoindre, et lui tendit une main qu'Ilia Brusch serra avec deference, apres avoir retire sa casquette de loutre. "Ilia Brusch, dit M. Miclesco avec une dignite vraiment presidentielle, je suis heureux de revoir le grand laureat de notre dernier concours. Le grand laureat s'inclina par maniere de remerciement. Le President reprit: --De ce que nous vous rencontrons aux sources de notre fleuve international, nous en concluons que vous mettez a execution votre projet de le descendre, en pechant a la ligne, jusqu'a son embouchure. --En effet, monsieur le President, repondit Ilia Brusch. --Et c'est aujourd'hui meme que vous commencez votre descente? --Aujourd'hui meme, monsieur le President. --Comment comptez-vous effectuer le parcours? --En m'abandonnant au courant. --Dans ce canot? --Dans ce canot. --Sans jamais relacher? --Si, la nuit. --Vous n'ignorez pas qu'il s'agit de trois mille kilometres? --A dix lieues par jour, ce sera fait en deux mois environ. --Alors bon voyage, Ilia Brusch! --En vous remerciant, monsieur le President!" Ilia Brusch salua une derniere fois, et remonta dans son embarcation, tandis que les curieux se pressaient pour le voir partir. Il prit sa ligne, l'amorca, la deposa sur l'un des bancs, ramena le grappin a bord, repoussa le canot d'un vigoureux coup de gaffe, puis, s'asseyant a l'arriere, il lanca la ligne. Un instant apres, il la retirait. Un barbeau fretillait a l'hamecon. Cela parut d'un heureux presage, et, comme il tournait la pointe, toute l'assistance acclama par de frenetiques _hoch!_ le laureat de la Ligue Danubienne. III LE PASSAGER D'ILIA BRUSCH Elle etait donc commencee, cette descente du grand fleuve, qui allait promener Ilia Brusch a travers un duche: celui de Bade; deux royaumes: le Wurtemberg et la Baviere; deux empires: l'Autriche-Hongrie et la Turquie; trois principautes: le Hohenzollern, la Serbie et la Roumanie[1]. L'original pecheur n'avait a redouter aucune fatigue pendant ce long parcours de plus de sept cents lieues. Le courant du Danube se chargerait de le transporter jusqu'a l'embouchure, a raison d'un peu plus d'une lieue a l'heure, soit, en moyenne, une cinquantaine de kilometres par jour. En deux mois, il serait ainsi au terme de son voyage, a condition qu'aucun incident ne l'arretat en route. Mais pourquoi aurait-il eprouve des retards? [Note 1: Ces deux principautes ont ete erigees depuis en royaumes, la Roumanie en 1881 et la Serbie en 1882.] Le canot d'Ilia Brusch mesurait une douzaine de pieds. C'etait une sorte de barge a fond plat, large de quatre pieds en son milieu. A l'avant, s'arrondissait un rouf, un tot, si l'on veut, sous lequel deux hommes auraient pu s'abriter. A l'interieur de ce rouf, deux coffres lateraux, places en abord, contenaient la garde-robe tres reduite du proprietaire, et pouvaient, une fois refermes, se transformer en couchettes. A l'arriere un autre coffre formait banc, et servait a loger divers ustensiles de cuisine. Inutile d'ajouter que la barge etait pourvue de tous les engins qui constituent le materiel du veritable pecheur. Ilia Brusch n'aurait pu s'en passer, puisque, d'apres le projet communique par lui a ses collegues le jour du concours, il devait, pendant ce voyage, vivre exclusivement du produit de sa peche, soit qu'il le consommat en nature, soit qu'il l'echangeat contre especes sonnantes et trebuchantes, qui lui permettraient de composer des menus plus varies sans donner d'entorse a son programme. Dans ce but, Ilia Brusch irait, le soir venu, vendre le poisson capture pendant le jour, et ce poisson aurait des amateurs sur l'une et l'autre rive, apres le bruit fait autour du nom du pecheur. Ainsi s'ecoula la premiere journee. Toutefois, un observateur, qui aurait pu ne pas quitter des yeux Ilia Brusch, aurait ete a bon droit surpris du peu d'ardeur que le laureat de la Ligue Danubienne semblait mettre a la peche, seule raison d'etre, pourtant, de son excentrique entreprise. Se croyait-il a l'abri des regards, il s'empressait de lacher la ligne pour l'aviron, et godillait de toutes ses forces, comme s'il eut voulu activer la marche du bateau. Quelques curieux apparaissaient-ils, au contraire, sur l'une des berges, ou croisait-il un batelier, il saisissait aussitot son arme professionnelle, et, son habilete aidant, ne tardait pas a tirer hors de l'eau quelque beau poisson, qui lui valait les applaudissements des spectateurs. Mais, les curieux caches par un mouvement de la rive, le batelier disparu a un tournant, il reprenait l'aviron, et imprimait a sa lourde barge une vitesse qui s'ajoutait a celle de l'eau. Ilia Brusch avait-il donc quelque motif de chercher a abreger un voyage que personne, cependant, ne l'avait force a entreprendre? Quoi qu'il en soit a cet egard, il avancait assez vite. Entraine par un courant plus rapide a l'origine du fleuve qu'il ne le sera plus tard, godillant chaque fois qu'il estimait l'occasion favorable, il derivait a raison de huit kilometres a l'heure, sinon davantage. Apres avoir passe devant quelques localites sans importance, il laissa derriere lui Tuttlingen, centre plus considerable, sans s'y arreter, bien que quelques-uns de ses admirateurs lui fissent, de la berge, signe d'accoster. Ilia Brusch, declinant du geste l'invitation, se refusa a interrompre sa derive. Vers quatre heures de l'apres-midi, il arrivait a la hauteur de la petite ville de Fridingen, a quarante-huit kilometres de son point de depart. Volontiers il aurait brule--si toutefois cette expression est de mise quand on suit un chemin liquide--Fridingen comme les stations precedentes, mais l'enthousiasme public ne le lui permit pas. Des qu'il apparut, plusieurs barques, d'ou s'elevaient d'innombrables _hoch!_, se detacherent de la rive et cernerent le glorieux laureat. Celui-ci se rendit de bonne grace. D'ailleurs n'avait-il pas a chercher preneur pour le poisson capture au cours de sa peche intermittente? Barbeaux, bremes, gardons, epinoches fretillaient encore dans son filet, sans compter plusieurs de ces mulets qui sont plus particulierement designes sous le nom de hottus. Evidemment il ne pouvait consommer tout cela a lui seul. Du reste, il n'en etait pas question. Les amateurs etaient nombreux. Aussitot que la barge fut arretee, une cinquantaine de Badois se presserent autour de lui, l'appelant, l'entourant, lui rendant les honneurs dus au laureat de la Ligue Danubienne. "Eh! par ici, Brusch! --Un verre de bonne biere, Brusch? --Nous achetons votre poisson, Brusch! --Vingt kreutzers, celui-ci! --Un florin, celui-la!" Le laureat ne savait a qui repondre, et sa peche eut vite fait de lui rapporter quelques jolies pieces sonnantes. Avec la prime deja touchee au concours cela finirait par former une belle somme, si l'enthousiasme se propageait egalement des sources du grand fleuve a son embouchure. Et pourquoi eut-il pris fin? Pourquoi cesserait-on de se disputer les poissons d'Ilia Brusch? N'etait-ce pas un honneur de posseder une piece sortie de ses mains? Certes, il n'aurait meme pas la peine d'aller a domicile debiter sa marchandise que le public se disputerait sur place. Cette vente etait decidement une idee geniale. Ce soir-la, outre qu'il vendit aisement son poisson, les invitations ne lui manquerent pas. Ilia Brusch, qui semblait desireux de quitter son embarcation le moins possible, les repoussa toutes, comme il refusa avec energie les bons verres de vin et les bons moss de biere, qu'on le priait de tous cotes de venir boire dans les cabarets de la rive. Ses admirateurs durent y renoncer et se separer de leur heros, apres avoir pris rendez-vous pour le lendemain au moment du depart. Mais, le lendemain, ils ne trouverent plus la barge. Ilia Brusch etait parti avant l'aube, et, profitant de la solitude de cette heure matinale, il godillait avec ardeur en se maintenant au milieu du fleuve, a egale distance de ses rives assez escarpees. Aide par le courant rapide, il passa vers cinq heures du matin a Sigmaringen, a quelques metres du _Rendez-vous des Pecheurs_. Sans doute, un peu plus tard, l'un ou l'autre des membres de la Ligue Danubienne viendrait s'accouder au balcon du cabaret, afin de guetter l'arrivee de son glorieux collegue. Il la guetterait vainement. Le pecheur alors serait loin, s'il continuait a aller de ce train. A quelques kilometres de Sigmaringen, Ilia Brusch laissa derriere lui le premier affluent du Danube, un simple ruisseau, le Louchat, qui s'y jette sur la rive gauche. Profitant de l'eloignement relatif separant les centres habites dans cette partie de son parcours, Ilia Brusch activa, durant toute cette journee, la marche de son embarcation, en ne pechant que le minimum indispensable. A la nuit, n'ayant capture que tout juste le poisson necessaire a sa consommation personnelle, il s'arreta en pleine campagne, un peu en amont de la petite ville de Mundelkingen dont les habitants ne le croyaient certainement pas si proche. A cette deuxieme journee de navigation succeda la troisieme, qui fut presque identique. Ilia Brusch deriva rapidement devant Mundelkingen avant le lever du soleil, et il etait encore de bonne heure qu'il avait deja depasse le gros bourg d'Ehingen. A quatre heures, il coupait l'Iller, important affluent de droite, et cinq heures n'avaient pas sonne, qu'il etait amarre a un anneau de fer scelle dans le quai d'Ulm, premiere ville du royaume de Wurtemberg, apres Stuttgart, sa capitale. L'arrivee du celebre laureat n'avait pas ete signalee. On ne l'attendait que le lendemain vers les dernieres heures du soir. Il n'y eut donc pas l'empressement habituel. Tres satisfait de son incognito, Ilia Brusch resolut d'employer la fin du jour a une visite sommaire de la ville. Toutefois, dire que le quai etait desert ne serait pas scrupuleusement exact. Il avait au moins un promeneur, et meme tout portait a croire que ce promeneur attendait Ilia Brusch, puisque, depuis le moment ou la barge etait apparue, il l'avait suivie, en marchant le long de la rive. Selon toute probabilite, le laureat de la Ligue Danubienne n'eviterait donc pas l'ovation habituelle. Cependant, depuis que la barge etait amarree a quai, le promeneur solitaire ne s'en etait pas rapproche. Il restait a quelque distance, paraissant observer, comme soucieux de n'etre pas vu lui-meme. C'etait un homme de taille moyenne, sec, l'oeil vif, bien qu'il eut certainement depasse la quarantaine, le corps serre dans un vetement a la mode hongroise. Il tenait a la main une valise de cuir. Ilia Brusch, sans lui preter aucune attention, amarra solidement son bateau, ferma la porte du tot, s'assura que le couvercle des coffres etait bien cadenasse, puis sauta a terre, et gagna la premiere rue remontant vers la ville. L'homme aussitot de lui emboiter le pas, apres avoir rapidement depose dans la barge la valise de cuir qu'il tenait a la main. Traversee par le Danube, Ulm est wurtembergeoise sur la rive gauche, et bavaroise sur la rive droite, mais, sur les deux rives, c'est une ville bien allemande. Ilia Brusch allait le long des vieilles rues bordees de vieilles boutiques a guichets, boutiques dans lesquelles la pratique n'entre guere et ou les marches se concluent a travers la devanture vitree. Quand le vent siffle, quel tapage de ferrailles sonores, alors que se balancent, au bout de leurs bras, les pesantes enseignes decoupees en ours, en cerfs, en croix et en couronnes! Ilia Brusch, apres avoir gagne l'ancienne enceinte, parcourut le quartier, ou bouchers, tripiers et tanneurs ont leurs sechoirs, puis, tout en flanant a l'aventure, il arriva devant la cathedrale, l'une des plus hardies de l'Allemagne. Son munster avait l'ambition de s'elever plus haut que celui de Strasbourg. Cette ambition a ete decue, comme tant d'autres plus humaines, et l'extreme pointe de la fleche wurtembergeoise s'arrete a la hauteur de trois cent trente-sept pieds. Ilia Brusch n'appartenant pas a la famille des grimpeurs, l'idee ne lui vint pas de monter au munster, d'ou son regard aurait embrasse toute la ville et la campagne environnante. S'il l'eut fait, il aurait ete certainement suivi par cet inconnu, qui ne le quittait pas, sans qu'il s'apercut de cette etrange poursuite. Du moins en fut-il accompagne, lorsque, entre dans la cathedrale, il en admira le tabernacle, qu'un voyageur francais, M. Duruy, a pu comparer a un bastion avec logettes et machicoulis, et les stalles du choeur, qu'un artiste du XVe siecle a peuplees de personnages celebres de l'epoque. L'un suivant l'autre, ils passerent devant l'hotel de ville, venerable edifice du XIIe siecle, puis redescendirent vers le fleuve. Avant d'arriver au quai, Ilia Brusch fit une halte de quelques instants, pour regarder une compagnie d'echassiers juches sur leurs longues echasses, exercice tres goute a Ulm, bien qu'il ne soit pas impose aux habitants, comme il l'est encore, dans l'antique cite universitaire de Tubingue, par un sol humide et ravine impropre a la marche des simples pietons. Afin de mieux jouir de ce spectacle, dont les acteurs etaient une troupe de jeunes gens, de jeunes filles, de garcons et de fillettes, tous en joie, Ilia Brusch avait pris place dans un cafe. L'inconnu ne manqua pas de venir s'asseoir a une table voisine de la sienne, et tous deux se firent servir un pot de la biere fameuse du pays. Dix minutes apres, ils se remettaient en route, mais dans un ordre inverse a celui du depart. L'inconnu, maintenant, marchait le premier au pas accelere, et quand Ilia Brusch, qui le suivait a son tour sans s'en douter, atteignit sa barge, il l'y trouva installe et paraissant attendre depuis longtemps. Il faisait encore grand jour. Ilia Brusch apercut de loin cet intrus, confortablement assis sur le coffre d'arriere, une valise de cuir jaune a ses pieds. Tres surpris, il hata le pas. "Pardon, Monsieur, dit-il, en sautant dans son embarcation, vous faites erreur, je pense? --Nullement, repondit l'inconnu. C'est bien a vous que je desire parler. --A moi? --A vous, monsieur Ilia Brusch. --Dans quel but? --Pour vous proposer une affaire. --Une affaire! repeta le pecheur tres surpris. --Et meme une excellente affaire, affirma l'inconnu, qui invita du geste son interlocuteur a s'asseoir. Invitation quelque peu incorrecte, a coup sur, car il n'est pas d'usage d'offrir un siege a qui vous recoit chez lui. Mais ce personnage parlait avec tant de decision et de tranquille assurance, qu'Ilia Brusch en fut impressionne. Sans mot dire, il obeit a l'offre incongrue. --Comme tout le monde, reprit l'inconnu, je connais votre projet et je sais par consequent que vous comptez descendre le Danube, en vivant exclusivement du produit de votre peche. Je suis moi-meme un amateur passionne de l'art de la peche, et je desirerais vivement m'interesser a votre entreprise. --De quelle facon? --Je vais vous le dire. Mais, auparavant, permettez-moi une question. A combien estimez-vous la valeur du poisson que vous pecherez au cours de votre voyage. --Ce que pourra rapporter ma peche? --Oui. J'entends ce que vous en vendrez, sans tenir compte de ce que vous consommerez personnellement. --Peut-etre une centaine de florins. --Je vous en offre cinq cents. --Cinq cents florins! repeta Ilia Brusch abasourdi. --Oui, cinq cents florins payes comptant et d'avance. Ilia Brusch regarda l'auteur de cette singuliere proposition, et son regard devait etre tres eloquent, car celui-ci repondit a la pensee que le pecheur n'exprimait pas. --Soyez tranquille, monsieur Brusch. J'ai tout mon bon sens. --Alors, quel est votre but? demanda le laureat mal convaincu. --Je vous l'ai dit, expliqua l'inconnu. Je desire m'interesser a vos prouesses, y assister meme. Et puis, il y a aussi l'emotion du joueur. Apres avoir mis sur votre chance cinq cents florins, cela m'amusera de voir la somme rentrer par fractions tous les soirs, au fur et a mesure de vos ventes. --Tous les soirs? insista Ilia Brusch. Vous auriez donc l'intention de vous embarquer avec moi? --Certainement, dit l'inconnu. Bien entendu, mon passage ne serait pas compris dans nos conventions et serait paye par une egale somme de cinq cents florins, ce qui fera mille florins au total, toujours comptant et d'avance. --Mille florins! repeta derechef Ilia Brusch de plus en plus surpris. Certes, la proposition etait tentante. Mais il est a supposer que le pecheur tenait a sa solitude, car il repondit brievement: --Mes regrets, Monsieur. Je refuse. Devant une reponse aussi categorique, formulee d'un ton peremptoire, il n'y avait qu'a s'incliner. Tel n'etait pas l'avis, sans doute, du passionne amateur de peche, qui ne parut aucunement impressionne par la nettete du refus. --Me permettrez-vous, monsieur Brusch, de vous demander pourquoi? Interrogea-t-il placidement. --Je n'ai pas de raisons a donner. Je, refuse, voila tout. C'est mon droit, je pense, repondit Ilia Brusch avec un commencement d'impatience. --C'est votre droit, assurement, reconnut sans s'emouvoir son interlocuteur. Mais je n'excede pas le mien en vous priant de bien vouloir me faire connaitre les motifs de votre decision. Ma proposition n'etait nullement desobligeante, au contraire, et il est naturel que je sois traite avec courtoisie. Ces mots avaient ete debites d'une maniere qui n'avait rien de comminatoire, mais le ton etait si ferme, si plein d'autorite meme, qu'Ilia Brusch en fut frappe. S'il tenait a sa solitude, il tenait encore plus sans doute a eviter une discussion intempestive, car il fit droit aussitot a une observation en somme parfaitement justifiee. --Vous avez raison, Monsieur, dit-il. Je vous dirai donc tout d'abord que j'aurais scrupule a vous laisser faire une operation certainement desastreuse. --C'est mon affaire. --C'est aussi la mienne, car mon intention n'est pas de pecher au dela d'une heure par jour. --Et le reste du temps? --Je godille pour activer la marche de mon bateau. --Vous etes donc presse? Ilia Brusch se mordit les levres. --Presse ou non, repondit-il plus sechement, c'est ainsi. Vous devez comprendre que, dans ces conditions, accepter vos cinq cents florins serait un veritable vol. --Pas maintenant que je suis prevenu, objecta l'acquereur sans se departir de son calme imperturbable. --Tout de meme, repliqua Ilia Brusch, a moins que je ne m'astreigne a pecher tous les jours, ne fut-ce qu'une heure. Or, je ne m'imposerai jamais une telle obligation. J'entends agir a ma fantaisie. Je veux etre libre. --Vous le serez, declara l'inconnu. Vous pecherez quand il vous plaira, et seulement quand il vous plaira. Cela augmentera meme les charmes du jeu. D'ailleurs, je vous sais assez habile pour que deux ou trois coups heureux suffisent a m'assurer un benefice, et je considere toujours l'affaire comme excellente. Je persiste donc a vous offrir cinq cents florins a forfait, soit mille florins, passage compris. --Et je persiste a les refuser. --Alors, je repeterai ma question: Pourquoi? Une telle insistance avait veritablement quelque chose de deplace. Ilia Brusch, fort calme de son naturel, commencait neanmoins a perdre patience. --Pourquoi? repondit-il plus vivement. Je vous l'ai dit, je crois. J'ajouterai, puisque vous l'exigez, que je ne veux personne a bord. Il n'est pas defendu, je suppose, d'aimer la solitude. --Certes, reconnut son interlocuteur sans faire le moins du monde mine de quitter le banc sur lequel il semblait incruste. Mais, avec moi, vous serez seul. Je ne bougerai pas de ma place et meme je ne dirai pas un mot, si vous m'imposez cette condition. --Et la nuit? repliqua Ilia Brusch, que la colere gagnait. Pensez-vous que deux personnes seraient a leur aise dans ma cabine? --Elle est assez grande pour les contenir, repondit l'inconnu. D'ailleurs, mille florins peuvent bien compenser un peu de gene. --Je ne sais pas s'ils le peuvent, riposta Ilia Brusch de plus en plus irrite, mais moi je ne le veux pas. C'est non, cent fois non, mille fois non. Voila qui est net, je pense. --Tres net, approuva l'inconnu. --Alors?.. demanda Ilia Brusch en montrant le quai de la main. Mais son interlocuteur parut ne pas comprendre ce geste pourtant si clair. Il avait tire une pipe de sa poche et la bourrait avec soin. Un pareil aplomb exaspera Ilia Brusch. --Faudra-t-il donc que je vous depose a terre? s'ecria-t-il hors de lui. L'inconnu avait acheve de bourrer sa pipe. --Vous auriez tort, dit-il, sans que sa voix trahit la moindre crainte. Et cela, pour trois raisons. La premiere, c'est qu'une rixe ne pourrait manquer de provoquer l'intervention de la police, ce qui nous obligerait a aller tous deux chez le commissaire decliner nos noms et prenoms et repondre a un interminable interrogatoire. Cela ne m'amuserait guere, je l'avoue, et, d'un autre cote, cette aventure serait peu propre a abreger votre voyage, comme vous semblez le desirer.... L'obstine amateur de peche comptait-il beaucoup sur cet argument? Si tel etait son espoir, il avait lieu d'etre satisfait. Ilia Brusch, subitement radouci, semblait dispose a ecouter jusqu'au bout le plaidoyer. Le disert orateur, tres occupe a allumer sa pipe, ne s'apercut pas, d'ailleurs, de l'effet produit par ses paroles. Il allait reprendre sa placide argumentation, quand, a cet instant precis, une troisieme personne, qu'Ilia Brusch, absorbe par la discussion, n'avait pas vue s'approcher, sauta dans la barge. Ce nouveau venu portait l'uniforme des gendarmes allemands. --Monsieur Ilia Brusch? demanda ce representant de la force publique. --C'est moi, repondit l'interpelle. --Vos papiers, s'il vous plait? La demande tomba comme une pierre au milieu d'une mare tranquille. Ilia Brusch fut visiblement aneanti. --Mes papiers?.. begaya-t-il. Mais je n'ai pas de papiers, moi, si ce n'est des enveloppes de lettres et les quittances de loyer pour la maison que j'habite a Szalka. Cela vous suffit-il? --Ce ne sont pas des papiers, ca, repliqua le gendarme d'un air degoute. Un acte de bapteme, une carte de circulation, un livret d'ouvrier, un passeport, voila des papiers! Avez-vous quelque chose de ce genre? --Absolument rien, dit Ilia Brusch avec desolation. --C'est ennuyeux pour vous, murmura le gendarme, qui paraissait tres sincerement fache d'etre dans la necessite de sevir. --Pour moi! protesta le pecheur. Mais je suis un honnete homme, je vous prie de le croire. --J'en suis convaincu, proclama le gendarme. --Et je n'ai rien a craindre de personne. Je suis bien connu, du reste. C'est moi qui suis le laureat du dernier concours de peche de la Ligue Danubienne a Sigmaringen, dont toute la presse a parle, et, ici meme, j'aurai surement des repondants. --On les cherchera, soyez tranquille, assura le gendarme. En attendant, je suis oblige de vous prier de me suivre chez le commissaire, qui s'assurera de votre identite. --Chez le commissaire! se recria Ilia Brusch. De quoi m'accuse-t-on? --De rien du tout, expliqua le gendarme. Seulement, j'ai une consigne, moi. Cette consigne est de surveiller le fleuve et d'amener chez le commissaire tous ceux que je trouverai non munis de papiers en regle. Etes-vous sur le fleuve? Oui. Avez-vous des papiers? Non. Donc, je vous emmene. Le reste ne me regarde pas. --Mais c'est une indignite! protesta Ilia Brusch, qui semblait au desespoir. --C'est comme ca, declara le gendarme avec flegme. L'aspirant passager, dont le plaidoyer avait ete si brusquement interrompu, accordait a ce dialogue une attention telle qu'il en avait laisse eteindre sa pipe. Il jugea le moment venu d'intervenir. --Si je repondais, moi, de M. Ilia Brusch, dit-il, cela ne suffirait-il pas? --Ca depend, prononca le gendarme. Qui etes-vous, vous? --Voici mon passeport, repondit l'amateur de peche, en tendant une feuille depliee. Le gendarme la parcourut des yeux, et aussitot ses allures changerent du tout au tout. --C'est different, dit-il. Il replia soigneusement le passeport qu'il rendit a son proprietaire. Apres quoi, sautant sur le quai: --A vous revoir, Messieurs, dit-il, en adressant un salut plein de deference au compagnon d'Ilia Brusch. Quant a ce dernier, aussi etonne de la soudainete de cet incident inattendu que de la facon dont il avait ete solutionne, il suivait des yeux l'ennemi battant en retraite. Pendant ce temps, son sauveur, reprenant le fil de son discours au point meme ou il avait ete brise, poursuivait impitoyablement: --La deuxieme raison, monsieur Brusch, c'est que le fleuve, pour des motifs que vous ignorez peut-etre, est etroitement surveille, comme vous en avez eu la preuve a l'instant. Cette surveillance se fera plus etroite encore quand vous arriverez en aval, et plus encore, s'il est possible, quand vous traverserez la Serbie et les provinces bulgares de l'Empire ottoman, pays fort troubles et qui sont meme officiellement en guerre depuis le 1er juillet. J'estime que plus d'un incident peut naitre au cours de votre voyage, et que vous ne serez pas fache d'avoir, le cas echeant, le concours d'un honnete bourgeois, qui a le bonheur de disposer de quelque influence. Que ce second argument, dont la valeur venait d'etre demontree avant la lettre, fut de nature a porter, l'habile orateur etait fonde a le croire. Mais il n'esperait sans doute pas un succes si complet. Ilia Brusch, pleinement convaincu, ne demandait qu'a ceder. L'embarrassant etait seulement de trouver un pretexte plausible a son revirement. --La troisieme et derniere raison, continuait cependant le candidat passager, c'est que je m'adresse a vous de la part de M. Miclesco, votre president. Puisque vous avez place votre entreprise sous le patronage de la Ligue Danubienne, c'est bien le moins qu'elle surveille son execution, de maniere a etre en etat d'en garantir, au besoin, la loyaute. Quand M. Miclesco a connu mon intention de m'associer a votre voyage, il m'a donne un mandat quasi officiel dans ce sens. Je regrette de n'avoir pas prevu votre incomprehensible resistance, et d'avoir refuse les lettres de recommandation qu'il offrait de me remettre pour vous. Ilia Brusch poussa un soupir de soulagement. Pouvait-il exister meilleur pretexte d'accorder maintenant ce qu'il refusait avec tant d'acharnement? --Il fallait le dire! s'ecria-t-il. Dans ce cas, c'est fort different, et j'aurais mauvaise grace a repousser plus longtemps vos propositions. --Vous les acceptez donc? --Je les accepte. --Fort bien! dit l'amateur de peche enfin parvenu au comble de ses voeux, en tirant de sa poche quelques billets de banque. Voici les mille florins. --En voulez-vous un recu? demanda Ilia Brusch. --Si cela ne vous desoblige pas. Le pecheur tira de l'un des coffres de l'encre, une plume et un calepin, dont il dechira un feuillet, puis, aux dernieres lueurs du jour, se mit en devoir de libeller le recu qu'il lisait en meme temps a haute voix. "Recu, en payement forfaitaire de ma peche pendant toute la duree de mon present voyage et pour prix de son passage d'Ulm a la mer Noire, la somme de mille florins de monsieur... --De monsieur...? repeta-t-il, la plume levee, d'un ton interrogateur. Le passager d'Ilia Brusch etait en train de rallumer sa pipe. --Jaeger, 45, Leipzigerstrasse, Vienne," repondit-il entre deux bouffees de tabac. IV SERGE LADKO Des diverses contrees de la terre, qui, depuis l'origine de la periode historique, ont ete specialement eprouvees par la guerre,--en admettant qu'aucune contree puisse se flatter d'avoir beneficie d'une faveur relative a cet egard!--le Sud et le Sud-Est de l'Europe meritent d'etre cites au premier rang. Par leur situation geographique, ces regions sont, en effet, avec la fraction de l'Asie comprise entre la mer Noire et l'Indus, l'arene ou viennent fatalement se heurter les races concurrentes qui peuplent l'ancien continent. Pheniciens, Grecs, Romains, Perses, Huns, Goths, Slaves, Magyars, Turcs et tant d'autres, se sont dispute tout ou partie de ces malheureuses contrees, sans prejudice des hordes alors sauvages qui n'ont fait que les traverser, pour aller s'etablir dans l'Europe centrale et occidentale, ou, par une lente elaboration, elles ont engendre les nationalites modernes. Pas plus que leur tragique passe, l'avenir pour elles ne serait riant, a en croire nombre de savants prophetes. D'apres eux, l'invasion jaune y ramenera necessairement un jour ou l'autre les carnages de l'antiquite et du moyen age. Ce jour venu, la Russie meridionale, la Roumanie, la Serbie, la Bulgarie, la Hongrie, la Turquie meme bien etonnee de jouer un pareil role--si toutefois le pays qu'on nomme ainsi aujourd'hui est encore a cette epoque au pouvoir des fils d'Osman--seront par la force des choses le rempart avance de l'Europe, et c'est a leurs depens que se decideront les premiers chocs. En attendant ces cataclysmes, dont l'echeance est, a tout le moins, fort lointaine, les diverses races qui, au cours des ages, se sont superposees entre la Mediterranee et les Karpathes ont fini par se tasser vaille que vaille, et la paix--oh! cette paix relative des nations dites civilisees--n'a cesse d'etendre son empire vers l'Est. Les troubles, les pillages, les meurtres a l'etat endemique paraissent desormais limites a la partie de la peninsule des Balkans encore gouvernee par les Osmanlis. Entres pour la premiere fois en Europe en 1356, maitres de Constantinople en 1453, les Turcs se heurterent aux precedents envahisseurs, qui, venus avant eux de l'Asie centrale et depuis longtemps convertis au christianisme, commencaient des lors a s'amalgamer aux populations indigenes et a s'organiser en nations regulieres et stables. Perpetuel recommencement de l'eternelle bataille pour la vie, ces nations naissantes defendirent avec acharnement ce qu'elles-memes avaient pris a d'autres. Slaves, Magyars, Grecs, Croates, Teutons opposerent a l'invasion turque une vivante barriere, qui, si elle flechit par endroits, ne put etre nulle part completement renversee. Contenus en deca des Karpathes et du Danube, les Osmanlis furent meme incapables de se maintenir dans ces limites extremes, et ce qu'on appelle la _Question d'Orient_ n'est que l'histoire de leur retraite seculaire. A la difference des envahisseurs qui les avaient precedes et qu'ils pretendaient deloger a leur profit, ces musulmans asiatiques n'ont jamais reussi a s'assimiler les peuples qu'ils soumettaient a leur pouvoir. Etablis par la conquete, ils sont restes des conquerants commandant en maitres a des esclaves. Aggravee par la difference des religions, une telle methode de gouvernement ne pouvait avoir d'autre consequence que la revolte permanente des vaincus. L'histoire est pleine, en effet, de ces revoltes, qui, apres des siecles de luttes, avaient abouti, en 1875, a l'independance plus ou moins complete de la Grece, du Montenegro, de la Roumanie et de la Serbie. Quant aux autres populations chretiennes, elles continuaient a subir la domination des sectateurs de Mahomet. Cette domination, dans les premiers mois de 1875, se fit plus lourde et plus vexatoire encore que de coutume. Sous l'influence d'une reaction musulmane qui triomphait alors au palais du Sultan, les chretiens de l'Empire ottoman furent surcharges d'impots, malmenes, tues, tortures de mille manieres. La reponse ne se fit pas attendre. Au debut de l'ete, l'Herzegovine se souleva une fois de plus. Des bandes de patriotes battirent la campagne, et, commandees par des chefs de valeur, comme Peko-Paulowitch et Luibibratich, infligerent echecs sur echecs aux troupes regulieres envoyees contre elles. Bientot l'incendie se propagea, gagna le Montenegro, la Bosnie, la Serbie. Une nouvelle defaite subie par les armes turques aux defiles de la Duga, en janvier 1876, acheva d'enflammer les courages, et la fureur populaire commenca a gronder en Bulgarie. Comme toujours, cela debuta par de sourdes conspirations, par des reunions clandestines auxquelles se rendait en grand secret la jeunesse ardente du pays. Dans ces conciliabules, les chefs se degagerent rapidement et affermirent leur autorite sur une clientele plus ou moins nombreuse, les uns par l'eloquence du verbe, d'autres par la valeur de leur intelligence ou par l'ardeur de leur patriotisme. En peu de temps, chaque groupement, et, au-dessus des groupements, chaque ville eut le sien. A Roustchouk, important centre bulgare situe au bord du Danube, presque exactement en face de la ville roumaine de Giurgievo, l'autorite fut devolue sans conteste au pilote Serge Ladko. On n'aurait pu faire un meilleur choix. Age de pres de trente ans, de haute taille, blond comme un Slave du Nord, d'une force herculeenne, d'une agilite peu commune, rompu a tous les exercices du corps, Serge Ladko possedait cet ensemble de qualites physiques qui facilite le commandement. Ce qui vaut mieux, il avait aussi les qualites morales necessaires a un chef: l'energie dans la decision, la prudence dans l'execution, l'amour passionne de son pays. Serge Ladko etait ne a Roustchouk, ou il exercait la profession de pilote du Danube, et il n'avait jamais quitte la ville, si ce n'est pour conduire, soit vers Vienne ou plus en amont encore, soit jusqu'aux flots de la mer Noire, les barges et chalands qui s'en remettaient a sa connaissance parfaite du grand fleuve. Dans l'intervalle de ces navigations mi-fluviales, mi-maritimes, il consacrait ses loisirs a la peche, et, servi par des dons naturels exceptionnels, il avait acquis une etonnante habilete dans cet art, dont les produits, joints a ses honoraires de pilotage, lui assuraient la plus large aisance. Oblige par son double metier de passer sur le fleuve les quatre cinquiemes de sa vie, l'eau etait peu a peu devenue son element. Traverser le Danube, large a Roustchouk comme un bras de mer, n'etait qu'un jeu pour lui, et l'on ne comptait plus les sauvetages de ce merveilleux nageur. Une existence si digne et si droite avait, bien avant les troubles anti-turcs, rendu Serge Ladko populaire a Roustchouk. Innombrables y etaient ses amis, parfois inconnus de lui. On pourrait meme dire que ces amis comprenaient l'unanimite des habitants de la ville, si Ivan Striga n'avait pas existe. C'etait aussi un enfant du pays, cet Ivan Striga, comme Serge Ladko, dont il realisait la vivante antithese. Physiquement, il n'y avait entre eux rien de commun, et pourtant un passeport, qui se contente de designations sommaires, eut employe des termes identiques pour les depeindre l'un et l'autre. De meme que Ladko, Striga etait grand, large d'epaules, robuste, blond de cheveux et de barbe. Lui aussi avait les yeux bleus. Mais a ces traits generaux se limitait la ressemblance. Autant le visage aux lignes nobles de l'un exprimait la cordialite et la franchise, autant les traits tourmentes de l'autre disaient l'astuce et la froide cruaute. Au moral, la dissemblance s'accentuait encore. Tandis que Ladko vivait au grand jour, nul n'aurait pu dire par quels moyens Striga se procurait l'or qu'il depensait sans compter. Faute de certitudes a cet egard, l'imagination populaire se donnait libre carriere. On disait que Striga, traitre a son pays et a sa race, s'etait fait l'espion appointe du Turc oppresseur; on disait qu'a son metier d'espion il ajoutait, quand l'occasion s'en presentait, celui de contrebandier, et que des marchandises de toute nature passaient souvent grace a lui de la rive roumaine a la rive bulgare, ou reciproquement, sans payer de droits a la Douane; on disait meme, en hochant la tete, que tout cela etait peu de chose, et que Striga tirait le plus clair de ses ressources de rapines vulgaires et de brigandages; on disait encore... Mais que ne disait-on pas? La verite est qu'on ne savait rien de precis des faits et gestes de cet inquietant personnage, qui, si les suppositions desobligeantes du public repondaient a la realite, avait eu, en tous cas, la grande habilete de ne jamais se laisser prendre. Ces suppositions, d'ailleurs, on se bornait a se les confier discretement. Personne ne se fut risque a prononcer tout haut une parole contre un homme dont on redoutait le cynisme et la violence. Striga pouvait donc feindre d'ignorer l'opinion que l'on avait de lui, attribuer a l'admiration generale la sympathie que beaucoup lui temoignaient par lachete, parcourir la ville en pays conquis et la troubler, en compagnie de ses habitants les plus tares, du scandale de ses orgies. Entre un tel individu et Ladko, qui menait une existence si differente, il ne semblait pas que le moindre rapport dut s'etablir, et pendant longtemps, en effet, ils ne connurent l'un de l'autre que ce que leur en apprenait la rumeur publique. Logiquement meme, il aurait du en etre toujours ainsi. Mais le sort se rit de ce que nous appelons la logique, et il etait ecrit quelque part que les deux hommes se trouveraient face a face, transformes en irreconciliables adversaires. Natcha Gregorevitch, celebre dans toute la ville pour sa beaute, etait agee de vingt ans. Avec sa mere d'abord, seule ensuite, elle demeurait dans le voisinage de Ladko qu'elle avait ainsi connu des sa premiere enfance. Depuis longtemps, le secours d'un homme manquait a la maison. Quinze ans avant l'epoque ou commence ce recit, le pere etait tombe, en effet, sous les coups des Turcs, et le souvenir de ce meurtre abominable faisait encore fremir d'indignation les patriotes opprimes, mais non asservis. Sa veuve, reduite a ne compter que sur elle-meme, s'etait mise courageusement au travail. Experte dans l'art de ces dentelles et de ces broderies dont, chez les Slaves, la plus modeste paysanne agremente volontiers son humble parure, elle avait reussi par ce moyen a assurer sa subsistance et celle de sa fille. Cependant, c'est aux pauvres surtout que sont funestes les periodes troublees, et plus d'une fois la dentelliere aurait eu a souffrir de l'anarchie permanente de la Bulgarie, si Ladko n'etait venu discretement a son secours. Peu a peu, une grande intimite s'etait etablie entre le jeune homme et les deux femmes qui offraient l'abri de leur paisible demeure a ses desoeuvrements de garcon. Souvent, le soir, il frappait a leur porte, et la veillee se prolongeait autour du samovar bouillant. D'autres fois, c'est lui qui leur offrait, en echange de leur affectueux accueil, la distraction d'une promenade ou d'une partie de peche sur le Danube. Lorsque Mme Gregorevitch, usee par son incessant labeur, alla rejoindre son mari, la protection de Ladko se continua a l'orpheline. Cette protection se fit meme plus vigilante encore, et, grace a lui, jamais la jeune fille n'eut a souffrir de la disparition de la pauvre mere, qui avait donne deux fois la vie a son enfant. C'est ainsi que, de jour en jour, sans meme qu'ils en eussent conscience, l'amour s'etait eveille dans le coeur des deux jeunes gens. Ce fut a Striga qu'ils en durent la revelation. Celui-ci, ayant apercu celle qu'on appelait couramment la _beaute de Roustchouk_, s'en etait epris avec la soudainete et la fureur qui caracterisaient cette nature sans frein. En homme habitue a voir tout plier devant ses caprices, il s'etait presente chez la jeune fille et, sans autre formalite, l'avait demandee en mariage. Pour la premiere fois de sa vie, il se heurta a une resistance invincible. Natcha, au risque de s'attirer la haine d'un homme aussi redoutable, declara que rien ne pourrait jamais la decider a un pareil mariage. Striga revint vainement a la charge. Tout ce qu'il obtint fut de se voir, a la troisieme tentative, refuser purement et simplement la porte. Alors sa colere ne connut plus de bornes. Donnant libre cours a sa nature sauvage, il se repandit en imprecations dont Natcha fut epouvantee. Dans sa detresse, elle courut faire part de ses craintes a Serge Ladko, que sa confidence enflamma d'une colere egale a celle qui venait de l'effrayer si fort. Sans vouloir rien entendre, avec une violence extraordinaire d'expressions, il vitupera contre l'homme assez ose pour lever les yeux sur elle. Ladko consentit pourtant a se calmer. Des explications suivirent, tres confuses, mais dont le resultat fut parfaitement clair. Une heure plus tard, Serge et Natcha, le ciel dans les yeux et la joie au coeur, echangeaient leur premier baiser de fiancailles. Lorsque Striga connut la nouvelle, il manqua mourir de rage. Audacieusement, il se presenta a la maison Gregorevitch, l'injure et la menace a la bouche. Jete dehors par une main de fer, il apprit que la maison avait desormais un homme pour la defendre. Etre vaincu!... Avoir trouve son maitre, lui, Striga, qui s'enorgueillissait tant de sa force athletique!... C'etait plus d'humiliations qu'il n'en pouvait supporter, et il resolut de se venger. Avec quelques aventuriers de son acabit, il attendit Ladko, un soir que celui-ci remontait la berge du fleuve. Cette fois, il ne s'agissait plus d'une simple rixe, mais bien d'un assassinat en regle. Les assaillants brandissaient des couteaux. Cette nouvelle attaque n'eut pas plus de succes que la precedente. Arme d'un aviron qu'il manoeuvrait comme une massue, le pilote forca ses agresseurs a la retraite, et Striga, serre de pres, fut oblige a une fuite honteuse. Cette lecon avait ete suffisante, sans doute, car le louche personnage ne recommenca pas sa criminelle tentative. Au debut de l'annee 1875, Serge Ladko epousa Natcha Gregorevitch, et depuis lors, on s'adorait a plein coeur dans la confortable maison du pilote. C'est au milieu de cette lune de miel, dont plus d'une annee n'avait pas attenue l'eclat, que survinrent les evenements de Bulgarie, dans les premiers mois de 1876. L'amour que Serge Ladko eprouvait pour sa femme ne pouvait, quelque profond fut-il, lui faire oublier celui qu'il devait a son pays. Sans hesiter, il fit partie de ceux qui, tout de suite, se grouperent, se concerterent, s'ingeniant a chercher les moyens de remedier aux miseres de la patrie. Avant tout, il fallait se procurer des armes. De nombreux jeunes gens emigrerent dans ce but, franchirent le fleuve, se repandirent en Roumanie, et jusqu'en Russie. Serge Ladko fut de ceux-la. Le coeur dechire de regrets, mais ferme dans l'accomplissement de son devoir, il partit, laissant loin de lui celle qu'il adorait exposee a tous les dangers qui menacent, en temps de revolution, la femme d'un chef de partisans. A ce moment, le souvenir de Striga lui vint a l'esprit et aggrava ses inquietudes. Le bandit n'allait-il pas profiter de l'absence de son heureux rival pour le frapper dans ce qu'il avait de plus cher? C'etait possible, en effet. Mais Serge Ladko passa outre a cette crainte legitime. D'ailleurs, il semblait bien que, depuis plusieurs mois, Striga avait quitte le pays sans esprit de retour. A en croire le bruit public, il avait transporte plus au Nord le theatre principal de ses operations. Si les racontars ne manquaient pas a ce sujet, ils restaient incoherents et contradictoires. La rumeur populaire l'accusait en gros de tous les crimes, sans que personne en precisat aucun. Le depart de Striga paraissait, du moins, chose certaine, et cela seulement importait a Ladko. L'evenement donna raison a son courage. Pendant son absence, rien ne menaca la securite de Natcha. A peine arrive, il dut repartir, et cette seconde expedition allait etre plus longue que la premiere. Les procedes adoptes jusqu'ici ne permettaient, en effet, de se procurer des armes qu'en quantite insuffisante. Les transports, en provenance de la Russie, etaient effectues par terre, a travers la Hongrie et la Roumanie, c'est-a-dire dans des contrees fort depourvues a cette epoque de lignes ferrees. Les patriotes bulgares espererent arriver plus aisement au resultat desire, si l'un d'eux remontait a Budapest et y centralisait les envois d'armes venus par rail, pour en charger des chalands qui descendraient ensuite rapidement le Danube. Ladko, designe pour cette mission de confiance, se mit en route le soir meme. En compagnie d'un compatriote, qui devait ramener le bateau a la rive bulgare, il traversa le fleuve, afin de gagner, le plus vite possible, a travers la Roumanie, la capitale de la Hongrie. A ce moment, un incident se produisit qui donna beaucoup a penser au delegue des conspirateurs. Son compagnon et lui n'etaient pas a cinquante metres du bord quand un coup de feu retentit. La balle leur etait destinee sans aucun doute, car ils l'entendirent siffler a leurs oreilles, et le pilote en douta d'autant moins que, dans le tireur entrevu a l'obscure lumiere du crepuscule, il crut reconnaitre Striga. Celui-ci etait donc de retour a Roustchouk? L'angoisse mortelle que cette complication lui fit eprouver n'ebranla pas la resolution de Ladko: Il avait fait d'avance a la patrie le sacrifice de sa vie. Il saurait aussi, s'il le fallait, lui sacrifier plus encore: son bonheur mille fois plus precieux. Au bruit du coup de feu, il s'etait laisse tomber au fond de l'embarcation. Mais ce n'etait la qu'une ruse de guerre destinee a eviter une nouvelle attaque, et la detonation n'avait pas cesse de se repercuter dans la campagne, que sa main, appuyant plus lourdement sur l'aviron, poussait plus vite le bateau vers la ville roumaine de Giurgievo, dont les lumieres commencaient a piquer la nuit grandissante. Parvenu a destination, Ladko s'occupa activement de sa mission. Il se mit en rapport avec les emissaires du Gouvernement du Tzar, les uns arretes a la frontiere russe, certains fixes incognito a Budapest et a Vienne. Plusieurs chalands, charges par ses soins d'armes et de munitions, descendirent le courant du Danube. Frequentes etaient les nouvelles qu'il recevait de Natcha, par des lettres envoyees au nom d'emprunt qu'il avait choisi, et portees en territoire roumain a la faveur de la nuit. Bonnes tout d'abord, ces nouvelles ne tarderent pas a devenir plus inquietantes. Ce n'est pas que Natcha prononcat le nom de Striga. Elle semblait meme ignorer que le bandit fut revenu en Bulgarie, et Ladko commenca a douter du bien-fonde de ses craintes. Par contre, il etait certain que celui-ci avait ete denonce aux autorites turques, puisque la police avait fait irruption dans sa demeure et s'etait livree a une perquisition, d'ailleurs sans resultat. Il ne devait donc pas se hater de revenir en Bulgarie, car son retour eut ete un veritable suicide. On connaissait son role, on le guettait, jour et nuit, et il ne pourrait se montrer en ville sans etre arrete au premier pas. Arrete etant, chez les Turcs, synonyme d'execute, il fallait donc que Ladko s'abstint de reparaitre, jusqu'au moment ou la revolte serait ouvertement proclamee, sous peine d'attirer les pires malheurs sur lui-meme et sur sa femme, que l'on n'avait jusqu'ici nullement inquietee. Ce moment ne tarda pas a arriver. La Bulgarie se souleva au mois de mai, trop prematurement au gre du pilote qui augurait mal de cette precipitation. Quelle que fut son opinion a cet egard, il devait courir au secours de son pays. Le train l'amena a Zombor, la derniere ville hongroise, proche du Danube, qui fut alors desservie par le chemin de fer. La, il s'embarquerait et n'aurait plus qu'a s'abandonner au courant. Les nouvelles qu'il trouva a Zombor le forcerent a interrompre son voyage. Ses craintes n'etaient que trop justifiees. La revolution bulgare etait ecrasee dans l'oeuf. Deja la Turquie concentrait des troupes nombreuses dans un vaste triangle dont Roustchouk, Widdin et Sofia formaient les sommets, et sa main de fer s'appesantissait plus lourdement sur ces malheureuses contrees. Ladko dut revenir en arriere et retourner attendre de meilleurs jours dans la petite ville ou il avait fixe sa residence. Les lettres de Natcha, qu'il y recut bientot, lui demontrerent l'impossibilite de prendre un autre parti. Sa maison etait surveillee plus que jamais, a ce point que Natcha devait se considerer comme virtuellement prisonniere; plus que jamais on le guettait, et il lui fallait, dans l'interet commun, s'abstenir soigneusement de toute demarche imprudente. Ladko rongea donc son frein dans l'inaction, les envois d'armes ayant ete forcement supprimes depuis l'avortement de la revolte et la concentration des troupes turques sur les rives du fleuve. Mais cette attente, deja penible par elle-meme, lui devint tout a fait intolerable, quand, vers la fin du mois de juin, il cessa de recevoir aucune nouvelle de sa chere Natcha. Il ne savait que penser, et ses inquietudes devinrent de torturantes angoisses a mesure que le temps s'ecoula. Il etait, en effet, en droit de tout craindre. Le 1er juillet, la Serbie avait officiellement declare la guerre au Sultan, et, depuis lors, la region du Danube etait sillonnee de troupes, dont le passage incessant s'accompagnait des plus terribles exces. Fallait-il donc compter Natcha au nombre des victimes de ces troubles, ou bien avait-elle ete incarceree par les autorites turques, soit comme otage, soit comme complice presumee de son mari? Apres un mois de ce silence, il ne put le supporter davantage, et se resolut a tout braver pour rentrer en Bulgarie afin d'en connaitre la veritable cause. Toutefois, dans l'interet meme de Natcha, il importait d'agir avec prudence. Aller sottement se faire prendre par les sentinelles turques n'eut servi de rien. Son retour n'aurait d'utilite que s'il pouvait penetrer dans la ville de Roustchouk et y circuler librement, malgre les soupcons dont il etait l'objet. Il agirait ensuite au mieux, selon les circonstances. Au pis aller, et dut-il repasser precipitamment la frontiere, il aurait eu du moins la joie de serrer sa femme sur son coeur. Serge Ladko chercha pendant plusieurs jours la solution de ce difficile probleme. Il crut enfin l'avoir trouvee, et, sans se confier a personne, mit immediatement a execution le plan imagine par lui. Ce plan reussirait-il? L'avenir le lui dirait. Il fallait, en tous cas, tenter le sort, et c'est pourquoi, dans la matinee du 28 juillet 1876, les plus proches voisins du pilote, dont nul ne connaissait le nom veritable, apercurent hermetiquement close la petite maison dans laquelle, depuis plusieurs mois, il avait abrite sa solitude. Quel etait le plan de Ladko, les dangers auxquels il allait s'exposer en s'efforcant de le realiser, par quels cotes les evenements de Bulgarie, et de Roustchouk en particulier, se relient au concours de peche de Sigmaringen, c'est ce que le lecteur apprendra dans la suite de ce recit nullement imaginaire, dont les principaux personnages vivent encore de nos jours sur les bords du Danube. V KARL DRAGOCH Aussitot qu'il eut son recu en poche, M. Jaeger proceda a son installation. Apres s'etre enquis de la couchette qui lui etait attribuee, il disparut dans la cabine, en emportant sa valise. Dix minutes plus tard, il en ressortait, transforme de la tete aux pieds. Vetu comme un pecheur fini,--rude vareuse, bottes fortes, casquette de loutre,--il semblait la copie d'Ilia Brusch. M. Jaeger eprouva un peu de surprise, en constatant que, pendant sa courte absence, son hote avait quitte la barge. Respectueux de ses engagements, il ne se permit toutefois aucune question, quand celui-ci revint, une demi-heure plus tard. C'est sans l'avoir sollicite qu'il apprit qu'Ilia Brusch avait cru devoir envoyer quelques lettres aux journaux, afin de leur annoncer son arrivee a Neustadt pour le surlendemain soir, et a Ratisbonne pour le jour suivant. Maintenant que les interets de M. Jaeger etaient en jeu, il importait en effet de ne plus rencontrer un desert pareil a celui qu'on avait trouve a Ulm. Ilia Brusch exprima meme le regret de ne pouvoir s'arreter aux villes qu'on traverserait avant Neustadt, et notamment a Neubourg et a Ingolstadt, qui sont des cites assez importantes. Ces arrets, malheureusement, ne cadraient pas avec son plan d'etapes et il etait force d'y renoncer. M. Jaeger parut enchante de la reclame faite a son profit et ne manifesta pas autrement d'ennui de ne pouvoir s'arreter a Neubourg et a Ingolstadt. Il approuva son hote, au contraire, et l'assura une fois de plus qu'il n'entendait aucunement diminuer sa liberte, ainsi qu'ils en etaient convenus. Les deux compagnons souperent ensuite face a face, a cheval sur l'un des bancs. A titre de bienvenue, M. Jaeger corsa meme le menu d'un superbe jambon, qu'il sortit de son inepuisable valise, et ce produit de la ville de Mayence fut fort apprecie d'Ilia Brusch, qui commenca a estimer que son convive avait du bon. La nuit se passa sans incident. Avant le lever du soleil, Ilia Brusch largua les amarres, en evitant de troubler le profond sommeil dans lequel etait plonge son aimable passager. A Ulm, ou il acheve de traverser le petit royaume de Wurtemberg pour penetrer en Baviere, le Danube n'est encore qu'un modeste cours d'eau. Il n'a pas recu les grands tributaires qui accroissent sa puissance en aval, et rien ne permet de presager qu'il va devenir l'un des plus importants fleuves de l'Europe. Le courant, deja fort assagi, atteignait a peu pres une lieue a l'heure. Des barques de toutes dimensions, parmi lesquelles quelques lourds bateaux charges a couler, le descendaient, s'aidant parfois d'une large voile que gonflait une brise de Nord-Ouest. Le temps s'annoncait beau, sans menace de pluie. Des qu'il fut au milieu du courant, Ilia Brusch manoeuvra sa godille et activa la marche de l'embarcation. M. Jaeger, quelques heures plus tard, le trouva livre a cette occupation, et jusqu'au soir il en fut ainsi, sauf un court repos au moment du dejeuner, pendant lequel la derive ne fut meme pas interrompue. Le passager ne formula aucune observation, et, s'il fut etonne de tant de hate, il garda son etonnement pour lui. Peu de paroles furent echangees au cours de cette journee. Ilia Brusch godillait energiquement. Quant a M. Jaeger, il observait avec une attention, qui aurait certainement frappe son hote, si celui-ci eut ete moins absorbe, les bateaux qui sillonnaient le Danube, a moins que son regard n'en parcourut les deux rives. Ces rives etaient notablement abaissees. Le fleuve montrait meme une tendance a s'elargir aux depens des alentours. La berge de gauche, a demi submergee, ne se distinguait plus avec precision, tandis que, sur la berge droite, elevee artificiellement pour l'etablissement de la voie ferree, les trains couraient, les locomotives haletaient, melant leurs fumees a celles des dampsboots, dont les roues battaient l'eau a grand bruit. A Offingen, devant lequel on passa dans l'apres-midi, la voie ferree obliqua vers le Sud, definitivement repoussee par le fleuve et la rive droite fut transformee a son tour en un vaste marais, dont rien n'indiquait la fin, lorsqu'on s'arreta, le soir, a Dillingen, pour la nuit. Le lendemain, apres une etape aussi rude que celle de la veille, le grappin fut jete en un point desert, a quelques kilometres au-dessus de Neubourg, et, de nouveau, l'aube du 15 aout se leva quand la barge etait deja au milieu du courant. C'est pour le soir de ce jour qu'Ilia Brusch avait annonce son arrivee a Neustadt. Il eut ete honteux de s'y presenter les mains vides. Les conditions atmospheriques etant favorables et l'etape devant etre sensiblement plus courte que les precedentes, Ilia Brusch se resolut donc a pecher. Des les premieres heures du jour, il verifia ses engins, avec un soin minutieux. Son compagnon, assis a l'arriere de la barque, semblait d'ailleurs s'interesser a ses preparatifs, ainsi qu'il sied a un veritable amateur. Tout en travaillant, Ilia Brusch ne dedaignait pas de causer. "Aujourd'hui, comme vous le voyez, monsieur Jaeger, je me dispose a pecher, et les apprets de la peche sont un peu longs. C'est que le poisson est defiant de sa nature, et on ne saurait prendre trop de precautions pour l'attirer. Certains ont une intelligence rare, entre autres la tanche. Il faut lutter de ruse avec elle, et sa bouche est tellement dure, qu'elle risque de casser la ligne. --Pas fameux, la tanche, je crois, fit observer M. Jaeger. --Non, car elle affectionne les eaux bourbeuses, ce qui communique souvent a sa chair un gout desagreable. --Et le brochet? --Excellent, le brochet, declara Ilia Brusch, a la condition de peser au moins cinq ou six livres; quant aux petits, ils ne sont qu'aretes. Mais, dans tous les cas, le brochet ne saurait etre range parmi les poissons intelligents et ruses. --Vraiment, monsieur Brusch! Ainsi donc, les requins d'eau douce, comme on les appelle... --Sont aussi betes que les requins d'eau salee, monsieur Jaeger. De veritables brutes, au meme niveau que la perche ou l'anguille! Leur peche peut donner du profit, de l'honneur jamais... Ce sont, comme l'a ecrit un fin connaisseur, des poissons "qui se prennent" et "qu'on ne prend pas". M. Jaeger ne pouvait qu'admirer la conviction si persuasive d'Ilia Brusch, non moins que la minutieuse attention avec laquelle il preparait ses engins. Tout d'abord, il avait saisi sa canne a la fois flexible et legere, qui, apres avoir ete ployee a son extremite jusqu'a son point de rupture, s'etait redressee aussi droite qu'auparavant. Cette canne se composait de deux parties, l'une forte a sa base de quatre centimetres et diminuant jusqu'a n'avoir plus qu'un centimetre a l'endroit ou commencait la seconde, le scion, cette derniere en bois fin et resistant. Faite d'une gaule de noisetier, elle mesurait pres de quatre metres de longueur, ce qui permettait au pecheur de s'attaquer, sans s'eloigner de la rive, aux poissons de fond, tels que la breme et le gardon rouge. Ilia Brusch, montrant a M. Jaeger les hamecons qu'il venait de fixer avec l'empile a l'extremite du crin de Florence: --Vous voyez, monsieur Jaeger, dit-il, ce sont des hamecons numero onze, tres fins de corps. Comme amorce, ce qu'il y a de meilleur, pour le gardon, c'est du ble cuit, creve d'un cote seulement et bien amolli... Allons! voila qui est fini et je n'ai plus qu'a tenter la fortune." Tandis que M. Jaeger s'accotait contre le tot, il s'assit sur le banc, son epuisette a sa portee, puis la ligne fut lancee apres un balancement methodique, qui n'etait pas depourvu d'une certaine grace. Les hamecons s'enfoncerent sous les eaux jaunatres, et la plombee leur donna une position verticale, ce qui est preferable, de l'avis de tous les professionnels. Au-dessus d'eux, surnageait la flotte, faite d'une plume de cygne, qui, n'absorbant pas l'eau, est, par cela meme, excellente. Il va de soi qu'un profond silence regna dans l'embarcation a partir de ce moment. Le bruit des voix effarouche trop facilement le poisson, et d'ailleurs un pecheur serieux a autre chose a faire qu'a s'oublier en bavardages. Il doit etre attentif a tous les mouvements de sa flotte, et ne pas laisser echapper l'instant precis ou il convient de ferrer la proie. Pendant cette matinee, Ilia Brusch eut lieu d'etre satisfait. Non seulement il prit une vingtaine de gardons, mais encore douze chevesnes et quelques dards. Si M. Jaeger avait en realite les gouts du passionne amateur qu'il s'etait vante d'etre, il ne pouvait qu'admirer la precision rapide avec laquelle son hote ferrait, ainsi que cela est necessaire pour les poissons de cette espece. Des qu'il sentait que "cela mordait", il se gardait bien de ramener aussitot ses captures a la surface de l'eau, il les laissait se debattre dans les fonds, se fatiguer en vains efforts pour se decrocher, montrant ce sang-froid imperturbable qui est l'une des qualites de tout pecheur digne de ce nom. La peche fut terminee vers onze heures. Pendant la belle saison, le poisson ne mord pas, en effet, aux heures ou le soleil, parvenu a son point culminant, fait scintiller la surface des eaux. Le butin, d'ailleurs, etait suffisamment abondant. Ilia Brusch craignait meme qu'il ne le fut trop, en raison du peu d'importance de la ville de Neustadt ou la barge s'arreta vers cinq heures. Il se trompait. Vingt-cinq ou trente personnes guettaient son apparition et le saluerent de leurs applaudissements, des que l'embarcation fut amarree. Bientot il ne sut auquel entendre, et, en quelques instants, les poissons furent echanges contre vingt-sept florins, qu'Ilia Brusch versa, seance tenante, a M. Jaeger a titre de premier dividende. Celui-ci, conscient de n'avoir aucun droit a l'admiration publique, s'etait modestement abrite sous le tot, ou Ilia Brusch vint le rejoindre, aussitot qu'il put se debarrasser de ses enthousiastes admirateurs. Il convenait, en effet, de ne pas perdre de temps pour chercher le sommeil, la nuit devant etre fort ecourtee. Desireux d'etre de bonne heure a Ratisbonne, dont pres de soixante-dix kilometres le separaient, Ilia Brusch avait decide qu'il se remettrait en route des une heure du matin, ce qui lui donnerait le loisir de pecher encore au cours de la journee suivante, malgre la longueur de l'etape. Une trentaine de livres de poissons furent prises par Ilia Brusch avant midi, si bien que les curieux qui se pressaient sur le quai de Ratisbonne n'eurent pas le regret de s'etre deranges en vain. L'enthousiasme public augmentait visiblement. Il s'etablit, en plein air, de veritables encheres entre les amateurs, et les trente livres de poissons ne rapporterent pas moins de quarante et un florins au laureat de la Ligue Danubienne. Celui-ci n'avait jamais reve pareil succes, et il en arrivait a penser que M. Jaeger pourrait bien, en fin de compte, avoir fait une excellente affaire. En attendant que ce point fut elucide, il importait de remettre les quarante et un florins a leur legitime proprietaire, mais Ilia Brusch fut dans l'impossibilite de s'acquitter de ce devoir. M. Jaeger avait, en effet, quitte discretement la barge, en prevenant son compagnon, par un mot laisse en evidence, que celui-ci n'eut pas a l'attendre pour le souper et qu'il reviendrait seulement assez tard dans la soiree. Ilia Brusch trouva fort naturel que M. Jaeger voulut profiter de cette occasion de visiter une ville qui fut pendant cinquante ans le siege de la diete imperiale. Peut-etre, aurait-il eprouve moins de satisfaction et plus de surprise, s'il avait su a quelles occupations se livrait alors son passager, et s'il en avait connu la veritable personnalite. "M. Jaeger, 45, Leipzigerstrasse, Vienne", avait docilement ecrit Ilia Brusch sous la dictee du nouveau venu. Mais celui-ci eut ete fort embarrasse si le pecheur s'etait montre plus curieux, et si, reprenant pour son compte une requete dont il venait d'apprecier le desagrement, il avait, a l'exemple de l'indiscret pandore, demande a M. Jaeger de lui montrer ses papiers. Ilia Brusch negligea cette precaution, dont la legitimite lui avait cependant ete demontree, et cette negligence devait avoir pour lui de terribles resultats. Quel nom le gendarme allemand avait lu sur le passeport que lui presentait M. Jaeger, nul ne le sait; mais, si ce nom etait bien exactement celui du veritable proprietaire du passeport, le gendarme n'avait pu en lire un autre que celui de Karl Dragoch. Le passionne amateur de peche et le chef de la police danubienne ne faisaient, en effet, qu'une seule et unique personne. Resolu a s'introduire, coute que coute, dans l'embarcation d'Ilia Brusch, Karl Dragoch, prevoyant la possibilite d'une invincible resistance, avait dresse ses batteries en consequence. L'intervention du gendarme etait preparee, et la scene truquee comme une scene de theatre. L'evenement demontrait que Karl Dragoch avait frappe juste, puisque Ilia Brusch considerait maintenant comme une heureuse chance d'avoir, au milieu des dangers qui lui etaient reveles, ce protecteur dont il ne pouvait contester la puissance. Le succes etait meme si complet que Dragoch en etait trouble. Pourquoi, apres tout, Ilia Brusch avait-il montre tant d'emotion devant l'injonction du gendarme? Pourquoi avait-il une telle crainte de voir se reediter une aventure de ce genre, qu'il sacrifiait a cette crainte l'amour--dont la violence avait bien aussi, d'ailleurs, quelque chose d'excessif--qu'il proclamait avoir pour la solitude? Un honnete homme, que diable! n'a pas a redouter si fort une comparution devant un commissaire de police. Le pis qui puisse en resulter, c'est un retard de quelques heures, de quelques jours a la rigueur, et quand on n'est pas presse... Il est vrai qu'Ilia Brusch etait presse, ce qui ne laissait pas de donner aussi a reflechir. Defiant par nature, comme tout bon policier, Karl Dragoch reflechissait. Mais il avait aussi trop de bon sens pour se laisser egarer par des particularites fugitives, dont l'explication etait probablement des plus simples. Il enregistra donc purement et simplement ces petites remarques dans sa memoire, et appliqua les ressources de son esprit a la solution du probleme, plus serieux celui-la, qu'il s'etait pose. Le projet que Karl Dragoch avait mis a execution, en s'imposant a Ilia Brusch a titre de passager, n'etait pas ne tout arme dans son cerveau. Le veritable auteur en etait Michael Michaelovitch, qui, d'ailleurs, ne s'en doutait guere. Quand ce Serbe facetieux avait plaisamment insinue, au _Rendez-vous des Pecheurs_, que le laureat de la Ligue Danubienne pourrait bien etre, au choix, soit le malfaiteur poursuivi, soit le policier poursuivant, Karl Dragoch avait accorde une serieuse attention a ces propos emis a la legere. Certes, il ne les avait pas pris au pied de la lettre. Il avait de bonnes raisons de savoir que le pecheur et le policier n'avaient rien de commun, et, procedant par analogie, il considera comme infiniment vraisemblable que ce pecheur n'eut pas plus de rapport avec le malfaiteur recherche. Mais, de ce qu'une chose n'a pas ete faite, il ne s'ensuit pas qu'elle ne puisse l'etre, et Karl Dragoch avait pense aussitot que le joyeux Serbe avait raison, et qu'un detective, desireux de surveiller le Danube tout a son aise, se fut, en effet, montre tres habile, en empruntant la personnalite d'un pecheur assez notoire pour que personne n'en puisse raisonnablement suspecter l'identite professionnelle. Quelque tentante que fut cette combinaison, il y fallait cependant renoncer. Le concours de Sigmaringen avait eu lieu, Ilia Brusch, vainqueur du tournoi, avait annonce publiquement son projet, et certainement il ne se preterait pas de bonne grace a une substitution de personne, substitution tres scabreuse, au surplus, puisque les traits du laureat etaient desormais connus d'un grand nombre de ses collegues. Toutefois, s'il fallait renoncer a ce qu'Ilia Brusch consentit a laisser effectuer sous son nom, par un autre que lui, le voyage qu'il avait entrepris, il existait peut-etre un moyen terme d'arriver au meme but. Dans l'impossibilite d'etre Ilia Brusch, Karl Dragoch ne pouvait-il se contenter de prendre passage a son bord? Qui ferait attention au compagnon d'un homme devenu presque celebre et qui monopoliserait par consequent a son profit l'interet general? Et meme, si quelqu'un laissait par inadvertance tomber un regard distrait sur ce compagnon obscur, etait-il admissible qu'il etablit le moindre rapprochement entre ce vague inconnu et le policier, qui accomplirait ainsi sa mission dans une ombre protectrice? Ce projet longuement examine, Karl Dragoch, en derniere analyse, le jugea excellent, et resolut de le realiser. On a vu avec quelle maestria il avait machine sa scene initiale, mais cette scene eut ete, au besoin, suivie de beaucoup d'autres. S'il l'avait fallu, Ilia Brusch eut ete traine chez le commissaire, emprisonne meme sous de specieux pretextes, effraye de cent facons. Karl Dragoch, on peut en etre sur, eut joue de l'arbitraire sans remords, jusqu'au moment ou le pecheur, terrifie, n'aurait plus vu qu'un sauveur dans le passager qu'il repoussait. Le detective s'estimait heureux, toutefois, d'avoir triomphe sans employer cette violence morale et sans continuer la comedie plus loin que le premier acte. Maintenant, il etait dans la place, bien certain que, s'il faisait mine de vouloir la quitter, son hote s'opposerait a son depart avec autant d'energie qu'il s'etait oppose a son entree. Restait a tirer parti de la situation. Pour cela, Karl Dragoch n'avait qu'a se laisser entrainer par le courant. Pendant que son compagnon pecherait ou godillerait, il surveillerait le fleuve, ou rien d'anormal n'echapperait a son regard experimente. Chemin faisant, il s'aboucherait avec ses hommes dissemines le long des rives. A la premiere nouvelle d'un delit ou d'un crime, il se separerait d'Ilia Brusch pour se lancer sur les traces des malfaiteurs, et il en serait au besoin de meme, si, en l'absence de tout crime ou de tout delit, un indice suspect attirait son attention. Tout cela etait sagement combine et, plus il y pensait, plus Karl Dragoch s'applaudissait de son idee, qui, en lui assurant l'incognito sur toute la longueur du Danube, multipliait les chances du succes. Malheureusement, en raisonnant ainsi, le detective ne tenait pas compte du hasard. Il ne se doutait guere qu'une serie de faits des plus singuliers allait, dans peu de jours, aiguiller ses recherches dans une direction imprevue et donner a sa mission une ampleur inattendue. VI LES YEUX BLEUS En quittant la barge, Karl Dragoch gagna les quartiers du centre. Il connaissait Ratisbonne, et c'est sans hesiter sur la direction a suivre qu'il s'engagea a travers les rues silencieuses, flanquees ca et la de donjons feodaux a dix etages, de cette cite jadis bruyante, que n'anime plus guere une population tombee a vingt-six mille ames. Karl Dragoch ne songeait pas a visiter la ville, comme le croyait Ilia Brusch. Ce n'est pas en qualite de touriste qu'il voyageait. A peu de distance du pont, il se trouva en face du Dom, la cathedrale aux tours inachevees, mais il ne jeta qu'un coup d'oeil distrait sur son curieux portail de la fin du XVe siecle. Assurement, il n'irait pas admirer, au Palais des Princes de Tour et Taxis, la chapelle gothique et le cloitre ogival, pas plus que la bibliotheque de pipes, bizarre curiosite de cet ancien couvent. Il ne visiterait pas davantage le Rathhaus, siege de la Diete autrefois, et aujourd'hui simple Hotel de Ville, dont la salle est ornee de vieilles tapisseries, et ou la chambre de torture avec ses divers appareils est montree, non sans orgueil, par le concierge de l'endroit. Il ne depenserait pas un _trinkgeld_, le pourboire allemand, a payer les services d'un cicerone. Il n'en avait pas besoin, et c'est sans le secours de personne qu'il se rendit au Bureau des Postes, ou plusieurs lettres l'attendaient a des initiales convenues. Karl Dragoch, ayant lu ces lettres, sans que son visage decelat aucun sentiment, se disposait a sortir du bureau, lorsqu'un homme assez vulgairement vetu l'accosta sur la porte. Cet homme et Dragoch se connaissaient, car celui-ci d'un geste arreta le nouveau venu au moment ou il allait prendre la parole. Ce geste signifiait evidemment: "Pas ici." Tous deux se dirigerent vers une place voisine. "Pourquoi ne m'as-tu pas attendu sur le bord du fleuve? demanda Karl Dragoch, quand il s'estima a l'abri des oreilles indiscretes. --Je craignais de vous manquer, lui fut-il repondu. Et, comme je savais que vous deviez venir a la poste.... --Enfin, te voila, c'est l'essentiel, interrompit Karl Dragoch. Rien de neuf? --Rien. --Pas meme un vulgaire cambriolage dans la region? --Ni dans la region, ni ailleurs, le long du Danube s'entend. --A quand remontent tes dernieres nouvelles? --Il n'y a pas deux heures que j'ai recu un telegramme de notre bureau central de Budapest. Calme plat sur toute la ligne. Karl Dragoch reflechit un instant. --Tu vas aller au Parquet de ma part. Tu donneras ton nom, Friedrick Ulhmann, et tu prieras qu'on te tienne au courant s'il survenait la moindre chose. Tu partiras ensuite pour Vienne. --Et nos hommes? --Je m'en charge. Je les verrai au passage. Rendez-vous a Vienne, d'aujourd'hui en huit, c'est le mot d'ordre. --Vous laisserez donc le haut fleuve sans surveillance? demanda Ulhmann. --Les polices locales y suffiront, repondit Dragoch, et nous accourrons a la moindre alerte. Jusqu'ici, d'ailleurs, il ne s'est jamais rien passe, au-dessus de Vienne, qui soit de notre competence. Pas si betes, nos bonshommes, d'operer si loin de leur base. --Leur base?... repeta Ulhmann. Auriez-vous des renseignements particuliers? --J'ai, en tous cas, une opinion. --Qui est?... --Trop curieux!... Quoi qu'il en soit, je te predis que nous debuterons entre Vienne et Budapest. --Pourquoi la plutot qu'ailleurs? --Parce que c'est la que le dernier crime a ete commis. Tu sais bien, ce fermier qu'ils ont fait "chauffer" et qu'on a retrouve brule jusqu'aux genoux. --Raison de plus pour qu'ils operent ailleurs la prochaine fois. --Parce que?... --Parce qu'ils se diront que le district ou ce crime a ete perpetre doit etre tout specialement surveille. Ils iront donc plus loin tenter la fortune. C'est ce qu'ils ont fait jusqu'ici. Jamais deux fois de suite au meme endroit." --Ils ont raisonne comme des bourriques, et tu les imites, Friedrick Ulhmann, repliqua Karl Dragoch. Mais c'est bien sur leur sottise que je compte. Tous les journaux, comme tu as du le voir, m'ont attribue un raisonnement analogue. Ils ont publie avec un parfait ensemble que je quittais le Danube superieur, ou, selon moi, les malfaiteurs ne se risqueraient pas a revenir, et que je partais pour la Hongrie meridionale. Inutile de te dire qu'il n'y a pas un mot de vrai la-dedans, mais tu peux etre sur que ces communications tendancieuses n'ont pas manque de toucher les interesses. --Vous en concluez? --Qu'ils n'iront pas du cote de la Hongrie meridionale se jeter dans la gueule du loup. --Le Danube est long, objecta Ulhmann. Il y a la Serbie, la Roumanie, la Turquie... --Et la guerre?.. Rien a faire par la pour eux. Nous verrons bien, au surplus. Karl Dragoch garda un instant le silence. --A-t-on ponctuellement suivi mes instructions? reprit-il. --Ponctuellement. --La surveillance du fleuve a ete continuee? --Jour et nuit. --Et l'on n'a rien decouvert de suspect? --Absolument rien. Toutes les barges, tous les chalands ont leurs papiers en regle. A ce propos, je dois vous dire que ces operations de controle soulevent beaucoup de murmures. La batellerie proteste, et, si vous voulez mon opinion, je trouve qu'elle n'a pas tort. Les bateaux n'ont rien avoir dans ce que nous cherchons. Ce n'est pas sur l'eau que des crimes sont commis. Karl Dragoch fronca les sourcils. --J'attache une grande importance a la visite des barges, des chalands et meme des plus petites embarcations, repliqua-t-il d'un ton sec. J'ajouterai, une fois pour toutes, que je n'aime pas les observations. Ulhmann fit le gros dos. --C'est bon, Monsieur, dit-il. Karl Dragoch reprit: --Je ne sais encore ce que je ferai... Peut-etre m'arreterai-je a Vienne. Peut-etre pousserai-je jusqu'a Belgrade... Je ne suis pas fixe... Comme il importe de ne pas perdre de contact, tiens-moi au courant par un mot adresse en autant d'exemplaires qu'il sera necessaire a ceux de nos hommes echelonnes entre Ratisbonne et Vienne. --Bien, Monsieur, repondit Ulhmann. Et moi?.. Ou vous reverrai-je? --A Vienne, dans huit jours, je te l'ai dit, repondit Dragoch. Il reflechit quelques instants. --Tu peux te retirer, ajouta-t-il. Ne manque pas de passer au Parquet et prends ensuite le premier train. Ulhmann s'eloignait deja. Karl Dragoch le rappela. --Tu as entendu parler d'un certain Ilia Brusch? interrogea-t-il. --Ce pecheur qui s'est engage a descendre le Danube la ligne a la main? --Precisement. Eh bien, si tu me vois avec lui, n'aie pas l'air de me connaitre." La-dessus, ils se separerent, Friedrick Ulhmann disparut vers le haut quartier, tandis que Karl Dragoch se dirigeait vers l'hotel de la Croix-d'Or, ou il comptait diner. Une dizaine de convives, causant de choses et d'autres, etaient deja a table, lorsqu'il prit place a son tour. S'il mangea de grand appetit, Karl Dragoch ne se mela point a la conversation. Il ecoutait, par exemple, en homme qui a l'habitude de preter l'oreille a tout ce qu'on dit autour de lui. Aussi ne put-il manquer d'entendre, quand l'un des convives demanda a son voisin: "Eh bien, cette fameuse bande, on n'en a donc pas de nouvelles? --Pas plus que du fameux Brusch, repondit l'autre. On attendait son passage a Ratisbonne, et il n'a pas encore ete signale. --C'est singulier. --A moins que Brusch et le chef de la bande ne fassent qu'un. --Vous voulez rire? --Eh!.. qui sait?.." Karl Dragoch avait vivement releve les yeux. C'etait la seconde fois que cette hypothese, decidement dans l'air, venait s'imposer a son attention. Mais il eut comme un imperceptible haussement d'epaules, et acheva son diner sans prononcer une parole. Plaisanterie que tout cela. D'ailleurs, il etait bien renseigne, ce bavard, qui ne connaissait meme pas l'arrivee d'Ilia Brusch a Ratisbonne. Son diner termine, Karl Dragoch redescendit vers les quais. La, au lieu de regagner tout de suite la barge, il s'attarda quelques instants sur le vieux pont de pierre qui reunit Ratisbonne a Stadt-am-Hof, son faubourg, et laissa errer son regard sur le fleuve, ou quelques bateaux glissaient encore en se hatant de profiter de la lumiere mourante du jour. Il s'oubliait dans cette contemplation, quand une main se posa sur son epaule, en meme temps que l'interpellait une voix familiere. "Il faut croire, monsieur Jaeger, que tout cela vous interesse. Karl Dragoch se retourna et vit, en face de lui, Ilia Brusch, qui le regardait en souriant. --Oui, repondit-il, tout ce mouvement du fleuve est curieux. Je ne me lasse pas de l'observer. --Eh! monsieur Jaeger, dit Ilia Brusch. cela vous interessera davantage, lorsque nous arriverons sur le bas fleuve, ou les bateaux sont plus nombreux. Vous verrez, quand nous serons aux Portes de Fer!.. Les connaissez-vous? --Non, repondit Dragoch. --Il faut avoir vu cela! declara Ilia Brusch. S'il n'y a pas au monde un plus beau fleuve que le Danube, il n'y a pas, sur tout le cours du Danube, un plus bel endroit que les Portes de Fer!.. Cependant la nuit etait devenue complete. La grosse montre d'Ilia Brusch marquait plus de neuf heures. --J'etais en bas, dans la barge, lorsque je vous ai apercu sur le pont, monsieur Jaeger, dit-il. Si je suis venu vous trouver, c'est pour vous rappeler que nous partons demain de tres bonne heure, et que nous ferions bien, par consequent, d'aller nous coucher. --Je vous suis, monsieur Brusch, approuva Karl Dragoch. Tous deux descendirent vers la rive. Comme ils tournaient l'extremite du pont, le passager de dire: --Et la vente de notre poisson, monsieur Brusch?.. Etes-vous satisfait? --Dites enchante, monsieur Jaeger! Je n'ai pas a vous remettre moins de quarante et un florins!. --Ce qui fera soixante-huit, avec les vingt-sept precedemment encaisses. Et nous ne sommes, qu'a Ratisbonne!.. Eh! eh! monsieur Brusch, l'affaire ne me parait pas si mauvaise! --J'en arrive a le croire," reconnut le pecheur. Un quart d'heure plus tard, tous deux dormaient l'un pres de l'autre, et, au soleil levant, l'embarcation etait deja a cinq kilometres de Ratisbonne. En aval de cette ville, les rives du Danube presentent des aspects tres differents. Sur la droite se succedent a perte de vue de fertiles plaines, une riche et productive campagne, ou ne manquent ni les fermes, ni les villages, tandis que, sur la gauche, se massent des forets profondes et s'etagent des collines qui vont se souder au Bohmerwald. En passant, M. Jaeger et Ilia Brusch purent apercevoir, au-dessus de la bourgade de Donaustauf, le Palais d'ete des Princes de Tour et Taxis, et le vieux chateau episcopal de Ratisbonne, puis, au dela, sur le Savaltorberg, le Walhalla, ou "Sejour des elus", sorte de Parthenon egare sous le ciel bavarois, qui n'est point celui de l'Attique, et dont la construction est due au roi Louis. A l'interieur, c'est un musee, ou figurent les bustes des heros de la Germanie, musee moins admirable que les belles dispositions architecturales de l'exterieur. Si le Walhalla ne vaut pas, en effet, le Parthenon d'Athenes, il l'emporte sur celui dont les Ecossais ont decore une des collines d'Edimbourg, la "vieille enfumee". Longue est la distance separant Ratisbonne de Vienne, lorsqu'on suit les meandres du Danube. Cependant, sur cette route liquide de pres de quatre cent soixante-quinze kilometres, les cites de quelque importance sont rares. On ne trouve guere a signaler que Straubing, entrepot agricole de la Baviere, ou la barge s'arreta le soir du 18 aout; Passau, ou elle arriva le 20, et Lintz qu'elle depassa dans la journee du 21. En dehors de ces villes, dont les deux dernieres ont une certaine valeur strategique, mais dont aucune n'atteint vingt mille ames il n'existe que d'insignifiantes agglomerations. A defaut des oeuvres de l'homme, le touriste a, du moins, pour se defendre contre l'ennui, le spectacle toujours varie des rives du grand fleuve. Au-dessous de Straubing, ou il s'etale deja sur une largeur de quatre cents metres, le Danube ne cesse de se resserrer, tandis que les premieres ramifications des Alpes Rhetiques surelevent peu a peu la rive droite. A Passau, batie au confluent de trois cours d'eau, le Danube, l'Inn et l'Ils, dont les deux premiers comptent parmi les plus importants de l'Europe, on quitte l'Allemagne, et cette meme rive droite devient autrichienne dans l'aval immediat de la ville, tandis que c'est seulement quelques kilometres plus bas, au confluent de la Dadelsbach, que la rive gauche commence a faire partie de l'empire des Habsbourg. En ce point, le lit du fleuve est reduit a une etroite vallee de deux cents metres environ qui va le conduire jusqu'a Vienne, tantot s'elargissant au point de permettre la formation de veritables lacs parsemes d'iles et d'ilots, tantot rapprochant plus encore ses parois entre lesquelles grondent les eaux furieuses. Ilia Brusch paraissait n'accorder aucun interet a cette succession de spectacles changeants et toujours sublimes, et semblait uniquement preoccupe d'activer de toute la vigueur de ses bras l'allure de son embarcation. L'attention qu'il lui fallait apporter a la conduite de la barge eut, d'ailleurs, suffi a excuser son indifference. Outre les difficultes resultant des bancs de sable, difficultes qui sont monnaie courante de la navigation danubienne, il en avait a vaincre de plus serieuses. Quelques kilometres avant Passau, il avait du affronter les rapides de Wilshofen, puis, cent cinquante kilometres plus bas, un peu au-dessous de Grein, l'une des villes les plus miserables de la Haute-Autriche, ce furent ceux autrement redoutables du Strudel et du Wirbel. En cet endroit, la vallee devient un etroit couloir limite par des parois sauvages, entre lesquelles se precipitent les eaux bouillonnantes. Autrefois, de nombreux recifs rendaient ce passage des plus dangereux, et il n'etait pas rare que la batellerie y eprouvat de graves dommages. Maintenant, le danger a notablement diminue. On a fait sauter a la mine les plus genantes des roches qui s'echelonnaient d'une rive a l'autre. Les rapides ont perdu de leur fureur, les remous n'attirent plus les bateaux dans leurs tourbillons avec la meme violence, et les catastrophes sont devenues moins frequentes. Beaucoup de precautions, cependant, sont encore a prendre, autant pour les grands chalands que pour les petites embarcations. Tout cela n'etait pas pour embarrasser Ilia Brusch. Il suivait les passes, evitait les bancs de sable, dominait les remous et les rapides, avec une etonnante habilete. Cette habilete, Karl Dragoch l'admirait, mais il ne laissait pas aussi d'etre surpris qu'un simple pecheur eut une science si parfaite du Danube et de ses traitresses surprises. Si Ilia Brusch etonnait Karl Dragoch, la reciproque n'etait pas moins vraie. Le pecheur admirait, sans y rien comprendre, l'etendue des relations de son passager. Si infime que fut le lieu choisi pour la halte du soir, il etait rare que M. Jaeger n'y trouvat pas quelqu'un de connaissance. A peine la barge etait-elle amarree, il sautait a terre et presque aussitot il etait aborde par une ou deux personnes. Jamais, du reste, il ne s'oubliait en de longues conversations. Apres un echange de quelques mots, les interlocuteurs se separaient, et M. Jaeger reintegrait la barge, tandis que les etrangers s'eloignaient. A la fin Ilia Brusch n'y put tenir. "Vous ayez donc des amis un peu partout, monsieur Jaeger? demanda-t-il un jour. --En effet, monsieur Brusch, repondit Karl Dragoch. Cela tient a ce que j'ai souvent parcouru ces contrees. --En touriste, monsieur Jaeger? --Non, monsieur Brusch, pas en touriste. Je voyageais a cette epoque pour une maison de commerce de Budapest, et, dans ce metier-la, non seulement on voit du pays, mais on se cree de nombreuses relations, vous le savez." Tels furent les seuls incidents--si l'on peut appeler cela des incidents--qui marquerent le voyage du 18 au 24 aout. Ce jour-la, apres une nuit passee le long de la rive, loin de tout village, en dessous de la petite ville de Tulln, Ilia Brusch se remit en route avant l'aube, ainsi qu'il en avait coutume. Cette journee ne devait pas etre pareille aux precedentes. Le soir meme, en effet, on serait a Vienne, et, pour la premiere fois, depuis huit jours, Ilia Brusch allait pecher, afin de ne pas decevoir les admirateurs qu'il ne pouvait manquer d'avoir dans la capitale, ou il avait eu soin de faire annoncer son arrivee par les cent voix de la Presse. D'ailleurs, ne fallait-il pas penser aux interets de M. Jaeger, trop negliges pendant cette semaine de navigation acharnee? Bien qu'il ne se plaignit pas, ainsi qu'il s'y etait engage, celui-ci ne devait pas etre content, Ilia Brusch le comprenait de reste, et c'est pour etre en mesure de lui donner au moins une apparence de satisfaction, qu'il s'etait arrange de maniere a n'avoir qu'une trentaine de kilometres a franchir durant cette derniere journee. Ainsi, malgre la diminution de sa vitesse, il lui serait quand meme possible d'atteindre Vienne d'assez bonne heure pour tirer parti du produit de sa peche. Au moment ou Karl Dragoch sortit de la cabine, le butin etait deja abondant, mais le pecheur devait faire mieux encore. Vers onze heures, sa ligne ramena un brochet de vingt livres. C'etait une piece royale qui obtiendrait surement un haut prix des amateurs viennois. Enhardi par ce succes, Ilia Brusch voulut tenter la chance une derniere fois, ce en quoi il eut grand tort, ainsi que l'evenement le prouva. Comment s'y prit-il? Il eut ete bien incapable de le dire. Le fait est que, lui, toujours si adroit, eut a ce moment un coup malheureux. Que ce soit le resultat d'un instant de distraction ou pour toute autre cause, sa ligne, fut mal lancee, et l'hamecon, violemment ramene, vint frapper son visage ou il traca un sillon sanglant. Ilia Brusch poussa un cri de douleur. Apres avoir laboure les chairs, l'hamecon, continuant sa route, agrippa au passage les lunettes aux grands verres noirs que le pecheur portait jour et nuit, et cet instrument, enleve comme une plume, se mit a decrire des courbes eperdues a quelques centimetres au-dessus de la surface de l'eau. Etouffant une exclamation de depit, Ilia Brusch, apres un coup d'oeil plein d'inquietude a l'adresse de M. Jaeger, eut tot fait de ramener a lui les lunettes vagabondes, qu'il s'empressa de remettre a leur place primitive. Alors seulement il parut soulage. Cet incident n'avait dure que quelques secondes, mais ces quelques secondes avaient suffi a Karl Dragoch pour constater que son hote possedait de magnifiques yeux bleus, dont le regard tres vif semblait peu compatible avec une vue maladive. Le detective ne put faire autrement que de reflechir a cette singularite, son temperament le portant a reflechir sur tous les sujets qui sollicitaient son attention, et ses reflexions ne furent pas terminees apres que les yeux bleus eurent disparu de nouveau derriere l'ecran noir qui les dissimulait habituellement. Il est inutile de dire qu'Ilia Brusch ne pecha pas davantage ce jour-la. Son estafilade, plus douloureuse que grave, sommairement pansee, il rangea avec soin ses engins, tandis que le bateau suivait tout seul le fil du courant, puis ce fut l'heure du dejeuner. Peu d'instants auparavant, on etait passe au pied du Kalhemberg, mont de trois cent cinquante metres, dont le sommet domine la ville de Vienne. Maintenant, plus on avancait, plus l'animation des rives annoncait l'approche d'une importante cite. Les villas, tout d'abord, s'etaient succede, de plus en plus rapprochees. Puis, des usines avaient souille le ciel des fumees de leurs hautes cheminees. Bientot Ilia Brusch et son compagnon apercurent quelques fiacres mettant dans cette banlieue une note franchement urbaine. Des les premieres heures de l'apres-midi, la barge depassa Nussdorf, point ou s'arretent les bateaux a vapeur, en raison de leur tirant d'eau. La modeste embarcation du pecheur avait a cet egard de moindres exigences. D'ailleurs, elle ne contenait pas, comme les dampsschiffs, des voyageurs, qui eussent exige d'etre transportes par le canal jusqu'au coeur meme de la ville. Libre de ses mouvements, Ilia Brusch suivit le grand bras du Danube. Avant quatre heures, il s'arretait pres de la rive et frappait son amarre a l'un des arbres du Prater, promenade fameuse, qui est a Vienne ce que le Bois de Boulogne est a Paris. "Qu'avez-vous donc aux yeux, monsieur Brusch? demanda a ce moment Karl Dragoch qui, depuis l'incident des lunettes, n'avait prononce que de rares paroles. Ilia Brusch interrompit son travail et se tourna vers son passager. --Aux yeux? repeta-t-il d'un ton interrogatif. --Oui, aux yeux, dit M. Jaeger. Ce n'est pas pour votre plaisir, je suppose, que vous portez ces lunettes noires? --Ah! fit Ilia Brusch, mes lunettes!.. J'ai la vue faible, et la lumiere me fait mal, voila tout." La vue faible?.. Avec des yeux pareils!.. Son explication donnee, Ilia Brusch acheva d'amarrer sa barge. Son passager le regardait faire d'un air songeur. VII CHASSEURS ET GIBIERS Quelques promeneurs animaient, en cette apres-midi d'aout, la rive du Danube, qui forme, au Nord-Est, l'extreme limite de la promenade du Prater. Ces promeneurs guettaient-ils Ilia Brusch? Probablement, celui-ci ayant eu soin de faire preciser a l'avance par les journaux le lieu et presque l'heure de son arrivee. Mais comment les curieux, dissemines sur un aussi vaste espace, decouvriraient-ils la barge que rien ne signalait a leur attention? Ilia Brusch avait prevu cette difficulte. Des que son embarcation fut amarree, il s'empressa de dresser un mat portant une longue banderolle sur laquelle on pouvait lire: _Ilia Brusch, Laureat du concours de Sigmaringen_; puis, sur le toit du rouf, il fit, des poissons captures pendant la matinee, une sorte d'etalage, en donnant au brochet la place d'honneur. Cette reclame a l'americaine eut un resultat immediat. Quelques badauds s'arreterent en face de la barge et la contemplerent d'un air desoeuvre. Ces premiers badauds en attirant d'autres, le rassemblement prit en quelques instants des proportions telles que les veritables curieux ne purent faire autrement que de le remarquer. Ils accoururent, et, en voyant tous ces gens se hater dans la meme direction, d'autres se mirent a courir a leur exemple sans savoir pourquoi. En moins d'un quart d'heure, cinq cents personnes etaient groupees en face de la barge. Ilia Brusch n'avait jamais reve pareil succes: Entre ce public et le pecheur, le dialogue ne tarda pas a s'engager. "Monsieur Brusch? demanda un des assistants. --Present, repondit l'interpelle. --Permettez-moi de me presenter. M. Claudius Roth, un de vos collegues de la Ligue Danubienne. --Enchante, monsieur Roth! --Plusieurs autres de nos collegues sont ici, d'ailleurs. Voici M. Hanisch, M. Tietze, M. Hugo Zwiedinek, sans compter ceux que je ne connais pas. --Moi, par exemple, Mathias Kasselick, de Budapest, dit un spectateur. --Et moi, ajouta un autre, Wilhelm Bickel, de Vienne. --Ravi, Messieurs, d'etre en pays de connaissance, s'ecria Ilia Brusch. Les demandes et les reponses se croiserent. La conversation devint generale. --Vous avez fait bon voyage, monsieur Brusch? --Excellent. --Voyage rapide, en tous cas. On ne vous attendait pas si tot. --Il y a pourtant quinze jours que je suis en route. --Oui, mais il y a loin de Donaueschingen a Vienne! --Neuf cents kilometres, a peu pres, ce qui fait une soixantaine de kilometres par jour en moyenne. --Le courant les fait a peine en vingt-quatre heures. --Ca depend des endroits. --C'est vrai. Et votre poisson? Le vendez-vous facilement? --A merveille. --Alors, vous etes content? --Tres content. --Aujourd'hui, votre peche est fort belle. Il y a surtout un brochet superbe. --Il n'est pas mal, en effet. --Combien le brochet? --Ce qu'il vous plaira de le payer. Je vais, si vous le voulez bien, mettre mon poisson aux encheres, en gardant le brochet pour la fin. --Pour la bonne bouche, traduisit un plaisant. --Excellente idee! s'ecria M. Roth. L'acquereur du brochet, au lieu d'en manger la chair, pourra, s'il le prefere, le faire empailler, en souvenir d'Ilia Brusch!" Ce petit discours obtint un grand succes et les encheres commencerent avec animation. Un quart d'heure plus tard, le pecheur avait encaisse une somme rondelette, a laquelle le fameux brochet n'avait pas contribue pour moins de trente-cinq florins. La vente terminee, la conversation continua entre le laureat et le groupe d'admirateurs qui se pressait sur la berge. Renseigne sur le passe, on s'enquerait de ses intentions pour l'avenir. Ilia Brusch repondait, d'ailleurs, avec complaisance, et annoncait, sans en faire mystere, qu'apres avoir consacre a Vienne la journee du lendemain, il irait, le soir du jour suivant, coucher a Presbourg. Peu a peu, l'heure s'avancant, les curieux diminuerent de nombre, chacun regagnant son diner. Oblige de penser au sien, Ilia Brusch disparut dans le tot, laissant son passager en pature a l'admiration publique. C'est pourquoi deux promeneurs, attires par le rassemblement qui comptait encore une centaine de personnes, n'apercurent que Karl Dragoch, solitairement assis au-dessous de la banderolle qui annoncait _urbi et orbi_ le nom et la qualite du laureat de la Ligue Danubienne. L'un de ces nouveaux venus etait un grand gaillard de trente ans environ, large d'epaules, chevelure et barbe blondes, de ce blond slave qui semble l'apanage de la race; l'autre, d'aspect robuste aussi, et remarquable par l'insolite carrure de ses epaules, etait plus age, et ses cheveux grisonnants montraient qu'il avait depasse la quarantaine. Au premier regard que le plus jeune de ces personnages jeta vers la barge, il tressaillit et fit un rapide mouvement de recul, en entrainant son compagnon en arriere. " C'est lui, dit-il, d'une voix etouffee, des qu'ils furent sortis de la foule. --Tu crois? --Sur! Tu ne l'as donc pas reconnu? --Comment l'aurais-je reconnu? Je ne l'ai jamais vu. Un instant de silence suivit. Les deux interlocuteurs reflechissaient. --Il est seul dans la barque? demanda le plus age. --Tout seul. --Et c'est bien la barque d'Ilia Brusch? --Pas d'erreur possible. Le nom est inscrit sur la banderolle. --C'est a n'y rien comprendre. Apres un nouveau silence, ce fut le plus jeune qui reprit: --Ce serait donc lui qui fait ce voyage a grand orchestre sous le nom d'Ilia Brusch? --Dans quel but? Le personnage a la barbe blonde haussa les epaules. --Dans le but de parcourir le Danube incognito, c'est clair. --Diable! fit son compagnon grisonnant. --Ca ne m'etonnerait pas, dit l'autre. C'est un malin, Dragoch, et son coup aurait parfaitement reussi, sans le hasard qui nous a fait passer par ici. Le plus age des deux interlocuteurs paraissait mal convaincu. --C'est du roman, murmura-t-il entre ses dents. --Tout a fait, Titcha, tout a fait, approuva son compagnon, mais Dragoch aime assez les moyens romanesques. Nous tirerons, d'ailleurs, la chose au clair. On disait autour de nous que la barge resterait a Vienne demain toute la journee. Nous n'aurons qu'a revenir. Si Dragoch est toujours la, c'est que c'est bien lui qui est entre dans la peau d'Ilia Brusch. --Dans ce cas, demanda Titcha, que ferons-nous? Son interlocuteur ne repondit pas tout de suite. --Nous aviserons, " dit-il. Tous deux s'eloignerent du cote de la ville, laissant la barge entouree d'un public de plus en plus clairseme. La nuit s'ecoula paisiblement pour Ilia Brusch et son passager. Quand celui-ci sortit de la cabine, il trouva le premier en train de faire subir a ses engins de peche une revision generale. " Beau temps, monsieur Brusch, dit Karl Dragoch en maniere de bonjour. --Beau temps, monsieur Jaeger, approuva Ilia Brusch. --Ne comptez-vous pas en profiter, monsieur Brusch, pour visiter la ville? --Ma foi non, monsieur Jaeger. Je ne suis pas curieux de mon naturel, et j'ai ici de quoi m'occuper toute la journee. Apres deux semaines de navigation, ce n'est pas du luxe de remettre un peu d'ordre. --A votre aise, monsieur Brusch. Pour moi, je n'imiterai pas votre indifference et je compte rester a terre jusqu'au soir. --Et bien vous ferez, monsieur Jaeger, approuva Ilia Brusch, puisque c'est a Vienne que vous demeurez. Peut-etre avez-vous de la famille qui ne sera pas fachee de vous voir. --C'est une erreur, monsieur Brusch, je suis garcon. --Tant pis, monsieur Jaeger, tant pis. On n'est pas trop de deux pour porter le fardeau de la vie. Karl Dragoch se mit a rire. --Fichtre! monsieur Brusch, vous n'etes pas gai, ce matin. --On a ses jours, monsieur Jaeger, repondit le pecheur. Mais que cela ne vous empeche pas de vous amuser le mieux possible. --Je tacherai, monsieur Brusch, " repondit Karl Dragoch en s'eloignant. A travers le Prater, il alla rejoindre la Haupt-Allee, rendez-vous des elegances viennoises pendant la saison. Mais, a cette epoque de l'annee, et a cette heure, la Haupt-Allee etait presque deserte et il put hater le pas sans etre gene par la foule. Il y avait, toutefois, assez de monde pour que son attention ne fut pas attiree par deux promeneurs qu'il croisa, en meme temps que plusieurs autres, comme il arrivait a la hauteur du Constantins Hugel, colline artificielle dont on a juge bon de varier la perspective du Prater. Sans s'occuper de ces deux promeneurs, Karl Dragoch continua tranquillement sa route, et, dix minutes plus tard, il entrait dans un petit cafe du rond-point du Prater, le Prater Stern en allemand. Il y etait attendu. Un consommateur deja attable se leva, en l'apercevant, et vint a sa rencontre. "Bonjour, Ulhmann, dit Karl Dragoch. --Bonjour, Monsieur, repondit Friedrich Ulhmann. --Toujours rien de neuf? --Toujours rien. --C'est bon. Cette fois, nous pouvons disposer de la journee et convenir murement de ce que nous devons faire." Si Karl Dragoch n'avait pas remarque les deux promeneurs de la Haupt-Allee, ceux-ci--les memes individus que le hasard avait conduits, la veille, pres de la barge d'Ilia Brusch--l'avaient parfaitement vu, au contraire. D'un meme mouvement ils avaient fait volte-face, apres le passage du chef de la police danubienne, et l'avaient suivi, en gardant une distance suffisante pour eviter toute surprise. Quand Dragoch eut disparu dans le petit cafe, ils entrerent dans un etablissement semblable situe vis-a-vis du premier, de l'autre cote du rond-point, resolus a rester, s'il le fallait, toute la journee en embuscade. Leur patience fut mise a l'epreuve. Apres avoir consacre plusieurs heures a convenir dans le detail de leurs faits et gestes, Dragoch et Ulhmann dejeunerent sans se presser. Leur dejeuner termine, desireux d'echapper a l'atmosphere etouffante de la salle, ils se firent servir a l'air libre la tasse de cafe devenue le complement indispensable de tout repas. Ils etaient en train de la savourer, quand Dragoch fit soudain un geste d'etonnement et, comme desireux de n'etre pas reconnu, rentra rapidement dans l'interieur du restaurant, d'ou, a travers les rideaux du vitrage, il surveilla un homme qui traversait la place en ce moment. "C'est lui, Dieu me pardonne!" murmura Dragoch, en suivant des yeux Ilia Brusch. C'etait Ilia Brusch, en effet, bien reconnaissable a sa figure rasee, a ses lunettes et a ses cheveux noirs comme ceux d'un Italien du Sud. Quand celui-ci se fut engage dans la Kaiser-Josephstrasse, Dragoch vint rejoindre Ulhmann demeure sur la terrasse, lui intima l'ordre de l'attendre autant qu'il serait necessaire, et s'elanca sur les traces du pecheur. Ilia Brusch marchait, sans songer a se retourner, avec le calme d'une conscience paisible. D'un pas tranquille, il marcha jusqu'au bout de la Kaiser-Josephstrasse, puis, en droite ligne, a travers le parc de l'Augarten, il arriva a la Brigittenau. Quelques instants, il parut alors hesiter, et penetra finalement dans une echoppe de sordide apparence ouvrant sa pauvre devanture dans l'une des plus miserables rues de ce quartier ouvrier. Une demi-heure plus tard il ressortait. Toujours file, sans le savoir, par Karl Dragoch, qui ne manqua pas en passant de lire l'enseigne de la boutique ou son compagnon de voyage venait de s'arreter, il prit la Rembrandtgasse, puis, remontant la rive gauche du canal, atteignit la Praterstrasse, qu'il suivit jusqu'au rond-point. La, il tourna deliberement a droite et s'eloigna par la Haupt-Allee, sous les arbres du Prater. Il rentrait evidemment a bord de la barge, et Karl Dragoch jugea inutile de continuer plus longtemps sa filature. Celui-ci revint donc au petit cafe, devant lequel Friedrich Ulhmann l'avait fidelement attendu. "Connais-tu un juif du nom de Simon Klein? demanda-t-il en l'abordant. --Certainement, repondit Ulhmann. --Qu'est-ce que c'est que ce juif? --Pas grand'chose de bon. Brocanteur, usurier, au besoin receleur, je crois que ces trois mots le peignent du haut en bas. --C'est bien ce que je pensais, murmura Dragoch, qui paraissait plonge en de profondes reflexions. Apres un instant, il reprit: --Combien d'hommes avons-nous ici? --Une quarantaine, repondit Ulhmann. --C'est suffisant. Ecoute-moi bien. Il faut faire table rase de ce que nous avons dit ce matin. Je change mon plan, car, plus je vais, plus j'ai le pressentiment que l'affaire arrivera pres de l'endroit, quel qu'il soit, ou je serai moi-meme. --Ou vous serez?... Je ne comprends pas. --C'est inutile. Tu echelonneras tes hommes, deux par deux, sur la rive gauche du Danube de cinq en cinq kilometres, en commencant a vingt kilometres au dela de Presbourg. Leur mission unique sera de me surveiller. Aussitot que le dernier echelon m'aura apercu, les deux hommes qui le composent se hateront d'aller cinq kilometres en avant du premier, et ainsi de suite. C'est compris?... Qu'ils ne me manquent pas surtout! --Et moi? interrogea Ulhmann. --Toi, tu t'arrangeras pour ne pas me perdre de vue. Comme je suis dans une barque, au beau milieu du fleuve, ce n'est pas tres difficile... Pour tes hommes, qu'ils prennent, bien entendu, en montant leur faction, tous les renseignements possibles. En cas de besoin, le poste informe d'un evenement grave avisera les autres, dont il sera le point de concentration. --Compris. --Qu'on se mette en route des ce soir, et que demain je trouve tes hommes a leur poste. --Ils y seront," dit Ulhmann. Par deux et trois fois Karl Dragoch exposa son plan, sans se lasser, jusqu'au moment ou, certain d'avoir ete parfaitement saisi par son subordonne, il se decida, l'heure avancant, a regagner la barge. Dans le petit cafe, de l'autre cote de la place, les deux promeneurs du Prater n'avaient pas interrompu leur espionnage. Ils avaient vu Dragoch sortir, sans en soupconner la raison, Ilia Brusch n'ayant pas plus attire leur attention que ne l'aurait fait tout autre passant. Leur premier mouvement avait ete de se lancer a sa poursuite, mais la presence de Friedrich Ulhmann les en avait empeches. Rassures, d'ailleurs, par l'attente de celui-ci, ils avaient eux-memes attendu, convaincus qu'ils ne tarderaient pas a voir revenir Karl Dragoch. Le retour du detective prouva qu'ils avaient justement raisonne, et, quand le detective disparut avec Ulhmann dans l'interieur du cafe, ils resterent aux aguets, jusqu'au moment ou se separerent le chef de police et son subordonne. Laissant ce dernier remonter vers le centre, les deux acolytes s'attacherent de nouveau a Karl Dragoch, et redescendirent a sa suite la Haupt-Allee, qu'ils avaient suivie le matin meme en sens contraire. Apres trois quarts d'heure de marche, ils s'arreterent. La ligne d'arbres bordant la berge du Danube apparaissait alors. Il ne pouvait etre douteux que Dragoch regagnat son embarcation. "Inutile d'aller plus loin, dit le plus jeune. Nous sommes fixes, maintenant. Ilia Brusch et Karl Dragoch sont bien le meme homme. La demonstration est faite, et, en le suivant plus longtemps, nous risquerions d'etre remarques a notre tour. --Qu'allons-nous faire? demanda son compagnon a carrure de lutteur. --Nous en causerons, repondit l'autre. J'ai une idee." Pendant que les deux inconnus s'occupaient si fort de sa personne, et elaboraient, en s'eloignant vers le Prater Stern, des plans dont l'execution ne devait pas etre beaucoup differee, Karl Dragoch reintegrait la barge, sans se douter de l'espionnage dont il avait ete l'objet au cours de cette journee. Il y trouva Ilia Brusch, fort affaire a preparer le diner, que les deux compagnons, une heure plus tard, partagerent comme de coutume, a cheval sur l'un des bancs. "Eh bien, monsieur Jaeger, etes-vous content de votre promenade? demanda Ilia Brusch, quand les pipes commencerent a repandre leurs nuages de fumee. --Enchante, repondit Karl Dragoch. Et vous, monsieur Brusch, n'avez-vous pas change d'avis, et ne vous etes-vous pas decide a parcourir un peu la ville de Vienne?.. A y faire quelque visite, peut-etre? --Que non pas, monsieur Jaeger, affirma Ilia Brusch. Je ne connais personne ici, moi. Depuis que vous etes parti, je n'ai pas mis le pied a terre. --Vraiment! --C'est ainsi. Je n'ai pas quitte le bord, ou j'avais d'ailleurs assez de travail pour m'occuper jusqu'au soir." Karl Dragoch ne repliqua pas. Les pensees que le flagrant mensonge de son hote pouvait lui suggerer, il les garda pour lui, et l'on parla de choses et d'autres jusqu'au moment ou sonna l'heure du sommeil. VIII UN PORTRAIT DE FEMME Ilia Brusch s'etait-il rendu coupable d'un mensonge premedite, ou bien changea-t-il d'avis par simple caprice? Quoi qu'il en soit, les renseignements fournis par lui sur son itineraire se trouverent etre de la plus notoire inexactitude.. Parti deux heures avant l'aube, le matin du 26 aout, il ne s'arreta pas a Presbourg, comme il l'avait annonce. Vingt heures de godille acharnee le menerent d'une seule traite a plus de quinze kilometres au dela de cette ville, et il recommenca cet effort surhumain apres quelques brefs instants de repos. Pourquoi il s'efforcait avec une hate si febrile d'ecourter son voyage, Ilia Brusch ne se crut pas oblige d'en faire confidence a M. Jaeger, dont les interets etaient ainsi gravement compromis cependant, et, de son cote, celui-ci, respectueux de la foi juree, ne manifesta par aucun signe le desappointement que tant de precipitation devait lui faire eprouver. Les preoccupations de Karl Dragoch detournaient, d'ailleurs, l'attention de M. Jaeger. Le petit dommage que le second risquait de subir n'avait qu'une importance bien mince en regard des soucis du premier. Dans cette matinee du 26 aout, Karl Dragoch venait, en effet, de faire une remarque du caractere le plus insolite, qui, s'ajoutant a celles des jours precedents, achevait de le troubler profondement. C'est vers dix heures du matin que la chose etait arrivee. A ce moment, Dragoch, plonge dans ses pensees, regardait machinalement Ilia Brusch godiller, debout a l'arriere de la barge, avec un entetement de boeuf au labour. A cause d'une sinuosite du chenal qui l'obligeait a se diriger, pour quelques instants, vers le Nord-Ouest, le pecheur avait alors le soleil en plein derriere lui. Il etait tete nue, car, ruisselant litteralement de sueur, il avait rejete a ses pieds la casquette de loutre dont il se couvrait d'ordinaire, et la lumiere eclairait vivement par transparence son abondante et noire chevelure. Tout a coup, Karl Dragoch fut frappe par une particularite des plus singulieres. Si Ilia Brusch etait brun, et cela n'etait pas contestable, il ne l'etait du moins que partiellement. Noirs a leur extremite, ses cheveux, a leur base, s'accusaient, sur une longueur de quelques millimetres, du plus indeniable blond. Phenomene naturel que cette diversite de teintes? Peut-etre. Mais, plus vraisemblablement, simple resultat d'une vulgaire teinture dont on aurait neglige de renouveler l'application. Quand bien meme un doute aurait pu, d'ailleurs, subsister a ce sujet dans l'esprit de Karl Dragoch, celui-ci n'eut pas tarde a etre exactement renseigne, puisque, des le lendemain matin, les cheveux d'Ilia Brusch avaient perdu leur double coloration. Le pecheur, evidemment, s'etait apercu de sa negligence et y avait remedie pendant la nuit. Ces yeux que leur proprietaire dissimulait avec tant de soin derriere d'impenetrables verres, ce mensonge certain au moment de l'escale a Vienne, cette hate incomprehensible si peu compatible avec le but avoue du voyage, ces cheveux blonds transformes en cheveux noirs, tout cela formait un faisceau de presomptions dont on devait necessairement conclure... Au fait, que devait-on en conclure? Karl Dragoch, apres tout, n'en savait rien. Que la conduite d'Ilia Brusch fut louche, ce n'etait que trop certain, mais quelle conclusion convenait-il d'en tirer? Pourtant, une hypothese, cent fois repoussee d'abord, finit par s'imposer a Karl Dragoch qui ne cessait de reflechir au probleme pose a sa sagacite. Et cette hypothese, c'etait celle-la meme que, par deux fois, lui avait suggeree le hasard. Le joyeux Serbe, Michael Michaelovitch, d'abord, les voyageurs de l'hotel de Ratisbonne, ensuite, n'avaient-ils pas, moitie serieusement, moitie sous forme de plaisanterie, emis l'idee que, sous le vetement d'emprunt du laureat, se cachait le chef des malfaiteurs qui terrorisaient la region? Fallait-il donc en arriver a examiner serieusement une supposition a laquelle ceux-memes qui l'avaient formulee n'accordaient surement pas la moindre creance? Pourquoi pas, apres tout? Certes, les faits observes jusqu'ici n'autorisaient pas une certitude. Ils autorisaient du moins tous les soupcons. Et, en verite, si des observations subsequentes etablissaient le bien-fonde de ces soupcons, ce serait une plaisante aventure que le meme bateau eut transporte pendant un si grand nombre de kilometres ce chef de bandits et le policier charge de l'arreter. Par ce cote, le drame avait tendance a tourner au vaudeville, et Karl Dragoch repugnait fort a admettre la possibilite d'une si merveilleuse coincidence. Mais les procedes techniques du vaudeville ne consistent-ils pas uniquement dans la concentration en un meme lieu et en un court espace de temps de quiproquos et de surprises, qu'on ne remarque pas, ou qui semblent moins hilarants dans la vie reelle, a cause de leur eparpillement et, pour ainsi parler, de leur etat de dilution? Il ne serait donc pas d'une saine logique de rejeter _de plano_ un fait, sous pretexte qu'il parait anormal ou invraisemblable. Il convient d'etre plus modeste, et d'admettre l'infinie richesse des combinaisons du hasard. C'est sous l'empire de ces preoccupations que Karl Dragoch, le matin du 28, apres une nuit passee en pleine campagne a quelques kilometres en aval de Komorn, mit la conversation sur un sujet qui n'avait jamais ete effleure jusqu'alors. "Bonjour, monsieur Brusch, dit-il, en sortant, ce matin-la, de la cabine, ou il venait de dresser a loisir son plan d'attaque. --Bonjour, monsieur Jaeger repondit le pecheur qui godillait avec son energie coutumiere. --Vous avez bien dormi, monsieur Brusch? --Parfaitement. Et vous, monsieur Jaeger? --Euh!.. euh!.. Comme ci, comme ca. --Vraiment! fit Ilia Brusch. Pourquoi, si vous avez ete souffrant, ne pas m'avoir appele? --Ma sante est parfaite, monsieur Brusch, repondit M. Jaeger. Cela n'empeche pas que la nuit m'ait paru un peu longue. Je ne suis pas fache, je l'avoue, d'en avoir vu la fin. --Parce que?.. --Parce que j'etais un peu inquiet, je peux le reconnaitre maintenant. --Inquiet!.. repeta Ilia Brusch d'un ton de sincere etonnement. --Ce n'est meme pas la premiere fois que je suis inquiet, expliqua M. Jaeger. Je n'ai jamais ete tres a mon aise, quand la fantaisie vous a pris de passer la nuit loin de toute ville et de tout village. --Bah!.. fit Ilia Brusch qui semblait tomber des nues. Il fallait me le dire, et je me serais arrange autrement. --Vous oubliez que je me suis engage a vous laisser toute liberte d'agir a votre guise. Chose promise, chose due, monsieur Brusch! Cela n'empeche pas que je n'aie pas toujours ete tres rassure. Que voulez-vous? Je suis un citadin, moi, et je trouve impressionnants ce silence et cette solitude de la campagne. --Affaire d'habitude, monsieur Jaeger, repliqua gaiement Ilia Brusch. Vous vous y feriez, si notre voyage devait etre plus long. En realite, il y a moins de dangers en rase campagne qu'au coeur d'une grande ville ou pullulent les assassins et les rodeurs. --Vous avez probablement raison, monsieur Brusch, approuva M. Jauger, mais les impressions ne se commandent pas. Au surplus, mes craintes ne sont pas tout a fait deraisonnables dans le cas present, puisque nous traversons une region particulierement mal famee. --Mal famee!.. se recria Ilia Brusch. Ou prenez-vous ca, monsieur Jaeger?.. J'habite par ici, moi qui vous parle, et je n'ai jamais entendu dire que le pays fut mal fame! Ce fut au tour de M. Jaeger de manifester une vive surprise. --Parlez-vous serieusement, monsieur Brusch? s'ecria-t-il. Vous seriez le seul, alors, a ignorer ce que tout le monde sait de la Baviere a la Roumanie. --Quoi donc? demanda Ilia Brusch. --Parbleu! qu'une bande d'insaisissables malfaiteurs met en coupe reglee les deux rives du Danube, de Presbourg a son embouchure. --C'est la premiere fois que j'entends parler de ca, declara Ilia Brusch avec l'accent de la sincerite. --Pas possible!.. s'etonna M. Jaeger. Mais on ne s'occupe pas d'autre chose d'un bout a l'autre du fleuve. --On apprend du nouveau tous les jours, fit observer placidement Ilia Brusch. Et il y a longtemps que ces vols auraient commence? --Dix-huit mois environ, repondit M. Jaeger. Si encore il ne s'agissait que de vols!.. Mais les malfaiteurs en question ne se contentent pas de voler. Ils assassinent au besoin. Pendant ces dix-huit mois, on leur attribue au moins dix meurtres dont les auteurs sont demeures inconnus. Le dernier de ces meurtres, precisement, a ete accompli a moins de cinquante kilometres d'ici. --Je comprends maintenant vos inquietudes, dit Ilia Brusch. Peut-etre meme les aurais-je partagees, si j'avais ete mieux renseigne. A l'avenir, nous nous arreterons, le soir, autant que possible a proximite d'un village ou d'une ville, a commencer par notre halte d'aujourd'hui, que nous ferons a Gran. --Oh! approuva M. Jaeger, la nous serons tranquilles. Gran est une ville importante. --Je suis d'autant plus satisfait, continua Ilia Brusch, que vous vous y trouviez en surete, que je compte vous laisser seul la nuit prochaine. --Vous avez l'intention de vous absenter? --Oui, monsieur Jaeger, mais quelques heures seulement. De Gran, ou j'espere bien arriver de bonne heure, je voudrais pousser une pointe jusqu'a Szalka, qui n'en est pas fort eloigne. C'est la que j'habite, comme vous le savez. Je serai, d'ailleurs, de retour avant l'aube, et notre depart, demain matin, n'en sera nullement retarde. --A votre aise, monsieur Brusch, conclut M. Jaeger. Je concois que vous ayez le desir de faire un tour chez vous, et a Gran, je le repete, il n'y a rien a redouter. Pendant une demi-heure, la conversation fut interrompue. Apres cet entr'acte, Karl Dragoch reprit sur nouveaux frais. --C'est vraiment curieux, dit-il, que vous n'ayez jamais entendu parler de ces malfaiteurs du Danube. C'est d'autant plus curieux, qu'on s'est particulierement occupe de cette affaire quelques jours apres le concours de peche de Sigmaringen. --A quel propos? demanda Ilia Brusch. --A propos de la constitution d'une brigade de police speciale sous les ordres d'un chef que l'on dit fort habile, un nomme Karl Dragoch, detective de Budapest. --Il aura fort a faire, observa Ilia Brusch, que ce nom ne parut pas autrement frapper. C'est long, le Danube, et il est peu commode de surveiller des gens sur lesquels on ne sait rien. --C'est ce qui vous trompe, repliqua M. Jaeger. La police ne serait pas sans renseignements. De l'ensemble des temoignages recueillis resulterait, d'abord, un signalement presque certain du chef de la bande. --Comment est-il fait, ce particulier-la? demanda Ilia Brusch. --Comme aspect general, c'est un homme dans votre genre... --Merci bien! interrompit en riant Ilia Brusch. --Oui, poursuivit M. Jaeger, il serait a peu pres de votre taille et de votre corpulence, mais pour le reste, par exemple, aucun rapport. --Heureusement! soupira Ilia Brusch avec un air de soulagement qui voulait etre comique. --Il aurait, dit-on, de tres beaux yeux bleus, et ne serait pas oblige comme vous de porter lunettes. En outre, tandis que vous etes tres brun et soigneusement rase, il porterait toute sa barbe, que l'on dit blonde. Sur ce dernier point, notamment, les temoignages recueillis sont formels, a ce qu'on pretend. --C'est une indication, evidemment, reconnut Ilia Brusch, mais encore bien vague. Il y a beaucoup de blonds, et s'il faut les passer tous au crible!.. --On sait encore autre chose. D'apres les on dit, ce chef serait de nationalite bulgare... comme vous-meme, monsieur Brusch! --Que voulez-vous dire? demanda Ilia Brusch d'une, voix troublee. --D'apres votre accent, s'excusa Karl Dragoch d'un air innocent, je vous ai cru d'origine bulgare... Mais je me suis trompe, peut-etre?. --Vous ne vous etes pas trompe, reconnut Ilia Brusch apres une courte hesitation. --Ce chef serait donc votre compatriote. Dans le public, son nom court meme de bouche en bouche. --Oh alors!.. Si l'on sait son nom!.. --Bien entendu, cela n'a rien d'officiel. --Officiel ou officieux, quel serait le nom du paroissien. --A tort ou a raison, les riverains du fleuve mettent les mefaits dont ils ont a souffrir au compte d'un certain Ladko. --Ladko!.. repeta Ilia Brusch qui, en proie a une evidente emotion, arreta brusquement le va-et-vient de sa godille. --Ladko, affirma Karl Dragoch, en surveillant du coin de l'oeil son interlocuteur. Mais deja celui-ci s'etait ressaisi. --C'est drole, dit-il simplement, tandis que l'aviron reprenait entre ses mains son eternel travail. --Qu'est-ce qui est drole? insista Karl Dragoch. Connaitriez-vous ce Ladko? ---Moi? protesta le pecheur. Pas le moins du monde. Mais ce n'est pas un nom bulgare que Ladko. Voila tout ce que je vois de drole la-dedans." Karl Dragoch ne poussa pas plus avant un interrogatoire, qui, plus clair, risquait de devenir dangereux, et dont les resultats pouvaient d'ores et deja etre consideres comme satisfaisants. La surprise du pecheur en entendant le signalement du malfaiteur, son trouble en connaissant la nationalite probable de celui-ci, son emotion en en apprenant le nom, tout cela etait indeniable et donnait une force nouvelle aux presomptions anterieures, sans apporter toutefois aucune preuve decisive. Comme l'avait prevu Ilia Brusch, il n'etait pas encore deux heures de l'apres-midi lorsque la barge arriva a Gran. Cinq cents metres avant les premieres maisons, le pecheur prit terre sur la rive gauche, afin d'eviter, dit-il, d'etre retarde par la curiosite populaire, et pria M. Jaeger de bien vouloir conduire seul la barge sur la rive droite, ou il s'arreterait au coeur de la ville, ce a quoi le passager consentit avec obligeance. Son travail termine, celui-ci se transforma en detective. La barge amarree, il sauta sur le quai, en quete de l'un de ses hommes. Il n'avait pas fait vingt pas qu'il se heurtait a Friedrick Ulhmann. Un dialogue rapide s'engagea entre les deux policiers. "Tout va bien? --Tout. --Il faut resserrer le cercle, Ulhmann. Tes postes de deux hommes a un kilometre l'un de l'autre desormais. --Ca chauffe, alors? --Oui. --Tant mieux. --Demain, tache de ne pas me perdre des yeux. J'ai idee que nous brulons. ---Compris. --Et qu'on ne s'endorme pas! Du nerf! Qu'on se grouille! --Comptez sur moi. --Si tu apprends quelque chose, un signe de la berge, n'est-ce pas? --Entendu." Les deux interlocuteurs se separerent, et Karl Dragoch reintegra l'embarcation. Si son repos ne fut pas trouble par l'inquietude qu'il pretendait eprouver d'ordinaire, il le fut, au cours de cette nuit, par le vacarme des elements dechaines. A minuit, une tempete de l'Est se leva, en effet, et augmenta d'heure en heure, tandis que la pluie faisait rage. Au moment ou, vers cinq heures du matin, Ilia Brusch regagna la barge, la pluie tombait toujours a torrents et le vent soufflait avec fureur dans une direction nettement opposee a celle du courant. Le pecheur n'hesita pas, cependant, a partir. Son amarre larguee, il poussa aussitot au milieu du fleuve et reprit son eternelle godille. Il lui fallait un veritable courage pour se mettre au travail dans de telles conditions, apres une nuit qui n'avait pu manquer d'etre fatigante. La tempete ne montra, pendant les premieres heures de la matinee, aucune tendance a decroitre, au contraire. La barge, malgre l'aide du courant, ne gagnait que peniblement contre ce terrible vent debout, et c'est a peine si, apres quatre heures d'efforts, elle etait parvenue a une dizaine de kilometres de la ville de Gran. Le confluent de l'Ipoly, sur la rive droite duquel est situe Szalka, ou Ilia Brusch disait s'etre rendu la nuit precedente, ne pouvait plus alors etre bien eloigne. A ce moment, la tempete redoubla de fureur, au point de rendre la situation reellement critique. Si le Danube n'est pas comparable a la mer, il est toutefois assez vaste pour que de veritables lames reussissent a s'y former lorsque le vent acquiert une grande violence. Il en etait ainsi, ce jour-la, et, malgre la hate dont Ilia Brusch faisait preuve, force lui fut de se refugier pres de la rive gauche. Il ne devait pas l'atteindre.. Plus de cinquante metres l'en separaient encore, quand surgit un effrayant phenomene. A quelque distance en amont, les arbres qui garnissaient la berge furent tout a coup precipites dans le fleuve, casses net au ras du sol, comme s'ils eussent ete rases par une faux gigantesque. En meme temps, l'eau, soulevee par une incommensurable puissance, monta a l'assaut de la rive, puis se dressa en une lame enorme qui roula en deferlant a la poursuite de la barge. Evidemment, une trombe venait de se former dans les couches atmospheriques et promenait a la surface du fleuve son irresistible ventouse. Ilia Brusch comprit le danger. Faisant pivoter la barge d'un energique coup d'aviron, il s'efforca de se rapprocher de la rive droite. Si cette manoeuvre n'eut pas tout le resultat qu'il en attendait, c'est pourtant a elle que le pecheur et son passager durent finalement leur salut. Rattrapee par le meteore continuant sa course furieuse, la barge evita du moins la montagne d'eau qu'il soulevait sur son passage. C'est pourquoi elle ne fut pas submergee, ce qui eut ete fatal sans la manoeuvre d'Ilia Brusch. Saisie par les spires les plus exterieures du tourbillon, elle fut simplement lancee avec violence selon une courbe de grand rayon. A peine effleuree par la pieuvre aerienne, dont la tentacule avait, cette fois, manque le but, l'embarcation fut presque aussitot lachee qu'aspiree. En quelques secondes, la trombe etait passee et la vague s'enfuyait en rugissant vers l'aval, tandis que la resistance de l'eau neutralisait peu a peu la vitesse acquise de la barge. Malheureusement, avant que ce resultat fut completement atteint, un nouveau danger se revela a l'improviste. Droit devant l'etrave, qui fendait l'eau avec la vitesse d'un express, le pecheur apercut tout a coup un des arbres arraches, qui, les racines en l'air, suivait lentement le courant. L'embarcation, lancee dans l'enchevetrement de ces racines, ne pouvait manquer de chavirer, d'etre gravement endommagee tout au moins. Ilia Brusch poussa un cri d'effroi, en decouvrant cet obstacle imprevu. Mais Karl Dragoch avait aussi vu le danger, il en avait compris l'imminence. Sans hesiter, il s'elanca a l'avant de la barge, ses mains saisirent les racines qui s'echevelaient hors de l'eau, et, s'arc-boutant pour mieux lutter contre l'impulsion du bateau, il s'efforca de l'ecarter de la direction dangereuse. Il y parvint. La barge, deviee de sa route, passa comme une fleche, en raclant les racines, puis la tete de l'arbre encore couverte de ses feuilles. Un instant de plus, et elle allait laisser derriere elle l'epave verdoyante mollement entrainee par le courant, lorsque Karl Dragoch fut atteint en pleine poitrine par une des dernieres ramures. En vain, il voulut resister au choc. Perdant l'equilibre, il culbuta par-dessus bord et disparut sous les eaux. A sa chute en succeda immediatement une autre, volontaire celle-ci. Ilia Brusch, en voyant tomber son passager, s'etait sans hesiter elance a son secours. Mais ce n'etait pas chose facile d'apercevoir quoi que ce fut dans ces eaux limoneuses tout agitees par le passage d'un furieux meteore. Pendant une minute, Ilia Brusch s'y epuisa en vain, et il commencait a desesperer de decouvrir M. Jaeger, quand il saisit enfin le malheureux, flottant; evanoui, entre deux eaux. A tout prendre, cela valait mieux. Un homme qui se noie se debat d'ordinaire et augmente ainsi sans le savoir la difficulte du sauvetage. Un homme evanoui n'est plus qu'une masse inerte dont le salut depend uniquement de l'habilete du sauveteur. Ilia Brusch eut tot fait d'elever hors de l'eau la tete de M. Jaeger, puis, d'un bras vigoureux, il nagea vers la barge, qui, pendant ce temps, s'etait eloignee d'une trentaine de metres. Il s'en rapprocha en quelques brasses, qui semblaient etre un jeu pour le robuste nageur, et, d'une main, il en saisit le bord, tandis que son autre main soutenait le passager toujours prive de sentiment. Restait maintenant a hisser M. Jaeger a bord de l'embarcation, et ce n'etait pas besogne aisee. Ilia Brusch, au prix de mille efforts, reussit toutefois a la mener a bonne fin. Des qu'il eut depose le noye sur une des couchettes du tot, il le depouilla de ses vetements, et, ayant retire de l'un des coffres quelques morceaux de laine, se mit en devoir de le frictionner, energiquement. M. Jaeger ne tarda pas a ouvrir les yeux et a revenir au sentiment du reel. L'immersion n'avait pas ete longue, en somme, et il etait a esperer qu'elle n'aurait pas de suites facheuses. "Eh! Eh! monsieur Jaeger, s'ecria Ilia Brusch, des qu'il vit son malade reprendre connaissance, vous vous y entendez pour les plongeons! M. Jaeger sourit faiblement sans repondre. --Ca ne sera rien, poursuivait Ilia Brusch, en continuant ses energiques frictions. Rien de meilleur pour la sante qu'un bain au mois d'aout! --Merci, monsieur Brusch, balbutia Karl Dragoch. --Il n'y a vraiment pas de quoi, repliqua gaiement le pecheur. C'est a moi de vous remercier, monsieur Jaeger, puisque vous m'avez donne l'occasion d'un excellent bain. Les forces de Karl Dragoch revenaient a vue d'oeil. Un bon coup d'eau-de-vie, et il n'y paraitrait plus. Malheureusement, Ilia Brusch, plus emu qu'il ne voulait le paraitre, bouleversa en vain tous ses coffres. La provision d'alcool etait epuisee, et il n'en restait pas une goutte a bord de la barge. --Voila qui est vexant! s'ecria Ilia Brusch. Pas une goutte de schnaps dans notre cambuse! --Peu importe, monsieur Brusch, affirma Karl Dragoch, d'une voix faible. Je m'en passerai fort bien, je vous assure. Karl Dragoch grelottait, cependant, en depit de ses assurances, et un cordial ne lui eut certes pas ete inutile. --C'est ce qui vous trompe, repondit Ilia Brusch, qui ne s'illusionnait pas sur l'etat de son passager, vous ne vous en passerez pas, monsieur Jaeger. Laissez moi faire. Ce ne sera pas long. En un tour de mains, le pecheur eut echange ses vetements trempes contre des vetements secs, puis quelques coups de godille amenerent la barge a la rive gauche ou elle fut amarree solidement. --Un peu de patience, monsieur Jaeger, dit Ilia Brusch en sautant a terre. Ici, je connais le pays, puisque voila le confluent de l'Ipoly. A moins de quinze cents metres, il y a un village, ou je trouverai tout ce qu'il faut. Dans une demi-heure, je serai de retour." Cela dit, Ilia Brusch s'eloigna, sans attendre la reponse. Quand il fut seul, Karl Dragoch se laissa retomber sur sa couchette. Il etait plus brise qu'il ne lui plaisait de le dire, et, pendant un instant, il ferma les yeux avec lassitude. Mais la vie reprenait rapidement son cours; le sang battait dans ses arteres. Bientot il rouvrit les yeux et laissa errer autour de lui un regard plus ferme de minute eh minute. La premiere chose qui sollicita ce regard encore vague, ce fut l'un des coffres, qu'Ilia Brusch, dans la precipitation de son depart, avait oublie de refermer. Bouleverse par la recherche infructueuse du pecheur, l'interieur de ce coffre n'offrait a la vue qu'un amas d'objets heteroclites. Linge rude, grossiers vetements, fortes chaussures y etaient entasses dans le plus grand desordre. Pourquoi les yeux de Karl Dragoch se mirent-ils a briller tout a coup? Ce spectacle, pourtant peu passionnant, l'interessait-il donc a ce point qu'il se soulevat sur le coude, apres quelques secondes d'attention, de maniere a voir plus commodement dans le coffre beant? Certes, ce n'etaient ni les vetements, ni le linge qui pouvaient exciter ainsi la curiosite de l'indiscret passager, mais, entre ces divers objets d'habillement, l'oeil fureteur du detective venait de decouvrir un objet plus digne de retenir son attention. Ce n'etait pas autre chose qu'un portefeuille a demi entr'ouvert, et laissant fuir les nombreux papiers dont il etait bourre. Un portefeuille! Des papiers! C'est-a-dire une reponse, sans doute, aux questions que Karl Dragoch se posait depuis quelques jours. Le detective n'y put tenir. Apres une courte hesitation, au risque de trahir, ce faisant, les lois de l'hospitalite, sa main s'allongea et plongea dans le coffre, d'ou elle ressortit avec le portefeuille tentateur et son contenu, dont l'inventaire fut aussitot commence. Des lettres, d'abord, que Karl Dragoch ne s'attarda pas a lire, mais que leur suscription montrait adressees a M. Ilia Brusch a Szalka; puis des recus, parmi lesquels des quittances de loyer libellees au meme nom. Rien d'interessant dans tout cela. Karl Dragoch allait peut-etre y renoncer, quand un dernier document le fit tressaillir. Rien ne pouvait etre plus innocent cependant, et il fallait etre un policier pour eprouver, devant un tel "document", un autre sentiment qu'une sympathique emotion. C'etait un portrait, le portrait d'une jeune femme dont la parfaite beaute eut enthousiasme un peintre. Mais un policier n'est pas un artiste, et ce n'est pas d'admiration pour ce ravissant visage que battait le coeur de Karl Dragoch. A peine meme s'il en avait regarde les traits. A vrai dire, il n'avait rien vu de ce portrait, rien qu'une simple ligne d'ecriture en langue bulgare tracee au bas de la photographie. " A mon cher mari, Natcha Ladko ", tels etaient les mots que pouvait lire Karl Dragoch eperdu. Ainsi, ses soupcons etaient justifies, et logiques ses deductions basees sur les singularites observees. Ladko! C'etait bien avec Ladko, qu'il descendait le Danube depuis tant de jours. C'etait bien ce dangereux malfaiteur, vainement pourchasse jusqu'alors, qui se cachait sous l'inoffensive personnalite du laureat de la Ligue Danubienne. Quelle allait etre la conduite de Karl Dragoch apres une pareille constatation? Il n'avait pas encore pris de decision, quand un bruit de pas sur la berge lui fit rejeter vivement le portefeuille au fond du coffre dont il rabattit le couvercle. Le nouvel arrivant ne pouvait etre Ilia Brusch parti depuis dix minutes a peine. " Monsieur Dragoch! appela une voix au dehors. --Friedrick Ulhmann! murmura Karl Dragoch qui parvint peniblement a se mettre debout et sortit en chancelant de la cabine. --Excusez-moi de vous avoir appele, dit Friedrick Ulhmann des qu'il apercut son chef. J'ai vu votre compagnon s'eloigner tout a l'heure et je vous savais seul. --Qu'y a-t-il? demanda Karl Dragoch. --Du nouveau, Monsieur. Un crime a ete commis cette nuit. --Cette nuit! s'ecria Karl Dragoch en pensant aussitot a l'absence d'Ilia Brusch au cours de la nuit precedente. --Une villa a ete pillee a proximite d'ici. Le gardien a ete frappe. --Mort? --Non, mais grievement blesse. --C'est bon, dit Karl Dragoch en imposant de la main silence a son subordonne. Il reflechissait profondement. Que convenait-il de faire? Agir certes, et pour cela la force ne lui manquerait pas. La nouvelle qu'il venait d'apprendre etait le meilleur des remedes. Il ne lui restait plus de traces de l'accident dont il venait d'etre victime. Il n'avait plus besoin maintenant de chercher un appui sur la cloison de la cabine. Sous le coup de fouet des nerfs, le sang revenait a flots a son visage. Oui, il fallait agir, mais comment? Devait-il attendre le retour d'Ilia Brusch, ou plutot de Ladko, puisque tel etait le veritable nom de son compagnon de route, et lui mettre a l'improviste la main sur l'epaule au nom de la loi? Cela paraissait le plus sage, puisque desormais il ne pouvait subsister aucun doute sur la culpabilite du soi-disant pecheur. Le soin avec lequel il dissimulait sa veritable personnalite, le mystere dont il s'entourait, ce nom qui etait le sien et, en meme temps, celui par lequel la rumeur publique designait le chef des bandits, son absence de la nuit derniere concordant avec la decouverte d'un nouveau crime, tout disait a Karl Dragoch qu'Ilia Brusch etait bien le bandit recherche. Mais ce bandit lui avait sauve la vie!.. Voila qui compliquait etrangement la situation! Quelle apparence qu'un voleur, plus qu'un voleur, un assassin se fut jete a l'eau pour l'en retirer? Et, quand bien meme cette chose invraisemblable serait vraie, etait-il possible, a qui venait d'etre arrache a la mort, de reconnaitre ainsi le devouement de son sauveur? Quel risque, d'ailleurs, a surseoir a une arrestation? Maintenant que le faux Ilia Brusch etait demasque, que sa personnalite etait connue, il lui serait impossible d'echapper aux forces de police disseminees le long du fleuve, et, dans le cas ou l'enquete aboutirait en effet au soi-disant pecheur, on disposerait alors d'un plus nombreux personnel, et l'arrestation serait operee plus surement pour avoir ete differee. Karl Dragoch, pendant cinq minutes, retourna sous toutes ses faces le cas de conscience qui s'imposait a lui. Partir sans avoir revu Ilia Brusch?.. Ou bien rester, placer Friedrick Ulhmann en embuscade dans la cabine, et, quand le pecheur apparaitrait, sauter sur lui sans crier gare, quitte a s'expliquer apres?... Non, decidement. Repondre par cette trahison a un tel acte de devouement, cela lui soulevait le coeur. Mieux valait, au risque de laisser a un coupable une chance de salut, commencer l'enquete en oubliant provisoirement ce qu'il croyait savoir. Si cette enquete le ramenait finalement a Ilia Brusch, si son devoir l'obligeait alors a traiter son sauveur en ennemi, ce serait du moins face a face qu'il le combattrait, et apres lui avoir donne le temps de se mettre en defense. Acceptant du geste toutes les consequences de sa decision, Karl Dragoch, son parti pris, rentra dans la cabine. Par un mot depose en evidence il avertit Ilia Brusch de la necessite ou il etait de s'absenter, en priant son hote de l'attendre au moins pendant vingt-quatre heures. Puis il se disposa a partir. --Combien d'hommes avons-nous? demanda-t-il en sortant de la cabine. --Il y en a deux sur place, mais on est en train de battre le rappel. Nous en aurons une dizaine avant ce soir. --Bien, approuva Karl Dragoch. Ne m'as-tu pas dit que le theatre du crime n'etait pas eloigne? --Deux kilometres a peu pres, repondit Ulhmann. --Conduis-moi, " dit Karl Dragoch en sautant sur la rive. IX LES DEUX ECHECS DE DRAGOCH Les Karpathes decrivent, dans la partie septentrionale de la Hongrie, un immense arc de cercle, dont l'extremite occidentale se divise en deux branches secondaires. L'une va mourir au Danube a la hauteur de Presbourg; l'autre atteint le fleuve dans les environs de Gran, ou elle se continue, sur la rive droite, par les sept cent soixante-six metres du mont Pilis. C'est au pied de cette mediocre montagne qu'un crime venait d'etre commis, et c'est la que Karl Dragoch allait pour la premiere fois se trouver aux prises avec les redoutables malfaiteurs qu'il avait mission de poursuivre. Quelques heures avant le moment ou, faussant compagnie a son hote, il se faisait violence pour obeir, malgre sa faiblesse, a l'invitation de Friedrich Ulhmann, une charrette lourdement chargee s'etait arretee devant une miserable auberge construite a la base de l'une des collines par lesquelles le mont Pilis se raccorde a la vallee du Danube. La position de cette auberge avait ete judicieusement choisie au point de vue commercial. Elle commandait le croisement de trois routes se dirigeant, l'une vers le Nord, une autre vers le Sud-Est, et la troisieme vers le Nord-Ouest. Ces trois routes aboutissant au Danube, celle du Nord a la courbe qu'il decrit en face du mont Pilis, celle du Sud-Est au bourg de Saint-Andre, celle du Nord-Ouest a la ville de Gran, l'auberge etait situee, en quelque sorte, entre les branches d'un vaste compas liquide et ne pouvait manquer de profiter du roulage alimentant la batellerie. Le Danube qui, au sortir de Gran, coule sensiblement de l'Ouest a l'Est, s'inflechit, en effet, vers le Sud, a quelque distance du confluent de l'Ipoly, puis remonte au Nord, apres avoir dessine une demi-circonference de faible rayon. Mais, presque aussitot, il se replie sur lui-meme, pour adopter une direction Nord-Sud, qu'il n'abandonnera plus, en aval, pendant un tres grand nombre de kilometres. Au moment ou le vehicule faisait halte, le soleil se levait a peine. Tout dormait encore dans la maison, dont les epais volets etaient hermetiquement fermes. "Hola, oh! de l'auberge!.. appela, en heurtant la porte du manche de son fouet, l'un des deux hommes qui conduisaient la charrette. --On y va! repondit de l'interieur l'aubergiste reveille en sursaut. Un instant plus tard, une tete embroussaillee se montrait a une fenetre du premier. --Que voulez-vous? interrogea sans amenite l'aubergiste. --Manger, d'abord; dormir, ensuite, dit le charretier. --On y va, repeta l'hote qui disparut dans l'interieur. Lorsque, par le portail grand ouvert, la charrette eut penetre dans la cour, ses conducteurs s'empresserent de deteler leurs deux chevaux et de les conduire a l'ecurie, ou une large provende leur fut distribuee. Pendant ce temps, l'hote ne cessait de tourner autour de ces clients matinaux. Evidemment, il n'eut pas demande mieux que d'engager la conversation, mais les rouliers, par contre, semblaient peu desireux de lui donner la replique. --Vous arrivez de bon matin, camarades, insinua l'aubergiste. Vous avez donc voyage pendant la nuit? --Il parait, fit l'un des charretiers. --Et vous allez loin comme ca? --Loin ou pres, c'est notre affaire, lui fut-il replique. L'aubergiste se le tint pour dit. --Pourquoi molester ce brave homme, Vogel? intervint l'autre charretier qui n'avait pas encore ouvert la bouche. Nous n'avons aucune raison de cacher que nous allons a Saint-Andre. --Possible que nous n'ayons pas a le cacher, repliqua Vogel d'un ton bourru, mais ca ne regarde personne, j'imagine. --Evidemment, approuva l'aubergiste, flagorneur comme tout bon commercant. Ce que j'en disais, c'etait histoire de parler, simplement.... Ces messieurs desirent manger? --Oui, repondit celui des deux rouliers qui semblait le moins brutal. Du pain, du lard, du jambon, des saucisses, ce que tu auras." La charrette avait du parcourir une longue route, car ses conducteurs affames firent largement honneur au repas. Ils etaient fatigues aussi, et c'est pourquoi ils ne s'oublierent pas a table. La derniere bouchee prise, ils s'empresserent d'aller chercher le sommeil, l'un sur la paille de l'ecurie, pres des chevaux, l'autre sous la bache de la charrette. Midi sonnait quand ils reparurent. Ce fut pour reclamer aussitot un second repas qui leur fut servi comme le precedent dans la grande salle de l'auberge. Reposes maintenant, ils s'attarderent. Au dessert succederent les verres d'eau-de-vie qui disparaissaient comme de l'eau dans ces rudes gosiers. Au cours de l'apres-midi, plusieurs voitures s'arreterent a l'auberge et de nombreux pietons entrerent boire un coup. Des paysans, pour la plupart, qui, la besace au dos, le baton a la main, se rendaient a Gran ou en revenaient. Presque tous etaient des habitues et l'hotelier ne pouvait que s'applaudir d'avoir la tete solide reclamee, par sa profession, car il trinquait avec tous ses clients les uns apres les autres. Cela faisait marcher le commerce. On cause, en effet, en trinquant, et parler asseche le gosier, ce qui excite a de nouvelles libations. Ce jour-la precisement la conversation ne manquait pas d'aliment. Le crime commis pendant la nuit mettait les cervelles a l'envers. La nouvelle en avait ete apportee par les premiers passants, et chacun racontait un detail inedit ou emettait son avis personnel. L'aubergiste apprit ainsi successivement que la magnifique villa possedee par le comte Hagueneau a cinq cents metres de la rive du Danube avait ete completement devalisee et que le gardien Christian etait grievement blesse; que ce crime etait sans doute l'oeuvre de l'insaisissable bande de malfaiteurs auxquels on attribuait tant d'autres crimes impunis; que la police enfin sillonnait la campagne et que les criminels etaient recherches par la brigade recemment creee pour la surveillance du fleuve. Les deux rouliers ne se melaient pas aux conversations que suscitait l'evenement, conversations qui se developpaient a grand accompagnement d'exclamations et de cris. Silencieusement, ils restaient a l'ecart, mais sans doute ils ne perdaient rien des propos echanges autour d'eux, car ils ne pouvaient manquer de s'interesser a ce qui passionnait tout le monde. Cependant, le bruit s'apaisa peu a peu, et, vers six heures et demie du soir, ils furent de nouveau seuls dans la grande salle, d'ou le dernier consommateur venait de s'eloigner. L'un d'eux interpella aussitot l'aubergiste fort active a rincer des verres sur son comptoir. Celui-ci s'empressa d'accourir. "Que desirent ces messieurs? demanda-t-il. --Diner, repondit un charretier. --Et coucher ensuite, sans doute? interrogea l'aubergiste. --Non, mon maitre, repliqua celui des deux rouliers qui paraissait le plus sociable. Nous comptons repartir a la nuit... --A la nuit!... s'etonna l'aubergiste. --Afin, continua son client, d'etre des l'aube sur la place du marche. --De Saint-Andre? --Ou de Gran. Cela dependra des circonstances. Nous attendons ici un ami qui est alle aux informations. Il nous dira ou nous avons le plus de chances de nous defaire avantageusement de nos marchandises." L'aubergiste quitta la salle pour s'occuper des apprets du repas. "Tu as entendu, Kaiserlick? dit a voix basse le plus jeune des deux rouliers en se penchant vers son compagnon. --Oui. --Le coup est decouvert. --Tu n'esperais pas, je suppose, qu'il demeurerait cache? --Et la police bat la campagne. --Qu'elle la batte. --Sous la conduite de Dragoch, a ce qu'on pretend. --Ca, c'est autre chose, Vogel. A mon idee, ceux qui n'ont que Dragoch a craindre peuvent dormir sur les deux oreilles. --Que veux-tu dire? --Ce que je dis, Vogel. --Dragoch serait donc?... --Quoi? --Supprime? --Tu le sauras demain. D'ici la, motus," conclut le roulier, en voyant revenir l'aubergiste. Le personnage attendu par les deux charretiers n'arriva qu'a la nuit close. Un rapide colloque s'engagea entre les trois compagnons. "On affirmait ici que la police est sur la piste, dit a voix basse Kaiserlick. --Elle cherche, mais elle ne trouvera pas. --Et Dragoch? --Boucle. --Qui s'est charge de l'operation? --Titcha. --Alors, il y a du bon ... Et nous, que devons-nous faire? --Atteler sans tarder. --Pour?... --Pour Saint-Andre, mais a cinq cents metres d'ici vous rebrousserez chemin. L'auberge aura ete fermee pendant ce temps-la. Vous passerez inapercus, et vous prendrez la route du Nord. Tandis que on vous croira d'un cote, vous serez de l'autre. --Ou est donc, le chaland? --A l'anse de Pilis. --C'est la qu'est le rendez-vous? --Non, un peu plus pres, a la clairiere, sur la gauche de la route. Tu la connais? --Oui. --Une quinzaine des notres y sont deja. Vous irez les rejoindre. --Et toi? --Je retourne en arriere rassembler le surplus de nos hommes que j'ai laisses en surveillance. Je les ramenerai avec moi. --En route donc," approuverent les charretiers. Cinq minutes plus tard, la voiture s'ebranlait. L'hote, tout en maintenant ouvert l'un des battants de la porte cochere, salua poliment ses clients. " Alors, decidement, c'est-il a Gran que vous allez? interrogea-t-il. --Non, repondirent les rouliers, c'est a Saint-Andre, l'ami. --Bon voyage, les gars! formula l'hote. --Merci, camarade. " La charrette tourna a droite et prit, vers l'Est, le chemin de Saint-Andre. Quand elle eut disparu dans la nuit, le personnage que Kaiserlick et Vogel avaient attendu toute la journee, s'eloigna a son tour, dans la direction opposee, sur la route de Gran. L'aubergiste ne s'en apercut meme pas. Sans plus s'occuper de ces passants que vraisemblablement il ne reverrait jamais, il se hata de fermer la maison et de gagner son lit. La charrette qui, pendant ce temps, s'eloignait au pas tranquille de ses chevaux, fit volte-face au bout de cinq cents metres, conformement aux instructions recues, et suivit en sens inverse le chemin qu'elle venait de parcourir. Lorsqu'elle fut de nouveau a la hauteur de l'auberge, tout y etait clos, en effet, et elle aurait depasse ce point sans incident, si un chien, qui dormait au beau milieu de la chaussee, ne s'etait enfui tout a coup en aboyant si violemment, que le cheval de fleche effraye se deroba par un brusque ecart jusque sur le bas cote de la route. Les charretiers eurent vite fait de ramener l'animal en bonne direction, et, pour la seconde fois, la voiture disparut dans la nuit. Il etait environ dix heures et demie quand, abandonnant le chemin trace, elle penetra sous le couvert d'un petit bois, dont les masses sombres s'elevaient sur la gauche. Elle fut arretee au troisieme tour de roue. "Qui va la? questionna une voix dans les tenebres. --Kaiserlick et Vogel, repondirent les rouliers. --Passez," dit la voix. En arriere des premiers rangs d'arbres la charrette deboucha dans une clairiere, ou une quinzaine d'hommes dormaient, etendus sur la mousse. "Le chef est la? s'enquit Kaiserlick. --Pas encore. --Il nous a dit de l'attendre ici." L'attente ne fut pas longue. Une demi-heure a peine apres la voiture, le chef, ce meme personnage qui etait venu sur le tard a l'auberge, arriva a son tour, accompagne d'une dizaine de compagnons, ce qui portait a plus de vingt-cinq le nombre des membres de la troupe. "Tout le monde est la? demanda-t-il. --Oui, repondit Kaiserlick qui paraissait detenir quelque autorite dans la bande. --Et Titcha? --Me voici, prononca une voix sonore. --Eh bien?.. interrogea anxieusement le chef. --Reussite sur toute la ligne. L'oiseau est en cage a bord du chaland. --Partons, dans ce cas, et hatons-nous, commanda le chef. Six hommes en eclaireurs, le reste a l'arriere-garde, la voiture au milieu. Le Danube n'est pas a cinq cents metres d'ici, et le dechargement sera fait en un tour de main. Vogel emmenera alors la charrette, et ceux qui sont du pays rentreront tranquillement chez eux. Les autres embarqueront sur le chaland. On allait executer ces ordres, quand un des hommes laisses en surveillance au bord de la route accourut en toute hate. --Alerte! dit-il en etouffant sa voix. --Qu'y a-t-il? demanda le chef de la bande. --Ecoute. Tous tendirent l'oreille. Le bruit d'une troupe en marche se faisait entendre sur la route. A ce bruit, bientot quelques voix assourdies se joignirent. La distance ne devait pas etre superieure a une centaine de toises. --Restons dans la clairiere, commanda le chef. Ces gens-la passeront sans nous voir." Assurement, etant donnee l'obscurite profonde, ils ne seraient pas apercus, mais il y avait ceci de grave: si, par mauvaise chance, c'etait une escouade de police qui suivait cette route, c'est qu'elle se dirigeait vers le fleuve. Certes, il pouvait se faire qu'elle ne decouvrit pas le bateau, et, d'ailleurs, les precautions etaient prises. Ces agents auraient beau le visiter de fond en comble, ils n'y trouveraient rien de suspect. Mais, meme en admettant que cette escouade ne soupconnat pas l'existence du chaland, peut-etre resterait-elle en embuscade dans les environs, et, dans ce cas, il eut ete tres imprudent de faire sortir la charrette. Enfin, on tiendrait compte des circonstances, et on agirait selon les evenements. Apres avoir attendu dans cette clairiere toute la journee suivante, s'il le fallait, quelques-uns des hommes descendraient, a la nuit, jusqu'au Danube, et s'assureraient de l'absence de toute force de police. Pour l'instant, l'essentiel etait de ne pas etre depistes, et que rien ne donnat l'eveil a cette troupe qui s'approchait. Celle-ci ne tarda pas a atteindre le point ou la route longeait la clairiere. Malgre la nuit noire, on reconnut qu'elle se composait d'une dizaine d'hommes, et de significatifs cliquetis d'acier indiquaient des hommes armes. Deja, elle avait depasse la clairiere, lorsqu'un incident vint modifier les choses du tout au tout. Un des deux chevaux, effraye par ce passage d'hommes sur la route, s'ebroua et poussa un long hennissement qui fut repete par son congenere. La troupe en marche s'arreta sur place. C'etait bien une escouade de police qui descendait vers le fleuve, sous le commandement de Karl Dragoch completement remis des suites de son accident de la matinee. Si les gens de la clairiere avaient connu ce detail, peut-etre leur inquietude en eut-elle ete augmentee. Mais, ainsi qu'on l'a vu, leur chef croyait hors de combat le policier redoute. Pourquoi il commettait cette erreur, pourquoi il estimait ne plus avoir a compter avec un adversaire qu'il avait precisement en face de lui, c'est ce que la suite du recit ne tardera pas a faire comprendre au lecteur. Lorsque, dans la matinee de ce meme jour, Karl Dragoch eut saute sur la berge, ou l'attendait son subordonne, celui-ci l'avait entraine vers l'amont. Apres deux ou trois cents metres de marche, les deux policiers etaient arrives a un canot, dissimule dans les herbes de la rive, a bord duquel ils s'embarquerent. Aussitot, les avirons, vigoureusement manies par Friedrick Ulhmann, emporterent rapidement la legere embarcation de l'autre cote du fleuve. "C'est donc sur la rive droite que le crime a ete commis? demanda a ce moment Karl Dragoch. --Oui, repondit Friedrick Ulhmann. --Dans quelle direction? --En amont. Dans les environs de Gran. --Comment! Dans les environs de Gran, se recria Dragoch. Ne me disais-tu pas tout a l'heure que nous n'avions que peu de chemin a faire? --Ce n'est pas loin, dit Ulhmann. Il y a peut-etre bien trois kilometres, tout de meme." Il y en avait quatre, en realite, et cette longue etape ne put etre franchie sans difficulte par un homme qui venait a peine d'echapper a la mort Plus d'une fois, Karl Dragoch dut s'etendre, afin de reprendre le souffle qui lui manquait. Il etait pres de trois heures de l'apres-midi, quand il atteignit enfin la villa du comte Hagueneau, ou l'appelait sa fonction. Des qu'il se sentit, grace a un cordial qu'il s'empressa de reclamer, en possession de tous ses moyens, le premier soin de Karl Dragoch fut de se faire conduire au chevet du gardien Christian Hoel. Panse quelques heures plus tot par un chirurgien des environs, celui-ci, la face blanche, les yeux clos, haletait peniblement. Bien que sa blessure fut des plus graves et interessat le poumon, il subsistait toutefois un serieux espoir de le sauver, a la condition que la plus legere fatigue lui fut epargnee. Karl Dragoch put neanmoins obtenir quelques renseignements, que le gardien lui donna d'une voix etouffee, par monosyllabes largement espaces. Au prix de beaucoup de patience, il apprit qu'une bande de malfaiteurs, composee de cinq ou six hommes, au bas mot, avait, au milieu de la nuit derniere, fait irruption dans la villa, apres en avoir enfonce la porte. Le gardien Christian Hoel, reveille par le bruit, avait eu a peine le temps de se lever, qu'il retombait frappe d'un coup de poignard entre les deux epaules. Il ignorait par consequent ce qui s'etait passe ensuite, et il etait incapable de donner aucune indication sur ses agresseurs. Cependant, il savait quel etait leur chef, un certain Ladko, dont ses compagnons avaient, a plusieurs reprises, prononce le nom avec une sorte d'inexplicable forfanterie. Quant a ce Ladko, dont un masque recouvrait le visage, c'etait un grand gaillard aux yeux bleus et porteur d'une abondante barbe blonde. Ce dernier detail, de nature a infirmer les soupcons qu'il avait concus touchant Ilia Brusch, ne laissa pas de troubler Karl Dragoch. Qu'Ilia Brusch fut blond, lui aussi, il n'en doutait pas, mais ce blond etait deguise en brun, et on ne retire pas une teinture le soir pour la remettre le lendemain, comme on ferait d'une perruque. Il y avait la une serieuse difficulte que Dragoch se reserva d'elucider a loisir. Le gardien Christian ne put, d'ailleurs, lui fournir de plus amples details. Il n'avait rien remarque concernant ses autres agresseurs, ceux-ci ayant pris, comme leur chef, la precaution de se masquer. Muni de ces renseignements, le detective posa ensuite quelques questions touchant la villa meme du comte Hagueneau. C'etait, ainsi qu'il l'apprit, une tres riche habitation meublee avec un luxe princier. Les bijoux, l'argenterie et les objets precieux abondaient dans les tiroirs, les objets d'art sur les cheminees et les meubles, les tapisseries anciennes et les tableaux de maitre sur les murs. Des titres avaient meme ete laisses en depot dans un coffre-fort, au premier etage. Nul doute par consequent que les envahisseurs n'aient eu l'occasion de faire un merveilleux butin. C'est ce que Karl Dragoch put, en effet, constater aisement en parcourant les diverses pieces de l'habitation. C'etait un pillage en regle, accompli avec une parfaite methode. Les voleurs, en gens de gout, ne s'etaient pas encombres des non-valeurs. La plupart des objets de prix avaient disparu; a la place des tapisseries arrachees, de grands carres de muraille apparaissaient a nu, et, veufs des plus belles toiles decoupees avec art, des cadres vides pendaient lamentablement. Les pillards s'etaient approprie jusqu'a des tentures choisies evidemment parmi les plus somptueuses et jusqu'a des tapis selectionnes parmi les plus beaux. Quant au coffre-fort, il avait ete force, et son contenu avait disparu. "On n'a pas emporte tout cela a dos d'hommes, se dit Karl Dragoch en constatant cette devastation. Il y avait la de quoi charger une voiture. Reste a denicher la voiture." Cet interrogatoire et ces premieres recherches avaient necessite un temps fort long. La nuit etait prochaine. Il importait, avant qu'elle fut complete, de retrouver trace, si faire se pouvait, du vehicule dont les voleurs, d'apres le policier, avaient du necessairement faire usage. Celui-ci se hata donc de sortir. Il n'eut pas loin a aller pour decouvrir la preuve qu il recherchait. Sur le sol de la vaste cour menagee devant la villa, de larges roues avaient laisse de profondes empreintes juste en face de la porte brisee, et, a quelque distance, la terre etait pietinee, comme elle aurait pu l'etre par des chevaux qui eussent longtemps attendu. Ces constatations faites d'un coup d'oeil, Karl Dragoch s'approcha de l'endroit ou des chevaux paraissaient avoir stationne et examina le sol avec attention. Puis, traversant la cour, il proceda, aux abords immediats de la grille donnant sur la route, a un nouvel et minutieux examen, a l'issue duquel il suivit le chemin public pendant une centaine de metres, pour revenir ensuite sur ses pas. "Ulhmann! appela-t-il en rentrant dans la cour. --Monsieur? repondit l'agent, qui sortit de la maison et s'approcha de son chef. --Combien avons-nous d'hommes? demanda celui-ci. --Onze. --C'est peu, fit Dragoch. --Cependant, objecta Ulhmann, le gardien Christian n'estime qu'a cinq ou six le nombre de ses agresseurs. --Le gardien Christian a son opinion, et moi j'ai la mienne, repliqua Dragoch. N'importe, il faut nous contenter de ce que nous avons. Tu vas laisser un homme ici, et prendre les dix autres. Avec nous deux, ca fera douze. C'est quelque chose. --Vous avez donc un indice? interrogea Friedrick Ulhmann. --Je sais, ou sont nos voleurs ... de quel cote ils sont du moins. --Oserai-je vous demander?.. commenca Ulhmann. --D'ou me vient cette assurance? acheva Karl Dragoch. Rien n'est plus simple. C'est meme veritablement enfantin. Je me suis d'abord dit qu'on avait pris trop de choses ici pour ne pas avoir besoin d'un vehicule quelconque. J'ai donc cherche ce vehicule et je l'ai trouve. C'est une charrette a quatre roues, attelee de deux chevaux, dont l'un, celui de fleche, offre cette particularite qu'il manque un clou au fer de son pied anterieur droit. --Comment avez-vous pu savoir cela? interrogea Ulhmann ebahi. --Parce qu'il a plu la nuit derniere et que la terre encore mal sechee a garde fidelement les empreintes. J'ai appris de la meme maniere que la charrette, on quittant la villa, avait tourne a gauche, c'est-a-dire dans une direction opposee a celle de Gran. Nous allons nous diriger du meme cote et suivre au besoin a la piste le cheval dont le fer est incomplet. Il n'y a pas apparence que nos gaillards aient voyage pendant le jour. Ils se sont sans doute terres quelque part jusqu'au soir. Or, la region est peu habitee et les maisons ne sont pas bien nombreuses. Nous fouillerons au besoin toutes celles que nous trouverons sur la route. Reunis tes hommes, car voici venir la nuit, et le gibier doit commencer a se donner de l'air." Karl Dragoch et son escouade durent marcher longtemps avant de decouvrir un indice nouveau. Il etait pres de dix heures et demie quand, apres avoir visite inutilement deux ou trois fermes, ils arriverent, au croisement des trois routes, a l'auberge ou les deux rouliers avaient passe la journee et d'ou ils venaient de partir trois quarts d'heure plus tot. Karl Dragoch heurta rudement la porte. "Au nom de la loi! prononca Dragoch lorsqu'il vit apparaitre a sa fenetre l'aubergiste, dont il etait ecrit que le sommeil serait trouble ce jour-la. --Au nom de la loi!.. repeta l'aubergiste, epouvante en voyant sa demeure cernee par cette troupe nombreuse. Qu'ai-je donc fait? --Descends, et l'on te le dira... Mais surtout ne tarde pas trop," repliqua Dragoch d'une voix impatiente. Quand l'aubergiste, a demi vetu, eut ouvert sa porte, le policier proceda a un rapide interrogatoire. Une charrette etait-elle venue ici dans la matinee? Combien d'hommes la conduisaient? S'etait-elle arretee? Etait-elle repartie? De quel cote s'etait-elle dirigee? Les reponses ne se firent pas attendre. Oui, une charrette conduite par deux hommes etait venue a l'auberge de bon matin. Elle y avait sejourne jusqu'au soir, et n'etait repartie qu'apres la venue d'un troisieme personnage attendu par les deux charretiers. La demie de neuf heures avait deja sonne, quand elle s'etait eloignee dans la direction de Saint-Andre. "De Saint-Andre? insista Karl Dragoch. Tu en es sur? --Sur, affirma l'aubergiste. --On te l'a dit, ou tu l'as vu? --Je l'ai vu. --Hum!.. murmura Karl Dragoch, qui ajouta: C'est bon. Remonte te coucher maintenant, mon brave, et tiens ta langue." L'aubergiste ne se le fit pas dire deux fois. La porte se referma, et l'escouade de police demeura seule sur la route. "Un instant!" commanda Karl Dragoch a ses hommes qui resterent immobiles, tandis que lui-meme, muni d'un fanal, examinait minutieusement le sol. D'abord, il ne remarqua rien de suspect, mais il n'en fut pas ainsi quand, ayant traverse la route, il en eut atteint le bas cote. En cet endroit, la terre moins foulee par le passage des vehicules, et, d'ailleurs, moins solidement empierree, avait conserve plus de plasticite. Du premier regard, Karl Dragoch decouvrit l'empreinte d'un sabot auquel un clou manquait, et constata que le cheval, proprietaire de cette ferrure incomplete, se dirigeait non pas vers Saint-Andre, ni vers Gran, mais directement vers le fleuve, par le chemin du Nord. C'est donc par ce chemin que Dragoch s'avanca a son tour a la tete de ses hommes. Trois kilometres environ avaient ete franchis sans incident a travers un pays completement desert, quand, sur la gauche de la route, le hennissement d'un cheval retentit. Retenant ses hommes du geste, Karl Dragoch s'avanca jusqu'a la lisiere d'un petit bois qu'on distinguait confusement dans l'ombre. "Qui est la?.." hela-t-il d'une voix forte. Nulle reponse n'etant faite a sa question, un des agents, sur son ordre, alluma une torche de resine. Sa flamme fuligineuse brilla d'un vif eclat dans cette nuit sans lune, mais sa lumiere mourait a quelques pas, impuissante a percer l'obscurite rendue plus epaisse encore par le feuillage des arbres. "En avant!" commanda Dragoch, en penetrant dans le fourre a la tete de l'escouade. Mais le fourre avait des defenseurs. A peine en avait-on depasse la lisiere, qu'une voix imperieuse prononca: "Un pas de plus, et nous faisons feu!" Cette menace n'etait pas pour arreter Karl Dragoch, d'autant plus qu'a la vague lueur de la torche, il lui avait semble apercevoir une masse immobile, celle d'une charrette sans doute, autour de laquelle se groupaient une troupe d'hommes, dont il n'avait pu reconnaitre le nombre. "En avant!" commanda-t-il de nouveau. Obeissant a cet ordre, l'escouade de police continua sa marche fort incertaine dans ce bois inconnu. La difficulte ne tarda pas a s'aggraver. Tout a coup, la torche fut arrachee des mains de l'agent qui la portait. L'obscurite redevint profonde. "Maladroit!.. gronda Dragoch. De la lumiere, Frantz!.. De la lumiere!.." Son depit etait d'autant plus vif qu'au dernier eclat jete par la torche en s'eteignant, il avait cru voir la charrette commencer un mouvement de retraite et s'eloigner sous les arbres. Malheureusement, il ne pouvait etre question de lui donner la chasse. C'est une vivante muraille que l'escouade de police rencontrait devant elle. A chaque agent s'opposaient deux ou trois adversaires, et Dragoch comprenait un peu tard qu'il ne disposait pas de forces suffisantes pour s'assurer la victoire. Jusqu'ici, aucun coup de feu n'avait ete tire, ni d'un cote, ni de l'autre. "Titcha!.. appela a ce moment une voix dans la nuit. --Present! repondit une autre voix. --La voiture? --Partie. --Alors, il faut en finir." Ces voix, Dragoch les enregistra dans sa memoire. Il ne devait jamais les oublier. Ce court dialogue echange, les revolvers se mirent aussitot de la partie, ebranlant l'atmosphere de leurs seches detonations. Quelques agents furent atteints par les balles, et Karl Dragoch, se rendant compte qu'il y aurait eu folie a s'obstiner, dut se resoudre a ordonner la retraite. L'escouade de police regagna donc la route, ou les vainqueurs ne se risqueront pas a la poursuivre, et la nuit reprit son calme un instant trouble. Il fallut d'abord s'occuper des blesses. Ils etaient au nombre de trois, tres legerement frappes, d'ailleurs. Apres un sommaire pansement, ils furent renvoyes en arriere sous la garde de quatre de leurs camarades. Quant a Dragoch, accompagne de Friedrick Ulhmann et des trois derniers agents, il s'elanca a travers champs, vers le Danube, en obliquant legerement dans la direction de Gran. Il retrouva sans difficulte l'endroit ou il avait aborde quelques heures plus tot, et l'embarcation dans laquelle Ulhmann et lui avaient passe le fleuve. Les cinq hommes s'y embarquerent, et, le Danube traverse en sens inverse, ils en descendirent le cours sur la rive gauche. Si Karl Dragoch venait de subir un echec, il entendait avoir sa revanche. Qu'Ilia Brusch et le trop fameux Ladko fussent le meme homme, cela ne faisait plus pour lui l'ombre d'un doute, et c'est a son compagnon de voyage, il en etait convaincu, que le crime de la nuit precedente devait etre impute. Selon toute vraisemblance, celui-ci, apres avoir mis son butin a l'abri, se haterait de reprendre la personnalite d'emprunt qu'il ne savait pas percee a jour et qui lui avait permis de dejouer jusqu'ici les recherches de la police. Avant l'aube, il aurait surement regagne la barge, et il y attendrait son passager absent, ainsi que l'aurait fait l'inoffensif et honnete pecheur qu'il pretendait etre. Cinq hommes resolus seraient alors aux aguets. Ces cinq hommes, vaincus par Ladko et sa bande, triompheraient plus aisement de la resistance que pourrait leur opposer ce meme Ladko, oblige a la solitude pour jouer son role d'Ilia Brusch. Ce plan tres bien concu fut malheureusement irrealisable. Karl Dragoch et ses hommes eurent beau explorer la rive, il leur fut impossible de decouvrir la barge du pecheur. Dragoch et Ulhmann n'eurent aucune peine, il est vrai, a reconnaitre la place precise ou le premier avait debarque, mais, de la barge, pas la moindre trace. La barge avait disparu, et Ilia Brusch avec elle. Karl Dragoch etait joue, decidement, et cela l'emplissait de fureur. "Friedrick, dit-il a son subordonne, je suis a bout. Il me serait impossible de faire un pas de plus. Nous allons dormir dans l'herbe pour retrouver un peu de force. Mais un de nos hommes va prendre le canot et remonter a Gran sur-le-champ. A l'ouverture du bureau, il fera jouer le telegraphe. Allume un fanal. Je vais dicter. Ecris. Friedrick Ulhmann obeit en silence: "Crime commis cette nuit environs de Gran. Butin charge sur chaland. Exercer rigoureusement visites prescrites." --Voila pour une, dit Dragoch en s'interrompant. A l'autre maintenant. Il dicta de nouveau: "Mandat d'amener contre le nomme Ladko, se disant faussement Ilia Brusch et se pretendant laureat de la Ligue Danubienne au dernier concours de Sigmaringen, ledit Ladko, _alias_ Ilia Brusch, inculpe des crimes de vols et de meurtres." --Que ceci soit telegraphie a la premiere heure a toutes les communes riveraines sans exception," commanda Karl Dragoch, en s'etendant epuise sur le sol. X PRISONNIER Les soupcons concus par Karl Dragoch et que la decouverte du portrait etait venue confirmer, ces soupcons n'etaient point entierement errones, il est temps de le dire au lecteur pour l'intelligence de ce recit. Sur un point, tout au moins, Karl Dragoch avait justement raisonne. Oui, Ilia Brusch et Serge Ladko n'etaient qu'un seul et meme homme. Mais Dragoch se trompait gravement au contraire quand il attribuait a son compagnon de voyage la serie de vols et de meurtres qui, depuis tant de mois, desolaient la region du Danube, et en particulier le dernier attentat, le pillage de la villa du comte Hagueneau et l'assassinat du gardien Christian. Ladko, d'ailleurs, ne se doutait guere que son passager eut de pareilles pensees. Tout ce qu'il savait, c'est que son nom servait a designer un criminel fameux, et il etait incapable de comprendre comment une telle confusion avait pu se produire. Atterre tout d'abord en se decouvrant un si redoutable homonyme, qui, pour comble de malheur, se trouvait etre en meme temps son compatriote, il s'etait ressaisi apres ce moment d'effroi instinctif. Que lui importait en somme un malfaiteur avec lequel il n'avait de commun que le nom? Un innocent n'a rien a craindre. Et, innocent de tous ces crimes, il l'etait assurement. C'est donc sans inquietude que Serge Ladko--on lui conservera desormais son veritable nom--s'etait absente la nuit precedente, afin de se rendre a Szalka ainsi qu'il l'avait annonce. C'est dans cette petite ville, en effet, que, dissimule sous le nom d'Ilia Brusch, il avait fixe sa residence, apres son depart de Roustchouk, et c'est la que, pendant de trop longues semaines, il avait attendu des nouvelles de sa chere Natcha. L'attente, ainsi qu'on le sait deja, avait fini par lui devenir intolerable, et il se torturait l'esprit a rechercher un moyen de penetrer incognito en Bulgarie, quand le hasard lui fit tomber sous les yeux un numero du _Pester Lloyd_ dans lequel etait annonce a grand fracas le concours de peche de Sigmaringen. C'est on lisant l'article consacre a ce concours que l'exile, aussi habile pecheur, on ne l'a peut-etre pas oublie, que pilote repute, concut l'idee d'un plan d'action dont la bizarrerie assurerait peut-etre le succes. Sous le nom d'Ilia Brusch, le seul qu'il eut jamais porte a Szalka, il s'enrolerait dans la Ligue Danubienne, il participerait au concours de Sigmaringen et, grace a, sa virtuosite de pecheur, il y remporterait le premier prix. Apres avoir ainsi donne a son nom d'emprunt un commencement de notoriete, il annoncerait avec le plus de bruit possible, et en engageant meme des paris, si faire se pouvait, son intention de descendre le Danube, la ligne a la main, depuis la source jusqu'a l'embouchure. Nul doute que ce projet ne mit en revolution le monde special des pecheurs a la ligne et ne valut a son auteur quelque reputation dans le reste du public. Nanti des lors d'un etat civil hors de discussion, car on accorde, d'ordinaire, une confiance aveugle aux gens en vedette, Serge Ladko descendrait en effet le Danube. Bien entendu, il activerait de son mieux la marche de son bateau et ne perdrait a pecher que le minimum de temps necessaire a la vraisemblance. Toutefois, il ferait assez parler de lui le long du parcours pour ne pas se laisser oublier et pour etre en etat de debarquer ouvertement a Roustchouk sous la protection d'une notoriete bien etablie. Pour que cet unique but de son entreprise fut heureusement atteint, il fallait que nul ne soupconnat son veritable nom, et que personne ne put reconnaitre, dans les traits du pecheur Ilia Brusch, ceux du pilote Serge Ladko. La premiere condition etait facile a realiser. Il suffirait, une fois transforme en laureat de la Ligue Danubienne, de jouer ce role sans defaillance. Serge Ladko se jura donc a lui-meme d'etre Ilia Brusch envers et contre tous, quels que fussent les incidents du voyage. Il etait a supposer, d'ailleurs, que ce voyage s'accomplirait lentement, mais surement, et qu'aucun incident ne viendrait rendre le serment difficile a tenir. Satisfaire a la deuxieme condition etait plus simple encore. Un coup de rasoir qui supprimerait la barbe, une application de teinture qui changerait la couleur des cheveux, de larges lunettes noires qui cacheraient celle des yeux, il n'en fallait pas davantage. Serge Ladko proceda a ce deguisement sommaire dans la nuit qui preceda son depart, puis se mit en route avant l'aube, assure d'etre meconnaissable pour tout regard non prevenu. A Sigmaringen, les evenements s'etaient realises conformement, a ses previsions. Laureat en vue du concours, l'annonce de son projet avait ete favorablement commentee par la Presse des regions riveraines. Devenu ainsi un personnage assez notoire pour que son identite ne put etre raisonnablement suspectee, assure, d'autre part, de trouver du secours, le cas echeant, pres de ses collegues de la Ligue Danubienne dissemines le long du fleuve, Serge Ladko s'etait abandonne au courant. A Ulm, il avait eu une premiere desillusion, en constatant que sa celebrite relative ne le mettait pas a l'abri des foudres de l'administration. Aussi avait-il ete trop heureux d'accepter un passager possedant des papiers bien en regle et dont la police semblait priser l'honorabilite. Certes, quand on serait a Roustchouk et que la pretendue gageure serait abandonnee par son auteur, la presence d'un etranger pourrait presenter des inconvenients. Mais, alors, on s'expliquerait, et jusque-la elle augmenterait les probabilites de succes d'un voyage que Serge Ladko avait le plus passionne desir de mener a bonne fin. Apprendre qu'il portait le meme nom qu'un redoutable bandit et que ce bandit etait Bulgare avait fait eprouver a Serge Ladko sa seconde emotion desagreable. Quelle que fut son innocence, et par consequent sa securite, il ne pouvait meconnaitre qu'une telle homonymie etait de nature a provoquer les plus regrettables erreurs ou meme les plus graves complications. Que le nom qu'il dissimulait sous celui d'Ilia Brusch vint a etre connu, et non seulement son debarquement a Roustchouk s'en trouverait compromis, mais encore il etait a craindre qu'il n'en resultat de longs retards. Contre ces dangers, Serge Ladko ne pouvait rien. D'ailleurs, s'ils etaient serieux, il convenait de ne pas les exagerer. En realite, il etait peu croyable que la police accordat, sans raison particuliere, son attention a un inoffensif pecheur a la ligne, et surtout a un pecheur protege par les lauriers cueillis au concours de Sigmaringen. Venu a Szalka apres le coucher du soleil et reparti bien avant le jour sans etre vu de personne, Serge Ladko n'avait fait que passer dans sa maison, juste le temps de constater qu'aucune nouvelle de Natcha ne l'y attendait. La persistance d'un tel silence avait veritablement quelque chose d'affolant. Pourquoi la jeune femme n'ecrivait-elle plus depuis deux mois? Que lui etait-il arrive? Les periodes de troubles publics sont fecondes en malheurs prives, et le pilote se demandait avec angoisse si, en admettant qu'il debarquat heureusement a Roustchouk, il n'y debarquerait pas trop tard. Cette pensee, qui lui brisait le coeur, decuplait en meme temps la puissance de ses muscles. C'est elle qui lui avait donne, au depart de Gran, la force de resister a la tempete et de lutter victorieusement contre le vent dechaine. C'est elle qui lui faisait hater le pas, tandis qu'il revenait vers la barge, muni du cordial destine a M. Jaeger. Sa surprise fut grande de n'y pas trouver le passager qu il avait quitte si mal en point, et le petit mot d'avertissement ecrit par celui-ci ne la diminua pas. Quel motif si imperieux avait pu decider M. Jaeger a s'eloigner malgre son etat de faiblesse? Comment pouvait-il se faire qu'un bourgeois de Vienne eut des affaires si pressantes en rase campagne, loin de tout centre habite? Il y avait la un probleme dont les reflexions du pilote ne rendirent pas la solution plus prochaine. Quelle qu'en fut la cause, l'absence de M. Jaeger avait, en tous cas, le grave inconvenient d'allonger encore un voyage deja trop long. Sans cet incident inattendu, la barge aurait vite gagne le milieu du fleuve, et, avant le soir, beaucoup de kilometres eussent ete ajoutes aux kilometres laisses jusqu'ici dans son sillage. La tentation etait bien forte de tenir pour nulle et non avenue la priere de M. Jaeger, de pousser au large, et de continuer sans perdre une minute un voyage dont le but attirait Serge Ladko comme l'aimant attire le fer. Le pilote se resigna pourtant a l'attente. Il avait des obligations a l'egard de son passager, et, tout bien considere, mieux valait perdre une journee et ne fournir aucun pretexte a des contestations ulterieures. Pour utiliser la fin de cette journee plus qu'a demi ecoulee deja, le travail heureusement ne manquerait pas. Elle suffirait a peine a remettre de l'ordre dans la barge et a reparer quelques petits degats causes par la tempete. Serge Ladko s'occupa tout d'abord de ranger les coffres dont il avait bouleverse le contenu pendant ses infructueuses recherches de la matinee. Cela ne lui aurait pas demande beaucoup de temps, si, en achevant le rangement du dernier, son regard ne fut tombe sur ce meme portefeuille qui avait precedemment sollicite l'attention de Karl Dragoch. Ce portefeuille, le pilote l'ouvrit comme l'avait ouvert le policier, et, comme celui-ci, mais agite de sentiments tout autres, il en retira le portrait que Natcha lui avait remis a l'instant de leur separation, avec une dedicace pleine de tendresse. Un long moment, Serge Ladko contempla ce visage adorable. Natcha!.. C'etait bien elle!.. C'etaient bien ses traits cheris, ses yeux si purs, ses levres entr'ouvertes comme si elles allaient parler!.. Avec un soupir, il replaca enfin la chere image dans le portefeuille et le portefeuille dans le coffre, qu'il referma avec soin et dont il mit la clef dans sa poche, puis il sortit du tot pour vaquer a d'autres travaux. Mais il n'avait plus de coeur a l'ouvrage. Bientot ses mains demeurerent inactives, et, assis sur l'un des bancs, le dos tourne a la rive, il laissa son regard errer sur le fleuve. Sa pensee s'envola vers Roustchouk. Il vit sa femme, sa maison riante et pleine de chansons... Certes, il ne regrettait rien. Sacrifier son propre bonheur a la patrie, il le referait si c'etait a refaire... Quelle douleur pourtant qu'un si cruel sacrifice eut ete a ce point inutile! La revolte eclatant prematurement et ecrasee sans recours, combien d'annees encore la Bulgarie gemirait-elle sous le joug des oppresseurs? Lui-meme pourrait-il franchir la frontiere, et, s'il y parvenait, retrouverait-il celle qu'il aimait? Les Turcs ne s'etaient-ils pas empares, comme d'un otage, de la femme d'un de leurs adversaires les plus determines? S'il en etait ainsi, qu'avaient-ils fait de Natcha? Helas! cet humble drame intime disparaissait dans la convulsion qui secouait la region balkanique. Combien peu comptait cette misere de deux etres, au milieu de la detresse publique? Toute la peninsule etait parcourue a cette heure par des hordes feroces. Partout le galop sauvage des chevaux faisait trembler la terre, et dans les plus pauvres villages avaient passe la devastation et la guerre. Contre le colosse turc, deux pygmees: la Serbie et le Montenegro. Ces David reussiraient-ils a vaincre Goliath? Ladko comprenait a quel point la bataille etait inegale, et, tout pensif, il placait son espoir dans le pere de tous les Slaves, le grand Tzar de Russie, qui, un jour peut-etre, daignerait etendre sa main puissante au-dessus de ses fils opprimes. Absorbe dans ses pensees, Serge Ladko avait perdu jusqu'au souvenir du lieu ou il se trouvait. Un regiment tout entier eut defile derriere lui sur la berge qu'il ne se fut pas retourne. _A fortiori_ ne s'apercut-il pas de l'arrivee de trois hommes qui venaient de l'amont et marchaient avec precaution. Mais, si Ladko ne vit pas ces trois hommes, ceux-ci le virent aisement, des que la barge leur apparut au tournant du fleuve. Le trio fit halte aussitot et tint conciliabule a voix basse. L'un de ces trois nouveaux venus a deja ete presente au lecteur, lors de l'escale a Vienne, sous le nom de Titcha. C'est lui qui, en compagnie d'un acolyte, s'etait attache aux pas de Karl Dragoch, apres que le detective eut file de son cote Ilia Brusch, tandis que ce dernier faisait une innocente demarche pres d'un des intermediaires employes lors des envois d'armes en Bulgarie. Cette filature avait, on s'en souvient, amene jusqu'a proximite de la barge les deux espions, qui, surs de connaitre l'habitation flottante du policier, s'etaient alors eloignes en projetant de tirer parti de leur decouverte. Ces projets, il s'agissait maintenant de les realiser. Les trois hommes s'etaient tapis dans l'herbe de la rive, et, de la, ils epiaient Serge Ladko. Celui-ci, poursuivant sa meditation, ignorait leur presence et n'avait aucun soupcon du danger qu'elle lui faisait courir. Le danger etait grand, cependant, ces gens en embuscade, trois affilies de la bande de malfaiteurs qui parcourait alors la region du Danube, n'etant pas de ceux qu'il fait bon rencontrer dans un lieu desert. De cette bande, Titcha etait meme un membre important; il pouvait etre considere comme le premier apres le chef, dont les exploits valaient au nom du pilote une honteuse celebrite. Quant aux deux autres, Sakmann et Zerlang, simples comparses: des bras, non des tetes. "C'est lui! murmura Titcha, en arretant de la main ses compagnons, des qu'il decouvrit la barge au detour du fleuve. --Dragoch? interrogea Sakmann. --Oui. --Tu en es sur? --Absolument. --Mais tu ne vois pas sa figure, puisqu'il a le dos tourne, objecta Zerlang. --Ca ne m'avancerait pas a grand'chose de voir sa figure; repondit Titcha. Je ne le connais pas. A peine si je l'ai apercu a Vienne. --Dans ce cas!.. --Mais je reconnais parfaitement le bateau, interrompit Titcha, j'ai eu tout le loisir de l'examiner, pendant que Ladko et moi nous etions noyes dans la foule. Je suis certain de ne pas me tromper. --En route, alors! fit l'un des hommes. --En route," approuva Titcha, en depliant un paquet qu'il tenait sous son bras. Le pilote continuait a ne pas se douter de la surveillance dont il etait l'objet. Il n'avait pas entendu les trois hommes arriver; il ne les entendit pas davantage, lorsqu'ils s'approcherent en etouffant le bruit de leurs pas dans l'herbe epaisse de la rive. Perdu dans son reve, il laissait sa pensee fuir avec le courant vers Natcha et vers le pays. Tout a coup une multitude d'inextricables liens s'enroulerent a la fois autour de lui, l'aveuglant, le paralysant, l'etouffant. Redresse d'une secousse, il se debattait instinctivement et s'epuisait en vains efforts, quand un choc violent sur le crane le jeta tout etourdi dans le fond de la barge. Pas si vite, cependant, qu'il n'ait eu le temps de se voir prisonnier des mailles de l'un de ces vastes filets designes sous le nom d'eperviers, dont lui-meme avait use plus d'une fois pour capturer le poisson. Lorsque Serge Ladko sortit de ce demi-evanouissement, il n'etait plus enveloppe du filet a l'aide duquel on l'avait reduit a l'impuissance. Par contre, etroitement ligotte par les multiples tours d'une corde solide, il n'aurait pu faire le plus petit mouvement; un baillon eut au besoin etouffe ses cris, un impenetrable bandeau lui enlevait l'usage de la vue. La premiere sensation de Serge Ladko, en revenant a la vie, fut celle d'un veritable ahurissement. Que lui etait-il arrive? Que signifiait cette inexplicable attaque, et que voulait-on faire de lui? A tout prendre, il avait lieu de se rassurer dans une certaine mesure. Si l'on avait eu l'intention de le tuer, c'eut ete chose faite. Puisqu'il etait encore de ce monde, c'est qu'on n'en voulait pas a sa vie, et que ses agresseurs, quels qu'ils fussent, n'avaient d'autre intention que de s'emparer de sa personne. Mais pourquoi, dans quel but s'emparer de sa personne? A cette question, il etait malaise de repondre. Des voleurs?.. Ils n'eussent pas pris la peine de ficeler leur victime avec un tel luxe de precautions, quand un coup de couteau les eut servis plus rapidement et plus surement. D'ailleurs, combien miserables les voleurs que le contenu de la pauvre barge eut ete capable de tenter! Une vengeance?.. Impossibilite plus grande encore. Ilia Brusch n'avait pas d'ennemis. Les seuls ennemis de Ladko, les Turcs, ne pouvaient soupconner que le patriote bulgare se cachat sous le nom du pecheur, et, quand bien meme ils en auraient ete informes, il n'etait pas un personnage si considerable qu'ils se fussent risques a cet acte de violence si loin de la frontiere, en plein coeur de l'Empire d'Autriche. Au surplus, des Turcs l'eussent supprime, eux aussi, plus certainement encore que de simples voleurs. S'etant convaincu que, pour l'instant du moins, le mystere etait impenetrable, Serge Ladko, en homme pratique, cessa d'y penser, et consacra toutes les forces de son intelligence a observer ce qui allait suivre et a chercher les moyens, s'il en existait, de reconquerir sa liberte. A vrai dire, sa situation ne se pretait pas a des observations nombreuses. Raidi par l'etreinte d'une corde enroulee en spirales autour de son corps, le moindre mouvement lui etait interdit, et le bandeau etait si bien applique sur ses yeux qu'il n'aurait su dire s'il faisait jour ou s'il faisait nuit. La premiere chose qu'il reconnut, en concentrant toute son attention dans le sens de l'ouie, c'est qu'il reposait dans le fond d'un bateau, le sien sans aucun doute, et que ce bateau avancait rapidement sous l'effort de bras robustes. Il entendait distinctement, en effet, le grincement des avirons contre le bois des tolets, et le bruissement de l'eau glissant sur les flancs de l'embarcation. Dans quelle direction se dirigeait-on? Tel fut le second probleme dont il trouva assez facilement la solution, en constatant une sensible difference de temperature entre le cote gauche et le cote droit de sa personne. Les secousses que lui communiquait la barge a chaque impulsion des avirons lui montrant qu'il etait couche dans le sens de la marche, et le soleil, au moment de l'agression, n'etant guere eloigne du meridien, il en conclut sans peine qu'une moitie de son corps etait a l'ombre produite par la paroi de l'embarcation et que celle-ci se dirigeait de l'Ouest a l'Est, en continuant par consequent a suivre le courant, comme au temps ou elle obeissait a son maitre legitime. Aucune parole n'etait echangee entre ceux qui le tenaient en leur pouvoir. Nul bruit humain ne frappait son oreille, hors les _han!_ des nautoniers lorsqu'ils pesaient sur les rames. Cette navigation silencieuse durait depuis une heure et demie environ, quand la chaleur du soleil gagna son visage et lui apprit ainsi que l'on obliquait vers le Sud. Le pilote n'en fut pas etonne. Sa parfaite connaissance des moindres detours du fleuve lui fit comprendre que l'on commencait a suivre la courbe qu'il decrit en face du mont Pilis. Bientot, sans doute, on reprendrait la direction de l'Est, puis celle du Nord, jusqu'au point extreme d'ou le Danube commence a descendre franchement vers la peninsule des Balkans. Ces previsions ne se realiserent qu'en partie. Au moment ou Serge Ladko calculait que l'on avait atteint le milieu de l'anse de Pilis, le bruit des avirons cessa tout a coup. Tandis que la barge courait sur son erre, une voix rude se fit entendre. "Prends la gaffe," commanda l'un des invisibles assaillants. Presque aussitot, il y eut un choc, que suivit un grincement tel qu'en aurait pu produire le bordage eraflant un corps dur, puis Serge Ladko fut souleve et hisse de mains en mains. Evidemment la barge avait accoste un autre bateau de dimensions plus considerables, a bord duquel le prisonnier etait embarque a la facon d'un colis. Celui-ci tendait vainement l'oreille afin de saisir au passage quelques paroles. Pas un mot n'etait prononce. Les geoliers ne se revelaient que par le contact de leurs mains brutales et par le souffle de leurs poitrines haletantes. Ballotte, tiraille en tous sens, Serge Ladko, d'ailleurs, n'eut pas le loisir de la reflexion. Apres l'avoir monte, on le descendit le long d'une echelle qui lui laboura cruellement les reins. Aux heurts dont il etait meurtri, il comprit qu'on le faisait passer par une ouverture etroite, et enfin, bandeau et baillon arraches, il fut jete bas comme un paquet, tandis que le bruit sourd d'une trappe qui se ferme resonnait au-dessus de lui. Il fallut un long moment, a Serge Ladko, tout etourdi de la secousse, pour reprendre conscience de lui-meme. Quand il y fut parvenu, sa situation ne lui parut pas amelioree, bien qu'il eut retrouve l'usage de la parole et de la vue. Si l'on avait juge un baillon inutile, c'est evidemment que personne ne pouvait entendre ses cris, et la suppression de son bandeau ne lui etait pas d'un plus grand secours. C'est en vain qu'il ouvrait les yeux. Autour de lui tout etait ombre. Et quelle ombre! Le prisonnier, qui, d'apres la succession des sensations ressenties, supposait avoir ete depose dans la cale d'un bateau, s'epuisait en inutiles efforts pour decouvrir la plus faible raie de lumiere filtrant a travers le joint d'un panneau. Il ne distinguait rien. Ce n'etait pas l'obscurite d'une cave, dans laquelle l'oeil parvient encore a discerner quelque vague lueur: c'etait le noir total, absolu, comparable seulement a celui qui doit regner dans la tombe. Combien d'heures s'ecoulerent ainsi? Serge Ladko estimait qu'on etait parvenu au milieu de la nuit, quand un vacarme, assourdi par la distance, parvint jusqu'a lui. On courait, on pietinait. Puis le bruit se rapprocha. De lourds colis etaient traines directement au-dessus de sa tete, et c'est a peine, il l'eut jure, si l'epaisseur d'une planche le separait des travailleurs inconnus. Le bruit se rapprocha encore. On parlait maintenant a cote de lui, sans doute derriere l'une des cloisons delimitant sa prison, mais, de ce qu'on disait, il etait impossible de deviner le sens. Bientot, d'ailleurs, le bruit s'apaisa, et de nouveau ce fut le silence autour du malheureux pilote qu'environnait une ombre impenetrable. Serge Ladko s'endormit XI AU POUVOIR D'UN ENNEMI Apres que Karl Dragoch et ses hommes eurent battu en retraite, les vainqueurs etaient d'abord restes sur le lieu du combat, prets a s'opposer a un retour offensif, tandis que la charrette s'eloignait dans la direction du Danube. Ce fut seulement quand le temps ecoule eut rendu certain le depart definitif des forces de police que, sur un ordre de son chef, la bande des malfaiteurs se mit en marche a son tour. Ils eurent bientot atteint le fleuve, qui coulait a moins de cinq cents metres. La charrette les y attendait, en face d'un chaland, dont on apercevait la masse sombre a quelques metres de la rive. La distance etait mediocre et les travailleurs nombreux. En peu d'instants, le va-et-vient de deux bachots eut transporte a bord de ce chaland le chargement de la voiture. Aussitot, celle-ci s'eloigna et disparut dans la nuit, tandis que la plupart des combattants de la clairiere se dispersaient a travers la campagne, apres avoir recu leur part de butin. Du crime qui venait d'etre commis, il ne subsistait plus d'autre trace qu'un amoncellement de colis encombrant le pont de la gabarre, a bord de laquelle ne s'etaient embarques que huit hommes. En realite, la fameuse bande du Danube etait exclusivement composee de ces huit hommes. Quant aux autres, ils representaient une faible partie d'un personnel indetermine de sous-ordres, dont telle ou telle fraction etait utilisee, selon la region exploitee: Ceux-ci demeuraient toujours etrangers a l'execution proprement dite des coups de main, et leur role, limite aux fonctions de porteurs, de vedettes ou de gardes du corps, ne commencait qu'au moment ou il s'agissait d'evacuer vers le fleuve le butin conquis. Cette organisation etait des plus habiles. Par ce moyen, la bande disposait, sur tout le parcours du Danube, d'innombrables affilies dont bien peu se rendaient compte du genre d'operations auxquelles ils apportaient leur concours. Recrutes dans la classe la plus illettree, de veritables brutes en general, ils croyaient participer a de vulgaires actes de contrebande et ne cherchaient pas a en savoir davantage. Jamais ils n'avaient songe a etablir le moindre rapprochement entre celui qui commandait les expeditions auxquelles ils prenaient part et ce fameux Ladko qui, tout en leur cachant son nom, semblait se complaire etrangement a laisser une trace quelconque de son etat civil sur chaque theatre de ses crimes. Leur indifference paraitra moins surprenante, si l'on veut bien considerer que ces crimes, commis sur tout le cours du Danube, etaient eparpilles sur une immense etendue. L'emotion publique avait donc, entre chacun d'eux, le temps de se calmer. C'est surtout dans les bureaux de la police, ou venaient se centraliser toutes les plaintes des regions riveraines, que le nom de Ladko avait acquis sa triste celebrite. Dans les villes, la classe bourgeoise, a cause des _manchettes_ ronflantes des journaux, lui accordait encore un interet special. Mais pour la masse du peuple, et, _a fortiori_, pour les paysans, il n'etait qu'un malfaiteur comme un autre, dont on a a souffrir une fois et qu'on ne revoit plus ensuite. Au contraire, les huit hommes restes a bord du chaland se connaissaient tous entre eux et formaient une veritable bande. A l'aide de leur bateau, ils montaient ou descendaient sans cesse le Danube. Que l'occasion d'une profitable operation se presentat, ils s'arretaient, recrutaient dans les environs le personnel necessaire, puis, le butin en surete dans leur cachette flottante, ils repartaient, en quete de nouveaux exploits. Quand le chaland etait plein, ils gagnaient la mer Noire ou un vapeur a leur devotion venait croiser au jour fixe. Transportees a bord de ce vapeur, les richesses volees, et parfois acquises au prix d'un meurtre, y devenaient brave et loyale cargaison, capable d'etre echangee contre de l'or, dans des contrees lointaines, au grand soleil des honnetes gens. C'est exceptionnellement que la bande, la nuit precedente, avait fait parler d'elle a si faible distance de son precedent mefait. Elle ne commettait pas, d'ordinaire, une telle faute, qui, repetee, eut pu donner l'eveil aux complices inconscients qu'elle embauchait dans le pays. Mais, cette fois, son capitaine avait eu une raison particuliere de ne pas s'eloigner, et si cette raison n'etait pas celle que lui avait attribuee Karl Dragoch, en causant a Ulm avec Friedrich Ulhmann, la personnalite du policier n'y etait cependant pas etrangere. Reconnu a Vienne par le chef de bande lui-meme, alors accompagne de son second, Titcha, il avait ete, depuis cet instant, suivi a la piste, sans le savoir, par une serie d'affilies locaux auxquels on n'avait dit que l'essentiel, et le chaland s'etait applique a ne preceder la barge que de quelques kilometres. Cet espionnage, des plus malaises dans une contree souvent decouverte et ou abondaient en ce moment les gens de police, avait ete forcement intermittent, et le hasard avait voulu que jamais Karl Dragoch et son hote ne fussent apercus en meme temps. Rien n'avait donc permis de supposer que la barge eut deux habitants, ni d'admettre, par consequent, la possibilite d'une erreur. En instituant cette surveillance, le capitaine des bandits revait d'un coup de maitre. Supprimer le detective? Il n'y songeait pas. Pour le moment tout au moins, il projetait seulement de s'en emparer, Karl Dragoch en son pouvoir, il aurait ensuite la partie belle pour traiter d'egal a egal, si jamais un serieux danger le menacait. Pendant plusieurs jours, l'occasion de cet enlevement ne s'etait pas presentee. Ou bien la barge s'arretait le soir a trop faible distance d'un centre habite, ou bien on rencontrait dans son voisinage trop immediat quelques-uns des agents egrenes sur la rive et dont la qualite ne pouvait echapper a un professionnel du crime. Le matin du 29 aout, enfin, les circonstances avaient paru favorables. La tempete qui, la nuit precedente, avait protege la bande pendant qu'elle s'attaquait a la villa du comte Hagueneau, devait avoir plus ou moins disperse les policiers qui precedaient ou suivaient leur chef le long du fleuve. Peut-etre celui-ci serait-il momentanement seul et sans defense. Il fallait en profiter. Aussitot la voiture chargee des depouilles de la villa, Titcha avait ete depeche avec deux des hommes les plus resolus. On a vu comment les trois aventuriers s'etaient acquittes de leur mission, et comment le pilote Serge Ladko etait devenu leur prisonnier, au lieu et place du detective Karl Dragoch. Jusqu'ici, Titcha n'avait pu renseigner son capitaine sur l'heureuse issue de sa mission que par les quelques mots brefs echanges dans la clairiere, au moment ou l'escouade de police etait survenue sur la route. L'entretien serait necessairement repris a ce sujet, mais, pour l'instant, il ne pouvait en etre question. Avant tout, il s'agissait de faire disparaitre et de mettre a l'abri les nombreux colis entasses sur le pont, et c'est a quoi s'employerent sans tarder les huit hommes formant l'equipage de la gabarre. Soit a bras, soit en les faisant glisser sur des plans inclines, ces colis furent d'abord introduits dans l'interieur du bateau, premier travail qui n'exigea que quelques minutes, puis on proceda a l'arrimage definitif. Pour cela le plancher de la cale fut souleve et laissa a decouvert une ouverture beante, a la place ou l'on se fut legitimement attendu a trouver l'eau du Danube. Une lanterne, descendue dans ce deuxieme compartiment, permit d'y distinguer un amoncellement d'objets heteroclites qui le remplissaient deja en partie. Il restait assez de place, cependant, pour que les depouilles du comte Hagueneau pussent etre logees a leur tour dans l'introuvable cachette. Merveilleusement truquee, en effet, etait cette gabarre qui servait a la fois de moyen de transport, d'habitation et de magasin inviolable. Au-dessous du bateau visible, un autre plus petit s'appliquait, le pont de celui-ci formant le fond de celui-la. Ce second bateau, d'une profondeur de deux metres environ, avait un deplacement tel, qu'il fut capable de porter le premier et de le soulever d'un pied ou deux au-dessus de la surface de l'eau. On avait remedie a cet inconvenient, qui aurait, sans cela, devoile la supercherie, en chargeant le bateau inferieur d'une quantite de lest suffisant a le noyer entierement, de telle sorte que le chaland superieur gardat la ligne de flottaison qu'il devait avoir a vide. Vide, sa cale l'etait toujours, les marchandises volees, qui allaient s'entasser dans le double fond, y remplacaient un poids correspondant de lest, et l'aspect de l'exterieur n'etait en rien modifie. Par exemple cette gabarre, qui, lege, aurait du normalement caler a peine un pied, s'enfoncait dans l'eau de pres de sept. Cela n'etait pas sans creer de reelles difficultes dans la navigation du Danube et rendait necessaire le concours d'un excellent pilote. Ce pilote, la bande le possedait dans la personne de Yacoub Ogul, un israelite natif lui aussi de Roustchouk. Tres pratique du fleuve, Yacoub Ogul aurait pu lutter avec Serge Ladko lui-meme pour la parfaite connaissance des passes, des chenals et des bancs de sable; d'une main sure, il dirigeait le chaland a travers les rapides semes de rochers que l'on rencontre parfois sur son cours. Quant a la police, elle pouvait examiner le bateau tant que cela lui plairait. Elle pouvait en mesurer la hauteur interieure et exterieure sans trouver la plus petite difference. Elle pouvait sonder tout autour sans rencontrer la cachette sous-marine, etablie suffisamment en retrait, et de lignes assez fuyantes pour qu'il fut impossible de l'atteindre. Toutes ses investigations l'ameneraient uniquement a constater que ce chaland etait vide et que ce chaland vide enfoncait dans l'eau de la quantite strictement suffisante pour equilibrer son poids. En ce qui concerne les papiers, les precautions n'etaient pas moins bien prises. Dans tous les cas, soit qu'elle descendit le courant, soit qu'elle le remontat, la gabarre, ou allait chercher des marchandises, ou, marchandises debarquees, retournait a son port d'attache. Selon le choix qui paraissait le meilleur, elle appartenait, tantot a M. Constantinesco, tantot a M. Wenzel Meyer, tous deux commercants, l'un de Galatz, l'autre de Vienne. Les papiers, illustres des cachets les plus officiels, etaient a ce point en regle, que jamais personne n'avait songe a les verifier. L'eut-on fait, d'ailleurs, que l'on aurait constate l'existence d'un Constantinesco ou d'un Wenzel Meyer dans l'une ou l'autre des deux villes indiquees. En realite, le proprietaire s'appelait Ivan Striga. Le lecteur se rappellera peut-etre que ce nom appartenait a un des individus les moins recommandables de Roustchouk, qui, apres s'etre vainement oppose au mariage de Serge Ladko et de Natcha Gregorevitch, avait disparu ensuite de la ville. Sans qu'on entendit parler positivement de lui, de mauvais bruits avaient alors couru sur son compte, et la rumeur publique l'accusait de tous les crimes. Pour une fois, la rumeur publique ne se trompait pas. Avec sept autres miserables de son espece, Ivan Striga avait, en effet, forme une bande de veritables pirates, qui, depuis lors, ecumait litteralement les deux rives du Danube. Avoir trouve ainsi le chemin de la richesse facile, c'etait quelque chose; s'assurer la securite, c'etait mieux encore. Dans ce but, au lieu de cacher son nom et son visage, ainsi que l'aurait fait un malfaiteur vulgaire, il s'etait arrange de maniere, a ne pas etre un anonyme pour ses victimes. Bien, entendu, ce n'etait pas son vrai nom qu'il leur faisait connaitre. Non, celui qu'il avait resolu de laisser deviner avec une adroite imprudence, c'etait celui de Serge Ladko. S'abriter, afin d'echapper aux consequences d'un forfait, derriere une personnalite d'emprunt, c'est un stratageme assez commun, mais Striga l'avait renove par le choix intelligent du pseudonyme qu'il s'attribuait. Si le nom de Ladko n'etait, ni plus ni moins qu'un autre, capable de creer une confusion et, par suite, hors le cas de flagrant delit, de detourner les soupcons au profit du coupable, il possedait quelques avantages qui lui etaient propres. En premier lieu, Serge Ladko n'etait pas un mythe. Il existait, si le coup de fusil qui l'avait salue a son depart de Roustchouk ne l'avait pas abattu pour jamais. Bien que Striga se vantat volontiers d'avoir supprime son ennemi, la verite est qu'il n'en savait rien. Peu importait, d'ailleurs, au point de vue de l'enquete qui pouvait etre faite a Roustchouk. Si Ladko etait mort, la police ne pourrait rien comprendre aux accusations dont il serait l'objet. S'il etait vivant, elle trouverait un homme de chair et d'os, d'une honorabilite si bien etablie que l'enquete, selon toute vraisemblance, en resterait la. Sans doute, on rechercherait alors ceux qui auraient la malchance d'etre ses homonymes. Mais, avant qu'on eut passe au crible tous les Ladkos du monde, il coulerait de l'eau sous les ponts du Danube! Que si, d'aventure, les soupcons, a force d'etre diriges dans la meme direction, finissaient par entamer la cuirasse d'honorabilite de Serge Ladko, ce serait alors un resultat doublement heureux. Outre qu'il est toujours agreable a un bandit de savoir qu'un autre est inquiete a sa place, cette substitution lui devient plus agreable encore quand il a voue a sa victime une haine mortelle. Alors meme que ces deductions eussent ete deraisonnables, l'absence de Serge Ladko, dont personne ne connaissait la patriotique mission, les eut rendues logiques. Pourquoi le pilote etait-il parti sans crier gare? La section locale de la police du fleuve commencait precisement a se poser cette question au moment ou Karl Dragoch decouvrait ce qu'il croyait etre la verite, et, comme chacun sait, lorsque la police commence a se poser des questions, il y a peu de chances qu'elle y reponde avec bienveillance. Ainsi, la situation etait bien nette dans sa dramatique complication. Une longue serie de crimes que des maladresses voulues faisaient toujours attribuer a un certain Ladko, de Roustchouk; le pilote du meme nom, vaguement, tres vaguement encore soupconne, a cause de son absence, d'etre le coupable, tandis qu'a des centaines de kilometres un Ladko, accuse par de plus serieuses presomptions, etait depiste sous le deguisement du pecheur Ilia Brusch; et Striga, pendant ce temps, reprenant, apres chaque expedition, son etat civil authentique, pour circuler librement sur le Danube. Toutefois, pour que sa securite ne fut pas menacee, la condition essentielle etait que l'on fit disparaitre toute trace compromettante dans le plus bref delai possible. C'est pourquoi, ce soir-la, le butin nouvellement conquis fut, comme de coutume, rapidement depose dans l'introuvable cachette. C'est le bruit de cet arrimage que le veritable Serge Ladko entendit dans son cachot pris aux depens de cette meme cale sous-marine, au fond de laquelle nulle puissance humaine n'etait capable de le secourir. Puis, le parquet remis en place, les hommes remonterent sur le pont dont les panneaux furent refermes. La police pouvait venir desormais. Il etait, a ce moment, pres de trois heures du matin. L'equipage de la gabarre, surmene par les fatigues de cette nuit et par celles de la nuit precedente, aurait eu grand besoin de repos, mais il ne pouvait en etre question. Striga, desireux de s'eloigner au plus vite du lieu de son dernier crime, donna l'ordre de se mettre en route en profitant de l'aube naissante, ordre qui fut execute sans un murmure, chacun comprenant la force des raisons qui le dictaient. Pendant qu'on s'occupait de ramener l'ancre a bord et de pousser le chaland au milieu du fleuve, Striga s'enquit des peripeties de l'expedition de la matinee. "Ca a ete tout seul, lui repondit Titcha. Le Dragoch a ete pris au premier coup de filet comme un simple brochet. --Vous a-t-il vus? --Je ne crois pas. Il avait autre chose a penser. --Il ne s'est pas debattu? --Il a essaye, la canaille. J'ai du l'assommer a moitie pour le faire tenir tranquille. --Tu ne l'as pas tue, au moins? demanda vivement Striga. --Que non pas! Etourdi tout au plus. J'en ai profite pour le ligotter proprement. Mais je n'avais pas fini le paquetage que le colis respirait comme pere et mere. --Et maintenant? --Il est dans la cale. Dans le double fond, naturellement. --Sait-il ou on l'a transporte? --Il faudrait alors qu'il soit rudement malin, declara Titcha en riant bruyamment. Tu dois bien penser que je n'ai oublie ni le baillon, ni le bandeau. On ne les a retires que le particulier en cage. La, il peut, si ca lui convient, chanter des romances et admirer le paysage. Striga sourit sans repondre. Titcha reprit: ---J'ai fait ce que tu as commande, mais ou cela nous menera-t-il? --Ne serait-ce qu'a desorganiser la brigade privee de son chef, repondit Striga. Titcha haussa les epaules. --On en nommera un autre, dit-il. --Possible, mais il ne vaudra peut-etre pas celui que nous tenons. Dans tous les cas, nous pourrons causer. Au besoin, nous le rendrions en echange des passeports qui nous seraient necessaires. Il est donc essentiel de le garder vivant. --Il l'est, affirma Titcha. --A-t-on pense a lui donner a manger? --Diable!... fit Titcha en se grattant la tete. On l'a tout a fait oublie. Mais douze heures d'abstinence n'ont jamais fait de mal a personne, et je lui porterai son diner des que nous serons en marche ... A moins que tu ne veuilles le lui porter toi-meme, pour te rendre compte par tes yeux? --Non, dit vivement Striga. Je prefere qu'il ne me voie pas. Je le connais et il ne me connait pas. C'est un avantage que je ne veux pas perdre. --Tu pourrais mettre un masque. --Ca ne prendrait pas avec Dragoch. Pas besoin qu'on lui montre son visage. La taille, la carrure, le moindre detail lui suffit pour reconnaitre les gens. --Alors, je suis frais, moi, qui suis oblige de lui porter sa pitance! --Il faut bien que quelqu'un le fasse ... D'ailleurs, Dragoch n'est pas bien dangereux actuellement, et, s'il le redevient jamais, c'est que nous serons a l'abri. --Amen!.. fit Titcha. --Pour le moment, reprit Striga, on va le laisser dans sa boite. Pas trop longtemps, par exemple, sans quoi il finirait par mourir asphyxie. On le remontera dans une cabine du pont quand nous aurons depasse Budapest, demain matin, apres mon depart. --Tu as donc l'intention de t'absenter? demanda Titcha. --Oui, repondit Striga. Je quitterai le chaland de temps en temps afin de recueillir des informations sur la rive. Je verrai ce qu'on dit de notre derniere affaire et de la disparition de Dragoch. --Et si tu te fais pincer? objecta Titcha. --Pas de danger. Personne ne me connait, et la police du fleuve doit etre dans le marasme. Pour les autres, j'aurai, s'il le faut, une identite toute neuve. --Laquelle? --Celle du celebre Ilia Brusch, pecheur insigne et laureat de la Ligue Danubienne. --Quelle idee! --Excellente. J'ai le bateau d'Ilia Brusch. Je lui emprunterai sa peau, a l'exemple de Karl Dragoch. --Et si l'on te demande du poisson? --J'en acheterai, s'il le faut, pour le revendre. --Tu as reponse a tout. --Parbleu!" La conversation prit fin sur ce mot. Le chaland avait commence a suivre le fil du courant. Il soufflait une legere brise du Nord qui serait tres favorable quand, un peu au-dessus de Visegrad, le Danube, revenant sur lui-meme, suivrait la direction du Sud. Jusque-la, au contraire, cette brise du Nord retardait singulierement le bateau, et Striga, presse de s'eloigner du theatre de ses exploits, donna l'ordre de border deux longs avirons qui aideraient a gagner contre le vent. Il fallut trois heures pour parcourir dix kilometres et atteindre le premier coude du fleuve, puis deux heures encore pour suivre la courbe que dessine le Danube avant d'adopter franchement la direction du Sud. Un peu en amont de Waitzen, on put enfin abandonner les avirons, et, sous la poussee de la voile, la marche du bateau fut notablement acceleree. Vers onze heures on passa devant Saint-Andre ou les deux charretiers Kaiserlick et Vogel avaient pretendu se rendre au cours de la nuit precedente. Il ne fut pas question de s'y arreter, et le chaland continua a deriver vers Budapest, encore distante de vingt-cinq a trente kilometres. A mesure qu'on gagnait vers l'aval, l'aspect des rives devenait plus severe. Les iles ombreuses et verdoyantes se multipliaient, ne laissant parfois entre elles que d'etroits canaux, interdits aux chalands, mais suffisants pour la navigation de plaisance. Dans cette partie du Danube, la batellerie commence a devenir assez active. Il y a meme de frequents encombrements, car le cours du fleuve est resserre entre les premieres ramifications des Alpes Norriques et les dernieres ondulations des Karpathes. Quelquefois se produisent des echouages ou des abordages, peu dommageables en somme, pour peu que l'attention des pilotes soit un seul instant en defaut. En general, le malheur se reduit a une perte de temps. Mais que de cris, que de querelles, au moment de la collision! Le chaland, dont Striga etait le capitaine, devait etre compte parmi les mieux diriges. De grande taille, puisque sa capacite depassait deux cents tonnes, le pont proprement dit en etait recouvert d'une sorte de superstructure, d'un spardeck, qui formait, a l'arriere, le toit du rouf habite par le personnel. Un matereau a l'avant servait a hisser le pavillon national, et, a la poupe, un gouvernail a large safran permettait au pilote de maintenir le bateau en bonne direction. A mesure qu'on descendait le courant, l'animation du fleuve allait croissant, ainsi que cela se produit aux approches des grandes cites. Des embarcations legeres, a vapeur ou a voiles, chargees de promeneurs ou de touristes, se glissaient entre les iles. Bientot, dans le lointain, la fumee de cheminees d'usines empata l'horizon, annoncant les faubourgs de Budapest. A ce moment, il se produisit un fait singulier. Sur un signe de Striga, Titcha penetra dans le rouf de l'arriere, avec un de ses compagnons de l'equipage. Les deux hommes en ressortirent bientot. Ils escortaient une femme d'une taille elancee, mais dont il etait malaise de voir les traits a demi caches par un baillon. Les mains liees derriere le dos, cette femme marchait entre ses deux gardiens, sans essayer d'une resistance dont l'experience lui avait sans doute demontre l'inutilite. Docilement, elle descendit dans la cale par l'echelle du grand panneau, puis dans un compartiment du double fond dont la trappe fut refermee sur elle. Cela fait, Titcha et son compagnon reprirent leurs occupations, comme si de rien n'etait. Vers trois heures de l'apres-midi, le chaland s'engagea entre les quais de la capitale de la Hongrie. A droite, c'etait Buda, l'ancienne ville turque; a gauche, Pest, la ville moderne. A cette epoque, Buda etait, plus qu'elle ne l'est restee de nos jours, une de ces vieilles et pittoresques cites que le progres egalitaire tend a faire disparaitre. Par contre, Pest, si son importance etait deja considerable, n'avait pas encore atteint le prodigieux developpement qui a fait d'elle la plus importante et la plus belle metropole de l'Europe orientale. Sur les deux rives, et notamment sur la rive gauche, se succedaient les maisons a arcades et a terrasses, que dominaient les clochers des eglises dores par les rayons du soleil, et la longue enfilade des quais ne manquait ni de noblesse ni de grandeur. Le personnel du chaland n'accordait pas son attention a ce spectacle enchanteur. La traversee de Budapest pouvant menager de desagreables surprises a des gens si sujets a caution, l'equipage n'avait d'yeux que pour le fleuve ou se croisaient de nombreuses embarcations. Ce prudent souci permit a Striga de distinguer en temps voulu, au milieu des autres, un bateau conduit par quatre hommes, qui se dirigeait en droite ligne vers le chaland. Ayant reconnu un canot de la police fluviale, il avertit d'un coup d'oeil Titcha, qui, sans autre explication, s'affala par le panneau dans la cale. Striga ne s'etait pas trompe. En quelques minutes, ce canot eut rallie la gabarre. Deux hommes monterent a bord. "Le patron? demanda l'un des nouveaux arrivants. --C'est moi, repondit Striga en faisant un pas en avant de ses compagnons. --Votre nom? --Ivan Striga. --Votre nationalite? --Bulgare. --D'ou vient cette gabarre? --De Vienne. --Ou va-t-elle? --A Galatz. --Son proprietaire? --M. Constantinesco, de Galatz. --Chargement? --Neant. Nous retournons a vide. --Vos papiers? --Les voici, dit Striga, en offrant au questionneur les documents demandes. --C'est bon, approuva celui-ci, qui les restitua apres un examen consciencieux. Nous allons jeter un coup d'oeil dans votre cale. --A votre aise, conceda Striga. Je vous ferai toutefois remarquer que c'est la quatrieme visite que nous subissons depuis notre depart de Vienne. Ce n'est pas agreable." Le policier, declinant du geste toute responsabilite personnelle dans les ordres dont il n'etait que l'executeur, descendit sans repondre par le panneau. Arrive au bas de l'echelle, il s'avanca de quelques pas dans la cale dont son regard fit le tour, puis il remonta. Rien n'etait venu l'avertir que sous ses pieds gisaient deux creatures humaines, un homme, d'un cote, une femme de l'autre, toutes deux reduites a l'impuissance et hors d'etat de demander du secours. La visite ne pouvait etre plus consciencieuse ni plus longue. Le chaland etant completement vide, il n'y avait pas lieu de s'enquerir de la provenance de son chargement, ce qui simplifiait beaucoup les choses. Le policier reparut donc au jour, et, sans poser d'autres questions, regagna son canot, qui s'eloigna vers de nouvelles perquisitions, tandis que la gabarre continuait lentement sa route vers l'aval. Quand les dernieres maisons de Budapest eurent ete laissees en arriere, le moment parut venu de s'occuper de la prisonniere de la cale. Titcha et son compagnon disparurent dans l'interieur, pour en ressortir bientot, escortant cette meme femme qui y avait ete incarceree quelques heures plus tot, et qui fut reintegree dans le rouf. Des autres hommes de l'equipage, nul ne sembla preter la moindre attention a cet incident. On ne fit halte qu'a la nuit, entre les bourgs d'Ercsin et d'Adony, a plus de trente kilometres au-dessous de Budapest, et l'on repartit le lendemain des l'aube. Au cours de cette journee du 31 aout, la derive fut interrompue par quelques arrets, pendant lesquels Striga quitta le bord, en utilisant la barge, conquise, a ce qu'il pensait, sur Karl Dragoch. Loin de se cacher, il accostait dans les villages, se presentait aux habitants comme etant ce fameux laureat de la Ligue Danubienne, dont la renommee n'avait pu manquer de parvenir jusqu'a eux, et engageait des conversations qu'il aiguillait adroitement sur les sujets qui lui tenaient au coeur. Tres maigre fut sa recolte de renseignements. Le nom d'Ilia Brusch ne paraissait pas etre populaire dans cette region. Sans doute, a Mohacs, Apatin, Neusatz, Semlin ou Belgrade, qui sont des villes importantes, il en serait autrement. Mais Striga n'avait pas l'intention de s'y risquer et il comptait bien se borner a prendre langue dans des villages, ou la police exercait necessairement une surveillance moins effective. Par malheur, les paysans ignoraient generalement le concours de Sigmaringen et se montraient tres rebelles aux interviews. D'ailleurs, ils ne savaient rien. Ils ignoraient Karl Dragoch plus encore qu'Ilia Brusch, et Striga deploya en vain tous les raffinements de sa diplomatie. Ainsi que cela avait ete convenu la veille, c'est pendant une des absences de Striga que Serge Ladko fut remonte au jour et transporte dans une petite cabine dont la porte fut soigneusement verrouillee. Precaution peut-etre exageree, tout mouvement etant interdit au prisonnier etroitement ligotte. Les journees du 1er au 6 septembre s'ecoulerent paisiblement. Pousse a la fois par le courant et par un vent favorable, le chaland continuait a deriver, a raison d'une soixantaine de kilometres par vingt-quatre heures. La distance parcourue aurait meme ete sensiblement plus grande sans les arrets que rendaient necessaires les absences de Striga. Si les excursions de celui-ci etaient toujours aussi steriles au point de vue special des renseignements, une fois, du moins, il reussit, en utilisant ses talents professionnels,. a les rendre profitables a d'autres egards. Ceci se passait le 5 septembre. Ce jour-la, le chaland etant venu mouiller a la nuit en face d'un petit bourg du nom de Szuszek, Striga descendit a terre comme de coutume. La soiree etait avancee. Les paysans, qui se couchent d'ordinaire avec le soleil, ayant pour la plupart reintegre leurs demeures, il deambulait solitairement, quand il avisa une maison d'apparence assez cossue, dont le proprietaire, plein de confiance dans la probite publique, avait laisse la porte ouverte, en s'absentant pour quelque course dans le voisinage. Sans hesiter, Striga s'introduisit dans cette maison, qui se trouva etre un magasin de detail, ainsi que l'existence d'un comptoir le lui demontra. Prendre dans le tiroir de ce comptoir la recette de la journee, cela ne demanda qu'un instant. Puis, non content de cette modeste rapine, il eut tot fait de decouvrir dans le corps inferieur d'un bahut, dont l'effraction ne fut qu'un jeu pour lui, un sac rondelet, qui rendit au toucher un son metallique de bon augure. Ainsi nanti, Striga s'empressa de regagner son chaland, qui, l'aube venue, etait deja loin. Telle fut la seule aventure du voyage. A bord, Striga avait d'autres occupations. De temps a autre, il disparaissait dans le rouf, et s'introduisait dans une cabine situee en face de celle ou l'on avait depose Serge Ladko. Parfois, sa visite ne durait que quelques minutes, parfois elle se prolongeait davantage. Il n'etait pas rare, dans ce dernier cas, qu'on entendit jusque sur le pont l'echo d'une violente discussion, ou l'on discernait une voix de femme repondant avec calme a un homme en fureur. Le resultat etait alors toujours le meme: indifference generale de l'equipage et sortie furibonde de Striga, qui s'empressait de quitter le bord pour calmer ses nerfs irrites. C'est principalement sur la rive droite qu'il poursuivait ses investigations. Rares, en effet, sont les bourgs et les villages de la rive gauche au dela de laquelle s'etend a perte de vue l'immense puzsta.. Cette puzsta, c'est la plaine hongroise par excellence, que limitent, a pres de cent lieues, les montagnes de la Transylvanie. Les lignes de chemins de fer qui la desservent traversent une infinie etendue de landes desertes, de vastes paturages, de marais immenses ou pullule le gibier aquatique. Cette puzsta, c'est la table toujours genereusement servie pour d'innombrables convives a quatre pattes, ces milliers et ces milliers de ruminants qui constituent l'une des principales richesses du royaume de Hongrie. A peine, s'il s'y rencontre quelques champs de ble ou de mais. La largeur du fleuve est devenue considerable alors, et de nombreux ilots ou iles en divisent le cours. Telles de ces dernieres sont de grande etendue et laissent de chaque cote deux bras ou le courant acquiert une certaine rapidite. Ces iles ne sont point, fertiles. A leur surface ne poussent que des bouleaux, des trembles, des saules, au milieu du limon depose par les inondations qui sont frequentes. Cependant on y recolte du foin en abondance, et les barques, chargees jusqu'au plat bord, le charrient aux fermes ou aux bourgades de la rive. Le 6 septembre, le chaland mouilla a la tombee de la nuit. Striga etait absent a ce moment. S'il n'avait voulu se risquer, ni a Neusatz, ni a Peterwardein qui lui fait face, l'importance relative de ces villes pouvant etre une cause de dangers, il s'etait du moins arrete, afin d'y continuer son enquete, au bourg de Karlovitz, situe une vingtaine de kilometres en aval. Sur son ordre, le chaland n'avait fait halte que deux ou trois lieues plus bas, pour attendre son capitaine, qui le rejoindrait en s'aidant du courant. Vers neuf heures du soir, celui-ci n'en etait plus fort eloigne. Il ne se pressait pas. Laissant fuir la barge au gre du courant, il s'abandonnait a des pensees en somme assez riantes. Son stratageme avait pleinement reussi. Personne ne l'avait suspecte et rien ne s'etait oppose a ce qu'il se renseignat librement. A vrai dire, de renseignements, il n'en avait guere recolte. Mais cette ignorance publique, qui confinait a l'indifference, etait, en somme, un symptome favorable. Bien certainement, dans cette region, on n'avait que tres vaguement entendu parler de la bande du Danube, et l'on ignorait jusqu'a l'existence de Karl Dragoch, dont la disparition ne pouvait, par suite, causer d'emotion. D'un autre cote, que ce fut a cause de la suppression de son chef ou en raison de la pauvrete de la region traversee, la vigilance de la police paraissait grandement diminuee. Depuis plusieurs jours, Striga n'avait apercu personne qui eut la tournure d'un agent, et nul ne parlait de la surveillance fluviale si active deux ou trois cent kilometres en amont. Il y avait donc toutes chances pour que le chaland arrivat heureusement au terme de son voyage, c'est-a-dire a la mer Noire, ou son chargement serait transporte a bord du vapeur accoutume. Demain, on serait au dela de Semlin et de Belgrade. Il suffirait ensuite de longer de preference la rive serbe pour se mettre a l'abri de toute facheuse surprise. La Serbie devait etre, en effet, plus ou moins desorganisee par la guerre qu'elle soutenait contre la Turquie et il n'y avait pas apparence que les autorites riveraines perdissent leur temps a s'occuper d'une gabarre descendant a vide le cours du fleuve. Qui sait? Ce serait peut-etre le dernier voyage de Striga. Peut-etre se retirerait-il au loin, apres fortune faite, riche, considere--et heureux, songeait-il, en pensant a la prisonniere enfermee dans la gabarre. Il en etait la de ses reflexions quand ses yeux tomberent sur les coffres symetriques dont les couvercles avaient si longtemps servi de couchettes a Karl Dragoch et a son hote, et tout a coup cette pensee lui vint que, depuis huit jours qu'il etait maitre de la barge, il n'avait pas songe a en explorer le contenu. Il etait grand temps de reparer cet inconcevable oubli. En premier lieu, il s'attaqua au coffre de tribord qu'il fractura en un tour de main. Il n'y trouva que des piles de linge et de vetements ranges en bon ordre. Striga, qui n'avait que faire de cette defroque, referma le coffre et s'attaqua au suivant. Le contenu de celui-ci n'etait pas fort different du precedent, et Striga desappointe allait y renoncer, quand il decouvrit dans un des coins un objet plus interessant. Si les articles d'habillement ne pouvaient rien lui apprendre, il n'en serait peut-etre pas de meme de ce gros portefeuille qui, selon toute vraisemblance, devait contenir des papiers. Or, les papiers ont beau etre muets, rien n'egale, dans certains cas, leur eloquence. Striga ouvrit ce portefeuille, et, conformement a son espoir, il s'en echappa de nombreux documents, dont il entreprit le patient examen. Les quittances, les lettres defilerent, toutes au nom d'Ilia Brusch, puis ses yeux, agrandis par la surprise, s'arreterent sur le portrait qui, deja, avait eveille les soupcons de Karl Dragoch. D'abord Striga ne comprit pas. Qu'il y eut dans cette barge des papiers au nom d'Ilia Brusch, et qu'il n'y en eut aucun au nom du policier, c'etait deja passablement etonnant. Toutefois, l'explication de cette anomalie pouvait etre des plus naturelles. Peut-etre Karl Dragoch, au lieu de doubler le laureat de la Ligue Danubienne, comme Striga l'avait cru jusqu'ici, avait-il emprunte a l'amiable la personnalite du pecheur, et peut-etre, dans ce cas, avait-il conserve, d'un commun accord avec le veritable Ilia Brusch, les documents necessaires pour justifier au besoin de son identite. Mais pourquoi ce nom de Ladko, ce nom dont, avec une habilete diabolique, Striga signait tous ses crimes? Et que venait faire la ce portrait d'une femme, a laquelle celui-ci n'avait jamais renonce malgre l'echec de ses precedentes tentatives? Quel etait donc le legitime proprietaire de cette barge pour avoir en sa possession un document si intime et si singulier? A qui appartenait-elle en definitive, a Karl Dragoch, a Ilia Brusch ou a Serge Ladko, et lequel de ces trois hommes, dont deux l'interessaient a un si haut point, tenait-il prisonnier en fin de compte dans le chaland? Le dernier, il proclamait, cependant, l'avoir tue, le soir ou, d'un coup de feu, il avait abattu l'un des deux hommes de ce canot qui s'eloignait furtivement de Roustchouk. Vraiment, s'il avait mal vise alors, il aimerait encore mieux, plutot que le policier, tenir entre ses mains le pilote, qu'il ne manquerait pas une seconde fois, dans ce cas. Celui-la, il ne serait pas question de le garder comme otage. Une pierre au cou ferait l'affaire, et, debarrasse ainsi d'un ennemi mortel, il supprimerait en meme temps le principal obstacle a des projets dont il poursuivait aprement la realisation. Impatient d'etre fixe, Striga, gardant par devers lui le portrait qu'il venait de decouvrir, saisit la godille et pressa la marche de l'embarcation. Bientot la masse de la gabarre apparut dans la nuit. Il accosta rapidement, sauta sur le pont, et, se dirigeant vers la cabine faisant face a celle qu'il visitait d'ordinaire, introduisit la clef dans la serrure. Moins avance que son geolier, Serge Ladko n'avait meme pas le choix entre plusieurs explications de son aventure. Le mystere lui en paraissait toujours aussi impenetrable, et il avait renonce a imaginer des conjectures sur les motifs que l'on pouvait avoir de le sequestrer. Quand, apres un fievreux sommeil, il s'etait reveille au fond de son cachot, la premiere sensation qu'il eprouva fut celle de la faim. Plus de vingt-quatre heures s'etaient alors ecoulees depuis son dernier repas, et la nature ne perd jamais ses droits, quelle que soit la violence de nos emotions. Il patienta d'abord, puis, la sensation devenant de plus en plus imperieuse, il perdit le beau calme qui l'avait soutenu jusque-la. Allait-on le laisser mourir d'inanition? Il appela. Personne ne repondit. Il appela plus fort. Meme resultat. Il s'egosilla enfin en hurlements furieux, sans obtenir plus de succes. Exaspere, il s'efforca de briser ses liens. Mais ceux-ci etaient solides et c'est en vain qu'il se roula sur le parquet en tendant ses muscles a les rompre. Dans un de ces mouvements convulsifs, son visage heurta un objet depose pres de lui. Le besoin affine les sens. Serge Ladko reconnut immediatement du pain et un morceau de lard qu'on avait sans doute mis la pendant son sommeil. Profiter de cette attention de ses geoliers n'etait pas des plus faciles, dans la situation ou il se trouvait. Mais la necessite rend industrieux, et, apres plusieurs essais infructueux, il reussit a se passer du secours de ses mains. Sa faim satisfaite, les heures coulerent lentes et monotones. Dans le silence, un murmure, un frissonnement, semblable a celui des feuilles agitees par une brise legere, venait frapper son oreille. Le bateau qui le portait etait evidemment en marche et fendait, comme un coin, l'eau du fleuve. Combien d'heures s'etaient-elles succede, quand une trappe fut soulevee au-dessus de lui? Suspendue au bout d'une ficelle, une ration semblable a celle qu'il avait decouverte a son premier reveil, oscilla dans l'ouverture qu'eclairait une lumiere incertaine et vint se poser a sa portee. Des heures coulerent encore, puis la trappe s'ouvrit de nouveau. Un homme descendit, s'approcha du corps inerte, et Serge Ladko, pour la seconde fois, sentit qu'on lui recouvrait la bouche d'un large baillon. C'est donc qu'on avait peur de ses cris et qu'il passait a proximite d'un secours? Sans doute, car, l'homme a peine remonte, le prisonnier entendit que l'on marchait sur le plafond de son cachot. Il voulut appeler ... aucun son ne sortit de ses levres ... Le bruit de pas cessa. Le secours devait etre deja loin, quand, peu d'instants plus tard, on revint, sans plus d'explications, supprimer son baillon. Si on lui permettait d'appeler, c'est que cela n'offrait plus de danger. Des lors, a quoi bon? Apres le troisieme repas, identique aux deux premiers, l'attente fut plus longue. C'etait la nuit sans doute. Serge Ladko calculait que sa captivite remontait environ a quarante-huit heures, lorsque, par la trappe de nouveau ouverte, on insinua une echelle, a l'aide de laquelle quatre hommes descendirent au fond du cachot. Ces quatre hommes, Serge Ladko n'eut pas le temps de distinguer leurs traits. Rapidement, un baillon etait encore applique sur sa bouche, un bandeau sur ses yeux, et, redevenu colis aveugle et muet, il etait comme la premiere fois transporte de mains en mains. Aux heurts qu'il subit, il reconnut l'ouverture etroite--la trappe, il le comprenait--qu'il avait deja franchie et qu'il franchissait maintenant en sens inverse. L'echelle qui avait meurtri ses reins pendant la descente, les meurtrit egalement, tandis qu'on le remontait. Un bref trajet horizontal suivit, puis, brutalement jete sur le parquet, il sentit qu'on lui enlevait comme auparavant bandeau et baillon. Il ouvrait a peine les yeux, qu'une porte se refermait avec bruit. Serge Ladko regarda autour de lui. S'il n'avait fait que changer de prison, celle-ci etait infiniment superieure a la precedente. Par une petite fenetre, le jour entrait a flots, lui permettant d'apercevoir, deposee aupres de lui, sa pitance ordinaire qu'il avait ete contraint jusqu'ici de chercher a tatons. La lumiere du soleil lui rendait le courage et sa situation lui apparaissait moins desesperee. Derriere cette fenetre, c'etait la liberte. Il s'agissait de la conquerir. Longtemps il desespera d'en trouver le moyen, quand enfin, en parcourant pour la millieme fois du regard la cabine exigue qui lui servait de prison, il decouvrit, appliquee contre la paroi, une sorte de ferrure plate qui, sortie du plancher et s'elevant verticalement jusqu'au plafond, servait probablement a relier entre eux les madriers du borde. Cette ferrure formait saillie, et, bien qu'elle ne presentat aucun angle tranchant, il n'etait peut-etre pas impossible de s'en servir pour user ses liens, sinon pour les couper. Difficile a coup sur, l'entreprise meritait tout au moins d'etre tentee. Ayant reussi avec beaucoup de peine a ramper jusqu'a ce morceau de fer, Serge Ladko commenca aussitot a limer contre lui la corde qui retenait ses mains. L'immobilite presque totale que ses entraves lui imposaient rendait ce travail extremement penible, et le va-et-vient des bras, ne pouvant etre obtenu que par une serie de contractions de tout le corps, restait forcement contenu dans d'etroites limites. Outre que la besogne avancait lentement ainsi, elle etait en meme temps veritablement extenuante, et, toutes les cinq minutes, le pilote etait contraint de prendre du repos. Deux fois par jour, aux heures des repas, il lui fallait s'interrompre. C'etait toujours le meme geolier qui venait lui apporter sa nourriture et, bien que celui-ci dissimulat son visage sous un masque de toile, Serge Ladko le reconnaissait sans hesitation a ses cheveux gris et a la remarquable largeur de ses epaules. D'ailleurs, bien qu'il n'en put discerner les traits, l'aspect de cet homme lui donnait l'impression de quelque chose de deja vu. Sans qu'il lui fut possible de rien preciser, cette carrure puissante, cette demarche lourde, ces cheveux grisonnants que l'on distinguait au-dessus du masque de toile, ne lui semblaient pas inconnus. Les rations lui etaient servies a heure fixe, et jamais, hors de ces instants, on ne penetrait dans sa prison. Rien n'en aurait meme trouble le silence, si, de temps a autre, il n'avait entendu une porte s'ouvrir en face de la sienne. Presque toujours, le bruit de deux voix, celle d'un homme et celle d'une femme, parvenait ensuite jusqu'a lui. Serge Ladko tendait alors l'oreille, et, interrompant son patient travail, il cherchait a mieux discerner ces voix qui remuaient en lui des sensations vagues et profondes. En dehors de ces incidents, le prisonnier mangeait d'abord, des le depart de son geolier, puis il se remettait obstinement a l'oeuvre. Cinq jours s'etaient ecoules depuis qu'il l'avait commencee, et il en etait encore a se demander s'il faisait ou non quelques progres, quand, a la tombee de la nuit, le soir du 6 septembre, le lien qui encerclait ses poignets se brisa tout a coup. Le pilote dut refouler le cri de joie qui allait lui echapper. On ouvrait sa porte. Le meme homme que chaque jour entrait dans sa cellule et deposait pres de lui le repas habituel. Des qu'il se retrouva seul, Serge Ladko voulut mouvoir ses membres liberes. Il lui fut d'abord impossible d'y parvenir. Immobilises pendant toute une longue semaine, ses mains et ses bras etaient comme frappes de paralysie. Peu a peu, cependant, le mouvement leur revint et augmenta graduellement d'amplitude. Apres une heure d'efforts, il put executer des gestes encore maladroits et delivrer ses jambes a leur tour. Il etait libre. Du moins il avait fait le premier pas vers la liberte. Le second, ce serait de franchir cette fenetre qu'il etait en son pouvoir d'atteindre maintenant, et par laquelle il apercevait l'eau du Danube, sinon la rive invisible dans l'obscurite. Les circonstances etaient favorables. Il faisait dehors un noir d'encre. Bien malin qui le rattraperait par cette nuit sans lune, ou l'on ne voyait rien a dix pas. D'ailleurs, on ne reviendrait plus dans sa cellule que le lendemain. Quand on s'apercevrait de son evasion, il serait loin. Une grave difficulte, plus qu'une difficulte, une impossibilite materielle l'arreta a la premiere tentative. Assez large pour un adolescent souple et svelte, la fenetre etait trop etroite pour livrer passage a un homme dans la force de l'age et doue d'une aussi respectable carrure que Serge Ladko. Celui-ci, apres s'etre epuise en vain, dut reconnaitre que l'obstacle etait infranchissable et se laissa retomber tout haletant dans sa prison. Etait-il donc condamne a n'en plus sortir? Un long moment, il contempla le carre de nuit dessine par l'implacable fenetre, puis, decide a de nouveaux efforts, il se depouilla de ses vetements et, d'un elan furieux, se lanca dans l'ouverture beante, resolu a la franchir coute que coute. Son sang coula, ses os craquerent, mais une epaule d'abord, un bras ensuite passerent, et le montant de la fenetre vint buter contre sa hanche gauche. Malheureusement l'epaule droite avait bute, elle aussi, de telle sorte que tout effort supplementaire serait evidemment inutile. Une partie du corps a l'air libre et surplombant le courant, l'autre partie demeuree prisonniere, ses cotes ecrasees par la pression, Serge Ladko ne tarda pas a trouver la position intenable. Puisque s'enfuir ainsi etait impraticable, il fallait aviser a d'autres moyens. Peut-etre, pourrait-il arracher l'un des montants de la fenetre et agrandir ainsi l'infranchissable ouverture. Mais, pour cela, il etait necessaire de reintegrer la prison, et Ladko fut oblige de reconnaitre l'impossibilite de ce retour en arriere. Il ne lui etait permis ni d'avancer, ni de reculer, et, a moins d'appeler a son aide, il etait irremediablement condamne a rester dans sa cruelle position. C'est en vain qu'il se debattit. Tout fut inutile. Il s'etait lui-meme pris au piege par la violence de son elan. Serge Ladko reprenait haleine, quand un bruit insolite le fit tressaillir. Un nouveau danger se revelait, menacant. Fait qui ne s'etait jamais produit a pareille heure depuis qu'il occupait cette prison, on s'arretait a sa porte, une clef cherchait en tatonnant le trou de la serrure, s'y introduisait enfin... Souleve par le desespoir, le pilote raidit tous ses muscles dans un effort surhumain... Au dehors, cependant, la clef tournait dans la serrure... entrainait le pene avec elle ... lui faisait faire un premier pas hors de la gache... XII AU NOM DE LA LOI Striga, la porte ouverte, s'arreta hesitant sur le seuil. Une obscurite profonde emplissait la cellule. Il ne distinguait rien, si ce n'est un carre d'ombre plus claire vaguement decoupe par l'ouverture de la fenetre. Dans un coin, quelque part, gisait le prisonnier. On ne pouvait l'apercevoir. "Titcha! appela Striga d'une voix impatiente, de la lumiere!" Titcha s'empressa d'apporter une lanterne dont la tremblante lueur, soudainement projetee, parut illuminer la piece. Les deux hommes, l'ayant parcourue d'un rapide coup d'oeil, echangerent un regard trouble. La cabine etait vide. Sur le parquet, des liens rompus, des vetements jetes a la volee: du prisonnier, nulle autre trace. "M'expliqueras-tu?... commenca Striga. Avant de repondre, Titcha alla jusqu'a la fenetre, et passa le doigt sur l'un des montants. --Envole, dit-il, en montrant son doigt rouge. --Envole!... repeta Striga, qui profera un juron. --Mais pas depuis longtemps, continua Titcha. Le sang est encore frais. D'ailleurs, il n'y a pas plus de deux heures que je lui ai apporte sa ration. --Et tu n'as rien vu d'anormal a ce moment? --Absolument rien. Je l'ai laisse ficele comme un saucisson. --Imbecile! gronda Striga! Titcha, ouvrant les bras, exprima clairement par ce geste qu'il ignorait comment l'evasion avait pu s'accomplir et qu'il en declinait, dans tous les cas, la responsabilite. Striga n'accepta pas cette commode defaite. --Oui, imbecile, repeta-t-il d'une voix furieuse en arrachant des mains de son compagnon la lanterne qu'il promena sur le pourtour de la cabine. Il fallait visiter ton prisonnier et ne pas te fier aux apparences.... Tiens! regarde ce morceau de fer poli par le frottement. C'est la qu'il a use la corde qui retenait ses mains.... Il a du y mettre des jours et des jours.... Et tu ne t'es apercu de rien!... On n'est pas stupide a ce point-la! --Ah ca, mais, quand tu auras fini!... repliqua Titcha qui sentait la colere le gagner a son tour. Est-ce que tu me prends pour ton chien?... Apres tout, puisque tu tenais tant a boucler le Dragoch, il fallait le garder toi-meme. --J'aurais mieux fait, approuva Striga. Mais, d'abord, est-ce bien Dragoch que nous tenions? --Qui veux-tu que ce soit? --Le sais-je?... Je suis en droit de m'attendre a tout, en voyant la maniere dont tu t'acquittes d'une mission. L'as-tu reconnu, quand tu l'as pris? --Je ne peux pas dire que je l'aie reconnu, confessa Titcha, vu qu'il tournait le dos.... --La!.. --Mais j'ai parfaitement reconnu le bateau. C'est bien celui que tu m'as montre a Vienne. Ca, par exemple, j'en suis sur. --Le bateau!.. Le bateau!.. Enfin, comment etait-il, ton prisonnier? Etait-il grand? Serge Ladko et Ivan Striga avaient en realite une taille sensiblement egale. Mais un homme couche parait, on ne l'ignore pas, beaucoup plus grand qu'un homme debout, et Titcha n'avait guere vu le pilote qu'etendu sur le parquet de sa prison. C'est donc de la meilleure foi du monde qu'il repondit: --La tete de plus que toi. --Ce n'est pas Dragoch!.. murmura Striga, qui se savait d'une stature plus elevee que le detective. Il reflechit quelques instants, puis demanda: --Le prisonnier ressemblait-il a quelqu'un de ta connaissance? --De ma connaissance? protesta Titcha. Jamais de la vie! --. Par exemple, il ne ressemblerait pas... a Ladko? --En voila une idee! s'ecria Titcha. Pourquoi diable veux-tu que Dragoch ressemble a Ladko? --Et si notre prisonnier n'etait pas Dragoch? --Il ne serait pas davantage Ladko, que je connais assez, parbleu, pour ne pas m'y tromper. --Reponds toujours a ma question, insista Striga. Lui ressemblait-il? --Tu reves, protesta Titcha. D'abord, le prisonnier n'avait pas de barbe, et Ladko en a. --Ca se coupe, la barbe, fit observer Striga. --Je ne dis pas non... Et puis, le prisonnier avait des lunettes. Striga haussa les epaules. --Etait-il brun ou blond? demanda-t-il. --Brun, repondit Titcha avec conviction. --Tu en es sur? --Sur. --Ce n'est pas Ladko!.. murmura de nouveau Striga. Ce serait donc Ilia Brusch.. --Quel Ilia Brusch? --Le pecheur. --Bah!.. fit Titcha abasourdi. Mais alors, si le prisonnier n'etait ni Ladko, ni Karl Dragoch, peu importe qu'il ait pris la clef des champs. Striga, sans repondre, s'approcha a son tour de la fenetre. Apres avoir examine les traces de sang, il se pencha au dehors et s'efforca vainement de percer les tenebres. --Depuis combien de temps est-il parti?., se demandait-il a demi-voix. --Pas plus de deux heures, dit Titcha. --S'il court depuis deux heures, il doit etre loin! s'ecria Striga, qui maitrisait, avec peine sa colere. Apres un instant de reflexion, il ajouta: --Rien a faire pour le moment. La nuit est trop noire. Puisque l'oiseau est envole, bon voyage. Quant a nous, nous nous mettrons en route un peu avant l'aube, de maniere a etre le plus tot possible au dela de Belgrade." Il resta un instant songeur, puis, sans rien ajouter, il quitta la cabine pour entrer dans celle qui lui faisait face. Titcha preta l'oreille. D'abord, il n'entendit rien; mais bientot, a travers la porte fermee, arriverent jusqu'a lui des eclats de voix dont le diapason montait progressivement. Haussant les epaules avec dedain, Titcha s'eloigna et regagna son lit. C'est a tort que Striga avait juge inutile de se livrer a des recherches immediates. Ces recherches n'eussent peut-etre pas ete vaines, car le fugitif n'etait pas loin. En entendant le bruit de la clef tournant dans la serrure, Serge Ladko, d'un effort desespere, avait vaincu l'obstacle. Sous la violente traction des muscles, l'epaule d'abord, la hanche ensuite s'etaient effacees, et il avait glisse comme une fleche hors de la fenetre trop etroite, pour tomber, la tete la premiere, dans l'eau du Danube, qui s'etait ouverte et refermee sans bruit. Quand, apres une courte immersion, il revint a la surface, le courant l'avait deja emporte a quelque distance de l'endroit de sa chute. Un instant plus tard, il depassait l'arriere du chaland, evite la proue vers l'amont. Devant lui la route etait libre. Il n'avait pas a hesiter. Le seul parti a prendre etait de se laisser deriver quelque temps encore. Une fois hors d'atteinte, il nagerait vigoureusement vers l'une des rives. Il y arriverait, il est vrai, dans un etat de nudite qui pouvait etre une source de grandes difficultes ulterieures, mais il n'avait pas le choix. Le plus presse etait de s'eloigner de la prison flottante ou il venait de passer de si penibles jours. Quand il aurait pris terre, il aviserait. Tout a coup, dans la nuit, la masse sombre d'une seconde embarcation se dressa devant lui. Quelle ne fut pas son emotion, en reconnaissant sa barge retenue par une bosse amarree au chaland et que tendait la poussee du courant. Il se cramponna instinctivement au gouvernail, et, un instant, demeura immobile. Dans la paix nocturne, un bruit de voix parvenait jusqu'a lui. Sans doute, on discutait les circonstances de sa fuite. Il attendit, la tete seule hors de l'eau noire qui le couvrait de son impenetrable voile. Les voix grandirent, puis se turent, et tout retomba dans le silence. Serge Ladko, s'accrochant au plat bord, se hissa lentement dans la barge et disparut sous le tot. La, l'oreille tendue, il ecouta de nouveau.. Il n'entendit rien. Plus aucun bruit autour de lui. Sous le tot, l'obscurite de la nuit se faisait plus epaisse encore. Dans l'impossibilite de rien distinguer, Serge Ladko tatonna comme un aveugle pour reconnaitre les objets familiers. Il ne semblait pas que l'on eut rien touche. La etaient ses instruments de peche; a ce clou pendait encore le bonnet de loutre qu'il y avait lui-meme accroche. A droite, c'etait sa couchette; a gauche, celle ou M. Jaeger avait si longtemps dormi... Mais pourquoi etaient-ils ouverts, les coffres menages au-dessous de ces couchettes? On les avait donc forces?.. Invisibles dans l'ombre, ses mains hesitantes firent l'inventaire de ses modestes richesses... Non, on ne lui avait rien pris. Linge et vetements paraissaient en on ordre, comme il les avait laisses... Jusqu'a son couteau qu'il retrouva a la place meme ou il l'avait range. Ce couteau, Serge Ladko l'ouvrit, puis, rampant sur le ventre dans le fond de la barge, il s'avanca vers l'etrave. Quel voyage! L'oreille aux aguets, les yeux vainement ouverts dans les tenebres, s'arretant, la respiration coupee, au moindre clapotis de l'eau, il lui fallut dix minutes pour arriver au but. Enfin, sa main put saisir la bosse, qu'il trancha d'un seul coup. La corde coupee fouetta l'eau a grand bruit. Ladko, le coeur battant, retomba dans la barge. Impossible qu'on n'ait pas entendu la chute de cette corde, dans un silence si profond... Non... rien ne bougeait... Le pilote, peu a peu redresse, comprit qu'il etait deja foin de ses ennemis. A peine libre, en effet, la barge avait commence a deriver, et il n'avait fallu qu'un instant pour qu'entre elle et le chaland s'elevat le mur inexpugnable de la nuit. Quand il s'estima assez loin pour n'avoir plus rien a craindre, Serge Ladko arma un aviron, et quelques coups de godille augmenterent rapidement la distance. Alors seulement, il s'apercut qu'il grelottait et s'occupa de se couvrir. Decidement, on n'avait pas touche au contenu de ses coffres, ou il trouva sans peine le linge et les vetements necessaires. Cela fait, il saisit de nouveau l'aviron et se remit a godiller avec rage. Ou etait-il? Il n'en avait aucune idee. Rien ne pouvait le renseigner sur le parcours effectue par le chaland dans lequel il avait ete incarcere. Sa prison flottante avait-elle monte ou descendu le fleuve, il l'ignorait. En tous cas, c'est dans le sens du courant qu'il devait maintenant se diriger, puisque c'est dans cette direction qu'etaient Roustchouk et Natcha. Si on l'avait ramene en arriere, ce serait du temps a regagner a grands renforts de bras, voila tout. Pour le moment, il commencerait par naviguer toute la nuit, de maniere a s'eloigner le plus possible de ses ennemis inconnus. Il pouvait compter sur environ sept heures d'obscurite. En sept heures, on fait du chemin. Le jour venu, il s'arreterait, pour prendre du repos, dans la premiere ville rencontree. Serge Ladko godillait vigoureusement depuis une vingtaine de minutes, quand un cri affaibli par la distance s'eleva dans la nuit. Ce qu'il exprimait, joie, colere ou terreur, trop vague etait ce cri lointain pour que l'on put le dire. Et pourtant, si vague qu'elle fut, cette voix, qui lui arrivait des confins de l'horizon, emplit d'un trouble obscur le coeur du pilote. Ou avait-il entendu une voix semblable?.. Un peu plus, il eut jure que c'etait celle de Natcha... Il avait cesse de godiller, l'oreille tendue aux sourdes rumeurs de la nuit. Le cri ne se renouvela pas. L'espace etait redevenu muet autour de la barge que le courant entrainait en silence. Natcha!.. Il n'avait que ce nom-la en tete... Serge Ladko, d'un mouvement d'epaules, rejeta cette obsession, cette idee fixe et se remit au travail. Le temps passa. Il pouvait etre minuit, quand, sur la rive droite, se dessinerent confusement des maisons. Ce n'etait qu'un village, Szlankament, que Ladko laissa en arriere sans l'avoir reconnu. Quelques heures plus tard, au moment du lever de l'aube, un autre bourg, Nove Banoveze, apparut a son tour. Il ne le reconnut pas davantage et le depassa pareillement. Puis les rives redevinrent desertes, tandis que le jour se levait. Des que la lumiere fut suffisante, Serge Ladko s'empressa de reparer les degats causes a son deguisement par une si longue captivite. En quelques minutes, ses cheveux redevinrent noirs de leur racine a leur pointe, un coup de rasoir fit tomber la barbe naissante et ses lunettes faussees furent remplacees par des neuves. Cela fait, il se remit a godiller avec le meme inlassable courage. De temps a autre, il jetait un coup d'oeil en arriere, sans rien apercevoir de suspect. Les ennemis etaient loin, decidement. Liberant son esprit de ses preoccupations les plus immediates, le sentiment de sa securite reconquise lui permettait de songer de nouveau a l'etrangete de sa situation. Quels etaient ces ennemis qui le contraignaient a fuir? Que lui voulaient-ils? Pourquoi l'avaient-ils tenu durant tant de jours en leur pouvoir? Autant de questions auxquelles il etait dans l'impossibilite de repondre. Quels que fussent ces ennemis, il fallait, en tous cas, se defier d'eux a l'avenir, et ce souci allait facheusement compliquer son voyage, a moins qu'il ne prit le parti de reclamer, malgre les dangers d'une telle demarche, la protection de la police contre ses ravisseurs inconnus, a la premiere ville qu'il traverserait. Cette ville, quelle serait-elle? Cela non plus, il ne le savait pas, et rien n'etait de nature a le renseigner, sur ces rives desertes ou, separes par de longs espaces, s'egrenaient de rares et pauvres hameaux. Ce fut seulement vers huit heures du matin, que, toujours sur la rive droite, de hauts clochers piquerent le ciel, tandis que, devant la barge, une autre ville plus lointaine montait a l'horizon. Serge Ladko eut un sursaut de joie. Ces villes, il les connaissait bien. L'une, la plus proche, c'etait Semlin, derniere cite danubienne de l'empire austro-hongrois; l'autre, juste en face de lui, c'etait Belgrade, la capitale serbe, situee egalement sur la rive droite, apres un coude brusque du fleuve, au confluent de la Save. Ainsi donc, pendant son incarceration, il avait continue a descendre le courant, sa prison flottante l'avait rapproche du but, et, sans meme s'en rendre compte, il avait franchi plus de cinq cents kilometres. Pour l'instant, Semlin, c'etait le salut. Autant que besoin serait, il y trouverait aide et protection. Mais se resoudrait-il a demander du secours? S'il se plaignait, s'il racontait son inexplicable aventure, n'allait-on pas ouvrir une enquete, dont il serait la premiere victime? Peut-etre voudrait-on savoir qui il etait, d'ou il venait, ou il se rendait, et peut-etre parviendrait-on a decouvrir le nom qu'il s'etait jure de ne jamais reveler, quoi qu'il arrivat. Remettant a prendre un parti a ce sujet, Serge Ladko activa la marche de son embarcation. La demie de huit heures sonnait aux horloges de la ville comme il fixait son amarre a un anneau du quai. Il proceda ensuite a quelques rapides rangements, puis examina de nouveau ce probleme: parler ou se taire. Finalement il se decida pour l'abstention. Tout bien considere, mieux valait garderie silence, aller chercher sous le tot un repos bien gagne, et s'eloigner inapercu de Semlin comme il y etait arrive. A ce moment, quatre hommes parurent sur le quai et s'arreterent en face de la barge. Ces hommes sauterent a bord, et l'un d'eux, s'approchant de Serge Ladko, qui le regardait faire avec etonnement, demanda: "Vous etes bien le nomme Ilia Brusch? --Oui, repondit le pilote, en fixant sur le questionneur un regard inquiet. Celui-ci entr'ouvrit son vetement, afin de montrer une echarpe aux couleurs hongroises, qui lui enserrait la taille. --Au nom de la loi, je vous arrete," dit-il en touchant le pilote a l'epaule. XIII UNE COMMISSION ROGATOIRE Karl Dragoch n'avait pas souvenir de s'etre occupe, dans tout le cours de sa carriere, d'une affaire aussi fertile en incidents inattendus et ayant autant le caractere du mystere que cette affaire de la bande du Danube. L'incroyable mobilite de l'insaisissable bande, son ubiquite, la soudainete de ses coups, avaient deja quelque chose d'insolite. Et voici que son chef, a peine depiste, devenait introuvable, et semblait se rire des mandats d'amener lances contre lui dans toutes les directions! Tout d'abord, on eut ete fonde a croire qu'il s'etait evapore. De lui, aucune trace, ni en amont, ni en aval. La police de Budapest, notamment, malgre une surveillance incessante, n'avait rien signale qui lui ressemblat. Il fallait bien qu'il fut passe a Budapest, cependant, puisque, des le 31 aout, il etait vu a Duna Foeldvar, soit pres de quatre-vingt-dix kilometres plus bas que la capitale de la Hongrie. Ignorant que le role du pecheur fut joue a ce moment par Ivan Striga, a qui le chaland assurait un refuge, Karl Dragoch n'y pouvait rien comprendre. Les jours suivants, c'est a Szekszard, a Vukovar, a Cserevics, a Karlovitz enfin que l'on signalait sa presence. Ilia Brusch ne se cachait pas. Loin de la, il disait son nom a qui voulait l'entendre, et parfois meme vendait quelques livres de poissons. D'aucuns, il est vrai, pretendaient aussi l'avoir surpris au moment ou il en achetait, ce qui ne laissait pas d'etre assez singulier. Le soi-disant pecheur faisait preuve en tous cas d'une infernale habilete. La police, aussitot prevenue de son apparition, avait beau faire diligence, elle arrivait toujours trop tard. C'est en vain qu'elle sillonnait ensuite le fleuve en tous sens, elle n'y decouvrait pas le plus petit vestige de la barge qui semblait litteralement volatilisee. Karl Dragoch se desesperait en apprenant les echecs successifs de ses sous-ordres. Le gibier allait-il decidement lui glisser entre les mains? Toutefois, deux choses etaient certaines. La premiere, c'est que le pretendu laureat continuait a descendre le fleuve. La seconde, c'est qu'il semblait fuir les villes, dont, sans doute, il redoutait la police. Karl Dragoch fit donc redoubler de surveillance a toutes les cites de quelque importance situees en aval de Budapest, telles que Mohacs, Apatin et Neusatz, et lui-meme etablit son quartier general a Semlin. Ces villes constituaient ainsi autant de barrages eleves sur la route du fugitif. Malheureusement, il paraissait bien que celui-ci ne fit que rire de la serie d'obstacles accumules devant lui. De meme qu'on avait appris son passage en aval de Budapest, sa presence fut constatee, mais toujours trop tard, en aval de Mohacs, d'Apatin et de Neusatz. Dragoch, transporte de colere et comprenant qu'il jouait sa derniere carte, reunit alors une veritable flottille. Sur son ordre, plus de trente embarcations croiserent nuit et jour au-dessous de Semlin. Bien adroit serait l'adversaire s'il parvenait a franchir leur ligne serree. Pour remarquables qu'elles fussent, ces dispositions n'auraient eu cependant aucun succes, si Serge Ladko fut reste prisonnier dans la gabarre de Striga. Heureusement pour le repos de Dragoch, il ne devait pas en etre ainsi. La journee du 6 septembre s'etait ecoulee dans ces conditions, sans que rien de nouveau fut survenu, et Dragoch, des les premieres heures du 7, se disposait a rejoindre sa flottille, quand il vit un agent accourir a sa rencontre. Son homme, enfin arrete, venait d'etre incarcere dans la prison de Semlin. Il se hata de se rendre au parquet. L'agent avait dit vrai. Le trop celebre Ladko etait bien reellement sous les verrous. La nouvelle se repandit avec la rapidite de l'eclair et mit la ville en rumeur. On ne causait pas d'autre chose, et, sur le quai, des groupes compacts stationnerent toute la journee devant la barge du fameux malfaiteur. Ces groupes ne purent manquer d'attirer l'attention d'une gabarre qui, vers trois heures de l'apres-midi, passa au large de Semlin. Cette gabarre qui descendait innocemment le fleuve, c'etait celle de Striga. "Qu'y a-t-il donc a Semlin? dit celui-ci a son fidele Titcha, en remarquant l'animation des quais. Serait-ce une emeute? Il s'aida d'une jumelle, qu'il ecarta de ses yeux apres un rapide examen. --Le diable m'emporte, Titcha, s'ecria-t-il, si ce n'est pas l'embarcation de notre particulier! --Tu crois?... fit Titcha en s'emparant de la jumelle. --Il faut que j'en aie le coeur net, declara Striga qui paraissait en proie a une vive agitation. Je vais a terre. --Pour te faire pincer. C'est malin!... Si cette embarcation est celle de Dragoch, c'est que Dragoch est a Semlin. C'est se jeter dans la gueule du loup. --Tu as raison, approuva Striga, qui disparut dans le rouf. Mais nous allons prendre nos precautions." Un quart d'heure plus tard, il revenait "camoufle" de main de maitre, si l'on veut bien nous permettre cette expression empruntee a l'argot commun aux malfaiteurs et aux gens de police. Sa barbe coupee et remplacee par des favoris postiches, ses cheveux dissimules sous une perruque, un large bandeau recouvrant l'un de ses yeux, il s'appuyait peniblement sur une canne, comme un homme qui sortirait a peine d'une grave maladie. "Et maintenant?... demanda-t-il, non sans quelque vanite. --Merveilleux! admira Titcha. --Ecoute, reprit Striga. Tandis que je serai a Semlin, vous continuerez votre route. Deux ou trois lieues au dela de Belgrade, vous mouillerez et vous attendrez mon retour. --Comment feras-tu pour nous rejoindre? --Ne t'inquiete pas de ca, et dis a Ogul de me conduire dans le bachot." Pendant ce temps, le chaland avait laisse Semlin en arriere. Ayant pris terre assez loin de la ville, Striga revint a grands pas vers les maisons. Des qu'il les eut atteintes, il modera son allure, et, se melant aux groupes qui stationnaient au bord du fleuve, il recueillit avidement les propos echanges autour de lui. Il ne s'attendait guere a ce que ces propos lui apprirent. Personne, dans ces groupes animes, ne parlait de Dragoch. On ne s'entretenait pas davantage d'Ilia Brusch. Il n'etait question que de Ladko. De quel Ladko? Non pas du pilote de Roustchouk, dont le nom avait ete utilise par Striga de la maniere qu'on sait, mais precisement de ce Ladko imaginaire qu'il avait ainsi cree de toutes pieces, du Ladko malfaiteur, du Ladko pirate, c'est-a-dire de lui-meme, Striga. C'est sa propre arrestation qui formait le sujet de la conversation generale. Il ne parvenait pas a comprendre. Que la police commit une erreur et arretat un innocent au lieu et place du coupable, il n'y avait a cela rien de bien surprenant. Mais quel rapport avait cette erreur, dont il pouvait mieux que personne certifier la realite, avec la presence de ce bateau, que son chaland, la veille encore, avait a la traine? On estimera, sans doute, qu'il faisait preuve de faiblesse en accordant quelque interet a ce cote de la question. L'essentiel, c'etait qu'un autre fut poursuivi a sa place. Pendant qu'on suspecterait celui-la, on ne songerait pas a s'occuper de lui. C'etait le point important. Le reste ne comptait pas. Rien n'eut ete plus vrai, s'il n'avait eu des motifs particuliers de vouloir etre renseigne a cet egard. A en juger d'apres les apparences, tout portait a croire que l'homme incarcere et le maitre de la barge ne faisaient qu'un. Quel etait cet inconnu, qui, apres avoir ete, huit jours durant, prisonnier a bord du chaland, en remplacait si complaisamment le proprietaire entre les griffes de la police? Striga, certes, ne quitterait pas Semlin avant d'etre fixe sur ce point. Il lui fallut s'armer de patience. M. Izar Rona, juge charge de cette affaire, ne paraissait pas dispose a mener rondement l'instruction. Trois jours s'ecoulerent sans qu'il donnat signe de vie. Cette attente prealable faisait partie de sa methode. D'apres lui, il est excellent de laisser tout d'abord un accuse aux prises avec la solitude. L'isolement est un grand destructeur de force nerveuse, et quelques jours de secret depriment merveilleusement l'adversaire que le juge va trouver en face de lui. M. Izar Rona, quarante-huit heures apres l'arrestation, exprimait ces idees a Karl Dragoch venu aux informations. Le detective ne pouvait que donner aux theories de son chef une approbation hierarchique. "Enfin, monsieur le Juge, se risqua-t-il a demander, quand comptez-vous proceder au premier interrogatoire? --Demain. --Je viendrai donc demain soir en apprendre le resultat. Inutile de vous repeter, je pense, sur quoi se fondent les presomptions? --Inutile, affirma M. Rona. J'ai nos conversations anterieures presentes a l'esprit, et, d'ailleurs, mes notes sont tres completes. --Vous me permettrez toutefois de vous rappeler, monsieur le Juge, le desir que j'ai pris la liberte de vous exprimer? --Quel desir? --Celui de ne pas paraitre dans cette affaire, au moins jusqu'a nouvel ordre. Ainsi que je vous l'ai expose, l'inculpe ne me connait que sous le nom de Jaeger. Cela peut eventuellement nous servir. Evidemment, lorsque nous serons devant la Cour, il me faudra decliner mon nom veritable. Mais nous n'en sommes pas la, et il me parait preferable, pour la recherche des complices, de ne pas me bruler avant l'heure.... --C'est entendu," promit le juge. Dans la cellule ou on l'avait enferme, Serge Ladko attendait qu'on voulut bien s'occuper de lui. Suivant de si pres sa precedente aventure, ce nouveau malheur, aussi inexplicable pour lui que l'autre, n'avait pas abattu son courage. Sans tenter la moindre resistance au moment de son arrestation, il s'etait laisse conduire a la prison, apres avoir vainement formule une question restee sans reponse. Que risquait-il, d'ailleurs? Cette arrestation resultait necessairement d'une erreur qui serait dissipee des qu'on l'interrogerait. Par malheur, le premier interrogatoire se faisait singulierement attendre. Serge Ladko, maintenu au secret le plus rigoureux, demeurait seul, jour et nuit, dans sa cellule, ou, de temps a autre, un gardien venait jeter un furtif coup d'oeil par un judas perce dans la porte. Ce gardien esperait-il, obeissant aux ordres de M. Izar Rona, constater les resultats progressifs de la methode d'isolement! En ce cas, il ne devait pas se retirer satisfait. Les heures et les jours s'ecoulaient, sans que rien, dans l'attitude du prisonnier, revelat un changement de ses intimes pensees. Assis sur une chaise, les mains appuyees sur les genoux, les yeux baisses, la face froide, il semblait profondement reflechir, et gardait une immobilite presque absolue, sans donner aucun signe d'impatience. Des la premiere minute, Serge Ladko s'etait resolu au calme, et rien ne l'en ferait sortir; mais il en arrivait, en constatant la fuite du temps, a regretter sa prison flottante qui, du moins, le rapprochait de Roustchouk. Le troisieme jour, enfin,--on etait alors au 10 septembre,--sa porte s'ouvrit, et il fut invite a quitter sa cellule. Encadre par quatre soldats, baionnette au canon, il suivit un long couloir, descendit un interminable escalier, puis traversa une rue, au dela de laquelle il penetra dans le Palais de Justice, bati en face de la prison. Dans cette rue, le populaire grouillait, se pressant derriere un cordon d'agents de police. Quand le prisonnier apparut, de feroces clameurs s'eleverent de cette foule, avide d'exprimer sa haine pour le malfaiteur redoute et si longtemps impuni. Quel que fut le sentiment de Serge Ladko en se voyant en butte a cette injure immeritee, il n'en laissa rien paraitre. D'un pas ferme, il entra dans le Palais, et, apres une nouvelle attente, se trouva enfin devant son juge. M. Izar Rona, petit homme malingre, blond, la barbe rare, au teint jaune et bilieux, etait un magistrat de la maniere forte. Procedant par affirmations tranchantes, par denegations brutales, il attaquait l'adversaire a coups de boutoir, plus desireux d'inspirer la terreur que de gagner la confiance. Les gardes s'etaient retires sur un signe du juge. Debout au milieu de la piece, Serge Ladko attendait qu'il plut a celui-ci de l'interroger. Dans un angle, le greffier pret a ecrire. "Asseyez-vous, dit M. Rona d'un ton brusque. Serge Ladko obeit. Le magistrat reprit: --Votre nom? --Ilia Brusch. --Votre domicile? --Szalka. --Votre profession? --Pecheur. --Vous mentez, formula le juge, en surveillant du regard le prevenu. Une legere rougeur colora le visage de Serge Ladko dont les yeux eurent un rapide eclair. Toutefois, il se contraignit au calme et garda le silence. --Vous mentez, repeta M. Rona. Vous vous appelez Ladko. Votre domicile est Roustchouk. Le pilote tressaillit. Ainsi son identite veritable etait connue. Comment cela avait-il pu se faire? Cependant, le juge, a qui le tressaillement du prevenu n'avait pas echappe, poursuivait d'une voix cinglante: --Vous etes accuse de trois vols simples, de dix-neuf vols qualifies perpetres avec les circonstances aggravantes d'escalade et d'effraction, de trois assassinats et de six tentatives de meurtre, lesdits crimes et delits accomplis avec premeditation depuis moins de trois ans. Qu'avez-vous a repondre? Le pilote avait ecoute, stupefait, cette incroyable nomenclature. Eh quoi! la confusion qu'il avait redoutee, en apprenant de la bouche de M. Jaeger l'existence de son sinistre homonyme, cette confusion s'etait produite en effet. Des lors, a quoi bon avouer qu'il s'appelait Serge Ladko? Tout a l'heure, il avait eu la pensee de le reconnaitre, en implorant la discretion du juge. Il comprenait maintenant qu'un tel aveu serait plus nuisible qu'utile. C'etait bien lui, Serge Ladko, de Roustchouk, et non un autre, qui etait accuse de cette effroyable serie de crimes. Sans doute, meme definitivement identifie, il parviendrait a etablir son innocence. Mais combien de temps faudrait-il pour y arriver? Non, mieux valait soutenir jusqu'au bout le role du pecheur Ilia Brusch, puisque Ilia Brusch etait le nom d'un innocent. --J'ai a repondre que vous vous trompez, repliqua-t-il d'une voix ferme. Je me nomme Ilia Brusch et je demeure a Szalka. Il est bien facile, d'ailleurs, de vous en assurer. --Ce sera fait, dit le juge en prenant une note. En attendant, je vais vous faire connaitre quelques-unes des charges qui pesent sur vous. Serge Ladko se fit plus attentif. On touchait au point interessant. --Pour le moment, commenca le juge, nous laisserons de cote la plus grande partie des crimes qui vous sont reproches, et nous nous occuperons seulement des plus recents, de ceux qui ont ete perpetres pendant le voyage au cours duquel vous avez ete arrete. M. Rona, ayant repris haleine, poursuivit: --C'est a Ulm que l'on signale pour la premiere fois votre presence. C'est donc a Ulm que nous placerons l'origine de ce voyage. --Pardon, Monsieur, interrompit vivement Serge Ladko. Mon voyage avait commence bien avant Ulm, puisque j'ai remporte deux prix au concours de peche de Sigmaringen et que j'ai ensuite remonte le fleuve jusqu'a Donaueschingen. --Il est exact, en effet, repliqua le juge, qu'un certain Ilia Brusch a ete proclame laureat du concours de peche institue par la Ligue Danubienne a Sigmaringen, et que cet Ilia Brusch a ete vu a Donaueschingen. Mais, ou bien vous aviez deja adopte a Sigmaringen une personnalite d'emprunt, ou bien vous vous etes substitue audit Ilia Brusch pendant qu'il allait de Donaueschingen a Ulm. C'est un point que nous eluciderons en son temps, soyez tranquille. Serge Ladko, les yeux ecarquilles par la surprise, ecoutait comme dans un reve ces fantaisistes deductions. Un peu plus, on eut compte l'imaginaire Ilia Brusch au nombre de ses victimes! Sans prendre la peine de repondre, il haussait dedaigneusement les epaules, quand le juge, en le regardant fixement, lui demanda tout a coup a brule-pourpoint: --Qu'etes-vous alle faire a Vienne, le 26 aout dernier, chez le juif Simon Klein? Malgre lui, Serge Ladko tressaillit une seconde fois. Voila qu'on connaissait cette visite, maintenant! Certes, elle n'avait rien de reprehensible, mais l'avouer, c'etait avouer en meme temps son identite, et, puisqu'il avait adopte le parti de la nier, force lui etait de persister dans cette voie. --Simon Klein?... repeta-t-il d'un air interrogateur, en homme qui ne comprend pas. --Vous niez?... fit M. Rona. Je m'y attendais. C'est donc a moi de vous apprendre qu'en vous rendant chez le juif Simon Klein--et le juge, ce disant, se souleva a demi sur son siege pour donner a ses paroles une plus ecrasante autorite,--vous alliez vous entendre avec le receleur ordinaire de votre bande. --De ma bande!... repeta le pilote ahuri. --Il est vrai, rectifia ironiquement le juge, que vous ne savez pas ce que je veux dire, que vous ne faites partie d'aucune bande, que vous n'etes pas Ladko, mais bien un inoffensif pecheur a la ligne du nom d'Ilia Brusch; Mais alors, si vous vous nommez en effet Ilia Brusch, pourquoi vous cachez-vous? --Je me cache, moi?... protesta Serge Ladko. --Dame! ca m'en a tout l'air, repondit M. Izar Rona, a moins que ce ne soit pas se cacher que de dissimuler sous des lunettes noires des yeux qui semblent les meilleurs du monde--au fait! ayez donc l'obligeance de les enlever, ces lunettes!--et de teindre en noir des cheveux que l'on a naturellement blonds. Serge Ladko etait accable. La police etait bien renseignee et la trame se resserrait autour de lui; sans paraitre remarquer son trouble, M. Rona poursuivit son avantage: --Eh! eh! vous voila moins fringant, mon gaillard. Vous ne nous saviez pas si avances ... mais je continue. A Ulm, vous aviez pris un passager avec vous. --Oui, repondit Serge Ladko. --Quel etait son nom? --M. Jaeger. --Tres exact. Voudriez-vous me dire ce qu'il est devenu, ce M. Jaeger? --Je l'ignore. Il m'a quitte en pleine campagne, presque au confluent de l'Ipoly. J'ai ete bien surpris de ne plus le trouver en revenant a bord. --En revenant, dites-vous. Vous vous etiez donc absente? Ou etiez-vous alle? --Dans un village des environs, afin de me procurer un cordial pour mon passager. --Il etait donc malade? --Tres malade. Il avait failli se noyer tout bonnement. --Et c'est vous qui l'avez sauve, je presume? --Qui voulez-vous que ce soit, puisqu'il n'y avait que moi? --Hum!... fit le juge un peu ebranle. Mais, se ressaisissant: --Vous comptez sans doute m'emouvoir avec cette histoire de sauvetage? --Moi? protesta Ladko. Vous m'interrogez, je reponds. Voila tout. --C'est bon, conclut M. Izar Rona. Mais, dites-moi, avant cet incident, vous n'aviez jamais quitte votre barge, je crois? --Une seule fois, pour aller chez moi, a Szalka. --Pourriez-vous me preciser la date de cette excursion? --Pourquoi pas, en cherchant un peu. --Je vais vous aider. Ne serait-ce pas dans la nuit du 28 au 29 aout? --Peut-etre bien. --Vous ne le niez pas? --Non. --Vous l'avouez? --Si vous voulez. --Nous sommes d'accord.... C'est sur la rive gauche du Danube, je crois, que se trouve Szalka? demanda M. Rona d'un air bonhomme. --En effet. --Et il faisait noir, je crois, dans cette nuit du 28 au 29 aout? --Tres noir. Un temps affreux. --Cela explique que vous vous soyez trompe. C'est par une erreur toute naturelle qu'en pensant aborder la rive gauche, vous avez debarque sur la rive droite. --Sur la rive droite? M. Izar Rona se leva tout a fait, et, fixant le prevenu dans les yeux, prononca: --Oui, sur la rive droite, juste en face de la villa du comte Hagueneau? Serge Ladko chercha de bonne foi dans ses souvenirs. Hagueneau? Il ne connaissait pas ce nom. --Vous etes tres fort, declara le juge decu dans son essai d'intimidation. Il est donc entendu que c'est la premiere fois que vous entendez prononcer le nom du comte Hagueneau et que, si, au cours de la nuit du 28 au 29 aout, sa villa a ete mise au pillage et son gardien Christian Hoel grievement blesse, c'est a votre insu. Ou diable avais-je la tete? Comment connaitriez-vous ces crimes commis par un certain Ladko? Ladko, que diable! ce n'est pas votre nom! --Mon nom est Ilia Brusch, affirma le pilote d'une voix moins assuree que la premiere fois. --Parfait! parfait!... c'est convenu ... mais alors, si vous ne vous appelez pas Ladko, pourquoi avez-vous disparu, juste apres la perpetration de ce crime, pour ne rompre votre incognito--et encore bien modestement!--qu'a une distance respectable de la region qui en a ete le theatre? Pourquoi ne vous a-t-on vu, vous qui montriez auparavant si genereusement votre personne, ni a Budapest, ni a Neusatz, ni a aucune ville un peu importante? Pourquoi avez-vous abandonne votre role de pecheur, au point meme d'acheter parfois du poisson dans les villages ou vous consentiez a vous arreter? Tout cela etait de l'hebreu pour le malheureux pilote. S'il avait disparu, c'etait bien malgre lui. Depuis cette nuit du 28 au 29 aout, n'avait-il pas ete constamment prisonnier? Dans ces conditions, quoi de surprenant a ce qu'il eut disparu? L'etonnant, au contraire, c'est qu'il se trouvat quelqu'un pour pretendre l'avoir apercu. Cette erreur du moins serait facile a dissiper. Il suffirait de raconter sincerement l'aventure incomprehensible dont il avait ete victime. La justice serait peut-etre plus clairvoyante et peut-etre arriverait-elle a debrouiller les fils de cet imbroglio. Bien decide a faire ce recit, Serge Ladko attendait impatiemment que M. Rona lui permit de placer un mot. Mais le juge etait lance a toute vapeur. Il se promenait maintenant de long en large dans son cabinet, en jetant au visage de son prisonnier un flot d'arguments qu'il jugeait triomphants. --Si vous n'etes pas Ladko, continuait-il avec une vehemence croissante, comment se fait-il que, succedant au pillage de la villa du comte Hagueneau, pillage accompli, par un malheureux hasard, precisement au moment ou vous aviez quitte votre barge, un vol, oh! un vol simple, celui-ci! ait ete commis a Szuszek dans la nuit du 5 au 6 septembre, nuit que vous avez du necessairement passer en face de ce village? Si vous n'etes pas Ladko, enfin, que faisait dans votre barge ce portrait adresse a son mari par votre femme, Natcha Ladko? M. Rona avait touche juste, cette fois, et le dernier argument etait en effet triomphant. Le pilote, aneanti, avait baisse la tete et de grosses gouttes de sueur ruisselaient de son visage. Cependant le juge poursuivait d'une voix plus haute: --Si vous n'etes pas Ladko, pourquoi ce portrait a-t-il ete supprime du jour ou vous vous etes senti menace? Il etait dans votre coffre, ce portrait; je precise, dans votre coffre de tribord. Il n'y est plus. Sa presence vous accusait; sa disparition vous condamne. Qu'avez-vous a repondre? --Rien, murmura Ladko d'une voix sourde. Je ne comprends rien a ce qui m'arrive. --Vous comprendrez a merveille si vous voulez vous en donner la peine. Pour le moment, nous allons interrompre cet interessant entretien. On va vous reconduire dans votre cellule, ou vous aurez tout le temps de vous livrer a vos reflexions. Recapitulons, en attendant, l'interrogatoire d'aujourd'hui. Vous pretendez: 1 deg. Vous nommer Ilia Brusch; 2 deg. Avoir remporte le prix au concours de peche de Sigmaringen; 3 deg. Habiter Szalka; 4 deg. Avoir passe chez vous, a Szalka, la nuit du 28 au 29 aout. Ces points seront verifies. De mon cote je pretends: 1 deg. Que votre nom est Ladko; 2 deg. Que votre domicile est Roustchouk; 3 deg. Que, dans la nuit du 28 au 29 aout, avec l'aide de nombreux complices, vous avez mis au pillage la villa du comte Hagueneau et vous etes rendu coupable d'une tentative de meurtre sur la personne du gardien Christian Hoel; 4 deg. Qu'un vol dont le nomme Kellermann, de Szuszek, a ete victime, dans la nuit du 5 au 6 septembre, doit etre mis a votre passif; 5 deg. Que de nombreux autres vols et meurtres commis dans les regions baignees par le Danube doivent pareillement vous etre imputes. L'instruction de ces crimes est ouverte. Des temoins sont cites. Vous serez mis en leur presence... Voulez-vous signer votre interrogatoire?.. Non?.. A votre aise!.. Gardes, reconduisez le prevenu!" Pour regagner sa prison, Serge Ladko dut passer de nouveau au milieu de la foule et en subir encore les vociferations hostiles. La colere populaire semblait s'etre accrue pendant la duree de l'interrogatoire et la police eut quelque peine a proteger le prisonnier. Au premier rang de cette foule hurlante, figurait Ivan Striga. Celui-ci devora des yeux l'individu qui prenait sa place avec tant de complaisance. Le pilote passa a deux metres de lui et il put le voir tout a son aise. Mais il ne reconnut pas cet homme imberbe, aux cheveux bruns, dont le visage etait orne d'une superbe paire de lunettes noires, et ses perplexites n'en furent pas attenuees. Striga s'eloigna tout songeur avec le reste de la foule quand furent refermees les portes de la prison. Decidement, il ne connaissait pas l'homme arrete. Ce n'etait, en tous cas, ni Dragoch, ni Ladko. Des lors, qu'il s'agit d'Ilia Brusch ou de tout autre, que lui importait? Quelle que fut la personnalite de l'accuse, l'essentiel etait qu'il absorbat l'attention de la justice, et Striga n'avait plus de raison de s'attarder a Semlin. C'est pourquoi il se resolut a partir des le lendemain peur regagner son chaland. Mais, a son reveil, la lecture des journaux le fit changer d'avis. Cette affaire Ladko etant menee dans le secret le plus rigoureux, c'etait une raison peremptoire pour que la Presse s'ingeniat a percer, le mystere. Elle y avait reussi. Ample etait sa moisson d'informations. Les journaux relataient, en effet, assez exactement le premier interrogatoire, en faisant suivre leur recit de commentaires qui n'etaient pas precisement favorables a l'accuse. En general, ils s'etonnaient de l'obstination avec laquelle celui-ci soutenait etre un simple pecheur, du nom d'Ilia Brusch, habitant seul la petite ville de Szalka. Quel interet pouvait-il avoir a soutenir un pareil systeme, dont la fragilite etait evidente? Deja, d'apres eux, le juge d'instruction, M. Izar Rona, avait envoye a Gran une commission rogatoire. D'ici tres peu de jours, un magistrat se transporterait donc a Szalka et se livrerait a une enquete qui aurait comme resultat de ruiner les allegations du prevenu. On chercherait cet Ilia Brusch, et on le trouverait ... s'il existait, ce qui, en somme, etait fort douteux. Cette nouvelle modifia les projets de Striga. Tandis qu'il poursuivait sa lecture, une idee singuliere lui etait venue, et l'idee prit corps, quand il eut acheve de lire. Certes, il etait tres bon que la justice tint un innocent. Mais il serait meilleur encore qu'elle le gardat. Pour cela, que fallait-il? Lui fournir un Ilia Brusch en chair et en os, ce qui convaincrait _ipso facto_ d'imposture le veritable Ilia Brusch qu'on retenait prisonnier a Semlin. Cette charge s'ajouterait a celles qu'on possedait deja forcement contre lui, puisqu'on l'avait arrete, et suffirait peut-etre a motiver sa condamnation definitive, au grand profit du vrai coupable. Sans plus attendre, Striga quitta la ville. Seulement, au lieu de regagner son chaland, il lui tournait le dos. Emporte par une rapide voiture, il allait rejoindre la ligne ferree qui l'emmenerait a toute vapeur vers Budapest et vers le Nord. Pendant ce temps, Serge Ladko, gardant son immobilite coutumiere, comptait tristement les heures. De sa premiere entrevue avec le juge, il etait revenu effraye de la gravite des presomptions qui pesaient sur lui. Certes, il reussirait fatalement avec le temps a faire triompher son innocence. Mais il lui faudrait sans doute s'armer de patience, car il ne pouvait meconnaitre que les apparences fussent contre lui et que la justice n'eut bati avec logique son echafaudage d'hypotheses. Toutefois, il y a loin entre de simples soupcons et des preuves formelles. Or, des preuves, on n'arriverait jamais, et pour cause, a en reunir contre lui. Le seul temoin qu'il eut a craindre, et encore uniquement en ce qui concernait le secret de son nom, c'etait le juif Simon Klein. Mais Simon Klein, qui avait son point d'honneur professionnel, ne consentirait vraisemblablement jamais a le reconnaitre. D'ailleurs, aurait-on meme besoin de le mettre en presence de son ancien correspondant de Vienne? Le juge n'avait-il pas declare qu'il allait se renseigner a Szalka? Ces renseignements ne pouvant manquer d'etre excellents, la mise en liberte du prisonnier en resulterait evidemment. Plusieurs jours s'ecoulerent, durant lesquels Serge Ladko ressassa ces pensees avec une febrilite croissante. Szalka n'etait pas si loin, et il ne fallait pas si longtemps pour se renseigner. On etait au septieme jour, depuis son premier interrogatoire, quand il fut introduit, de nouveau dans le cabinet de M. Rona. Le juge etait a son bureau et paraissait fort occupe. Pendant dix minutes, il laissa le pilote attendre debout, comme s'il eut ignore sa presence. "Nous avons la reponse de Szalka, dit-il enfin d'une voix detachee, sans meme relever les yeux sur le prisonnier qu'il surveillait sournoisement a travers ses cils baisses. --Ah!.. fit Serge Ladko avec satisfaction. --Vous aviez raison, continuait cependant M. Rona. Il existe bien a Szalka un nomme Ilia Brusch, qui jouit de la meilleure reputation. --Ah!.. fit pour la seconde fois le pilote, qui voyait deja ouverte la porte de sa prison. Le juge, se faisant plus etranger et plus indifferent encore, murmura sans paraitre y attacher la moindre importance: --Le commissaire de police de Gran, charge de l'enquete, a eu la bonne fortune de lui parler a lui-meme. --A lui-meme? repeta Serge Ladko qui ne comprenait pas. --A lui-meme, affirma le juge. Serge Ladko croyait rever. Comment un autre Ilia Brusch avait-il pu etre trouve a Szalka? --Ce n'est pas possible, Monsieur, balbutia-t-il. Il y a erreur. --Jugez-en vous-meme, repliqua le juge. Voici le rapport du commissaire de police de Gran. Il en resulte que ce magistrat, deferant a la commission rogatoire que je lui ai adressee, s'est transporte le 14 septembre a Szalka et qu'il s'est rendu dans une maison sise au coin du chemin de halage et de la route de Budapest.... C'est bien l'adresse que vous avez donnee, je pense? demanda le juge en s'interrompant. --Oui, Monsieur, repondit Serge Ladko d'un air egare. --... et de la route de Budapest, reprit M. Rona; qu'il a ete recu dans la dite maison, par le sieur Ilia Brusch en personne, lequel a declare n'etre que tout recemment revenu d'une assez longue absence. Le commissaire ajoute que les renseignements qu'il a pu recueillir sur le sieur Ilia Brusch tendent a etablir sa parfaite honorabilite, et qu'aucun autre habitant de Szalka ne porte ce nom.... Avez-vous quelque chose a dire? Ne vous genez pas, je vous prie. --Non, Monsieur, balbutia Serge Ladko qui se sentait devenir fou. --Voila donc un premier point elucide," conclut avec satisfaction M. Rona, qui regardait son prisonnier comme le chat doit regarder une souris. XIV ENTRE CIEL ET TERRE Son deuxieme interrogatoire termine, Serge Ladko regagna sa cellule sans se rendre compte de ce qu'il faisait. A peine s'il avait entendu les questions du juge apres que l'incident de la commission rogatoire eut ete vide de la facon que l'on sait, et il n'avait plus repondu que d'un air hebete. Ce qui lui arrivait depassait les limites de son intelligence. Que lui voulait-on a la fin? Enleve, puis incarcere a bord d'un chaland par de mysterieux ennemis, il ne recouvrait sa liberte que pour la perdre aussitot; et voici maintenant qu'on trouvait, a Szalka, un autre Ilia Brusch, c'est-a-dire un autre lui-meme, dans sa propre maison!.. Cela tenait de la fantasmagorie! Stupefait, affole par cette succession d'evenements inexplicables, il avait la sensation d'etre le jouet de puissances superieures et hostiles, d'etre invinciblement entraine, proie inerte et sans defense, dans les engrenages de cette machine formidable qui s'appelle: la Justice. Cette depression, cet aneantissement de toute energie, son visage l'exprimait avec tant d'eloquence, qu'un des gardiens qui lui faisaient escorte en fut emu, bien qu'il considerat son prisonnier comme le plus abominable criminel. "Ca ne va donc pas comme vous voulez, camarade? demanda, en mettant dans sa voix quelque desir de reconfort, ce fonctionnaire blase cependant par profession sur le spectacle des miseres humaines. Il aurait parle a un sourd, que le resultat eut ete le meme. --Allons! reprit le compatissant gardien, il faut se faire une raison. M. Izar Rona n'est pas un mauvais diable, et tout s'arrangera peut-etre mieux que vous ne pensez... En attendant, je vais vous laisser ca... Il est question de votre pays la-dedans. Ca vous distraira." Le prisonnier garda son immobilite. Il n'avait pas entendu. Il n'entendit pas davantage les verrous pousses a l'exterieur et pas davantage il ne vit le journal que le gardien, trahissant ainsi sans penser a mal le secret rigoureux auquel etait astreint son prisonnier, deposait sur la table en s'en allant. Les heures coulerent. Le jour s'acheva, puis la nuit, et ce fut une nouvelle aurore. Ecroule sur sa chaise, Serge Ladko n'avait pas conscience de la fuite du temps. Cependant, quand le jour grandissant vint frapper son visage, il parut sortir de cet accablement. Il ouvrit les yeux, et son regard vague erra par la cellule. La premiere chose qu'il apercut alors, ce fut le journal laisse la veille par le pitoyable gardien. Tel que celui-ci l'y avait place, ce journal s'etalait toujours sur la table, decouvrant une _manchette_ imprimee en grasses capitales au-dessous du titre. "Les massacres de Bulgarie", annoncait cette manchette, sur laquelle tomba le premier regard de Serge Ladko. Il tressaillit et s'empara febrilement du journal. Son intelligence reveillee revenait a flots. Ses yeux fulguraient, tandis qu'il poursuivait sa lecture. Les evenements qu'il apprenait ainsi etaient, au meme instant, commentes dans l'Europe entiere, et y soulevaient une clameur generale de reprobation. Depuis, ils sont entres dans l'histoire, dont ils ne forment pas la page la plus glorieuse. Ainsi qu'il a ete rappele au debut de ce recit, toute la region balkanique etait alors en ebullition. Des l'ete de 1875, l'Herzegovine s'etait revoltee, et les troupes ottomanes envoyees contre elle n'avaient pu la reduire. En mai 1876, la Bulgarie s'etant soulevee a son tour, la Porte repondit a l'insurrection en concentrant une nombreuse armee dans un vaste triangle ayant pour sommets Roustchouk, Widdin et Sofia. Enfin, le 1er et le 2 juillet de cette annee 1876, la Serbie et le Montenegro, entrant en scene a leur tour, avaient declare la guerre a la Turquie. Les Serbes, commandes par le general russe Tchernaief, apres avoir tout d'abord remporte quelques succes, avaient du battre en retraite en deca de leur frontiere, et le 1er septembre le prince Milan s'etait vu contraint de demander un armistice de dix jours, pendant lequel il sollicita, des puissances chretiennes, une intervention que celles-ci furent malheureusement trop longues a lui accorder. "Alors," dit M. Edouard Driault, dans son _Histoire de la Question d'Orient_, "se produisit le plus affreux episode de ces luttes; il rappelle les massacres de Chio au temps de l'insurrection grecque. Ce furent les massacres de Bulgarie. La Porte, au milieu de la guerre contre la Serbie et le Montenegro, craignait que l'insurrection bulgare, sur les derrieres de l'armee, ne compromit ses operations. Le gouverneur de la Bulgarie, Chefkat-Pacha, recut-il l'ordre d'ecraser l'insurrection sans regarder aux moyens? Cela est vraisemblable. Des bandes de Bachi-Bouzouks et de Circassiens appelees d'Asie furent lachees sur la Bulgarie, et en quelques jours elle fut mise a feu et a sang. Ils assouvirent a l'aise leurs sauvages passions, brulerent les villages, massacrerent les hommes au milieu des tortures les plus raffinees, eventrerent les femmes, couperent en morceaux les enfants. Il y eut environ vingt-cinq a trente mille victimes..." Tandis qu'il lisait, des gouttes de sueur perlaient sur le visage de Serge Ladko. Natcha!.. Qu'etait devenue Natcha, au milieu de cet effroyable bouleversement?.. Vivait-elle encore? Etait-elle morte, au contraire, et son cadavre eventre, coupe en morceaux, de meme que celui de tant d'autres innocentes victimes, trainait-il dans la boue, dans la fange, dans le sang, ecrase sous le pied des chevaux? Serge Ladko s'etait leve, et, pareil a une bete fauve mise en cage, courait furieusement autour de la cellule, comme s'il eut cherche une issue pour voler au secours de Natcha. Cet acces de desespoir fut de courte duree. Revenu bientot a la raison, il se contraignit au calme, d'un energique effort, et, avec un cerveau lucide, chercha les moyens de reconquerir sa liberte. Aller trouver le juge, lui avouer sans detour la verite, implorer au besoin sa pitie?.. Mauvais moyen. Quelle chance avait-il d'obtenir la confiance d'un esprit prevenu, apres avoir si longtemps persevere dans le mensonge? Etait-il en son pouvoir de detruire d'un seul mot la suspicion attachee a son nom de Ladko, de ruiner en un instant les presomptions qui l'accablaient? Non. Une enquete serait a tout le moins necessaire, et une enquete exigerait des semaines, sinon des mois. Il fallait donc fuir. Pour la premiere fois depuis qu'il y etait entre, Serge Ladko examina sa cellule. Ce fut vite fait. Quatre murs perces de deux ouvertures: la porte d'un cote, la fenetre de l'autre. Derriere trois de ces murs, d'autres cachots, d'autres prisons; derriere la fenetre seulement, l'espace et la liberte. L'enseuillement de cette fenetre, dont le linteau atteignait le plafond, depassait un metre cinquante, et sa partie inferieure, ce qu'on eut nomme l'appui pour une ouverture ordinaire, etait inaccessible, une rangee de gros barreaux scelles dans l'epaisseur du cadre en interdisant l'approche. D'ailleurs, cette difficulte vaincue, il en serait reste une autre. Au dehors, une sorte de hotte, dont les cotes venaient s'appliquer de part et d'autre de la fenetre, arretait tout regard vers l'exterieur et ne laissait de visible qu'un etroit rectangle de ciel. Non pas meme pour fuir, mais pour etre seulement en etat d'en chercher le moyen, il fallait donc tout d'abord forcer l'obstacle de la grille, puis se hisser a force de bras au sommet de cette hotte, de maniere a pouvoir reconnaitre les alentours. A en juger par les escaliers descendus lors des convocations de M. Izar Rona, Serge Ladko s'estimait enferme au quatrieme etage de la prison. Douze a quatorze metres a tout le moins devaient donc le separer du sol. Serait-il possible de les franchir? Impatient d'etre renseigne a cet egard, il resolut de se mettre a l'oeuvre sur-le-champ. Au prealable, cependant, il convenait de se procurer un instrument de travail. On lui avait tout pris, quand on l'avait ecroue, et, dans son cachot, rien ne pouvait etre d'aucun secours. Une table, une chaise et une couchette, representee par une maigre paillasse recouvrant une voute en maconnerie, c'etait la tout son mobilier. Serge Ladko cherchait en vain depuis longtemps, quand, en visitant pour la centieme fois ses vetements, sa main rencontra enfin un corps dur. Pas plus que ses geoliers eux-memes, il n'avait pense jusqu'ici a cette chose insignifiante qu'est une boucle de pantalon. Quelle importance n'acquerait pas maintenant cette chose insignifiante, seul objet metallique qui fut en sa possession! Ayant detache cette boucle, Serge Ladko, sans perdre une minute, attaqua la muraille au pied de l'un des barreaux, et la pierre, obstinement griffee par les ardillons d'acier, commenca a tomber en poussiere sur le sol. Ce travail, deja lent et penible par lui-meme, etait encore complique par la surveillance incessante a laquelle etait soumis le prisonnier. Une heure ne s'ecoulait pas, sans qu'un gardien vint mettre l'oeil au guichet de la porte. De la, necessite d'avoir toujours l'oreille tendue vers les bruits exterieurs, et, au moindre signe de danger, d'interrompre le travail en faisant disparaitre toute trace suspecte. Dans ce but, Serge Ladko utilisait son pain. Ce pain, malaxe avec la poussiere qui tombait de la muraille, prit d'une maniere assez satisfaisante la couleur de la pierre et devint un veritable mastic, a l'aide duquel le trou fut dissimule a mesure qu'il etait creuse. Quant au surplus des debris produits par le grattage, il le cachait sous la voute de son lit. Apres douze heures d'efforts, le barreau etait dechausse sur une hauteur de trois centimetres, mais la boucle n'avait plus de pointes. Serge Ladko brisa l'armature, et, des morceaux, fit autant d'outils. Douze heures plus tard, ces menus fragments d'acier avaient disparu a leur tour. Heureusement, la chance qui avait deja souri au prisonnier semblait ne plus vouloir l'abandonner. Au premier repas qui lui fut servi, il se risqua a garder un couteau de table, et, personne n'ayant remarque ce larcin, il le recommenca avec le meme bonheur le jour suivant. Il se trouvait ainsi maitre de deux instruments plus serieux que ceux dont il avait dispose jusqu'ici. A vrai dire, il ne s'agissait que de mechants couteaux tres grossierement fabriques. Toutefois, leurs lames etaient assez bonnes, et les manches en facilitaient le maniement. Le travail, a partir de ce moment, avanca plus vite, bien que trop lentement encore. Le ciment, avec le temps, avait acquis la durete du granit et ne se laissait que difficilement effriter. A chaque instant, d'ailleurs, le travail devait etre interrompu, soit a cause d'une ronde de gardiens, soit par suite d'une convocation de M. Rona, qui multipliait les interrogatoires. Le resultat de ces interrogatoires etait toujours le meme. L'instruction pietinait sur place. A chaque seance, c'etait un defile de temoins dont les declarations n'apportaient aucune lumiere. Si les uns semblaient trouver quelque vague ressemblance entre Serge Ladko et le malfaiteur qu'ils avaient plus ou moins nettement apercu le jour ou ils en avaient ete victimes, d'autres niaient categoriquement cette ressemblance. M. Rona avait beau affubler son prevenu de barbes postiches taillees selon toutes les coupes imaginables, l'obliger a montrer ses yeux ou a les dissimuler derriere les verres noirs des lunettes, il ne reussissait pas a obtenir un seul temoignage formel. Aussi attendait-il avec impatience que l'etat de Christian Hoel, blesse lors du dernier attentat de la bande du Danube, permit a celui-ci de se rendre a Semlin. De ces interrogatoires, Serge Ladko se desinteressait d'ailleurs. Docilement, il se pretait a toutes les experiences du juge, s'affublait de perruques et de fausses barbes, mettait ou retirait ses lunettes, sans se permettre la plus petite observation. Sa pensee etait absente de ce cabinet. Elle restait dans sa cellule, ou le barreau qui le separait de la liberte sortait peu a peu de la pierre. Quatre jours lui furent necessaires pour achever de le desceller. C'est seulement le soir du 23 septembre qu'il en atteignit l'extremite inferieure. Il s'agissait maintenant d'en scier l'extremite opposee. Cette partie du travail etait la plus penible. Suspendu d'une main au reste de la grille, Serge Ladko, de l'autre, activait le va-et-vient de son outil. Celui-ci, simple lame de couteau, jouait mal son role de scie et n'entamait que lentement le fer. D'autre part, cette position extenuante obligeait a de frequents repos. Le 29 septembre, enfin, apres six jours d'efforts heroiques, Serge Ladko estima suffisante la profondeur de l'entaille. A quelques millimetres pres, le fer etait en effet sectionne. Il n'aurait donc aucune peine a vaincre la resistance du metal, lorsqu'il voudrait plier la barre. Il etait temps. La lame du second couteau etait alors reduite a un fil. Des le lendemain matin, aussitot apres le passage de la premiere ronde, ce qui lui assurait une heure environ de securite, Serge Ladko poursuivit methodiquement son entreprise. Conformement a ses previsions, le barreau flechit sans difficulte. Par l'ouverture ainsi faite, il passa de l'autre cote de la grille, puis, s'enlevant a la force des bras, atteignit le sommet de la hotte. Avidement, il regarda autour de lui. Comme il l'avait suppose, quatorze metres environ le separaient du sol. Cette distance n'etait pas telle qu'il fut impossible de la franchir, pourvu que l'on possedat une corde de longueur suffisante. Mais arriver jusqu'au sol n'etait que la difficulte la moins grave, et, cette difficulte fut-elle vaincue, le probleme n'en serait pas pour cela plus pres d'etre resolu. Ainsi que Serge Ladko put le constater, la prison etait, en effet, ceinturee par un chemin de ronde, que limitait, a la peripherie, un mur d'environ huit metres d'elevation, au dela duquel apparaissaient des toits de maisons. Apres etre descendu, il faudrait donc passer par-dessus cette muraille, ce qui, des l'abord, semblait impraticable. A en juger par l'eloignement des maisons, une rue entourait probablement la prison. Une fois dans cette rue, un fugitif pouvait se considerer comme sauve. Mais le moyen existait-il d'y arriver sain et sauf? Serge Ladko, en quete d'un expedient, commenca par examiner attentivement ce qu'il pouvait decouvrir sur la gauche. S'il n'y trouva pas la solution qu'il cherchait, ce qu'il apercut fit battre son coeur d'emotion. Dans cette direction, il voyait le Danube, dont d'innombrables bateaux de toutes tailles sillonnaient les eaux jaunes. Les uns suivaient ou remontaient le courant, d'autres tendaient la corde de leur ancre ou l'amarre qui les retenait au quai. Parmi ces derniers, le pilote, du premier coup d'oeil, reconnut sa barge. Rien ne la distinguait des embarcations ses voisines, et il ne semblait pas qu'elle fut l'objet d'une surveillance particuliere. Ce serait une heureuse chance, s'il parvenait a la reconquerir. En moins d'une heure, grace a elle, il aurait franchi la frontiere, et, en territoire serbe, il se rirait de la justice austro-hongroise. Serge Ladko reporta ses regards vers la droite, et, de ce cote, il remarqua aussitot une particularite qui le rendit attentif. Retenue de distance en distance par de solides crampons scelles dans le batiment, une tige de fer venue du toit--la chaine du paratonnerre selon toute vraisemblance--passait a proximite de sa fenetre, pour aller finalement s'enfoncer dans le sol. Cette tige de fer eut rendu la descente assez facile, si l'on avait pu arriver jusqu'a elle. Or, ceci n'etait peut-etre pas irrealisable. A la hauteur du carrelage de sa cellule, une sorte de bandeau, motive par la decoration de l'edifice, courait le long du mur en faisant une saillie de vingt ou vingt-cinq centimetres. Peut-etre, avec du sang-froid et de l'energie, n'eut-il pas ete impossible de s'y tenir debout, et d'atteindre ainsi la chaine du paratonnerre. Malheureusement, quand bien meme on eut ete capable d'une aussi folle audace, la muraille exterieure n'en fut pas moins, demeuree infranchissable. Prisonnier dans une cellule ou dans le chemin de ronde, c'etait toujours etre prisonnier. Serge Ladko, en examinant cette muraille avec plus de soin qu'il ne l'avait fait jusqu'alors, observa que la partie superieure, a peu de distance au-dessous du chaperon, en etait decoree interieurement et exterieurement par une serie de bossages, formes de moellons carres a demi encastres dans le reste de la maconnerie. Un long moment Serge Ladko contempla cet ornement architectural, puis, se laissant glisser sur l'appui de la fenetre, il reintegra sa cellule, et se hata de faire disparaitre toute trace compromettante. Son parti etait pris. Le moyen d'etre libre envers et contre tous, il l'avait trouve. Quelque risque qu'il fut, ce moyen pouvait, devait reussir. Au surplus, mieux valait la mort que la continuation de pareilles angoisses. Patiemment, il attendit le passage de la seconde ronde. Assure des lors d'une nouvelle periode de tranquillite, il se mit en devoir d'achever ses preparatifs. De ses draps, il fit, a l'aide de ce qui subsistait de son couteau, une cinquantaine de bandes de quelques centimetres de largeur. Afin que l'attention des gardiens ne fut pas attiree, il eut soin de reserver une quantite de toile suffisante pour que sa couchette gardat son aspect exterieur. Quant au reste, nul n'aurait evidemment l'idee de venir soulever la couverture. Les bandes decoupees, il les accoupla quatre par quatre sous forme d'une tresse, dans laquelle les brins, se chevauchant l'un l'autre, s'allongeaient d'une nouvelle bande lorsqu'ils etaient proches de leur fin. Une journee fut consacree a ce travail. Enfin, le 1er octobre, un peu avant midi, Serge Ladko eut en sa possession une corde solide, longue de quatorze a quinze metres, qu'il dissimula soigneusement sous sa couchette. Tout etant pret, il resolut que l'evasion aurait lieu le soir meme, a neuf heures. Cette derniere journee, Serge Ladko l'occupa a examiner les plus petits details de son entreprise, a en calculer les chances et les dangers. Quelle en serait l'issue: la liberte ou la mort? Un avenir prochain en deciderait. Dans tous les cas, il la tenterait. Toutefois, avant que l'instant d'agir sonnat, le sort lui reservait une derniere epreuve. Il etait pres de trois heures de l'apres-midi, quand les verrous de sa porte furent tires a grand bruit. Que lui voulait-on? S'agissait-il encore d'un interrogatoire de M. Izar Rona? L'heure a laquelle il convoquait d'ordinaire le prisonnier etait passee cependant. Non, il n'etait pas question de se rendre a une convocation du juge. Par la porte ouverte, Serge Ladko apercut dans le couloir, outre l'un de ses gardiens habituels, un groupe de trois personnes qui lui etaient inconnues. L'une de ces personnes etait une femme, une jeune femme de vingt ans a peine, dont le visage exprimait la douceur et la bonte. Des deux hommes qui l'accompagnaient, l'un etait evidemment son mari. Le langage et l'attitude du gardien permettaient de reconnaitre dans l'autre le directeur meme de la prison. Il s'agissait evidemment d'une visite. A en juger par la deference respectueuse qui leur etait temoignee, les visiteurs etaient gens de marque, peut-etre quelque couple princier en voyage, aupres duquel le directeur jouait le role de cicerone. "L'occupant actuel de cette cellule, dit-il a ses hotes, n'est autre que le fameux Ladko, chef de la bande du Danube, dont le nom a du certainement parvenir jusqu'a vous. La jeune femme glissa un regard timide a l'adresse du celebre malfaiteur. Il n'avait pas l'air bien terrible, ce celebre malfaiteur. Jamais on ne se serait imagine un chef de bandits d'une cruaute legendaire sous les traits de cet homme amaigri, emacie, a la figure have, dont les jeux exprimaient tant de detresse et de profond desespoir. --Il est vrai qu'il s'entete a protester de son innocence, ajouta impartialement le directeur; mais nous sommes habitues a cette chanson." Il fit ensuite remarquer aux visiteurs le bon ordre de la cellule et sa parfaite proprete. Dans la chaleur de son discours, il en franchit meme le seuil, et alla s'adosser au-dessous de la fenetre, afin de faire face a son auditoire. Tout a coup, le coeur de Serge Ladko Cessa de battre. Sans le savoir, l'orateur frolait l'endroit attaque par le prisonnier et un peu de ciment commencait a tomber en fine poussiere. Ebranle par un autre mouvement, ce fut bientot le tampon de mie de pain qui se detacha d'un seul bloc et tomba sur le carreau. Serge Ladko eut un frisson d'epouvante, en constatant que l'extremite du barreau descelle apparaissait a nu au fond de son alveole. Quelqu'un avait-il vu? Oui, quelqu'un avait vu. Tandis que son mari et le directeur examinaient la miserable table comme un objet du plus haut interet, et que le gardien, respectueusement detourne, semblait regarder quelque chose dans l'enfilade du couloir, la visiteuse tenait ses yeux fixes sur l'excavation pratiquee dans la muraille, et l'expression de son visage montrait qu'elle en comprenait le mysterieux langage. Elle allait parler... d'un mot, ruiner tant d'efforts... Serge Ladko attendait, et, par degres, il se sentait mourir. Un peu pale, la jeune femme releva les yeux sur le prisonnier et le couvrit de son regard limpide. Vit-elle les grosses larmes qui s'echappaient lentement des paupieres du miserable? Comprit-elle sa supplication silencieuse? Eut-elle conscience de son horrible desespoir?.. Dix secondes tragiques passerent, et soudain elle se detourna en poussant un cri de douleur. Ses deux compagnons se precipiterent vers elle. Que lui etait-il arrive? Rien de grave, affirma-t-elle, d'une voix tremblante, en s'efforcant de sourire. Elle venait de se tordre sottement le pied, voila tout. Tandis que Serge Ladko allait, sans etre apercu, se placer devant le barreau accusateur, mari, directeur et gardien s'empresserent. Les deux premiers sortirent soutenant la pretendue blessee; le troisieme repoussa precipitamment les verrous. Serge Ladko etait seul. Quel elan de gratitude gonfla sa poitrine pour la douce creature, qui avait eu pitie! Grace a elle, il etait sauve. Il lui devait la vie; plus que la vie, la liberte. Il etait retombe, accable, sur sa couchette. L'emotion avait ete trop rude. Son cerveau vacillait sous ce dernier coup du sort. Le reste du jour s'ecoula sans autre incident, et neuf heures sonnerent enfin aux horloges lointaines de la ville. La nuit etait tout a fait venue. De gros nuages, roulant dans le ciel, en augmentaient l'obscurite. Dans le couloir, un bruit grandissant annoncait l'approche d'une ronde. Arrivee devant la porte, elle fit halte. Un gardien appliqua son oeil au guichet et se retira satisfait. Le prisonnier dormait, enfonce jusqu'au menton sous sa couverture. La ronde se remit en marche. Le bruit de ses pas decrut, s'eteignit. Le moment d'agir etait arrive. Aussitot, Serge Ladko sauta a bas de sa couchette, dont il disposa le matelas de maniere a simuler suffisamment, dans la penombre de la cellule, la presence d'un homme endormi. Cela fait, il se munit de sa corde, puis, s'etant glisse de nouveau de l'autre cote de la grille; il s'enleva comme la premiere fois et se mit a cheval sur l'arete superieure de la hotte. Les bandeaux qui decoraient le batiment etant situes a la hauteur de chaque plancher, Serge Ladko dominait ainsi de pres de quatre metres celui de ces ornements sur lequel il s'agissait de prendre pied. Il avait prevu cette difficulte. Embrassant l'un des barreaux de la grille avec la corde dont il garda en main les deux extremites, il se laissa glisser sans trop de peine jusqu'a la saillie exterieure. Le dos applique a la muraille, cramponne de la main gauche a la corde qui le supportait, le fugitif se reposa un instant. Comment garder l'equilibre sur cette surface etroite? A peine aurait-il lache son soutien, qu'il irait s'abimer sur le sol du chemin de ronde. Prudemment, s'astreignant a des mouvements d'une extreme lenteur, il reussit a saisir la corde de la main droite, et, de la gauche, il inspecta la paroi de la hotte. Celle-ci ne s'appliquait pas toute seule devant la fenetre et, pour la retenir, un organe quelconque existait necessairement. En la frolant, sa main ne tarda pas, en effet, a rencontrer un obstacle, qu'apres, un peu d'hesitation il reconnut etre une patte scellee dans la maconnerie. Quelque faible que fut la prise offerte par cette patte, force lui etait de s'en contenter. S'y accrochant du bout de ses doigts crispes, il attira lentement l'un des doubles de la corde, qui vint peu a peu retomber sur ses epaules. Desormais, les ponts etaient coupes derriere lui. L'eut-il voulu, il ne pouvait plus regagner sa cellule. Il fallait, de toute necessite, perseverer jusqu'au bout dans son entreprise. Serge Ladko se risqua a tourner a demi la tete vers la chaine du paratonnerre dont il avait le plus escompte le secours. Quel ne fut pas son effroi, en constatant que pres de deux metres separaient cette chaine de la hotte dont il lui etait, sous peine de mort, interdit de s'eloigner! Cependant, il lui fallait prendre un parti. Debout sur cette etroite saillie, le dos applique contre la muraille, retenu au-dessus du vide par un miserable morceau de fer que l'extremite de ses doigts avait peine a saisir, il ne pouvait s'eterniser dans cette situation. Dans quelques minutes, ses doigts lasses relacheraient leur etreinte, et ce serait alors la chute inevitable. Mieux valait ne perir qu'apres un dernier effort vers le salut. S'inclinant du cote de la fenetre, le fugitif replia son bras gauche comme un ressort pret a se detendre, puis, abandonnant tout appui, il se repoussa violemment vers la droite. Il tomba. Son epaule heurta la saillie du bandeau. Mais, grace a l'elan qu'il s'etait donne, ses mains etendues avaient enfin atteint le but. La premiere difficulte etait vaincue. Restait a vaincre la seconde. Serge Ladko se laissa glisser le long de la chaine et s'arreta sur l'un des crampons qui la fixaient a la muraille. La, il fit une courte halte et s'accorda le temps de la reflexion. Le sol etait invisible dans la nuit, mais, d'en bas, arrivait jusqu'au fugitif le bruit d'un pas regulier. Un soldat montait evidemment la garde. A en juger par ce bruit croissant et decroissant tour a tour, la sentinelle, apres avoir suivi la fraction du chemin de ronde longeant cette partie de la prison, tournait ensuite dans la prolongation de ce chemin qui passait devant une autre facade du batiment, puis revenait, pour recommencer sans interruption son va-et-vient. Serge Ladko calcula que l'absence du soldat durait de trois a quatre minutes. C'est donc dans ce delai que la distance le separant de la muraille exterieure devait etre franchie. S'il devinait, au-dessous de lui, la crete de cette muraille dont la blancheur se decoupait vaguement dans l'ombre, il ne pouvait distinguer les pierres en saillie qui en decoraient le sommet. Serge Ladko, se laissant glisser un peu plus bas, s'arreta a l'un des crampons inferieurs. De ce point, il dominait encore de deux ou trois metres le sommet de la muraille qu'il s'agissait de franchir. Solide, desormais, il lui etait permis de proceder par mouvements plus rapides. Il ne lui fallut qu'un instant pour derouler sa corde, la faire passer derriere la chaine du paratonnerre et en nouer les deux bouts de maniere a la transformer en une corde sans fin. La longueur necessaire approximativement calculee, il en lanca ensuite au-dessus de la muraille de cloture, puis en ramena a lui l'extremite en forme de boucle, comme il l'aurait fait avec un lasso, en s'efforcant de saisir une des pierres en saillie dont la muraille etait exterieurement ornee. L'entreprise etait difficile. Au milieu de cette obscurite profonde, qui lui cachait le but, il ne pouvait compter que sur le hasard. Plus de vingt fois la corde avait ete lancee sans resultat, quand elle opposa enfin une resistance. Serge Ladko insista en vain. La prise etait bonne et ne ceda pas. La tentative avait donc reussi. La boucle terminale s'etait enroulee autour d'un des bossages exterieurs, et une sorte de passerelle etait maintenant jetee au-dessus du chemin de ronde. Passerelle fragile a coup sur! N'allait-elle pas se rompre ou se detacher de la pierre qui la retenait? Dans le premier cas, ce serait une epouvantable chute de dix metres de hauteur; dans le second, ramene contre le mur de la prison a la maniere d'un balancier, son fardeau humain viendrait s'y ecraser. Pas un instant, Serge Ladko n'hesita devant la possibilite de ce danger. Sa corde fortement tendue, il en reunit de nouveau les deux extremites, puis, pret a s'elancer, il preta l'oreille aux pas du soldat de garde. Celui-ci etait precisement juste en dessous du fugitif. Il s'eloignait. Bientot, il tourna le coin du batiment et le bruit de ses pas s'eteignit. Il fallait, sans perdre une seconde, profiter de son absence. Serge Ladko s'avanca sur le chemin aerien. Suspendu entre ciel et terre, il avancait d'un mouvement egal et souple, sans s'inquieter du flechissement de la corde, dont la courbure s'accentuait a mesure qu'il approchait du milieu du parcours. Il voulait passer. Il passerait. Il passa. En moins d'une minute, le vertigineux abime franchi, il atteignait la crete de la muraille. Sans y prendre de repos, il se hata de plus en plus, enfievre par la certitude du succes. Dix minutes a peine s'etaient ecoulees depuis qu'il avait quitte sa cellule, mais ces dix minutes lui semblaient avoir dure plus d'une heure, et il redoutait qu'une ronde ne vint l'inspecter. Son evasion ne serait-elle pas decouverte alors, malgre la maniere dont il avait dispose sa couchette? Il importait d'etre loin auparavant. La barge etait la, a deux pas de lui! Quelques coups d'aviron suffiraient a le mettre hors de l'atteinte de ses persecuteurs. Interrompant son travail a chaque passage du soldat de garde, Serge Ladko denoua febrilement sa corde, la ramena a lui en halant sur l'un des brins, puis, la doublant de nouveau et entourant de la boucle ainsi formee l'une des saillies interieures, il commenca sa descente, apres s'etre assure que la rue etait deserte. Arrive heureusement a terre, il fit aussitot retomber la corde a ses pieds et la roula en paquet. Tout etait termine. Il etait libre, et aucune trace ne subsisterait de son audacieuse evasion. Mais, comme il allait partir a la recherche de sa barge, une voix s'eleva tout a coup dans la nuit. "Parbleu! prononcait-on a moins de dix pas, c'est M. Ilia Brusch, ma parole! Serge Ladko eut un tressaillement de plaisir. Le sort decidement se declarait en sa faveur puisqu'il lui envoyait le secours d'un ami. --M. Jaeger!" s'ecria-t-il d'une voix joyeuse, tandis qu'un passant sortait de l'ombre et se dirigeait vers lui. XV PRES DU BUT Le 10 octobre, l'aube se leva pour la neuvieme fois, depuis que la barge avait recommence a descendre le Danube. Pendant les huit jours precedents, pres de sept cents kilometres avaient ete laisses en arriere. On approchait de Roustchouk, ou l'on arriverait avant le soir. A bord, rien ne semblait change. La barge transportait, comme autrefois, les deux memes compagnons: Serge Ladko et Karl Dragoch, redevenus, l'un le pecheur Ilia Brusch, l'autre, le debonnaire M. Jaeger. Toutefois, la maniere dont le premier jouait maintenant son role rendait plus difficile a soutenir celui du second. Hypnotise par le desir de se rapprocher de Roustchouk, manoeuvrant l'aviron jour et nuit, Serge Ladko negligeait, en effet, les precautions les plus elementaires. Non seulement il s'etait debarrasse de ses lunettes, mais encore, supprimant rasoir et teinture, il permettait aux changements survenus dans sa personne pendant la duree de sa detention de s'accuser avec une nettete croissante. Ses cheveux noirs palissaient de jour en jour, et sa barbe blonde commencait a atteindre une longueur respectable. Il eut ete naturel que Karl Dragoch manifestat quelque etonnement d'une pareille transformation. Celui-ci ne disait rien pourtant. Decide a suivre jusqu'au bout la voie dans laquelle il s'etait engage, il avait pris le parti de ne rien voir de ce qui pouvait etre genant. Au moment ou il s'etait trouve face a face avec Serge Ladko, les opinions anterieures de Karl Dragoch etaient fortement ebranlees, et il se sentait moins enclin a admettre la culpabilite de son ancien compagnon de voyage. L'incident provoque par la commission rogatoire de Szalka avait ete la premiere cause de ce revirement. Karl Dragoch avait, en effet, procede a son enquete personnelle. Plus difficile a satisfaire que le commissaire de police de Gran, il avait longuement interroge les habitants de la ville, et les reponses obtenues n'avaient pas ete sans le troubler. Qu'un nomme Ilia Brusch, dont la vie etait au demeurant des plus regulieres, eut elu domicile a Szalka et qu'il l'eut quittee peu de temps avant le concours de Sigmaringen, ce premier point n'etait pas contestable. Cet Ilia Brusch avait-il ete revu apres ce concours, et notamment dans la nuit du 28 au 29 aout? Sur ce deuxieme point, les temoignages furent evasifs. Si les plus proches voisins croyaient bien se rappeler que, vers la fin d'aout, ils avaient remarque de la lumiere dans la maison du pecheur alors fermee depuis plus d'un mois, ils n'oserent cependant rien affirmer. Ces renseignements, tout vagues et hesitants qu'ils fussent, augmenterent naturellement les perplexites du policier. Restait un troisieme point a elucider. Quel etait le personnage a qui le commissaire de Gran avait parle au domicile indique par le prevenu? A cet egard, Dragoch ne put recueillir aucune indication. Ilia Brusch etant assez connu a Szalka, il fallait necessairement, s'il y etait venu, qu'il fut arrive et reparti pendant la nuit, puisque personne ne l'avait apercu. Un tel mystere, deja suspect par lui-meme, le devint bien davantage, quand Karl Dragoch eut mis la main sur le tenancier d'une petite auberge, auquel, dans la soiree du 12 septembre, trente-six heures avant la visite du commissaire de police de Gran, un inconnu avait demande l'adresse d'Ilia Brusch. Le probleme se compliquait. Il se compliqua encore, quand cet aubergiste, presse de questions, eut donne de l'inconnu un signalement correspondant traits pour traits a celui que, d'apres la rumeur publique, il convenait d'attribuer au chef de la bande du Danube. Tout ceci rendit Karl Dragoch reveur. Il flaira des choses louches. Il eut le sentiment instinctif d'etre en presence de quelque machination tenebreuse dont le but lui demeurait inconnu, mais dont il n'etait pas impossible que le prevenu fut la victime. Cette impression se trouva fortifiee, quand, a son retour a Semlin, il connut la marche de l'instruction. En somme, apres vingt jours de secret, elle n'avait pas fait un pas. Aucun complice n'avait ete decouvert, nul temoin n'avait formellement reconnu le prisonnier, contre lequel il n'existait toujours d'autre charge que le fait d'avoir cherche a modifier l'aspect de son visage et d'avoir possede un portrait de femme sur lequel figurait le nom de Ladko. Ces presomptions, qui, corroborees par d'autres, eussent eu une grande valeur, perdaient, isolees, beaucoup de leur importance. Peut-etre, apres tout, ce deguisement et la presence du portrait avaient-ils une cause avouable. Karl Dragoch, dans cet etat d'esprit, etait particulierement accessible a la pitie. C'est pourquoi il n'avait pu s'empecher d'etre profondement emu par la naive confiance de Serge Ladko, dans une circonstance ou celui-ci aurait ete excusable de se defier de son plus intime ami. Etait-il impossible, d'ailleurs, de mettre ce sentiment de pitie d'accord avec ses devoirs professionnels en reprenant comme devant sa place dans la barge? Si Ilia Brusch se nommait en realite Ladko, et si ce Ladko etait bien un malfaiteur, Karl Dragoch, en s'attachant a lui, depisterait ses complices. Innocent, au contraire, peut-etre conduirait-il quand meme au vrai coupable, auquel l'incident de Szalka eut prouve, dans ce cas, qu'il portait ombrage. Ces raisonnements, un peu specieux, n'etaient pas denues de toute logique. L'aspect miserable de Serge Ladko, le courage surhumain qu'il avait du deployer pour accomplir sa fantastique evasion, et surtout le souvenir du service autrefois rendu avec tant d'heroique simplicite, firent le reste. Karl Dragoch devait la vie a ce malheureux qui haletait devant lui, les mains en sang, la sueur ruisselant sur son visage decharne. Allait-il, en retour, le rejeter dans l'enfer? Le detective ne put s'y resoudre. "Venez!" dit-il simplement en reponse a l'exclamation joyeuse du fugitif, qu'il entraina vers le fleuve. Peu de paroles avaient ete echangees entre les deux compagnons pendant les huit jours qui venaient de s'ecouler. Serge Ladko gardait generalement le silence et concentrait toutes les forces de son etre pour accroitre la vitesse de l'embarcation. En phrases hachees, qu'il fallait lui arracher en quelque sorte, il fit toutefois le recit de ses inexplicables aventures depuis le confluent de l'Ipoly. Il raconta sa longue detention dans la prison de Semlin, succedant a une sequestration plus etrange encore a bord d un chaland inconnu. Ils mentaient donc, ceux qui pretendaient l'avoir vu entre Budapest et Semlin, puisque, durant tout ce parcours, il avait ete enferme, pieds et mains lies, dans ce chaland. A ce recit, les opinions primitives de Karl Dragoch evoluerent de plus en plus. Malgre lui, il etablissait un rapprochement entre l'agression dont Ilia Brusch avait ete victime et l'intervention d'un sosie a Szalka. A n'en pas douter, le pecheur genait quelqu'un et etait en butte aux coups d'un ennemi inconnu, mais dont le signalement semblait correspondre a celui du veritable bandit. Ainsi, peu a peu, Karl Dragoch s'acheminait vers la verite. Hors d'etat de controler ses deductions, il sentait du moins decroitre de jour en jour les soupcons autrefois concus. Pas un instant, neanmoins, il ne songea a quitter la barge pour revenir en arriere et recommencer son enquete sur nouveaux frais. Son flair de policier lui disait que la piste etait bonne, et que le pecheur, innocent peut-etre, etait d'une maniere ou d'autre mele a l'histoire de la bande du Danube. La tranquillite etait parfaite, d'ailleurs, sur le haut fleuve, et la succession des crimes commis prouvait que leurs auteurs avaient, eux aussi, descendu le courant, au moins jusqu'aux environs de Semlin. Il y avait donc toutes chances pour qu'ils eussent continue a le descendre pendant la detention d'Ilia Brusch. Sur ce point, Karl Dragoch ne se trompait pas. Ivan Striga continuait, en effet, a se rapprocher de la mer Noire, avec douze jours d'avance sur la barge au depart de Semlin. Mais, ces douze jours d'avance, il les perdait peu a peu, la distance separant les deux bateaux diminuait graduellement, et, jour par jour, heure par heure, minute par minute, la barge gagnait implacablement sur le chaland, sous l'effort furieux de Serge Ladko. Celui-ci n'avait qu'un but: Roustchouk; qu'une idee: Natcha. S'il negligeait les precautions autrefois prises pour proteger son incognito, c'est qu'il n'y pensait vraiment plus. D'ailleurs, de quel interet eussent-elles ete maintenant? Apres son arrestation, apres son evasion, s'appeler Ilia Brusch devait etre aussi compromettant que de s'appeler Serge Ladko. Sous un nom ou sous un autre, il ne pouvait plus desormais s'introduire que secretement a Roustchouk, sous peine d'etre apprehende sur-le-champ. Absorbe par son idee fixe, il n'avait, pendant ces huit jours, accorde aucune attention aux rives du fleuve. S'il s'etait apercu qu'on passat devant Belgrade--la ville blanche--etagee sur une colline, que domine le palais du prince, le Konak, et precedee d'un faubourg ou viennent transiter une immense quantite de marchandises, c'est parce que Belgrade indique la frontiere serbe ou expiraient les pouvoirs de M. Izar Rona. Mais, ensuite, il ne remarqua plus rien. Il ne vit, ni Semendria, ancienne capitale de la Serbie, celebre par les vignobles dont elle est entouree; ni Colombals, ou l'on montre une caverne dans laquelle Saint-Georges aurait, d'apres la legende, depose le corps du dragon tue de ses propres mains; ni Orsova, au dela de laquelle le Danube coule entre deux anciennes provinces turques, devenues depuis royaumes independants; ni les Portes de Fer, ce defile fameux borde de murailles verticales de quatre cents metres, ou le Danube se precipite et se brise avec fureur contre les blocs dont son lit est seme; ni Widdin, premiere ville bulgare de quelque importance; ni Nikopoli, ni Sistowa, les deux autres cites notoires qu'il lui fallut depasser en amont de Roustchouk. De preference, il longeait la rive serbe, ou il s'estimait plus en surete, et en effet, jusqu'a la sortie des Portes de Fer, il ne fut pas inquiete par la police. Ce fut seulement a Orsava que, pour la premiere fois, un canot de la brigade fluviale intima a la barge l'ordre de s'arreter. Serge Ladko, tres inquiet, obeit en se demandant ce qu'il repondrait aux questions qu'on allait inevitablement lui poser. On ne l'interrogea meme pas. Sur un mot de Karl Dragoch, le chef du detachement s'inclina avec deference et il ne fut plus question de perquisition. Le pilote ne songea pas a s'etonner qu'un bourgeois de Vienne disposat a son gre de la force publique. Trop heureux de s'en tirer a si bon compte, il trouva toute naturelle une omnipotence qui s'exercait a son profit, et il ne manifesta pas plus de surprise, mais simplement une impatience grandissante, en voyant se prolonger l'entretien entre l'agent et son passager. Conformement aux ordres, tant de M. Izar Rona, furieux de l'evasion de son prevenu, que de Karl Dragoch lui-meme, la police du fleuve avait redouble de vigueur. De distance en distance, on obligeait la navigation a franchir une serie de barrages, parmi lesquels celui d'Orsova etait d'une importance capitale. L'etranglement du fleuve en cette partie de son cours facilitant la surveillance, il etait impossible, en effet, qu'aucun bateau reussit a passer sans avoir ete minutieusement visite. Karl Dragoch, en interrogeant son subordonne, eut l'ennui d'apprendre a la fois, et que ces perquisitions n'avaient donne aucun resultat, et qu'un nouveau crime, un cambriolage d'une certaine gravite, venait d'etre commis deux jours auparavant en territoire roumain, au confluent du Jirel, presque exactement en face de la ville bulgare de Rahowa. Ainsi donc, la bande du Danube avait reussi a passer entre les mailles du filet. Cette bande ayant coutume de s'approprier non seulement l'or et l'argent, mais les objets precieux de toute nature, son butin devait etre d'un volume encombrant, et il etait vraiment inconcevable qu'on n'en eut pas trouve trace, alors qu'aucun bateau n'avait pu echapper a la visite. Il en etait cependant ainsi. Karl Dragoch etait stupefait d'une telle virtuosite. Toutefois, il fallait bien se rendre a l'evidence, les malfaiteurs prouvant eux-memes par des attentats leur descente vers l'aval. La seule conclusion a tirer de ces faits, c'est qu'il convenait de se hater. Le lieu et la date du dernier vol signale indiquaient que ses auteurs avaient moins de trois cents kilometres d'avance. En tenant compte du temps pendant lequel Ilia Brusch avait ete immobilise, temps que la bande du Danube avait certainement mis a profit, il fallait en inferer que sa vitesse etait a peine la moitie de celle de la barge. Il n'etait donc pas impossible de l'atteindre a la course. On repartit donc sans plus attendre et, des les premieres heures du 6 octobre, la frontiere bulgare etait franchie. A partir de ce point, Serge Ladko qui, jusque-la, avait suivi de son mieux la rive droite, serra au contraire le plus possible le bord roumain dont, a partir de Lom-Palamka, une succession de marais de huit a dix kilometres de large n'allait pas tarder, d'ailleurs, a interdire l'approche. Quelque absorbe qu'il fut en lui-meme, le fleuve, depuis qu'on etait entre dans les eaux bulgares, n'avait pu manquer de lui paraitre suspect. Un certain nombre de chaloupes a vapeur, de torpilleurs meme, voire de canonnieres, battant pavillon ottoman, le sillonnaient en effet. En prevision de la guerre qui allait, moins d'un an plus tard, eclater avec la Russie, la Turquie commencait deja a surveiller le Danube, qu'elle devait peupler ensuite d'une veritable flottille. Risque pour risque, le pilote preferait se tenir a distance de ces navires turcs, dut-il pour cela se jeter dans les griffes des autorites roumaines, contre lesquelles M. Jaeger serait peut-etre capable de le proteger, comme il l'avait fait a Orsova. L'occasion ne se presenta pas de mettre a une nouvelle epreuve le pouvoir du passager; aucun incident ne troubla cette derniere partie du voyage, et, le 10 octobre, vers quatre heures de l'apres-midi, la barge parvenait enfin a la hauteur de Roustchouk, que l'on distinguait confusement sur l'autre rive. Le pilote gagna alors le milieu du fleuve, puis, arretant pour la premiere fois depuis tant de jours le mouvement de son aviron, il laissa tomber le grappin par le fond. "Qu'y a-t-il? demanda Karl Dragoch surpris. --Je suis arrive, repondit laconiquement Serge Ladko. --Arrive?... Nous ne sommes pas encore a la mer Noire, cependant. --Je vous ai trompe, monsieur Jaeger, declara sans ambages Serge Ladko. Je n'ai jamais eu l'intention d'aller jusqu'a la mer Noire. --Bah! fit le detective dont l'attention s'eveilla. --Non. Je suis parti dans l'idee de m'arreter a Roustchouk. Nous y sommes. --Ou prenez-vous Roustchouk? --La, repondit le pilote, en montrant les maisons de la ville lointaine. --Pourquoi, dans ce cas, n'y allons-nous pas? --Parce qu'il me faut attendre la nuit. Je suis traque, poursuivi. Dans le jour, je risquerais de me faire arreter au premier pas. Voila qui devenait interessant. Les soupcons primitivement concus par Dragoch etaient-ils donc justifies? --Comme a Semlin, murmura-t-il a demi-voix. --Comme a Semlin, approuva Serge Ladko sans s'emouvoir, mais pas pour les memes causes. Je suis un honnete homme, monsieur Jaeger. --Je n'en doute pas, monsieur Brusch, bien qu'elles soient rarement bonnes, les raisons que l'on a de redouter une arrestation. --Les miennes le sont, monsieur Jaeger, affirma froidement Serge Ladko. Excusez-moi de ne pas vous les reveler. Je me suis jure a moi-meme de garder mon secret. Je le garderai. Karl Dragoch acquiesca d'un geste qui exprimait la plus parfaite indifference. Le pilote reprit: --Je concois, monsieur Jaeger, que vous ne soyez pas desireux d'etre mele a mes affaires. Si vous le voulez, je vous deposerai en terre roumaine. Vous eviterez ainsi les dangers auxquels je peux etre expose. --Combien de temps comptez-vous rester a Roustchouk? demanda Karl Dragoch sans repondre directement. --Je ne sais, dit Serge Ladko. Si les choses tournent a mon gre, je serai revenu a bord avant le jour et, dans ce cas, je ne serai pas seul. S'il en est autrement, j'ignore ce que je ferai. --Je vous suivrai jusqu'au bout, monsieur Brusch, declara sans hesiter Karl Dragoch. --A votre aise!" conclut Serge Ladko qui n'ajouta pas une parole. A la nuit tombante, il reprit l'aviron et s'approcha de la rive bulgare. L'obscurite etait complete quand il y accosta, un peu en aval des dernieres maisons de la ville. Tout son etre tendu vers le but, Serge Ladko agissait a la maniere d'un somnambule. Ses gestes nets et precis faisaient sans hesitation ce qu'il fallait faire, ce qu'il lui eut ete impossible de ne pas faire. Aveugle pour tout ce qui l'entourait, il ne vit pas son compagnon disparaitre dans la cabine des que le grappin eut ete ramene a bord. Le monde exterieur avait perdu pour lui toute realite. Son reve seul existait. Et, ce reve, c'etait, tout illuminee de soleil, en depit de la nuit, sa maison et, dans sa maison, Natcha!... En dehors de Natcha, il n'etait plus rien sous le ciel. Des que l'etrave de la barge eut touche la rive, il sauta a terre, fixa solidement son amarre et s'eloigna d'un pas rapide. Aussitot, Karl Dragoch sortit de la cabine. Il n'y avait pas perdu son temps. Qui aurait reconnu le policier, a la silhouette energique et seche, dans ce balourd aux pesantes allures, merveilleuse copie d'un paysan hongrois? Le detective prit terre a son tour et, suivant le pilote a la piste, partit en chasse une fois de plus. XVI LA MAISON VIDE En cinq minutes Serge Ladko et Karl Dragoch eurent atteint les maisons. Roustchouk ne possedant, a cette epoque, malgre son importance commerciale, aucun eclairage public, il leur eut ete difficile, s'ils en avaient eu le desir, de se faire une idee de la ville irregulierement groupee autour d'un vaste debarcadere, sur la peripherie duquel se tassaient des echoppes assez delabrees, a usage d'entrepots ou de cabarets. Mais, en verite, ils n'y songeaient guere. Le premier marchait d'un pas rapide, les yeux fixes devant lui, comme s'il eut ete attire par un but etincelant dans la nuit. Quant au second, il mettait tant d'attention a suivre le pilote, qu'il ne vit meme pas deux hommes, qui debouchaient d'une ruelle au moment ou il la traversait. Des qu'ils furent sur le chemin longeant le fleuve, ces deux hommes se separerent. L'un s'eloigna a droite, vers l'aval. "Bonsoir, dit-il en bulgare. --Bonsoir," repondit l'autre, qui, tournant a gauche, emboita le pas a Karl Dragoch. Au son de cette voix, celui-ci avait tressailli. Une seconde, il hesita, en ralentissant instinctivement sa marche, puis, abandonnant sa poursuite, il s'arreta soudain et fit volte-face. Tout un ensemble de dons naturels ou acquis est necessaire au policier qui a l'ambition de ne pas croupir dans les bas emplois de sa profession. Mais, la plus precieuse des multiples qualites qu'il doit posseder, c'est une parfaite memoire de l'oeil et de l'oreille. Karl Dragoch possedait cet avantage au plus haut degre. Ses nerfs auditifs et visuels constituaient de veritables appareils enregistreurs, et leurs sensations lumineuses ou sonores, il ne les oubliait jamais, quelle que fut la longueur du temps ecoule. Apres des mois, apres des annees, il reconnaissait du premier coup un visage a peine apercu, la voix qui, une seule fois, avait fait vibrer son tympan. Il en etait precisement ainsi pour l'une de celles qu'il venait d'entendre, et, dans la circonstance presente, il n'y avait pas si longtemps qu'il s'etait trouve en face du proprietaire, pour qu'une erreur fut a redouter. Cette voix, qui, dans la clairiere, au pied du mont Pilis, avait resonne a son oreille, c'etait le fil conducteur vainement cherche jusqu'ici. Pour ingenieuses qu'elles pussent paraitre, ses deductions relatives a son compagnon de voyage n'etaient en somme que des hypotheses. La voix, au contraire, lui apportait enfin une certitude. Entre le probable et le certain, l'hesitation etait impossible, et c'est pourquoi le detective, abandonnant sa filature, s'etait lance sur une nouvelle piste. "Bonsoir, Titcha, prononca en allemand Karl Dragoch lorsque l'homme fut arrive a proximite. Celui-ci s'arreta, cherchant a percer l'obscurite de la nuit. --Qui me parle? interrogeait-il. --Moi, repondit Dragoch. --Qui ca, vous? --Max Raynold. --Connais pas. --Mais je vous connais, moi, puisque je vous ai appele par votre nom. --C'est juste, reconnut Titcha. Il faut meme que vous ayez de bons yeux, camarade. --Ils sont excellents, en effet. Le dialogue fut interrompu un instant. --Que me voulez-vous? reprit Titcha. --Vous parler, declara Dragoch, a vous et a un autre. Je ne suis a Roustchouk que pour ca. --Vous n'etes donc pas d'ici? --Non. Je suis arrive aujourd'hui. --Joli moment que vous avez choisi, ricana Titcha, qui faisait sans doute allusion a l'anarchie actuelle de la Bulgarie. Dragoch, ayant esquisse un geste d'indifference, ajouta: --Je suis de Gran. Titcha garda le silence. --Vous ne connaissez pas Gran? insista Dragoch. --Non. --C'est etonnant, apres en etre venu si pres. --Si pres?... repeta Titcha. Ou prenez vous que je sois alle pres de Gran? --Parbleu! dit en riant Karl Dragoch, elle n'en est pas si loin, la villa Hagueneau. Ce fut au tour de Titcha de tressaillir. Il essaya, toutefois, de payer d'audace. --La villa Hagueneau?... balbutia-t-il d'un ton qu'il voulait rendre plaisant. C'est juste comme pour vous, camarade. Connais pas. --Vraiment?.. fit ironique ment Dragoch. Et la clairiere de Pilis, la connaissez-vous? Titcha, se rapprochant vivement, saisit le bras de son interlocuteur. --Plus bas, donc! dit-il sans chercher cette fois a dissimuler son emotion. Vous etes fou de crier comme ca. --Puisqu'il n'y a personne, objecta Dragoch. --On ne sait jamais, repliqua Titcha, qui demanda: Enfin, que voulez-vous? --Parler a Ladko, repondit Dragoch sans baisser la voix. Titcha resserra son etreinte. --Chut! fit-il en jetant autour de lui des regards apeures. Vous avez donc jure de nous faire pendre? Karl Dragoch se mit a rire. --Ah bien! dit-il, ca ne va pas etre commode de nous entendre, s'il faut parler a la muette! --Aussi, gronda sourdement Titcha, on n'a pas idee d'aborder les gens au milieu de la nuit sans crier gare. Il y a des choses qu'il vaut mieux ne pas dire en pleine rue. --Je ne tiens pas a vous parler dans la rue, riposta Dragoch. Allons ailleurs. --Ou? --N'importe ou. Il y a bien un cabaret dans les environs? --A quelques pas d'ici. --Allons-y. --Soit, conceda Titcha. Suivez-moi. Cinquante metres plus loin, les deux compagnons arriverent sur une petite place. En face d'eux, une fenetre brillait faiblement dans la nuit. --C'est la, dit Titcha. La porte ouverte, ils entrerent de plain-pied dans la salle deserte d'un modeste cafe dont une dizaine de tables garnissaient le pourtour. --Nous serons a merveille ici, dit Dragoch. Le patron accourait au-devant de ces clients inesperes. --Qu'allons-nous boire?... C'est moi qui regale, annonca le detective, en frappant sur son gousset. --Un verre de racki? proposa Titcha. --Va pour le racki!... Et du genievre?... Ca ne vous dit rien? --Bon aussi, le genievre, approuva Titcha. Karl Dragoch se tourna vers le patron attentif aux ordres. --Vous avez entendu, l'ami?... Servez-nous, et vivement! Pendant que l'hote s'empressait, Dragoch, d'un coup d'oeil, pesa l'adversaire qu'il allait avoir a combattre. Il l'eut vite juge. Larges epaules, cou de taureau, front etroit mange par d'epais cheveux gris, parfait exemplaire, en un mot, du lutteur forain de bas etage, c'etait une veritable brute qu'il avait en face de lui. Aussitot que les bouteilles et deux verres eurent ete apportes, Titcha reprit la conversation au point ou elle avait debute. --Vous dites donc que vous me connaissez? --Vous en doutez? --Et que vous connaissez l'affaire de Gran? --Aussi. Nous y avons travaille ensemble. --Pas possible! --Mais certain. --Je n'y comprends rien, murmura Titcha, qui cherchait de bonne foi dans ses souvenirs. Nous n'etions que nous huit, cependant... --Pardon, interrompit Dragoch, nous etions neuf, puisque j'y etais. --Vous avez mis la main a la pate? insista Titcha mal convaincu. --Oui, a la villa, et a la clairiere pareillement. C'est meme moi qui ai emmene la charrette. --Avec Vogel? --Avec Vogel. Titcha reflechit un instant. --Ca ne se peut pas, protesta-t-il. C'est Kaiserlick qui etait avec Vogel. --Non, c'est moi, repliqua Dragoch sans se troubler. Kaiserlick etait reste avec vous autres. --Vous en etes sur? --Absolument, affirma Dragoch. Titcha paraissait ebranle. Le bandit ne brillait pas precisement par l'intelligence. Sans s'apercevoir qu'il venait lui-meme de reveler l'existence de Vogel et de Kaiserlick au pretendu Max Raynold, il considerait comme une preuve que ce dernier connut leurs noms. --Un verre de genievre? proposa Dragoch. --Ca n'est pas de refus, dit Titcha. Puis, le verre vide d'un trait: --C'est curieux, murmura-t-il, a demi vaincu. C'est bien la premiere fois que nous melons un etranger a nos affaires. --Il faut un commencement a tout, repliqua Karl Dragoch. Je ne serai plus un etranger quand j'aurai ete admis dans la bande. --Quelle bande? --Inutile de finasser, camarade. Puisque je vous dis que c'est convenu. --Qu'est-ce qui est convenu? --Que je serai des votres. --Convenu avec qui? --Avec Ladko. --Taisez-vous donc, interrompit rudement Titcha. Je vous ai deja prevenu qu'il fallait garder ce nom-la pour vous. --Dans la rue, objecta Dragoch. Mais ici? --Ici comme ailleurs, dans toute la ville, s'entend. --Pourquoi? demanda Dragoch suivant la veine. Mais Titcha conservait un reste de mefiance. --Si on vous le demande, repondit-il prudemment, vous direz que vous l'ignorez, camarade. Vous savez beaucoup de choses, mais vous ne savez pas tout, je le vois, et ce n'est pas a un vieux renard comme moi que vous tirerez les vers du nez. Titcha se trompait, il n'etait pas de force a lutter avec un jouteur comme Dragoch, et le vieux renard avait trouve son maitre. La sobriete n'etait pas sa qualite dominante, et le detective, aussitot qu'il l'eut decouvert, s'etait ingenie a tirer parti de ce defaut a la cuirasse de l'adversaire. Ses offres repetees avaient eu raison de la resistance, d'ailleurs assez molle, du bandit. Les verres de genievre succedaient aux verres de racki, et reciproquement. L'effet de l'alcool commencait deja a se faire sentir. L'oeil de Titcha devenait trouble, sa langue plus lourde, sa prudence moins eveillee. Or, comme chacun sait, glissante est la route de l'ivresse, et d'ordinaire, plus on apaise la soif, plus elle grandit. --Nous disions donc, reprit Titcha d'une voix un peu pateuse, que c'est convenu avec le chef? --Convenu, declara Dragoch. --Il a bien fait,... le chef, affirma Titcha, qui, sous l'influence de l'ivresse, se mit a tutoyer son interlocuteur. Tu as l'air d'un bon et d'un vrai camarade. --Tu peux le dire, approuva Dragoch en s'accordant a l'unisson. --Seulement, voila!... Tu ne le verras pas,... le chef. --Pourquoi ne le verrai-je pas? Avant de repondre, Titcha, avisant la bouteille de racki, s'en versa coup sur coup deux rasades. Quand il eut bu, il declara d'une voix rauque: --Parti,... le chef. --Il n'est pas a Roustchouk? insista Dragoch vivement desappointe. --Il n'y est plus. --Plus?.. Il y est donc venu? --Il y a quatre jours. --Et maintenant? --Il continue a descendre jusqu'a la mer avec le chaland. --Quand doit-il revenir? --Dans une quinzaine. --Quinze jours de retard! Voila bien ma chance! s'ecria Dragoch. --Ca te demange donc bien d'entrer dans la compagnie? demanda Titcha avec un gros rire. --Dame! fit Dragoch. Je suis paysan, moi, et au coup de Gran j'ai touche en une nuit plus que je ne gagne en un an a travailler la terre. --Ca t'a mis en gout, conclut Titcha en riant aux eclats. Dragoch parut s'apercevoir que le verre de son vis-a-vis etait vide, et s'empressa de le remplir. --Mais tu ne bois pas, camarade, s'ecria-t-il. A ta sante! --A ta sante! repeta Titcha, qui lampa son verre d'un trait. Abondante etait la moisson de renseignements recueillie par le policier. Il savait de combien d'affilies se composait la bande du Danube: huit, au dire de Titcha; le nom de trois d'entre eux et meme de quatre, en y comprenant le chef; sa destination: la mer, ou sans doute un navire serait charge du butin; la base de ses operations: Roustchouk. Quand Ladko y reviendrait, dans une quinzaine de jours, toutes les dispositions seraient prises pour qu'il fut apprehende sur-le-champ, a moins qu'on ne reussit a mettre la main sur lui aux bouches memes du Danube. Plus d'un point, toutefois, restaient encore obscurs. Karl Dragoch pensa qu'il serait peut-etre possible d'elucider tout au moins l'un d'eux, en profitant de l'etat d'ebriete de son interlocuteur. --Pourquoi donc, demanda-t-il d'un ton indifferent apres un instant de silence, ne voulais-tu pas tout a l'heure que je prononce le nom de Ladko? Tout a fait gris, decidement, Titcha eut un regard mouille a l'adresse de son compagnon, auquel, dans une soudaine explosion de tendresse, il tendit la main. --Je vais te le dire, balbutia-t-il, car tu es un ami, toi! --Oui, affirma Dragoch en repondant a l'etreinte de l'ivrogne. --Un frere. --Oui. --Un luron, un gars d'attaque. --Oui. Titcha chercha des yeux les bouteilles. --Un coup de genievre? proposa-t-il. --Il n'y en a plus, repondit Dragoch. Estimant l'adversaire a point, et redoutant de le voir tomber ivre-mort, le detective s'etait arrange pour repandre sur le sol une bonne partie des flacons. Mais cela ne faisait pas l'affaire de Titcha qui, en apprenant l'epuisement du genievre, fit une grimace desolee. --Du racki, alors? implora-t-il. --Voila, consentit Karl Dragoch en avancant sur la table la bouteille qui contenait encore quelques gouttes de liqueur. Mais attention, camarade!... Il ne faudrait pas nous griser. --Moi!... protesta Titcha, qui s'adjugea le fond de la bouteille. Je le voudrais que je ne pourrais pas! --Nous disions donc que Ladko?... suggera Dragoch reprenant patiemment sa marche tortueuse vers le but. --Ladko?... repeta Titcha qui ne savait plus de quoi il s'agissait. --Pourquoi ne faut-il pas le nommer? Titcha eut un rire avine. --Ca t'intrigue, ca, mon fils!... C'est qu'ici Ladko se prononce Striga, voila tout. --Striga?... repeta Dragoch qui ne comprenait pas. Pourquoi Striga?... --Parce que c'est son nom, a cet enfant... Ainsi, toi, tu t'appelles... Au fait! comment t'appelles-tu?... --Raynold. --C'est ca... Raynold... Eh bien! Je t'appelle Raynold... Lui, il s'appelle Striga... C'est clair. --A Gran, cependant... insista Dragoch. --Oh! interrompit Titcha, a Gran, c'etait Ladko... Mais, a Roustchouk, c'est Striga. Il cligna de l'oeil d'un air malin. --Comme ca, tu comprends, ni vu, ni connu. Qu'un malfaiteur s'affuble d'un nom d'emprunt quand il accomplit ses mefaits, cela n'est pas pour etonner un policier, mais pourquoi ce nom de Ladko, ce meme nom dont etait signe le portrait trouve dans la barge? --Il existe bien un Ladko pourtant, s'ecria avec impatience Dragoch formulant ainsi la conclusion de sa pensee. --Parbleu! fit Titcha. C'est meme le plus beau de l'affaire. --Qu'est-ce que c'est que ce Ladko? --Une canaille, affirma energiquement Titcha. --Qu'est-ce qu'il t'a fait? --A moi?... Rien... A Striga... --Qu'est-ce qu'il a fait a Striga?. --Il lui a souffle la femme... la belle Natcha. Natcha! ce meme prenom qui figurait sur le portrait. Dragoch, assure d'etre sur la bonne piste, ecoutait avidement Titcha qui poursuivait sans se faire prier: --Depuis, ils ne sont pas amis, tu penses!... C'est pour ca que Striga a pris son nom. C'est un malin, Striga. --Tout cela, objecta Dragoch, ne me dit pas pourquoi il ne faut pas prononcer le nom de Ladko. --Parce qu'il est malsain, expliqua Titcha... A Gran... et ailleurs, tu sais qui il designe... Ici, c'est celui d'une espece de pilote qui s'est mis contre le-gouvernement... Il conspire, l'imbecile... Et les rues sont pleines de Turcs a Roustchouk! --Qu'est-il devenu? demanda Dragoch. Titcha fit un geste d'ignorance. --Il a disparu, repondit-il. Striga dit qu'il est mort. --Mort! --Et ca doit etre vrai, puisque Striga a la femme maintenant. --Quelle femme? --Eh! la belle Natcha... Apres le nom, la femme... Pas contente, la colombe!... Mais Striga la tient bien a bord du chaland. Tout s'eclaircissait pour Dragoch. Ce n'est pas en compagnie d'un vulgaire malfaiteur qu'il avait passe de si longs jours, mais avec un patriote exile. Quelle ne devait pas etre en ce moment la douleur du malheureux, n'arrivant enfin chez lui apres tant d'efforts, que pour trouver sa maison vide!... Il fallait courir a son aide... Quant a la bande du Danube, Dragoch, renseigne desormais, n'aurait aucune peine a mettre ensuite la main sur elle. --Il fait chaud!... soupira-t-il en faisant semblant d'etre vaincu par l'ivresse. --Tres chaud, approuva Titcha. --C'est le racki, balbutia Dragoch. Titcha abattit son poing sur la table. --Tu n'as pas la tete solide, l'enfant!.. railla-t-il lourdement. Moi... tu vois... Pret a recommencer. --Je ne peux pas lutter, reconnut Dragoch. --Mauviette!.. ricana Titcha. Enfin, sortons, si le coeur t'en dit. Le patron appele et paye, les deux compagnons se retrouverent sur la place. Ce changement ne parut pas favorable a Titcha. A peine a l'air libre, son ivresse s'aggrava notablement. Dragoch eut peur d'avoir force la dose. --Dis donc, demanda-t-il en montrant l'aval, ce Ladko?... --Quel Ladko? --Le pilote. C'est par la qu'il demeurait? --Non. Karl Dragoch se tourna du cote de la ville. --Par la? --Non plus --Par la, alors? interrogea Dragoch en indiquant l'amont. --Oui, balbutia Titcha. Le detective entraina son compagnon. Celui-ci titubait et se laissait conduire en machonnant des propos incoherents quand, apres cinq minutes de marche, il s'arreta brusquement, s'efforcant de reprendre son aplomb. --Qu'est-ce qu'il disait donc, Striga, begayait-il, que Ladko etait mort? --Eh bien? --Il n'est pas mort, puisqu'il y a quelqu'un chez lui. Et Titcha montrait, a quelques pas, des raies de lumiere filtrant a travers les volets d'une fenetre et striant la chaussee. Dragoch se hata vers cette fenetre. Par une fente des volets, Titcha et lui regarderent dans la maison. Ils apercurent une salle de proportions modestes, mais assez confortablement meublee. Le desordre des meubles et la couche epaisse de poussiere qui les recouvrait incitaient a croire que cette salle avait ete le theatre, depuis longtemps abandonne, de quelque scene de violence. Le centre en etait occupe par une grande table, sur laquelle etait accoude un homme, qui semblait reflechir profondement. La contraction de ses doigts a demi disparus dans les cheveux en desordre exprimait eloquemment le trouble douloureux de son ame. Des yeux de cet homme, de grosses larmes coulaient. Ainsi qu'il s'y attendait, Karl Dragoch reconnut son compagnon de voyage. Mais il ne fut pas seul a reconnaitre le desespere songeur. --C'est lui!... murmura Titcha en faisant d'energiques efforts pour chasser son ivresse. --Lui?... --Ladko. Titcha se passa la main sur le visage et parvint a retrouver un peu de sang-froid. --Il n'est pas mort, la canaille... dit-il entre ses dents. Mais il n'en vaut guere mieux... Les Turcs me payeront sa peau plus cher qu'elle ne vaut... C'est Striga qui sera content!.. Ne bouge pas d'ici, camarade, dit-il en s'adressant a Karl Dragoch. S'il veut sortir, assomme-le!.. Appelle a l'aide au besoin... Moi, je vais chercher la police... Sans attendre de reponse, Titcha s'eloigna en courant. A peine s'il faisait encore quelques zigzags. L'emotion lui avait rendu son equilibre. Des qu'il fut seul, le detective entra dans la maison. Serge Ladko ne fit pas un mouvement. Karl Dragoch lui mit la main sur l'epaule. Le malheureux releva la tete. Mais sa pensee restait absente, et son regard vague montrait qu'il ne reconnaissait pas son passager. Celui-ci ne prononca qu'un mot: "Natcha!... Serge Ladko se redressa avec violence. Ses yeux flambaient, interrogateurs, rives sur ceux de Karl Dragoch. --Suivez-moi, dit le detective, et hatons-nous." XVII A LA NAGE La barge volait sur les eaux. Ivre, exalte, en proie a une sorte de rage, Serge Ladko, plus furieusement que jamais, pesait sur l'aviron. Affranchi des lois communes par la violence de son desir, a peine s'il s'accordait, chaque nuit, quelques instants de repos. Il tombait alors, assomme, dans un sommeil de plomb, dont il s'eveillait soudainement, comme appele par un coup de cloche, deux heures plus tard, pour reprendre aussitot son effrayant labeur. Temoin de cette poursuite acharnee, Karl Dragoch admirait qu'un organisme humain put etre doue d'une telle force de resistance. C'etait un homme, cependant, qui lui donnait ce prodigieux spectacle, mais un homme qui puisait une energie surhumaine dans le plus affreux desespoir. Soucieux d'epargner au malheureux pilote la plus legere distraction, le detective s'appliquait a ne pas rompre le silence. Tout ce qu'il etait essentiel de dire, on l'avait dit au depart de Roustchouk. Des que la barge eut ete repoussee dans le courant, Karl Dragoch avait, en effet, donne les explications indispensables. Tout d'abord, il avait revele sa qualite. Puis, en quelques mots brefs, il avait explique pourquoi il avait entrepris ce voyage, a la poursuite de la bande du Danube, a laquelle la croyance populaire attribuait pour chef un certain Ladko, de Roustchouk. Ce recit, le pilote l'avait ecoute distraitement, en manifestant une fievreuse impatience. Que lui importait tout cela? Il n'avait qu'une pensee, qu'un but, qu'un espoir: Natcha! Son attention ne s'etait eveillee qu'au moment ou Karl Dragoch avait commence a parler de la jeune femme, a dire comment, de la bouche de Titcha, il avait appris que Natcha descendait le cours du fleuve, prisonniere a bord d'un chaland commande par le chef de cette bande, dont le nom reel n'etait pas Ladko, mais Striga. A ce nom, Serge Ladko avait pousse un veritable rugissement. "Striga!" s'etait-il ecrie tandis que sa main crispee etreignait violemment l'aviron. Il n'en avait pas demande davantage. Depuis lors, il se hatait sans repit, sans treve, sans repos, les sourcils fronces, les yeux fous, toute son ame projetee en avant, vers le but. Ce but, il avait dans son coeur la certitude de l'atteindre. Pourquoi? Il eut ete incapable de le dire. Il en etait certain, voila tout. Le chaland dans lequel Natcha etait prisonniere, il le decouvrirait du premier coup d'oeil, fut-ce au milieu de mille autres. Comment? Il n'en savait rien. Mais il le decouvrirait. Cela ne se discutait pas, ne faisait pas question. Il s'expliquait maintenant pourquoi il lui avait semble connaitre celui des geoliers charge de lui apporter ses repas pendant sa premiere incarceration, et pourquoi les voix entendues confusement avaient eu un echo dans son coeur. Le geolier, c'etait Titcha. Les voix, c'etaient celles de Striga et de Natcha. Et de meme, le cri apporte par la nuit, c'etait encore Natcha appelant inutilement a l'aide. Que ne s'etait-il arrete alors! Que de regrets, que de remords il se fut epargnes! A peine si, au moment de sa fuite, il avait apercu dans l'obscurite la masse sombre de la prison flottante dans laquelle il abandonnait, sans le savoir, celle qui lui etait si chere. N'importe! cela suffirait. Il etait impossible qu'il passat en vue de ce chaland sans qu'au fond de son etre une voix mysterieuse ne l'en avertit. En verite, l'espoir de Serge Ladko etait moins presomptueux qu'on ne pourrait etre tente de le croire. Ses chances d'erreur etaient, en effet, tres reduites par la rarete des chalands sillonnant le Danube. Leur nombre, qui, depuis Orsova, n'avait cesse de diminuer, etait devenu tout a fait insignifiant a partir de Roustchouk, et les derniers s'etaient arretes a Silistrie. En aval de cette ville, que la barge eut depassee en vingt-quatre heures, il ne resta que deux gabarres sur le fleuve, ou regnaient presque exclusivement desormais les batiments a vapeur. C'est qu'a la hauteur de Roustchouk le Danube est immense. S'etalant sur la rive gauche en interminables marais, son lit y depasse deux lieues. En aval, il est plus vaste encore, et, entre Silistrie et Braila, atteint parfois jusqu'a vingt kilometres de largeur. Cette etendue d'eau, c'est une veritable mer, a laquelle ne manquent ni les tempetes, ni les lames couronnees d'ecume, et il est concevable que des chalands plats, peu faits pour les houles du large, hesitent a s'y aventurer. Il etait meme fort heureux pour Serge Ladko que le temps restat fixe au beau. Dans une embarcation de si petite taille et de formes si peu _marines_, il aurait ete force, pour peu que le vent eut souffle avec quelque violence, de chercher refuge dans une anfractuosite de la rive. Karl Dragoch, qui, tout en s'interessant de grand coeur aux soucis de son compagnon, visait aussi un autre but, ne laissait pas d'etre trouble en constatant le desert de cette morne etendue. Titcha ne lui avait-il pas donne un renseignement mensonger? L'arret successif de tous les chalands lui faisait craindre que Striga n'eut ete dans la necessite de les imiter. Son inquietude devint telle qu'il finit par s'en ouvrir a Serge Ladko. "Un chaland est-il capable d'aller jusqu'a la mer? demanda-t-il. --Oui, repondit le pilote. Cela arrive rarement, mais ca se voit cependant. --Vous en avez conduit vous-meme? --Quelquefois. --Comment font-ils pour decharger leur cargaison? --En s'abritant dans une des criques qui existent au dela des bouches, et ou des vapeurs viennent les trouver. --Les bouches, dites-vous. Il y en a plusieurs, en effet. --Il y a deux branches principales, repondit Serge Ladko. L'une, au Nord, celle de Kilia; l'autre, plus au Sud, celle de Sulina. Cette derniere est la plus importante. --Cela ne peut-il etre pour nous une cause d'erreur? s'enquit Karl Dragoch. --Non, affirma le pilote. Des gens qui se cachent ne passent pas par Sulina. Nous prendrons le bras du Nord. Karl Dragoch ne fut qu'a demi rassure par cette reponse. Pendant que l'on suivrait une route, la bande pouvait parfaitement s'echapper par l'autre. Mais que faire contre cette eventualite, sinon s'en remettre a la chance, puisqu'on ne possedait pas le moyen de surveiller a la fois toutes les bouches du fleuve? Comme s'il eut devine sa pensee, Serge Ladko completa son explication de cette maniere rassurante: --D'ailleurs, au dela de la bouche de Kilia, il existe une anse, dans laquelle un chaland peut proceder a un transbordement. Par la bouche de Sulina, il lui faudrait au contraire decharger dans le port de ce nom, qui est situe au bord meme de la mer. Quant au bras Saint-Georges, qui coule plus au Sud, il est a peine navigable, bien qu'il soit le plus important au point de vue de la largeur. Aucune erreur n'est donc a craindre." Dans la matinee du 14 octobre, le quatrieme jour apres le depart de Roustchouk, la barge parvint enfin au delta du Danube. Laissant sur la droite le bras de Sulina, elle s'engagea franchement dans celui de Kilia. A midi, on passait devant Ismail, derniere ville de quelque importance que l'on dut rencontrer. Des les premieres heures du lendemain, on deboucherait dans la mer Noire. Aurait-on rejoint auparavant le chaland de Striga? Rien n'autorisait a le croire. Depuis qu'on avait abandonne le bras principal, la solitude du fleuve etait devenue complete. Si loin que s'etendit le regard, plus une voile, plus un panache de fumee. Karl Dragoch etait devore d'inquietude. Quant a Serge Ladko, s'il etait inquiet, il n'en laissait rien paraitre. Toujours courbe sur l'aviron, il poussait inlassablement la barge de l'avant, attentif a suivre le chenal que seule une longue pratique lui permettait de reconnaitre entre les rives basses et marecageuses. Son courage obstine devait avoir sa recompense. Dans l'apres-midi de ce meme jour, vers cinq heures, un chaland apparut enfin, mouille a une douzaine de kilometres au-dessous de la ville forte de Kilia. Serge Ladko, arretant le mouvement de son aviron, saisit une longue-vue et examina attentivement ce chaland. " C'est lui!... dit-il d'une voix etouffee en laissant retomber l'instrument. --Vous en etes sur? --Sur, affirma Serge Ladko. J'ai reconnu Yacoub Ogul, un habile pilote de Roustchouk, ame damnee de Striga, dont il conduit certainement le bateau. --Qu'allons-nous faire? demanda Karl Dragoch. Serge Ladko ne repondit pas sur-le-champ. Il reflechissait. Le detective reprit: --Il faut revenir en arriere jusqu'a Kilia et au besoin jusqu'a Ismail. La, nous nous procurerons du renfort. Le pilote hocha negativement la tete. --Remonter jusqu'a Ismail, en refoulant le courant, ou seulement jusqu'a Kilia, dit-il, cela demanderait trop de temps. Le chaland prendrait de l'avance, et, en mer, on ne pourrait plus le retrouver. Non, restons ici et attendons la nuit. J'ai une idee. Si je ne reussis pas, nous suivrons le chaland de loin, et, quand nous connaitrons son lieu de relache, nous irons chercher de l'aide a Sulina. A huit heures, l'obscurite devenue complete, Serge Ladko laissa deriver la barge Jusqu'a deux cents metres du chaland. La, il mouilla silencieusement son grappin. Puis, sans un mot d'explication a Karl Dragoch qui le regardait faire avec etonnement, il quitta ses vetements et s'elanca dans le fleuve. Fendant l'eau d'un bras robuste, il se dirigea en droite ligne vers le chaland qu'il distinguait confusement dans l'ombre. Quand il l'eut depasse, a distance suffisante pour ne pas etre apercu, il nagea en sens contraire, et, refoulant le courant assez rapide, vint s'accrocher au large safran du gouvernail. Il ecouta. Presque etouffe par le frissonnement soyeux de l'eau courant sur les flancs de la gabarre, un air de danse parvint jusqu'a lui. Au-dessus de sa tete, quelqu'un chantonnait a mi-voix. Cramponne des pieds et des mains a la surface gluante du bois, Serge Ladko s'eleva d'un lent effort jusqu'a la partie superieure du safran et reconnut Yacoub Ogul. A bord, tout etait tranquille. Aucun bruit ne sortait du rouf, dans lequel Ivan Striga s'etait sans doute retire. Des hommes de l'equipage, cinq devisaient paisiblement, etendus sur le pont vers l'avant. Leurs voix se fondaient en un murmure confus. Seul, Yacoub Ogul se trouvait a l'arriere. Monte au-dessus du rouf, il s'etait assis sur la barre du gouvernail et se laissait bercer par la paix nocturne, en murmurant une chanson familiere. La chanson s'eteignit tout a coup. Deux mains de fer broyaient la gorge du chanteur, qui, basculant par-dessus le couronnement, vint tomber en travers du safran. Etait-il mort? Jambes et bras ballants, son corps inerte pendait comme un linge de part et d'autre de cette arete etroite. Serge Ladko desserra son etreinte et saisit l'homme par la ceinture, puis diminuant graduellement la pression de ses genoux contre le safran, il se laissa glisser peu a peu et s'enfonca silencieusement dans l'eau. Nul, dans le chaland, n'avait soupconne l'agression. Ivan Striga n'etait pas sorti du rouf. A l'avant, les cinq causeurs continuaient leur paisible conversation. Serge Ladko, cependant, nageait vers la barge. Le retour etait plus penible que l'aller. Outre qu'il lui fallait maintenant remonter le courant, il avait a soutenir le corps de Yacoub Ogul. Si celui-ci n'etait pas mort, il n'en valait guere mieux. La fraicheur de l'eau ne l'avait pas ranime; il ne faisait pas un mouvement. Serge Ladko commencait a craindre d'avoir eu la main trop lourde. Alors que cinq minutes avaient suffi pour venir de la barge au chaland, plus d'une demi-heure fut necessaire pour refaire le meme parcours en sens inverse. Encore le pilote eut-il la chance de ne pas s'egarer dans l'ombre. " Aidez-moi, dit-il a Karl Dragoch en saisissant enfin l'embarcation. En voici toujours un. Avec le secours du detective, Yacoub Ogul fut passe par-dessus bord et depose dans la barge. --Est-il mort? demanda Serge Ladko. Karl Dragoch se pencha sur le captif. --Non, dit-il. Il respire. Serge Ladko eut un soupir de satisfaction et, reprenant aussitot l'aviron, commenca a remonter le courant. --Alors, attachez-le, et solidement, dit-il tout en godillant, si vous ne voulez pas qu'il vous brule la politesse quand je vous aurai depose a terre. --Nous allons donc nous separer? demanda Karl Dragoch. --Oui, repondit Serge Ladko. Quand vous aurez pris terre, je retournerai aux alentours du chaland, et demain je m'arrangerai pour m'introduire a bord. --En plein jour? --En plein jour. J'ai mon idee. Soyez tranquille, pendant un certain temps tout au moins, je ne courrai aucun danger. Plus tard, quand nous serons pres de la mer Noire, je ne dis pas que les choses ne risquent de se gater. Mais je compte sur vous a ce moment que je retarderai le plus possible. --Sur moi?... Que pourrai-je donc faire? --M'amener du secours. --Je m'y emploierai, n'en doutez pas, affirma chaleureusement Karl Dragoch. --Je n'en doute pas, mais vous aurez peut-etre quelque difficulte. Vous ferez pour le mieux, voila tout. Ne perdez pas de vue que le chaland quittera son mouillage demain a midi, et que, si rien ne l'arrete, il sera en mer vers quatre heures. Basez-vous la-dessus. --Pourquoi ne restez-vous pas avec moi? demanda Karl Dragoch tres inquiet pour son compagnon. --Parce que vous pouvez eprouver du retard, ce qui permettrait a Striga de prendre de l'avance et de disparaitre. Il ne faut pas qu'il atteigne la mer. Et il ne l'atteindra pas, meme si vous arrivez trop tard pour me preter main-forte. Seulement, dans ce cas, il est probable que je serai mort." Le ton du pilote etait sans replique. Comprenant que rien ne le ferait changer d'avis, Karl Dragoch n'insista pas. La barge fut donc conduite a la rive, et Yacoub Ogul, toujours evanoui, fut depose sur le sol. Aussitot, Serge Ladko poussa au large. La barge disparut dans la nuit. XVIII LE PILOTE DU DANUBE Quand Serge Ladko eut disparu dans l'ombre, Karl Dragoch hesita un instant sur ce qu'il convenait de faire. Seul, au debut de la nuit, en ce point de la frontiere de la Bessarabie, encombre du corps inerte d'un prisonnier dont son devoir lui interdisait de se separer, sa situation ne laissait pas d'etre fort embarrassante. Cependant, comme il etait evident qu'un secours ne lui arriverait pas sans qu'il allat le chercher, il lui fallut bien prendre une decision. Le temps pressait. D'une heure, d'une minute peut-etre pouvait dependre le salut de Serge Ladko. Abandonnant provisoirement Yacoub Ogul toujours evanoui, et suffisamment ligotte, d'ailleurs, pour que la fuite lui fut interdite en cas de retour a la vie, il remonta vers l'amont aussi vite que le permettait la nature du terrain. Apres une demi-heure de marche dans un pays completement desert, il commencait a craindre d'etre oblige de pousser jusqu'a Kilia, lorsqu'il decouvrit enfin une maison batie au bord du fleuve. Ce ne fut pas une petite affaire que de se faire ouvrir la porte de cette maison, qui semblait etre une ferme de quelque importance. A pareille heure, en pareil lieu, une certaine mefiance est excusable, et les habitants de cette demeure paraissaient peu friands d'en permettre l'entree. La difficulte s'aggravait de l'impossibilite ou l'on etait de se comprendre, ces paysans parlant un patois local que Karl Dragoch, malgre son polyglotisme, ne connaissait pas. Inventant un jargon de circonstance dans lequel des mots roumains, russes et allemands figuraient chacun pour un tiers, il reussit toutefois a gagner leur confiance, et la porte si energiquement defendue finit par s'entre-bailler. Une fois dans la place, il lui fallut repondre a un interrogatoire serre, dont il sortit necessairement a son honneur, puisque deux heures ne s'etaient pas ecoulees depuis son debarquement, qu'une charrette l'avait ramene pres de Yacoub Ogul. Celui-ci n'avait pas repris connaissance. Il ne donna meme aucun signe de conscience, quand, de l'herbe de la rive, il fut transporte dans la charrette, qui repartit aussitot vers Kilia. Jusqu'a la ferme, force fut d'aller au pas, mais, au dela, on trouva un chemin, a la verite fort mauvais, qui permit neanmoins d'activer l'allure. Il etait plus de minuit, quand, apres ces peripeties, Karl Dragoch entra dans Kilia. Tout dormait dans la ville, et decouvrir le chef de la police ne fut pas chose facile. Il y parvint cependant, et prit, sur lui de reveiller ce haut fonctionnaire, qui, sans manifester trop de mauvaise humeur, se mit obligeamment a sa disposition. Karl Dragoch en profita pour faire deposer en lieu sur Yacoub Ogul, qui commencait a ouvrir les yeux; puis, libre de ses mouvements, il put enfin s'occuper de la capture du reste de la bande et du salut de Serge Ladko, qui le passionnait peut-etre plus encore. Des le premier pas, il se heurta a d'insurmontables difficultes. Aucun vapeur n'etait alors a Kilia, et, d'autre part, le chef de la police se refusait energiquement a envoyer ses hommes sur le fleuve. Ce bras du Danube etant alors indivis entre la Roumanie et la Turquie, on etait en droit de craindre que leur intervention ne provoquat de la part de la Sublime Porte des reclamations tres regrettables a un moment ou grondaient sourdement des menaces de guerre. Si le fonctionnaire roumain avait pu feuilleter le livre du Destin, il y aurait vu que cette guerre, decretee de toute eternite, eclaterait necessairement quelques mois plus tard, et cela l'aurait, sans doute, rendu moins timide; mais, dans son ignorance de l'avenir, il tremblait a la pensee d'etre mele d'une maniere quelconque a des complications diplomatiques, et il se conformait au sage precepte: "Pas d'affaires", qui est, comme on ne l'ignore pas, la devise des fonctionnaires de tous les pays. Le maximum de ce qu'il osa faire, ce fut de donner a Karl Dragoch le conseil de se rendre a Sulina et de lui indiquer l'homme capable de le conduire dans ce difficile voyage de pres de cinquante kilometres a travers le delta du Danube. Aller reveiller cet homme, le decider, atteler la voiture, la faire passer sur la rive droite, tout cela demanda beaucoup de temps. Il etait pres de trois heures du matin, quand le detective fut enfin emporte au trot d'un petit cheval, dont la qualite etait fort heureusement superieure a l'apparence. Le chef de la police de Kilia avait eu raison en representant comme difficile la traversee du Delta. Sur des routes boueuses et parfois recouvertes de plusieurs centimetres d'eau, la voiture avancait peniblement, et, sans l'habilete du conducteur, elle se fut plus d'une fois egaree dans cette plaine ou n'existe aucun point de repere. On n'avancait pas vite ainsi, et encore fallait-il de temps a autre laisser souffler le cheval extenue. Midi sonnait comme Karl Dragoch arrivait a Sulina. Le delai fixe par Serge Ladko allait expirer dans quelques heures! Sans prendre le temps de se restaurer, il courut se mettre en rapport avec les autorites locales. Sulina, devenue roumaine depuis le traite de Berlin, etait ville turque a l'epoque de ces evenements. Les relations etant alors des plus tendues entre la Sublime Porte et les puissances occidentales, Karl Dragoch, sujet hongrois, ne pouvait esperer y etre _persona grata_, malgre la mission d'interet general dont il etait investi. Moins mal recu qu'il ne le craignait, il ne fut donc pas surpris de ne trouver aupres des autorites qu'une aide assez molle. La police locale, lui dit-on, ne possedant pas d'embarcation qui lui fut specialement affectee, il ne devait compter que sur l'aviso de la douane, dont le concours etait tout indique dans la circonstance, une bande de voleurs pouvant, avec un peu de complaisance, etre assimilee a une bande de contrebandiers. Malheureusement, cet aviso, navire a vapeur de marche d'ailleurs assez rapide, n'etait pas presentement dans le port. Il croisait en mer, mais surement a faible distance de la cote. Karl Dragoch n'avait donc qu'a freter une barque de peche, et, des qu il serait hors des jetees, il le rencontrerait sans aucun doute. Le detective, desespere de son impuissance, se resigna a adopter ce parti. A une heure et demie de l'apres-midi, il mettait a la voile et doublait le mole, a la recherche de l'aviso. Il ne disposait plus que de cent cinquante minutes pour arriver au rendez-vous de Serge Ladko! Celui-ci, pendant que Karl Dragoch subissait cette serie de mesaventures, poursuivait methodiquement l'execution de son plan. Toute la matinee, il etait reste aux aguets, sa barge dissimulee dans les roseaux de la rive, s'assurant que le chaland ne faisait aucun preparatif de depart. En s'emparant, un peu brutalement peut-etre--mais il n'avait pas le choix des moyens--de Yacoub Ogul, c'est ce but precisement qu'il avait vise. Ainsi qu'il l'avait prevu, Striga n'osait s'aventurer sans guide dans une navigation des plus delicates et que l'abondance des bancs de sable rend impraticable a qui n'en a pas fait l'etude exclusive de sa vie. Il etait a croire que les pirates, incapables de s'expliquer la disparition de leur pilote, saisiraient la premiere occasion de le remplacer. Mais les pilotes n'abondent pas sur le bras de Kilia, et, jusqu'a onze heures du matin, les eaux, si l'on fait exception du chaland toujours immobile et de la barge invisible, demeurerent completement desertes A onze heures seulement, deux embarcations apparurent du cote de la mer. Serge Ladko, les ayant examinees avec sa longue-vue, reconnut que l'une d'elles etait celle d'un pilote. Ivan Striga allait donc vraisemblablement trouver le secours qu'il devait attendre avec impatience. Le moment d'intervenir etait arrive. La barge sortit hors des roseaux et se rapprocha du chaland. " Oh! du chaland!... hela Serge Ladko quand il fut a portee de la voix. --Oh!... lui fut-il repondu. Un homme apparut sur le rouf. Cet homme, c'etait Ivan Striga. Quelle fureur gronda dans le coeur de Serge Ladko, lorsqu'il apercut cet ennemi acharne de son bonheur, le lache qui, depuis tant de mois, tenait Natcha en son pouvoir! Mais il s'attendait a cette rencontre qu'il avait cherchee. Il y etait prepare. Sa fureur, il la renferma en lui-meme, et, se faisant violence: --Vous n'auriez pas besoin d'un pilote? demanda-t-il d'une voix calme. Au lieu de repondre, Striga, abritant ses yeux de la main, considera un long instant celui qui l'interpellait. A vrai dire, d'un seul regard il avait ete fixe sur la personnalite du nouveau venu. Mais, qu'il eut devant lui le mari de Natcha, cela lui paraissait si extraordinaire et, on peut le dire, si inespere, qu'il hesitait devant l'evidence. --N'etes-vous pas Serge Ladko, de Roustchouk? interrogea-t-il a son tour. --C'est bien moi, repondit le pilote. --Ne me reconnaissez-vous pas? --Il faudrait donc etre aveugle, repliqua Serge Ladko. Je vous reconnais parfaitement, Ivan Striga. --Et vous me faites vos offres de service? --Pourquoi pas? je suis pilote, declara froidement Serge Ladko. Striga balanca un instant. Que celui qu'il haissait le plus au monde vint ainsi benevolement se mettre a sa merci, c'etait trop beau. Cela ne cachait-il pas un piege?... Mais quel danger pouvait faire courir un homme seul a un equipage nombreux et resolu? Qu'il conduisit le chaland jusqu'a la mer, puisqu'il avait la sottise de le proposer! Une fois en mer, par exemple!... --Embarque! conclut le pirate, la bouche deformee par un rictus cruel que vit distinctement Serge Ladko. Celui-ci ne se fit pas repeter l'invitation. Sa barge accosta le chaland, a bord duquel il monta. Striga s'avanca au-devant de lui. --Me permettrez-vous, dit-il, de vous exprimer ma surprise de vous rencontrer aux bouches du Danube? Le pilote garda le silence. --On vous croyait mort, reprit Striga, depuis le temps que vous avez disparu de Roustchouk. Cette insinuation n'obtint pas plus de succes que la precedente. --Qu'etiez-vous devenu? interrogea Striga sans se decourager. --Je n'ai pas quitte le voisinage de la mer, repondit enfin Serge Ladko. --Si loin de Roustchouk! s'exclama Striga. Serge Ladko fronca les sourcils. Cet interrogatoire commencait a l'exasperer. Suivant la ligne de conduite qu'il s'etait tracee, il refrena toutefois son impatience et expliqua posement: --Les periodes troublees ne sont pas favorables aux affaires. Striga le considera d'un oeil narquois. --Et l'on vous disait patriote! s'ecria-t-il avec ironie. --Je ne fais plus de politique, dit sechement Serge Ladko. A ce moment, le regard de Striga tomba sur la barge, que le courant avait fait eviter a l'arriere du chaland. Il tressaillit violemment. Il ne pouvait se tromper. C'etait bien cette barge, dont il s'etait servi lui-meme pendant huit jours, et qu'il avait retrouvee amarree au quai de Semlin. Serge Ladko mentait donc quand il pretendait ne pas avoir quitte le delta du Danube? --Depuis que vous avez quitte Roustchouk, vous ne vous etes pas eloigne de ces parages? insista Striga en scrutant de l'oeil son interlocuteur. --Non, repondit Serge Ladko. --Vous m'etonnez, fit Striga. --Pourquoi? Avez-vous cru me rencontrer ailleurs? --Vous, non. Mais cette embarcation... Je jurerais l'avoir vue sur le haut fleuve. --C'est bien possible, repondit Serge Ladko avec indifference. Je l'ai achetee, il y a trois jours, d'un homme qui disait arriver de Vienne. --Comment etait cet homme? demanda vivement Striga dont les soupcons evoluaient vers Karl Dragoch. --Un brun, avec des lunettes. --Ah!... fit Striga tout songeur. Les reponses du pilote l'avaient visiblement ebranle. Il ne savait plus ce qu'il devait croire. Mais il ne tarda pas a liberer son esprit de toute preoccupation. Qu'importait apres tout? Que Serge Ladko dit ou ne dit pas la verite, il n'en etait pas moins entre ses mains. L'imbecile, qui se jetait ainsi dans la gueule du loup!... Entre sur le chaland, il n'en sortirait pas vivant. Voila des mois que Striga mentait en affirmant a Natcha qu'elle etait veuve. Des qu'on serait en mer, ce mensonge deviendrait une verite. --Partons! dit-il en maniere de conclusion a ses pensees. --A midi, repondit tranquillement Serge Ladko qui, sortant des provisions d'un sac qu'il portait a la main, se mit en devoir de dejeuner. Le pirate eut un geste d'impatience. Serge Ladko feignit de n'en rien voir. --Je dois vous prevenir, dit Striga, que je tiens a etre a la mer avant la nuit. --Nous y serons," affirma le pilote, sans montrer la moindre velleite de modifier sa decision. Striga s'eloigna vers l'avant. A en juger par l'expression reflechie de son visage, il lui restait un souci. Que le mari s'offrit a conduire precisement le chaland dans lequel sa femme etait retenue prisonniere, cette coincidence etait tout de meme par trop extraordinaire. Certes, rien ne pouvant empecher que Serge Ladko ne fut seul a bord contre six hommes determines, Striga eut sagement fait en ne cherchant pas plus loin. Mais il se tenait en vain ce raisonnement irrefutable. C'etait pour lui un besoin de savoir si la disparition de Natcha etait connue du principal interesse. Sa curiosite surexcitee ne lui laissa pas de cesse qu'il n'y eut cede. "Avez-vous recu des nouvelles de Roustchouk depuis que vous l'avez quitte? demanda-t-il en revenant vers le pilote qui continuait paisiblement son repas. --Jamais, repondit celui-ci. --Ce silence ne vous a pas surpris? --Pourquoi m'aurait-il surpris? demanda Serge Ladko en fixant son interlocuteur. Quelle que fut son audace, celui-ci se sentit gene sous ce ferme regard. --Je croyais, balbutia-t-il, que vous y aviez laisse votre femme. --Et moi je crois, repliqua froidement Serge Ladko, qu'un autre sujet de conversation serait preferable entre nous." Striga se le tint pour dit. Quelques minutes apres midi, le pilote donna l'ordre de lever l'ancre, puis, la voile hissee et bordee, il prit lui-meme la barre. A ce moment Striga s'approcha de lui. "Je dois vous prevenir, lui dit-il, que le chaland a besoin de fond. --Il est sur lest, objecta Serge Ladko. Deux pieds d'eau doivent suffire. --Il en faut sept, affirma Striga. --Sept! s'ecria le pilote, pour qui ce seul mot etait une revelation. Voila donc pourquoi la bande du Danube avait echappe jusqu'ici a toutes les poursuites! Son bateau etait habilement truque. Ce qu'on en apercevait hors de l'eau n'etait qu'une trompeuse apparence. Le veritable chaland etait sous-marin, et c'est dans cette cachette qu'etait depose le produit de ses rapines. Cachette qui pouvait, au besoin, Serge Ladko le savait par experience, se transformer en inviolable cachot. --Sept, avait repete Striga en reponse. a l'exclamation du pilote. --C'est bien," dit celui-ci sans faire d'autre observation. Pendant les premiers moments qui suivirent le depart, Striga, qui conservait malgre tout un reste d'inquietude, ne se departit pas d'une surveillance rigoureuse. Mais l'attitude de Serge Ladko etait de nature a le rassurer. Tres applique a ses fonctions, il ne nourrissait visiblement aucun mauvais dessein et prouvait que sa reputation d'habilete etait amplement justifiee. Sous sa main, le chaland evoluait docilement entre les bancs invisibles et suivait avec une precision mathematique les sinuosites de la passe. Peu a peu, les dernieres craintes du pirate s'evanouirent. La navigation se poursuivait sans incident. Bientot on atteindrait la mer. Il etait quatre heures quand on l'apercut. Apres un dernier coude du fleuve, le ciel et l'eau se rejoignirent a l'horizon. Striga interpella le pilote. "Nous voici pares, je pense? dit-il. Ne pourrait-on rendre la barre au timonier habituel? --Pas encore, repondit Serge Ladko. Le plus difficile n'est pas fait." A mesure qu'on gagnait vers l'embouchure, un champ plus vaste etait offert a la vue. Place au sommet mouvant de cet angle dont les branches s'ouvraient peu a peu, Striga tenait son regard obstinement dirige vers la mer. Tout a coup, il saisit une longue-vue, la braqua sur un petit vapeur de quatre a cinq cents tonneaux qui doublait la pointe Nord, puis, apres un bref examen, donna l'ordre de hisser un pavillon en tete de mat. On repondit aussitot par un signal pareil a bord du vapeur, qui, venant sur tribord, commenca a se rapprocher de l'estuaire. A ce moment, Serge Ladko ayant pousse la barre toute a babord, le chaland abattit sur tribord, et, coupant obliquement le courant, prit son erre vers le Sud-Est, comme pour aborder la rive droite. Striga etonne, regarda le pilote dont l'impassibilite le rassura. Un dernier banc de sable obligeait sans doute les bateaux a suivre cette route capricieuse. Striga ne se trompait pas. Oui, un banc de sable gisait en effet dans le lit du fleuve, mais non pas du cote de la mer, et c'est droit sur ce banc que Serge Ladko gouvernait d'une main ferme. Soudain, il y eut un formidable craquement. Le chaland en fut ebranle jusque dans ses fonds. Sous le choc, le mat vint en bas, casse net au ras de l'emplanture, et la voile s'abattit en grand, recouvrant de ses larges plis les hommes qui se trouvaient a l'avant. Le chaland, irremediablement engrave, demeura immobile. A bord, tout le monde avait ete renverse, y compris Striga, qui se releva ivre de rage. Son premier regard fut pour Serge Ladko. Le pilote ne paraissait pas emu de l'accident. Il avait lache la barre, et, les mains enfoncees dans les poches de sa vareuse, il surveillait son ennemi, le regard attentif a ce qui allait suivre. " Canaille! " hurla Striga, qui, brandissant un revolver, courut vers l'arriere. A la distance de trois pas, il tira. Serge Ladko s'etait baisse. La balle passa au-dessus de lui sans l'atteindre. Aussitot redresse, il fut d'un bond sur son adversaire, que son couteau frappa au coeur. Ivan Striga s'ecroula comme une masse. Le drame s'etait deroule si rapidement, que les cinq hommes de l'equipage, embarrasses, d'ailleurs, dans les plis de la voile, n'avaient pas eu le temps d'intervenir. Mais quel hurlement ils pousserent en voyant tomber leur chef! Serge Ladko, s'elancant a l'avant du spardeck, se precipita a leur rencontre. De la, il dominait le pont, sur lequel les hommes accouraient en tumulte. "Arriere! cria-t-il, les deux mains armees de revolvers, dont l'un venait d'etre arrache a Striga. Les hommes s'arreterent. Ils n'avaient point d'armes, et, pour s'en procurer, il leur fallait penetrer dans le rouf, c'est-a-dire passer sous le feu de l'ennemi. --Un mot, camarades, reprit Serge Ladko sans quitter son attitude menacante. J'ai la onze coups. C'est plus qu'il n'en faut pour vous descendre tous jusqu'au dernier. Je vous previens que je tire, si vous ne reculez pas immediatement vers l'avant. L'equipage se consulta, indecis. Serge Ladko comprit que, s'ils se ruaient tous a la fois, il arriverait bien sans doute a en abattre quelques-uns, mais qu'il serait lui-meme abattu par les autres. --Attention!... Je compte jusqu'a trois, annonca-t-il, sans leur laisser le temps de la reflexion. Un!... Les hommes ne bougerent pas. --Deux!... prononca le pilote. Il y eut un mouvement dans le groupe. Trois hommes ebaucherent une velleite d'attaque. Deux commencerent a battre, en retraite. --Trois!..." dit Serge Ladko en pressant la detente. Un homme tomba, l'epaule traversee d'une balle. Ses compagnons s'empresserent de prendre la fuite. Serge Ladko, sans quitter son poste d'observation, jeta un regard vers le vapeur qui avait obei au signal de Striga. Le batiment etait maintenant a moins d'un mille. Lorsqu'il serait bord a bord avec le chaland, lorsque son equipage se serait joint aux pirates, dont il etait necessairement plus ou moins complice, la situation deviendrait des plus graves. Le steamer approchait toujours. Il n'etait plus qu'a trois encablures, quand, evoluant brusquement sur tribord, il decrivit un grand cercle et s'eloigna vers la haute mer. Que signifiait cette manoeuvre? Avait-il donc ete inquiete par quelque chose que Serge Ladko ne pouvait apercevoir? Celui-ci, le coeur battant, attendit. Quelques minutes s'ecoulerent, et un autre vapeur surgit hors de la pointe du Sud. Sa cheminee vomissait des torrents de fumee. Le cap droit sur le chaland, il arrivait a toute vitesse. Bientot, Serge Ladko put reconnaitre a l'avant une figure amie, celle de son passager, M. Jaeger, celle du detective Karl Dragoch. Il etait sauve. Un instant plus tard, le pont de la gabarre etait envahi par la police, et son equipage se rendait, sans essayer une resistance inutile. Pendant ce temps, Serge Ladko s'etait precipite dans le rouf. L'une apres l'autre, il en visita les cabines. Une seule porte etait fermee. Il la renversa d'un coup d'epaule et s'arreta sur le seuil, eperdu. Natcha, reconquise, lui tendait les bras. XIX EPILOGUE Le proces de la bande du Danube passa inapercu dans le flamboiement de la guerre russo-turque. Les brigands, y compris Titcha aisement cueilli a Roustchouk, furent pendus haut et court, sans eveiller dans le public l'attention qu'en de moins tragiques circonstances on eut accorde a leur execution. ---Toutefois, les debats donnerent aux principaux interesses l'explication de ce qui etait reste jusqu'ici incomprehensible pour eux. Serge Ladko sut par suite de quel quiproquo il avait ete emprisonne dans le chaland en lieu et place de Karl Dragoch, et comment Striga, ayant appris par les journaux l'envoi d'une commission rogatoire a Szalka, s'etait introduit dans la maison du pecheur Ilia Brusch, pour repondre aux questions du commissaire de police de Gran. Il sut egalement comment Natcha, enlevee par la bande du Danube, avait eu a lutter contre les attaques de Striga, qui, se croyant certain d'avoir abattu son ennemi, ne cessait de lui affirmer qu'elle etait veuve. Un soir notamment, Striga, a l'appui de son dire, avait montre a la jeune femme son propre portrait, qu'il pretendait avoir conquis de haute lutte sur le legitime proprietaire. Il en etait resulte une scene violente, au cours de laquelle Striga s'etait emporte jusqu'a la menace. De la, le cri pousse par Natcha, et que le fugitif avait entendu dans la nuit. Mais c'etait la de l'histoire ancienne. Serge Ladko ne pensait plus aux mauvais jours depuis qu'il avait eu le bonheur de retrouver sa chere Natcha. Le territoire de la Bulgarie lui etant interdit, l'heureux couple, apres les evenements qui viennent d'etre racontes, s'etait fixe d'abord dans la ville roumaine de Giurgievo. C'est la qu'il se trouvait, quand, au mois de mai de l'annee suivante, le Tzar declara officiellement la guerre au Sultan. Serge Ladko, est-il besoin de le dire, fut des premiers qui s'engagerent dans les rangs de l'armee russe, a laquelle, grace a sa connaissance du theatre des operations, il rendit d'importants services. La guerre finie, la Bulgarie enfin libre, il revint avec Natcha dans la maison de Roustchouk et reprit son metier de pilote. Tous deux y vivent encore aujourd'hui, heureux et honores. Karl Dragoch est reste leur ami. Pendant longtemps, il n'a jamais manque de descendre le Danube, au moins une fois l'an, pour venir a Roustchouk. Aujourd'hui, les voies ferrees, dont le reseau s'est progressivement developpe, lui permettent d'abreger le voyage. Mais c'est toujours en suivant les meandres du fleuve que Serge Ladko, au hasard de ses pilotages, lui rend ses visites a Budapest. Des trois garcons que Natcha lui a donnes et qui sont maintenant des hommes, le plus jeune, apres un severe apprentissage sous les ordres de Karl Dragoch, est en bonne voie pour atteindre les plus hauts grades dans l'administration judiciaire de Bulgarie. Le cadet, digne heritier d'un laureat de la Ligue Danubienne, s'est consacre au peuple des eaux. Toutefois, rejetant la ligne, il a perfectionne les methodes de combat. Il doit a ses pecheries d'esturgeon une celebrite universelle et une fortune qui promet de devenir considerable. Quant a l'aine, il succedera a son pere, lorsque l'age de la retraite sonnera pour celui-ci. Par lui seront alors conduits vapeurs et chalands, de Vienne a la mer, dans les passes sinueuses et entre les bancs perfides du grand fleuve; par lui se perpetuera la race des Pilotes du Danube. Mais, quelle que soit la difference de leurs positions, des trois fils de Serge Ladko le coeur bat a l'unisson. Aiguilles par la vie sur des routes divergentes, ils se rencontrent toujours a ces carrefours: une meme veneration pour leur pere, une egale tendresse pour leur mere, un pareil amour de la patrie bulgare. TABLE. Chapitres. I.--Au concours de Sigmaringen II.--Aux sources du Danube III.--Le passager d'Ilia Brusch IV.--Serge Ladko V.--Karl Dragoch VI.--Les yeux bleus VII.--Chasseurs et gibiers VIII.--Un portrait de femme IX.--Les deux echecs de Dragoch X.--Prisonnier XI.--Au pouvoir d'un ennemi XII.--Au nom de la loi XIII.--Une commission rogatoire XIV.--Entre ciel et terre XV.--Pres du but XVI.--La maison vide XVII.--A la nage XVIII.--Le pilote du Danube XIX.--Epilogue End of the Project Gutenberg EBook of Le pilote du Danube, by Jules Verne *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PILOTE DU DANUBE *** ***** This file should be named 11484.txt or 11484.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/1/4/8/11484/ Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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