Project Gutenberg's Journal d'un sous-officier, 1870, by Amedee Delorme This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Journal d'un sous-officier, 1870 Author: Amedee Delorme Release Date: April 3, 2004 [EBook #11893] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURNAL D'UN SOUS-OFFICIER, 1870 *** Produced by Tonya Allen, Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. JOURNAL D'UN SOUS-OFFICIER AMEDEE DELORME ECHOS DES PREMIERS REVERS I Le malheur aigrit. De la les recriminations qui se sont entre-croisees, violentes, acerbes, au lendemain de nos desastres. Nul n'a voulu de bonne foi accepter sa part de responsabilite. Chacun, au lieu de sonder sa conscience, a regarde autour de soi, au-dessus ou au-dessous, selon sa situation, et il lui a ete facile de decouvrir des griefs chez autrui, car il n'est personne qui n'ait eu quelque reproche a s'adresser. Notre faiblesse etait notoire, et le gouvernement imperial fut inexcusable de lancer la France dans une folle aventure. Mais a-t-on oublie comment le peuple francais avait accueilli les premieres tentatives de creation de la garde nationale mobile? Malgre leur fierte de compter le marechal Niel parmi leurs compatriotes, les riverains de la Garonne recurent mal ses decrets. Ils y repondirent en brisant les reverberes de Toulouse. Le sort des armes n'eut-il pas change, cependant, si, a la fin de juillet, quatre-vingts legions, organisees de longue main, avaient pu seconder les efforts de la vaillante armee du Rhin? A vrai dire, les reproches amers eclaterent plus tard. Ce fut d'abord de la stupeur a la nouvelle des desastres de Wissembourg, de Froeschwiller et de Forbach. Precieux patrimoine, l'honneur national s'apprecie a sa valeur, comme la sante, quand il a subi une atteinte. La vie sembla s'arreter a Toulouse. Industrie, commerce, tout fut suspendu. Les boutiques restaient a demi closes, les usines chomaient. Des le matin, toute la population se portait sur la place du Capitole. Bourgeois modestes, ouvriers en blouse, aristocrates a la mise elegante, etudiants un peu debrailles, tous, confondus en une foule inquiete, venaient chercher vainement sur les murs de l'Hotel de Ville l'annonce d'un retour de la fortune. Ces hommes demeuraient mornes, silencieux, comme implantes dans le sol de la place. Ils s'en arrachaient parfois, d'attente lasse, pour aller inutilement demander si les nouvelles n'etaient pas retenues a la prefecture. Dans ce va-et-vient, personne n'osait marcher tete haute. Les amis s'accostaient tristement, avec de longs serrements de main et des hochements de tete decourages, comme pour s'annoncer mutuellement l'agonie d'un etre cher. Les rares officiers laisses dans les depots circulaient a peine, ne se montrant plus au cafe. Par pitie pour eux, on les evitait. Du reste, la honte de la defaite appesantissait le front de tous les Francais, indistinctement, et ils n'osaient plus se regarder en face. Enervantes journees que ces journees d'attente du mois d'aout, pendant lesquelles on voulait douter, on voulait esperer encore. Il fallut se resigner. Les premiers revers furent confirmes, avec l'aggravation des plus navrants details. Pourtant le marechal de Mac-Mahon ralliait a Chalons les debris heroiques de Froeschwiller; Bazaine massait autour de Metz l'armee du Rhin, que Forbach avait a peine entamee. La victoire, si longtemps attachee a nos armes, nous reviendrait peut-etre. Mais il n'y a pas de douleur si cruelle qu'il ne faille s'en distraire, parce que s'impose l'obligation de vivre. Le marchand forcement revint a son comptoir, l'ouvrier reprit ses outils, en proie a une sourde rancoeur. Seuls, dans un si grave peril, les oisifs durent continuer a subir le sentiment de leur inutilite. Pour moi, j'allais avoir vingt ans. Jamais je n'avais reve batailles, et, a mon grand regret, je ne comptais pas des lieutenants generaux, ni le moindre mareschal de camp dans mes ascendants. Mon pere etait un actif industriel; il avait le desir d'etendre le cercle de ses operations a mesure que chacun de ses quatre fils serait en age de le seconder. Je commencais a m'initier aux affaires, quand la guerre eclata. Rien ne m'avait donc prepare a l'idee d'etre soldat un jour; mais le malheur suscite des vocations soudaines, et il y a des graces d'etat. La _Marseillaise_ avait alors une signification poignante, car le flot envahisseur grossissait sans repit. Chaque jour, les hordes allemandes nous debordaient plus nombreuses; de terrifiantes rumeurs circulaient deja sur leurs exactions, et leurs hardis eclaireurs etaient signales a d'enormes distances. Qu'importait d'ailleurs le point sur lequel portait la souillure: elle entachait le sol de la France; la patrie etait violee. Comment demeurer le temoin impassible d'une telle honte? Ne devaient-ils pas moins souffrir ceux qui, luttant au peril de leur vie, mettaient au moins, quelle que dut etre l'issue finale, leur conscience en repos? Partout, dans les casernes, dans les etablissements prives, des ecoles s'etaient ouvertes spontanement, des la declaration de guerre, pour l'instruction des cadres de la garde nationale mobile. Je m'etais fait inscrire au gymnase Leotard, et j'avais d'abord suivi les cours sans plan determine, par imitation de mes camarades qui aimaient mieux devenir officiers que simples gardes. Mais je ne tardai pas a me passionner pour le maniement du fusil, pour l'ecole de peloton et de compagnie, pour l'escrime a la baionnette. La nuit venue, j'allais, accompagne d'un de mes jeunes freres, faire de longues courses au pas gymnastique, pour m'assouplir et m'entrainer. Nous rentrions rouges, haletants, epuises; mais ces efforts avaient deja leur recompense. Ils m'epargnaient les insomnies durant lesquelles je ne cessais de repasser tous les details desesperants apportes par le telegraphe. Apres un bon somme, l'idee fixe des progres a faire pour hater le depart me reprenait au reveil, et je retournais de bonne heure au gymnase. Avant de decrocher les fusils du ratelier, nous nous pressions autour des moniteurs, pour avoir des nouvelles du maitre de la maison. Leotard, le celebre acrobate, etait atteint de la petite verole. Chez cet athlete, alors dans la force de l'age, la maladie avait pris tout d'un coup une violence extreme. Il delirait sans repos, et, ce qui nous attachait le plus a lui, c'est que son delire se changeait en fureur patriotique. Il ne voyait que des Prussiens autour de lui, dans ses hallucinations. Malgre l'affaiblissement de la fievre, les restes de sa vigueur le rendaient encore redoutable; il ne fallait pas moins de deux hommes robustes pour le veiller sans cesse, et, presque d'heure en heure, ils avaient a lutter corps a corps avec lui, afin de le maintenir dans le lit d'ou il voulait s'elancer pour courir sus aux ennemis de la France. Il mourut un matin dans un de ces terribles acces. Cependant, la legion des mobiles de la Haute-Garonne s'organisa et mes camarades du gymnase y obtinrent tous des grades. J'estimai des lors qu'il n'etait pas trop ambitieux de ma part de pretendre faire ma partie comme simple soldat. Le soir, a la table de famille, j'annoncai mon intention de m'engager. II Cette declaration eclata comme un obus. A l'exception du compagnon de mes courses nocturnes, personne n'y etait prepare. Pour les parents, un fils est toujours un enfant: la premiere manifestation virile etonne de sa part, inquiete un peu, lors meme qu'il ne s'ensuivrait pas un danger immediat. Des qu'il revendique l'entier usage de son libre arbitre, le jeune homme echappe aux siens, en supprimant l'action d'une sollicitude tendre et avisee. A l'heure critique ou nous etions, le peril etait certain et tout proche. La pensee en fit venir a ma mere deux grosses larmes, qui un instant voilerent ses yeux bleus, puis roulerent silencieusement sur son doux visage resigne. Mon pere, mal remis de sa surprise, se contenta de me faire une reponse evasive. Ma nuit fut mauvaise. J'etais partage entre le regret d'avoir chagrine ma mere, la conviction que je ne lui epargnerais pas cette epreuve, et le depit de n'avoir pas brusque le denouement ineluctable. Le lendemain, au dejeuner, je remis donc la question sur le tapis, non sans un tremblement dans la voix. Mon pere, voyant de nouveau le front de ma mere s'assombrir, m'arreta net cette fois. Homme de decision et coeur-droit, il n'admettait pas les voies detournees. "Si tu veux t'engager, dit-il, fais-le; mais parles-en moins. --Qu'a cela ne tienne, repondis-je; j'attendais votre consentement." Et, fort d'une autorisation ainsi surprise, je me rendis, en sortant de table, au commissariat de police. Mon coeur battait la chamade pendant que, negligemment, comme s'accomplit toute besogne coutumiere, le magistrat remplissait, en me posant les questions necessaires, l'imprime sur lequel grincait sa plume agile. "Mais, fit-il en relisant la date de ma naissance, vous n'avez pas vingt ans?" La plume en l'air, le menton appuye sur sa main gauche, il me devisageait avec le regard scrutateur et severe d'un juge. Pour conclure, il m'invita a aller chercher mon pere. Vainement j'insistai, lui affirmant que j'avais l'assentiment paternel, qu'il pouvait me confier le certificat, et que je le lui rapporterais sur l'heure dument signe. Il deposa sa plume et me congedia poliment. Ce contretemps me vexa d'abord, parce que tout delai irrite une passion sincere, et aussi parce que le commissaire semblait douter de ma parole; mais, apres tout, ce n'etait qu'un retard d'une heure. A la reflexion, je me rejouissais que la signature de mon pere sanctionnat le premier acte solennel de ma vie. Quant a lui, mon engagement avait ete jusque-la si loin de sa pensee, qu'il n'avait pas songe a verifier l'etendue de ses droits. Neanmoins il eprouva quelque satisfaction d'apprendre que son autorite pouvait prevaloir sur ma resolution. Il ne se dedit point toutefois, et se disposa a m'accompagner sur-le-champ. Or nous rencontrames a notre porte un de mes camarades qui, peu de jours auparavant, m'avait precisement expose de belles theories sur l'impot direct du sang. Mon pere lui ayant dit le but de notre course, quelle ne fut pas ma surprise en le voyant s'exclamer: Henri Roland developpa, pour me detourner de mon projet, tous les sophismes que l'ingenieux interet personnel sait invoquer. "La guerre eclatait tout d'un coup trop meurtriere pour pouvoir durer. Si, pourtant, notre concours devenait necessaire, le gouvernement ne saurait-il pas nous appeler?... N'avais-je pas tort, du reste, de me croire deja bon a faire un soldat? L'habilete a manier une arme s'acquiert-elle en quelques jours? Et, a supposer que j'arrivasse a temps, n'irais-je pas-simplement offrir a l'ennemi une victime de plus, sans profit appreciable?" A quoi bon discuter? J'entendais sans ecouter, en quelque sorte malgre moi. Quelle raison eut pu me vaincre, quand les pleurs de ma mere ne m'avaient pas ebranle? Mon pere aussi gardait le silence; mais il ecoutait, lui, pensif, soucieux. En depit de longues pauses tous les dix metres, je dirigeais insensiblement la marche vers le commissariat, et, remerciant mon ami, je cedai le pas a mon pere. Il connaissait un peu le commissaire. S'asseyant a la table ou mon certificat etait reste inacheve, il prit la plume et la plongea dans l'encre. Anxieux, j'attendais le petit grincement que j'avais remarque naguere. "Eh bien! non, fit mon pere en rejetant la plume et en se levant, je ne peux pas signer!" Les discours de mon ami avaient ete trop cruels pour son coeur. Mon affection filiale lui tient compte aujourd'hui de cette hesitation, mais je fus moins resigne jadis. Au surplus, l'heure de ma vingtieme annee etait proche. Il fallait patienter quelques jours seulement.... Seulement. Mais ces jours me semblaient aussi longs que des semaines, et j'etais agite, trouble, comme par un remords. Quelque eloigne que fut le theatre des hostilites, Toulouse en recevait constamment des echos et tout y parlait de la guerre. L'arsenal, la poudrerie activaient leurs travaux, multipliaient leurs envois. Les reserves rejoignaient les depots, et ceux-ci dirigeaient chaque jour des detachements sur l'armee pour combler les vides ou concourir a la formation des premiers regiments de marche. Les moblots foisonnaient, luttant entre eux de cranerie et d'elegance, avec le pantalon bleu a bande rouge et la vareuse foncee propice aux coupes de fantaisie. Pour rappeler toutefois que l'heure etait grave, et que la coquetterie militaire etait la parure juvenile de prochains sacrifices, le cure de notre paroisse, septuagenaire au coeur chaud, organisa le premier un service funebre en memoire des victimes des batailles perdues. Au milieu de l'eglise froide et nue, dont la richesse est concentree dans une des chapelles du transept ou se trouve une Vierge Noire, un catafalque elevait haut ses draperies. Les trois couleurs apparaissaient aux angles, obscurcies, comme dans le combat, par la fumee des cierges dont les flammes tremblantes faisaient scintiller l'acier des faisceaux d'armes. Entouree d'un semis de larmes symboliques, dans un cartouche a demi cache sous une palme verte, cette seule inscription: AUX BRAVES, MORTS POUR LA PATRIE. La vaste nef et les bas-cotes etaient trop etroits pour contenir la foule. Malgre ce concours empresse, un silence saisissant planait au-dessus de ces mille fronts penches comme sous la pensee d'un deuil personnel. Des larmes meme coulaient; mais, dans la sincerite de mon ame, je ne plaignais pas, moi, ceux que l'on pleurait. Leur sort me semblait enviable. Tombes, ils restaient glorieux, tandis que la honte atteignait les survivants inactifs. Aussi, au sortir de l'eglise, je me sentis etrangement remue, en entendant l'alerte sonnerie des clairons des chasseurs. Le pantalon dans les guetres, la tente sur le sac, marmites neuves, grands bidons reluisants, en tenue de campagne, ils partaient, vifs, gais, comme a la parade. Insoucieux des dangers prochains, ils allaient cranement, d'un pas rapide. La certitude de la revanche ne leur eut pas donne plus d'entrain, et je fus pris d'emulation. Un instant, je les suivis; mais presque aussitot je m'arretai court, comme saisi de honte, car, a la gare, il faudrait les quitter, leur dire adieu. Non, je n'avais pas le droit de les accompagner, n'ayant pas le pouvoir de les suivre jusqu'au bout. Maussade, silencieux, alternativement morne et nerveux, je ne dissimulais pas que j'attendais l'heure d'agir suivant ma seule volonte. Mon pere ne s'y trompait pas. Ebranle par les propos de mon ami, il avait pu nourrir le vague espoir que j'en serais touche moi-meme a la reflexion. Devant une resolution fermement arretee, il ne voulut pas s'obstiner. Ne pouvant douter que je m'engagerais le jour meme de mon vingtieme anniversaire, il consentit a me laisser partir avant. Il fixa mon engagement a une date facile a retenir, me dit-il: _le 1er septembre 1870_. III Helas! la nouvelle de la capitulation de Sedan me fut apportee le lendemain matin au quartier du 72e de ligne, par un officier de mobiles. Le desastre surpassait tous les precedents. La honte nous semblait monter demesurement, comme les eaux du deluge. Il s'y mela chez moi une preoccupation enfantine: je me demandais avec inquietude si la guerre n'allait pas etre fatalement terminee. Aussi, sans peser les chances favorables et les chances contraires, j'applaudis aux resolutions du gouvernement de la Defense nationale qui repondaient a mes aspirations et aux sentiments genereux du pays. Mon reve ne se realisa pas sitot que je l'avais espere. Je m'imaginais que, trois ou quatre jours apres mon engagement, je serais habille, equipe, arme et dirige vers l'armee. Il me fallut plus de patience. La plupart de mes chefs, peut-etre inconsciemment, pratiquaient la calme philosophie de Henri Roland. Pour eux, je n'etais qu'un numero matricule qui prenait sa place entre deux autres et marcherait quand son rang serait appele. Or les jours et les jours passaient et rien ne faisait prevoir que cet appel aurait lieu. Il regnait a la caserne un desordre inexprimable. Dans la hate de former et d'organiser l'armee du Rhin, aucune mesure n'avait ete prise pour encadrer les reserves au fur et a mesure de leur arrivee. Il n'y avait au depot du 72e qu'une seule compagnie, qui comptait 1400 ou 1500 hommes. Si actifs que fussent le sergent-major et son fourrier, ils ne pouvaient, malgre un travail forcene et des veilles prolongees, y voir clair dans leur comptabilite. Un dimanche, le chef de bataillon commandant le depot voulut proceder lui-meme a une revue serieuse. Tout le troupeau, car le nom de troupe ne pouvait s'appliquer a cette cohue, se trouva des six heures du matin dans la cour du quartier, et l'appel commenca: "Present.... Present.... Present...." Le mot etait lance sur des tons tres differents, tantot en fausset, tantot en faux-bourdon, a intervalles inegaux. Parfois l'appele etait tout proche, plus souvent il etait perdu dans la foule ou a l'autre extremite de la cour. Les noms, peu familiers aux officiers, n'etaient pas toujours intelligiblement prononces et plus d'un avait besoin d'etre repete pour parvenir a son adresse. Il fallait perdre plusieurs minutes pour ajouter un rang a la double file qui, a la longue, s'allongeait cependant, s'allongeait comme un ver annele. Mais le groupe compact des non-appeles paraissait a peine entame, et midi approchait. La lassitude etait generale, pour un resultat illusoire. Quel avantage de denombrer cette foule, puisqu'il etait impossible de la sectionner, faute de savoir a qui confier la surveillance et la direction de chaque peloton! Le commandant perdit patience et courage. Il fit sonner la soupe, bien avant d'avoir acheve la lecture du controle general. Cette tentative avortee tourna contre la discipline. Ceux qui redoutaient encore une surveillance relative s'estimerent des lors surs de l'impunite, et beaucoup en profiterent pour deserter a peu pres completement la caserne. Inutile de dire que je n'etais pas du nombre. Avec le meme serieux qu'un bambin montant la garde arme d'un fusil de bois, j'etais d'une exactitude scrupuleuse a remplir des devoirs fort mal definis. A l'heure ou le quartier etait regulierement ouvert, j'allais voir un instant ma famille; mais, pour rien au monde, je n'eusse decouche, et ce n'etait pas la bonte du lit qui m'attirait: pour mieux dire, je n'en avais ni de bon ni de mauvais. Notre caserne ressemblait a une halle ouverte la nuit aux vagabonds. L'espace ne nous manquait pas. Nous avions la libre disposition de toutes les chambrees laissees vides par le regiment; mais deux cents ou trois cents fournitures de lit y etaient clairsemees: il nous en manquait donc plus de mille. De distance en distance, le long des murs, matelas et paillasses avaient ete juxtaposes par terre, afin d'accroitre la surface de couchage. Quand, la retraite battue, on rejoignait a tatons le coin dont on avait pris possession la veille, il n'etait pas rare de le trouver occupe par un ronfleur inconnu, deguenille et malpropre. Heureux celui qui pouvait alors decouvrir une planche ou un banc pour y dormir en equilibre, plutot que d'aller s'etendre sur la brique nue. Tout a une fin, meme le desordre. L'attention de nos chefs etait concentree d'ailleurs sur la preparation d'un detachement de deux cents hommes, au nombre desquels je sollicitai vainement d'etre compte. Leur depart effectue, la compagnie de depot fut dedoublee; d'anciens soldats rengages constituerent les cadres, et tout prit alors une allure militaire. Les hommes une fois recenses, il fut assigne a chacun une place dans les chambrees: qu'il y eut des lits ou non, il fallait s'y trouver. Appels reguliers matin et soir, punitions severes au moindre manquement, et, chaque jour, un nouveau groupe allait troquer des vetements depareilles ou sordides contre l'uniforme en drap neuf, raide et lustre. L'enfantine joie d'etrenner ma premiere culotte est sortie de ma memoire, mais je suppose qu'elle fut comparable a celle que j'eprouvai en sortant a mon tour du magasin d'habillement. Enfant, j'avais du me croire un homme en chaussant l'_inexpressible_; homme, je me croyais presque un heros, parce que j'etais vetu comme d'autres qui s'etaient sacrifies heroiquement. Fier, je l'etais, mais non pas elegant. Mon pantalon rouge semblait etre ne de l'union de deux sacs; ma veste, en drap gros bleu, eut pu servir de corsage a une plantureuse nourrice--pardonnez a un troupier cette comparaison--et la visiere de mon kepi etait si longue, que l'ombre en etait projetee sur toute ma figure. Je ne la redressais pas, a dire vrai, comme c'etait la mode alors. Au contraire, je m'efforcais de la rabattre, selon le type d'aujourd'hui, car je tenais a n'etre pas confondu avec les nombreux infirmiers que distinguait un beau numero blanc. Il me semblait, en traversant la ville pour me rendre de la caserne a la maison paternelle, que mon nouvel accoutrement dut me valoir l'attention generale, presque des egards universels. Loin de la, personne ne me regardait. Des amis, que j'arretai, s'y prirent a deux fois pour me reconnaitre sous mon banal deguisement. Apres quoi, ils s'esclafferent, en me regardant de face, de profil et de dos. Ce ne fut point le ridicule de ma nouvelle tenue qui frappa ma mere. Elle aussi pensa qu'a present j'avais un premier point de ressemblance avec ceux qui, a l'autre bout de la France, versaient leur sang. Sa tristesse et la gravite de mon pere, quand il me considera longuement, temoignerent qu'ils pressentaient et redoutaient tous deux une separation prochaine. Elle l'etait en effet. Mais mon ardeur batailleuse devait etre longtemps contrariee, car ce n'etait pas vers le Nord que j'allais etre emmene loin d'eux. Le gouvernement de la Defense nationale avait assume une lourde tache. Pour tout reorganiser en face de l'envahisseur, il n'avait pas le loisir d'aller cueillir les violettes cachees. Il dut accepter les concours qui s'offraient bruyamment, sans trop se preoccuper des aptitudes. Armand Duportal, ancien deporte il est vrai, redacteur en chef du journal le plus avance de Toulouse, fut de la sorte bombarde prefet de la Haute-Garonne. Sur je ne sais quelle plainte de quelques mauvais soldats, le nouveau prefet admonesta vertement notre commandant, lequel prit mal la chose. Pour couper court au differend, le ministre de la guerre ordonna par le telegraphe notre depart immediat a destination de Perpignan. Demenager un depot, ce n'est pas une petite affaire. En quarante-huit heures, le stock des magasins fut a moitie reparti entre nous. Chaque objet nous causait une surprise et un embarras nouveaux, et il nous fallut bacler en un jour ce que les jeunes soldats apprennent d'habitude a faire en six mois. Pour loger, dans l'armoire minuscule que constitue le havresac, toute sa garde-robe--linge, chaussures, brosses,--et y reserver la place d'honneur aux cartouches, il n'y a pas a perdre l'epaisseur d'une epingle. Tout bien amenage en dedans, il reste a edifier l'exterieur, ce qui n'est pas moins difficile. Tente et couverture doivent etre roulees ensemble, dans des proportions fixes. Piquets, outils, ustensiles de campement, exigent une repartition egale et symetrique, de peur qu'une epaule ne devienne jalouse de l'autre. Sur le tout, enfin, il faut, par un miracle d'equilibre, fixer la gamelle qui, a l'occasion, servira de garde-manger, et qui semblera elever au-dessus du kepi comme un casque de fer-blanc. Que notre paquetage fut cette fois execute selon les meilleures regles, je n'oserais l'affirmer. Toujours est-il qu'il nous avait occupes fort, et qu'il parut abreger encore le court delai qui nous avait ete accorde. Le depart devant avoir lieu a l'aurore, j'avais demande une permission de minuit pour passer en famille ma derniere soiree. Le rendez-vous etait chez ma soeur, mariee depuis quelques annees. Par une delicate attention, elle avait reuni autour de nos parents ceux de ses amis qu'elle savait m'etre le plus chers. Elle habitait, je m'en souviens, en face du quartier general. De ses fenetres, nous avions apercu le general de Lorencez faire, naguere, son repas d'adieu. Il etait seul, vis-a-vis de la generale, entre leurs enfants. Ce soir-la, le tic nerveux de sa physionomie toujours grave paraissait s'accentuer. Le hardi soldat de Puebla, peut-etre disgracie a tort, etait fonde a prevoir la funeste issue d'une guerre imprudente. Cela seul eut justifie sa noble tristesse,--a moins que son ambition ne souffrit d'avoir a jouer un role efface aupres de celui de commandant en chef qui allait malheureusement echoir a l'autre heros du Mexique? Pour moi, une situation infime et de modestes devoirs facilement remplis, tout cela me laissait une conscience legere. Tous mes preparatifs etant termines, j'etais a l'une de ces heures ou, apres une legere fatigue du corps, le repos qui le soulage donne en meme temps a l'esprit toute sa plenitude et lui rend son entiere liberte. Heureux de me trouver dans cette reunion amie, je ne songeais pas a remonter a sa cause: mon coeur se completait par la sympathie generale qui semblait rayonner vers moi comme une bienfaisante chaleur. Ma gaiete etait pleine, franche, quoique sans eclat. Quel instant dans ma vie! Des le commencement du repas, la conversation s'anima grace aux efforts de chacun pour paraitre gai. On plaisante et l'on rit; puis on choque le verre, pour boire aux exploits du troupier et a son heureux retour. L'un de mes freres, collectionneur enrage, me fait promettre de lui rapporter un souvenir prussien, et l'on me souhaite encore de revenir sain et sauf. Pourtant mon beau-frere semble prophetiser: "Bah! quand vous seriez legerement atteint, par exemple au bras gauche". A quoi je reponds, a la toulousaine: "Certes je le voudrais bien", pour courir la chance d'une riposte heureuse. Le repas fut long. Passes au salon, nous achevions a peine de prendre le cafe, que la pendule sonna onze fois. La caserne etait assez eloignee, et je n'avais que la permission de minuit. Aussitot rappele au sentiment de l'exactitude militaire: "Maman, dis-je en me tournant vers ma mere, je vais partir." Que se passa-t-il soudain en moi? Je me penchai vers elle, et, comme si une main d'acier m'eut etreint la gorge, je fus un instant sans voix. Un torrent de larmes s'echappa brusquement de mes yeux. Je sanglotai.... Je n'eus pas conscience du temps qui s'ecoula, pendant que, la tenant pressee sur mon coeur, je balbutiais des paroles entrecoupees, lui promettant que je reviendrais et que nous nous reverrions. Elle avait le calme d'une sainte et contenait son immense douleur. Durant toute la soiree elle avait ete souriante, heroique; parlant peu, mais m'enveloppant sans cesse des caresses de son regard limpide; retenant ses larmes, parce qu'elle savait que je n'aurais pas ete joyeux si je l'avais vue triste; courageuse parce que j'avais besoin de courage, car, m'ayant donne la vie, elle tenait a m'inspirer aussi les vertus qui l'honorent: "Fais toujours ton devoir, me dit-elle simplement en essuyant mes larmes comme au jour de mes premiers chagrins, et n'oublie jamais Dieu, c'est le sur moyen de nous retrouver un jour. S'il decide que ce ne doit plus etre ici-bas, ce sera dans un monde meilleur." Mais l'enfant s'etait retrouve en moi, et ma tendresse filiale continuait de se repandre en un flot irresistible, inepuisable. Quand je me reconnus, j'etais a ses pieds. Nous etions seuls. Reprenant enfin courage, je me levai et m'eloignai avec effort. Mais, a la porte, une idee me heurta: cet obstacle inerte allait la derober pour toujours peut-etre a ma vue, placer entre elle et moi l'inconnu, la mort, qui sait? Alors je revins vers elle; je m'elancai dans ses bras de nouveau et la contemplai longuement. Vingt annees d'etat maladif, six maternites et la mort d'un enfant l'avaient amaigrie, affaiblie, sans pouvoir alterer sa beaute modeste et sereine. Cette douce figure encadree de bandeaux noirs abondants, ce profil si pur, ne les verrais-je donc plus? Ces beaux yeux bleus au regard indulgent et tendre, ne se leveraient-ils plus sur moi? Ces levres un peu fortes, d'ou jamais, jamais, aucune medisance ne s'etait echappee, ne murmureraient-elles plus pour moi de consolantes paroles?--Pourquoi, cependant? Parce que la patrie l'exigeait. La patrie, abstraction tyrannique, valait-elle un tel sacrifice? Il faut le croire, car mon affection filiale etait vive, profonde, et pourtant, quand, apres avoir frenetiquement embrasse ma mere, je me precipitai hors du salon, n'y voyant plus, ne pouvant plus parler, mon coeur etait navre, dechire, mais il ne ressentait l'aigreur d'aucun regret, d'aucun remords. Ma douleur etait saine et en quelque sorte fortifiante. Le lendemain, malgre l'heure matinale, mon pere et mes freres etaient a la gare, accompagnes de plusieurs amis. Devant tant de temoignages affectueux, je sentis pret a se renouveler l'acces de sensibilite de la veille; je me hatai de me derober aux regards de la foule indiscrete. Bientot le cri de la locomotive annonca le depart: le train s'ebranla. Quand la gare eut disparu, j'apercus longtemps le clocher de la basilique de Saint-Sernin dressant son cone de briques tout rose sur le champ d'azur du ciel. Il reparaissait encore, puis enfin ne se montra plus. Pourtant je distinguais toujours le vert feuillage des grands platanes de l'allee Sainte-Anne, a l'ombre desquels j'avais si souvent joue avec mes condisciples dans nos promenades du jeudi; a son tour il se perdit dans le lointain, et je me demandai s'il me serait donne de le revoir un jour. IV La vie militaire exige une abnegation complete, un entier oubli de soi-meme. Aussi faut-il, non pas entrer, mais se precipiter dans cette existence. On n'est vraiment soldat qu'apres s'etre eloigne de sa famille; je commencai a m'en rendre compte, en constatant mon isolement parmi mes compagnons de route, que semblait unir une reelle fraternite. Certaine liaison existait bien entre eux et moi; je leur avais fait les honneurs de Toulouse, ou ils etaient etrangers; mais j'avais par la obei a un sentiment de courtoisie, plutot qu'au double besoin de me distraire et de me livrer, car, pour satisfaire inconsciemment mon coeur, j'avais tous les jours une heure ou deux a passer au milieu des miens. La Rochefoucauld l'a dit sans l'avoir invente: les affections naissent, se developpent et se maintiennent sous l'influence de mutuels interets. L'expansion de mes camarades etablissait entre eux une communion inspiree par le desir d'oublier tout souci personnel, tout regret intime, autant que par l'envie d'amuser les autres et de leur plaire. Ce naif egoisme, etant general, ne choquait personne. Il etablissait au contraire une egalite d'humeur parfaite et nivelait des esprits d'origine et d'education bien diverses. Gabriel Toubet, a la physionomie intelligente rendue etrange par des yeux tigres, au corps si grand, si maigre, que la capote bleue paraissait flotter dessus comme autour d'une perche, avait abandonne l'etude du code pour le maniement du chassepot. Ne d'une Espagnole qu'il n'avait jamais connue, Louis Nareval avait des les premieres hostilites quitte a Lisbonne son pere qui l'avait emmene a bord d'un vaisseau ou il etait mecanicien. Nareval avait herite de sa mere un coeur ardent. Jaloux aussi, et vindicatif, il s'etait engage sous l'impulsion du patriotisme et en meme temps avec l'apre desir de gagner l'epaulette. Il offrait en un mot un melange de nobles elans et de petites passions. D'un esprit, vif, mal, cultive, il avait rapporte de ses voyages quelques souvenirs interessants, quoiqu'il les gatat par trop de pretention a eblouir tout le monde. Il trouvait a qui parler dans la toute jeune personne d'un Parisien de dix-sept ans. Le petit Royle etait ainsi qualifie a cause de son age, bien qu'il fut long comme une asperge. Il s'etait gaillardement evade d'une imprimerie pour courir a la frontiere, mais non pas a la frontiere espagnole. Sa deconvenue avait exalte le sentiment d'irrespectueuse independance ancre au coeur de tout Parisien. Outre que par son bagou faubourien il submergeait aisement la science factice de son partenaire, il le froissait dans sa conscience d'autoritaire, car Nareval pretendait que l'on respectat les galons auxquels il aspirait. Ces discussions entre deux natures violentes eussent a tout moment mal tourne, sans la bienfaisante influence du doyen de notre compartiment. Bacannes, arrache a un conge de semestre, avait rendosse la tunique encore ornee des insignes du caporalat, et qu'il ne pouvait plus boutonner. Legerement grele, le nez en trompette, l'oeil vif et mobile, les levres assez epaisses toujours souriantes, il donnait envie de rire en se montrant, et comme il avait une verve intarissable, un esprit facile, petillant, bouffon, force etait d'eclater quand il parlait. Or il ne se taisait guere. Il etait bien seconde par Linemer, un compatriote de Toubet, a l'esprit fin et railleur, un pince-sans-rire. Le public etait represente par un brave garcon, paysan a demi degrossi, a face large, epanouie, respirant la franchise et la bonte. Sans aucune pretention personnelle, Daries ecoutait et riait tout le temps de bon coeur, encourageant ainsi naivement la verve des autres comperes. La jovialite de ces bons vivants me gagna d'autant plus vite qu'ils ne s'imposerent point. S'etant bien apercus, au depart, que j'avais le coeur gros, ils avaient respecte mon silence sans y paraitre prendre garde. Comment ne pas leur en savoir gre? Comment d'ailleurs entendre Bacannes pendant une heure sans se derider? Pourtant un de nos camarades demeura tout le jour inaccessible a la gaiete generale. Nous le connaissions a peine. Il etait de Toulouse et s'appelait Murette, voila tout. L'uniforme a le grand avantage d'etablir une egalite parfaite entre tous les conscrits, du jour au lendemain. Pour distinguer le noble du rustre, il n'y a plus aucune particularite etrangere aux etres eux-memes. Les grossiers vetements de soldat, aux couleurs voyantes, enlevent meme aux physionomies leur aspect ordinaire. Un observateur sagace decouvre les secrets de l'ame dans les traits du visage; mais, a vingt ans, chacun est trop debordant de soi-meme pour s'adonner aux patientes etudes de l'observation. Pour juger ses camarades, on s'en tient aux revelations qui tot ou tard jaillissent de leur humeur. Murette avait une jolie tete brune; le rapprochement excessif des yeux lui donnait toutefois une expression tres dure, presque de cruaute. Tres soigneux, il s'etait installe des premiers dans un coin, et, au lieu de glisser, comme nous tous, son sac sous les banquettes, il l'avait place sur ses genoux, le maintenant debout comme une mere eut fait de son enfant. Quand, a peine le train en marche, tous offrirent a la ronde les provisions de bouche dont parents ou amis nous avaient combles, Murette refusa brievement. En le voyant s'obstiner dans son mutisme, tandis que moi-meme je faisais contre tristesse bon coeur et trinquais comme les autres, plusieurs furent tentes de le plaindre. Plus d'un regard severe se leva sur l'impitoyable Royle, qui, tout en dechirant a belles dents une rondelle de saucisson, murmura: Monsieur vit de regime, et il mange a sept heures. Notre faim plus ou moins bien apaisee, notre soif a peine allumee, avec quel etonnement, mele d'un leger mepris, ne vimes-nous point Murette tirer de sa musette une collation choisie, abondante neanmoins! Tandis qu'il s'en regalait egoistement, le petit Parisien le nargua, sans d'ailleurs l'emouvoir: "La prevoyance de la fourmi, dit-il, au service de l'hygiene du heron!" Apres une courte halte a Narbonne, vers le milieu du jour, il y eut comme une agreable surprise a se trouver debout, les mouvements libres, sur le quai de la gare de Perpignan. La ville est a deux kilometres. Dans le demi-jour crepusculaire, elle nous apparut, groupee autour de sa citadelle, comme une modeste tortue endormie au pied du monstre que figurait le sombre Canigou, dont la crete seule resplendissait encore sous les derniers feux du soleil deja invisible dans la plaine. Le regiment s'achemina vers la ville, nos rangs formes tant bien que mal. En somme, c'etait notre premiere prise d'armes. L'equipement etait loin d'etre au complet. Pour ma part, je n'avais pas de ceinturon; mon sabre-baionnette pendait pietrement a la patte de ma capote, tournant a chaque pas sur ma hanche. Notre allure manquait peut-etre d'ensemble, ou, du moins, il nous le semblait, et ce mecontentement de nous-memes nous indisposa contre notre nouvelle garnison. Quelques-uns d'ailleurs etaient deja mal prepares, les distractions de Perpignan ne leur paraissant pas pouvoir lutter avec celles de Toulouse. D'autres, les bons soldats, regrettaient un deplacement qui avait entrave et retarde l'organisation des compagnies de marche: ils en voulaient a l'autorite civile, cause de tout le mal, et ils crurent voir dans les regards curieux de la population perpignanaise la manifestation de sentiments peu sympathiques. Tout cela contribuait a nous montrer sous un jour defavorable la capitale du Roussillon. Toujours plein du souvenir de Paris, Royle n'avait pas assez de railleries pour les rues courtes, etroites et tortueuses, ou notre colonne serpentait. Il ne revenait pas de l'aspect de certaines maisons a un seul etage, surplombant le rez-de-chaussee: comiquement, il se baissait dans la crainte de les voir s'effondrer. Au tournant de la ruelle, a montee rapide, qui aboutit a un premier pont-levis, il s'ecria, en jurant, que jamais il n'eut cru possible de trouver un pavage plus douloureux aux pieds que celui de Toulouse. La citadelle, de loin, apparait comme un monticule inoffensif. De pres, elle semble inexpugnable. Au lieu d'admirer comme moi, Royle haussa les epaules, peut-etre pour secouer, sans en avoir l'air, le sac qu'il commencait a trouver lourd. Le Mont-Valerien, dit-il, a une autre tournure, et comme le spectacle majestueux de la double enceinte, la vue des chaines des portes m'imposait, il ajouta qu'il se moquait pas mal de sa nouvelle prison. Les murs de pierre qui supportent la terre du rempart suintaient comme un caveau; le vent s'engouffrait avec nous en sifflant lugubrement, et je me souvins plus tard de l'impression rapide, mais penible, que me fit, a cet instant precis, dans la nuit tombante, la voix cynique du gavroche deguise en soldat. La cour d'honneur, assez vaste parallelogramme, est formee par de hauts batiments qui peuvent abriter environ 3 000 hommes. Le depot du 22e de ligne en occupait une partie au midi, pres du donjon, qui date de six siecles. Nous fumes distribues dans le principal corps de logis qui regne a l'est. Le lendemain matin, des fenetres du second etage, nous decouvrimes toute une plaine verdoyante bordee par une ligne d'un bleu vif que piquaient de tout petits points blancs. C'etait la Mediterranee. A partir de ce jour, je connus pleinement la vie de caserne, dont la monotonie etait rompue par la variete des corvees. Il fallut d'abord s'approvisionner pour la nuit au magasin des lits militaires, et chacun s'en revint avec sa paillasse sur la tete a un premier voyage, avec un matelas au second. Corvee de pain, corvee de bois. Et jusqu'a la grande peinture a fresque avec le gros pinceau que tout le monde doit manier sans etudes prealables! Le plus penible, c'etait la lutte pour la vie. Comme il n'y avait pour tout le regiment que deux ordinaires, le repas d'environ six cents hommes se preparait dans une seule cuisine; il etait reparti au petit bonheur dans les gamelles alignees sur plusieurs tables apres un lavage tres sommaire. Il n'etait pas question de retrouver la sienne; mais, pour en obtenir une quelconque, il se livrait chaque jour, sous l'oeil indifferent ou goguenard des cuisiniers aux tabliers sordides, de veritables pugilats. Ces combats a l'eau graisseuse me faisaient reculer. Dejeunant d'une botte de radis, j'allais, pour quelques sous, diner le soir avec un de mes camarades dans un modeste cabaret de la ville. Apres la retraite, la chambree retrouvait, reunis, les dix compagnons de route. Il nous manquait les glorieux recits de la veillee, tous les veterans ayant disparu a Sedan. Mais Bacannes se chargeait toujours d'egayer les heures ou le sommeil nous fuyait. Ayant vite saisi les travers de Nareval, il les exploitait, de complicite avec Linemer, au profit de la gaiete generale. Chaque soir, ils l'amenaient a faire le complaisant etalage de sa petite science. Ils se faisaient ignorants et naifs jusqu'a la betise, et lui se perdait en des definitions minutieuses, en des details oiseux, en des descriptions enfantines. Toujours de sang-froid, les interlocuteurs accompagnaient leurs questions de pantomimes folles, executees sur la table, en bonnet de coton et en calecon, a la lueur vacillante d'une chandelle fumeuse, qui projetait sur les murs et au plafond des ombres mouvantes, grotesques. Aveugle par l'amour-propre, Nareval s'executait indefiniment, en toute conscience. Il se persuadait que nous avions recours a lui parce qu'il etait naturellement designe pour nous primer, nous diriger, pour devenir enfin notre chef. Cette farce eut pu se renouveler longtemps; mais, un soir, Royle, ayant dine en ville, rentra maussade; le gros vin bleu du Roussillon l'avait peut-etre alourdi, et il eprouvait le besoin de dormir. Il dechaina le fou rire que nous etouffions sous nos couvertures, en sabrant la plus belle periode de Nareval d'un impitoyable: "As-tu fini, jobard?" Nareval se le tint pour dit: Il garda sans doute quelque fiel au fond du coeur, mais il n'osa pas se facher, dans la crainte d'augmenter le ridicule. Une scene d'un comique plus sombre, et qui faillit tourner au drame, vint d'ailleurs faire diversion le lendemain. Murette etait reste dans notre groupe sans devenir plus expansif. Ses yeux semblaient jeter sans cesse un feu plus vif; ses traits reguliers paraissaient s'affiner. Sa reserve, ne se dementant jamais, ressemblait a de la fierte; elle finissait par imposer. Malgre le souvenir du trait d'egoisme qui l'avait signale dans le wagon, il commencait a conquerir par son silence une sorte de prestige, lorsqu'un futile incident nous le revela tout entier. Chacun, l'appel termine, faisait son petit menage, quand sa voix presque inconnue s'eleva, sonore et vibrante. Devant son havresac, qu'il avait vide sur son lit, il hurlait, se declarant vole. Il lui manquait, je crois, une paire de chaussures qu'il possedait en sus de l'ordonnance et que pour ce motif il dissimulait sous son linge. Mais la passion blessee ne connait ni frein ni reglement. Jamais tresor ne fut regrette comme ces malheureux godillots. Impossible de rendre l'intensite de la fureur de leur ci-devant proprietaire. Leur disparition bien constatee, il courut chez le sergent-major. Un brave homme, qui vint inviter le mauvais plaisant, s'il y en avait un, a ne pas pousser le jeu plus avant. Tout le monde se declara innocent; mais je ne sais qui proposa de fouiller les paillasses. Pendant la perquisition, Murette multipliait ses imprecations a mesure que l'espoir lui echappait. Il en vint meme aux menaces, et il tira son sabre, jurant d'eventrer le voleur. Toutes les recherches resterent infructueuses, heureusement. Alors le sergent-major se facha contre le reclamant. Peine perdue. Murette, insensible aux reproches, ne songeait qu'a la perte subie, et il se roula sur son lit, mordant de rage ses draps et son matelas, pleurant de desespoir. Royle etait son voisin. "Auras-tu bientot fini de geindre, lui demanda-t-il, Harpagon, Grandet, Shylock de vingt ans!" Murette, qui avait beaucoup moins de litterature, rugit cependant sous l'injure, heureux qu'une victime s'offrit a sa colere. Quoique fluet, Royle etait nerveux: il arreta son agresseur, le dompta, en continuant a l'invectiver en son parler faubourien. "Allons, allons, c'est pas tout ca! Il ne faut pas nous la faire. Tu nous as tous traites de voleurs, et tu nous as fait bousculer nos fournitures. Tes godillots n'ont pas ete manges apres tout. Ils ont trop d'aretes. Il y a encore ta paillasse a visiter. Depechons, il est temps de nous montrer ce qu'elle a dans le ventre!" Et, en effet, dans les feuilles seches de mais, les bienheureux souliers chamois, a semis de clous d'acier, etaient caches. Murette eut un eclair de joie d'abord, a la vue de son bien retrouve. Puis, soupconnant Royle de l'avoir joue, il darda sur lui un regard charge de haine. Mais-il dut mesurer la profondeur du degout qu'il nous inspirait. Des cet instant, la quarantaine s'etablit; il se creusa comme un fosse autour de lui. Du reste, sa peau, comme toute sa pacotille, lui appartenant, lui etait chere: il sollicita et obtint la place de brosseur aupres d'un officier que ses fonctions fixaient au depot. Il n'irait pas au feu, et ajoutait cinq francs par mois a l'argent de son pret. V Par le spectacle de passions poussees au point de desequilibrer ainsi un homme, les natures simples s'apprecient mieux. En s'eloignant de Murette, les autres camarades de la chambree se rapprocherent d'autant. Pourtant avec son esprit indiscipline et frondeur a l'exces, le petit Royle nous choquait aussi. De son plein gre, il faisait bande a part; il etendait ses relations exterieures, qui d'une part lui procuraient quelques bons diners, et lui fournissaient d'autre part l'occasion de s'exalter en compagnie de gardes nationaux farouches. Nareval, de son cote, s'etait replie en lui-meme, depuis qu'il s'etait reconnu mystifie. Son ambition le rendait d'ailleurs tres assidu aupres du sergent-major, lequel cherchait a retenir tous ceux qui savaient tenir une plume. Mais, dans une compagnie de 5 a 600 hommes, les scribes ne manquaient pas. Le trace perpetuel d'interminables etats ne nous paraissait pas avancer la liberation du territoire. Frequemment, Bacannes, Toubet et moi, peu jaloux d'etaler un zele superflu, nous nous echappions, et, le poste de police passe, les ponts de la citadelle franchis, nous eprouvions la joie espiegle de gamins en rupture d'ecole. Tout au rebours de Royle, nous evitions la frequentation des civils. C'etait moins aise que dans un grand centre. Au cafe, parfois, a l'auberge, les conversations engagees avec le patron, ou avec des clients indigenes, nous avaient edifies sur les tendances radicales de la population. Comme s'il etait vrai que l'uniforme a quelque vertu comparable a la puissance de la tunique de Nessus, nous etions deja imbus de l'esprit militaire, au point de ne pouvoir admettre que les pekins osassent formuler sur les officiers des critiques dont l'idee nous etait venue. Nous ne songions a mettre a profit nos escapades que pour nous promener. La ville avait ete vite exploree. Resserree dans ses murs, elle n'a pu s'embellir comme des villes ouvertes, meme moins importantes. Mais il y a de l'air pur au dela des remparts, et de nombreuses portes s'ouvrent sur la campagne. L'une d'elles est flanquee d'un _Castillet_ d'aspect romantique, et que, par parenthese, Royle, avec son instinct artistique, trouvait tres chic. Il ajoutait en gouaillant qu'il aurait voulu y habiter, et le malheureux n'ignorait pas que ce joli Castillet sert de prison militaire. Par cette porte on se rend a une belle allee de platanes, pres de laquelle s'etend la pepiniere departementale. Sans borner nos promenades a ces endroits frequentes, nous parcourions tous les recoins du paysage que commande le canon de la place. Les innocentes joies du soldat desoeuvre me furent alors revelees. Combien de fois ne nous attardames-nous pas a choisir, tailler et eplucher des gaules dans les saussaies, pour les jeter une heure apres? Quel interet a voir courir au fil de l'eau d'un ruisseau des brindilles de paille jetees en amont d'un petit pont et guettees a l'aval? Malgre la saison avancee, le Roussillon etait encore couvert d'une vegetation puissante, ou apparaissaient a peine quelques taches de rouille automnale. Nous allions a travers champs, escaladant des coteaux avant-coureurs des Pyrenees, et, de la, nous nous plaisions a regarder scintiller au loin la mer sous les rayons du soleil. Puis, allonges a l'ombre du grele feuillage de quelque olivier, les bras replies en oreiller sous notre tete, nous nous laissions bercer par la brise au parfum salin, contemplant la dentelle d'un vert pale qui doucement se mouvait sur le champ d'azur infini. Les semailles et les vendanges etant achevees, rien ne troublait la calme nature, sinon, tout pres de nous, le vol de mouches obstinees ou le bruissement d'insectes cheminant dans l'herbe seche, parfois le cri-cri solitaire d'une cigale attardee. Dans ce silence relatif, l'air etait si sonore, que, de temps en temps, les notes perlees des clairons nous parvenaient de la lointaine citadelle. Ce rappel a la vie militaire nous faisait songer aux camarades etendus, comme nous, non pas sur un lit de mousse, mais a meme la terre froide des provinces envahies. A cette pensee, le _far niente_ nous humiliait, et dans notre ignorance des difficultes de l'improvisation des armees nouvelles, nous eprouvions de l'irritation contre nos organisateurs inconnus. Le vulgaire tran-tran de la caserne nous apparaissait de plus en plus fastidieux. Pour nous forcer au retour, il fallait que le soleil eut disparu derriere la chaine des Pyrenees. Malgre les saillies de Bacannes, la melancolie nous tenait, tandis que, le long des haies d'aloes aux feuilles charnues a pointes aigues, nous nous acheminions vers les murs blanchis, cribles de fenetres sombres, qui emergeaient carrement de la citadelle, dans la lueur orangee du crepuscule. Tout cela m'engourdissait le coeur, je m'en rendais compte: j'aurais voulu chercher des reactifs dans des exercices et des devoirs penibles. Dejouant un jour la surveillance du sergent-major, qui n'entendait pas que les sergents missent la main sur ses scribes, je parvins a me faire enroler dans le piquet de garde. Sac au dos, fourniment au complet, le detachement se dirige d'un pas cadence vers l'interieur de la ville. En portant les armes devant le poste de police, en entendant mon pied faire resonner le pont-levis, et mon bidon cliqueter contre la poignee de mon sabre-baionnette, j'eprouvais une sorte de beatitude de conscience, melee de fierte patriotique: Il en faut peu pour etre fier et satisfait, a vingt ans. Mon piquet allait relever le poste du Castillet. J'eus donc deux fois le plaisir d'etre pose en faction sous la voute de la porte Notre-Dame. Pour les passants, la sentinelle en armes est la garniture obligee de la guerite. Jamais je n'avais fait grande attention a cet ornement anime. Or, devenu a mon tour mannequin, je croyais remplir un sacerdoce: mon fusil bien en main, baionnette au canon, je me sentais la Force, au service de la Loi. Pour un peu, je me fusse attribue l'honneur de l'ordre dans lequel s'ecoulait le petit flot des promeneurs, allant aux Platanes, et de leur calme quand ils en revenaient. Comme treve a la banalite, je dus faire sortir le poste a la vue, aussi nouvelle pour moi que pour les habitants, d'un peloton de cuirassiers de l'ex-garde imperiale. Il venait constituer, a Perpignan, le noyau d'un nouveau regiment. Ces hommes superbes, a la brillante armure, etonnaient dans les rues etroites, ou ils ne pouvaient s'engager plus de deux a la fois; mais, avant d'atteindre la voute un peu sombre a l'autre extremite de laquelle je me tenais, ils apparaissaient en pleine lumiere, resplendissant au soleil, sur le fond des arbres prochains, dans la baie ogivale de la porte exterieure. Leurs palefrois, enerves par un long voyage, caracolaient bruyamment sur le tablier du pont-levis: les cimiers des casques effleuraient le cintre. Dans le cadre romantique du Castillet, avec ses deux petits bastions creneles, ce groupe de ballade figurait assez un retour de croisade en quelque manoir feodal. A la verite, il n'etait pas necessaire de remonter si loin pour voir des heros dans ces hommes bardes de fer. Le souvenir recent du devouement tragique de leurs freres d'armes, a Reichshofen, a Mouzon, les rajeunissait, sans les rapetisser. De grands changements s'etaient produits a la caserne pendant mes vingt-quatre heures de garde. En dehors des deux compagnies provisoires de depot, on en avait cree quatre autres, que l'on avait honorees de l'epithete d'actives, et Nareval ne se tenait pas de joie: il avait gravi le premier echelon de la hierarchie, caporal. Il etait caporal a la 2e, tandis que je demeurais, quant a moi, simple pousse-cailloux a la 4e. Toubet, Bacannes etaient distribues dans les deux autres. De ceux qui avaient compose notre joyeuse chambree, Royle et Daries, les deux natures les plus dissemblables, restaient seuls avec moi. Le premier ne me recherchait pas, estimant que, si je n'etais pas encore galonne, je ne tarderais pas a l'etre. Compagnie active, ce titre etait une promesse. Aussi ne marchandai-je plus ma collaboration a notre nouveau sergent-major, digne troupier qui, bien qu'il n'eut plus trop de scribes pour chaque compagnie, me laissait aller a l'exercice le matin. Mon apprentissage volontaire me valut d'etre aussitot charge d'instruire d'autres conscrits, ce qui n'est pas, il faut en convenir, une besogne toujours facile. L'exemple de la patience m'etait cependant donne par l'officier qui nous dirigeait. D'un zele infatigable, toujours present sur tous les points du terrain de manoeuvres, il ne se departait jamais de son calme; mais il etait sombre et triste. A Sedan, il avait signe le revers. Condamne a ne pouvoir affronter de nouveau l'ennemi, il desirait du moins lui creer des adversaires redoutables, sans que rien parut lui faire oublier le titre injurieux de _capitulard_ que la population ne machait guere aux revenants de nos premiers desastres. En le plaignant, et fier au reste d'etre reconnu suffisamment instruit, j'etais de plus en plus impatient d'user du droit qu'il avait perdu. La compagnie de Toubet recut sur ces entrefaites l'ordre de se tenir prete a partir: j'allai demander au commandant lui-meme a y etre verse. Mais il repoussa ma requete: premierement, me dit-il en souriant, parce que j'etais candidat caporal, et, en second lieu, ajouta-t-il d'un ton severe, parce que je ne portais seulement pas de bretelles. Point mecontent d'etre propose pour le double galon de laine, tant les honneurs attirent, je n'eus plus aucun regret en apprenant que la compagnie de Toubet allait simplement relever un bataillon de mobiles, a Montlouis. Aucun regret n'est pas le mot. Toubet etait mon meilleur camarade. Lui parti, je me sentis isole, en proie a de douloureux enervements. Le doute naissait presque en moi sur le devoir, et, quand les recrues de ma classe arriverent, j'en vins a me demander si mon ami Roland n'etait pas dans le vrai. Qu'avais-je gagne a me separer des miens avant l'heure, puisque j'etais encore la, impuissant et decourage! Pour loger les nouveaux venus, on nous fit dresser la tente sur les remparts, au pied du donjon. Malgre la fraicheur des nuits, la temperature etait clemente, et ce campement n'etait pas sans charme: mais il me semblait que ce charme m'amollissait. Trop longtemps je me perdais en contemplations devant le meme paysage, ou il ne m'etait plus loisible d'aller fatiguer mon corps. Apres l'avoir vu s'estomper dans la degradation crepusculaire et disparaitre dans la nuit, je me glissais hors de la tente avant le reveil, pour le voir encore renaitre au lever du soleil. Spectacle magnifique, auquel je revenais sans cesse a mon corps defendant. Je m'etais engage pour agir, non pour rever. Ce _far niente_ relatif, sous un beau ciel, me laissait trop penser au milieu que j'avais quitte. Je redoutais d'en arriver a aimer trop la vie et craignais d'avoir peur de la perdre. Autre chose me faisait souhaiter d'aller eprouver au loin mon courage: l'air etait charge d'electricite: le ciel n'avait jamais ete bien limpide, il s'embrumait tous les jours. VI Aux caresses de la brise d'Orient, aux rayons du soleil qui les eclaire en meme temps qu'Athenes et que Rome, les hommes, sous ce beau climat, semblent imbus de sentiments artistiques, et animes d'ardeurs liberales; ils aiment ce qui est beau et desirent ce qui est grand; mais la male vertu et l'indomptable energie des peuples antiques leur font defaut generalement. Le vent d'Italie parait leur insuffler surtout l'indolence des lazzaroni, qu'ils secouent par saccades. Leur ordinaire occupation consiste a discourir en buvant dans les vastes cafes de la Loge, plus vastes que la place qu'ils bordent. Les themes a declamations ne manquaient pas alors. Les voix s'elevaient trop haut, les discussions s'echauffaient trop vite, pour permettre de reflechir sagement sur l'inconstance de la fortune. Aux yeux de ce public severe au malheur, l'armee avait fait banqueroute. Le retour des echappes des premiers desastres etait l'occasion d'anathemes. Que ces vaincus eussent eu la faiblesse, comme notre sous-lieutenant, de signer la capitulation; qu'ils eussent achete leur liberte au prix d'une blessure, ou qu'ils l'eussent reconquise par evasion au risque d'etre massacres, tous etaient regardes, ou peu s'en faut, comme des traitres et des laches. Capitulards, ce seul mot disait tout. Et ceux qui le lancaient, aveuglement, cruellement, croyaient avoir le droit, s'etant revetus de l'uniforme hybride de la garde nationale, de condamner l'armee avant de s'etre donne la peine de faire leurs preuves. L'armee, quant a elle, ayant longtemps fourni des gages de sa valeur, ne s'expliquait pas bien l'infidelite de la gloire; mais elle savait, a n'en pouvoir douter, qu'elle avait rachete ses defaites par plus d'heroisme et de sang que ne lui en avaient coute les victoires d'antan. Elle ne pouvait subir de bonne grace l'attitude parfois insultante de la population. Pourtant les pioupious, comme les moutons, sont endurants et modestes, tant qu'on ne les fait pas trop enrager. Mais l'arrivee du depot de cuirassiers envenima la situation. Ces hommes avaient appartenu a la garde imperiale, ce qui, dans l'esprit de certains Perpignanais, etait aussi honteux que de sortir du bagne. Or ces forcats liberes etaient sans vergogne; ils avaient l'air avantageux qui caracterise tout bon cavalier. Quand ils se promenaient par deux dans la ville, le bonnet de police penche sur l'oreille, les rues, qui retentissaient du bruit de leurs grandes bottes eperonnees, paraissaient trop etroites, et ils ne se rangeaient guere pour faciliter la circulation aux pekins, ceux-ci fussent-ils en gardes nationaux. De la, un accroissement d'hostilite et, dans les cafes, un redoublement de fureur bavarde. Dans le recipient que formait l'enceinte fortifiee, tous ces petits sentiments, toutes ces vulgaires passions cuisaient et bouillonnaient. Un eclat faillit toutefois se produire en dehors des murailles. Tous les Pyreneens-Orientaux ne songeaient pas a attendre les Prussiens au pied du Canigou. Une compagnie de francs-tireurs s'etant recrutee dans le departement, les dames du chef-lieu voulurent lui offrir un drapeau brode de leurs mains brunies. L'autorite avait decide que la remise en serait faite solennellement, un dimanche, sur le Champ de Manoeuvres, qui s'etendait en vue de la citadelle. Le temps favorisa la ceremonie. Par toutes les portes de la ville, la foule se dirigea vers le terrain en ses plus beaux atours. Depuis les plus vieux barbons de la garde nationale jusqu'aux tout jeunes pupilles de la Republique, sans parler des francs-tireurs eux-memes, toute la population masculine etait en armes, et notre regiment avait ete convie a la fete. Nous n'avions a notre tete qu'un simple chef de bataillon, tandis que l'armee sedentaire etait commandee par un monsieur dont le bonnet etait orne d'au moins cinq galons: tres larges, tres espaces, ils couvraient presque toute la coiffure, et il etait a peu pres impossible de les compter, tant s'agitait, comme la mouche du coche, d'un bout a l'autre du polygone, ce pseudo-colonel. A peine etions-nous alignes du cote laisse libre, qu'il s'elanca d'un air farouche, au galop secoue de sa maigre haridelle, pour enjoindre a notre commandant de se ranger d'une tout autre maniere. Toujours peu endurant, notre chef riposta par un commandement bref et net, qui fut d'ailleurs admirablement execute: "Par le flanc droit et par file a gauche. En avant, marche! A la citadelle!" Le retentissement de ce scandale fut grand a nos oreilles, le soir et pendant plusieurs jours. Pour affirmer son importance, la garde nationale decida d'organiser une revue, le dimanche suivant, sur la promenade des Platanes, en presence des autorites civiles. Le spectacle militaire etait ainsi offert aux soldats par la population. Peu d'entre nous s'en priverent. La bonne tenue sous les armes, la rectitude des mouvements etaient, a vrai dire, le moindre souci de ces braves. Ils cherchaient a reveler leur merite par des vociferations d'energumenes et par des gestes d'epileptiques, en defilant devant la tribune municipale. Et ils recommencaient de plus belle, en se tournant ostensiblement vers les groupes de troupiers qui les regardaient. Suspects. Nous etions suspects, non de moderantisme, mais d'hostilite. Dans ces esprits meridionaux, surexcites et exaltes, il y avait peu de difference entre la froideur a l'egard du gouvernement et l'oubli des devoirs sacres envers la patrie. Et c'est a ce moment que le telegraphe apporta la desastreuse nouvelle de la capitulation de Metz, aussitot suivie des commentaires douloureux de Gambetta. La citadelle fut aussitot consignee, les portes closes, les chaines des ponts-levis verifiees. La rumeur se repandit bientot que des troubles avaient eclate dans la ville. Aucun detail precis. Tous les renseignements manquaient; mais la rigueur de la consigne temoignait de la gravite de la situation. Au surplus, cette privation de nouvelles a un moment si critique etait affreusement penible et enervante. D'ailleurs il n'y avait pas que de dociles moutons parmi nous. Quelques loups avaient ete enfermes dans la bergerie. Pour moi, nomme caporal et adjoint au fourrier depuis deux jours, je n'avais ni l'humeur ni le temps de me meler aux conciliabules qui se formaient dans quelques cantines. Un nouveau lieutenant avait tout recemment ete mis a notre tete; malgre une assez douloureuse blessure qui a Sedan lui avait entame l'epaule, il etait d'une activite et d'une energie peu communes: il avait precisement fixe ce jour-la au sergent-major comme extreme delai pour l'organisation complete de la compagnie. Mais, de notre bureau, nous entendions des rumeurs inaccoutumees. A plusieurs reprises nous apercumes les sergents de semaine occupes a disperser des groupes. Le jour s'ecoula cependant sans incident remarquable. Apres la soupe du soir, le lieutenant etait venu signer les pieces de comptabilite. Il paraissait tres enerve, sans doute a cause des scenes tumultueuses de la ville, dont nous ne savions toujours rien de formel. Dans ses yeux brillait, par contre, une clarte d'energie satisfaite. Il donna l'ordre de veiller a tous les derniers preparatifs, dans l'eventualite d'un depart prochain. Tandis que le sergent-major et le fourrier couchaient dans la chambre ou nous travaillions, je n'avais pas cesse d'occuper ma place dans l'une des tentes dressees sur les remparts. Il me parut bon d'aller verifier mon havresac. La nuit etait venue, et le firmament n'en etait pas moins tout eclaire. Il resplendissait comme dans l'embrasement d'un immense incendie, et cette rougeur paraissait devenir de plus en plus intense. Par toute la voute celeste, les nuees semblaient teintes d'un reflet sanglant, depuis la dentelure noire des Pyrenees jusqu'a la ligne lointaine de l'horizon sur la Mediterranee. Sur le rempart, le spectacle, quoiqu'a peine distinct par contraste, etait saisissant. Bien que le couvre-feu fut sonne, presque tous les hommes etaient debout hors des tentes, qui dessinaient en triangles leurs silhouettes blanchatres sur la terre noire, et quelques ombres humaines s'agitaient, gesticulaient, parlaient. Dominant ma poignante impression, je me dirigeai vers mon bastion, en cherchant d'eloquentes paroles, pour user sur mes camarades de ma jeune et faible autorite. Mais, au pied de l'antique donjon qui se dresse la, regardant le Canigou du cote de l'Espagne, deux officiers me devancaient. Ils allaient d'un pas resolu. C'etait le commandant du 22e de ligne, suivi d'un capitaine. Ils aborderent un premier groupe qui, a leur approche, s'etait resserre. Le commandant ayant dit qu'il fallait rentrer sous les tentes, un murmure s'eleva. Les officiers s'avancerent encore, et le groupe s'ouvrit, mais pour se refermer aussitot comme une vague. D'autres hommes accoururent, entraines par un courant invincible, et, en un clin d'oeil, un cercle etroit enferma les deux officiers, et le commandant tomba. A ce moment, d'autres officiers survinrent en nombre. C'etaient les notres. Ils acheverent de rompre le charme funeste qui avait plane sur la citadelle, en nous apportant l'ordre de depart pour le lendemain meme. Trois de nos compagnies actives etaient designees, dont la mienne, et il ne s'agissait plus d'aller a Bellegarde ou a Montlouis. Cette fois, c'est vers le Nord que nous serions diriges. Vers l'ennemi, enfin. Ah! la noble activite qui regna en cette nuit si mal commencee. L'ardeur de tous etait egale. C'etait a qui se preterait aide mutuelle, pour que rien ne clochat, pour qu'il n'y eut aucun retardataire. A l'aube, apres une veillee feconde, le ciel etait redevenu d'un bleu pur et profond: la soiree ensanglantee par l'aurore boreale ne m'apparaissait plus que comme un vain cauchemar. Mais, avant le depart, le commandant du 22e, qui savait bien qu'il n'avait pas reve, tint a passer en revue tous les hommes de notre regiment. Les partants, comme ceux qui restaient, durent s'aligner sur le rempart. On vit meme errer par la Murette, l'ordonnance, le brosseur, l'avare, qui ne se melait plus a nos assemblees. Son regard, d'une acuite singuliere, donnait l'impression que doivent produire les gens a qui le peuple attribue le _mauvais oeil_. Il paraissait etre la pour porter malheur a quelqu'un. Quant a moi, j'avais fort a faire, avec le sergent-fourrier, pour achever de regler les derniers details administratifs: officier d'habillement, maitre armurier, prepose des lits militaires, le defile etait-interminable. L'heure du depart arriva, sans que le detachement eut traverse la cour d'honneur. Courant au rempart, nous le trouvames desert. Les trois compagnies s'etaient ecoulees hors de la citadelle par une poterne. Bien qu'elles eussent a gagner la gare par un long detour dans la campagne, nous n'avions que le temps de couper au plus court par la ville. Cela me permit au moins d'adresser un telegramme a ma famille, car Angers etait notre but, et nous passions par Toulouse. Nous avions le regret de laisser en arriere deux de nos meilleurs camarades, Toubet et Bacannes, sans parler du malheureux petit Royle. Au dernier moment, il avait ete interne au Castillet sur l'ordre du commandant du 22e. Murette aurait sans doute pu dire pourquoi. LE 48e REGIMENT DE MARCHE Il n'y avait pas a s'apitoyer longuement. Dans le metier des armes, les liaisons ne se denouent pas; elles sont presque toujours rompues brusquement, si fraternelles qu'elles aient ete. Les exigences du service veulent qu'apres une longue intimite on se separe immediatement sans murmure, sinon sans regrets. A la guerre, il faut voir tomber, sans faiblir, sans lui tendre la main, sans jeter vers lui un regard en arriere, le camarade frappe a mort qui etait devenu votre ami. Et la discipline impose parfois des epreuves plus cruelles. Il faut brider son coeur, si l'on ne peut l'etouffer. C'est pourquoi les vieux militaires passent et repassent sans cesse en revue les noms de leurs compagnons d'autrefois; ils rachetent ainsi leur secheresse professionnelle, leur froideur obligatoire et passagere, l'apparente indifference qui fut longtemps exigee d'eux. D'ailleurs Royle ne nous avait jamais inspire de veritable amitie, a Nareval ni a moi: nous deplorions qu'il eut commis les fautes dont il serait chatie, plus que nous ne pouvions le regretter lui-meme. Pour nous distraire, nous n'avions pas cependant la societe des joyeux comperes du premier voyage. Tous etaient restes au depot, et, outre que nous n'etions pas gais naturellement, le grade nous isolait deja un peu des simples soldats. D'eux-memes ils s'eloignaient de nous. Cette sorte de solitude, en plein brouhaha, etait favorable au cours de mes pensees a la fois heureuses et graves. Le train rapide m'emportait enfin vers le but que m'avait assigne ma conscience, et, par une circonstance inesperee, il allait m'etre donne de revoir mes amis, de recevoir dans un baiser une nouvelle benediction de ma mere. Dans cette saine disposition d'esprit, je ne m'expliquais pas que la vue de ce pays ne m'eut pas frappe et charme a mon premier passage. Chere terre de France, aux sites si divers, aux aspects admirables dans leur variete, je m'en eprenais de plus en plus a cette revue panoramique, parce qu'on s'attache en se devouant. Et n'allions-nous pas essayer de la defendre? Qui sait si nous ne l'arroserions pas de notre sang? De Perpignan a Narbonne, la voie suit le littoral, et, en certains endroits, sur une chaussee de quelques metres a peine. D'un cote, la mer, confondant la ligne de ses eaux avec le ciel, et, de l'autre, d'immenses etangs bleus. Sur la cote, les pauvres villages de pecheurs etagent leurs cabanes en amphitheatre, devant l'element qui leur fournit la nourriture et souvent les engloutit. Le train semblait glisser sur la mer. Le sifflet strident de la locomotive se perdait dans cette immensite dont le calme n'etait trouble que par le cri de quelque goeland effarouche, s'envolant de rocher en rocher. La matinee s'ecoula assez vite, dans cette contemplation. Mais, vers le milieu du jour, les heures parurent s'allonger. A mesure que le moment attendu approchait, il semblait fuir. Je comptais les stations qui restaient a franchir, et nous en rencontrions toujours que j'avais oubliees. La nuit tombait, et Toulouse n'apparaissait pas. En vain, pour prendre le change, j'essayais de dormir; mes yeux clos, l'esprit veillait. Enfin, vers six heures, le train ralentit sa marche. Aux portieres, les clairons sonnent allegrement la charge. Nous entrons en gare. Le train roule toujours, il y a encore un pont a passer; mais je n'y peux tenir. Me voila deja debout sur le marchepied, quand une terreur me prend. C'est jour ferie, le 1er novembre, la Toussaint, veille des Morts. Mon telegramme est-il parvenu?... Oui, oui; la-bas, devant le bureau du chef de gare, stationne un groupe nombreux. Tous, ils y sont tous, et, d'un bond, je suis au milieu d'eux. Quel delicieux moment, mais qu'il fut court! Ma mere etait radieuse; elle retrouvait son fils, aussi decide que le premier jour, mais plus fort, devenu homme au bout de deux mois d'absence. Elle me regarda quelques instants, sans parole, les yeux brillants de joie au travers d'un voile humide. Bien que j'allasse vers le danger, elle ne tremblait plus; apres m'avoir cru a jamais perdu, elle me revoyait: heureux presage. Ah! quel chaleureux accueil! quelles attentions charmantes! Quelques aliments reparateurs a prendre, tout en causant; un chaud gilet de laine, que je dus m'engager a mettre le soir meme. Que sais-je encore? Comme tous grandissaient le merite du devoir en se rendant plus chers, en decouvrant a celui qui partait les tresors de tendresse que peut-etre il allait perdre, mais dont rien alors n'aurait pu l'obliger a se montrer moins digne!--Quoi! deja? Le clairon rappelait: il fallut se dire adieu, et nous avions a peine echange quelques paroles! Quel vide dans le wagon, malgre le tumulte environnant! Bien que, blotti silencieusement dans un coin, je m'efforcasse de jouir encore, comme d'un doux parfum, du souvenir de cette minute exquise, je souffrais; j'etais triste, craignant que ma mere n'eut entendu ces mots jetes au passage par un brutal, par un jaloux: "Embrassez-le bien, vous ne le reverrez pas!" Lorsque, au matin, nous eumes depasse Bordeaux, le froid, dans nos wagons a marchandises mal clos; devint, d'heure en heure plus vif et la campagne nous apparut toute depouillee. Elle semblait s'etre mise en deuil a mesure que nous nous rapprochions des contrees ou se jouaient nos destinees. Mais, aux abords des grandes villes, comme dans les plus petits hameaux, nous apercevions les jeunes gens et les hommes faits s'exercant au maniement des armes. Ils interrompaient leurs manoeuvres pour nous saluer, et six cents voix leur repondaient en entonnant un chant patriotique. II Arrives a Angers a une heure du matin, nous fumes cantonnes provisoirement dans les batiments de l'Ecole des arts et metiers. Apres quatre heures d'un penible sommeil sur les tables d'etude, on nous distribua des billets de logement. Chacun se mit en quete de l'habitant charge de le recevoir. Il y eut ce jour-la repos general--excepte pour moi. Requis comme secretaire par l'officier payeur du detachement, le lieutenant Christophe, je dus a cet honneur de faire, sans plus tarder, ample connaissance avec la ville. Sac au dos, fusil sur l'epaule, il fallut suivre toute la ligne des boulevards neufs qui enveloppent la cite, frissonner a la vue du sombre chateau d'ardoises a grosses tours edifie par saint Louis, saluer en passant la statue du paisible roi Rene, et tacher de se retrouver dans le dedale des rues du quartier central, qui montent, descendent, remontent, s'enchevetrent. C'est tres pittoresque, mais bien fatigant. Vers deux heures, je recouvrai ma liberte, et, a mon tour, je me mis a la recherche de mon habitant, un sculpteur, je crois, demeurant a la montee des Forges, sur l'autre rive de la Maine. Une jeune femme me recut poliment, et je me rejouissais a l'idee de m'asseoir, un jour ou deux, a un honnete foyer familial qui, me rappellerait celui ou je manquais; mais je fus tres courtoisement adresse a une banale hotellerie du voisinage. Mon lit n'en fut pas moins excellent. La douce chose, au bout d'un long voyage et apres quinze jours de campement, meme sur des remparts ouates de gazon! Quel heroisme, le lendemain, de sauter hors des draps, avant le jour, sans avoir dormi son content! Voila de tout petits sacrifices dont la vie militaire est semee et qui la rendent aussi meritoire que les actions d'eclat dans l'apotheose d'un jour de bataille! III A sept heures, j'etais donc a plus d'un kilometre de mon gite, tout la-bas, devant l'Hotel de Ville, sur le Champ de Mars que bordent les jardins publics, et je n'y etais pas seul. Trois mille six cents de mes pareils grouillaient autour d'une cinquantaine d'officiers, l'effectif de dix-huit compagnies venues de tous les coins de la France, pour se fondre en un seul corps. Chaque commandant d'unite ralliait ses hommes de son mieux, ce qui, dans cette foule uniforme, n'etait pas tres aise. Le notre, le lieutenant Martial Eynard, etait des plus actifs et des plus energiques. De taille moyenne, il avait la demarche souple, le pas elastique, les epaules larges, la poitrine bombee, le buste en avant d'un bon gymnaste, avec la tete blonde et fine, deja un peu murie, d'un elegant Saint-Cyrien. L'oeil vif, le regard direct, temoignant d'une noble ardeur; la voix chaude et vibrante, aussi prompte a l'eloge qu'au blame. Son sang genereux, que sa blessure encore ouverte semblait rafraichir, et non epuiser, entretenait en lui une animation perpetuelle. Un bon chien de berger n'eut pas reuni son troupeau plus vite qu'il nous eut rassembles. La presence de notre sous-lieutenant, non loin de lui, le servait, a vrai dire, dans cette circonstance. M. Houssine, echappe, lui aussi, de Sedan comme simple adjudant, avait recu l'epaulette en rentrant au depot. Sa dignite recente le tenait a distance de la troupe: il paraissait tellement oublier qu'il etait issu de cette categorie subalterne, qu'il traitait les hommes tres dedaigneusement. Mais il etait tres grand et avait les cheveux d'un rouge eclatant, ce qui nous guidait. Quel que fut le point de repere de chacun, l'ordre sortit en moins d'un quart d'heure de ce chaos humain. Dix-huit doubles lignes vivantes s'espacerent sur l'etendue du Champ de Mars. Sous la direction du lieutenant-colonel Koch, venu du 1er regiment etranger, les compagnies furent reparties en trois bataillons, dont le commandement fut confie au commandant Bourrel, naguere major de place a Perpignan, au commandant Chambeau, tire des capitaines du 5e de ligne, et au capitaine rengage David, intrepide vieillard de soixante-dix ans, qui ne redoutait pas d'affronter les fatigues d'une dure campagne d'hiver. Le 48e regiment d'infanterie de marche etait constitue. En tout pareil aux heroiques legions detruites autour de Sedan et de Metz, il lui manquait pourtant ces deux fiers ornements dont l'un provoquait le sourire et l'autre imposait le respect, suscitait l'enthousiasme: pas de tambour-major a voir parader en tete de la colonne; point de drapeau, helas! a entendre frissonner glorieusement au milieu des rangs! Tel quel, il lui fut accorde un court delai pour regler les derniers details de son organisation, pour assurer la soudure de ses elements, epars la veille, inconnus les uns aux autres, pour permettre enfin a l'etat-major de tater et d'assouplir ce corps fait de milliers d'hommes et de lui donner en meme temps quelque cohesion, de lui infuser l'esprit de solidarite, l'amour collectif qui pousse hardiment vers le danger et apprend a braver la mort. Cinq jours pour accomplir oeuvre pareille, c'etait peu, et il fallut s'en contenter. Tandis que chacun collaborait selon son role a l'oeuvre commune de fusion et d'entrainement, en se montrant exact aux rassemblements, attentif et docile durant les exercices, scrupuleux a etablir les situations, les bons, les feuilles de journees, etc., tous, le devoir rempli, nous jouissions sans scrupule du dernier repit qui nous etait accorde. Maintenant, le doute n'etait plus permis; il n'y avait plus de place pour l'impatience et l'enervement: a breve echeance, nous combattrions, nous aussi; il nous serait donne de tenir la campagne, de dormir a la belle etoile, de peiner et de souffrir pour la defense du pays. Pour le moment, nous goutions l'agrement de deambuler dans une ville belle, elegante, animee comme au temps d'une paix heureuse, en songeant aux tristes etapes en pays devastes; nous savourions le plaisir de manger, assis, des mets servis proprement dans de la vaisselle, en prevoyant le renversement des marmites au bivouac et les repas de biscuit tout sec; voluptueusement, nous prenions nos aises dans des lits chauds et douillets, frissonnant seulement a l'idee des prochaines nuitees sur la terre humide ou gelee. Pourtant les passions mesquines gataient par leurs infiltrations malsaines ces dernieres heures de legitime bien-etre. Le cadre subalterne de chaque compagnie forme un groupe d'hommes, qu'a certaines heures rassemblent le service ou les necessites materielles, et que l'habitude maintient a peu pres reunis le reste du temps: en un mot, c'est une petite societe; donc, on s'y observe mutuellement, on s'y jalouse, on y medit les uns des autres, la charite servant rarement de lien aux reunions humaines. A Angers, la compagnie n'avait plus de sergent-major. Le notre avait ete nomme adjudant a l'organisation du regiment. Les fonctions de chef etaient remplies par le sergent-fourrier, camarade genereux, loyal, malgre quelques inegalites de caractere. Harel avait ete mousse, je crois. Il avait alors vingt-cinq ans, il etait grand et beau, ses yeux, tres noirs, s'enfoncaient sous un front bombe, proeminent, et semblaient, par l'habitude des vastes horizons de la mer, lancer des regards d'une portee trop lointaine. Villiot, le doyen des sergents, etait, quoique ne a Marseille, simple, brave et modeste. Excellent soldat, bon camarade, superieur affable, subordonne digne. Ayant eprouve son courage a ses propres yeux dans la sanglante fournaise de Sedan et dans sa fuite perilleuse apres la capitulation, il ne cherchait a en imposer a personne. Sa qualite d'ancien prevot d'armes temoignait assez d'ailleurs qu'il n'avait rien a craindre d'un adversaire individuel. Sa complaisance et sa serviabilite n'en avaient que plus de prix; elles ne se dementaient jamais. Son compatriote Laurier ne lui ressemblait guere, surtout au moral. Moins grand, mais de traits plus reguliers, grassouillet, il offrait le type combine du joli sergent et du vrai Marseillais. La face rejouie d'un gourmand, toujours propret, pommade, reluisant, il etait aussi glorieux que son nom, bien que le laurier serve a parfumer la soupe autant qu'a tresser des couronnes. Jamais zouave n'eut de guetres plus blanches ni mieux ajustees que les siennes, sur un pied mieux cambre. Aucun mousquetaire n'eut l'allure plus avantageuse. Quels accroche-coeur que les bouts aiguises et retrousses de ses moustaches noires! Qu'ils annoncaient bien la hardiesse de langage et les propos vantards, que l'accent _aiole_ semblait du reste legitimer! Pluvier, comme Royle, nous etait venu de Paris; mais il avait beaucoup plus de chance d'y retourner. Court, malingre, le nez deja bourgeonnant, il grelottait avant d'avoir passe une nuit dehors et se plaignait de rhumatismes sans avoir essuye la moindre averse. Il etait du nombre des Parisiens qui preferent regarder l'emeute derriere leurs volets, plutot que d'aller la tenter--ou la combattre--sur les barricades. D'ou Gouzy pouvait-il bien etre originaire? Je ne sais. Il etait un peu vantard comme Laurier, mais beaucoup moins freluquet. Quoique l'un des plus anciens grades, il avait l'esprit subversif de Royle, qu'il rappelait par son jeune age et sa longue taille degingandee. Il avait, comme Nareval, la manie de perorer devant les hommes. Quant a ce dernier, en prenant du galon, il s'etait peu modifie. Plus circonspect dans l'etalage de son savoir, il etait livre aprement a son ambition. Il goutait moins la satisfaction d'avoir franchi les premiers degres, qu'il n'aspirait inquietement a en gravir d'autres. Aussi mettait-il son temps a profit pour tacher d'acquerir sur le Champ de Mars les premieres notions du commandement, qu'il possedait a peine. La, comme partout, Villiot etait la providence de tous. Il manoeuvrait fort bien, donnait l'exemple, entrainait et, de plus, prodiguait a chacun des conseils, au besoin, un coup de main, pour le paquetage des sacs, l'entretien du fusil, l'arrangement commode du fourniment. Pendant ce temps, Gouzy se contentait de developper, mais a profusion, des conseils theoriques, tandis que Laurier se campait fierement, en retroussant ses moustaches sous l'oeil des bonnes angevines, et que Pluvier constatait l'intensite progressive de ses rhumatismes. Harel, pour lui, contenait sa fureur avec peine a l'idee que sa comptabilite, confiee a mon inexperience, n'avancait guere. Sans titre encore, j'etais en effet mele aux sous-officiers. Bien que je n'eusse meme pas les insignes de caporal-fourrier, j'en remplissais completement les fonctions. De la, s'il faut l'avouer, les troubles qui agitaient notre petit groupe. La promotion de notre sergent-major au grade d'adjudant avait immediatement allume les convoitises de Laurier et de Gouzy, sans parler naturellement de Nareval. A leurs yeux, il etait legitime que Harel passat sergent-major, avant-derniere et peut-etre derniere etape vers le grade de sous-lieutenant. Ils desiraient tous trois obtenir le grade de fourrier, avec le ferme espoir de suivre apres lui le meme chemin. Il leur deplaisait donc que la place me parut reservee, et, puisque je n'etais pas sous-officier, ils estimaient que leurs desirs devaient primer mes droits. Avec cette idee, ils etaient vexes de voir leurs doyens me traiter deja en egal. Ils s'en expliquerent avec eux a l'occasion d'un fin repas d'adieu organise la veille de notre depart d'Angers. Villiot et Harel se contenterent de hausser les epaules. Mais, au dernier moment, le beau Laurier declara tout net qu'il y allait de la dignite de son grade a ne point s'attabler avec un simple caporal. Ses deux emules appuyerent son avis, par leur silence. Harel et Pluvier, au contraire, tout en se mettant a table, le traiterent de ridicule, ce qui etait insuffisant pour le faire capituler. Villiot, president de droit, ressentit davantage l'odieux d'une insolence que l'inegalite de grade m'empechait de relever. Froidement, s'asseyant a son tour et m'invitant a l'imiter, il repondit a Laurier qu'il avait un bon moyen de sauvegarder sa dignite menacee. En meme temps, il lui indiquait la porte. Ce geste interloqua notre chatouilleux sergent. Il eut bien bonne envie de nous punir tous, en nous privant de sa gracieuse personne. Mais le potage fumait dans les assiettes et une grosse volaille etalait au milieu de la table sa chair reluisante et doree. Laurier etait incapable de bouder contre son ventre. Il prit sa place sans repliquer, et, a coups de dents, il se vengea sur le diner. IV Le 9 novembre, tandis que la premiere armee de la Loire remportait sans nous la victoire de Coulmiers, le regiment recut l'ordre de se diriger sur Nevers, par les voies dites rapides. A la nuit, les trois bataillons s'acheminerent vers la gare; mais les deux premiers purent seuls etre embarques, faute de materiel roulant. Nous les suivimes le lendemain matin, et vingt-quatre heures apres nous atteignions notre nouvelle destination. Sur une vaste promenade plantee en quinconce, douze clairons rassembles lancaient l'allegre sonnerie du reveil, soutenus par le roulement cadence des tambours. La, au milieu de Nevers, s'elevait comme une autre ville. Veritable ville lilliputienne, avec ses petites maisons blanches identiques, avec ses etroites avenues et son carrefour central ou se dressait la tente du colonel. Dominant toutes les autres, cette tente semblait, ainsi qu'un clocher de village, etendre sa protection tout a l'entour. Quand, de chacun de ces petits abris fragiles, se glisserent au dehors six hommes tous semblables, qui paraissaient sortir de terre et dominaient de deux coudees leurs demeures, on eut dit d'une innombrable foule de geants. Etant enfant, j'appreciais fort les images d'Epinal et les soldats de plomb qui me fournissaient de longues files d'un meme type uniformement reproduit; mais je raffolais litteralement des gravures plus soignees ou des jouets de luxe qui figuraient un camp dans sa diversite pittoresque. Or c'etait ce spectacle au naturel qui m'etait offert maintenant et infiniment plus varie que toutes les imitations. Non loin des sentinelles en armes, les uns baignaient bravement leur tete et leurs bras a la fontaine publique; d'autres nettoyaient leur fusil, mal graisse la veille, et que l'humidite de la nuit menacait. Ceux-la batissaient les fourneaux de campagne, rallumaient les feux de bivouac et preparaient le cafe. Les sergents commandaient la garde, les caporaux rassemblaient les corvees que les fourriers reclamaient impatiemment, toujours affaires, tandis que, pour assister au rapport, officiers et sergents-majors se reunissaient en cercle devant la tente du colonel. Tout cela dans la perspective accusee par les rangees successives des arbres aux futs blanchatres, aux hautes branches depouillees d'ou tombaient pourtant, ca et la, par instants, dans la buee matinale, quelques dernieres feuilles, recroquevillees et rouillees, qui semblaient retrouver une fugace vitalite en roulant sur le plan incline de la toile des petites tentes. Ce cadre, par le contraste, accentuait la couleur, l'animation du tableau martial, et en meme temps lui donnait une teinte melancolique bien appropriee, car cette vie des camps, pleine et robuste, est dans son activite le prelude de sanglantes hecatombes. Neanmoins, nous qui, arrivant, n'etions encore que des spectateurs, nous eprouvions, par un entrainement physique, par une emulation instinctive, quelque intime fierte et une sensualite indefinissable a nous savoir une partie de ce tout et a avoir le droit de nous meler a son mouvement. Le 3e bataillon n'eut pas a dresser ses tentes. Le temps de preparer son repas, et le regiment devait se porter en masse dans la direction du Nord. Les clairons sonnerent vers midi. Immediatement tout le monde met sac au dos; puis la colonne s'ebranle en bon ordre et se met en marche gaiement. Sevres du doux climat du Roussillon, nous fumes cependant favorises, pour cette promenade militaire, d'un dernier sourire du soleil d'automne. Par un temps sec, la route etait excellente et le regiment magnifique. Sur un espace d'un kilometre environ, les hommes marchaient, deux par deux, sur chaque bord de la route, laissant circuler au milieu le train regimentaire et les voitures d'ambulances. Les uniformes etaient irreprochables. Relevees sur les hanches, les capotes bleues laissaient voir, agitee d'un mouvement unique et cadence, une longue trainee rouge, coupee a quelques centimetres de terre par la ligne blanche, eclatante, des guetres. Au sommet des havresacs, les gamelles neuves resplendissaient sous le soleil, comme des casques, entre les tentes et la haie d'acier des chassepots. Le cliquetis des armes scandait la marche, et un bruissement general, comme celui des ecailles d'un monstre gigantesque, servait d'accompagnement aux chants qui s'elevaient alternativement, de distance en distance. Quel effet merveilleux! Jamais regiment marchant a la victoire fut-il plus dispos? parut-il plus alerte et plus fier? A un tel pas, il nous eut ete facile d'aller fort loin; mais notre ardeur dut se borner a franchir six kilometres. Il y avait la, sur la droite de la route, l'emplacement d'un camp, marque par la presence d'un peloton de tirailleurs algeriens. Sur un coin de la verte prairie, bientot jalonnee par nos adjudants-majors, les noirs Africains, dans leur vetement d'azur galonne de jaune, accroupis devant leurs tentes, recueillaient frileusement les rayons du soleil qui leur envoyait un pale reflet du pays natal. De leurs yeux blancs ils semblaient nous toiser assez dedaigneusement, tandis que, fiers de notre gros effectif, nous ne pouvions nous empecher de trouver leur masse un peu grele. L'herbe etait seche, la paille de couchage nous fut bientot distribuee. Apres quelques hesitations, certaines lenteurs, nos six cents tentes s'alignerent en colonne par compagnie, derriere les faisceaux aux lames miroitantes irradiees comme des feuilles d'aloes. Les fourneaux se creuserent a l'abri d'une haie vive, et bientot les hommes, en petite veste, sans ceinturon, vinrent en nombre s'offrir l'avant-gout de soupes qui delicieusement chantaient dans les marmites de fer-blanc tout neuf. Quelques-uns, moins affames, allerent essayer de fraterniser avec les turcos, qui deja repartissaient entre eux leurs gamelles. Les sombres visages de nos voisins servaient de repoussoir a la-blanche figure de leur jeune chef. Physionomie intelligente et douce, le blond capitaine Carriere semblait n'avoir nul besoin d'energie pour mener ces demi-sauvages. Il y suppleait par sa bonte naturelle, ne les quittant jamais, mangeant gaiement au milieu d'eux la meme soupe et le meme pain. Notre premiere nuit de bivouac fut bonne, sauf quelques indiscrets courants d'air signalant de legeres imperfections architecturales dans notre fragile demeure. Mais nul n'osait critiquer un edifice qui etait en partie sorti de ses mains. Seul Pluvier hasarda quelques soupirs. Point d'echo. Force fut bien d'imiter le stoicisme de ses compagnons, et, se rechauffant mutuellement les uns les autres, tous bientot s'endormirent. Helas! le lendemain, une pluie diluvienne transforma notre moelleuse prairie en un grand lac. Quoique Villiot eut pris le soin de creuser une rigole tout autour de la tente pour en preserver l'interieur, la situation fut terrible, quand, apres le couvre-feu, nous nous trouvames blottis, immobiles, pour plusieurs heures, dans nos vetements trempes, avec nos chaussures boueuses, sous nos toiles mouillees. A la premiere plainte de Pluvier, ce fut un concert affreux de reproches adverses. Chacun se souvenait de l'ouvrage des autres, pour leur en faire un grief. Nareval accusait Gouzy d'avoir mal plante les piquets. Laurier critiquait la tension des cordes, et Gouzy leur reprochait d'avoir boutonne les toiles de travers. Une goutte d'eau, une perle fluide, lui tombait sur le nez avec une telle regularite, qu'il craignait d'y trouver une stalagmite le lendemain. Ces orages passaient au-dessus de moi, qui n'avais garde de souffler mot. Cela n'empecha pas Harel de me prendre a partie. Modestement, je fis valoir que, appele a copier un ordre en arrivant au camp, je n'avais pu collaborer a l'edification de la tente.--En verite, j'avais le cynisme de l'avouer: j'acceptais une hospitalite volee, voyez quelle paresse! A ces mots, en un instant, on cria baro sur le fourrier. Tellement, que, du voisinage, le lieutenant nous pria de causer plus bas, ce qui assura mon salut. Un supreme gemissement de Pluvier, et chacun se morfondit dans le silence et dans l'humidite. La pluie, comme eut dit M. de la Palisse, est un grand dissolvant; mais je l'entends au moral. Comme elle ne s'arreta pas le jour suivant, les tentes restaient debout; mais beaucoup d'hommes s'en echappaient, allant chercher un abri et du feu dans les habitations du voisinage. La discipline deja, il faut en convenir, commencait a se relacher. J'enviais un peu les transfuges, sans vouloir pourtant, sans pouvoir d'ailleurs les imiter, car il fallait sous l'ondee recevoir a toute heure une distribution nouvelle et la repartir aussitot entre les escouades. Ah! que j'eusse volontiers cede a Laurier, ou a tout autre, le galon de fourrier, que je n'avais du reste toujours pas! Le quatrieme jour enfin, le ciel, au reveil, nous apparut tout bleu, sans un nuage. Le soleil se montra, et tous les hommes profitaient avec joie de ses rayons bienfaisants pour secher leurs vetements et se degourdir comme des lezards. Libre de toute corvee, j'allai avec Nareval visiter une immense construction, un couvent, je crois, qui se dressait a proximite, quand le clairon sonna a l'ordre. Nous revenons au pas de course. Depart immediat. Il est onze heures, et a une heure le regiment doit se trouver a la gare de Nevers. En un clin d'oeil, les six cents tentes qui couvrent la prairie s'effondrent. Pendant quelques instants, un mouvement indescriptible, une agitation febrile, regnent partout. C'est comme une mer humaine. Tous--les bras agiles, les mains prestes--tantot s'agenouillent, tantot se levent, se courbent, se redressent, ainsi que font, au theatre, sous la toile verte figurant l'ocean, les manoeuvres qui _jouent les flots_. Et de cet immense desordre, de ce fouillis inextricable d'hommes et de choses, le regiment bientot se degage, s'aligne, se meut et s'eloigne, laissant, dans le vaste espace ou quatre nuits il a dormi, un champ de paille fletrie, pietinee, entre des sentiers bourbeux. Six cents tas de fumier, sur un cloaque. A la gare, l'appel signala quelques retardataires. Le depart avait ete si imprevu, si prompt, que beaucoup avaient appris la levee du camp lorsque nous etions loin. Harel etait de ce nombre. Il nous rejoignit a temps, mais furieux d'etre en faute. Les vifs reproches du lieutenant ne le calmerent point. Il s'en prit naturellement a moi, qui avais eu soin de boucler vivement son sac et de le mettre aux bagages. Cette injustice m'indigna: oubliant la difference de grade, je le rabrouai vertement. Tandis qu'il se perdait dans la foule, l'attention generale fut attiree vers une scene analogue, dont les consequences devaient etre plus graves. L'altercation avait lieu entre un caporal et un sergent-major du 2e bataillon, les roles etant, il est vrai, renverses. L'un des derniers arrives, le caporal, soit qu'il se fut echauffe en voulant rejoindre son rang, soit qu'il eut trop essaye de se rafraichir, avait le visage enflamme, l'air surexcite. A une observation de son chef, il repliqua, et le sous-officier s'avanca d'un air courrouce. Le caporal le saisit par le plastron de la capote, assez violemment pour en arracher un des boutons. Si le caporal etait avine, ce geste, malgre sa brusquerie, pouvait etre celui d'un interlocuteur tenace, importun, grossier, si l'on veut, sans intention brutale. Mais ce point ne devait jamais etre eclairci. Cent cinquante personnes avaient ete temoins du fait en lui-meme, y compris les officiers. Irrites deja du relachement que denotait l'interminable defile des retardataires, nos chefs etaient mal prepares a l'indulgence. Ordre fut donne de saisir le caporal et de le desarmer. Le malheureux etait inculpe de voies de fait envers un superieur. Aussitot degrise ou calme, il demeura stupefait, pret sans doute a faire des excuses, a s'humilier. Car, deja mur, marie, assurait-on, et pere de famille, il n'avait plus la fougue de la prime jeunesse. Rengage volontairement a bonne intention, il dut regretter vite un premier mouvement inconsidere; mais on ne lui demandait plus rien. Rien que sa vie. Il etait pris dans l'engrenage de la justice militaire, terrible instrument que la necessite du salut commun rendait impitoyable. Retenu par ce penible incident, j'avais laisse envahir les wagons. J'errais le long de la voie, demandant distraitement une place a chaque portiere. Mentalement, j'etablissais une relation entre ma situation et celle du miserable caporal; je fremissais a l'idee qu'il eut pu dependre d'un mauvais regard de Harel, d'un geste trop hardi de sa part, pour me jeter dans une situation pareille, et, par cela seul, je sentais monter en moi une rancune contre lui. Or je l'apercus, entr'ouvrant a ma vue la portiere d'un compartiment de deuxieme classe qu'il occupait seul avec Villiot. Pour m'aider a monter, il me tendit la main. C'etait delicatement me faire des excuses. Elles m'allerent au coeur, je l'avoue, dans l'etat particulier d'esprit ou je me trouvais. Installe commodement entre mes deux meilleurs camarades, je leur rapportai la scene dont j'etais emu encore. Harel, faisant tout bas le meme rapprochement que moi, palit un peu, en mesurant les consequences possibles de la vivacite de son caractere. "Bah! dit-il, le conseil de guerre expliquera tout cela." Car nous ignorions qu'il n'y avait meme plus pour nous de conseils de guerre. Nous n'avions plus droit qu'a une justice sommaire, celle des _cours martiales_. Le train nous emportait cependant vers Blois, notre nouvelle destination. Nous passames par Orleans, que les Allemands avaient evacue apres leur defaite de Coulmiers. Mais la voie etait a peine retablie. Il fallait avancer prudemment, toujours sur le qui-vive. L'ennemi pouvait a tout instant reparaitre, et cette pensee nous surexcitait. Elle rompit l'ennui d'un trajet de dix-huit longues heures. V A Blois, on nous fit etablir nos bivouacs au sud-ouest de la ville, au dela de la gare. Nos tentes s'alignaient tout le long d'une avenue boisee qui aboutit a la foret; les dernieres, les notres, en touchaient la lisiere, et il y avait comme une sorte de mystere inquietant dans ce voisinage immediat. Bien que toutes les feuilles fussent tombees, les troncs d'arbres formaient, par leur foule, un mur impenetrable aux regards et d'ou semblaient s'echapper, comme des fantomes, les vapeurs du matin. La vie de Nevers se continua la, par un temps meilleur. J'y achevai plus agreablement mon apprentissage de fourrier. Il ne me laissait pas un instant de liberte, meme pour assister aux exercices. Preparation des bons, direction des corvees, distributions de toute nature. Il n'y avait pas de temps a perdre pour arriver a tout. Ce ne fut pas d'ailleurs sans une certaine emotion que je pris charge des 18 000 cartouches destinees a ma compagnie. Quatre-vingt-dix pour chacun de nous. Sur les recommandations reiterees de M. Eynard, nous les logeames dans le havresac, douillettement, de maniere a les bien garantir de l'humidite. Ces soins divers, multiples, nous absorbaient entierement. Beaucoup d'entre nous avaient oublie la scene du depart de Nevers, mais non pas ceux qui avaient mission de s'en souvenir. Elle devait avoir son epilogue, logique, fatal et prompt. L'accuse fut traduit devant une cour martiale, ou siegeaient un chef de bataillon, deux capitaines, un lieutenant et un sous-officier, et dont la sentence ne pouvait etre ni revisee ni cassee. Cela dut tout d'abord ne point paraitre serieux au caporal Tillot, ainsi se nommait le malheureux accuse. Pour un instant d'oubli, pour une benigne vivacite, mourir de la mort des assassins, des voleurs et des laches? Etre tue par des Francais, avant d'avoir affronte les Prussiens detestes! Non, ce n'etait pas vraisemblable. Il s'agissait sans doute de quelque simulacre de jugement et de supplice, a la maniere maconnique, afin d'eprouver le courage du patient. Mais il ne pouvait etre question d'enlever au pays un de ses defenseurs devoues. Telles durent etre les pensees du caporal Tillot. Mais, pour les juges, qui ne pouvaient decliner leurs fonctions sans etre honteusement mis en reforme, ils durent envisager leur role avec tristesse et terreur, car, entre un texte formel et un fait indeniable, il n'y avait pas de place pour une hesitation. La cour martiale n'hesita pas. Notre lieutenant en faisait partie, en raison de son anciennete de grade. Il nous annonca le verdict, sans commentaires. Certes il avait eu l'occasion de cuirasser son coeur, a Sedan. Plus d'une fois il menaca de son revolver des hommes qui maugreaient contre le service, et il aurait eu le courage de tuer un fuyard; mais il veillait sur sa compagnie paternellement, quoique bien jeune. Il la reconfortait apres les journees de fatigue. Il etait bon, certainement, autant que brave. Toute sa bravoure lui fut necessaire pour tenir jusqu'au bout le role qui lui etait echu dans l'accomplissement de ce drame. L'arret qu'il avait contribue a rendre, il devait le prononcer le lendemain a la face du condamne, devant 8000 hommes assembles pour en voir mourir un autre. Spectacle douloureux. Acte le plus penible de la vie militaire, car, quelque bien etabli qu'il soit que l'armee forme un tout complet qui doit se suffire, il n'en reste pas moins terrible d'etre oblige de passer, sans preparation, a l'etat et de juge et de justicier. Nul ne peut repondre qu'il ne deviendra pas le bourreau sans pitie de son camarade coupable d'une peccadille, qu'il ne sera pas force de viser au coeur un ami digne de son estime quand meme. Le code de justice militaire, en effet, mieux pondere que le decret du 2 octobre 1870, qui avait institue les cours martiales, distingue entre les crimes contre la discipline militaire: il en reconnait de honteux, pour lesquels la degradation accompagne la mort, et d'autres qui entrainent seulement la mort. Mais il est muet pour la designation des executeurs. Ce point etait alors regle par le decret du 13 octobre 1863, ou il etait dit: "Le commandant de place fait commander pour l'execution un adjudant sous-officier, quatre sergents, quatre caporaux et quatre soldats, pris a tour de role, en commencant par les plus anciens, dans le corps auquel appartenait le condamne." Dans l'amalgame que nous formions, personne, parmi les hommes de troupe, n'etait fixe sur son anciennete relative. Il etait probable que, dans une telle incertitude, le sort, le hasard, remplacerait la regle. Tous, nous avions a craindre d'etre designes pour faire partie du fatal peloton. Bruler ainsi sa premiere cartouche, quelle epreuve! Mauvaise nuit que celle qui preceda l'execution. Pourtant nos apprehensions furent vaines. Aucun grade, aucun homme de notre compagnie ne fut requis. Seul le 2e bataillon avait ete charge de former le peloton. Des l'aube, tout le regiment s'etait prepare a prendre les armes, dans une sorte de recueillement. Il etait a peine aligne en avant du front de bandiere, que l'alerte sonnerie de clairons des chasseurs a pied se fit entendre venant de la ville: "As-tu vu la casquette, la casquette?" Le 10e bataillon de marche defilait devant nous, d'une vive allure. Puis, le puissant roulement des tambours, sourd d'abord, plus distinct, plus sonore d'instant en instant, sembla faire trembler le sol. C'etait un aussi beau regiment que le notre, le 51e. Il venait de son campement, sur l'autre rive de la Loire. Il passa devant nous, et, a la suite des chasseurs, s'enfonca dans la foret, ou nous nous engageames a notre tour. Allant en faire les frais, nous faisions aussi les honneurs de cette premiere reunion de notre brigade. A distance, le bois et les chemins se perdaient dans le brouillard; mais ce voile, sans se dissiper, semblait reculer devant nous, dessinant, a mesure que nous avancions, un cadre approprie a la ceremonie ou nous etions conduits. Les arbres depouilles etendaient lamentablement leurs branches, comme les bras d'un peuple de squelettes; l'herbe disparaissait sous la litiere des feuilles dessechees, terreuses, qui s'affaissaient en grincant sous nos pas. Quittant bientot la grande route qui partage la foret, la colonne prit un etroit chemin, mal fraye, defonce par les chariots des bucherons. Tout a coup s'ouvrit devant nous une immense clairiere, ou nous nous engageames en face du 51e de marche et a cote du 10e bataillon. Clairons et tambours s'etaient tus; mais derriere nous se faisait entendre la voiture cellulaire qui, entre deux gendarmes, cahotait dans les ornieres. Il lui fut impossible d'avancer au milieu des fougeres qui nous cachaient jusqu'a la ceinture. La portiere s'ouvrit, et le condamne, invite a descendre, put contempler une derniere fois la voute du ciel, qui, dans ce large espace, n'etait plus voile par la brume. Le caporal Tillot etait vetu de la petite veste bleu fonce, avec ses galons. Un aumonier le soutenait, car il semblait pret a faiblir, comme au terme d'un trop long voyage. Il recueillait les dernieres consolations de la bouche du pretre. Son visage, douloureusement contracte, exprimait pourtant la resignation. Sa marche etait penible, mais non pas hesitante. Les herbes et les fougeres avaient ete fauchees sur un carre de quelques metres. C'etait l'endroit ou le malheureux devait mourir. Il y parvint enfin. Il se laissa bander les yeux et s'agenouilla devant ses compagnons d'armes ranges a dix pas de lui. A cheval aupres du peloton, le colonel Koch etait visible de tous les points de la clairiere. Il commanda: "Portez vos armes!--Tambours, ouvrez le ban...!" A un roulement lugubre comme un glas, succeda un silence plus lugubre encore. Dans cet espace ou, sous le ciel, 8000 hommes respiraient, on entendit, semblable a un rale d'agonie, le souffle oppresse du condamne. A cet instant solennel, la voix sonore, nette et vibrante du lieutenant Eynard s'eleva du centre de ce cirque et prononca l'inexorable arret que terminaient ces mots: _"Au nom de la patrie envahie, le caporal Tillot est condamne a la peine de mort."_ La derniere parole fut couverte par une detonation que les echos de la foret repercuterent comme un grondement de tonnerre. Puis, un coup isole, sec, sinistre, le coup de grace, tandis qu'un blanc nuage de fumee s'elevait lentement dans l'air en s'y evaporant peu a peu. Le caporal Tillot avait acheve de souffrir. M. Eynard nous rejoignit de son pas long et souple. Nous ne savions trop s'il fallait admirer cette maitrise de soi-meme ou craindre la cruaute que denotait le sang-froid de notre chef. Pourtant il etait livide et sa main trembla en cherchant la poignee du sabre qu'il tira du fourreau pour defiler. Il n'essaya pas d'ailleurs de dissimuler. "J'ai passe, nous dit-il a demi-voix, par bien des emotions; mais celle-ci est la plus cruelle." "Armes au bras!" reprit cependant la voix calme et froide du colonel. Les tambours roulerent de nouveau, et le defile commenca devant le corps du supplicie. Aupres se tenaient le pretre et le docteur, et autour de ce groupe quatre hommes en sentinelle formaient le carre a dix pas les uns des autres. Le malheureux s'etait affaisse sur le cote droit, sa veste portait dans le dos les petites dechirures rondes des balles qui l'avaient traverse de part en part, et le visage exsangue touchait terre, baignant dans une mare d'un rouge noir dont l'herbe s'impregnait. VI Nous passames rapidement devant cette guenille humaine, la regardant, par une sorte de fascination, obstinement, quelque desir que nous eussions de ne la point voir. Un lourd silence, au retour, pesait sur nous: il semblait qu'un lien trop etroit nous opprimat la poitrine, jusqu'a nous etreindre le coeur. Chacun de nous ruminait de sombres pensees. Gouzy, au risque d'etre atteint a son tour, exprima les siennes tout haut. Il declara cette execution barbare et imbecile: mais il n'eveilla pas de franc echo. Moi-meme, je n'aurais pas ose m'affirmer comme lui. S'il y avait dans nos rangs des traitres ou des laches, la terreur pouvait les dompter et les entrainer. Aux yeux des autres, le caporal Tillot etait un martyr. Son sang a coule pour la patrie, sans gloire, mais non sans utilite. Dans l'immense sacrifice, qu'etait-ce que de frapper une victime quelques jours plus tot, parmi cette foule destinee au carnage? N'y avait-il pas la un jeu de la loterie du sort qui avait designe le caporal Tillot et avait voue ce premier holocauste aux esprits malins de la peur et de l'indiscipline, pour les conjurer? Peut-etre; mais nous nous trouvions dans la situation du patient qu'un operateur hardi a prive d'un membre, sous pretexte d'eviter la gangrene. Il nous fallait changer le cours de nos idees; l'air du camp paraissait deletere. Apres la prise d'armes du matin, la journee etait remplie. Point de corvees, aucune crainte de depart, la date du notre etant fixee officiellement au surlendemain. Nareval etait libre comme moi. Impossible de resister au besoin d'aller entrevoir, dans des rues, sur le seuil des maisons, derriere les vitres des boutiques, une population vivant de la vie ordinaire des peuples civilises, banale, monotone, mais sure et non sans attrait. Blois avait a nous montrer son chateau, que nous avions apercu de la gare. Il est flanque de tourelles elegantes, au sommet desquelles flottait alors le drapeau blanc a la croix de Geneve. De ce cote, il domine un joli square, du haut d'un talus abrupt ou poussent quelques arbustes et d'ou le lierre s'eleve en capricieux dessins jusqu'aux premieres croisees. Elles sont ornees de balcons sculptes dans la pierre delicatement ajouree, et elles alternent avec des panneaux peints de couleurs vives et semes d'ecussons, d'or, d'argent, d'azur et de gueules. En suivant une pente raide a notre gauche, nous parvinmes devant le portail, que surmonte une statue equestre de Louis XII en haut-relief. Une voute ogivale, bordee de statues separees par de gracieuses colonnes torses, conduit a la cour d'honneur, ou apparait en saillie le large escalier de pierre qui a tente plus d'un peintre. La dut se borner notre visite; nous n'avions pas encore acquis le droit de penetrer dans les salles, et ne le regrettions pas: il fallait, pour entrer, permission ou plutot ordre de la Faculte. A ce point de vue, notre derniere journee de Blois completa les titres de l'un de nous. Une pluie diluvienne detrempa le sol et rendit le camp inhabitable. Pluvier, se declarant vaincu par les rhumatismes, se fit hospitaliser. Sans avoir le desir de l'imiter, nous trouvions tous qu'un lit de boue, pour etre moelleux, n'en etait pas moins desagreable et en effet malsain. La retraite et le couvre-feu sonnes, Gouzy et Nareval, bons camarades, en depit d'un reste d'envie, m'offrirent de les accompagner jusqu'a une ferme voisine ou ils avaient deja admirablement dormi. Les nuits precedentes avaient ete mauvaises pour moi, grande etait ma fatigue. Et puis, enfin, trop rigoureuse etait la sanction donnee a la discipline, pour ne pas relever l'attrait du fruit defendu. L'obscurite favorisa notre evasion. Il fallait gagner la ferme par de petits sentiers courant a travers champs. Ils etaient coupes de larges flaques d'eau, ou je m'embourbais, tandis que mes compagnons filaient beaucoup mieux dans un chemin qu'ils avaient pratique. Derriere nous, on marchait. D'autres soldats allaient peut-etre nous ravir nos places, a moins que nous ne fussions poursuivis par la garde du camp. De toute maniere, il fallait se hater, gagner de vitesse; mais des etangs, de veritables lacs, succedaient aux premieres flaques. A la fin, Gouzy, le mieux enjambe de nous trois, cria victoire: a nous le prix de la course, et nous fumes aussitot rassures quant a la poursuite. La defaite constatee, les pas decourages s'eloignerent, faisant entendre par intervalles le bruit flou de crapauds s'affalant dans l'eau. Les malheureux vaincus pataugeaient toujours. Si notre escapade nous avait cause quelques remords, ils s'evaporerent a la chaleur de l'atre de notre hote. En notre honneur, il s'empressa de jeter deux sarments dans sa large cheminee. Le bois sec petillait gaiement, et, dans la flamme agile, les brindilles se tordaient, pareilles a des cornes de diablotins. Nos vetements de gros drap tout mouilles sechaient rapidement, et nous etions enveloppes chacun d'un nuage, comme les dieux de la mythologie. Quoique moins olympien, le spectacle qui s'offrait a nos yeux etait charmant, dans sa simplicite. Sur des murs blanchis a la chaux et legerement enfumes, deux gravures religieuses pour tout ornement. Un sol de terre battue; des outils de laboureur dans un coin; quatre chaises rustiques; un lourd bahut reluisant; une table massive de bois blanc ou transparaissait, comme une neige impalpable, la fleur du savon dont elle devait etre tous les jours frottee; les provisions d'hiver suspendues dans des linges aux poutres du plafond. Apres nous avoir recus et avoir active le feu, le maitre du logis, paraissant un peu las de sa journee, s'etait assis en face de sa jeune femme, qui, pres de la table ou attendait un tricot tout herisse de ses aiguilles, allaitait un enfant, tandis qu'un bambin plus age jouait a ses pieds avec des epis de mais et nous examinait curieusement a la derobee. Les joyeuses lueurs du foyer faisaient palir la petite flamme de la chandelle fumeuse, et illuminaient la scene entiere. L'homme, dans la force de l'age, le teint hale, l'air franc et bon, reposait volontiers son regard sur la jeune mere, au visage regulier, presque beau, agreable en tout cas dans le cadre de cheveux bruns lisses en deux bandeaux qui s'echappaient d'un serre-tete blanc. Les traits etaient fins, l'expression naive, et, malgre cette naivete, les quelques mots qu'elle ajoutait aux propos de son mari, avec la meme prononciation parfaite, denotaient un ferme bon sens. Ce tableau figurait a souhait la paix bienfaisante et feconde. Combien de temps ces braves gens en jouiraient-ils? Au lieu de donner une hospitalite volontaire, ne subiraient-ils pas bientot, comme le tiers de leurs semblables, l'occupation forcee d'un brutal ennemi? L'eloignement de ce supplice, de cette honte, ne dependrait-il pas de notre conduite? Si vraiment l'immolation d'un des notres devait enflammer les courages et communiquer aux faibles de la force, est-ce que, devant les perils a enrayer, le sacrifice ne se legitimait pas? Nos vetements ayant ete assez seches, il nous fallut remercier de son aimable accueil la jeune femme que nous ne devions plus revoir. Son mari nous conduisit dans un grenier bien clos, tout garni de paille fraiche et de foin odorant. La nous goutames quelques heures d'un sommeil reparateur, embelli de doux reves. La victoire nous souriait; tous nos freres etaient venges, l'ennemi vaincu, refoule, aneanti. Songes, mensonges. Les notres, si seduisants qu'ils fussent, ne purent nous detourner longtemps de la realite. Bien avant le reveil, nous nous glissions sous notre tente. Cela se fit sans encombre, Dieu merci! A sept heures, le cafe bu tout chaud, nous prenions, avec armes et bagages, le chemin de la petite ville de Mer, situee a une vingtaine de kilometres de notre camp, au nord-est de Blois. La brigade allait s'incorporer au 17e corps d'armee. Elle etait confiee a un ancien colonel d'infanterie de marine, le general Charvet, du cadre auxiliaire. EN CAMPAGNE I Vingt kilometres a parcourir, c'est une petite etape. Le temps etait sombre, assez favorable pour la marche; mais le sol, detrempe par la pluie de la veille, mollissait sous les pieds. Et puis, notre bagage etait au grand complet. Fourniment, vivres, cartouches, rien ne manquait. La tente, humide encore, pesait fort. Quand, au bout d'une heure, retentit de distance en distance, comme repercutee par un interminable echo, la sonnerie de la halte, tous, et moi le premier, nous poussames un long soupir de soulagement; mais il etait a peine exhale, que les clairons, l'instant d'avant si charitables, nous ordonnerent cruellement de repartir. Grise et penible journee, qui n'a rien laisse dans ma memoire de l'aspect du pays. Nous avions tout au plus parcouru le quart du chemin, et il me semblait que j'etais deja a bout de forces. Je ne voyais que les deux pieds qui devant moi s'agitaient, fuyant alternativement les miens. Mon regard, s'il s'elevait, ne depassait pas la hauteur du havresac qui sous mon nez se balancait comme un esquif, avec le frequent tressaut que lui imprimait un sec haussement d'epaules. Cet as de carreau marchant, je le regardais, je le fixais desesperement, pour subir son attraction magnetique, pour contre-balancer l'horrible poids de celui qui me sollicitait en arriere, me tiraillait sous les bras, m'ecrasait les epaules, comme si, de minute en minute, il eut grossi et se fut reellement appesanti. Avec une terreur qui croissait en proportion de l'affaiblissement de mon corps, je me demandais si jamais j'arriverais au bout de l'etape. Or, si a cette premiere epreuve j'etais vaincu, comment esperer fournir une carriere plus longue? Ma bonne volonte, mon ardeur patriotique, tous mes elans sinceres allaient-ils donc etre eteints, annihiles? Etait-il donc inutile et vain d'avoir du coeur? Ne valait-il pas mieux posseder de solides jarrets? A la derniere pause, j'eus l'imprudence de m'asseoir. Quand le clairon sonna, mes jambes etaient rouillees, inertes. Je voulus me lever. Impossible. Mon fardeau me clouait sur le tas de pierres ou je m'etais echoue, au bord de la route, et, plein de desespoir et de rage, je vis defiler tout le 51e regiment qui suivait le 48e. Par un supreme effort, je m'etais redresse pourtant; mais, loin de pouvoir regagner le terrain perdu, je me voyais distancer toujours plus. Non seulement mes effets et mon sac me pesaient, mais aussi mes galons: je m'en trouvais indigne, j'en etais honteux. Volontiers je me les fusse arraches, et je me demandais avec inquietude comment j'allais m'excuser aupres de mes officiers d'etre un trainard. La brigade s'etait arretee au nord de la ville, le 48e a droite et le 51e a gauche de la voie ferree qui monte vers Beaugency. La nuit tombait quand je rejoignis ma compagnie; il avait fallu du temps pour assigner a chacun sa place: les faisceaux etaient formes, les tentes a peine dressees. Officiers et camarades ne remarquerent pas mon retard ou feignirent de ne s'en etre pas apercus. Impossible de me rappeler si la soupe fut bonne, ni meme si j'en mangeai. Me reposer, m'etendre, dormir, voila ce qu'il me fallait. N'importe ou. Necessaire est l'extreme fatigue de la marche avec un chargement de bete de somme, pour vous faire gouter les bienfaits du repos sous un illusoire abri et a meme la terre humide. Au redoublement de froid qui coincide avec l'aube, je me reveillai pourtant. Le besoin de secouer l'engourdissement du sommeil me poussa a m'agiter hors de ma tente: je me trouvai si dispos, si alerte, que j'esperai mieux resister a une seconde epreuve. Faible espoir, car j'eus l'ennui de constater que, ressemblant aux heros par les mauvais cotes, j'avais, comme Achille, le talon entame. Par bonheur, nous ne devions pas quitter Mer tout de suite. Cette ville, qui compte normalement 4 000 ames, etait alors entouree et farcie de 12 000 hommes de troupes de toutes categories et de toutes couleurs. Avec nous, les chasseurs campaient alentour. Au centre de la cite, un regiment de mobiles occupait la halle, qui offrait veritablement le spectacle d'une ruche gigantesque. Des moblots y apparaissaient en effet, non seulement fourmillant au ras du sol, mais encore allant chercher le repos sur les piles de sacs qui attendaient l'ouverture du marche. Dehors, sur la place, dans les rues, aux carrefours, partout s'ebrouaient, piaffaient, ruaient, des chevaux au piquet, et quelques-uns stationnaient tete basse, criniere tombante, leurs grands yeux mornes. Le long des grandes voies, s'alignait le materiel de l'artillerie. Canons a la longue gueule elevee, hardie, caissons lugubres comme des cercueils, forges roulantes, fourgons, fourrageres, enfin le train de la 2e division du 17e corps d'armee. Sous l'impulsion du general Durrieu, un divisionnaire authentique, graine d'epinards rare a ce moment-la, le corps d'armee s'agglomerait graduellement, sans precipitation, sans hate exageree. Cette prudence semblait s'imposer avec des formations improvisees, comptant--j'en fournissais la preuve--des volontes meilleures que les jambes. A la tete de la 2e division etait place le general de brigade du Bois de Jancigny, la veille colonel de gendarmerie. Bientot un autre brigadier, depuis lors celebre, allait etre designe pour remplacer le baron Durrieu, trop methodique et trop lent au gre du ministre de la guerre. Le 17e corps etait offert par le telegraphe au general Gaston de Sonis, pendant qu'il cherchait vainement a Chateaudun d'introuvables regiments de cavalerie avec lesquels il brulait de charger. Moi aussi, je profitai du trouble des temps pour avancer vertigineusement en grade. Le haut galon de sergent-fourrier me fut decerne a Mer. M. Eynard, promu lui-meme capitaine, repondit a mes remerciements en me promettant de me faire avoir sous peu, si je continuais de bien servir, le grade de sergent-major. Comme je l'eusse envie, le double galon, s'il avait du me dispenser de porter mon sac! En tout cas, les paroles bienveillantes du capitaine justifiaient un peu le depit de Gouzy et de Nareval, qui perca malgre eux. Ils me bouderent pendant une heure et devinrent ensuite les meilleurs camarades du monde. Quant a mon troisieme rival, il ne daignait plus etre jaloux de moi. Villiot, simple sergent, etait deja designe pour passer sous-lieutenant. Pourquoi son compatriote n'obtiendrait-il pas la meme faveur? En verite, le beau Laurier attendait l'epaulette, ni plus ni moins, et dans cette attente il relevait un peu plus ses moustaches; il multipliait les punitions, sans de bien graves motifs, pour se donner de l'importance! Harel, cela va sans dire, avait ete consacre sergent-major, et, pour completer notre cadre, il nous fut donne un lieutenant. M. Barta, comme M. Houssine, etait sorti des rangs, mais depuis plus longtemps. Il avait la mine d'un grognard qu'il etait, ayant combattu en Crimee, en Italie, et etant decore de la medaille militaire. Forte moustache, longue barbiche, grosse-voix. Au demeurant, le meilleur des hommes. Il eut ete parfait, sans son gout prononce pour la dive bouteille; mais, a l'armee de la Loire, il n'y avait guere a boire que de la neige fondue. M. Barta nous apparut donc sous un jour excellent. Grace a lui, la 6e du 3 achevait d'etre encadree de maniere a ne pas trop redouter l'epreuve du feu. D'ailleurs le colonel Koch mettait a profit le dernier repit accorde par le general en chef, pour faire manoeuvrer le regiment a travers champs. J'eusse pris plaisir a cette preparation aux combats prochains; mais mon quartier general etait a la gare, ou se poursuivaient d'interminables distributions. Fastidieuses corvees. Tous les fourriers de la brigade etant convoques en meme temps, il leur fallait assister a la pesee successive, par les soins d'un sergent d'administration rarement bien dispose, des lots de denrees revenant a chaque compagnie. L'operation, quand il s'agissait des vivres de campagne, se renouvelait cinq fois. Sucre, 36 pesees; cafe, 36 pesees; riz, de meme; sel encore, haricots, toujours 36. Le lendemain, distribution de viande fraiche ou de lard sale, de pain ou de biscuit, pour recommencer ensuite. Ah! l'effrayant tonneau des Danaides que le ventre d'une armee! Le 24 novembre, je ramenais de la gare mes hommes de corvee, moins irrite encore d'une station de trois heures, qui nous avait fait rentrer les jambes dans le corps, que du soupcon d'avoir ete victime d'une grossiere erreur. Quelque raillerie qu'excitent les reglements militaires, ils sont generalement bons, quand ils sont strictement appliques. Mais ils forment comme une chaine: il ne faut pas qu'il y manque un seul anneau. Nul ne doit se derober tant soit peu a son devoir, sous peine d'ouvrir toute grande la porte aux abus. L'intendance avait trop a faire, en 1870, pour que les fonctionnaires ou que meme les officiers d'administration fussent presents partout: le soin des distributions etait forcement abandonne a des subalternes, recrues que, en general, le desir d'eviter le feu, plus que la conscience du devoir ou que les aptitudes professionnelles, avait poussees dans les services auxiliaires. Il appartenait donc aux officiers charges de la conduite des fourriers d'etre vigilants. Ce jour-la--il faut l'avouer,--l'officier de service, un lieutenant du 51e, impatiente d'attendre si longtemps, ne preta aucune attention a la protestation que je formulai. Pour ne pas perdre le temps, il fallut se contenter, de la part du sergent qui nous servait, d'une demonstration embarrassee au moyen de sa bascule. Cette sorte d'instrument est facile a fausser, et j'etais parti convaincu que nous avions ete trompes. Domine par cette preoccupation, j'entrai dans une epicerie qui se trouvait sur notre chemin. Verification faite, mes soupcons se changerent en certitude. Ainsi, plusieurs milliers d'hommes allaient se trouver prives de la nourriture d'un jour sur trois environ. Impossible d'en douter, les soldats de corvee en etant temoins comme moi. En un temps ou les vetilles etaient parmi nous punies de mort, je ne me croyais pas en droit de taire la faute d'un homme qui, par calcul ou par maladresse, allait en affamer des milliers au moment des rudes fatigues, pendant les marches forcees. Il appartenait a mon capitaine, sur mon rapport, de signaler la fraude ou l'erreur; mais il n'etait pas au camp, et, quelques minutes apres, je n'avais plus le loisir de me plaindre efficacement. Les clairons rappelaient, rappelaient au pas gymnastique. Dans la ville, les vibrantes trompettes de l'artillerie repondaient a nos sonneries. Puis il s'eleva au-dessus et autour de la ville un bruissement intraduisible, fait de l'agitation des soldats, du froissement du pave par le fer des chevaux, du roulement des affuts et des avant-trains, d'une longue clameur de commandements et d'un immense cliquetis d'armes. La ville de Mer, au bout d'une heure, dut sembler morne et vide a ses habitants: notre division l'avait evacuee. Le general de Sonis, d'abord suffoque par un tel exces d'honneur, s'etait cependant resigne, par esprit de discipline, a accepter le commandement en chef du 17e corps d'armee. Pour constituer solidement l'aile gauche de l'armee de la Loire, il avait demande la concentration immediate de ses divisions autour de lui, a Chateaudun, tandis que le 16e corps se maintenait au centre, en avant de Coulmiers, sous les ordres du general Chanzy, dans les positions conquises le 9 novembre, et que, plus a droite, le general Martin des Pallieres couvrait Orleans avec le 15e corps. Mer, ou je devais bientot revenir, non plus pedestrement, mais monte, je n'ose pourtant dire sur un noble coursier, Mer, qu'une sinuosite de la route nous avait permis de decouvrir a distance sans detourner la tete, s'etait efface dans la brume de cette triste journee d'automne. Le pays etait plat, sans horizon, sous un ciel terne, bas, qui semblait etouffer la terre. Et ce qui assombrissait encore tout cela, c'etait le souvenir de ma premiere etape. Il me preoccupait fort. Il me preoccupait d'autant plus qu'a chaque pas mon talon, mon talon d'Achille, me rappelait, par une sensation de brulure, ma vulnerabilite. Heureusement le depart avait ete tardif: il n'y eut pas a fournir ce jour-la une longue course. Au bout de trois lieues, ayant atteint a la nuit le bourg de Lorges, nous etablimes nos bivouacs dans des champs que bornait a notre gauche une large bande irreguliere, noire et confuse. Au jour, nous reconnumes que nous etions campes pres d'un grand bois, la foret de Marchenoir. Le cafe pris, on nous fit aligner a une portee de fusil de la lisiere: le 51e avait a nous rendre le funeste spectacle que nous lui avions offert dans la foret de Blois. Il y mit un peu moins de ceremonie que nous. Ayant laisse les faisceaux aupres des derniers fumerons de leurs bivouacs, les hommes de ce regiment vinrent se ranger a nos cotes, les bras ballants, presque comme a la foire. Il ne s'agissait, a vrai dire, que d'executer un simple soldat, lequel, chose grave, avait refuse d'obeir a un caporal qui le commandait de corvee. Grand, fort, l'air decide, cet homme fut conduit tout a l'entree du bois, sous l'escorte du peloton fatal. Il ne voulut pas se laisser bander les yeux, ni s'agenouiller. En se placant lui-meme bien en face de ses compagnons armes, il nous parut, de loin, demander si la distance etait convenable. Il recula d'un pas, et, s'etant bien assujetti sur ses jambes afin de montrer qu'il ne tremblait pas, il fit un mouvement de tete qui fut le signal du feu. Le bruit de la decharge nous parvint trois secondes apres que nous avions vu ce brave s'affaisser, foudroye. Il n'etait plus temps de s'attarder en des formalites superflues: grace nous fut faite du defile devant le corps sanglant. Le camp leve aussitot, la brigade se mit en marche par une des routes qui traversent la foret. La journee etait belle, le ciel assez clair, sauf quelques buees matinales qui s'evaporaient comme des farfadets a notre approche. L'execution sommaire nous avait un peu, malgre un commencement d'habitude, fige le sang: l'exercice nous semblait une necessite et un bienfait. Le chemin prenait, entre la multitude d'arbres qui se pressaient autour de nous, un caractere pittoresque, varie, car, au coeur de la foret, les feuilles n'etaient pas toutes tombees: il y avait la comme un regain, exhalant un doux parfum automnal. La fatigue se faisait a peine sentir; l'etape eut ete vite parcourue; mais, pour la defense de la patrie, le genie civil s'etait exerce en ces parages dans le secret des bois: il contribua a moderer notre allure. La tete de la colonne s'arreta a un carrefour devant une tranchee a epaulement, obstacle qui deja immobilisait une batterie de notre division arrivee par une autre route. Les artilleurs travaillaient activement a retablir la voie; mais, apres une pause, nous n'attendimes pas l'achevement de leur rude besogne. Bravant l'enchevetrement des racines d'arbres, des fougeres et la fouettee des branches successivement tendues par les fusils, l'infanterie tourna les obstacles, en coupant a travers les taillis. Peu apres, la fin de la foret s'annonca par une perspective romantique, dont l'image, quoique vaporeuse, vague, est cependant fixee, indelebilement, je ne sais pourquoi, dans ma memoire, avec la grace indefinissable d'un beau reve. Au bout de l'avenue qui filait toute droite, au milieu des arbres denudes, se dressait, sur un coteau, dans la lumiere plus vive de la plaine, un castel a tourelles. La grande halte eut lieu au dela de ce site charmant. Les fourriers, condamnes a ecourter leur repos, durent presque aussitot prendre les devants, pour aller, sous la conduite d'un adjudant-major, reconnaitre l'emplacement des prochains bivouacs. Un peloton completait cette avant-garde, dont l'allure devait se maintenir assez vive. Vers quatre heures, un grondement lointain de tonnerre vint frapper nos oreilles. Il n'y avait point d'electricite dans le ciel, l'orage sevissait sur la terre. C'etait le bruit de la canonnade. Enfin! Faible encore, bien faible, tres eloigne, mais nettement perceptible, ce premier echo de la bataille nous insuffla comme une vie nouvelle. Pour ma part, je ne sentais plus le poids de mon sac; le fusil me semblait aussi leger qu'une canne de jonc; j'oubliai meme la cuisante douleur de mon malheureux talon; je me trouvais aussi alerte et dispos qu'aux jours ou je m'exercais chez Leotard, et, la nuit, dans la prairie des Filtres de Toulouse. Qu'importaient a present les fatigues et les souffrances: le danger etait proche, donc nous allions etre utiles, devenir bons a quelque chose. Les forces nous etaient revenues pour doubler l'etape, s'il l'avait fallu, et, vraiment, nous esperames que l'ordre en serait donne. Non, necessite fut de se reposer pour arriver en vue de Chateaudun le lendemain a pareille heure. La derniere etape avait ete penible, a travers un pays deja viole par les envahisseurs. Habitations desertes, tout le long de la route. Grilles de parcs brisees, murs creneles ou ronges de breches. Les arbres, fauches par les obus, montraient leurs moignons a cassures fraiches. De loin en loin, une carcasse de cheval fourmillante de taches noires,--des corbeaux dont le vol sinistre animait seul le paysage que la pluie rayait de ses lignes obliques. Sur ce fond sombre, la ville de Chateaudun nous apparut tout d'un coup--un repli de terrain franchi--a deux kilometres environ. Batie sur un coteau, elle produit un grand effet, avec la haute silhouette du chateau de Dunois qui domine ses maisons etagees. Apres quelques nuits de bivouac il nous semblait deja que nous etions condamnes aux steppes eternelles. Aussi la vue de cette cite nous surprit-elle et nous rejouit-elle, malgre l'inclemence du temps: nous avions hate, une hate enfantine, de heurter de nos pieds endoloris le pave de ses rues. Il fallut cependant moderer notre impatience et lui voir prendre un autre cours. En franchissant le coteau d'ou nous avions pu decouvrir la ville, nous avions entendu subitement, clair et intense, le bruit de la canonnade qui jusque-la avait gronde sourdement, confusement. L'action paraissait se livrer a quelques kilometres. Les clairons sonnerent la halte d'un bout a l'autre de la longue colonne, et les estafettes coururent bride abattue vers la ville pour savoir s'il fallait y entrer, ou bien marcher au canon. Dans la direction du nord-ouest, semblait-il. Les officiers ayant visite les armes, les hommes joncherent aussitot la route des petites croix blanches dont sont formes les etuis de cartouches. Cela temoignait d'une belle ardeur, et surtout d'une grande inexperience, car il suffit de trois secondes pour rompre ces boites de carton, et il nous eut fallu de longues heures pour joindre l'ennemi. C'est a Yevres et a Brou que le canon tonnait ce jour-la, a plusieurs lieues de Chateaudun. Pour detourner les Prussiens d'une marche sur Vendome signalee par le ministre de la guerre, le general de Sonis s'etait porte en avant des le matin, avec quelques batteries et les fantassins du general Deflandre qu'il avait fait trotter comme des chevaux arabes. Notre appui, qui aurait ete tardif, n'etait pas necessaire; la colonne expeditionnaire devait sans desemparer rentrer apres l'affaire dans ses bivouacs de Marboue, sous Chateaudun. L'ordre ne tarda donc pas a nous arriver d'aller occuper dans la ville haute les emplacements abandonnes par des francs-tireurs et des mobiles, qu'un train emporta devant nous vers Vendome. A leur rapide passage, nous les saluames chaleureusement, croyant qu'ils allaient au feu. II Dans la ville basse que baignent les eaux du Loir, la vie regnait a peu pres comme aux jours paisibles, bien que plus d'une toiture montrat un trou beant perce par les projectiles allemands; mais, sur la crete du coteau, ou naguere se trouvaient des quartiers opulents, il restait a peine quelques habitations debout, au milieu d'affreuses ruines. Les rues etaient pour la plupart impraticables. Dans quelques-unes, l'incendie avait tout devore. Les murailles seules subsistaient, mouchetees de balles et fendues par les obus. Les materiaux noircis et calcines comblaient l'interieur des maisons, debordant sur la voie publique par les fenetres du rez-de-chaussee, qu'ils obstruaient, et dont les ferrures herissees semblaient avoir ete tordues par des mains de geant. Peu d'habitants erraient parmi ce theatre de desolation. Ceux-la s'obstinaient pourtant a roder autour des decombres ou gisaient encore les victimes qui avaient ete surprises et etouffees dans les caves. Comme insensible a tout, une armee campait la, abritant ses tentes contre les murs demeures debout, formant ses fourneaux avec les briques ecroulees, se chauffant des debris de bois non consume. Dans la penombre du crepuscule, les feux petillants des bivouacs rendaient aux ruines les teintes rougeatres de l'incendie, et, la nuit venue, leur donnerent un aspect fantastique. Et des canons roulaient avec fracas dans les rues le moins obstruees, ou pietinait un regiment de cuirassiers attendant la sonnerie du boute-selle. Parmi les spectres que figuraient, dans leurs longs manteaux blancs, ces hommes de haute stature, grandis par le casque cercle de peau sombre, les estafettes galopaient en divers sens, au bruit continu de la canonnade qui grondait comme le tonnerre d'une nouvelle invasion. Ce spectacle, sans nous surprendre apres l'heroique defense de la fiere cite, nous navrait profondement, tandis que, lentement, nous nous dirigions vers l'avenue de la Gare ou nous devions camper. Un brusque arret se produisit, sans que les clairons eussent sonne la halte, et, successivement, les files se serrerent un peu. Toutes les tetes se retournaient l'une apres l'autre. Au milieu d'un silence recueilli, nous entendimes, avant de rien voir, le pas d'un peloton qui arrivait en sens inverse. Il escortait des prisonniers prussiens en tete desquels marchaient deux athletes, aux epaules larges, aux bras puissants, que dessinait une casaque blanche. Ils avaient la chevelure courte, roussatre, et la tete vraiment carree dans leur toque, blanche aussi, sauf le bandeau qui etait du meme drap bleu que le pantalon. Ils passerent, lourdement, leur nez epate bien en l'air, suivant ainsi la direction de leurs regards qui de la sorte evitaient les notres. Nous fumes enfin autorises a dresser la tente sur un boulevard qui aboutit a la gare. Pour ma part, j'aspirais ardemment au repos. Certes j'avais, depuis Mer, suivi le regiment a mon rang de bataille, mais non sans effort. La marche avait aggrave la blessure qui me dechirait le pied, et je me sentais frissonner de fievre. Or il me fallut aller chercher du pain a la gare et l'attendre pendant deux heures. A mon retour, mes camarades avaient mange leur soupe, mais le brave Villiot m'avait reserve une gamelle de bouillon, qui mijotait pres du feu. Rien ne pouvait m'etre meilleur. Cela me rechauffa, et, notre tente etant garnie d'excellente paille, je comptais sur un bon somme pour me retablir tout a fait. Avec le sac comme oreiller, la terre est proche; les moindres bruits parviennent vite a l'oreille. A peine dormions-nous, que le galop d'un cheval resonna sur le pave; il allait vers la tente du colonel. Funeste avertissement. Quelques instants apres, tente a bas, sac au dos et en marche. En contremarche, plutot. Au bout d'une heure de promenade penible dans les decombres, nous nous retrouvames sur notre premier emplacement. Il pleuvait, par surcroit. Nos paillasses, en partie dispersees, etaient toutes trempees. Il fallut neanmoins s'en contenter. Mauvaise nuit pour un fievreux. La journee suivante se passa au bivouac, sur le qui-vive. Les sacs, boucles des le matin, gisaient en tas pres des faisceaux. Tous les chevaux etaient selles, les pieces attelees. Au premier coup de clairon, le corps d'armee pouvait s'ebranler tout entier. Une batterie pourtant etait en position vers l'est. Quelques hommes, au risque de se rompre les os, s'etaient hisses au faite des ruines de la derniere maison brulee. De cet observatoire branlant, ils decouvraient la campagne jusqu'a la ligne de l'horizon perdue dans la brume; ils crurent distinguer des reconnaissances de uhlans. Le canon cependant grondait sur un autre point. Par deux fois, on prit les armes: fausses alertes. Allions-nous attendre l'ennemi? courir a sa rencontre, ou le fuir? En verite, personne ne le savait. Le general de Sonis, fier d'avoir la veille deloge les Prussiens du camp de Brou, ne pouvait pas exiger tous les jours les fatigues qu'il avait imposees a la division Deflandre. Pres de cinquante kilometres en vingt-quatre heures, sans sac il est vrai, avec un combat pour reprendre haleine, le Cid n'eut guere fait plus; mais le 17e corps n'etait pas compose exclusivement de heros pareils et les Prussiens valaient bien les Maures. Quoi qu'il en soit, notre chef, tout en jugeant nos positions de defense peu sures, n'envisageait pas sans revolte l'idee de reculer, au lendemain d'un succes qui en revanche devait provoquer, pour une contre-attaque serieuse, la concentration de plusieurs corps ennemis. Tandis que le general balancait comme un heros de tragedie, entoure--ainsi que d'un choeur antique de confidents--de tous ses lieutenants et chefs de corps, le ministre de la guerre et le commandant en chef s'effrayaient d'une telle ardeur chevaleresque. Apres avoir renonce a stimuler le zele du general Durrieu, ils s'efforcaient de moderer l'activite de son successeur, lui telegraphiant a toute heure d'etre prudent. Ils jugerent a la fin necessaire de lui ordonner de se replier, de maniere a s'assurer au besoin le soutien des autres fractions de l'armee de la Loire. Pendant que se donnaient cours ces agitations superieures, les fourriers du 48e avaient ete appeles a la gare pour renouveler prosaiquement les vivres epuises. Toujours le dernier servi, je revenais avec mes hommes charges de viande, de cafe, de riz et de biscuit; mais le regiment avait decampe. Etaient restes la, par ordre, pour garder nos bagages et nos armes, le caporal Daries et le sergent Nareval. A cette vue, affaibli sans doute par quarante-huit heures de fievre, j'eus un acces de decouragement. Partir, c'etait facile a dire! mais est-ce que je pouvais imposer a huit hommes de trainer comme des betes de somme les vivres de leurs deux cents camarades? Est-ce que j'avais le droit d'abandonner ces vivres, la nourriture de quatre jours? Mon tour etait donc venu d'osciller comme un pendule, entre des partis qui me paraissaient egalement impraticables. C'est le bon cote de la guerre d'exiger de l'initiative des plus humbles comme des plus glorieux et d'accroitre ainsi la valeur personnelle de chacun; mais c'est un vilain penchant de la nature humaine de toujours accuser autrui.--Pourquoi cette retraite precipitee? A quoi bon nous avoir fait venir, pour nous emmener aussitot? Grace a Dieu, cette revolte intime ne dura pas. Pres de nous stationnait une charrette de requisition, dont le conducteur, un paysan a l'air ahuri, semblait attendre des ordres. Ces ordres,--me ressaisissant aussitot,--je les lui donnai. Il dechargea mes hommes de toutes nos denrees. Je ne gardai de ma corvee que deux soldats, et avec Nareval et Daries nous escortames le vehicule que la Providence m'avait si fort a propos envoye. Il suivait, cahin-caha, le flot de l'armee qui devalait vers les ponts du Loir et s'ecoulait dans la plaine que nous avions parcourue l'avant-veille. Moi aussi, je cahotais, n'etant point gueri. Mon pied me faisait toujours souffrir, et a tout moment je frissonnais sans avoir froid. Jusqu'a la nuit pourtant, le trajet se fit sans encombre et sans incident. Mais les longs convois de l'administration ne tarderent pas a barrer la route. Chariots de vivres, grandes fourrageres, voitures d'ambulances, se heurtaient, sans hate. L'artillerie exigeant qu'on lui cedat le pas, c'etait le commencement du chaos, que les tenebres allaient achever. L'infanterie s'infiltrait entre les roues et courait a travers champs, pendant que ma charrette etait empechee d'avancer; nous risquions d'etre fortement distances et de perdre la piste du regiment. Pour moi, mon etat de faiblesse m'enlevait toute idee, je l'avoue, toute energie. Ne pas abandonner les vivres dont la compagnie aurait besoin le lendemain, telle etait ma seule preoccupation, ma seule pensee, et je restais en consequence aupres de mon convoyeur sans esperer pouvoir le suivre longtemps. Or un lieutenant de mon bataillon se trouvait la, retarde par une entorse: nous ayant reconnus, il monta sur la charrette, et, sourd aux protestations du conducteur, nous engagea dans un chemin de traverse. La nuit etait venue, profonde, sans une etoile au ciel. Impossible de distinguer un homme a dix pas. La pluie de la nuit precedente avait detrempe le sol. Roues, essieu, toute la voiture gemissait, craquait, comme un vaisseau dans la tempete. Le cheval hennissait de douleur, en donnant de furieux coups de collier, sous la pointe de la canne du lieutenant. Mais la pauvre bete souffrait moins que son maitre: la guidant de son mieux par le licou, il ne cessait de pousser, lui aussi, de sourds gemissements. Pourtant nous rejoignimes la grande route sans avarie apparente, le cheval marchant encore, l'homme se desolant toujours. Quelques trainards nous affirmerent d'ailleurs que nous suivions de pres le regiment, ce qui nous encouragea un peu; mais quand donc nous arreterions-nous? Toujours, toujours, les vagues silhouettes fuyaient au loin devant nous, comme nos propres ombres, sans pouvoir jamais etre atteintes. Le bruit de notre marche effrenee, fantastique, troublait d'heure en heure le repos d'un village silencieux. Les fenetres s'entr'ouvraient prudemment, puis des formes blanchatres se penchaient au dehors, demandant quelques renseignements a voix basse. A quoi, par depit et par honte, nous ne repondions qu'en haussant les epaules. Nareval, faisant son metier en conscience, se multipliait pour stimuler les retardataires. Et moi, a cote de la voiture, je marchais en titubant de fievre, soutenu par le caporal Daries. Il ne me quittait pas, persuade que je serais tombe sans son appui. Lui-meme avait besoin de toutes ses forces et je lui disais de m'abandonner, mais de veiller a ma place sur les vivres. J'etais resigne a me coucher dans le fosse qui bordait la route, lorsqu'un capitaine d'etat-major passa pres de nous: "Lieutenant, dit-il a notre officier, surveillez vos hommes. Nous sommes talonnes; pas de trainards: ils seraient pris." Quoi! etre ramasse par l'ennemi comme un vagabond par des gendarmes, est-ce que telle devait etre ma destinee militaire? Sans doute, libre a moi de vendre ma vie; mais aurais-je assez de vigueur pour la vendre cher? Non, non; pour mourir dignement, utilement, il fallait etre a un poste de combat, et il nous etait pour le moment interdit de lutter. Le devoir, c'etait de fuir, se sauver. En avais-je la force? Le lieutenant descendit un instant de son siege pour seconder Nareval. Vite, j'en profitai pour me glisser sous la bache dans un si etroit espace que je n'aurais pas pu m'y retourner. Peu m'importait, j'etais couche sur un lit de foin sec. Un delicieux bien-etre m'envahit des que je sentis repartir la voiture. Berce par le mouvement de la marche, j'oubliai tout, Chateaudun detruit, la honte de la retraite, les menaces d'etre fait prisonnier: je m'endormis, et il faisait grand jour quand je rouvris les yeux. Frais, dispos, la fievre eteinte, le talon cicatrise, j'etais sauve, gueri, et desormais a l'epreuve. Sans les attentions de Daries, sans la charrette providentielle du convoyeur, Dieu sait ce qu'il fut advenu de moi, dans cette vertigineuse retraite de Chateaudun dont la precipitation n'etait peut-etre pas absolument justifiee? Mais un pur sang emballe--et tel etait notre fougueux general--mesure-t-il l'espace qu'il devore? Vers sept heures il y eut une halte, le temps de preparer le cafe. Aussi le capitaine Eynard me fit-il reclamer des provisions par un caporal. Pour proteger la retraite, nous dit ce dernier, la compagnie avait ete deployee en tirailleurs pendant la nuit, nouvelle qui fit bondir Nareval. Il se calma en apprenant que l'ennemi, si c'etait lui, avait seulement revele sa presence par d'inoffensifs coups de sifflet. Au bout d'une heure de repos, la colonne reprit sa route, encore. Personnellement, apres un bon somme, je n'avais pas grand merite a marcher d'un pas allegre; mais, autour de moi, tout le monde etait fourbu, rendu, et, dans cet etat de lassitude extreme, chacun songeait a sa propre souffrance, sans qu'il lui restat de pitie pour les autres. Notre convoyeur fut un peu victime de cet egoisme feroce. Grand, l'air benet, sous son vieux chapeau de feutre aux bords moins larges que ses oreilles en contrevents, dans sa blouse bleu pale a piqures blanches qui lui couvrait a peine les hanches, il pretait naturellement a la raillerie; sa mine effaree, quand il entendit parler de l'approche des Prussiens, provoqua un franc rire. Cependant il y avait quelque chose de touchant dans son desespoir. Peut-etre avait-il peur pour sa propre personne; mais, a coup sur, il souffrait davantage a cause de son cheval. La pauvre bete, n'en pouvant plus, devait continuer a trainer son lourd fardeau. Le maitre la caressait, la flattait comme il eut fait a un enfant, toutes les fois qu'un coup lui etait administre par l'un ou par l'autre. Or bientot un second officier vint accroitre la charge du bidet, qui n'en recut que plus de horions. Affole, le paysan supplia le nouveau venu et l'autre officier d'avoir pitie d'eux. Ce fut en vain. Alors, pour ne pas voir mourir son serviteur, le maitre s'eloigna, disparut. Force me fut de prendre la conduite de l'equipage jusqu'au soir. A la tombee de la nuit, nous decouvrimes de loin la masse sombre de la foret de Marchenoir, et, sur la lisiere, les lignes des prismes blanchatres des petites tentes. Les bivouacs fumaient et flambaient. Le terme de la retraite etait atteint, Dieu merci. Le regiment campait a Saint-Laurent-des-Bois. Nareval, Daries et moi, nous fimes avec notre char une entree triomphale. Les applaudissements ne nous manquerent pas, car nous apportions des vivres bien necessaires apres un si long jeune. Ma charrette menacait par exemple de m'embarrasser autant qu'elle m'avait ete utile. Mais son proprietaire n'avait pu se resigner a la perdre tout a fait de vue; il sut en tout cas nous retrouver, quoiqu'il feignit de n'avoir plus sa tete. Feinte ou realite, il se livra a de telles extravagances, qu'apres lui avoir fait partager notre soupe, nous nous empressames de lui rendre sa liberte. Du meme coup il recouvra son calme et son air primitif de placide ahurissement. III "Votre retraite de Chateaudun sur Ecoman s'est faite avec un peu trop de precipitation", ecrivait au general de Sonis le commandant en chef, qui ajoutait paternellement: "Ne vous inquietez pas de cet insucces et n'en prenez aucun tourment". Il etait donc avere que, sans avoir le droit de s'endormir sur ses lauriers, le 17e corps avait besoin de se refaire de ses steriles efforts. Il lui fut accorde deux jours de repos, que chacun employa a reparer le desordre de sa toilette, ou, tout au moins, a faire sa toilette. Coquetterie a part, c'etait un soin legitime, necessaire, que le froid qui commencait a sevir ne facilitait point. Curieux spectacle que celui de ces hommes livres aux occupations minutieuses et variees du menage. Les uns lavaient leur linge dans un ruisseau dont il avait fallu casser la glace; d'autres le roussissaient aux feux du bivouac, sans parvenir a le faire secher. Beaucoup rajustaient les sous-pieds de leurs guetres ou recousaient des boutons, tandis que j'avais a reparer un desastre. Riche tout juste d'un echeveau de fil blanc tres grossier, je l'etendis de mon mieux le long de mon vetement rouge, en impertinents zigzags. Il nous restait d'ailleurs du temps pour voisiner. A cent pas de nous se trouvait le parc d'artillerie, ou quelques mitrailleuses exciterent notre curiosite. Longs cylindres munis de manivelles, qui eveillaient l'idee d'orgues de Barbarie a musique infernale ou de moulins a chair humaine. Le general de Sonis avait place ses batteries de reserve sous la garde d'une legion bretonne et vendeenne, composee des mobiles des Cotes-du-Nord et des volontaires de l'Ouest. Ces volontaires etaient au moins aussi curieux pour nous que les mitrailleuses, comme tout ce dont on a beaucoup entendu parler sans l'avoir vu. Leur costume etait en somme terne et disparate. Veste courte et pantalon bouffant, avec un kepi a la francaise, le tout gris de fer soutache de rouge. L'oeil est tellement habitue a voir la chechia ou le turban accompagner les culottes turques, qu'a premiere vue le bonnet militaire a visiere choquait chez les zouaves de Charette. Peu importe l'habit, du reste. A la defense d'Orleans, ils s'etaient deja signales: l'honneur du combat de Brou leur revenait en partie, et ils etaient a la veille de creer leur belle legende, heroique et sanglante. Ils ne connurent point cependant la rigueur des cours martiales, bien que tous n'eussent pas leur nom inscrit sur l'_Armorial de France_ et ne fussent point soutenus par les plus nobles sentiments. Deux d'entre eux, au contraire,--des roturiers evidemment,--meriterent une observation d'un officier, qui etait un parfait gentilhomme, de mine et de coeur, allant au feu en gants de soiree et en bottes vernies. Cette recherche, loin d'etre etudiee, etait le temoignage, pousse a l'exces, du respect de soi-meme et la manifestation naturelle d'une grande purete d'ame. Il n'avait pas un blason trompeur: _D'azur a une fleur de lis au naturel, au chef d'hermine._ Or les deux zouaves qu'il avait pris en faute lui repliquerent a la muette, par un geste peu respectueux. Si la scene n'avait eu aucun temoin, elle se fut sans doute terminee la, le capitaine ne pouvant que reculer devant la honte de motiver sa punition en termes precis; mais quelques officiers et sous-officiers, d'autres zouaves etaient presents: l'echo du scandale parvint vite aux oreilles du colonel. Avec la decision qui le caracterise, M. de Charette ordonna a son officier d'habillement de se procurer, dans le village, deux vetements complets de paysan. Pantalons de bure, blouses, bonnets de laine et sabots. Sur-le-champ les delinquants durent troquer leur uniforme contre un accoutrement rappelant par la coiffure celui des forcats. Ordre est donne au regiment de s'assembler et de former le cercle. Au centre se trouvent le colonel et le capitaine offense, devant les deux hommes desormais indignes de figurer dans la noble legion. Pour solenniser l'execution des brebis galeuses, le colonel de Charette tient a prononcer un discours qui leur grave la honte dans le coeur et y seme le remords. Il commence d'un ton sincerement indigne; mais, autant il excelle dans la breve eloquence du champ de bataille, qui, par un mot, par un geste coupant la mitraille, enleve les hommes, autant il est refractaire a la rhetorique oiseuse qui arrondit et enchaine elegamment et savamment les periodes. Au milieu d'une phrase un peu laborieuse, l'un des condamnes, peut-etre pour se donner une contenance, laisse errer, a l'ombre de son bonnet, sur ses levres, un imperceptible sourire. Pas si imperceptible qu'il echappe au colonel. Tant pis, ou tant mieux: la phrase ne sera jamais finie. Le colonel de Charette, d'un air a faire reculer Garibaldi, c'est-a-dire avec un calme imperturbable, en caressant doucement sa longue barbiche, s'avance vers l'impertinent et lui ordonne de faire demi-tour. Sans s'expliquer d'abord vers quel but tend le commandement, mais n'en augurant rien de bon, le zouave l'execute avec tremblement. Aussitot la botte du colonel s'eleve, sa jambe se replie, puis s'allonge comme un ressort puissant. Litteralement souleve de terre, le malheureux zouave est projete a quatre pas en avant, sur ses pieds qui marchent, qui trottent, qui galopent. Le cercle, devant lui, s'est ouvert, d'instinct, et derriere lui court son compagnon; il court aussi vite que les sabots le lui permettent. Oncques le regiment n'entendit parler d'eux et, depuis lors, nul ne manqua tant soit peu d'egards envers le correct capitaine. Se reposer, bon, tant que c'etait indispensable; mais nous n'etions pas a Capoue et n'avions pas le loisir de nous y rendre; nous rougissions de la reculade de Chateaudun, ordonnee sans que notre courage eut ete mis a l'epreuve, et nous avions hate de regagner le terrain perdu. L'ordre parti le 29 novembre du grand quartier general de Saint-Jean-la-Ruelle fut donc bien accueilli. "Que vos troupes, avait ecrit le general d'Aurelle au general de Sonis, se mettent demain en marche, pour se diriger sur Coulmiers.... Le canon vous servira de guide." De son cote, le general Chanzy, dont nous devions seconder les efforts, avait pris soin d'envoyer un de ses aides de camp a Saint-Laurent-des-Bois pour conferer avec notre commandant en chef. Escorte seulement de deux cavaliers, cet officier, apres une chevauchee nocturne en plein champ et a travers bois, parvint a Saint-Laurent avant l'aube. Le general de Sonis etait installe dans une bicoque du village; il dejeunait avec ses officiers d'ordonnance, en toute simplicite, parait-il, quand le nouveau venu arriva jusqu'a lui. L'officier du 16e corps lui exposa l'interet qu'il y avait a faire concourir le 17e a l'action qui allait s'engager pour rouvrir la route de Paris. Quoiqu'il parut tres fatigue, le general de Sonis se rejouit d'avoir enfin a agir. Ses traits fins s'animerent au recit qu'il fit de son exploit de Brou, et il declara que ses troupes, qu'il avait su si rondement mener, sauraient marcher de nouveau. En effet, le 30 novembre, le 17e corps rompit au petit jour. Il s'avanca methodiquement en trois colonnes par des routes paralleles a peine distantes d'un kilometre les unes des autres. L'artillerie et les convois tenaient la chaussee, l'infanterie escortant a travers champs. De forts pelotons de cavaliers eclairaient notre marche. Ils formaient sur nos flancs comme un chapelet: suivant les accidents du terrain, ce long cordon humain s'etirait plus ou moins, espacant ou rapprochant tour a tour, sur la ligne brumeuse de l'horizon, les silhouettes qui souvent se dressaient sur les etriers, la tete en eveil bien degagee de l'immense manteau etendu du col de l'homme jusqu'a la croupe du cheval. Un instant, ce rideau de vedettes s'elargit demesurement, s'eloigna presque a perte de vue. Il se resserra ensuite au petit trot, ayant fait reculer et s'evanouir quelques ombres rapides qui avaient ete entrevues a trois kilometres. Tout cela donnait de la solennite et du piquant a notre marche, d'ailleurs bien ordonnee et bien executee. Il eut ete seulement desirable de decouvrir a cette scene un decor plus riant, sous une temperature plus clemente. Comme toujours, la brume ternissait le paysage et le froid sevissait avec rigueur. Une bise glaciale cinglait le visage, pincait les oreilles: les mains se crispaient sur l'acier des armes. Quelques hommes roulerent leur mouchoir autour de la tete, les bouts noues au-dessus de la visiere du kepi; d'autres, hardiment, en rabattirent la doublure de cuir sur le front et sur les oreilles. Tous, nous enfouissions une main dans une poche et l'autre sous le plastron de la capote, en marchant l'arme au bras. Armee de manchots, semblait-il au premier abord; mais l'allure etait bonne, vive et decidee. Il n'y avait pour nous stimuler ni roulements de tambours, ni sonneries de clairons; mais le canon nous marquait le pas, nous guidait, nous attirait. Voila le meilleur metronome du soldat. Au surplus, le nom de Coulmiers, seul nom de victoire qui eut depuis longtemps retenti, enflammait un peu notre imagination. Coulmiers etait, non le terme, mais l'orientation de notre etape. Bon augure. Le pas, sur les sillons figes, etait ferme et releve. Il ne venait meme pas a l'idee que nous pussions nous lasser d'avancer sur un sol pourtant si peu propice. Certes je n'entends pas nier en notre honneur l'emotion des combattants. Les plus braves eprouvent au feu une impression combinee de sentiment et de sensation, que le courage enseigne a dominer sans pouvoir toujours l'etouffer: mais, a distance, la rumeur de la bataille electrise tout le monde. En songeant aux coups que chaque decharge porte dans les rangs des siens, on souhaite d'accourir: une genereuse impatience vous anime et vous pousse. L'ouragan meurtrier ne mugit pas encore a vos oreilles, le frisson de la mort qui passe au-dessus de vos tetes est loin; l'horreur du carnage ne vous blesse point les yeux; il n'y a veritablement que des heros qui vont au secours de leurs freres. Tandis que chacun se felicitait en son for interieur de puiser une vigueur necessaire dans l'idee du devoir, le bruit d'une cavalcade resonna sur la terre gelee. L'etat-major s'avancait derriere nous. Tous les officiers etaient enveloppes d'epaisses pelisses, aux fourrures sombres, d'ou les tetes emergeaient a peine. Les kepis eux-memes ne permettaient guere de distinguer les grades, car les promotions avaient ete trop rapides pour laisser aux generaux le loisir de troquer leurs anciens galons contre les lourdes broderies d'or. Cependant le general de Sonis se faisait remarquer par l'avance qu'il prenait sur le groupe nombreux, non pour indiquer sa suprematie, mais par l'elan naturel d'un hardi cavalier. Rapidement ils nous atteignent, et nous depassent. Nos regards suivent de loin l'escorte, papillotement de grosses taches blanches et rouges. Manteaux des chasseurs, manteaux des spahis. Le goum fuit. A la suite des kepis galonnes et luisants, il s'engouffre dans la rue d'un village, et, jusqu'au dernier cavalier, disparait. Telle fut l'unique et courte vision que nous eumes de notre chef supreme. IV Ce village etait un gros bourg, Ouzouer-le-Marche. Tout pavoise, pavoise comme il ne l'avait jamais ete et comme il faut esperer qu'il ne le sera plus. Sous ses rustiques toitures, il abritait de nombreux blesses qui, a l'ombre flottante du drapeau international de Geneve, luttaient depuis vingt jours contre la mort. A notre tour, nous nous engageames dans la rue principale. Sur le seuil de l'une des maisons hospitalieres, un officier a visage bleme s'avanca, soutenu par une soeur de charite. Un temps d'arret s'etait produit, il voulut nous adresser quelques mots. Emotion ou faiblesse, il lui fut impossible de se faire entendre. La colonne deja se remettait en marche. Alors, de sa main decharnee, il nous fit un geste d'encouragement, qui etait bien plutot un signe d'adieu. Plusieurs rideaux blancs se souleverent a notre passage, laissant apparaitre des visages pales et des mains osseuses, jaunes, pareilles a celles de l'officier blesse. Il semblait qu'Ouzouer fut un bourg hante, exclusivement peuple de squelettes, les nobles revenants de Coulmiers. A peine avions-nous franchi les dernieres maisons, que les clairons sonnerent la halte. La canonnade etait devenue plus retentissante et plus claire. Elle venait du nord-ouest, tandis que nous devions nous porter a l'est. Mais il fallait avant tout marcher au canon. Un double cordon de cavaliers et de fantassins se deploya aussitot pour reconnaitre la campagne. L'artillerie s'achemina vers le point culminant de la route de Charsonville, et l'infanterie se rangea en bataille au milieu des champs. Le canon tonnait toujours, et quelques masses sombres, encore indistinctes, apparaissaient au loin. Le general Charvet etant venu prendre place pres de nous, l'ordre fut donne d'avancer et de faire bonne contenance. L'idee du combat, qui nous animait et nous surexcitait depuis le matin, prenait corps. Ce qui avait l'aspect de simples haies, a l'horizon, allait sans doute se changer en buissons ardents, crachant le fer, et la traversee d'Ouzouer venait de rappeler quelles pouvaient etre les consequences de cet ouragan. Chacun a des nerfs plus ou moins faciles a exciter, a tendre. Mais tous s'efforcaient d'aller bravement au bapteme du feu. Moi aussi, je marchais a mon rang de bataille, exactement, scrupuleusement, et, s'il faut l'avouer, mon courage de conscrit puisait quelque reconfort dans ce strict accomplissement du devoir. Le fourrier se tenant derriere la premiere section de la compagnie, ma petite taille se flattait tout bas de trouver un abri derriere les grands gaillards dont j'avais peine a emboiter le pas. Du moins, les premiers pruneaux seraient gobes par d'autres, illusoire esperance qui avait suffi pour m'empecher de trembler et de paraitre emu. Je gardais en tout cas assez de presence d'esprit pour observer du coin de l'oeil tout le monde autour de moi. Il faut dire d'abord que, si l'action s'engageait ce jour-la, un bon moteur allait nous manquer, l'ascendant de notre energique capitaine: M. Eynard, charge la veille d'une mission secrete, avait laisse le commandement au lieutenant Barta. Assurement le flegme de ce vieux soldat de Crimee et d'Italie etait d'un bon exemple, sans valoir toutefois le bel entrain de notre jeune chef. Il allait a dix pas en avant, paraissant surtout preoccupe de ne pas se laisser distancer par M. Houssine, qui avait de beaucoup plus longues jambes. Quant aux soldats, apres quelques rares accidents passagers, rien de remarquable, si ce n'est l'attention qu'ils pretaient a se sentir les coudes et a ne pas perdre l'alignement dans la marche en bataille assez penible sur un sol inegal et durci. La peur des entorses, jointe au desir de ne pas manquer le pas, les distrayait de l'idee du danger. Ce qu'il convient de noter, c'est l'instinctive coquetterie qui avait pousse les plus frileux, des que le combat avai paru probable, a denouer leurs mouchoirs serre-tete et a rentrer dans le kepi la doublure de cuir. D'ailleurs personne n'avait plus froid et aucune main ne craignait plus la bise. A deux pas en arriere, la ligne des serre-files suivait: Villiot d'un pas et d'un air tranquilles, Gouzy accentuant un peu sa nonchalance et son dehanchement habituels, Harel avec un regard plus profond sous un front qui semblait plus proeminent que jamais, Nareval machonnant ses levres par saccades, tandis que Laurier tortillait sa moustache, la rabattait, au lieu de la retrousser glorieusement, et paraissait chercher de ses yeux inquiets un trou ou s'abriter. Pur gaspillage que l'emotion ce jour-la. Ou les ombres lointaines n'etaient reellement que des buissons creux, ou bien elles avaient recule, fui, a notre approche. Le canon avait cesse de gronder. Nous avions eu devant nous, probablement, quelques detachements des troupes qui venaient d'ecraser les francs-tireurs girondins dans le parc de Varize. Ils avaient par contre trouve un habile adversaire dans le colonel Lipowski, et ils avaient juge prudent de se replier a la vue du deploiement de tout un corps d'armee. Qu'il eut ete imaginaire ou qu'il se fut derobe, l'adversaire manquait. Une batterie prit position avec un bataillon de soutien, pour garder a tout evenement nos derrieres. Puis le 17e corps repartit en colonne vers l'est, dans la direction de Coulmiers, par Charsonville. Au bout d'une heure, nous trouvames la route gardee par le premier poste du 16e corps, que le general Chanzy avait porte en avant la veille. Il nous laissait les emplacements qu'il avait occupes depuis sa victoire. Des lors, nous cheminames sur le champ de bataille, reconnaissable aux travaux de defense improvises a droite et a gauche, au ravage cause dans les arbres par l'ouragan de l'artillerie et de la fusillade, et, comme aux portes de Chateaudun, a des carcasses de chevaux dont se repaissaient des nuees de corbeaux. Tandis que le general de Sonis etablissait son quartier general a Coulmiers meme, avec son artillerie toujours entouree de la legion bretonne, le corps d'armee forma ses bivouacs aux environs. Le 31e alla dresser ses tentes dans le parc de la Renardiere: nous fumes postes pres de Huisseau-sur-Mauve, a la lisiere du bois de Montpipeau. Doux noms du beau pays de France, mieux faits pour evoquer de poetiques legendes que pour servir de points de repere dans de tristes etapes. V Malgre la rigueur de la temperature, la nuit fut excellente. Le bois voisin nous avait fourni notre sommier, il est vrai, c'est-a-dire des branches mortes, et nous avions touche dans le village de la paille fraiche pour former le matelas; mais la satisfaction d'une journee bien remplie contribua plus encore a notre sommeil reparateur. Marche en avant, dans un ordre parfait. Cela suffit pour etre content de soi et de ses chefs. En campagne, il n'y a rien a souhaiter au dela. Le lendemain, pourtant, nous eussions desire un peu plus de chaleur. Les piquets des tentes se briserent dans la terre gelee, quand il nous fallut aller prendre la grand'-garde et transporter nos bivouacs tout contre la foret. La compagnie etant etablie a son poste, je n'avais plus rien a faire comme fourrier; les dernieres dispositions indiquaient que nous passerions encore une nuit au moins a Huisseau; je previns le lieutenant, et je m'engageai dans la foret en compagnie du caporal Daries, a qui je m'etais attache depuis la retraite de Chateaudun. Jeudi, 1er decembre, le temps etait beau, malgre la persistance du froid. Le soleil brillait, non plus au-dessus de nos tetes: il declinait derriere nous, eclairant d'une lumiere frisante les futs verdatres des arbres, se jouant dans la mousse qui s'ecrasait sous nos pieds, accentuant par le contraste le dessin des choses, allongeant d'instant en instant notre ombre qui affectait, selon les hasards de la promenade, des formes bizarres. En suivant a l'aventure des sentiers sinueux, nous parvinmes dans une gaie clairiere, menagee, semblait-il, pour servir de salle a de joyeux repas sur l'herbe. Quelques mouches mordorees y voletaient, l'animaient de leur bourdonnement sonore dans le silence du bois. Or, dans le tapis de verdure ou peut-etre on avait jadis folatre, une assez large dechirure avait ete pratiquee. La terre paraissait avoir ete fraichement remuee, et, a cote, l'herbe fletrie, couchee; comme sous le poids d'un cavalier et de son cheval. Francais ou Allemand, un homme avait sans nul doute ete frappe la, par des tirailleurs en embuscade. Il y avait trouve la mort et une sepulture ignoree. Les siens n'avaient pu recevoir de lui d'autre nouvelle, sinon, cette indication, si desolante par son indecision: "Disparu!" La claire sonnerie des clairons vint jusqu'au coeur de la foret nous arracher a nos melancoliques reflexions. Vite, vite! Au pas gymnastique! Sans prendre garde aux branches qui nous dechirent les mains et nous fouettent le visage, nous regagnons le camp. Il faut partir. Des nouvelles sont parvenues de Paris. Le general Ducrot tente une grande sortie. Pour tendre la main a l'armee de Paris, le 16e corps se bat. A nous de le rallier pour seconder ses efforts. Notre brigade doit, la premiere, l'aller rejoindre a Patay. Patay, nom glorieux, car notre Jeanne y fit prisonnier celui que l'Angleterre appelait "son Achille". Jamais nous n'avions ete si allegres. C'est en chantant qu'a la nuit tombante, nous primes la route qui passe a Gemigny, puis a Saint-Peravy-la-Colombe, ou nous laissames les zouaves de Charette avec le general de Sonis. Depuis longtemps nous cheminions dans les tenebres--et aussi dans le silence. Nos voix etaient lasses d'avoir compte "les canards, qui, deployant leurs ailes, se confient a leurs canes fideles" et d'avoir averti cent fois "le meunier que son moulin va trop vite, va trop fort". Il nous semblait, de plus, indigne de faire retentir l'air de telles puerilites, en approchant du terme de notre etape que marquait sans doute un champ de bataille. En effet, la division de l'amiral Jaureguiberry, bien secondee par la cavalerie du general Michel, avait culbute l'ennemi a Villepion, non sans eprouver quelques pertes. Le 16e corps couchait sur les positions conquises. Seul son chef, le general Chanzy, etait encore a Patay. Il se disposait a transporter son quartier plus avant, sur la droite, a Terminiers. Notre brigade recut l'ordre de prendre position au nord-ouest de la ville, en attendant le jour. Le 48e s'avanca a deux kilometres, en grand'garde, et les tentes furent peniblement dressees sur un front de bataille d'au moins 800 metres. Quoique abrites par un repli de terrain, nous grelottions sous la bise glaciale. Les sentinelles furent postees par deux pour se garantir mutuellement du sommeil qui eut amene la congelation des membres ou la mort. Le general de Jancigny, qui commandait notre division, avait tenu a nous conduire en avant. Ce fut lui, ou peut-etre Chanzy, qui se porta sans escorte sur le point culminant du terrain que nous occupions. Sa silhouette se dressa a la hauteur de nos yeux, comme une apparition. Le croissant lunaire eclairait faiblement la longue criniere blanche de son cheval arabe et faisait briller l'or de son kepi. Comme un grand silence planait autour de nous. Le cheval, naseaux au vent, flairant la lointaine odeur de la poudre et du sang, fremissait, mais se retenait de hennir. A peine entendait-on, sur la terre gelee, le pas trainant et fatigue des sentinelles, dont les baionnettes jetaient, par eclairs, des reflets argentes. Longtemps le general sonda de son regard la profondeur noire de la plaine, que piquaient au loin, sur la ligne de l'horizon, les feux des bivouacs ennemis. Puis il repartit au petit pas de son cheval, l'air pensif, supputant sans doute, d'apres le nombre et l'eparpillement des lueurs lointaines, les forces qu'il allait falloir combattre. Aucun ordre ne vint du reste modifier les dispositions prises. Tout etait tranquille, tout semblait dormir. Quelques fusees, du cote d'Orgeres, dans les lignes allemandes, troublerent seules, par instants, cette nuit calme et glaciale. Accompagnement habituel des fetes populaires, ces trainees lumineuses, par leur eclat ephemere, par leur signification inconnue, avaient je ne sais quoi d'ironique et d'irritant. Chaque fois elles semblaient laisser l'horizon plus sombre. Le jour parut enfin, ce jour que plusieurs milliers d'hommes, tous sains, valides, vigoureux et dispos, jeunes et ardents, faits pour vivre et pour aimer, ne devaient pas voir finir. Le froid persistait; mais, quand le soleil se fut degage des brumes qui rasaient le sol, le temps s'affirma superbe, tel qu'il peut etre reve pour une solennite militaire. Et, de fait, toutes les manoeuvres preliminaires de combat s'accomplirent avec ordre et methode, comme en une superbe parade qui s'executa sous nos yeux. LA DEROUTE I La brigade Charvet, la notre, formait la liaison des troupes du 16e et du 17e corps d'armee. Elle devait donc, selon toute vraisemblance, etre appelee a jouer un role important. Le succes pouvait dependre d'elle; mais, dans sa situation intermediaire, il y avait un premier point a etablir: il fallait savoir de qui lui viendraient les ordres. Pendant quelques heures, au moins, elle avait ete placee sous l'autorite immediate du commandant du 16e corps. Le general d'Aurelle avait en effet donne des ordres en consequence: "La brigade commandee par le general de Jancigny, dit-il dans son ouvrage sur la _Premiere Armee de la Loire_, avait precede sa division, et etait arrivee a Patay le 1er decembre, dans la nuit. Ce general se mit immediatement a la disposition du general Chanzy, assure des lors de l'appui du 17e corps." Mais, lorsque le general de Sonis, "plus vite que les aigles, plus courageux que les lions", fut a son tour parvenu sur le theatre des operations, il reprit evidemment autorite sur nous, et, ce qu'il faut peut-etre regretter, c'est que des scrupules aient un instant suspendu son ardeur; c'est qu'il les ait communiques au general Chanzy. "J'ai fait mon possible, lui vint-il declarer a huit heures du matin, pour venir promptement a votre secours; mais je marche avec des troupes fatiguees. Nous voila, nous sommes ici, mais je vous declare que, si vous avez besoin de nous aujourd'hui, il me sera bien difficile de vous satisfaire." Avec son esprit net et precis, le general Chanzy dut etre surpris de cet elan qui s'annihilait. Dans les graves circonstances qu'il traversait, il s'etait contente de repondre: "Je tacherai de me passer de vous". Nous, qui ignorions ces details, et qui, presque a la portee du canon, ne ressentions plus nos fatigues, nous etions impatients de marcher et fort surpris de n'en pas recevoir l'ordre. Cet ordre, je l'attendais personnellement comme une recompense. Il faut tout dire, ce recit ne pouvant avoir d'interet qu'a la condition d'etre sincere comme une confession. Le matin du 2 decembre 1870, j'ai subi une humiliation profonde: il m'a ete inflige des voies de fait, et j'ai essuye silencieusement l'outrage, et j'ai bu ma honte, par abnegation, par devoir, par amour pour mon pays. A l'aube, des distributions de vivres avaient ete annoncees. Comme toujours, elles furent assez longues; comme toujours representant la 18e compagnie du regiment, je fus servi le dernier, et, naturellement, regagnai le bivouac apres tous les autres fourriers. Le sous-lieutenant Houssine, l'ancien sous-officier a chevelure rouge et raide, m'accueillit en me reprochant ma lenteur. Quand, charge, pour venir en aide a mes hommes de corvee, je m'en souviens, d'une moitie de pain de sucre, je passai devant lui, il m'allongea dans le dos, sur le sac, un coup de canne, pour activer ma marche, comme il eut fait a une bete de somme. M'arretant, je vis rouge pendant une seconde. La voix du canon me sauva. Encourir le sort du caporal Tillot, quand j'allais pouvoir m'exposer pour la noble cause, non. Je haussai les epaules sans plus hater le pas, et le sous-lieutenant en fut pour une lachete qu'il n'eut point commise si M. Eynard avait ete la, car le capitaine rendait justice a tous. Quoi qu'il en soit, les tristes exemples qui nous avaient ete donnes, a Lorges et dans la foret de Blois, me furent ce jour-la salutaires. Ils m'enseignerent a ronger mon frein: mais j'aspirais a me battre, a affronter le feu ennemi, pour m'absoudre a mes propres yeux de l'ignominie acceptee sans protestation. Aussi, tandis que nous attendions en armes sur le terrain ou nous avions dormi, je m'efforcais de suivre des yeux, faute de pouvoir m'y meler moi-meme, les mouvements du 16e corps qui engageait vigoureusement la bataille a deux lieues vers le nord-est. Quelques nuages de fumee s'elevant lentement dans le ciel clair, voila tout ce que nous pouvions distinguer. Le roulement ininterrompu du canon, qui grossissait par eclats, attestait l'intensite croissante de la lutte. Pendant ce temps, les autres troupes du 17e corps, que nous avions distancees la veille, arrivaient a la hauteur de Patay et defilaient devant nous. Passe la ville, les batteries se mettaient en ligne et roulaient a travers champs, precedees et suivies de l'infanterie qui se deployait aussi. En art, il y a le choix entre des procedes tout differents. Certains artistes epuisent l'emotion par l'expose de scenes effrayantes ou horribles; d'autres preferent la faire naitre et la maintenir en mettant l'esprit en suspens devant des tableaux ou plane la crainte du drame qui se prepare, et en epargnant a la vue les details terribles ou repugnants. Le spectacle qui s'offrait a nos yeux avait ce caractere tempere, saisissant quand meme. Sur le fond lointain d'une realite menacante se detachait un premier plan pittoresque et attachant. Les artilleurs, pour gagner ou maintenir leurs distances, tantot fouettaient leurs chevaux a tour de bras, leur dechiraient les flancs de l'eperon, tantot s'efforcaient de leur faire sentir le mors pour moderer leur emballement. Pendant ces alternatives, les pauvres servants, montes sur les caissons, se soutenaient mutuellement, de peur de tomber a chaque violente secousse que provoquaient les sillons de terre durcie. Puis une ligne rouge et bleue de fantassins ou toute bleue de mobiles ondulait sans desordre, offrant un front de tout jeunes visages, un peu pales, qui, par leur serieux, tachaient de faire aussi bonne figure que de vieilles troupes. Et le soleil brillait, non pour rechauffer les membres engourdis par une nuit glaciale, mais assez pour pailleter de fugaces etincelles le bronze des canons et l'acier des doubles rangees mouvementees de fusils. Bientot les zouaves pontificaux melerent leurs costumes gris aux autres uniformes plus voyants. Les troupes de ligne, apres avoir effectue un mouvement vers la gauche, accentue par chaque brigade, s'arreterent pour se refaire de leur marche ininterrompue depuis Coulmiers. Les zouaves arrivaient seulement de Saint-Peravy; ils venaient de deposer leurs sacs a Patay. De Terminiers arriva vers eux, au galop de son cheval bai, un jeune capitaine du genie, au teint pale, a l'oeil creuse par les veillees studieuses. De la part du general Chanzy, il venait requerir la legion du general de Charette, avec mission de la diriger sur l'est, vers le champ de bataille. Le groupe aussitot s'agite et s'eloigne. Au milieu d'eux marchait un aumonier, aupres duquel chacun se penchait a son tour. Comme alleges au moral ainsi qu'ils l'etaient physiquement, ils allaient, vifs, alertes, avec un fourmillement de guetres blanches et de jaunes molletieres. Ils allaient a la mort ou plutot, suivant le mot de leur aieul Polyeucte, a la gloire. Cependant, le defile continuait. Peu apres le depart des zouaves, ordre nous fut enfin donne de marcher. Au commandement du colonel Koch, le regiment, forme par compagnies en colonne serree, arreta un instant le flot qui sortait toujours de Patay. Il suivit presque la meme direction que la troupe de Charette, mais moins au nord. Le 51e rompait en meme temps, et s'avancait a notre gauche avec de l'artillerie. Sur un parcours de plusieurs kilometres, nous fumes tour a tour deployes en bataille sur un front de 800 metres, puis replies comme en terrain de manoeuvres. Un eventail s'ouvre ainsi et se referme, au gre d'un caprice. Sans chercher a comprendre l'utilite de nos mouvements, nous nous appliquions a les executer vivement, car l'heure etait venue d'avoir une aveugle confiance dans ceux qui avaient mission de nous diriger. En effet, la voix du canon ne nous arrivait plus comme un sourd grondement: chaque coup detonait, distinct, immediatement suivi d'un autre. Nous apercevions, non seulement le feu de la poudre, mais aussi les projectiles bourdonnant dans l'air. La fusillade crepitait sans relache, et nous entendions un bruit d'ouragan accompagne d'eclairs qui rasaient la terre. Nous pumes croire, pourtant, que notre appui etait inutile. Tout le 48e fut masse a l'abri du village de Terminiers, que le general Chanzy avait designe pour son quartier general. Tandis que, sans distinguer autre chose que le sillage aerien des obus, nous nous consumions dans la fievre d'une attente vaine, le general, du haut du clocher, suivait les mouvements de ses troupes sur Loigny. Apres la bataille de Coulmiers, le lendemain du combat heureux de Villepion, il avait le droit d'avoir confiance en elles. Cependant, par l'etendue et la multitude des feux de bivouac qu'il avait remarques la veille, et par les signaux observes pendant la nuit du cote d'Orgeres, il avait juge que la resistance serait serieuse. Au lieu d'eparpiller ses forces, il avait concentre ses trois divisions, de maniere qu'elles pussent penetrer comme un coin dans le corps ennemi. Il avait charge le general Michel de surveiller sa gauche avec sa cavalerie, vers Orgeres, en avant des positions ou le 17e corps reprenait haleine. Il pouvait, d'un autre cote, esperer qu'a l'extreme droite, le general des Pallieres viendrait lui donner la main. Des huit heures il avait lance sa 2e division sur le village de Loigny. Resolument elle s'etait avancee sous les ordres du general Barry qui, comme a Coulmiers, allait faire de l'histoire aussi noblement que son frere Edouard nous l'enseignait disertement a la Faculte de Toulouse. La 1re division--amiral Jaureguiberry,--celle qui avait enleve si brillamment Villepion la veille, suivait de pres a gauche. En meme temps la 3e, commandee par le general Maurandy, devait appuyer a droite l'effort principal en attaquant Lumeau, village voisin de Loigny. Loigny emporte vivement, la division Barry poursuivit sa marche vers l'est; mais, au chateau de Goury, elle rencontra une resistance opiniatre et meurtriere; il fallut d'abord reculer, pour mieux avancer ensuite. Le parc du chateau fut le theatre d'une lutte sanglante, acharnee, qui dura avec des chances diverses, mais sans repit, jusqu'a la nuit. Von der Thann, qui comprenait l'importance de cette position, envoya l'une apres l'autre ses trois brigades pour renforcer ses premieres troupes promptement decimees. L'amiral Jaureguiberry, tout en soutenant en deuxieme ligne ce combat, dut faire tete, sur la gauche, aux troupes nombreuses qui descendaient d'Orgeres, de la Maladrerie, de Tanon, et que n'arreta pas la division de cavalerie Michel ramenee par erreur jusqu'a Guillonville. A droite, la division Maurandy se battait avec moins de fermete, quoiqu'un regiment de mobiles fit, a Ecuillon, tout pres de Loigny, une defense heroique. "A midi et demi, d'apres le rapport du general Chanzy, la situation devenait de plus en plus difficile.--Toutes les troupes du 16e corps etaient engagees, et il n'y avait plus d'autre reserve que celle qu'offraient les troupes fatiguees de la brigade du Bois de Jancigny en position a Terminiers." Convaincu qu'il avait affaire a des forces de beaucoup superieures aux siennes, le general Chanzy se decida a faire appel au secours du general de Sonis, malgre leur conversation du matin.--"Je montai a cheval, fort inquiet et tres fatigue, a raconte celui-ci.... Je me portai en avant avec mes troupes, c'est-a-dire avec une brigade de la 2e division, ma reserve d'artillerie, les zouaves-pontificaux, les mobiles des Cotes-du-Nord; je marchai dans la direction de Loigny. Je criai: "Voila le 17e corps qui arrive." II Quelque fatigue qu'il fut en mettant le pied a l'etrier, le general de Sonis, une fois sur le champ de bataille, ne se menagea pas. Il ne devait plus s'arreter qu'il ne fut terrasse. Il fit d'abord placer deux batteries sur la route de Faverolles a Villepion, pour canonner l'ennemi a droite; puis, averti qu'il allait etre tourne, il fit face a gauche. Il placa son artillerie au coin du chateau de Villepion. Il mit en batterie toutes les pieces de la reserve et retablit le combat si energiquement, qu'au bout d'une heure et demie de canonnade le corps allemand dut se replier. Cet heureux resultat etait fait pour stimuler son ardeur. Avec une activite extraordinaire, il placa ses troupes en ligne, de sa main, car il exercait le commandement a sa maniere. Chanzy, pour l'execution des plans qu'il avait concus, chargeait ses lieutenants de concourir chacun pour sa part a l'action generale qu'il surveillait et dirigeait. Sonis, lui, sauf les conceptions d'ensemble qu'il n'avait guere le loisir de former, etait en meme temps general, colonel, commandant, capitaine. Son procede, renouvele des temps chevaleresques ou la valeur personnelle pouvait vaincre la puissance du nombre, lui enlevait, par contre, la perception nette d'une situation etendue et complexe. A tel point qu'il croyait de bonne foi, suivant son propre recit, avoir releve de leur poste de combat, avec le faible effectif qu'il avait amene, toutes les troupes du 16e corps. Tout en elan d'ailleurs, il ne regardait jamais en arriere: "La nuit arrivait, a-t-il raconte encore, et j'etais occupe de la pensee de canonner Loigny, lorsqu'on vint me dire: "Votre centre se replie". Je me portai au fort de l'action, ou se trouvaient deux regiments de marche d'un effectif considerable, le 48e et le 51e; je me portai vers l'un d'eux, et je l'exhortai de toutes mes forces. Mes paroles furent vaines, tout le monde fuyait." En ce qui concerne le 48e, il y a la une erreur. Loin d'avancer ni de fuir, nous battions toujours la semelle a cote de Terminiers, dans la position exasperante de gens qui entendent se derouler pres d'eux un drame poignant et qu'un invincible obstacle empeche d'aller au secours des victimes. L'obstacle, c'etait la consigne. Ordre avait ete donne d'attendre la: donc nous attendions un ordre nouveau pour marcher, et, dans cette journee de penible attente, pas un homme ne quitta son rang. Mais, depuis le chef de corps, visible a tous les yeux, sur son grand cheval gris, jusqu'au plus modeste soldat, le flegmatique lieutenant Barta, aussi bien que notre sous-lieutenant; le patient Villiot lui-meme aussi bien que le bouillant Nareval; tous souffraient d'une inaction qui paraissait inexplicable et qui l'etait en effet. Vers trois heures, un aide de camp du general Chanzy, le capitaine Henry, qui precedemment avait guide sur Villepion les zouaves de Charette, vint avertir notre chef qu'il etait temps de se preparer a entrer en ligne. Le colonel repondit que nous etions prets, et qu'il n'attendait plus que les ordres du general Charvet. Les officiers generaux avaient sans doute recu avis que le general d'Aurelle, residant a Saint-Jean-la-Ruelle, avait delegue le commandement de l'aile gauche au general Chanzy; mais les chefs de corps n'avaient pas ete peut-etre assez formellement avises de ces dispositions. En tout cas, il etait hasardeux, pour un colonel disposant d'une reserve de 3000 hommes, d'abandonner, sur l'avis d'un officier, d'etat-major qu'il ne connaissait pas encore, le point ou d'un moment a l'autre son chef direct pouvait lui transmettre l'ordre de marcher. Or, etabli assez loin de nous, a gauche, en tete du 51e de marche, le general Charvet s'etait trouve dans la sphere d'action du general de Sonis qui, a la meme heure, l'entrainait avec les deux premiers bataillons de ce regiment, commandes par le colonel Thibouville. Un frisson avait agite tous les conscrits du 31e, au moment ou ils parvenaient dans la zone dangereuse du combat; la gisait a terre le corps d'un dragon, la main crispee sur la poignee du sabre, la tete exsangue, aux grands yeux ouverts, fixes, completement detachee du tronc, et retenue par la jugulaire intacte dans le casque a peau tigree. D'abord etabli a trois cents pas des batteries mises en action par le general de Sonis, le regiment, tous les hommes couches par ordre, avait essuye dans cette position une grele d'obus. C'est la plus penible maniere de recevoir le bapteme du feu. Aucun mouvement, aucune preoccupation etrangere, rien ne distrait de la pensee de la mort: de la mort qui s'avance en puissance dans ces moucherons noirs, bourdonnants, rapides, qu'une flamme lointaine a annonces et qui finissent, en touchant la terre, par une autre flamme jaillie de leur sein dechire en vingt eclats de fonte a dents irregulieres, cruelles. "Bon, encore un!--Il arrive droit sur nous. --Non, il passe. --Un autre, deux autres.--Si, du moins, on pouvait appuyer a gauche. --Imbecile, c'est la qu'ils tombent.--Bien vise, cette fois.--Misere et horreur!--Un cri, des gemissements, une convulsion supreme.--Qui est-ce?--Il ne bouge plus.... Il en pleut encore, toujours. Nous y resterons tous. Et a quoi bon? Autant de morts, autant de fusils perdus! Que ne nous commande-t-on de tirer!" Pendant une heure et demie, les jeunes soldats du 51 deg. subirent cette terrible epreuve de l'immobilite sous le feu. Ce leur fut donc un soulagement de recevoir enfin l'ordre de se lever et de courir en avant. Les nerfs se detendirent par le jeu des muscles, et la circulation du sang fut si precipitee qu'il semblait que, durant l'heure ecoulee, tous ces coeurs eussent cesse de battre. En avant, toujours. A gauche de Loigny, l'ennemi occupait une ferme qu'il avait crenelee, et, de la lisiere d'un petit bois voisin, il fusillait les assaillants, qui cependant ne reculerent pas, ne s'arreterent point. La ferme fut emportee d'assaut et le bois vivement nettoye. Le general Charvet, qui avait dirige l'attaque, etablit sa troupe dans les positions conquises: elle s'y maintint, deux heures sous un feu tres violent de l'infanterie prussienne, qui s'avancait sur le cote oppose, au secours des Bavarois. D'une intrepidite qui s'accommodait mal d'une fusillade a distance, le general de Sonis ordonna de charger sur Loigny. Le 51e obeit; mais ici doit se placer un incident bizarre. Du moins le fait fut raconte le soir aux bivouacs de Patay, par plusieurs officiers: il ne pouvait pas etre verifie; mais l'historique du regiment l'a enregistre comme un on-dit. A un commandement qui aurait ete fait en excellent francais par un officier prussien, audacieusement embusque en cet endroit, le regiment, tombant dans un piege, alla donner tete baissee sur une forte colonne ennemie, massee dans un bouquet de bois d'aspect inoffensif. Une effroyable fusillade eclata a bout portant. Le general Charvet eut son cheval tue et tomba avec lui; deux cents hommes roulerent a terre, blesses ou morts; les autres, surpris, reculerent. Le general fut aussitot fait prisonnier, ce qui augmenta le desordre, malgre le sang-froid du colonel, qui resta du moins jusqu'a la dispersion de l'etat-major. Cet emoi pouvait n'etre que passager et n'avait rien en soi d'irreparable. Maintes fois, au cours de leur trop glorieuse campagne, les Allemands, a Froeschwiller, a Gravelotte, au Bourget, a Loigny meme, ont subi de ces temps d'arret, qui malheureusement ne les ont pas prives du succes final. D'autres troupes etaient toujours pretes a recueillir les premieres par trop maltraitees. Les reserves, bien postees, donnaient aussitot pendant que les chefs ralliaient les fuyards pour les ramener en avant. La panique du 51e devait avoir au contraire de graves consequences, car elle provoqua chez le general de Sonis une grande crise psychologique. "Je savais, a-t-il dit, que j'avais confie ma reserve d'artillerie a des troupes d'infanterie sur lesquelles je pouvais compter et qui etaient commandees par un homme de resolution et de courage. J'allai trouver le colonel de Charette et je lui dis: "Il y a des laches la-bas qui se debandent et compromettent le salut de l'armee; suivez-moi". Lui et ses hommes me suivirent avec le plus noble enthousiasme; la nuit tombait. Il y avait tellement d'entrain dans cette troupe, que les Allemands, qui occupaient depuis le matin la ferme de Villours qu'ils avaient mise en etat de defense, l'abandonnerent et se sauverent. J'avais un grand espoir, une tres grande confiance dans ce mouvement en avant qui, je l'esperais, entrainerait les deux regiments de marche dont j'ai parle. Mais, accueilli par un feu tres vif de l'ennemi, le 51e lacha pied et prit la fuite.... Je ne voulais pas moi-meme battre en retraite; je me serais deshonore et j'aurais deshonore 300 braves zouaves de Charette qui marchaient derriere moi et qui ne m'auraient jamais pardonne ce crime." Acte epique, qui a pu etre qualifie d'heroique folie. Tandis que les anciens preux luttaient a armes egales et bardes de fer, ce nouveau Roland, sans casque ni cuirasse, suivi seulement de quelques braves, espera faire une trouee, avec cette poignee d'hommes, dans une ligne de quatre-vingts bouches a feu qui concentraient sur un seul point une avalanche d'obus et de mitraille. Et cependant 20 000 soldats dissemines dans la plaine entre Guillonville et Terminiers, les chasseurs du 10e bataillon, le general Deflandre et ses quatre regiments tous, impatients de combattre, attendaient ses ordres a une portee de canon. Que ne confia-t-il au colonel de Charette l'effort initial! Que ne prit-il le temps d'appeler ses reserves a la rescousse! qu'importait-il, comme il a dit plus tard qu'il en avait eu la pensee, qu'il songeat a nous precher d'exemple? De Terminiers on apercoit a peine en plein jour le clocher de Loigny, separe par les ondulations du terrain, et "la nuit tombait". Il etait donc impossible au 48e de marche, toujours inactif, de subir l'attraction d'un chef invisible, et qui, au surplus, dans l'ardeur d'une action locale, ne songeait plus guere a ceux qu'il avait laisses en arriere. Apres les malheurs de la patrie, qui apparaissaient comme irreparables a bien des gens, s'immoler a elle, au milieu des zouaves pontificaux, cette pensee, ce reve d'un Francais chretien, s'etait empare irresistiblement du general de Sonis et sembla l'avoir frappe de vertige. Telle est la verite. Lorsqu'a son corps defendant ce general avait remplace le baron Durrieu, son inquietude avait ete grande; elle s'etait calmee a la nouvelle qu'il avait le colonel de Charette sous la main. Des lors, il n'avait plus fait un pas sans le bataillon des zouaves, qui l'avait fascine. Sa confiance, qui ne pouvait d'ailleurs etre mieux placee, etait absolue et un peu exclusive. Il s'etait tellement identifie avec le role de general commandant des zouaves, que, la veille, en arrivant a Saint-Peravy, il leur avait lui-meme fait faire halte, et, soulignant ses paroles d'un geste courtois, de gentilhomme a gentilshommes, il avait de sa bouche commande: "Sac a terre. La soupe, messieurs." Le lendemain, il avait un instant oublie sa garde d'elite en faisant manoeuvrer ses batteries entre Villepion et Loigny. Mais l'ecrasement du 51e, qu'il qualifia de coupable defaillance, l'avait fortifie dans cette opinion qu'il n'y avait pas de bon fantassin, hors l'elite des zouaves. Il etait excite aussi par le desir de prouver au general Chanzy qu'il n'avait pas eu de mauvais vouloir en lui disant de ne pas compter sur le 17e corps. Voila pourquoi, plein de fougue, tel que le comte d'Alencon a Crecy, il s'avanca presque seul sur Loigny. Il marchait entoure de son etat-major, a la tete d'un petit groupe de zouaves. Malheureusement, ces hommes, allant en rangs serres, offraient aux projectiles une proie facile, et ils etaient empeches de tirer par les cavaliers qui les precedaient. Pour comble, un soldat prussien eut a ce moment l'audace de sortir seul du petit bois Bourgeon, qu'on a depuis nomme le Bois des Zouaves. Il vint briser d'un coup de feu, tire a tres courte portee, la cuisse du general de Sonis, qui se vit ajuste sans pouvoir atteindre son adversaire. Le general, quelques instants avant de tomber, avait, parait-il, charge son chef d'etat-major d'aller chercher au moins le 48e de marche; mais le general de Bouille, lui aussi, fut atteint par un eclat d'obus. Jete a terre sans connaissance, il ne put accomplir sa mission ni la transmettre a un autre. Pendant ce temps, la plupart de ceux qui avaient suivi le general en chef tombaient a leur tour sous les coups des Bavarois et des Prussiens. Ils n'eurent meme pas la joie de degager les bataillons du 37e de marche, qui depuis plusieurs heures se defendaient bravement dans le cimetiere. Un millier d'hommes lutterent la, contre dix mille, et ne laisserent tomber leurs armes que cernes, harasses, ecrases, vaincus surtout par la fumee, et la chaleur suffocante du brasier que commencait a former le village en flammes. III Dans la nuit profonde, les premieres lueurs de l'incendie nous indiquaient au loin le theatre de notre defaite, et, a notre droite, le canon tonnait encore, les mitrailleuses grincaient toujours. Derniers efforts du general Peytavin qui, vers quatre heures, avait apporte l'appui du 15e corps. Arrete par les troupes du prince Frederic-Charles, il n'avait pu depasser Poupry; mais sans doute avait-il empeche le vainqueur de Metz d'aider le grand-duc de Mecklembourg a ecraser tout a fait le 16e corps. A Poupry aussi la lassitude gagna les combattants, et le feu de la poudre s'eteignit dans les tenebres. En revanche, devant nous, les flammes gagnaient, s'elevaient, enveloppant Loigny dont le clocher se profilait en noir au sein des langues de feu et dans la nuee rougeatre qui progressivement s'epaississait et encombrait le ciel. Fort loin a la ronde, le champ de bataille en etait eclaire, comme par une aurore boreale. Les survivants sans blessure et les blesses encore ingambes s'eloignaient de cette lumiere d'enfer, la plupart sans officiers, sans autre guide que l'instinct qui les poussait a retourner au gite du matin. Pres de nous vint s'echouer un groupe confus de fantassins et de mobiles, avec quelques zouaves pontificaux echappes miraculeusement au carnage. Tous, quoique desorientes, perdus, affirmaient que la journee nous appartenait. Chacun, sans exception, en toute sincerite, disait avoir assiste aux plus chauds episodes de la bataille, et, apres tant d'efforts, au bout d'une si longue lutte, aucun ne pouvait croire a une defaite. Cependant le doute n'etait pas possible. Les corps qui avaient garde leur cohesion se repliaient aussi. De meme l'artillerie, dont le roulement sonore sur la terre gelee etait domine de temps a autre par les cris des blesses qui avaient ete deposes en travers des caissons ou ils etaient horriblement secoues. Tout cela s'apercevait a peine dans l'obscurite, tout cela se devinait plutot. Parfois pourtant les silhouettes se dessinaient nettement, quand le hasard de la marche sur le terrain amenait une troupe entre la flamme et nous. A cette heure navrante, un homme connaissait seul toute la profondeur du desastre, et sur lui s'appesantissait la lourde charge de rallier et de sauver tous les debris qui s'eparpillaient a plusieurs lieues. Comme l'athlete qui a besoin de sentir une resistance pour deployer sa force, le general Chanzy se raidit contre l'insucces et alors il apparut plus grand que dans la victoire. Assumant sans hesiter la responsabilite de diriger, en meme temps que le sien, le 17e corps prive de son chef, il employa les premieres heures a retablir l'ordre dans les bataillons disperses. A chacun fut immediatement assignee une place, et il y fut conduit, s'y arreta, pour que le combat put reprendre le lendemain, si l'ennemi se montrait entreprenant. Tandis que, le regiment ayant ete maintenu dans ses positions de Terminiers, nous n'avions d'autre preoccupation que de trouver dans le village quelque nourriture et un abri, Chanzy, descendu de cheval, allait y passer la nuit a rendre compte de la journee au general d'Aurelle et a regler dans le detail la retraite qui s'imposait devant un ennemi trop nombreux. Nos recherches furent vaines. Les Allemands n'avaient evacue Terminiers que l'avant-veille: il n'y avait pas a glaner derriere eux et l'humanite ordonnait de laisser aux blesses qui arrivaient les refuges qu'offraient les maisons toutes abandonnees du village. Un pailler toutefois nous offrit de quoi garnir legerement le sol de nos tentes. Mais le general Chanzy se souvint que nous avions ete gardes en reserve. Vers dix heures, notre bataillon recut l'ordre d'aller se poster en grand'garde a un kilometre. Les tentes abattues, notre bagage ficele a la diable, charges de quelques poignees de paille, nous nous acheminames en avant, guides par les flammes vacillantes, alternees de gerbes d'etincelles, qui s'elevaient encore des ruines de Loigny. Nuit terrible, sous un ciel voile de brume. Defense etait faite naturellement d'allumer aucun feu. Il ne fallait pas non plus dresser les tentes. Notre provision de paille, maigre au depart, etait a peu pres dispersee quand nous pumes nous arreter. Nous devions etre aux environs de Villepion. Nous grelottions en plein champ, sous la bise du nord qui ravivait l'incendie maintenant a quelques centaines de pas. Au pied de la haie de faisceaux aux baionnettes flamboyantes, nous nous couchames malgre tout, avec la terre pour lit, le sac pour oreiller et nos toiles de tente simplement etendues sur nos tetes afin de nous garantir au moins du serein. Or il gelait a pierre fendre, et le serein fut un beau verglas qui transforma la toile en carton cassant comme du verre. Peu importe. Villiot, encore cinquante pas plus loin, veillait en avant-poste: nous etions bien gardes: apres un long frisson, cause par le froid a coup sur et aussi par l'idee des souffrances que devaient endurer les blesses ralant tout pres de nous, le sommeil nous gagna pourtant. Ainsi la lassitude animale vient, chez l'homme, au secours de l'esprit. Oui, moins abrites du froid que les Groenlandais, a une portee de fusil des barbares qui en pleine France detruisaient nos demeures, nous pumes fermer les yeux, nous endormir, reposer. Chose curieuse, l'esprit, comme pour acquitter aussitot sa dette de reconnaissance envers le corps qui lui accordait quelques heures d'oubli, evoqua de doux reves sensuels. A mon estomac vide, il donna l'illusion d'un repas succulent; a mes membres brises et engourdis, il offrit la sensation imaginaire d'un lit moelleux et chaud. Je m'y etendais delicieusement, lorsque l'adjudant du bataillon, passant tout le long du rang, reveilla les dormeurs et ordonna a voix basse de se lever. Brrr! la rude realite. Nous avions l'onglee au bout de nos vingt doigts et un instant nous craignimes de ne pas pouvoir nous mettre debout. Energiquement, tout le monde se secoua et reprit ses sens. Il faisait nuit encore. La sinistre lueur, devant nous, s'etait eteinte, et, vers l'orient, l'azur celeste s'eclaircissait a l'approche de l'aube. Notre compagnie fut chargee de pousser une reconnaissance. Nous apercumes vaguement, dans le demi-jour naissant, un assez gros parti de uhlans. Ayant sans doute distingue la masse du bataillon, ils tournerent bride. Nous-memes, nous ne pouvions attaquer sans un ordre, apres l'echec de la veille. La compagnie se replia sur le gros du bataillon et un planton fut vivement depeche au colonel pour lui rendre compte et prendre ses instructions. La campagne cependant se degageait de l'obscurite. Derriere nous retentit la diane, claire comme le chant du coq gaulois, tandis que, de Loigny, d'Ecuillon, de Lumeau, partaient quelques brefs coups de sifflet. Des ombres se montrerent un instant a l'entree de chaque village et presque aussitot se deroberent a l'abri des maisons ou des murs de cloture. Rien d'autre ne nous revela la presence de notre redoutable adversaire, qui sans doute songeait aussi a panser ses blessures. Ordre nous arriva bientot de rejoindre nos deux premiers bataillons a Terminiers. De ce village jusqu'a Patay, toutes les troupes du 16e et du 17e corps, selon les dispositions que le general Chanzy avait arretees et fait approuver pendant la nuit, s'echelonnaient, bataillon par bataillon, en colonne de compagnie, avec une batterie dans chaque intervalle. Des huit heures, tout etait pret pour battre methodiquement en retraite, sauf a offrir vivement un large front de bataille aux Allemands, en cas de poursuite. A notre brigade etait echu le faible honneur de s'eloigner la derniere, sous la direction de l'amiral Jaureguiberry. Il etait charge du commandement de l'arriere-garde. Nous dumes donc attendre l'ordre de marcher, jusqu'a dix heures, l'arme au pied. Les serre-files de notre compagnie se trouvaient ainsi en premiere ligne, le dos il est vrai tourne a l'ennemi. Telle etait du moins la position reglementaire; mais--j'en conviens--j'avais peine a la garder. Invinciblement, mes regards etaient attires vers le village des Echelles, a l'entree duquel se montraient quelques groupes. Cette curiosite etait-elle excessive, justifiait-elle un blame? Le salut de l'armee necessitait-il qu'on s'eloignat des Allemands, sans meme les regarder? Pourquoi cependant M. Houssine l'exigea-t-il brutalement de moi, sinon par l'effet d'une animosite qui s'acharnait en l'absence du capitaine, pour se venger de la bienveillance que me temoignait ce dernier? IV Jusqu'au soir nous marchames, en tres bon ordre. Malgre notre epuisement, le bataillon ne compta pas, ce jour-la 3 decembre, un seul trainard; mais ce fut une triste journee, l'une des plus tristes dont je me souvienne. Depuis notre entree en campagne, fatigues, privations, souffrances, rien ne nous avait ete epargne. Apres des marches forcees, quelques heures de repos sur la terre gelee; une nourriture insuffisante, car plus d'un repas s'etait compose de biscuit et d'eau de pluie prise dans un fosse. Toutes ces miseres, nous les bravions sans regret, pour atteindre plus tot l'ennemi. Or, pour la seconde fois, nous l'avions rencontre, et il nous fallait le fuir. Le fuir, sans avoir brule une cartouche. D'autres, sans doute, s'etaient mesures avec lui et avaient du s'avouer vaincus; mais, dans la petite sphere ou se meut l'homme de troupe, il ne peut embrasser l'ensemble des operations, et, tant qu'il n'a pas eprouve directement la superiorite de l'adversaire, il est tente de croire que ses chefs n'ont pas su mettre a profit sa bonne volonte. De la une rancoeur qui aggravait notre souffrance physique. Le lendemain, apres une nuit penible passee a Saint-Sigismond, que nous avions traverse l'avant-veille d'un pas allegre et en chantant, nous pumes croire qu'enfin nous allions etre utiles. Le mouvement de retraite parut avoir ete suspendu. Tandis que le prince Frederic-Charles refoulait a Artenay et a Cercottes notre 15e corps, les Bavarois avaient repris haleine, et, le 4, ils harcelerent notre gauche a Patay, ou le general de Tuce soutint vigoureusement le choc. A droite, la division Barry se battit aussi a Bricy et a Boulay. Mais, a la nouvelle qu'Orleans etait repris sur nous, il fallut continuer la retraite, avec un changement d'orientation, vers Beaugency. Nous devions nous diriger sur Baccon, a travers la foret de Montpipeau. Notre bataillon, specialement charge d'escorter les convois du 17e corps, laissa ses trois dernieres compagnies en observation dans un hameau qui bordait la route. Pendant que nous attendions la disparition du dernier fourgon, il nous fut offert en cet endroit un spectacle inattendu. Nous etions six cents hommes occupes a surveiller attentivement le point d'ou l'ennemi pouvait surgir, lorsqu'il s'eleva dans cette direction un gros nuage. Il s'avancait lentement, souleve sur la route par le mouvement d'une foule en desordre. Aucun point brillant ne revelait cependant une troupe armee, et en effet nous fumes bientot fixes. Femmes, vieillards, enfants, poussant devant eux des troupeaux de betail, marchaient autour de chars atteles, les uns de chevaux de labour, et d'autres de boeufs au pas pesant. Tous etaient charges de mille objets entasses pele-mele. Au sommet de l'une des voitures, sur une botte de paille, une jeune mere allaitait un enfant, aupres d'un aieul infirme. Plus loin, une grande fille tenait par la main ses deux tout jeunes freres; tantot elle leur souriait pour les encourager a marcher, et tantot leur montrait, pour les faire rougir de leur nonchalance, un homme qui, bien que plie en deux par le dur labeur de la terre, donnait courageusement l'exemple a toute cette malheureuse population. Ces pauvres gens ignoraient sans doute ou ils allaient; mais ils preferaient une vie errante et la misere, parmi les Francais, au bien-etre de leurs foyers envahis. Ce triste exode de tout un village ne nous attrista pas seulement, il nous humilia. A nous il appartenait de l'empecher, et nous y etions impuissants. Ces paysans ne nous temoignerent pourtant aucune rancune. Ils nous firent remarquer eux-memes, a 1500 metres, environ, des cavaliers qui apparaissaient et presque aussitot se retiraient. Nul doute que ce ne fussent les eclaireurs de l'armee allemande. Le convoi que nous avions mission de proteger avait pris de l'avance; il ne nous etait pas permis d'engager, sans absolue necessite, un combat ou nous n'aurions pas ete soutenus: le chef du detachement ordonna donc la retraite. Comme nous risquions de perdre le contact de l'armee, force nous fut d'accelerer le pas, de louvoyer autour des vehicules de toutes sortes, dans les chemins defonces courant a travers bois. L'encombrement des voitures, la precipitation de la marche, tout contribuait a semer parmi nous le desordre. Vers la fin du jour, quelle que fut la bonne volonte individuelle, il y eut une debacle generale, une complete demoralisation. Chacun allait a la derive, se tenant aussi longtemps que possible aupres des camarades qu'il reconnaissait. Mais la nuit acheva de nous desorienter et de nous disperser: je n'ai garde de ces penibles moments qu'un souvenir vague, trouble. La voix seule d'officiers passant a cheval me revient aux oreilles avec cet eternel refrain: "Pas de retardataires! Les Allemands glanent derriere nous!" Avec le sergent-major Harel, le caporal Daries et une dizaine d'hommes, nous formions encore un petit groupe, qui s'efforcait de ne plus s'egrener. Au petit jour nous sortimes enfin de la region des forets. La marche a travers bois est toujours lente, penible, incertaine. Chaque chemin qui s'ouvre fait naitre une hesitation nouvelle. Avec la nuit surtout, le rideau sombre qui borne immediatement la vue de tous cotes fait craindre a bon droit les surprises. En plaine, au contraire, et quand la lumiere du jour vous eclaire, on se sent plus sur de soi, plus hardi et plus fort, grace a la vaste etendue de pays qui s'offre a vos yeux, grace a la facilite de s'orienter. D'autres groupes pareils aux notres s'apercevaient a d'assez grandes distances. Ils grossissaient, s'agglomeraient, convergeant tous vers le meme point. Il y avait deja la un indice qu'une pensee unique presidait a cette marche, si irreguliere qu'elle fut encore. Ce premier gage nous encourageait, nous stimulait. Nous n'avions pas tort de reprendre espoir. BATAILLE I Le commandement superieur veillait, en effet, il agissait et vivement reagissait sur cette multitude d'individus epars dont il allait en deux jours refaire une armee compacte, valeureuse et redoutable, suivant l'aveu de nos ennemis. "Ainsi, est-il dit dans le travail historique du grand etat-major prussien, tandis que la 25e division flanquait le mouvement sur la rive gauche de la Loire, le 6 et le 7 decembre sur la rive droite, la subdivision d'armee du grand-duc se trouvait aux prises, sur tout son front, c'est-a-dire sur 20 kilometres environ, avec des masses ennemies en etat de soutenir la lutte et d'opposer une resistance tres vive." Certes ce n'etait pas sans une volonte ferme, sans une perpetuelle vigilance, qu'un tel resultat pouvait etre obtenu. A tous les carrefours, a chaque fourche de route, se trouvait un officier d'etat-major, plante la comme un poteau indicateur. L'un apres l'autre, ils designaient aux hommes desorientes la direction a suivre pour atteindre la localite qui avait ete assignee a chaque corps, dans la nouvelle ligne de bataille que venait d'arreter le general Chanzy. Entre la Loire et la foret de Marchenoir, cette ligne s'etendait sur un espace de 11 kilometres, de Beaugency jusqu'a Lorges, ou nous avions fusille un soldat du 51e. Le quartier general etait a Josnes. Le 17e corps, au centre, devant lui. Le 16e corps, dont la premiere division seule etait presente, les deux autres s'etant egarees, forma d'abord l'aile gauche, puis fut porte a droite, a Villorceau, tout contre la division independante du general Camo. L'aile gauche fut alors constituee au moyen d'une division du 21e corps: recemment organise sous le commandement de l'amiral Jaures, il avait en outre mission de garder la foret de Marchenoir, ce qui etendait de plusieurs kilometres le front de bataille. Enfin, le general Chanzy, qui, avec la spontaneite du genie, palliait les fautes de ses lieutenants en en tirant parti, ordonna aux generaux Barry et Maurandy de reorganiser leurs divisions a Mer et a Blois. Il leur confia le soin de defendre les ponts, dont les Allemands allaient chercher a s'emparer, en effet, pour nous tourner. Arrete dans la fievre d'une retraite infernale, ce dispositif etait tel que de longues deliberations n'eussent pu le rendre meilleur. Il assignait au 48e de marche son bivouac pres du village d'Ourcelles, a un kilometre du quartier general. La plaine ondulee, ou etaient dresses quelques groupes de tentes, s'ouvrit a nous dans la matinee du 6 decembre. Le temps etait clair. Quelques sonneries familieres egayaient le panorama, qui, naguere, nous avait paru plus triste, dans notre premiere marche de Mer sur Chateaudun. Cette impression etait favorable. Tout embryonnaire qu'il etait, le camp apparaissait enfin, comme une digue elevee contre la debacle. L'ordre renaissait; la force en resulterait peut-etre, et, en tout cas, la possibilite de tenter de nouveaux efforts plus honorables qu'une fuite eternelle. Pourtant, pourtant. Il ne faut pas se faire meilleur que nature. La preoccupation de rallier le regiment avait tout prime dans notre esprit depuis trente-six heures que la debandade s'etait produite. A tel point que nous avions a peine repris haleine quelques instants, la seconde nuit, sous un hangar de je ne sais quel village, et nous n'avions eu d'autre nourriture que des miettes de biscuit. Aussi, lorsque nous eumes acquis la certitude que le but etait atteint, qu'a la moindre alerte il ne nous fallait pas un quart d'heure pour retrouver nos chefs, l'estomac--la bete, si l'on veut--reprit ses droits. Un village--Cravant, nous dit-on--offrait l'attirante animation d'un lieu habite. Irresistible tentation, il y avait une auberge ouverte. Nombre de militaires l'encombraient deja. Daries et moi, nous trouvames encore un coin libre et deux chaises. Ah! quel repas! Quelle volupte de manger a sa faim et de boire a sa soif! Le menu, cependant, n'etait pas tres varie. Un hareng saur d'abord, un hareng saur ensuite, et je ne m'en suis pas degoute pour cela. Au contraire, j'ai garde pour ce comestible un gout profond, une sorte de culte, la reconnaissance de l'estomac. De loin en loin, il faut de toute necessite que je lui sacrifie, bien qu'a vrai dire il me soit devenu d'une digestion difficile. D'ailleurs un litre de vin et du pain frais a discretion vehiculerent en nous ces deux braves poissons, dont un doux fromage blanc, aussi rond et plus eclatant que la lune en son plein, vint temperer l'excessive salaison. II Reconfortes, ragaillardis, nous quittames l'auberge, prets a endurer de nouvelles fatigues pourvu qu'elles ne servissent pas a nous eloigner encore de l'ennemi. Meme a jeun, nous ne demandions qu'a faire notre devoir; mais--regle sans exception--le courage se decuple au sortir de table, quand une legere griserie trouble imperceptiblement la vue. Le paysage beneficia a nos yeux de l'agreable etat ou nous nous trouvions. Pour gagner Ourcelles, il nous fallut traverser un petit village, Cernay, bati, en forme de T, a cheval sur la route qui va de Cravant a Mer, par Origny, et sur le chemin qui vers l'est le relie a Lorges. Il est entoure, avec quelques grands arbres, de vergers clos de haies, qui, au printemps, en ete et en automne, doivent lui former une ceinture charmante de fleurs, de feuillage et de fruits. Les arbres et les arbustes n'y montraient alors que leurs squelettes, et cependant nous nous l'imaginames tel qu'aux beaux jours. Au reste, quelques nuages de fumee s'echappaient des toits et suffisaient pour lui donner la vie, en attestant la presence des habitants autour du foyer hivernal. Comme couronnement de cette bonne journee, je fus hele en arrivant au camp par le vaguemestre, qui avait a me remettre une lettre de mon frere Emmanuel. Les journaux ayant repandu la nouvelle du premier engagement du 17e corps, la sollicitude de ma famille s'etait eveillee: les angoisses des miens se trahissaient par ces mots, qu'ont graves dans mon coeur les larmes qu'ils me firent coulerj'en conviens sans honte, car je me sentis attendri, mais non pas amolli:--"Comme il faut tout prevoir, si tu viens a etre blesse, previens-nous aussitot... ou fais-nous prevenir. Il est convenu a la maison que, la ou tu seras, j'irai, pour te ramener, si c'est possible, ou, sinon, pour te soigner." Ni le lieutenant Barta ni M. Houssine n'etaient encore arrives. En revanche, le capitaine Eynard, sa mission terminee, avait rejoint son poste. Il s'occupait activement de reconstituer la compagnie, seconde par le sergent Villiot, qui etait parvenu des premiers au point de ralliement avec Laurier. En meme temps que nous et apres nous, les hommes arriverent, isolement, ou par petits groupes. A la fin du jour, les deux tiers de l'effectif etaient presents. De meme dans tout le regiment, qui, des lors, pouvait au premier ordre entrer en ligne. Le colonel Koch, en prenant le commandement de la brigade, avait passe la conduite du 48e au commandant Bourrel, du 1er bataillon. Au 3e nous etions toujours diriges par l'intrepide vieillard, capitaine David. De beaux exemples d'honneur, de courage et de devouement nous soutenaient, nous stimulaient: quelques prodiges qu'executat la delegation de Tours pour l'improvisation des armees, elle ne pouvait parfaire son oeuvre dans les details. Ainsi, notre bataillon ne comptait aucun officier monte. Pas plus l'adjudant-major que le capitaine David. Des chevaux leur eussent ete precieux pour conduire et faire mouvoir une unite d'un millier d'hommes. Ce petit fait meritait d'etre note, a l'honneur des chefs qui surent utiliser des instruments tactiquement incomplets, sans parler de l'inexperience individuelle de leurs elements. Chaque jour, la temperature devenait plus rigoureuse. Tout en demandant a ses soldats une entiere abnegation, le general Chanzy leur etait pitoyable; il lui parut impossible de continuer a nous faire coucher sous la tente. Des dispositions furent prises pour le cantonnement dans les villages d'ailleurs nombreux en ce pays. Notre bataillon fut distribue dans les granges d'Origny, au centre de la ligne de bataille. Mais pour les fourriers, point de repos: ils devaient concourir aux prises d'armes pendant le jour, et, la nuit, assister aux longues distributions de vivres. Deja, le 6, la canonnade s'etait sourdement fait entendre a l'extreme droite, premiere demonstration de l'ennemi sur Meung. Le 7, des la premiere heure, l'attaque fut generale. Tandis que nous attendions sous les armes, la 2e division du 21e corps et la 3e du 17e, sur notre gauche, s'opposaient aux reconnaissances de l'ennemi, a Vallieres, devant Saint-Laurent-des-Bois, et, plus pres de nous, a Villermain. A notre droite, du cote de Beaugency, la 1re division du 16e corps se battait aussi, avec l'appui, cette fois heureux, du 51e de marche, pendant qu'au centre le general de Roquebrune, commandant la 1re division du 17e corps, repoussait victorieusement deux divisions bavaroises qui s'etaient avancees de Cravant et, plus a droite, de Beaumont. Comme l'armee avait pu vaincre sans nous, les compagnies regagnerent a la nuit leurs cantonnements, et, avec mes collegues, chacun entoure de sa corvee, j'allai battre la semelle aupres des charrettes d'un convoi administratif parque a l'entree du village. Annoncees pour minuit, les distributions n'etaient pas achevees au petit jour. Or il neigeait. Les flocons abondants, epais, voilaient le ciel, sans repit, d'une nuee de taches claires tourbillonnant sur un fond gris, tandis que, dans le cercle restreint ou la vue pouvait s'etendre, ils accusaient la forme des choses en les ouatant de blanc. Meules de paille, chariots de convoi, chevaux immobiles sous les harnais et nous-memes, tout prenait une meme couleur spectrale, car le froid figeait les flocons, et il ne nous etait pas permis de faire des feux visibles de trop loin: le foyer que nous entretenions moderement avec des broussailles ne suffisait pas pour nous degourdir les pieds et les mains; mais il colorait de lueurs fugitives un tableau qui nous rappelait invinciblement la douloureuse legende de la retraite de Russie. III Au jour, un jour presque aussi gris, aussi triste que la nuit, nous pumes aller repartir les vivres entre les escouades, puis nous etendre un peu, pendant que nos camarades preparaient la soupe sur les fourneaux improvises le long des maisons. Elle fut vite absorbee, car le canon et la fusillade avaient tot battu le rappel. Les Allemands, surpris de se heurter contre une armee en bataille, quand ils esperaient n'avoir qu'a ramasser des trainards debandes, avaient reconnu la necessite de redoubler leurs coups. Avec l'assentiment du grand etat-major de Versailles, le prince Frederic-Charles ralentissait la marche des troupes dirigees sur la rive gauche de la Loire pour qu'elles pussent seconder les efforts du grand-duc de Mecklembourg; et le 1er corps d'armee bavarois, appuye par la 22e division prussienne et la 4e division de cavalerie, allait tenter de rompre nos lignes. Des huit heures, l'attaque se produisait violemment contre la division Collin, du 21e corps, a notre gauche. Le general de Roquebrune se dirigeait alors sur Cravant, et notre division recevait l'ordre de se porter en soutien sur Cernay, le poetique petit village a la ceinture de vergers. En avant d'Origny, le bataillon se forme, sous les ordres du capitaine David. La barbe blanche et le tremblement de tete de cet homme de haute stature donnent une autorite singuliere aux commandements qu'il articule d'une voix ferme, avec une energie juvenile. Sac au dos, les rangs etaient formes: le vieux capitaine s'appretait a crier en avant, lorsqu'il nous arriva un renfort inespere. Le lieutenant Barta, M. Houssine, les sergents Gouzy, Nareval et une trentaine d'hommes nous rejoignirent enfin. Ils revenaient de Mer, jusqu'ou ils s'etaient egares. Quelques minutes plus tard, et nous allions au feu sans eux; mais, parce que nous ne les avions pas suivis, ils songeaient a nous gourmander, tant est irresistible l'envie d'accuser autrui quand soi-meme on ne se sent pas sans reproche. Ma situation aurait sans doute ete penible, sans la presence de notre capitaine. Le sous-lieutenant Houssine eut ete heureux de me chercher chicane; mais il etait gene d'avoir a s'en prendre en meme temps au sergent-major, a Villiot et a Laurier. Au surplus, M. Eynard n'etait pas homme a encourager les mauvaises plaisanteries. Il coupa court a des recriminations un peu grotesques et tout a fait oiseuses. La compagnie se reconstitua a l'effectif respectable de 180 hommes, et, forme en colonne par sections, le bataillon se dirigea vers la partie du champ de bataille qui nous etait assignee, au nord d'Origny, a deux kilometres environ. Durant notre marche assez penible dans des champs laboures ou a travers des vignes herissees de tuteurs et de ceps rampant sur la terre et sous la neige, nous pumes causer un peu, Nareval et moi. Soit que les etapes supplementaires l'eussent fatigue, soit qu'un facheux pressentiment le troublat, il manquait de cet enthousiasme que, dans le trajet de Perpignan a Angers, je m'etais plus d'une fois efforce de moderer. Le decor n'etait point fait a la verite pour rechauffer le coeur. Le sol etait dur et glissant, la neige nous glacait, et l'idee d'etre couche la pour ne plus se relever nous faisait malgre tout passer un frisson dans le dos. Une steppe blanche, a perte de vue. A peine si la silhouette des fermes et des villages tranchait sur cet horizon pale. Dans les hameaux que nous cotoyions, les jardins etaient deserts, les basses-cours silencieuses. Pas un nuage de fumee au-dessus des toits, comme l'avant-veille. Les recents combats avaient chasse tous les etres vivants et fait de cette plaine une immense necropole. Seule la lueur des decharges, leur detonation, a droite et a gauche, rompaient la morne tristesse de la nature. La vie ne s'y revelait que par le jeu formidable des instruments de mort. Les deux premiers bataillons du 48e, cantonnes dans le village d'Ourcelles, nous avaient devances sur le terrain. Dessus n'est pas le mot, dedans serait plus exact, car nous les trouvames en position dans des tranchees-abris pratiquees au milieu des champs entre Origny et Villejouan. L'esprit francais trouva, dans cette circonstance, l'occasion de s'exercer, malgre la gravite du moment. "Ils seront bien genes pour courir! disait l'un.--Parbleu, ajouta un autre, ils font deja le pas gymnastique sur place. Vois donc!" Le fait est qu'ils tachaient de se rechauffer les pieds. "Ils s'enterrent avant d'etre tues!" conclut un troisieme. Plaisanterie macabre, non sans a-propos. La plupart de ces ouvrages de defense devaient abreger, apres la bataille, la triste besogne des infirmiers. Beaucoup d'hommes furent deposes dans les fosses qu'ils avaient aide a creuser la veille. Tout en les plaisantant, nous serrames, en passant, la main aux camarades, que peut-etre nous ne reverrions plus. A ce moment un roulement sourd, comparable a l'echo affaibli de coups de battoirs precipites, se fit entendre vers l'ouest. Dans la brume de l'horizon se profila bientot, tranchant sur la blancheur du terrain, un groupe irregulier et mouvant de cavaliers qui venaient de Josnes. Ils s'avancaient au trot, mais ralentirent leur allure pour passer en revue nos deux premiers bataillons. C'etait l'etat-major de l'armee. Le general Chanzy parcourait le champ de bataille, s'assurant partout de l'execution de ses ordres, et veillant a la bonne tenue des troupes. Il montait un cheval arabe a longue criniere, sans doute celui que nous avions entrevu dans la froide nuit du 1er au 2 decembre. Alors dans la force de l'age, le vainqueur de Coulmiers tenait droite sa tete fine, aux moustaches effilees, aux sourcils fronces legerement. Sauf ce dernier signe de perpetuelle reflexion, sa physionomie martiale respirait la confiance et le calme. La journee de la veille, les engagements du matin, justifiaient cet etat serieux d'une grande conscience en repos. Qu'il fut battu, Chanzy avait du moins tente tout ce qui etait en son pouvoir; mais il semblait croire sincerement a la victoire. Il communiqua son espoir a ceux de nos camarades qui occupaient les tranchees: en passant, il leur promit la revanche. Cette figure, animee du plein eclat que donnent les grandes responsabilites courageusement acceptees, contrastait avec l'air fatigue des aides de camp, surmenes nuit et jour. Ces jeunes tetes pales emergeaient a demi du col des pelisses-fourrees, autour du visage austere du general Guillemot, que semblait allonger encore sa barbiche blonde. Cependant, deploye en ligne au commandement du capitaine David, notre bataillon poursuit sa marche vers son objectif, Cernay. L'ambition de tous, la preoccupation de chacun, est de ressembler a cet ancetre qui, calme et froid, digne, montre le chemin, trente pas en avant du front de bataille. Le colonel Koch, accompagne du commandant Bourrel et d'un officier d'ordonnance, vient diriger en personne l'action de sa brigade. Il nous rapproche du village, pour nous abriter derriere les maisons, en attendant qu'il nous emploie. Quatre chasseurs le suivent: leurs manteaux blancs servent aussitot de points de mire aux artilleurs allemands. Une volee d'obus part des batteries braquees entre Cravant et Beaumont; ils bourdonnent au-dessus de nos tetes et vont tomber assez loin derriere nous. L'etat-major se deplace, tantot a droite, tantot a gauche. Les projectiles le suivent, sans l'atteindre encore. Alors le colonel se decide a eloigner son escorte, inutile pour le moment. Les cavaliers prennent le trot; mais ils ne sont pas a deux cents metres, qu'un nouvel obus va eclater entre eux, et deux roulent a terre avec leurs chevaux. Quelques eclats viennent se loger dans nos havresacs ou bossuer en cliquetant les marmites et les gamelles. Petit et insignifiant episode. Plusieurs maisons nous masquaient le coin le plus chaud du champ de bataille; mais un vacarme incessant nous permettait d'apprecier l'intensite de la lutte. Crepitation de la mousqueterie, grondement des canons ou grincement strident des mitrailleuses, se combinaient avec une sorte de long mugissement ininterrompu, qui etait le cinglement de l'air par tous les projectiles. A notre gauche nous apercevions un regiment de mobiles qui criblait de feux de salve les positions de Cravant. Une batterie, postee a notre droite, tirait aussi sans relache, et ces feux convergents etaient bien diriges. "A l'est de Cravant, dit le rapport allemand, les cinq batteries bavaroises les plus rapprochees du village durent, a la suite de pertes enormes, se retirer en dehors de l'action de l'artillerie francaise et des chassepots." IV Nous etions cependant maintenus en premiere reserve, pour cooperer d'un moment a l'autre a l'attaque du centre ennemi. Sur l'ordre du general en chef, deux escadrons de grosse cavalerie de notre corps devaient se masser a l'abri des maisons de Cernay, et, avec un peloton d'eclaireurs algeriens commandes par le capitaine Laroque, s'elancer de la sur les positions de Beaumont. Mais il fallait que la preparation de ce mouvement se fit avec prudence, sans attirer l'attention. Les cuirassiers, lourds, imposants, comme des statues de pierre, dans leurs blancs manteaux aux plis rares, defilerent deux par deux, a la suite du goum tout fringant dans ses flottants burnous rouges, le long d'un sentier couvert par un repli de terrain. Les suivant curieusement des yeux pendant qu'ils s'engageaient dans le village, nous attendions qu'ils eussent fait leur oeuvre pour accomplir la notre. Quiconque a veille un mourant se souvient de l'emotion qui vous etreint, au cours de minutes longues comme des heures. On epie le souffle, tantot violent, tantot insensible, du moribond condamne, et chaque rale vous fait fremir parce qu'il vous semble etre le gemissement d'une ame s'elancant vers l'inconnu, dans l'eternite. Au feu, dans la passivite de l'attente, cette meme pensee--la pensee du passage possible, immediat, pour soi-meme, de l'etat de sante a trepas--hante les plus braves. Il est bien de se dominer assez pour cacher le leger fremissement qui vous trouble; mais que dire de l'effort des officiers--hommes apres tout, attaches a la vie comme les conscrits, et qui de plus ont souvent femme et enfants--pour se maitriser d'abord et pour suivre en meme temps avec nettete les phases de l'action, pour juger surement de l'opportunite de se porter de preference sur tel ou tel point? Pour nous distraire de notre preoccupation personnelle, nous avions ce spectacle. Un peu penche sur l'encolure, pour mieux voir sans doute et de plus loin, ou peut-etre gene par sa haute taille, le colonel Koch flattait de la main son cheval gris, a chaque nouvel eclat de tonnerre qui arrachait un hennissement a la pauvre bete et la faisait tressaillir sur ses quatre pieds. D'une bravoure encore plus crane, le commandant Bourrel, naturellement froid et, au physique, court de buste, se dressait sur ses etriers comme s'il etait honteux de n'offrir pas assez de prise aux coups: il semblait invinciblement attire vers les endroits ou venait d'eclater un obus. Le capitaine David se reposait sur son sabre, immobile et muet comme un dieu Terme. Il n'en etait pas de meme du notre, qui fremissait d'impatience, et qui eut certainement voulu nous lancer en avant s'il avait commande le bataillon. Chez les sous-officiers se manifestaient a peu de chose pres les memes symptomes que le matin du 30 novembre, a la sortie d'Ouzouer-le-Marche, sauf, il faut l'avouer, un air plus sombre du cote de Nareval et quelques imperceptibles signes de couardise de la part de l'impertinent Laurier. La tenue des hommes etait correcte, avec meme une pointe d'humour. Il me serait impossible de dire combien de temps dura notre attente. Mais voici les eclaireurs algeriens, qu'une bordee de mitraille a ramenes. Trop longue est la distance a franchir dans la zone dangereuse du tir. Tous les chevaux auraient ete fauches en chemin, pas un homme ne serait arrive sur les batteries de Beaumont. Les Africains s'eloignent d'ailleurs en caracolant, comme a la fantasia. Plus gravement s'ecoule, au petit trot, la double file des _Gros Freres_, qui vont attendre une occasion meilleure dans la direction d'Ourcelles. Tous semblent un instant grandir en franchissant la crete d'un coteau au dela duquel ils disparaissent brusquement, comme s'ils s'etaient abimes dans un ravin ou evanouis dans la brume. Ce que la cavalerie n'avait pu faire, il nous appartenait de le tenter avec de l'artillerie. Ordre fut donne a toute la division de se porter en avant de Cernay et de Villechaumont, petit village qui se dressait a l'est, sur notre droite. Mais, avant que le commandement eut ete transmis sur toute la ligne, un bataillon du 51e qui le premier avait occupe Cernay, et s'y maintenait aprement depuis le matin, est a la fin serre de trop pres, culbute, refoule; son chef, le commandant Pondielli, notre capitaine de Perpignan, a la moitie de la main emportee,--la main qui avait signe la condamnation du soldat dont le corps etait enfoui, tout pres de la, sur la lisiere de la foret de Marche, noir: la plupart des officiers sont atteints: les soldats reculent et abandonnent le village. Le colonel Koch les arrete, les rallie et les range a notre gauche. Tout emus encore, ils saluent les obus d'un mouvement plongeant, a la grande joie de nos hommes qui, n'ayant pas ete encore etrilles, les raillent sans pitie. Enfin, tandis que le 10e bataillon de marche de chasseurs a pied se jette dans le village et empeche la tete de colonne bavaroise d'y penetrer, notre compagnie est deployee en tirailleurs, en avant du bataillon qui se porte vers la gauche. Mais les mobiles de l'Orne et les mobilises de la Sarthe sont la, masses par pelotons. De minute en minute brille un eclair suivi d'une detonation terrible: elle recoit un court echo, le bruit des decharges ennemies. La riposte est meurtriere. S'ils en ont la force, les blesses se trainent en arriere; sinon, on les ecarte avec les morts. Les survivants se resserrent, et le bruit sinistre retentit a intervalles reguliers. De vieilles troupes ne montreraient pas plus de sang-froid. Les mobiles sont en nombre et gagnent du terrain: ils n'ont pas besoin de nous. A droite, au contraire, le 10e de chasseurs entretient la fusillade avec un acharnement desespere: il s'epuise. L'ardeur de ceux qui tirent toujours ne peut suppleer au nombre et il y a plus de chasseurs a terre que debout: "A droite et en avant, pour les soutenir!" Les maisons du village ne nous couvrent plus. Tout a coup un bruit sec, semblable a celui d'une baguette qui se casse, claque a cote de moi: un homme tombe la face contre terre, en poussant un cri, un seul: il a le crane brise. Un autre a la gorge traversee et il expire. D'autres roulent a terre pendant que les balles sifflent et bourdonnent a nos oreilles. Chacun de nous pense alors, sans rien dire, qu'il n'y a pas lieu de plaisanter: on eprouve un vif desir de se rapetisser, de s'amincir; on voudrait n'etre pas plus haut qu'un caillou, pas plus large qu'un fil. Une heure durant, on nous maintient sur la route de Cernay a Origny, sans ordonner le feu. Rien n'est plus enervant. Le jour baisse, et autour de nous l'approche de la nuit surexcite les volontes. Le bruit redouble. Les chasseurs reprennent coeur et semblent se multiplier. Leurs silhouettes se detachent dans les positions variees du combattant chargeant, tirant, rechargeant, sans repit, sans relache. Des canons passent pres de nous, au galop, la moitie des servants, couches, livides, sur des affuts: plusieurs chevaux, sans cavalier, hennissent douloureusement. L'un a le naseau dechire et sanglant; un autre suit de loin l'attelage dont on l'a detache, et son jarret brise s'embarrasse dans les liens rompus qui trainent autour de lui. La batterie s'eloigne, non parce qu'elle est aux trois quarts detruite, mais parce qu'elle a epuise ses munitions. Une autre s'avance, bride abattue, pour la remplacer. Ce sont des mitrailleuses, dont le rale aigu fait tressaillir. Dans le concert infernal, elles melent leur musique, aigre comme un dechirement, a la basse profonde du canon et au petillement inegal de la fusillade. Au rebours du malchanceux 51e, qui avait ete des premiers a toutes les fetes, il semblait ecrit que nous attendrions toujours. L'attente, telle qu'elle nous etait imposee, etait particulierement cruelle. Le perpetuel sifflement des balles, dans l'obscurite naissante, avec la perspective d'une nuit de souffrance, sans secours et, qui plus est, sans vengeance, est intolerable. Nombre d'hommes qui, l'instant d'avant, riaient de leurs camarades du 51e, ne resisterent pas longtemps a l'envie de se garer un peu. Les uns s'assirent; d'autres s'allongerent meme par terre. S'il faut etre sincere, je fus tente de les imiter; mais le galon oblige; je me jurai de ne pas me baisser, tant qu'il y aurait un simple soldat debout. Je me tins parole et ne me courbai pas, bien qu'il tombat constamment de nouvelles victimes dans la masse du bataillon. De ce nombre fut Gouzy, atteint d'une balle au pied. Il se vit oblige de se laisser hisser sur l'un des cacolets qui, en louvoyant loin des endroits perilleux, faisaient la navette entre la ligne de bataille et les villages d'Ourcelles et de Josnes, ou etaient etablies des ambulances volantes. Nareval, comme les autres, essuyait le feu dignement, quoique avec un visible effort de courage. Par petite malice je lui demandai s'il craignait toujours de se laisser emballer vers le danger. Il haussa legerement les epaules. Non, l'epaulette ne fulgurait plus a ses yeux; le feu prochain des batteries en faisait palir l'eclat. Il regrettait le recoin modeste, paisible, qu'il avait abandonne sur le bateau ou travaillait son pere. Il ne s'en cacha pas; la realite lui apparaissait plus terrible qu'il ne se l'etait imaginee. Il etait decidement vaincu par ses pressentiments, et, chose singuliere, la preoccupation supreme de cet infortune, a peu pres oublie en ce monde de son vivant, fut qu'on se souvint de lui apres sa mort. "Ecoute, me dit-il, on ne sait ni qui vit ni qui meurt: donne-moi l'adresse de tes parents pour que je leur ecrive en cas de malheur. Voici celle des parents de mon pere, a moi; si je disparais, promets-moi de leur apprendre comment je suis mort." Et, a la lueur palissante du crepuscule, pendant que les dernieres decharges s'echangeaient au hasard dans l'ombre de l'eloignement, nous inscrivimes mutuellement sur nos calepins, en tatonnant, ces renseignements funebres. Cependant, croyant que Cernay avait ete perdu au moment du recul du 51e, le general en chef s'etait borne a en ordonner la reoccupation a tout prix, tandis que les deux autres bataillons du 48e, sortant de leurs tranchees, deployaient en tirailleurs les compagnies du lieutenant Gelis et du capitaine Duhamel et s'avancaient eux-memes en bataille au nord de Villevert. Plus a droite, les mobiles de l'Yonne et ceux du Cantal franchissaient resolument la route de Cravant a Beaugency, en faisant de nombreux prisonniers. Au dela encore, la division Deplanque, du 16e corps, enlevait la ferme du Mee, a la baionnette, tandis qu'a gauche le general Deflandre, au prix d'une blessure mortelle, s'emparait du bourg de Layes. Ces derniers episodes de la journee en firent sans conteste une journee victorieuse. Il suffit de s'en rapporter sur ce point au rapport de nos ennemis: "Vers quatre heures, la 1re brigade bavaroise venait prendre rang entre les troupes postees le long de la grande route, gravissait de concert avec elles, et aux cris de "hourra!" les hauteurs qui s'etendent de Cernay vers Villevert et se heurtaient alors a des troupes fraiches debouchant du sud a sa rencontre. Les bataillons bavarois avaient perdu deja un grand nombre d'officiers, et leurs rangs decimes n'etaient plus en etat de recevoir ce nouveau choc; ils se replient sur Beaumont, suivis par les Francais; mais l'artillerie, qui s'y maintient inebranlable, oppose un insurmontable obstacle aux assaillants." V Comme si un accord se fut etabli entre les deux adversaires, le feu cessa simultanement sur les deux fronts de bataille. La nuit etait noire, le silence profond. A en juger par la sensation personnelle de chacun, on comprenait qu'une detente se produisait en cet instant dans les nerfs des cent mille hommes eparpilles dans la plaine, tant d'un cote que de l'autre. Cette detente, toutefois, n'entrainait pas l'allegement complet du coeur. Soit la pensee des horreurs environnantes, soit la conscience du peu de duree de cette accalmie, une invincible oppression persistait. Tout a coup, pour la justifier, deux gerbes de feu jaillirent a cent pas de nous, en meme temps que nous parvenait le bruit de deux detonations isolees. Est-ce qu'apres douze heures de lutte il n'y aurait pas de repit? Ou bien etait-ce simplement, comme a la fin d'une fete publique, la bombe d'adieu des artificiers? ou, plutot, une facon de dire au revoir pour le lendemain? Plus rien, quelques minutes s'ecoulerent, un quart d'heure, et le silence persista. Lentement, nous penetrions pendant ce temps dans le village de Cernay. La route qui le traverse etait jalonnee de cadavres. Le premier qui se trouva sur nos pas etait celui d'un sergent de chasseurs, avec la tunique ouverte, la chemise toute teinte de sang: nous le soulevames; il etait froid. Un autre sergent, tombe la face en terre, avait passe ses mains derriere le dos pour essayer de deboucler son sac; il n'avait pu y parvenir, et ce poids l'avait etouffe. De la lumiere brillait dans une maison, j'y entrai. Des paysans, restes bravement aupres de leur foyer sous les boulets, s'efforcaient de ranimer un malheureux chasseur. Ils l'avaient couche tout de son long sur le sol battu, et ils humectaient de vinaigre ses levres tumefiees, lui frictionnaient la region du coeur; ils secouaient un mort. En revanche, sur des matelas par terre deux autres pauvres diables attestaient leur existence par des plaintes. A peine parques dans la cour d'une grande ferme qui fait l'angle du chemin de Lorges, nous recumes l'ordre d'aller creuser une tranchee a l'entree du village, au nord, pour defendre la route de Cravant. Dans cette direction, une ferme flambait ou peut-etre un village. Chaque soir de bataille, les Allemands avaient besoin de venger leurs pertes par un acte de vandalisme. Ils prenaient plaisir, au centre de la France, a nous envoyer de ces defis inhumains. Le vent soufflait, activant l'incendie. Le froid etait devenu sec, le temps d'ailleurs assez clair; la pioche et la pelle n'entamaient la terre durcie qu'apres de longs et penibles efforts. Cette harassante besogne s'accomplissait au bruit d'un grand mouvement dans l'armee allemande. En appliquant l'oreille au sol, on percevait distinctement le piaffement des chevaux et le roulement des caissons et des affuts. Nul doute qu'il ne s'effectuat de la part de l'ennemi une conversion vers notre droite. M. Bourrel en fit prevenir le commandement superieur. La verite est que, dans l'annee terrible, rien ne devait nous reussir. Nos qualites nationales, la vivacite d'esprit, le courage primesautier, sont des qualites natives, heureuses, mais, en somme, peu meritoires, car elles sont melangees de vanite et de presomption. Elles se developpent sous notre beau climat, de meme que la flore riche et variee s'etale sur notre sol fertile, tout naturellement. Or rien n'est solide ni precieux, sinon ce qui est rare et ce qui est produit avec effort, perfectionne avec soin. La Providence, en 1870, s'est servie contre nous des armees allemandes, comme d'un fleau, pour nous apprendra a pratiquer les vertus, peut-etre arides, mais surement robustes, pour nous enseigner la puissance de la reflexion, de la suite dans les idees, apanage des chefs teutons, qui a logiquement engendre la confiance chez le peuple arme et lui a donne la force d'endurance predestinee necessairement a eteindre nos flambees d'ardeur. Grace a sa savante organisation, a la liaison permanente de toutes ses fractions, cette armee ennemie figurait assez une colossale pieuvre a tentacules, qui retentissait tout entiere des coups portes aux plus eloignes de ses membres elastiques et les faisait se replier ou s'etendre utilement, quelque espace que les necessites strategiques eussent fait occuper a nos envahisseurs. Nous, au contraire, nous n'etions qu'un corps desarticule, ou a soudures fragiles, et tout a fait rompu en maint endroit. Lorsque toute la 2e armee de la Loire s'etait bien comportee, un malentendu, ne de l'inhabitude de subordonner l'execution des details a l'interet de l'ensemble des operations, avait compromis le succes incontestable de la journee du 8 decembre: Le general Camo, sans meme rendre compte au general en chef, s'etait, dans le milieu du jour sur un avis parvenu de Tours, replie vers Mer, evacuant Beaugency, et decouvrant notre aile droite a l'improviste. Ce recul avait oblige le general Chanzy a rectifier sa ligne de bataille et a abandonner sans combat quelques-uns des points conquis par ses troupes. Les Bavarois avaient pu ainsi occuper, a l'est de Cernay, le village de Villechaumont et la ferme du Mee. A la faveur de la nuit, ils s'y etablissaient en force pour nous prendre en flanc le lendemain, pendant que nous nous retranchions au nord du cote de Cravant, d'ou ils nous avaient lance leurs derniers obus. Apres deux heures d'un travail opiniatre, la 6e compagnie fut, en tout cas, autorisee a aller prendre quelque repos jusqu'au matin. Bien qu'une grange nous eut ete attribuee pour dortoir, je me laissai attirer par la faible clarte qui s'echappait d'une porte entr'ouverte sur la cour de la ferme que nous occupions. Vingt hommes se pressaient dans une salle enfumee, aupres d'un feu de branches seches petillant en une vaste cheminee. Les uns, assis devant une table massive, dormaient, la tete posee sur leurs bras croises. D'autres cuisinaient, et, j'en conviens, quelques quartiers de pommes de terre qui rissolaient dans une poele a frire, quand j'entrai, m'attirerent vers l'atre, tout autant que la chaleur du foyer. Comme Don Cesar, dans _Ruy Blas_, j'esperais me nourrir au moins par l'odorat, etant, quoique fourrier, a peu pres a jeun. Avant de nous rendre a la tranchee, j'avais mange un biscuit, mon dernier, trempe dans un quart de cafe. Non que les vivres fissent defaut, dans les escouades; mais les soldats n'avaient pas eu le loisir de preparer la soupe. Mes yeux revelaient sans doute la faim qui me tiraillait l'estomac, car le cuisinier offrit, pour dix sous, a qui le voudrait, en me regardant, son beau plat de frites. Le caporal Daries etait la, riche de deux galettes de biscuit. Une fois encore, en souvenir de notre retraite de Chateaudun, nous nous regalames. Il etait ecrit que nous ne le ferions plus ensemble. L'atmosphere, autour de nous, s'etait epaissie de la fumee du foyer et de la buee des respirations. Cet air opaque etouffait a peu pres la flamme de l'unique quinquet qui eclairait comme une etoile lointaine, quand la clarte pale de l'aube penetra sur nous par les fissures de la porte et des volets de la fenetre. Un roulement de tambour retentit dans la rue du village, et tous nous nous dressames debout comme un seul homme. Nous fimes irruption hors de la maison, et, deux minutes apres, chaque compagnie etait formee sur l'emplacement indique la veille. Puis toutes furent dirigees au nord et a l'est de Cernay, dans les jardins qui l'entourent. Par une ruelle, un etroit passage, nous gagnames l'un des vergers qui s'etendent vers l'orient. Sa haie de cloture, sans feuillage, etait deja brisee en plusieurs endroits. A terre gisaient quelques chassepots, et, tout aupres, des fosses a peine comblees renfermaient sans doute les hommes qui s'en etaient servis la veille. Au dela des clotures, il restait quelques cadavres que l'on n'avait pas eu le temps d'enterrer. Entre autres, un artilleur aupres duquel je demeurai un instant. Il reposait sur le dos, les bras ouverts en croix, les jambes un peu pliees. Les yeux semblaient clos par le sommeil, tout le visage etait empreint de serenite; la mort avait du etre instantanee, sans souffrance; elle avait surpris ce modeste heros dans le calme accomplissement du devoir. Villechaumont, que nous apercevions devant nous, se trouve a 1200 metres environ de Cernay. Un moulin a vent, monte sur son pivot de bois comme sur un piedestal conique, occupe le premier plan au sud. A sa droite se mouvait une masse noire. Autant que le brouillard encore intense nous permettait d'en juger, quelques petits groupes se detachaient du gros, et, se glissant en avant du village, disparaissaient soudain. Ces ombres etaient evidemment des tirailleurs qui se dispersaient dans des tranchees. "On eprouvait, comme a dit Tolstoi, le sentiment de cette distance indefinissable, menacante et insondable, qui separe deux armees ennemies en presence. Qu'y a-t-il a un pas au dela de cette limite, qui evoque la pensee de l'autre limite, celle qui separe les morts des vivants?... L'inconnu; les souffrances, la mort? Qu'y a-t-il la, au dela de ce champ, de cet arbre, de ce toit, eclaires par le soleil? On l'ignore, et l'on voudrait le savoir.... On a peur de franchir cette ligne, et cependant on voudrait la depasser, car on comprend que tot ou tard on y sera oblige et qu'on saura alors ce qu'il y a la-bas, aussi fatalement que l'on connaitra ce qui se trouve de l'autre cote de la vie.... On se sent exuberant de force, de sante, de gaiete, d'animation, et ceux qui vous entourent sont aussi en train et aussi vaillants que vous-meme. Telles sont les sensations, sinon les pensees, de tout homme en face de l'ennemi, et elles ajoutent un eclat particulier, une vivacite et une nettete, de perception inexprimables, a tout ce qui se deroule pendant ces courts instants." Le soleil ne percait pas la brume de cette froide matinee de decembre: hormis cela; tout ce tableau est d'une verite saisissante. Nos fatigues etaient oubliees: les coeurs battaient fort, la circulation du sang etait active: nous nous sentions pleins de seve et de vigueur, et tout prenait autour de nous le plus vif relief. Rien ne s'est efface: je revois tout, exactement. Les jardinets depouilles aux arbres charges de givre. Les restes de l'artilleur qui semblait dormir. Non loin de lui, un cheval estropie, le sien peut-etre, tremblant sur ses trois jambes valides, mais attendant stoiquement la mort, debout, les yeux ouverts, sans un hennissement. A cinq cents pas enfin, en plein champ, dans la zone de separation des deux lignes ennemies, errait une vache, bete paisible et nourriciere, qui cherchait le chemin de son etable et ne le retrouvait pas, car le bruit de quelques coups de feu isoles l'effarait. Malgre la grande distance, les hommes, au risque de perdre leur poudre et leurs balles, essayaient leur fusil: Le mien etait charge, mais je ne sais quelle crainte m'empechait de m'en servir. Jamais je ne l'avais essaye. A peine si, dans mon adolescence, j'avais brule quatre ou cinq cartouches de revolver, et j'eprouvais quelque emotion a l'idee d'avoir pour cible des corps humains comme debut. Le sous-lieutenant Houssine m'emprunta mon arme, visa, tira, me la rendit froidement. J'y glissai une seconde cartouche: mais je ne l'imitai point: j'attendis encore. Quoi? Impossible de le dire; je l'ignore moi-meme. Est-ce que j'allais avoir de laches scrupules? une fausse honte de mon devoir ou des elans intempestifs d'humanite? Les etres qui depuis quatre mois tiraient sans relache sur des Francais, les sanguinaires Bavarois de Bazeilles qui etaient la devant nous, m'inspiraient-ils de la compassion? Non, certes. Pourquoi, cependant, hesiter a les frapper?... Quoique le general Chanzy ait ecrit que nous fumes attaques de bonne heure, je crois que le premier coup de canon a retenti de notre cote le vendredi, 9 decembre. Une batterie s'etait etablie contre le village de Cernay, et, vers sept heures, elle ouvrit le feu sur la masse noire qui fourmillait devant Villechaumont. La replique, il est vrai, ne se fit pas attendre. La foule sombre s'etant aussitot ecartee, huit flammes brillerent presque simultanement au sein d'un nuage grossissant, et, comme nous etions dans l'axe du tir, nous pumes suivre du regard les projectiles qui se croiserent dans l'air. Le bruit des deux decharges se faisant echo, le fracas des obus dans les hautes branches au-dessus de nos tetes, le grand silence qui soudain regna dans les rangs, tout donna a cet instant un caractere de singuliere solennite. Il y eut comme le saisissement qui vous prend devant un spectacle de beaute superieure. Au milieu du recueillement qui avait suivi les detonations, une voix a l'energie et aux vibrations bien connues, celle qui dans la foret de Blois avait prononce, au nom de la Patrie envahie, la sentence du caporal Tillot, s'eleva, claire, forte et ferme. Le capitaine Eynard, donnant l'elan a son corps vigoureux et souple, s'ecriait, en nous montrant le chemin: "En avant!--La premiere section, en tirailleurs!" Rompant les clotures des jardins, qui leur servaient encore de freles abris, cent hommes s'elancerent de bon coeur, preparant leurs cartouches dans la gibeciere, appretant le tonnerre du chassepot. Le sous-lieutenant marchait avec nous: Villiot et moi, nous etions les seuls sous-officiers de la section, Gouzy ayant disparu la veille. Au bout de trois cents pas, le capitaine s'arreta, de meme toute la chaine humaine dont il etait le moteur. "A sept cents metres, dit-il, commencez le feu!" Mais neuf balles sur dix devaient se perdre. Nous n'eumes pas le temps d'en perdre beaucoup. Presque immediatement, stimule d'ailleurs par une compagnie du 10e bataillon de chasseurs, qui s'etait deployee a notre droite et nous avait devances, M. Eynard avait de nouveau commande en avant et au pas gymnastique. Rapidement nous franchimes ainsi cinq cents metres. "Tout le monde par terre. Tir a volonte, a deux cents metres. Aux artilleurs, et visez bien!" ajouta notre chef, toujours debout, lui, pour mieux apprecier la justesse de notre tir. Pour moi, j'avais eprouve une compression violente et rapide au coeur, comme un tremolo silencieux. Puis, plus rien. L'ordre donne, il n'y avait plus ni hesitation ni scrupule. Je tirais, je chargeais; je tirais toujours, avec calme et sang-froid, visant de mon mieux, comme a la cible, sans fievre ni remords. Il n'y a pas de comparaison a etablir entre l'impression de ce moment et le tressaillement penible qu'avait provoque le premier bruit des balles, a la nuit tombante. Occupe d'executer methodiquement la charge, je ne songeais pas a trembler, quoique le sifflement fut autrement intense et soutenu que la veille. L'apprehension vague--on ne peut trop le repeter--est pire que le danger reel, defini; le danger se laisse regarder sans terreur, pourvu qu'on le regarde en face. Dans le mouvement incessant des artilleurs, au sein de la fumee qui se renouvelait, s'epaississait sans cesse, il etait impossible de les viser individuellement; mais, les uns a plat ventre, d'autres, comme moi, un genou en terre, ce qui est une excellente position pour assurer le tir, nous prenions tous pour objectifs les flammes qui, d'instant en instant, jaillissaient de cette nuee blanche. A cent cinquante metres environ, nos coups portaient: nos balles firent du ravage. "Les huit pieces qui avaient pris position au debut sur la droite de Villechaumont--relate le rapport allemand--se portent bientot plus a l'ouest, vers la butte du moulin a vent; canonnees par trois batteries francaises, criblees par les feux de l'infanterie parvenue a petite portee, elles subissent des pertes tres serieuses, qui les obligent a retrograder momentanement pour se remettre en etat de combattre." Leurs obus avaient tous passe fort au-dessus de nous. En revanche, dans le champ nu, decouvert, d'ou nous les fusillions sans relache, nous etions a la merci de l'infanterie que nous n'apercevions pas du tout. Completement dissimules dans les tranchees ou ils s'etaient terres, les tirailleurs bavarois nous envoyaient, comme une grele tombee du ciel, des kilogrammes de plomb. Devant nous, a droite, a gauche, de tous les cotes a la fois, les balles pleuvaient, soulevant chacune une pincee de terre. Si le plomb germait, quelle terrible moisson eut produit le champ que nous occupions! Mais franchement, quel tatonnement! Que de coups perdus! Il y avait la comme un encouragement a ne pas se preoccuper des fantassins et a destiner sans regret tous nos coups aux canonniers. Ils s'agitaient perpetuellement, comme des ombres chinoises, sur le fond blanc de la fumee. Au-dessus d'eux, le moulin elevait sa cage carree, faite de vieilles planches noircies, et son pignon a angle droit, ou la croix de ses ailes immobiles semblait fixee comme sur un enorme catafalque. Peu apres que la batterie eut repris position sous cet abri, je constatai que la provision de ma cartouchiere etait epuisee. Il fallut recourir a la reserve du sac, operation qui paraissait longue dans l'endroit ou nous nous trouvions. Je m'appliquai pourtant a l'executer sans hate exageree, de peur de maladresses qui eussent allonge le temps perdu. En rebouclant mon sac sur les epaules, je vis, tout pres de moi, couche comme la plupart des hommes, M. Houssine, qui, du bout de sa canne, jouait avec une motte de terre encore blanche de la neige tombee l'avant-derniere nuit. Un imperieux besoin vous prend, dans les situations tendues, d'entendre le son de sa propre voix. Sans doute veut-on s'affirmer a soi-meme, par quelques paroles, si banales soient-elles, qu'on jouit de sa presence d'esprit. Cela seul explique pourquoi, tout en glissant une nouvelle cartouche dans la culasse de mon fusil, j'adressai ces mots a mon peu sympathique officier: "La fin des munitions approche, mon lieutenant. J'en ai deja brule la moitie. C'est dommage!" Avant que j'eusse referme le tonnerre sur la cartouche, une forte commotion, comme un rude coup de baton, m'avait secoue le bras gauche. Toujours dans la position du tireur a genou, je chargeais; ma main glissa, inerte, de dessus mon genou par terre, et un flot de sang l'inonda. En meme temps, une tres vive douleur se faisait sentir a la jambe sur laquelle avait repose mon bras. Point de doute possible, nos maladroits adversaires, avaient enfin, sur mille coups peut-etre, touche au moins une fois. Une balle m'avait fracasse l'avant-bras, l'avait traverse, et s'etait amortie sur ma cuisse. Malgre une assez vive souffrance, tres supportable cependant, je fis a part moi ces constatations, nettement, comme pour le compte d'autrui; puis, d'instinct, je me retournai vers mon confident de hasard, le sous-lieutenant Houssine. Il ne jouait plus avec sa motte de terre, car une autre balle venait de la pulveriser. Philosophiquement, je me bornai a lui dire: "Allons! j'ai mon compte!" HORS DE COMBAT I Etre blesse et continuer a se battre, c'est le supreme courage: mais cet heroisme me fut interdit. J'essayai de relever ma main, ou le sang delayait par nappes la couche noire que la fumee de la poudre y avait deposee. Impossible. L'avant-bras etait comme disloque en son milieu, a l'endroit ou persistait une douleur sourde. Force a moi de deposer mon fusil, pour ramener, avec la main droite, la gauche, qui definitivement refusait le service. Devenu inutile, je me couchai tout de mon long dans la profondeur d'un sillon. De la je pus remarquer ce qui, dans l'action, m'avait echappe. Le capitaine jurait comme un diable, hurlant de toutes ses forces: "Tirez! mais tirez donc!" Villiot rampait de l'un a l'autre, et, avec un petit instrument, que je reconnus pour etre une lime, il cherchait a rogner les tetes mobiles des chassepots dilatees par la chaleur du tir. Malgre ce soin, le feu ne reprenait guere. Moi-meme, pour les derniers coups, j'avais eu toutes les peines du monde a refermer le tonnerre. Les armes etaient trop echauffees, trop encrassees. Il fallait de toute necessite les laisser se refroidir et les nettoyer. La place etait incommode pour pratiquer cette operation. En pestant de plus belle, le capitaine se resigna donc a abandonner momentanement la partie, sauf a la reprendre avec le reste de ses hommes. Il n'y avait plus qu'a s'en aller, chose malaisee pour moi. Ma jambe etait plus endolorie que mon bras. Une fois mis debout, non sans peine, je boitais tellement qu'il me fallut faire appel a l'appui d'un soldat, qui se chargea aussi de mon fusil. Lorsqu'ils nous virent tourner le dos, nos invisibles adversaires redoublerent de coups, sinon d'adresse. A nos oreilles grondait un veritable ouragan, dont mon soutien etait peniblement impressionne. "Mon Dieu, mon Dieu, disait-il en patois, quelle grele! Mon fourrier, ne pourriez-vous pas aller plus vite?... Ah! bonne Vierge, ayez pitie de nous!" Ses prieres ne furent point vaines. Lui et moi, nous regagnames les jardins de Cernay sans nouvel accroc. La, le capitaine se hata de rallier la seconde section. Au moment ou, comme nous l'avions fait trois quarts d'heure plus tot, le reste de la compagnie s'elancait dans le champ que, sans figure de rhetorique, je venais d'arroser de mon sang, je reconnus la voix eclatante de Nareval. Avec un entrain qui me rejouit et un instant effaca l'impression des tristes details de la veille, il criait: "Allons, les enfants! Allons, en avant, et vive la Republique!" Comme je poursuivais mon chemin vers l'interieur du village, le capitaine demanda, courrouce: "Quel est l'homme qui s'en va?--C'est le fourrier, lui repondit le sous-lieutenant avec un ton de bienveillance tout nouveau pour moi. Il est grievement blesse.--C'est bien!" ajouta M. Eynard en se disposant a suivre le lieutenant Barta et le sergent-major Harel, tandis que mes camarades nettoyaient leurs armes. "Comment, deja, mon pauvre ami?" me cria le brave Villiot en guise d'adieu. M'etant retourne a la question du capitaine, j'allais repondre; mais, au meme instant, un leger emoi se produisit parmi ceux qui couraient en avant. A la vue d'un obus foncant sur eux, le lieutenant leur jeta l'avertissement des tranchees de Crimee: "Gare la bombe! Couchez-vous!" Toute la section s'abattit ensemble, pendant que l'implacable projectile achevait sa course en bourdonnant. Une lueur, un eclatement, aussitot suivi de la voix du lieutenant Barta: "Debout! en avant!" Tous les hommes se redresserent et repartirent au pas gymnastique. Tous, sauf un qui, la face en terre, ne bougeait plus. Deux soldats de la premiere section s'avancerent pour l'aider a se relever: j'attendis leur retour avec angoisse. Apres avoir souleve le malheureux et l'avoir repose a terre, ils revinrent, tres pales. "Le sergent Nareval", dit l'un, et, avec une expression d'horreur invincible, l'autre ajouta; "Tue. Il a le crane ouvert." Depuis ce jour je crois aux pressentiments et je laisse glisser sur moi les railleries que parfois les sceptiques ne me menagent pas. En allant au feu, sous la pluie des balles, je n'avais jamais ete preoccupe, a l'exces, de la pensee de la mort, tout en mesurant assez froidement le danger. Quoique endommage, plus, il est vrai, que ne le prevoyait mon beau-frere quand il prophetisait plaisamment la veille de mon depart, je suis cependant revenu. Louis Nareval, au contraire, d'aussi bonne volonte que moi, avait tremble, le 8 decembre, parce que le spectre invisible, mais obsedant quand meme, lui avait donne pour le lendemain le rendez-vous inevitable, le rendez-vous fatal. Par la ruelle ou la compagnie s'etait engagee, encore intacte, deux heures plus tot, je rentrai dans le village, en tirant le pied, en soutenant mon bras douloureux, et je me laissai tomber sur un banc de pierre, pres d'une porte, plus triste encore que souffrant. Mon coeur etait navre de la mort de mon plus ancien frere d'armes, et je regrettais en meme temps ceux qui lui survivaient. De communes miseres, surtout endurees pour une noble cause, nouent des liens solides. Par la se justifie l'assimilation faite entre le regiment et la famille, car la parente s'affirme principalement dans les jours de peine et de deuil. Si les balles bavaroises ne portaient pas toutes, les obus etaient meurtriers. Devant moi, sur le terrain ou la veille nous avions manoeuvre, il en tombait, tombait toujours, et beaucoup faisaient des ravages dans un bataillon qui etait masse la, en reserve. Les cacolets venaient faire leur sanglante recolte dans le village. Il en passa bientot un pres de moi, mais deja charge. Le conducteur s'approcha neanmoins. Il tira de sa poche un grand mouchoir a carreaux, tout neuf, dont il me fit une echarpe, et il m'engagea a le suivre, si je pouvais marcher, afin de me faire soigner plus tot. Mon sang, a la verite, s'ecoulait par les deux trous pratiques dans mon bras, l'un assez pres du poignet, l'autre a la sortie de la balle, presque au coude. Tous mes vetements, capote, pantalon, guetres, tout etait inonde: je m'epuiserais sans doute a vouloir trop attendre. Et puis, par le temps glacial qu'il faisait, j'avais l'etrange et desagreable sensation de l'air s'infiltrant, au travers de mon bras, comme dans un tube. Je me decidai donc a suivre le cacolet. Mais ne voila-t-il pas que, par une prudence fort naturelle, obligee meme, le conducteur s'engagea dans le chemin le plus sur, a l'abri des projectiles. Malheureusement c'etait aussi le plus long. Ma jambe me faisait toujours souffrir; la longueur du circuit m'effraya. Apres la verification des pressentiments de Nareval, mon fatalisme etait devenu tel, qu'il ne me vint pas a l'idee que je pouvais etre atteint sur un point plutot que sur un autre. Quittant mon guide, je coupai court, impunement, a travers le champ que plusieurs obus labourerent devant moi et derriere moi. A mi-chemin d'Ourcelles je rencontrai le sergent Gouzy. Il n'avait ete frappe que par une balle morte, qui lui avait cause un engourdissement douloureux dont il etait deja gueri. Du moment que nos camarades se battaient, il avait hate de les rejoindre. Le cadre de la compagnie etant fort reduit, je n'essayai pas de le retenir, bien qu'en verite son appui m'eut ete utile. Il y avait encore cent metres a parcourir jusqu'au village, et j'etais a bout de forces. Je ne serais pas arrive, si deux paysans n'etaient venus courageusement a mon secours. Revetus, comme en un jour de fete, de leurs habits du dimanche, ils suivaient anxieux le spectacle de la bataille, du seuil de leur demeure. Apres s'etre prepares a la quitter, ils ne pouvaient s'y resoudre. Ils voulaient esperer encore, sans l'oser tout a fait. Quelque cruelle que fut leur preoccupation, ils parurent l'oublier genereusement pour me donner des soins. Ils me firent asseoir a leur foyer, me presenterent un cordial, et, sans toucher a mon bras, m'enleverent mon sac qui pesait fort sur mes epaules affaiblies. Le temps passait, et, par la porte entr'ouverte, le bruit du combat nous parvenait, continu, de plus en plus intense. Dans mon etat de faiblesse, je ne me rendais plus un compte tres exact de la duree, ni des evenements; mais il parait que toute une division prussienne etait venue appuyer les efforts des Bavarois a Villechaumont. Notre division, violemment canonnee, dut se replier sur la ligne de retranchement menagee en avant de Villejouan et d'Origny, dans les tranchees que le 1er et le 2e bataillon du 48e avaient occupees la veille. Par ordre, mes camarades quitterent ainsi vers midi leurs positions avancees. A eux echut la mission de proteger la retraite. "Sans quelques compagnies du 48e de marche et des chasseurs a pied qui, deployes en tirailleurs, firent bonne contenance au dela d'Origny, ce mouvement retrograde eut degenere en deroute", au dire du general Chanzy. Le lendemain, 10 decembre, il cita la compagnie du capitaine Eynard a l'ordre de l'armee, a l'heure meme ou elle se distinguait de nouveau. Avec tout le regiment, elle reprit Origny a la baionnette, avant l'aube. Il fut fait la de nombreux prisonniers. Des qu'il fut engage, le 48e ne se menagea pas: dans les journees de Josnes, il perdit trois officiers, les lieutenants Combes, Lafranchi et Lespinasse, et 460 sous-officiers et soldats, tues ou blesses. II Pendant que mes compagnons d'armes devaient continuer a se conduire avec honneur, d'abord a Saint-Calais, et, en janvier, a Ardenay, sur le plateau d'Auvours, a Sille-le-Guillaume, puis, supreme epreuve, dans Paris, au mois de mai 1871, j'allais prendre un repos trop tot gagne, mais non exempt de toute epreuve. Le 9 decembre, des que mes paysans secourables virent plier notre ligne, l'un d'eux courut a la recherche d'un cacolet et nous l'amena presque aussitot. On me hissa sur la chaise de gauche, et en contrepoids fut place un autre fantassin qui avait ete atteint au ventre par un eclat d'obus. Puis, en route vers Josnes, pour une destination indeterminee. Le doux balancement de mon vehicule original, l'air vif de decembre qui me fouettait le visage, la secrete pensee que chaque pas de notre monture me rapprochait un peu des miens, le vague espoir de les aller retrouver sans que ma conscience eut rien a me reprocher, tout cela me ranima, me rendit coeur. Bien que le vent, en soufflant dans mon bras, me rappelat assez vivement ma blessure, je me sentis gagner par une sorte de joyeuse insouciance. A ce moment--je m'en souviens--un capitaine d'etat-major nous croisa sur la route: mon air de jeunesse le frappa sans doute et aussi tout le sang qui degouttait de ma manche sur mon pantalon garance, qu'il maculait de larges taches vineuses: "Du courage, fourrier!" me dit-il affectueusement au passage. Sans forfanterie, je pus lui repondre que cela ne manquait pas, car pour lui parler je m'interrompis de fredonner le refrain de la retraite qui s'arrangeait dans ma tete a la pensee de mes parents: V'la votre fils qu'on vous ramene, Il est en bien triste etat. Souffrir, cela devrait apitoyer sur les maux d'autrui. Il faut avouer pourtant que mon voisin m'importunait fort, par ses plaintes et ses gemissements continuels. Les blessures au ventre sont tres douloureuses; mais celle de mon compagnon n'etait pas des plus graves. Son etui-musette avait heureusement amorti le coup. Ses vetements etaient intacts, au plus etait-il contusionne. Aussi je ne me faisais aucun scrupule de chantonner d'autant plus haut qu'il hurlait davantage. Le bon tringlot qui dirigeait notre mulet subissait stoiquement cet etrange concert, tout au souci de sa fonction. Il tenait court le licou de la bete et choisissait avec soin le terrain, car, sur la route gelee, elle glissait a chaque pas. Mon voisin, entre deux soupirs, stimulait le zele du conducteur. Rien n'y fit. Il etait ecrit que notre mulet tomberait; il tomba, en nous projetant a deux ou trois metres. Dieu, quels effroyables cris! Comment songer a son propre mal, en entendant de telles lamentations? Nous venions d'entrer dans un village qu'occupaient des mobiles. Vite releves par quelques-uns d'entre eux, nous fumes conduits dans l'auberge, et regales d'une tasse de cafe bien chaud. Notre mulet s'etant de son cote remis de sa chute, les mobiles nous reinstallerent avec precaution sur nos sieges et nous reprimes notre odyssee par le chemin qui conduit a Mer. Au depart nous avions passe devant des fermes ou travaillaient des chirurgiens. Des hommes au torse nu tache de rouge, d'autres montrant, qui son bras, qui sa jambe ou son pied, cela avait glisse en quelque sorte sous nos yeux, sans faire sur moi une impression trop profonde. Mais, a mesure que le jour avancait et que nous nous rapprochions de la ville, differents chemins aboutissaient a la grande route ou affluaient les blesses provenant des divers points du champ de bataille. Quelques-uns, les plus rares, suivaient a pied, beaucoup en cacolet, d'autres sur des chariots de toutes formes. Ils offraient un spectacle attristant. Parmi ceux qui etaient couches sur des charrettes, il y en avait au teint bleme et verdatre. Les convoyeurs n'osaient sans doute pas se defaire d'un fardeau sacre, lors meme qu'ils avaient la certitude de ne plus transporter qu'un cadavre. Dans une de ces voitures, j'eus la douleur d'apercevoir, vivant encore, mais trop prive de ses sens pour me reconnaitre, le malheureux caporal Daries. Il avait eu, a ce que m'apprit le charretier, une jambe broyee par un obus. Derriere le remblai du chemin de fer, la ville de Mer montra enfin le faite de ses maisons inegales, le grand toit de sa halle et son clocher qui, toute proportion gardee, rappelle modestement une des tours de Notre-Dame de Paris. La route passe sous un pont, et les habitations se dressent au dela. Au milieu du faubourg, notre conducteur s'avoua fort embarrasse. Il ne pouvait guere nous transporter plus loin, d'autant que nous avions besoin d'etre panses et de nous reposer; mais il ne savait ou nous laisser. Une foule de malheureux, en attendant d'etre evacues dans la direction de Blois, s'entassaient a la gare: nous n'y aurions trouve aucun abri. Me souvenant de m'etre arrete dans un cafe du voisinage, je dis au soldat de nous y conduire. Depuis un mois, l'etablissement avait ete abandonne; les volets etaient clos. Alors, par une inspiration soudaine, j'indiquai a notre guide l'epicerie ou j'etais entre quelques instants avant notre depart precipite pour Chateaudun. Les blesses recoivent vite leur recompense. Pour eux, la sollicitude de tous s'eveille aussitot. Nous fumes charitablement accueillis par la personne qui m'avait recu naguere. Tout exigu que fut le logement qu'elle partageait avec sa tante, au fond du magasin, elle nous y installa pres du feu, mon compagnon et moi, et, en apprenant que nous n'avions recu aucun soin, elle nous quitta brusquement. Elle se mit a parcourir la ville, qu'encombraient les troupes de la division Camo, retrogradees de Beaugency. Le premier chirurgien qui se trouva sur son chemin, elle nous l'amena. C'etait le docteur Charles, medecin-major du 1er regiment de gendarmerie mobile. Apres avoir declare a mon plaintif compagnon qu'il pourrait reprendre son service dans quinze jours, il s'occupa de moi. Avec affabilite, seconde d'ailleurs par la jeune fille, il me fit un pansement sommaire; puis il me delivra un certificat constatant la gravite de ma blessure et specifiant qu'elle exigerait trois mois de soins. J'aurais du m'en affliger, mais je ne vis la que l'autorisation implicite de regagner le nid familial. Le docteur fut remercie par notre bienfaitrice, dont la bonte ne se dementit pas un instant et que ma reconnaissance se plait a rappeler. Chose remarquable, ce court episode, qui a seme dans mon souvenir un poetique bouquet au parfum imperissable, fut rempli, en un cadre tout prosaique, de soins materiels infimes. Preparer un petit chiffon de toile, y etendre prestement du beurre frais, a defaut de cerat, pour oindre mes plaies. Me faire prendre du bouillon, que de son souffle elle avait refroidi. S'abaisser ensuite jusqu'a defaire mes guetres ensanglantees, pour me permettre de me delasser sur un matelas qui avait ete etendu dans l'atelier d'un menuisier voisin. Mais la charite ennoblissait tout cela. Malgre ma faiblesse, je n'en etais pas moins honteux de voir cette inconnue s'agenouiller a mes pieds. "Laissez donc, me dit-elle avec un triste sourire; n'est-ce pas notre seule maniere, a nous autres, de servir notre malheureux pays?" Le malheur d'autrui n'abolit pas le notre; mais il peut nous enseigner a le mieux supporter, en nous rappelant que l'echelle des maux est infinie. Sur mon grabat, je dus me faire tout petit, pour partager la place avec un pauvre diable qui avait les deux bras brises. Jusqu'au jour je n'osai me remuer, de peur de heurter le miserable que sa double blessure immobilisait comme un mort. Or les nuits de decembre sont interminables, et celle que je passai la me parut bien la plus longue de ma vie. Le sommeil me fuyait, et mon cerveau semblait tourner dans ma tete. A la lueur vacillante d'une veilleuse, les objets environnants prenaient des formes etranges, fantastiques, effrayantes. L'etabli du menuisier, dont l'ombre s'etendait jusqu'a nous, offrait l'aspect d'un catafalque. Plusieurs planches, dressees contre les murs, avaient des blancheurs de fantomes, et le jeu de la lumiere leur donnait un semblant d'agitation. La fievre gagnait sur moi, incontestablement, et quand, par un effort de volonte, je parvenais a la vaincre, a ressaisir le sentiment exact des choses, une autre terreur surgissait. Je pretais anxieusement l'oreille aux rumeurs de la rue. A la nouvelle de l'abandon de Beaugency, le bruit s'etait repandu que les Allemands s'avancaient rapidement et que la ville de Mer allait etre envahie. Les chevaux qui parfois passaient au galop, appartenaient-ils a nos estafettes ou a quelques uhlans audacieux? Etaient-ce deja les pas de nos ennemis qui resonnaient sur le pave de la rue? Le jour allait-il nous trouver libres, ou prisonniers? Dans l'immobilite penible ou j'etais reduit, un incident futile vint cependant me distraire. Un petit objet, comme un caillou, roulait sous mes talons, me genait: je me creusai vainement l'esprit a en determiner la forme et la nature, sans pouvoir l'atteindre. Au jour enfin, je reconnus une balle tronconique, de la grosseur du pouce, toute machee. C'etait celle qui m'avait blesse: apres m'avoir contusionne la cuisse, elle etait descendue dans ma guetre. Soigneusement je la recueillis. Mon frere aine m'avait demande un souvenir des Allemands: ils ne m'avaient pas laisse en ramasser un, mais me l'avaient envoye: faute de mieux, il faudrait que mon collectionneur s'en contentat. Je comptais bien pouvoir le lui rapporter, les troupes francaises occupant encore la ville. En les voyant circuler dans la rue, j'eprouvai autant de joie que si elles venaient reellement de nous delivrer. Le 10, dans la matinee, il me fallut donc dire adieu a ma gracieuse et douce infirmiere. Tremblant de fievre et de froid, boitant, _trainant l'aile et tirant le pied_, je gagnai la gare, ou, d'heure en heure, des trains formes a la hate emportaient par centaines des debris humains de l'armee de la Loire. Dans la station gisaient les plus grievement atteints. D'autres, qui, comme moi, pouvaient marcher encore, gagnaient le bord de la voie. Parmi eux, quelques-uns de nos adversaires, Bavarois au casque en cuir bouilli. Deux avaient ete frappes a la tete, un autre au bras. La solidarite du malheur ne s'etait pas encore etablie d'eux a nous. Trop des notres subissaient leur sort pour que notre rancune put tomber tout d'un coup. Du reste, ils paraissaient resignes, sous leurs linges sanglants. Ils furent bientot embarques, et de mon cote je trouvai place dans le fond d'une voiture a bestiaux. Quoique ma jambe fut toujours raide et endolorie, je n'eus garde de me coucher: je m'efforcais de taper des pieds dans mon coin. Long exercice. Le train glissa, tout doucement par bonheur, hors des rails, pendant la premiere nuit: le trajet, de Mer a Bordeaux, dura quarante-huit heures, par un froid siberien. Les malheureux, qui autour de moi n'avaient pas la ressource de m'imiter, enduraient le martyre. Tandis que d'autres souvenirs me reviennent avec une admirable nettete, ce triste tableau, trop longtemps place sous mes yeux, echappe a ma memoire. De cet entassement se degage un petit chasseur a pied, au visage d'enfant, grelottant en un coin, dans sa veste courte, sans manteau ni couverture: il avait--je crois--une main ecrasee. Plus pres de moi est etendu un malheureux garde-mobile dont le pied tient a peine a la jambe, par quelques fibres. Pourtant ni les uns ni les autres ne se plaignaient guere. Il ne fut certainement pas echange dix paroles entre nous durant ces deux longues journees: c'est une chose remarquable que la morne resignation des soldats mutiles. Aux prises avec la douleur, en attendant la revelation du grand mystere de la mort, ils deviennent silencieux et graves. Les hurleurs sont generalement les moins atteints. Les autres regardent venir stoiquement la guerison incertaine, lointaine en tout cas, indifferents a ce qui les environne et dedaigneux meme de la commiseration. A Bordeaux, quant a moi, j'etais vaincu. La fievre commencait a m'accabler; mon bras semblait s'appesantir davantage d'instant en instant: je craignais de ne pouvoir resister jusqu'au terme de mon voyage. J'appris d'ailleurs avec inquietude que notre train allait etre dirige sur Mont-de-Marsan et sur Bayonne. Un sous-intendant militaire se trouvait sur le quai; je lui exprimai mon desir de rentrer a Toulouse, et lui parlai du certificat du docteur Charles. Il n'hesita pas a me faire descendre; il m'autorisa a aller prendre un autre train, a la gare Saint-Jean, de l'autre cote de la Garonne, apres m'avoir engage a me faire panser dans une salle dont il m'indiqua l'entree. Cette salle etait le hall d'attente, peu eleve de toiture, mais d'une tres vaste superficie. Le gaz l'eclairait mediocrement. Quand je poussai devant moi la porte vitree, une odeur acre me prit a la gorge, une odeur indecise, entre l'abattoir et le charnier. Le sol n'etait qu'une immense litiere, jonchee de victimes saignantes, et, de distance en distance, circulaient avec precaution quelques soeurs grises dont les cornettes blanches semblaient lumineuses dans l'obscurite relative. Une rumeur de plaintes, dominee par des hurlements sonores, s'elevait de ce lit commun de nobles souffrances. A ce douloureux spectacle, j'oubliai mon propre mal et me sentis assailli par de plus hautes pensees. Dans notre guerre a outrance, il fallait bien que la victoire restat a l'une des deux nations: l'autre, a defaut de gloire, pouvait du moins revendiquer l'estime du monde, en se defendant jusqu'a l'epuisement. Dans cette lutte ou tombaient tant de Francais, peu importait qu'ils fussent vaincus: il est vrai que nous n'ajouterions pas de trophees a ceux que nos aines ont entasses a l'hotel des Invalides; mais nous souffrions assez pour avoir droit plus tard au respect de nos cadets. Oui, malgre nos desastres inouis, nous pouvions sans forfanterie, comme les Russes apres la defense heroique de Sebastopol, repeter le mot du vaincu de Pavie: _Tout est perdu, fors l'honneur._ Devant le sombre tableau qui s'etait offert a mes yeux, une pitie profonde, melee d'un certain orgueil, m'avait donc envahi. Nareval, Daries, le malheureux caporal Tillot, et mes autres compagnons d'armes, qui, peut-etre, avaient succombee a leur tour, tous me revinrent en memoire; et en pensant a eux je fus saisi de la crainte de fouler aux pieds quelques-uns des martyrs qui se tordaient sur cette paille ensanglantee, tandis que mon bras n'exigeait pas des soins immediats. Quand j'eus referme la porte de l'etrange salle d'attente ou l'on sentait planer la mort, je m'eloignai en frissonnant malgre moi: je quittai la gare pour marcher un peu, pour me convaincre aussi que, quoique frappe, je n'etais pas tout a fait abattu. Quelque temps avant la guerre, j'avais fait a Bordeaux un court sejour chez de vieux amis de mon pere; mais ils habitaient loin du centre, pres de Cauderan, une maison isolee, ce que les Bordelais nomment une echoppe. La ville m'etait peu familiere. L'idee d'aller si loin ne m'etait pas venue d'abord; seul sur le pave de la Bastide, dans la demi-obscurite de l'aube luttant avec la lueur palissante des papillons de gaz, devant la vaste etendue brumeuse qui marquait le lit du fleuve gascon, j'eus une sorte de defaillance morale; il me parut impossible de reprendre ma route sans un relais, je me laissai seduire a la pensee de me reposer en face de visages amis. Mais pres d'une lieue me separait de Cauderan, une lieue de quais, de places, de rues. Comment se retrouver dans un pareil dedale? Heureusement, au fond de mon gousset, dormait un ecu de cinq francs, superstitieusement garde comme un en-cas supreme. Le moment etait venu de faire donner la reserve. Devant moi se trouvait un debit ou mangeaient et buvaient quelques debardeurs du port; j'y entrai. Tandis que je prenais une tasse de cafe, un homme voulut bien m'aller chercher une voiture. Une heure durant, elle me cahota; du moins, mon bras repercutait les moindres secousses. Elle me deposa tout la-bas, au moment meme ou nos bons amis ouvraient leurs volets. Il serait difficile de peindre leur penible surprise, en me reconnaissant dans le militaire, pale et faible, qui ne pouvait parvenir a ouvrir la voiture. Ils accoururent, firent ceder la portiere, me soutinrent jusque dans la maison. Le premier moment de stupeur passe, les braves gens preparerent pour moi, afin de m'avoir plus pres d'eux, un lit ou personne ne s'etait repose depuis qu'ils y avaient vu mourir leur unique enfant. Ensuite ils appelerent mon pere par le telegraphe. III A partir de cet instant, la sollicitude la plus eclairee, les soins les plus habiles ne cesserent de m'etre prodigues. Mon pere, arrive par le premier express, put amener pres de moi le docteur Fusier, medecin principal des armees, que les fievreux du Mexique et plusieurs generations de polytechniciens ne peuvent avoir oublie. D'un leger coup de bistouri, il me fit une incision par ou treize esquilles, nombre fatidique, devaient etre extraites successivement, et il autorisa mon transport a Toulouse en coupe-lit. Le lendemain, a cheval des la premiere heure, lui-meme vint presider a mon embarquement. Pour le voyage, comme mes habits de guerre necessitaient une desinfection, j'avais ete enveloppe dans des vetements civils. La fievre aidant, je n'etais guere qu'un paquet inerte, presque inconscient. Il me souvient pourtant que, devenu le point de mire des voyageurs, je fus pris a la gare d'un mouvement d'enfantine coquetterie. De ma main libre, j'arrachai au moins la coiffure d'invalide dont nos amis m'avaient orne: il me repugnait de rentrer dans ma ville sous le casque du pacifique roi d'Yvetot. Au bout du trajet, autre motif de protestation. Une civiere avait ete amenee pour moi de l'hopital militaire a la gare de Toulouse; je refusai d'y prendre place; je refusai energiquement, et rien ne put me faire ceder, car ce n'etait plus la coquetterie qui m'animait: mais a aucun prix je ne voulais etre rendu a ma mere comme un cadavre. A ce moment, sur le quai de la gare, monseigneur Desprez, l'archeveque du diocese, se trouvait la fortuitement; il fit quelques pas a ma rencontre. Apres m'avoir adresse de bienveillantes paroles, il me donna sa benediction. Puis une voiture m'emporta avec mon pere, et, enfin, par un dernier effort, je pus recevoir debout l'embrassement maternel. Douce etreinte, accompagnee de larmes dont le seul souvenir me parait plus precieux que la possession d'une riviere de diamants. Oui, nous pouvions nous embrasser, nous embrasser de bon coeur. Au milieu du desastre national nous nous sentions la conscience legere, exempte de tout reproche. Dans cet etat, le bonheur ineffable du retour etait d'autant plus appreciable, que le danger avait ete reel. Ce danger, le mal physique le rappelait, pour la jouissance du revoir. Un rien, une legere deviation de la balle, j'etais tue et perdu pour ma mere; elle etait perdue pour moi. Au contraire, je lui etais rendu, pleinement rendu, pour redevenir pendant quatre longs mois son petit enfant. Oui, toutes les meres ont prodigue au leur des soins de toutes les heures, heures de jour et heures de nuit: elles leur ont temoigne un devouement absolu, sans borne; mais la mienne m'a prodigue ces soins, m'a en un mot donne la vie deux fois, et, la seconde fois, j'etais conscient de tout; il m'a donc ete possible de lui vouer une reconnaissance presque proportionnee a sa tendresse. Si, pour apprecier cette immense affection, il m'avait fallu un contraste, ce contraste ne m'eut pas manque. Puisque j'avais survecu, je devais au malheureux Nareval d'accomplir son dernier souhait, aller dire a ceux dont il m'avait donne le nom, le soir du 8 decembre, qu'il avait su bien mourir. Son ombre meme ne devait pas etre heureuse. Ma guerison trainait beaucoup et devenait douteuse; je n'avais pas de peine a m'en apercevoir: j'obtins de mon pere qu'il se chargeat d'aller a l'adresse indiquee. Nul n'etait mieux fait pour remplir avec tact la penible mission dont je desesperais de pouvoir m'acquitter. Mais ceux qui avaient eu les dernieres pensees de mon infortune compagnon ne lui accorderent qu'indifference en retour. Mon pere, pour les preparer, parla d'abord d'une blessure, d'une blessure grave. "Vraiment, ce pauvre Louis! C'etait un brave garcon!" dirent-ils simplement. Les premiers, ils parlerent de lui au passe, froidement, le tuant en quelque sorte de nouveau, en effigie. Le delai prevu par le docteur Charles fut de beaucoup depasse. Decembre, janvier, fevrier, mars, avril, tout ce temps s'ecoula sans amelioration. Au contraire, toujours au lit, le bras dans un affreux etat, je m'affaiblissais, je deperissais, je m'en allais visiblement, en depit des soins devoues du docteur Henri Molinier. Bien qu'il prit la peine de me panser lui-meme matin et soir, il desesperait de me guerir; a moins d'en venir aux moyens extremes. Chaque jour, il parlait plus fermement de l'amputation: mais, quelque pessimiste qu'il fut, sa patience ne se dementait pas. Faible comme un moribond, j'atteignis le mois de mai, moins a plaindre, sans doute, que mes camarades qui guerroyaient encore, sous les balles francaises, autour du Mont-Valerien, a l'Arc de Triomphe, a Montmartre, a la Chapelle. Aux Buttes-Chaumont, Villiot, devenu sous-lieutenant, merita d'etre cite a l'ordre du 1er corps de l'armee de Versailles. Nos trois officiers furent decores vers le meme temps, et mon successeur eut pu l'etre sans injustice. Atteint d'une balle en pleine figure, le sergent-fourrier Leyris la fit ressortir lui-meme de sa blessure, en pressant sa joue de toute la force de ses doigts. Il refusa d'ailleurs de quitter la compagnie. Sa plaie bandee, il continua de se battre jusqu'au dernier jour. Harel, Gouzy, sans rencontrer d'occasions si eclatantes, poursuivaient simplement l'accomplissement de leur dur devoir. Seul Laurier, qu'au moins une fois Villiot avait surpris loin de son poste, etait rentre en conge a Marseille, ou il se vantait d'avoir dedaigne l'epaulette. Tout d'un coup, la constance et le devouement du docteur Molinier furent enfin recompenses. Les prieres de ma mere aidant, j'entrai presque subitement en convalescence. Un jour, en cachette de mes parents, je parvins, apres une heure de patients efforts, avec l'aide d'une amie du voisinage, a glisser mon bras ankylose dans la manche trouee de mon habit de guerre, ce bras si largement laboure par la lancette du chirurgien, ce bras qu'avait si longtemps menace le couteau de l'operateur, ce bras qui m'avait ete conserve miraculeusement. Soutenant a peine ma main cependant lourde comme du plomb, j'apparus soudain, triomphant, aux yeux de tous les miens reunis pour le repas du soir. Quelle surprise, et quel attendrissement! Ah! j'ai cause bien des soucis a ma mere, il est vrai; mais, en revanche, quelles joies infinies! Nulle autre recompense ne pouvait egaler celle-la, et elle m'a suffi. Aussi, en depit des plus vives souffrances, malgre l'enervement de ma longue maladie, dans l'angoisse de tres douloureuses operations, aucun regret n'est jamais venu obscurcir ni troubler ma conscience. Aux amis qui s'apitoyaient sur moi, j'ai pu repeter sans cesse, en toute sincerite, ce vers si simple du grand Corneille: Je le ferais encor, si j'avais a le faire. TABLE DES MATIERES Echos des premiers revers Le 48e regiment de marche En campagne La deroute Bataille Hors de combat End of Project Gutenberg's Journal d'un sous-officier, 1870, by Amedee Delorme *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURNAL D'UN SOUS-OFFICIER, 1870 *** ***** This file should be named 11893.txt or 11893.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/1/8/9/11893/ Produced by Tonya Allen, Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. For example: https://www.gutenberg.org/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. The path is based on the etext number (which is identical to the filename). The path to the file is made up of single digits corresponding to all but the last digit in the filename. For example an eBook of filename 10234 would be found at: https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 or filename 24689 would be found at: https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 An alternative method of locating eBooks: https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL