The Project Gutenberg EBook of Contes a mes petites amies, by J. N. Bouilly This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Contes a mes petites amies Author: J. N. Bouilly Release Date: May 3, 2004 [EBook #12251] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES A MES PETITES AMIES *** Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. J. N. BOUILLY CONTES A MES PETITES AMIES EDITION REVUE PAR E. DU CHATENET. LE PERE DANIEL C'est une grande erreur et souvent une grand injustice, que de juger des personnes qu'on rencontre dans le monde de d'apres leur exterieur. L'etre le plus obscur, le plus disgracie de la nature, cache quelquefois, sous des vetements grossiers et des difformites ridicules, les qualites les plus rares, que ne possedent pas ceux-la memes qui l'accablent de leurs mepris. Amelie Dorval habitait, une grande partie de l'annee, la jolie terre de la Plaine, situee a une lieue et demie de la ville de Tours, sur les delicieux bords de la Loire. Fille unique de la plus tendre mere occupee constamment a diriger son education, elle en avait deja la grace, l'amenite. Elle etait bonne, affable pour tout le monde. Jamais elle ne dedaignait le pauvre qui venait reclamer assistance, ni aucun des gens attaches a son service. On la voyait jouer avec les enfants des jardiniers, avec les petits voisins fils d'agriculteurs ou d'honnetes ouvriers, sans jamais leur faire sentir qu'ils etaient d'une classe inferieure a la sienne. Elle avait appris de son excellente mere que Dieu dispense, a son gre, les faveurs du rang et de la fortune, et que, tous egaux aux yeux du Createur, nous ne nous faisons estimer et cherir que par l'elevation de notre ame et la delicatesse de nos sentiments. Aussi la jeune Amelie etait-elle aimee, consideree de tout le petit peuple qui l'entourait, et pour lequel on la voyait toujours etre la meme. C'etait a qui lui offrirait les meilleurs fruits des vergers, les plus belles fleurs des jardins. Decouvrait-on dans le parc un nid de chardonnerets, de linottes, de tourterelles, aussitot il lui etait indique. Parvenait-on, en fauchant les fertiles prairies qu'arrose la Loire, a prendre des cailles, de petits lapins, deja vigoureux a la course, tout etait offert a la bonne Amelie. Elle avait forme une espece de menagerie de tous les dons qu'elle avait recus. Parmi les personnes attachees au service de madame Dorval etait un pauvre vieillard infirme appele _Daniel_. A force de becher la terre depuis quatre-vingts ans, il avait le dos voute; sa tete, ou il ne restait plus que quelques cheveux blancs echappes a l'ardeur du soleil, etait penchee vers ses pieds couverts de durillons, qui ralentissaient encore sa marche vacillante. Ses pauvres jambes, affaiblies par la fatigue et par l'age, supportaient, non sans effort, son corps decharne, et ses mains tremblantes soutenaient a peine le baton noueux sur lequel il s'appuyait. Toutefois il n'avait aucune autre infirmite. On le rencontrait toujours gai, travaillant autant que ses forces pouvaient le permettre, et chevrotant la vieille chanson du pays. Trop fier, quoique pauvre, pour etre a charge a ses maitres, il savait encore se rendre utile, soit en arrachant les herbes parasites qui croissaient dans le parterre, soit en ratissant les principales allees des bosquets, emondant les arbrisseaux les plus rares, et portant un arrosoir a moitie plein, pour rafraichir les rosiers de toutes especes et les plantes etrangeres que reunissait ce jardin particulier d'Amelie. C'etait son occupation cherie; il n'etait jamais plus heureux que lorsqu'il entendait sa jeune maitresse, qu'il appelait toujours la _p'tite mam'zelle_, dire a ceux qui s'etonnaient de l'admirable tenue de son jardin: "C'est l'ouvrage du pere Daniel." On la nommait ainsi dans toute la contree, ou l'on admirait son aptitude au travail, sa gaiete franche et son heureux naturel. Tous les jeunes patres le saluaient avec respect: chacun d'eux ambitionnait un sourire, un serrement de main du pere Daniel. Tant il est vrai que la vieillesse imprime partout un respect qui est independant des vertus dont elle offre l'exemple. On concoit que ce digne vieillard avait un grand attachement pour la p'tite mam'zelle, qu'il avait vue naitre, dont il avait servi le pere et le grand-pere. Jamais il ne passait devant elle sans lui oter son chapeau rapiece, sans lui offrir le bonjour le plus affectueux. Amelie, de son cote, portait au pere Daniel le plus tendre interet. Elle s'informait toujours si rien ne lui manquait, et souvent elle le conduisait elle-meme a l'office, ou elle lui versait une rasade du meilleur vin, qui le reconfortait; il le buvait de bon coeur, en invoquant le ciel pour le bonheur et la conservation de celle qui savait si bien soutenir, honorer sa vieillesse. Parmi les jeunes personnes du voisinage et de la ville de Tours qui formaient habituellement la societe d'Amelie, et que sa prevoyante mere avait admises comme les plus dignes de cultiver avec sa fille les doux epanchements de l'amitie, etait Celestine de Montaran, nee d'une famille distinguee par des services militaires. Elle cachait sous des dehors aimables un orgueil indomptable, et surtout un dedain outrageant pour tous les gens qui appartenaient a la classe populaire. Elle s'imaginait qu'ils etaient formes d'une tout autre substance que la sienne, qu'ils n'avaient ni son ame, ni son intelligence, ni ses organes. L'insensee! elle ignorait donc que nous sommes tous faits sur le meme modele, avec plus ou moins de perfection; que nous sommes tous sujets aux memes besoins, aux memes infirmites, et qu'apres avoir voyage dans ce monde, les uns a pied, les autres sur des chars brillants, nous nous retrouvons, dans l'autre, depouilles de ces hochets de la grandeur et de l'opulence, tous egaux, tous soumis au jugement de Dieu, qui ne distinguera que ceux dont la vie aura ete sans tache, et qui ne seront riches alors que du bien qu'ils auront fait.... Mais la vaine Celestine ne connaissait que l'antique origine de ses ancetres, ne calculait que les riches revenus de sa mere, veuve d'un officier de marine, et dont elle etait l'idole, l'unique espoir. Peu instruite et seulement remarquable par des talents d'agrement, la jeune Montaran faisait consister le bonheur dans l'eclat et la richesse; et ses yeux eblouis ne regardaient que comme des esclaves faits pour ramper sur la terre tous ceux que le sort assujetissait a vivre du travail de leurs mains. Un jour qu'Amelie et Celestine se promenaient ensemble dans une allee du parc, devant elles passe le pere Daniel, couvert de pauvres vetements, et portant sur son dos courbe l'instrument avec lequel il avait l'habitude de parer les jardins. Il salue sa jeune maitresse, et lui dit, avec l'expression du respect et de l'attachement le plus tendre: "Dieu vous conserve, p'tite mam'zelle!--Quoi! dit Celestine a celle-ci, tu souffres que ce pauvre t'appelle sa petite!--C'est par habitude, repond en souriant Amelie: il m'a vue naitre; c'est le plus ancien serviteur de ma mere; et le salut d'un octogenaire n'a jamais rien de deshonorant.--Pour moi, ma chere, je ne laisse point ces sortes de gens m'aborder, et je leur permets encore moins de m'adresser la parole. Je les fais assister par ma femme de chambre, et me garde bien de me compromettre en leur adressant un seul mot.--Mais la pere Daniel n'est point un etranger pour moi: c'est un ancien jardinier de ma mere, qui, pour recompense de ses longs services, lui a accorde une retraite qu'il n'eut point acceptee, s'il n'eut pas cru la meriter: il est trop fier pour cela; et, tel que tu le vois, Celestine, il ne supporterait pas la moindre humiliation.--Mais, encore une fois, ma chere, on place ces gens-la dans quelque hospice, et l'on evite, par ce moyen, leurs fatigantes familiarites.--Un hospice pour un digne vieillard qui a servi ma famille pendant un demi-siecle! ce serait l'humilier, lui faire rompre ses cheres habitudes: ce serait lui donner la mort." Quelque temps s'ecoula, pendant lequel les deux petites amies s'entretenaient souvent du pauvre vieillard. Amelie le traitait toujours comme un bon et fidele serviteur, tandis que Celestine ne cessait de le regarder comme un etre inutile sur la terre, et de le traiter avec dedain. Jamais elle ne repondait a son salut que par un regard plein de mepris; et, si quelquefois le pere Daniel osait lui adresser la parole, elle lui tournait le dos et s'eloignait sans lui repondre. Le bon vieillard souriait de pitie, et semblait demander tout bas au ciel de lui procurer l'occasion de prouver a la jeune orgueilleuse que, malgre son grand age, il pouvait etre encore de quelque utilite. La Providence lui permit de donner a Celestine une lecon tout a la fois forte et touchante, qui levait servir a la convaincre que nous avons tous besoin les uns des autres, quelle que soit la distance que le sort semble avoir mise entre nous. On etait au mois de juillet; la chaleur etait extreme. Les deux jeunes amies avaient coutume d'aller respirer le frais dans une ile charmante, ombragee par des arbres tres-eleves, entouree d'une eau limpide et courante, et dans laquelle est etablie une grotte solitaire en face d'un moulin dont l'aspect est ravissant. Un gazon epais y repand en tout temps une fraicheur salutaire; la suave odeur des arbrisseaux en fleurs, dont les touffes nombreuses caressent le visage, semble y attirer la douce haleine des zephyrs, et le bruit des eaux irritees par les roues du moulin, et les differentes cascades dont il est environne, forment un murmure delicieux qui invite au charme d'une douce reverie. Amelie et Celestine y venaient ensemble faire des lectures choisies par leur mere; quelquefois meme elles y repetaient la lecon d'histoire qu'elles avaient recue la veille. Un jour que Celestine, entrainee par le calme du matin, avait devance son amie a la grotte solitaire et qu'en l'attendant elle repassait une lecon d'anglais, elle s'endormit sur un banc de mousse, ou deja les plus heureux songes venaient bercer son imagination. Elle n'avait pas apercu le pere Daniel, qui, place a quelque distance, raccommodait un treillage couvert de chevrefeuille, de lilas et d'aubepine. Mais souvent, au moment meme ou nous revons le bonheur, le plus grand danger nous menace. Un enorme serpent, se glissant sous des roseaux, la gueule beante et le dard en avant, s'approchait, en longs replis, de la jeune dormeuse, qu'il avait apercue. Il allait s'elancer sur la figure de Celestine, et l'infecter du poison mortel qu'il recelait sous sa dent venimeuse, lorsque le pere Daniel, qui, par un coup de la Providence, venait couper quelques joncs pour terminer son treillage, pousse un cri percant qui reveille Celestine. Il s'elance sur l'affreux reptile et l'attaque avec intrepidite. Le peu de forces qui lui restent semblent doubler en cet instant, et, au risque d'etre victime de son courage, il lui casse la tete avec la beche dont il est arme. Aux nouveaux cris de frayeur qu'il exhale, et a la vue du serpent qui se debat encore en expirant, Celestine palit et tombe sans connaissance dans les bras du courageux vieillard. Celui-ci, effraye lui-meme, crie, appelle au secours. Amelie accourt en ce moment; elle aide Daniel, deja vacillant sur ses jambes, a soutenir sa jeune amie, qui reprend ses sens et se trouve appuyee sur le dos voute du pauvre jardinier dont elle s'etait moquee tant de fois. Elle le designe comme son liberateur; elle ne dedaigne plus ce bon pere Daniel qu'elle croyait n'etre d'aucune utilite sur la terre; elle ne craint plus de s'abaisser en lui parlant. Avec quelle ivresse elle presse dans ses mains delicates et parfumees les mains noires et durillonnees de son genereux defenseur! Elle s'oublia meme, dans l'effusion de sa reconnaissance, jusqu'a poser ses levres sur le front chauve et ride de ce fidele serviteur, auquel elle voua un attachement qui ne se dementit jamais. Elle se faisait un devoir de soutenir ce vieillard dans sa marche; elle repetait sans cesse qu'elle lui devait la vie. A partir de cette epoque, elle honora, secourut la vieillesse, meme dans la classe la plus obscure; et, chaque fois qu'elle voyait les jeunes personnes de son age rire d'un agriculteur courbe sous le poids de l'age, ou repousser avec dedain un vieil indigent qui implorait leur assistance, elle les blamait a son tour, et se rappelait le _pere Daniel_. LA SOURIS BLANCHE. Laure Melval, agee de dix ans, reunissait tout ce qui peut faire remarquer dans le monde: une education soignee, un heureux caractere, une humeur enjouee, une sensibilite vraie, et surtout un attachement sans bornes pour sa mere. Jamais la moindre humeur ne venait alterer ses qualites aimables; et, si quelquefois un mouvement de contrariete paraissait sur sa figure, il en disparaissait aussitot, comme un nuage leger qui se glisse passagerement sous un ciel pur et serein. Cependant, a travers tous ces avantages dont la nature avait pris plaisir a doter Laure, on apercevait une faiblesse d'esprit qu'elle portait jusqu'au ridicule: c'etait une frayeur pusillanime, une peur insurmontable que lui causaient les animaux les plus petits, les insectes memes qui, par leur nature autant que par leur petitesse, ne peuvent faire le moindre mal. Apercevait-elle un papillon de nuit dans le salon, voltigeant autour de la lampe allumee, elle poussait des cris affreux, et s'imaginait que ce timide insecte, seulement trompe par l'eclat de la lumiere, allait la devorer. Mais c'etait bien pis quand par hasard une chauve-souris s'introduisait dans son appartement: quoique le pauvre animal, d'une forme hideuse, il est vrai, ne cherchait qu'une issue par laquelle il put se sauver, la jeune peureuse etait convaincue qu'il n'etait parvenu jusqu'a elle que pour la saisir dans ses serres rousses et velues, et l'emporter dans les airs. C'est en vain que madame de Melval faisait observer a sa fille que cette chauve-souris, grosse a peine comme la moitie de sa main, ne pouvait soulever un poids deux mille fois plus pesant qu'elle. Laure, pale et tremblante, soutenait que ce monstre affreux etait venu pour lui arracher les yeux, ou tout au moins les oreilles; et, se couvrant alors le visage de ses mains, elle se refugiait dans le sein de sa mere, et ne relevait sa tete en hesitant que lorsque celle-ci lui avait donne l'assurance que la chauve-souris avait disparu, en s'envolant par la croisee. Il ne se passait pas de jour que la jeune insensee ne fit quelque scene nouvelle qui donnait aux traits de son visage un mouvement convulsif, a son regard un vague hebete, a son maintien une attitude gauche et forcee, et qui, nuisant au developpement de son intelligence et au progres de son education, causait a madame de Melval un chagrin profond, une douleureuse inquietude. Un jour, entre autres, c'etait un beau soir de l'ete, au moment ou Laure allait se mettre au lit, elle releve l'oreiller sur lequel elle devait poser sa tete, et tout-a-coup elle en voit sortir une souris qui grimpe sur son epaule, passe sur son cou, descend sur ses bras et s'enfuit avec une frayeur qui n'etait rien en comparaison de celle qu'eprouvait Laure. Elle fait entendre des cris dechirants, et prononce ces mots d'une voix entrecoupee: "Au secours!... au meurtre!... je suis perdue... je suis devisagee... je suis morte!..." A ces cris, accourent tous les gens, et bientot la mere de la jeune peureuse, qu'elle trouve appuyee sur le pied de son lit, la figure enveloppee dans ses draps et son couvre pieds, suffoquant et respirant a peine. "Eh! quel est donc l'horrible assassin qui en veut a tes jours?" lui demande madame de Melval en regardant de tous cotes. "Ah! maman ... ne m'interrogez pas ... cet affreux animal ... ce monstre epouvantable....--Eh bien! c'est?--Une souris, maman ... oui, une souris, dont les yeux etaient flamboyants ... sa queue avait ... une aune de long ... elle a effleure mon cou, mes oreilles, mes bras ... ah! c'est fait de moi!" Madame de Melval ne put s'empecher de pousser un grand eclat de rire qui fit relever un peu la tete de Laure. D'abord elle se tate les oreilles, pour s'assurer que la souris ne lui en a pas emporte au moins une; puis elle porte en tremblant la main a son cou, qu'elle s'imaginait etre ulcere par la trace qu'y avait laissee la souris; enfin elle attache ses regards avides sur ses bras, et ne peut y decouvrir la moindre rougeur, la moindre alteration. Elle reconnut alors son erreur, et ne put s'empecher de sourire elle-meme de sa pusillanimite. A son etonnement succeda la confusion, et bientot elle concut le dessein de dompter ces frayeurs enfantines et cette faiblesse d'esprit, qui l'eussent rendue l'objet des railleries les plus ameres, tout en alterant les aimables qualites qu'elle avait recues de la nature. Madame de Melval s'occupa, de son cote, a corriger sa fille de ses frayeurs ridicules, a lui donner cette reflexion si utile sur tout ce qui nous frappe, cette force de caractere sans laquelle nous nous aveuglons sur ce qui peut en effet nous etre nuisible, et qui nous met au-dessus de ces craintes pueriles. Un jour que Laure vint, selon son usage, offrir a sa mere le bonjour du matin, elle apercut une souris qui courait ca et la dans l'appartement. Un cri de frayeur lui echappe; mais quelle fut sa surprise de voir cette souris grimper sur les genoux de madame de Melval, de la monter sur ses epaules, sur sa tete, et redescendre avec la vivacite de l'eclair, et se cacher sous sa collerette! Elle avait remarque que cette souris etait blanche, qu'elle avait des yeux roses, et portait au cou un petit collier d'argent sur lequel etait gravee une inscription. Ce qui surtout confondit la jeune peureuse, ce fut d'entendre sa mere appeler: "Zizi!... Zizi!..." et aussitot la charmante petite bete, sortant de l'endroit ou elle s'etait refugiee, venait se poser sur la main de sa maitresse, dans l'attitude la plus familiere et en meme temps la plus gracieuse, faisait mille gambades pour gagner un petit morceau de sucre que celle-ci lui presentait au bout de ses doigts, et que Zizi prenait avec une precaution tout-a-fait remarquable. Ce ne fut pas seulement a tout cela que la souris blanche borna son manege accoutume; Laure, stupefaite, attentive, la vit tour a tour, au commandement de sa mere, faire la morte, se reveiller tout-a-coup, et, se redressant sur ses deux pattes de derriere, saisir avec celles de devant un joli petit balai, avec lequel elle nettoyait, de la maniere la plus adroite et en meme temps la plus comique, la poussiere qui se trouvait sur les vetements de sa maitresse. De la elle remontait sur la tete de celle-ci, passait et repassait comme un leger zephir dans les boucles de cheveux formees sur son front; elle caressait ensuite avec sa queue le dessous du menton de madame de Melval, souriant a cet etrange manege, et venait se poser sur une de ces epaules, ou elle semblait attendre ses ordres. "Quoi! s'ecria Laure involontairement, ces petits animaux que je trouvais si vilains, et dont j'avais tant de frayeur, seraient susceptibles d'etre aussi bien apprivoises?..." A ces mots, elle avancait, en tremblant encore, la main vers Zizi, et la retirait aussitot avec crainte. Oh! si elle n'eut pas ete retenue par sa peur insurmontable, avec quel plaisir elle eut offert elle-meme un morceau de sucre a la souris blanche, et eut vu cette charmante petite bete se poser sur sa main, sur ses bras, sur sa tete, obeir a ses ordres! Ce qui surtout piquait sa curiosite, c'etait de savoir quelle pouvait etre l'inscription gravee sur son collier d'argent; mais les lettres en etaient si petites, et les mouvements de Zizi si prompts et si frequents, qu'il etait impossible de distinguer la moindre chose. Enfin, apres avoir hesite longtemps a s'approcher de la souris blanche, Laure s'habitua par degres a ses bonds frequents, a ses gambades, aux differents exercices qu'on lui avait appris: peu a peu elle la vit sans effroi roder autour d'elle; et, un soir que, ravie de voir la souris faire la morte, elle laissa malgre elle echapper ces mots: "Zizi!... Zizi!" elle la sentit tout-a-coup monter sur ses genoux, sur sa tete, redescendre sur son epaule, s'y poser, s'y nettoyer le museau avec ses pattes de devant, puis venir sur sa main y prendre le petit morceau de sucre accoutume. Ce fut alors que la peureuse, plus d'a moitie guerie, put lire l'inscription gravee sur le collier de la souris, et qui portait ces mots: "J'appartiens a Laure." --Oui, s'ecria celle-ci avec une joie involontaire, je sens deja que tu me plairas autant que d'abord tu m'avais fait de frayeur. Comment ai-je pu me montrer assez sotte pour trembler, palir et frissonner de tout mon corps a l'aspect de petits animaux si timides d'eux-memes, et qui pourtant, malgre leur petitesse, ne craignent pas de nous approcher, de se fier a nous?... O ma chere Zizi! ajouta-t-elle en la caressant pour la premiere fois, tu m'as guerie a jamais de la fausse idee que je m'etais faite des animaux de ton espece, et d'autres bien plus petits encore dont j'avais la faiblesse de m'effrayer. Je vois que notre imagination nous aveugle souvent, et nous fait voir des dangers la ou il ne s'en trouve aucun; je vois que les insectes les plus hideux, et meme les animaux dont l'atteinte est venimeuse, ne nous feraient jamais le moindre mal si nous ne les excitions pas, soit par nos cris, soit par nos menaces, a exercer sur nous une legitime vengeance. Madame de Melval, enchantee d'avoir detruit dans sa fille un ridicule qu'elle eut conserve toute sa vie, et qui, sans aucun doute, eut nui a son repos et a son bonheur, lui confia qu'elle s'etait adressee a l'un de ces habiles oiseleurs de Paris, connus pour avoir le secret, ou plutot la patience d'habituer a l'exercice le plus familier ces souris blanches, dont l'espece est rare, et qui semble etre douee d'une intelligence remarquable. Elle lui apprit qu'on instruit ces jolis petits animaux au point de les faire obeir au commandement; qu'il en est qui dansent sur la corde tendue; que d'autres jouent du tambour de basque; que celles-ci font une partie des evolutions militaires, que celles-la mettent le feu a un petit canon, dont l'explosion ne leur cause aucune frayeur.... "Tu le vois, chere enfant, dit a Laure madame de Melval, il n'est rien que ne surmontent l'habitude et l'education, meme chez les animaux les plus delicats; et tu m'avoueras que lorsqu'une petite souris a l'adresse de faire la morte, de danser sur la corde, et surtout a le courage d'entendre, sans broncher, la detonation de la poudre a canon, nous sommes veritablement indignes de cette suprematie que le Createur nous a donnee sur tous les animaux, et tout-a-fait denues de cette supreme intelligence dont nous sommes si fiers, lorsque, par une faiblesse ridicule, par une frayeur pusillanime, nous nous placons au-dessous de ces memes animaux sur lesquels nous devrions regner." Laure, convaincue de ces verites frappantes, s'arma de courage et de resignation. On ne la vit plus frissonner et changer de couleur en apercevant une araignee traverser sa chambre, et meme grimper sur sa robe. Les papillons de nuit qui venaient le soir voltiger autour de la lampe, et les souris qu'elle rencontrait, bien qu'elles n'eussent ni la blancheur ni l'education de Zizi, ne lui firent plus pousser des cris effrayants, appeler a son secours. En un mot, elle s'habitua a voir de sang-froid les insectes les plus hideux; et, sans s'exposer imprudemment aux atteintes des animaux malfaisants, elle supporta leur vue, leur approche, et ne tarda pas a se convaincre que presque toujours la peur qu'on ressent nous fait seule beaucoup plus de mal que n'en pourrait faire l'objet meme qui la cause. LE COMITE DES BERGERES. C'est une erreur de croire qu'a la campagne on peut se livrer impunement a toutes les extravagances de son esprit, a toutes les imperfections de son caractere. A la ville, on est plus circonspect; on craint d'etre observe par des personnes dont on ambitionne le suffrage, et qui remarqueraient nos defauts; mais, aux champs, plus d'etiquette, plus de contrainte: on n'a nul interet a plaire a des laboureurs, a des vignerons, a des jardiniers, et l'on s'imagine que ces gens, occupes de leurs travaux, ne sont pas assez clairvoyants pour s'apercevoir du bien ou du mal que nous faisons. Telle etait l'opinion de Gabrielle Dostanges, fille unique d'un officier general retire du service. Celui-ci, pour se livrer entierement a l'agriculture, son occupation cherie, avait achete une terre sur les bords de l'Indre, qui partage en deux parties egales le beau jardin de la France: sites ravissants ou la nature semble etaler avec coquetterie tout ce qui peut charmer les yeux et interesser le coeur par de touchants souvenirs. C'etait dans le joli vallon de Courcay que le general Dostanges, veuf depuis quelque temps, avait acquis une terre ou il passait la belle saison. Pendant le reste de l'annee, il habitait Paris, ou sans cesse il s'occupait de l'education de sa fille, qu'il ne quittait jamais. Gabrielle avait une figure spirituelle; sa taille elancee etait pleine de graces, et son regard penetrant annoncait une imagination vive et le plus heureux naturel; mais, gatee par son pere, sur lequel son espieglerie meme avait le plus grand empire, elle se livrait a une dissipation continuelle, et souvent a des inconvenances qui diminuaient le vif interet qu'inspiraient au premier abord sa gaiete franche et ses heureuses saillies. Tantot elle coupait brusquement la conversation des personnes les plus respectables que reunissait le general, et les fatiguait bien souvent par mille questions pueriles; tantot elle se servait elle-meme a table, et s'appropriait tout ce qui pouvait flatter sa friandise ou son caprice. Mais ce qui paraissait le plus etrange, c'etait de voir Gabrielle s'echapper comme un jeune levrier sortant de l'attache, courir dans le parc, sur les bords de la riviere, sans chapeau, sans fichu; s'exposer, soit a l'ardeur d'un soleil devorant, soit a la fraicheur subite et dangereuse d'une pluie d'orage, et revenir, haletante et couverte de sueur, aupres de son pere, qui ne pouvait s'empecher alors de lui temoigner la vive inquietude que lui avait causee son absence. Mais Gabrielle, enhardie par l'inalterable bonte du general, lui repondait avec sa legerete ordinaire, et, lui sautant au cou: "Ne te fache pas, petit pere! a la campagne tout est permis. Toi-meme tu restes la journee entiere en casquette, en habit de chasse, et tu ne fais plus ta barbe que tous les quatre ou cinq jours, ce qui ne m'empeche pas de t'embrasser. Il est si doux de se debarrasser de la contrainte de la ville! Personne ici ne peut remarquer mes folies, et, a mon age, on a besoin de courir, de s'amuser." Le general, aussi faible avec sa fille qu'il etait severe avec le soldat, se laissait aller aux cajoleries de Gabrielle. Celle-ci gardait encore quelque convenance lorsque des personnes de la ville ou des chateaux voisins venaient le visiter; mais, des qu'elle etait seule avec son pere, elle reprenait ses habitudes et se livrait a toutes les extravagances que lui suggerait son imagination, et sur lesquelles l'aveuglait son inexperience. On etait a l'epoque de la fenaison: deja la majeure partie des prairies fertiles qu'arrose l'Indre dans son cours tortueux etait depouillee de sa parure, et des que les foins sont enleves, l'immense surface de ce beau tapis vert que la nature etale a nos yeux est couverte d'une quantite prodigieuse d'animaux de toute espece, qui, retenus dans leurs etables depuis plusieurs mois, accourent se repaitre de l'herbe nouvelle. Ces vaches, ces chevres, ces moutons, sont ordinairement surveilles par des bergeres de tout age, dont l'usage est de se reunir sous le premier ombrage qu'elles rencontrent; et la, tout en filant la quenouille ou en tricotant de gros bas de laine, elles forment un comite qui passe en revue les divers habitants des environs, rappelle les anecdotes recentes, approuve ou blame les mariages faits et a faire, exerce en un mot une critique inexorable envers et contre tous. Gabrielle n'avait pas de plus grand plaisir que d'aller chaque soir entendre ce comite; il se tenait le plus souvent au bas du parc du chateau, sur les bords de la riviere. Cachee sous un epais feuillage, elle pouvait, sans etre vue, preter une oreille attentive a tout ce qu'on disait. Tantot c'etait le recit d'une noce a laquelle on s'etait amuse aux depens des belles dames de la ville; tantot c'etait la peinture fidele et touchante du bonheur inexprimable de la vieille Marthe, dont le fils, conscrit, venait d'obtenir son conge de reforme. Enfin il ne se passait pas dans la contree le moindre evenement qui ne fut raconte, commente, augmente par le comite des bergeres. Mais quelle fut un jour la surprise de Gabrielle, lorsqu'elle entendit qu'elle-meme etait l'objet de la conversation et des rires satiriques de toutes ces villageoises! "Mam'zelle Dostanges, disait l'une, est une bonne petite enfant; mais elle est ben dissipee, ben familiere pour la fille d'un general.--Son pere la laissa faire tout c' qu'el' veut, dit une autre: aussi la rencontrons-nous partout seule, grimpant sur les arbres, montant sur nos anes, effarouchant nos moutons, et faisant un vacarme ni pus ni moins qu' si c'etait un p'tit polisson sortant d' l'ecole.--Je n' sommes que d' simples paysannes, ajoutait une troisieme, mais j'avons plus d' tenue qu' ca.--N' faudrait pas, repris une quatrieme, que j' fussions tenir a mon pere tout' les raisons qu'el' tient au sien: i' me r'leverait d' maniere a c' que j' n'y r'vinssions plus, et ca s'rait juste.--Eh ben! dit une autre bergere qui paraissait la plus maligne de toutes, ces d'moiselles, ces filles d' bourgeois, d' general, ca s' croit mieux induquees qu' nous; ca nous r'garde comme d'z especes grossieres, et pourtant ca n' nous vaut pas en fait d' respect filial ... non, ca n' nous vaut pas." Gabrielle, surprise et confuse, reconnut alors que nos fautes sont remarquees aux champs comme a la ville, et que, chez les bons et simples agriculteurs, les vertus domestiques sont cultivees avec plus d'exactitude peut-etre que chez les gens favorises de la fortune et dans un rang eleve. Mais bientot la vivacite de son caractere et son insouciance habituelle lui firent oublier cette premiere lecon. Elle reprit son train de vie, et se livra plus que jamais a toutes ses consequences. Le matin d'une des plus belles journees de l'automne, entrainee par son etourderie accoutumee, Gabrielle, nu-tete et les cheveux dans le plus grand desordre, vetue d'une robe sale et dechiree, ses souliers ecules et ses bas sur les talons, jouait au bout de l'avenue du chateau de son pere, sur le grand chemin, avec plusieurs petits garcons de son age, fils d'honnetes ouvriers des environs, et, parmi les espiegleries qui lui etaient passees par la tete, elle avait forme, sur des charpentes qui bordaient la grande route, une balancoire ou, juchee d'un cote, ses jupes relevees au-dessus des genoux, elle faisait la chouette a deux jeunes villageois places a l'autre bout de la piece de bois, et se livrait avec eux a tout ce que les jeux de l'enfance ont de plus bruyant, de plus evapore. Un officier, frere d'armes du general Dostanges, n'avait point voulu passer en Touraine sans le voir et l'embrasser. Il aborde la troupe folatre, et, s'adressant a Gabrielle, qu'il prend pour une petite fille d'ouvrier a qui la demoiselle du chateau a donne ses vieilles robes, il lui demande la chemin qui conduit a l'habitation de son ancien camarade: "La premiere allee d'arbres sur votre droite, repond la jeune espiegle; a la grille en face." A ces mots, elle descend de la balancoire, et, avec son obligeance naturelle, elle accompagne jusqu'a l'avenue l'etranger, qui lui met deux gros sous dans la main. Gabrielle rougit, et ne doute plus que l'inconnu ait cru voir en elle l'enfant de quelque pauvre ouvrier. Oh! combien elle souffrit de cette meprise! combien elle se repentit de s'etre oubliee jusqu'a ce point! Mais sa confusion redoubla lorsque, paraissant a table chez son pere, elle fut reconnue par l'etranger pour la petite fille qu'il avait assistee. Il raconta, avec la joyeuse franchise d'un militaire, ce qui s'etait passe. Le general, pour la premiere fois, ne put s'empecher de faire a sa fille des reproches serieux. Il exigea qu'elle porterait pendant un mois, dans un coin de sa bourse, les quatre sous qu'elle avait recus, afin de se rappeler a quel point elle s'etait exposee sur une balancoire formee a l'improviste avec des bois de charpente, qui pouvaient l'estropier ou blesser les jeunes villageois qu'elle associait a ses extravagances. Gabrielle obeit, et obtint de son pere que cette aventure humiliante resterait inconnue; mais, peu de jours apres, lorsqu'elle alla de nouveau entendre le comite des bergeres, elle eut la penible conviction que tout leur avait ete revele. Quelles plaisanteries mordantes elle entendit sur son compte! Oh! que les deux gros sous qu'elle etait condamnee a porter sans cesse lui parurent pesants! "Eh quoi! se disait-elle, rien ne peut donc echapper a ce comite des bergeres!" Peu de temps apres elle en eut une preuve plus convaincante encore, et qui fit sur elle une impression decisive et salutaire. Aveuglee par l'extreme tendresse de son pere, Gabrielle s'abandonnait plus que jamais a toutes ses etourderies, et devenait, sans s'en apercevoir, d'une indocilite dont le general Dostanges souffrit quelque temps en silence, mais sur laquelle il finit par eclater avec une vivacite qui effraya sa fille, et lui fit sentir qu'il est souvent des bornes pour l'indulgence. M. Dostanges avait les yeux trop clairvoyants, et surtout trop grand usage du monde, pour ne pas s'apercevoir des defauts de sa fille. L'amour-propre, dompte longtemps par l'amour paternel, se livra donc a toute son explosion. Gabrielle avait deux serins qu'elle aimait beaucoup; mais, trop legere pour les soigner elle-meme, elle les confiait a la garde particuliere d'une femme de charge dont l'obligeance et la bonte ne pouvaient etre comparees qu'a l'attachement qu'elle portait a sa jeune maitresse. Le couple cheri preparait sa couvee, et deja deux petits oeufs ornaient le nid qui leur etait destine. La cage habitee par les deux serins etait suspendue au plafond de la chambre a coucher de Gabrielle, d'ou on la descendait au moyen d'une poulie. La corde a laquelle cette cage etait attachee commencait a s'user, sans qu'on s'en fut apercu. Un matin que l'excellente femme de charge descend l'habitation des serins pour y renouveler les graines accoutumees, la corde se rompt, la cage tombe sur le parquet, et les deux oeufs, objet de la plus tendre esperance, sont brises, au grand regret de celle qui les soignait avec tant de zele et d'assiduite. On concoit quel fut le chagrin de Gabrielle: il etait legitime; mais ce qui ne le parut pas aux yeux du pere, ce furent les lamentations outrees de sa fille. Elle voulut faire gronder la femme de charge, bien innocente de ce malheur, et la priver peut-etre de la confiance dont l'honorait le general. Les plaintes de la jeune etourdie furent si ameres, ses reproches a la pauvre femme de charge furent si accablants, que M. Dostanges, souvent trop indulgent pour mille extravagances, mais qui etait inexorable pour les vice du coeur, s'emporta contre Gabrielle avec une telle violence, que celle-ci en fut terrifiee. Il lui fallut fuir la presence d'un pere qu'elle aimait, et passer le reste de la journee dans sa chambre, d'ou elle ne sortit que le lendemain, aux sollicitations reiterees de l'excellente femme qu'elle avait traitee avec tant d'injustice et de cruaute. Cette aventure avait fait une vive impression sur notre enfant gatee. Elle fut tenue secrete, et Gabrielle esperait bien quelle resterait dans l'oubli; mais, la premiere fois qu'elle se rendit dans le bosquet solitaire aupres duquel se formait le comite des bergeres, elle les entendit s'egayer en ces mots sur son compte: "Voyez-vous c't' injustice, c't' inhumanite, disait l'une, d' vouloir faire chasser la femme d' charge du chateau pour un p'tit accident qu'ell' n' pouvait prevoir!--Ca s'imagine, disait l'autre, qu'on n' doit jamais broncher, parc' qu'on est a son service.... Vouloir perdre une brave femme qui tant d' fois l'a portee sur ses bras; et ca pour deux oeufs d'serins! --J' n'aurais jamais cru ca d'elle, ajoutait une troisieme: fiez-vous donc a toutes ces mam'zelles! Ca vous enjole, ca rit avec vous; et puis ca vous plante la pour la plus petite faute.--Quoiqu' ca, dit a son tour une quatrieme, je n' suis pas fachee d' la chose, puisqu'elle a fait ouvrir les yeux a c' bon general sur les defauts d' sa fille. I' m' parait qu'il l'a m'nee vertement, et il a ben fait.--Faut nous en amuser, dit en riant une cinquieme, la plus espiegle de la bande: la premiere fois qu'ell' nous abord'ra, j' l'i d'mand'rons si ses s'rins sont eclos, si ell' recompense ben la brave femme qui les soigne; enfin, si son pere s'amuse toujours d'ses espiegleries.--Oui, oui! s'ecrient a la fois toutes les bergeres, ca nous divertira...." Et aussitot mille eclats de rire suivirent ce complot, qu'autorisait l'extreme familiarite de Gabrielle avec toutes les jeunes paysannes des environs. Mais celle-ci sut eviter les questions que se proposaient de lui faire les bergeres reunies. Elle sentit que si l'on doit traiter avec egard et bonte tous ceux qui travaillent a l'agriculture, on peut en meme temps garder la dignite qui nous appartient, et savoir se respecter soi-meme. Il se fit en elle un changement remarquable: plus de disparitions imprevues, de demarches evaporees, plus de balancoire sur la grande route, et que rappelaient sans cesse les deux gros sous que Gabrielle portait encore dans sa bourse; plus de ces criailleries apres les petits garcons du voisinage; plus de reproches amers a la femme de charge, pour laquelle on la vit redoubler d'estime et d'egards. Elle soigna elle-meme ses serins, et bientot ils lui donnerent une seconde couvee qui fut heureuse. A table, elle ne mangea que ce que lui donnait son pere, et ne se mela qu'avec une extreme reserve aux toasts qu'il lui faisait porter avec ses anciens freres d'armes. En un mot, Gabrielle devint aussi sensee qu'elle avait ete distraite, etourdie; aussi digne, aussi decente qu'on l'avait vue familiere, evaporee; et, si quelquefois il lui echappait encore quelques fautes legeres, elle s'empressait de les reparer, certaine qu'elles seraient aussitot divulguees par les gens du chateau, et qu'elles exciteraient la critique et les rires vengeurs du comite des bergeres. LA ROBE DE GUINGAMP. Si l'on calculait bien tous les avantages que produit l'urbanite, tout le charme qu'elle repand sur notre vie et surtout les meprises facheuses qu'elle nous evite, on se ferait un devoir constant d'etre affable pour tout le monde, de ne jamais mesurer les egards qu'on doit aux personnes qui nous abordent sur leur exterieur, sur leur vetement, sur leurs manieres simples et souvent prises a dessein de cacher un grand nom, une haute celebrite. Il ne suffit pas d'avoir une education soignee, des talents, de l'esprit, d'aimables reparties; tout cela n'est rien si l'on ne sait pas l'accompagner de cette amenite sans adulation, de ce ton prevenant et digne qui concilie tous les suffrages, subjugue tous les coeurs; et, comme le dit une femme celebre dont les ecrits sont devenus un modele inimitable: "_La delicatesse est la grace de la bonte._" Madame Dastrol, veuve d'un ingenieur en chef des ponts et chaussees, habitait une tres belle maison de campagne, situee aux environs d'Amboise, pres du chateau de Chanteloup, remarquable par les souvenirs historiques qu'il retrace, et surtout par cette pagode chinoise a sept etages du haut de laquelle on decouvre quatorze villages, et l'on domine sur l'admirable jardin de la France, arrose par la Loire, qu'on suit de l'oeil pendant vingt-cinq lieues qu'elle parcourt. Ce point de vue, l'un des plus etendus, l'un des plus riches de toute la contree, attire ordinairement les etrangers qui sejournent dans la Touraine, et plus d'une fois leur curiosite satisfaite et la beaute du site les conduisaient jusqu'a la belle habitation de madame Dastrol, qui n'en etait distante que d'une demi-lieue. Cette dame avait deux filles: Delphine et Eugenie. Autant l'une aimait le faste et la parure, et desirait avoir tout ce que la mode peut inventer, autant l'autre etait simple et peu recherchee dans ses vetements. La robe du moindre prix, les cheveux releves avec un peigne d'ecaille, une collerette de gaze unie, et des brodequins de toile ecrue: telle etait la parure ordinaire d'Eugenie. Delphine, au contraire, portait toujours une robe d'etoffe rare et nouvelle, faite a la derniere mode et surchargee de garnitures, un canezou garni de riches dentelles; et sur son chapeau d'une forme outree se melaient blondes, plumes et rubans. Chaque jour c'etait une nouvelle ceinture a la grecque, a l'ecossaise; un large bracelet, orne de turquoises, couvrait chacun de ses bras, qu'il serrait au point de gener le mouvement de ses mains; et des guetres de chez Steiger enlacaient si fort le bas de la jambe et le pied, qu'elle ne pouvait marcher sans eprouver une vive douleur; mais que ne sacrifierait-on pas a l'empire de la mode? On concoit facilement que cette difference de gouts et de penchants qui existait entre les deux soeurs influait beaucoup sur leur caractere et sur leurs affections. Delphine ne faisait cas que des personnes dont la parure et l'exterieur annoncaient un haut rang, une grande fortune; Eugenie ne s'attachait qu'aux qualites du coeur, et ne jugeait des individus que par l'expression de leur langage et tout ce qui annoncait une ame pure, elevee. Elle avait moins de jeunes amies que sa soeur; mais le peu qu'elle possedait lui offrait un juste retour des tendres epanchements de son esprit et de son coeur. Un jour, c'etait vers la mi-septembre, epoque de l'equinoxe, qui attire assez souvent des pluies abondantes et produit des orages, Delphine et Eugenie venaient de rentrer, avec leur mere, d'une longue promenade, et n'avaient eu que le temps d'echapper a une ondee, lorsqu'elles apercurent des croisees du salon deux etrangeres qui traversaient a pied la grande cour, et se refugiaient sous une remise, pour s'y mettre a l'abri de la pluie. L'une paraissait agee d'environ cinquante ans; elle etait modestement vetue et portait sur la tete un chapeau de paille sans autre ornement qu'un ruban entourant la forme et venant nouer sous le menton. Une jeune personne de douze a treize ans, habillee plus simplement encore, l'accompagnait. Sa petite robe de guingamp sans garnitures etait serree autour de sa taille par un ruban noir; elle avait pour coiffure une capote de taffetas dont la couleur paraissait un peu alteree par le soleil; un foulard noue a son cou et des souliers de peau noire: telle etait la toilette de la jeune inconnue. L'orage devenant plus violent et la pluie continuant a tomber, madame Dastrol, qui avait une ame trop elevee pour manquer en ce moment aux devoirs de l'hospitalite, fit inviter ces deux dames a se rendre au salon. Elles accepterent; et tandis que la maitresse de la maison allait au-devant d'elle, ses deux filles etudiaient les etrangeres, et principalement la jeune personne, qui paraissait etre de leur age. Delphine, des le premier coup d'oeil, fut convaincue, a l'aspect de la robe de guingamp et de la capote verte, que celle qui les portait n'etait ni riche ni d'un rang distingue. Elle ne lui fit en consequence qu'un accueil froid et reserve. Eugenie, au contraire, des les premieres paroles que prononca la jeune etrangere, a son maintien, a son geste gracieux, et surtout a la noble expression de sa figure, la jugea digne du plus vif interet et de tous ses egards. Madame Dastrol recut les deux inconnues avec urbanite. Plus habituee que ses filles a juger des personnes au premier abord, elle etudia de son cote la dame qui servait de guide a la jeune personne, et fut convaincue que c'etait une femme de merite, chargee peut-etre de diriger l'education de sa jeune compagne. "Nous nous sommes laisse entrainer par le charme de la promenade, dit cette dame en regardant sa jeune eleve, et lui faisant un signe de discretion, et, quoique seules, a pied, nous nous sommes ecartees de notre demeure beaucoup plus que je ne le pensais. Ces beaux sites de la Touraine vous entrainent malgre vous.... Vous devez etre lasse, chere Isabelle, ajouta-t-elle avec expression, et, si ces dames veulent bien le permettre, nous nous reposerons ici quelques instants.--J'ose exiger davantage, reprit madame Dastrol: la pluie est loin de cesser; il est quatre heures et demie; veuillez accepter un diner de famille que je vous offre sans ceremonie; et, dans la crainte ou vous seriez qu'on ne fut chez vous inquiet de votre absence, je puis y envoyer un de mes gens.--C'est inutile, Madame, repond la jeune personne, notre diner se fait ordinairement a deux heures; et, des qu'il est termine, nous sommes dans l'usage, ma bonne amie et moi, de consacrer le reste de la soiree a de longues promenades, ou nous nous plaisons a etudier la nature, a converser avec tous les bons agriculteurs." Cette revelation des deux etrangeres, de diner tous les jours a deux heures, fit croire a Delphine qu'elles etaient de cette classe moyenne du peuple qui fait ses quatre repas, et qu'elles appartenaient a quelque honnete ouvrier, a quelque simple artisan. La jeune Isabelle, de son cote, etudiait mesdemoiselles Dastrol avec la plus grande simplicite; elle affectait meme de se ranger dans la classe dont la croyait etre l'ainee des deux soeurs; mais la cadette semblait apercevoir le voile adroit dont se couvrait la charmante inconnue; et plus celle-ci cherchait a s'abaisser, plus la bonne et clairvoyante Eugenie redoublait de prevenances et de soins. "Si le mauvais temps continue, dit la dame, nous resterons aupres de vous avec un grand plaisir; mais c'est a condition que nous ne derangerons point l'heure de votre diner, et que vous nous permettrez d'accepter seulement quelques fruits, lorsqu'on vous servira le dessert." Tout fut execute ainsi qu'on en etait convenu. Madame Dastrol, encouragee par l'extreme simplicite de ses deux hotes, dont la conversation avait toutefois une aisance, un charme inexprimables, ne se fit aucun scrupule de se mettre a table avec ses filles. Delphine ne cessait de traiter avec un ton de protection la jeune Isabelle: celle-ci, tout en remplissant envers elle les petits devoirs de societe avec une touchante modestie, adressait le plus souvent la parole a Eugenie, et cherchait a etablir entre elles cette douce communication de deux jeunes coeurs qui s'essayent et se conviennent. Enfin l'on servit le dessert: Eugenie profita de cette occasion pour se livrer au tendre penchant que lui inspirait la jeune inconnue: elle lui offrit avec empressement les plus beaux fruits de la saison, du laitage frais et des gateaux qu'elle-meme avait faits le matin. Elle accompagna ces offres de tout ce que l'esprit a de plus gracieux, de tout ce que le coeur a de plus touchant. Delphine riait sous cape de la deference de sa soeur, et se disait tout bas qu'elle etait bien dupe de temoigner tant d'egards a une robe de guingamp, a une capote verte fanee, et surtout a de petites gens qui dinent a deux heures. A peine fut-on sorti de table, que la nuit commencait a couvrir l'horizon; et la pluie, si frequente dans cette saison, continuait a tomber. "Y a-t-il loin d'ici a votre demeure? dit madame Dastrol a ses deux convives.--Trois quarts de lieue environ, repond la plus agee.--Nous habitons le chateau d'Amboise, repond naivement la plus jeune, a qui son guide fit un signe de s'observer.--En ce cas, reprend madame Dastrol, je vais vous faire conduire dans ma caleche fermee: vous ne pourriez, par ce temps affreux, vous rendre a votre destination sans exposer votre sante." Delphine ne put encore s'empecher de sourire avec ironie; et, remarquant la satisfaction qu'eprouvait la jeune Isabelle a la proposition de sa mere, elle dit a sa soeur, assez haut pour que la jeune inconnue put l'entendre: "Je gagerais bien que c'est la premiere fois que la robe de guingamp va rouler en caleche." Les ordres de madame Dastrol furent executes: elle conduisit elle-meme jusqu'a la porte du vestibule les deux etrangeres, qui lui adresserent les plus affectueux remerciments. La jeune Isabelle, en montant en voiture, serra la main d'Eugenie, en lui disant qu'elle esperait renouveler une entrevue qu'elle devait au plus heureux hasard. Elle fit un salut de simple politesse a Delphine, qui le lui rendit avec un air de superiorite dont ne put s'empecher de sourire la jeune inconnue. "Elles sont fort aimables, dit madame Dastrol.--Tout-a-fait bien pour de petites gens, dit a son tour Delphine.--De quelque classe que soit la jeune personne, ajoute Eugenie, je serais heureuse et fiere de son amitie. J'ai remarque qu'a travers sa simplicite modeste regnait une certaine dignite qui impose en meme temps qu'elle attache.--Cela ne l'a pas empechee, reprend gaiement Delphine, d'expedier, au dessert, deux grosses peches, une douzaine de figues, trois gateaux, et la moitie d'une assiette de chasselas.... Ces petites gens, ca devore.--Et pourquoi, repond vivement Eugenie, n'eut-elle pas mange avec plaisir ce qui lui etait offert de si bon coeur? Quand nous parcourons les environs, et qu'apres une longue promenade nous entrons chez l'un de nos fermiers, nous devorons de meme leurs fruits, leur laitage: et ils en sont ravis.--Parce que notre presence les flatte et les honore, ma soeur; mais je suis loin de croire que les deux etrangeres soient dans le meme cas envers nous, et tout me prouve qu'elles ne peuvent appartenir qu'a une classe obscure." Comme elles discouraient ainsi, la caleche se fit entendre dans la cour d'entree, et bientot le cocher de madame Dastrol vint les instruire qu'a peine avait-il conduit ces dames a deux cents pas de l'habitation, il avait rencontre deux piqueurs a la livree d'un prince du sang royal, courant a toute bride, et qui lui avaient demande s'il n'aurait pas rencontre dans son chemin une dame d'un certain age, accompagnee d'une jeune personne d'environ douze ans; et que tout-a-coup, les apercevant dans la caleche, ils s'etaient decouverts avec respect, et leur avaient raconte toute l'inquietude que ressentait l'auguste mere de Mademoiselle, a cause du temps affreux qui regnait depuis trois heures; et les ordres qu'avait donnes Son Altesse royale d'aller a leur rencontre.... "A ces mots, ajoute le cocher, arrive une berline a quatre chevaux, dans laquelle montent la jeune princesse et sa digne institutrice, en me donnant deux pieces d'or et me remerciant, du ton le plus affable, de la peine que j'avais eue a les conduire." "Quoi! s'ecrie Eugenie, cette personne si simple et si modeste est une princesse du sang! je me doutais bien, malgre tout ce que pensait ma soeur, que c'etait une demoiselle distinguee; mais je n'aurais jamais cru qu'elle fut nee dans un aussi haut rang.--Qui jamais se serait attendu a cela? dit Delphine, stupefaite de ce qu'elle venait d'entendre. Mais pourquoi, lorsqu'on est princesse, venir chez les gens en robe de guingamp, pas trop fraiche encore, en manches en amadis, et en capote de taffetas fane?--Cela ne m'etonne point, leur repond madame Dastrol. La jeune princesse Isabelle appartient a une mere si parfaite, si simple dans ses gouts, et faisant si peu de cas du faste exterieur! Son bonheur, son occupation continuelle, est d'elever ses filles dans cette simplicite de moeurs qui prouve aux princes que c'est moins par l'eclat de la naissance qu'ils se font remarquer que par les qualites du coeur et par cette heureuse habitude de se confondre, avec une noble retenue, parmi toutes les classes utiles de la societe." On apprit en effet, dans tout le pays, que les augustes proprietaires du chateau d'Amboise s'y etaient arretes la veille, en revenant de visiter les Pyrenees, et qu'ils ne devaient y passer que deux jours. "Quel dommage! s'ecriait Eugenie: je ne verrai plus ma charmante princesse Isabelle; je n'entendrai plus parler d'elle...." Elle se trompait. Le lendemain matin, au moment ou madame Dastrol dejeunait avec ses filles, et qu'elles s'entretenaient de l'etrange aventure qui leur etait arrivee, entre dans la cour de leur habitation un des piqueurs que le cocher avait rencontres la veille, portant une corbeille couverte de taffetas vert. Il entre, et annonce qu'il est envoye par Son Altesse Royale pour remettre a ces demoiselles un gage de sa reconnaissance. On s'empresse d'ouvrir la corbeille; elle contient deux billets de la main de la jeune princesse: l'un est adresse a Eugenie, a laquelle Son Altesse Royale offrait un riche bracelet, orne de son portrait en costume de princesse, et contenu dans un ecrin de maroquin rouge. Elle la remerciait, avec autant de grace que d'affection, des egards qu'elle lui avait temoignes, quoiqu'elle fut sous de simples habits. Delphine s'imagine trouver a son tour un cadeau de la charmante princesse; elle ouvre avec empressement l'autre billet qui lui est adresse, et lit ces mots: "Je suis si confuse, Mademoiselle, d'avoir ose me presenter chez vous sous des vetements qui vous ont induite en erreur, que j'ai pense ne pouvoir mieux expier ma faute qu'en lacerant cette robe qui m'a privee du bonheur de vous interesser et de vous plaire.... Chaque fois qu'il vous plaira d'y porter les yeux, dites-vous bien: La personne que j'ai traitee avec dedain en a beaucoup ri; elle n'a souffert que de mon indifference." Delphine ouvre le paquet a son adresse; elle y trouve en effet la robe coupee en petits morceaux. Elle rougit de confusion, de repentir peut-etre, et ne put jamais rencontrer dans le monde une jeune personne en robe de guingamp sans se rappeler la lecon qu'elle avait recue, et qu'elle avait si bien meritee. LE JEUNE PECHEUR OU LES BORDS DE LA LOIRE. Parmi les sites de la Touraine, si bien nommee le jardin de la France, les plus riches, les plus riants, sont les rives de la Loire, depuis Tours jusqu'a Saumur. On dirait que le Createur prit plaisir a y reunir tout ce qui peut charmer les yeux; on dirait que l'histoire voulut y accumuler les souvenirs les plus varies, les plus interessants. La s'eleve une fameuse tour de Guise, ou le _Balafre_, Charles de Lorraine, expia par une longue detention la revolte qu'il avait excitee contre son souverain legitime. En deca, et tout pres de la ville de Tours, sont les vestiges de ce chateau d'horrible souvenance, de ce _Plessis_ ou Louis XI livrait a l'executeur ceux qui s'opposaient a ses idees gouvernementales. Sur l'autre rive, en face, parait sur une eminence cette memorable butte ou se reconcilierent Henri III et le jeune roi de Navarre, qui deja faisait presumer quelle serait pour les Francais l'heureuse influence de son nom et de son epee. Non loin est le chateau de Luynes, ou gisent les restes de ce connetable qui mourut victime d'une ridicule ambition. Un peu plus bas, et sur la meme cote, on decouvre la pile de _Cinq-Mars_, qui rappelle la fin tragique d'un guerrier fameux, decapite avec ses quatre fils, et offrant une grande lecon aux credules favoris des rois. En face, et de l'autre cote du fleuve, les tourelles du chateau gothique au pied duquel est nee la celebre madame _Dacier_.... Voila ce que, dans l'espace de quelques milles, offrent a l'oeil et a l'imagination les admirables bords de la Loire. Un pays aussi delicieux, un sol aussi fertile, qu'embellit presque toujours un ciel pur et serein et que feconde une douce temperature, portent dans les sens un charme ravissant, une quietude qu'on eprouve a chaque fois qu'on respire. On n'y a d'autre idee que de couler paisiblement la vie et de cooperer au bonheur de ses semblables. Nulle part l'hospitalite n'est exercee avec plus de bonhomie et de franchise; nulle part on ne ressent plus vivement la jouissance d'une bonne action: on regarde comme tout naturel de faire participer ses semblables au bonheur qu'on eprouve. Caroline du Theil, fille d'un riche banquier de Paris, etait venue passer une partie de l'ete chez sa jeune amie Pamela de Mericourt, dont la mere, veuve d'un receveur general, possedait un vaste et beau domaine sur la rive droite de la Loire, entre Luynes et Langeais, presque en face de l'ile Berthenay, si remarquable par sa fertilite, se trouvant a la jonction du Cher et de la Loire. Il existait entre ces deux jeunes personnes une parfaite analogie de gouts et de penchants: se faire aimer de tous ceux qui les approchaient, et particulierement des simples agriculteurs; repandre dans les familles necessiteuses des secours, des consolations, cacher surtout, autant qu'il etait possible, leurs bienfaits sous le voile du mystere: telles etaient les habitudes, les jouissances des deux petites amies. On les voyait chaque jour diriger leurs promenades dans les hameaux des environs, et les habitations couvertes de chaume les attiraient plus particulierement. Plus d'une fois elles y deposerent ce qu'elles recevaient de leurs parents, et les privations memes qu'elles s'imposaient devenaient pour elles un tresor. Cette association de bienfaisance leur attirait l'attachement et la consideration de tous les habitants de la contree: c'etait au point qu'elles ne pouvaient se montrer dans le plus petit hameau sans y recueillir de touchantes benedictions. On ne parlait partout que des bonnes petites amies: hommes, femmes, vieillards, enfants, tous les designaient du doigt dans leurs promenades, tous leur souhaitaient a l'envi le bonheur qu'elles meritaient. Un jour qu'elles parcouraient les bords de la Loire qui longent les murs du chateau de madame de Mericourt, elles entendirent des gemissements sortir d'une humble cabane de pecheur: elles s'arretent, s'approchent, pretent une oreille attentive, et ces mots viennent exciter leur interet, leur curiosite: "Pauvre petit! bientot tu n'auras plus d'pere.... Il va partir pour aller bien loin, bien loin ... nous ne le reverrons jamais!... O mon enfant! comment f'rai-je pour te nourrir?... Ah! pourquoi t'ai-je donne la vie!..." Ces paroles, prononcees avec l'accent du desespoir, emurent profondement Caroline et Pamela. Elles ne purent resister a l'envie d'entrer dans la cabane, ou elles trouverent une jeune femme de dix-huit a vingt ans, d'une figure interessante, noyee de larmes, et allaitant un faible enfant dont l'innocent sourire annoncait qu'il ne pouvait encore ni comprendre ni partager la douleur de sa mere. Celle-ci, pressee de questions par les deux inseparables sur la cause de son chagrin, leur apprit qu'elle etait la femme d'un jeune pecheur nomme Jean-Pierre; que celui-ci, se croyant sauve de la conscription, d'apres la visite qu'il avait subie et qui l'avait declare trop faible pour le service maritime, s'etait marie en toute confiance; mais, apres quinze mois de menage et d'union la plus heureuse, au moment enfin ou son metier de pecheur devenait lucratif, il venait de recevoir l'ordre de se rendre a Brest, pour servir en qualite de matelot. "Eh! comment, dirent les deux petites amies a la jeune femme, n'avoir pas fait usage de son acte de reforme? --Impossible de nous l' procurer, mes bonnes demoiselles: les bureaux d' la marine, alors etablis a Tours, ont ete transportes dans je n' sais quelle autr' ville, et mon pauvre Jean-Pierre doit partir apres-d'main. Si du moins j' pouvais le suivre!... mais c't enfant qu'il faudrait porter sur mes bras, et mon vieux pere infirme, qui d'meure a Berthenay, et dont j' suis l'unique soutien.... Non, non, Dieu l' veut; il faut nous separer, nous quitter pour toujours! Pourvu que l'chagrin n' tarisse pas mon lait, et que j' pussions continuer a nourrir mon pauvre enfant! ca s'rait du moins une consolation...." Ce recit toucha vivement Caroline et Pamela: elles ne songerent plus qu'au moyen d'empecher Jean-Pierre de quitter sa femme et son enfant. Mais comment s'y prendre? de pareils obstacles sont si difficiles a surmonter! et c'est dans deux jours que doit partir le jeune pecheur.... Le hasard repondit aux bienfaisantes intentions des deux jeunes amies. Parmi les personnes de distinction qui venaient visiter a son chateau madame de Mericourt, etait un officier couvert d'honorables cicatrices, et qui jouissait dans toute la Touraine de la plus haute consideration. Il joignait aux qualites du vrai brave cette douce urbanite du grand monde, et, dans plusieurs circonstances, il avait prouve le vif interet qu'il portait a tous les etres souffrants. Caroline et Pamela resolurent de s'adresser a lui pour le succes de leur entreprise, et la Providence voulut que le lendemain meme le general, qui finissait sa tournee departementale, vint diner au chateau. Oh! de combien d'egards et de prevenances elles entourerent cet excellent homme! Il ne savait a quoi attribuer toutes les choses flatteuses que lui adressaient les deux petites amies, et bientot il devina qu'elles avaient un secret a lui communiquer. Il se fit donc un devoir d'en provoquer la revelation, et promit d'employer tout son credit pour obtenir la delivrance du jeune pecheur. Plusieurs jours s'ecoulerent sans qu'on put avoir la moindre nouvelle, et Jean-Pierre, d'apres l'autorisation du general, etait reste a sa cabane jusqu'a la determination qu'on prendrait sur son sort. Que d'inquietudes, que de tourments eprouverent Caroline et Pamela! Mais ils n'etaient rien en comparaison des angoisses mortelles qu'on ressentait dans l'humble cabane du pecheur. Il est dans la justice militaire de ces delais indispensables, ou plutot de ces precautions imperieusement ordonnees, et qu'on ne saurait enfreindre. Enfin, au bout de quinze jours environ, l'on apercoit, des croisees du chateau, le general arriver a toute bride; il etait suivi d'un simple dragon. La gaiete semblait peinte sur sa figure. Il entre au salon, et, sans proferer une seule parole, il remet aux deux petites amies le conge de reforme de leur cher protege. Rien ne pourrait exprimer la joie de Pamela et de Caroline. Elles s'elancent dans les bras du general, l'embrassent comme un tendre pere, et, sans perdre un seul instant, elles volent a la cabane du pecheur et lui remettent l'ecrit precieux qui lui rend la liberte, le bonheur et la vie. Aussitot le pere et la mere de l'enfant, en ce moment meme dormant dans son berceau, tombent aux pieds de leurs jeunes protectrices. L'emotion qu'ils eprouvent leur coupe la voix; ils respirent a peine, et, les mains tendues vers le ciel, ils invoquent Dieu pour la conservation de celles a qui ils sont redevables d'un evenement aussi inespere. "Je resterai donc aupres de ma femme! s'ecrie enfin Jean-Pierre avec le delire de la joie. Je pourrai travailler pour subvenir aux besoins de son vieux pere, a la nourriture de notre cher enfant!--Pauvre petit! dit a son tour la jeune mere, tu ne seras donc pas orphelin; il ne m' faudra pas aller implorer la pitie publique pour elever ton enfance! et vous, mon pere, vous ne manquerez de rien jusqu'a votre dernier jour.... Jean-Pierre nous est rendu!..." Prenant aussitot l'enfant, qui s'eveillait, elle le presente a ses deux bienfaitrices, auxquelles l'innocente creature semble offrir en ce moment le doux sourire de la reconnaissance. Quelque temps s'ecoula; les deux amies n'allaient plus aussi souvent a la cabane du pecheur: c'eut ete, en quelque sorte, exiger de la part de cette pauvre famille de nouvelles preuves de gratitude; mais, chaque fois qu'elles etaient rencontrees par Jean-Pierre ou par sa femme, elles ne pouvaient se soustraire a la vive expression des sentiments qu'elles leur avaient inspires. La Providence offrit bientot a ces honnetes gens l'occasion de reconnaitre ce que Caroline et Pamela avaient fait pour eux, et ils la saisirent avec un empressement qui merite d'etre decrit, et qui prouvera que toujours une bonne action trouve sa recompense. On etait au milieu de l'automne; madame du Theil possedait a l'ile de Berthenay une ferme considerable que souvent elle allait visiter. Il lui fallait pour cela traverser la Loire dans une espece de bac ou de bateau public, ou chaque jour passaient et repasssient les nombreux agriculteurs qui se rendaient a leurs travaux avec leurs betes de somme. Caroline et Pamela reconnurent, dans le trajet, Jean-Pierre, occupe a pecher, et qui leur exprima du geste et de la voix tout le bonheur qu'il eprouvait. Il resta decouvert, et les suivit des yeux jusqu'a ce qu'elles fussent echappees a sa vue. Les belles rives de la Loire etaient, ce jour-la, couvertes d'un brouillard epais qui en voilait toute l'etendue et toute la splendeur. La prevoyante mere eut pu sans doute choisir un jour plus serein; mais il y avait a sa ferme un retour de noces que donnait le fermier, dont le fils aine venait d'epouser la fille d'un riche agriculteur des environs. L'assemblee etait nombreuse, et la presence de madame du Theil, de Caroline et de Pamela, ne fit qu'augmenter encore la joie de ces bonnes gens. Le festin fut suivi d'une danse: elles partagerent si vivement la joie et les plaisirs dont elles etaient environnees, qu'elles y passerent une partie de la nuit. Il fallut, au retour, reveiller les deux bateliers qui dirigeaient le bac; et ceux-ci, moitie accables de fatigue, negligerent de prendre les precautions necessaires pour la surete du passage. Les eaux du fleuve avaient eprouve une crue considerable. Elles egarerent les bateliers, qui perdirent les courants accoutumes. Tout-a-coup le grand cordage casse, les avirons des passeurs deviennent trop courts pour atteindre jusqu'au fond du fleuve; et, malgre tous leurs efforts, le bac est entraine par la force des eaux. Leurs cris de frayeur retentissent vainement jusqu'au rivage; personne ne vient a leur secours. Le brouillard, devenu plus epais, augmente encore la dangereuse position ou se trouvent dix a douze personnes qui, les mains tendues vers le ciel, implorent la celeste misericorde. Madame du Theil tenait pressees contre son sein Caroline et Pamela: celles-ci, pour ne pas l'effrayer, gardaient un morne silence. Deja le bac, tournant plusieurs fois sur lui-meme, avait heurte contre plusieurs bancs de sable. Encore quelques instants, et il allait etre englouti dans un abime qu'il etait impossible d'apercevoir. Enfin, arrive une petite barque de pecheur que dirigeaient, a force de rames, un jeune homme et une jeune femme attires par les cris lamentables qui se faisaient entendre, et parmi lesquels ils avaient distingue ceux de madame du Theil. C'etait Jean-Pierre et sa fidele compagne. A ces cris dechirants d'une mere, repetes par les personnes dont elle etait environnee, et qui avaient retenti jusque dans la cabane du pecheur, il s'etait reveille en sursaut, et, se rappelant avoir vu passer ses deux jeunes bienfaitrices, seconde par sa femme, aussi empressee que lui de les secourir, il venait les sauver ou s'engloutir avec elles dans l'abime. Il etait temps; le bac n'en etait pas a vingt brasses d'eau. Caroline et Pamela reconnaissent Jean-Pierre et cedent a ses vives instances. Elles passent des bras de madame de Theil dans ceux du jeune pecheur; et toutes les trois elles sont transportees au rivage avec plusieurs autres personnes de leur societe. Tout le reste se sauva a la nage, an moment ou le bac fut submerge, excepte les deux bateliers: victimes de leurs efforts, de leur audace, ils ne purent eviter la mort qui les menacait. Quelle ivresse eprouverent le pecheur et sa femme a la vue de l'honorable famille qu'ils avaient sauvee, et surtout de ces deux jeunes associees de bienfaisance auxquelles ils etaient redevables de leur bonheur! Avec quel empressement ils firent secher leurs vetements, ils rechaufferent a force de baisers leurs mains glacees par la frayeur, et leur offrirent un breuvage pour calmer leurs sens agites! La reconnaissance se prouve encore mieux par les actions que par les paroles; et les pauvres gens ont une maniere de l'exprimer qui touche et penetre le coeur. "Le ciel a donc permis, s'ecriait Jean-Pierre, que j' puissions, non pas nous acquitter, c'est impossible, mais du moins vous donner des preuves d' not' respectueux attachement!--Oh! comme j'avons tressailli, dit a son tour la jeune femme, en entendant vos cris plaintifs, ces voix si cheres qu' j'avons r'connues sans peine! J'ons a l'instant meme laisse not' pauvre enfant a la grace de Dieu, pour voler a vot' secours, bien decides a vous sauver ou a perir avec vous." Caroline et Pamela furent vivement touchees du devouement de ces excellentes gens; elles se feliciterent plus que jamais d'avoir pu leur etre utiles, et reconnurent que le bien qu'on fait, meme a la classe la plus obscure du peuple, reste fidelement grave dans sa memoire, se propage de bouche en bouche, nous attire la consideration publique, et peut contribuer, dans les evenements de la vie, a notre salut et a notre conservation. LA NOCE DE VILLAGE. Il est de ces anciens usages qu'il faut respecter dans toutes les classes de la societe. Chaque etat a ses prerogatives, ses vieilles habitudes; les enfreindre, c'est manquer a la foi juree et transmise de famille en famille; s'en moquer, c'est insulter aux bonnes gens qui se font un devoir de les observer; c'est s'exposer a de justes represailles qui nous rendent quelquefois le jouet de ceux que nous avons dedaignes. Hortense et Celine de Saint-Marc, filles d'un colonel du genie, habitaient une terre situee pres de Montbazon, a trois lieues de la capitale de la Touraine. L'une et l'autre habituees des leur enfance, par leur digne pere, a honorer toutes les professions utiles, a porter une estime sincere a l'agriculteur qui contribue autant a la prosperite de la patrie en arrosant de sa sueur le champ qu'il cultive, que le guerrier qui la defend en versant son sang pour elle, Hortense et Celine se faisaient remarquer par une amenite naive, par cet accueil touchant et gracieux qu'elles faisaient indistinctement a tous les habitants de la contree. Il n'en etait pas ainsi d'Adrienne de Fontenelle, fille unique d'un directeur general des vivres, qui possedait, a une demi-lieue de la terre du colonel de Saint-Marc, une magnifique habitation ou se trouvait reuni tout ce que peuvent desirer le luxe et l'opulence. Madame de Fontenelle avait toute la morgue d'une enrichie qui s'imagine que la fortune tient le premier rang dans la societe, et qu'on n'y jouit jamais que d'une consideration proportionnee a la depense qu'on peut y faire. On s'attend bien, d'apres ce portrait fidele, a trouver Adrienne elevee dans des principes entierement contraires a ceux qu'avaient recus les filles du colonel. Autant celles-ci etaient simples dans leur parure, d'un commerce affable et communicatif, autant leur brillante voisine paraissait recherchee dans sa toilette, dedaigneuse et gourmee. Elle se croyait formee d'une substance toute divine, et n'abaissait que rarement ses yeux sur les pauvres habitants des campagnes, qu'elle regardait comme une race brute et degeneree, que la Providence avait jetee sur terre pour y travailler sans relache, servir les personnes riches et s'humilier devant elles. Cette diversite d'opinions apportait une grande difference dans l'existence sociale des jeunes voisines. Leurs gouts et leurs occupations n'avaient aucune analogie. Briller, eblouir, humilier, etaient la jouissance de l'une; s'instruire, s'amuser gaiement et se faire aimer, tels etaient l'usage et la devise des autres. Les deux familles toutefois se voyaient assez frequemment. Monsieur et madame de Fontenelle, en venant dans un elegant equipage chez le colonel de Saint-Marc, etaient forces de rabattre un peu de leur vanite. Le vrai brave n'humilie personne; mais il ne supporte jamais qu'on prenne avec lui le moindre ton de hauteur. Et, lorsque le directeur general, dont le principal merite etait de connaitre le prix des grains des principaux marches du departement, voulait, dans la conversation, lutter avec un militaire d'un savoir profond, il eprouvait que le vrai merite est encore au-dessus de l'or, qui ne peut procurer que des jouissances ephemeres lorsqu'on ne l'emploie qu'a satisfaire une sotte vanite. Adrienne se voyait donc, a l'exemple de ses parents, contrainte de traiter mesdemoiselles de Saint-Marc avec une egalite simulee, avec une affection qui ne pouvait partir du coeur; mais Hortense et Celine n'etaient point dupes de ces dehors etudies, de ces epanchements forces par la necessite. Spirituelles autant que bonnes, elles s'apercevaient de l'adroit manege auquel se livrait leur jeune voisine. C'est en vain que celle-ci se disait leur amie la plus intime; elles savaient apprecier a leur juste valeur toutes ces protestations d'un orgueil deguise, toutes ces expressions mielleuses de _ma chere... mon ange... ma toute belle..._ etc., et souvent elles s'en amusaient en secret. Un mariage etait projete depuis longtemps entre la premiere fille de basse-cour du chateau de M. de Saint-Marc et le fils d'un des principaux vignerons du directeur general. Ces deux jeunes gens s'aimaient depuis leur enfance; et, doues l'un et l'autre des qualites analogues a leur condition, appartenant a d'honnetes familles d'agriculteurs devenues tres-nombreuses, ils etaient forces de reunir a leurs noces une quantite considerable de convives. On avait, a cet effet, etabli le lieu du festin dans une grange tres-spacieuse appartenant au colonel, qui se fit un devoir et surtout un grand plaisir d'assister, avec ses deux filles, a cette fete champetre. Il avait fait present a la mariee de ses habits de noce; et les deux soeurs lui offrirent un bonnet garni de dentelle et un tres-riche fichu brode; sous ces ajustements elle devait etre conduite a l'eglise par M. de Saint-Marc lui-meme: il voulait prouver, dans cette circonstance, toute la consideration qu'il portait aux agriculteurs. Adrienne, invitee a cette noce ainsi que ses parents, n'offrit rien aux futurs epoux; elle pensait qu'elle ferait assez pour eux en les honorant de sa presence. Il arriva, ce jour tant desire; jamais on n'avait vu de mariage a la fois plus gai, plus generalement approuve. L'usage du pays exigeait qu'au milieu du festin les jeunes filles du village offrissent a la mariee un present qui consiste ordinairement dans un petit vase d'argent ou de porcelaine, rempli de fleurs et couvert de patisseries, devant composer une portion du dessert: chez les bons agriculteurs, leurs plaisirs memes ont toujours un but d'utilite. Les demoiselles de noce, ordinairement les plus proches parentes ou les meilleures amies de la mariee, font a cet effet une collecte parmi les jeunes paysannes invitees. Hortense et Celine voulurent y contribuer, mais proportionnellement avec toutes les jeunes filles, en se faisant un devoir de descendre a leur niveau. Elles furent aussitot designees par la troupe joyeuse pour etre en tete du cortege. Elles avaient propose secretement a la fiere Adrienne de les accompagner, mais celle-ci avait refuse de se confondre parmi des villageoises, dont elle pretendait que l'haleine lui soulevait le coeur, et dont les mouvements grossiers lui faisaient craindre, disait-elle, d'etre estropiee en se melant parmi elles. Les deux soeurs n'insisterent pas, et laisserent la begueule se tenir a part et garder a son aise toute sa dignite. L'antique ceremonial fut observe. Au son des instruments executant une marche du temps du roi Dagobert, s'avancerent plus de trente jeunes filles vetues de blanc, un bouquet sur le sein, les yeux baisses, et prouvant, par leur maintien, que la pudeur est de tous les rangs. Le cortege defila au milieu des longues tables, que remplissaient plus de cent cinquante convives. Hortense et Celine portaient chacune un des coins du voile blanc qui couvrait le present. L'offrande fut precedee d'une chanson connue dans la Touraine de temps immemorial, et dans laquelle les jeunes filles echangent avec la mariee des avis pleins d'une moralite gaie et touchante, et dont mesdemoiselles de Saint-Marc repetaient joyeusement l'antique et gai refrain avec leurs compagnes, flattees autant qu'honorees de leur gracieuse condescendance. Mais, tout en adressant aux deux charmantes soeurs les plus tendres hommages, elles portaient sans cesse leurs regards sur Adrienne, qui, retiree dans un coin et surchargee de la plus riche toilette, disait a sa mere en souriant avec dedain: "Comment se peut-il que mesdemoiselles de Saint-Marc, filles d'un colonel du genie, se compromettent au point de se meler parmi les paysannes, de toucher leurs mains noires et gercees, de respirer leur haleine qui sent l'ail, de se laisser presser dans ces gros bras, dont la peau, noircie par le soleil, doit tacher leurs robes, leurs ceintures?... Pour moi, je ne me compromettrai jamais a ce point-la: je sais trop ce que je me dois a moi-meme.--Tiens, c' t'aut', dit une des jeunes filles, qui s' croit compromise avec nous! parc' que c'est riche, ca s'croit d' la premiere espece!--Ca fait rire d' pitie, ajoute une seconde villageoise; vous verrez qu' ca nous r'garde comme des brutes, qui n'ont ni coeur ni sentiment; mais j' li prouverons qu'en fait d' ca j' la valons bien." En un mot, c'etait dans toute la noce un murmure qui eut du ouvrir les yeux de la dedaigneuse, et surtout ceux de sa mere, qu'aveuglaient sa sotte vanite et son excessive tendresse. Le mecontentement general qu'inspirait Adrienne pendant le festin ne fit qu'augmenter encore a la danse qui suivit ce joyeux banquet. Vainement les plus gentils garcons dont se composait cette nombreuse reunion vinrent l'inviter a leur accorder l'honneur de danser avec elle; la begueule repondit que cet exercice l'excedait, la fatiguait. Mais, peu de temps apres ce refus reitere, plusieurs messieurs de la ville, attires par les ris de cette troupe folatre, vinrent se meler parmi les danseurs, et soudain l'on vit Adrienne, oubliant les invitations respectueuses des jeunes villageois, accepter la main d'un des etrangers qui portait un ruban rouge a sa boutonniere, et paraitre a une contredanse. Mais que de plaisanteries elle eut a supporter des paysans dont elle avait dedaigne les hommages! "J' vois bon, disait l'un, qu' faut et' decore pour avoir l'honneur de danser avec mam'zelle. M'est avis, c'tapendant, que j' n'ecorcherions pas ses mains blanchettes, pisque j' sommes gante.--Quand on est aussi fiere, ajoutait un des jeunes garcons qu'Adrienne avait refuses, on reste chez soi, et l'on n' vient pas affronter d' la sorte d'honnetes gens qui s'amusent entre eux.--Elle a beau s' gourmer, dit gaiement un troisieme; quand elle est juchee sur les sacs d'ecus d' son pere, elle n'est pas plus haut qu' moi, quand j' sis grimpe sur nos meules d' froment." Cette comparaison prise dans la nature excita les ris de tous les assistants: ils firent rougir Adrienne, et lui prouverent, mais trop tard, que ce n'est jamais impunement qu'on insulte ceux qu'on croit etre au-dessous de soi; que dans les fetes de village tout le monde est egal, et qu'on ne peut s'y faire remarquer que par cette urbanite, par cette juste deference pour toute personne estimable, utile; en un mot, par cet heureux systeme d'egalite humaine qui nous maintient au rang que nous occupons, par cela meme que nous n'en meprisons aucun. Telle etait l'opinion de mesdemoiselles de Saint-Marc, qui, dans ce bal villageois, n'avaient pas cesse de danser avec le petit patre comme avec le plus petit fermier: elles se melaient dans tous les groupes, se laissaient prendre la main par les danseurs les plus rustiques et riaient avec eux des lazzi joyeux de tous ces braves gens. Aussi recurent-elles tant d'invitations, qu'il leur fut impossible de danser avec les beaux messieurs de la ville, auxquels elles preferaient, ce jour-la, les bons habitants de la campagne; et tandis que leur brillante voisine etait en proie a la critique la plus mordante, elles n'entendaient autour d'elles que des eloges flatteurs et les vives protestations du devouement le plus respectueux. "Elles ne meprisent pas les petites gens, disait un vieillard encore vert et d'une humeur enjouee; elles ne craignent pas de s'compromettre en s'amusant avec nous.--Ell' vous donnent la main, ajoute un jeune garcon de la noce, ni pus ni moins qu' si j'etions leux egaux: aussi j'avons une peur de trop presser leux p'tits doigts!--On voit ben, s'ecrie le fils du garde champetre, qu'ell' sont les filles d'un brave qui cherit, estime tous les honnet' gens.--Aussi, repetaient a la fois tous les agriculteurs, l' pere et les filles peuvent compter sur nous ... a la vie, et a la mort! Si jamais i'zavions besoin d'nous, i'n'ont qu'a dire un mot, nos bras, nos coeurs, tout est a eux." Quelques mois s'ecoulerent. Une autre noce eut lieu dans le meme village; c'etait celle de la soeur d'un jeune fermier de M. de Fontenelle avec le fils cadet d'un riche meunier. L'aine des enfants de ce dernier, parti comme simple requisitionnaire, etait parvenu au grade de lieutenant de chasseurs a cheval, et avait, dans la derniere campagne, merite la croix d'honneur par un trait de bravoure tres-remarquable. Il avait obtenu un conge de deux mois, pour assister au mariage de son frere Charlot, et s'etait fait un devoir d'y paraitre en grande tenue. Adrienne, malgre toute sa repugnance a se meler parmi les villageois, ne put se dispenser de s'y montrer avec ses parents. Ses deux jeunes voisines y furent invitees: elles etaient trop cheres aux agriculteurs de tous les environs pour echapper a leur empressement. Elles se firent encore un plaisir de se reunir aux jeunes filles du village, pour offrir a la mariee le present d'usage: cela leur attira de nouveau l'improbation de mademoiselle de Fontenelle. La banquet fut suivi de la danse, ou parut Adrienne, qu'avait invitee le frere du marie, et qui, en qualite de militaire decore, recut d'elle un accueil favorable. Hortense et Celine danserent, selon leur coutume, la premiere contredanse avec les deux garcons de noce, et ne cessaient de recevoir d'eux les plus respectueux egards. Apres cette premiere danse, le lieutenant de chasseurs voulut rendre ses devoirs aux filles du colonel; il dansa plusieurs valses avec les deux soeurs. C'etait la danse favorite d'Adrienne. Elle y faisait briller une grace, une aisance, qui ordinairement lui attiraient tous les suffrages. Mais aucun des agriculteurs ne lui fit une seule invitation; et plus d'une heure s'ecoula sans qu'elle bougeat de sa chaise, ou elle etalait en vain sa robe de tulle brode garnie de fleurs et la plus elegante parure. Ce qui venait encore ajouter a sa penible position, c'est qu'elle remarquait les regards des jeunes garcons s'arreter sur elle avec ironie, et qu'elle entendait par ci, par la, quelques sarcasmes que les villageois les plus malins lancaient sur elle, et qui prouvaient toute la rancune que leur avait inspiree la conduite de cette dedaigneuse beaute a la derniere noce ou elle avait assiste. Enfin elle vit paraitre un jeune homme d'une figure assez commune, mais enjouee; d'une tournure un peu gauche, mais sans pretention. Il etait vetu d'un habit court et d'un pantalon plisse. Il tenait d'une main un chapeau gris, et de l'autre une cravache. Il paraissait avoir au plus vingt a vingt-deux ans; et un ruban rouge qu'il portait noue a sa boutonniere annoncait qu'il etait un militaire de haute distinction. La presomptueuse Adrienne s'imagina voir en lui le proche parent ou l'aide de camp d'un marechal. Elle s'empressa donc de repondre a l'invitation qu'il lui fit de danser; et, satisfaite de sortir de l'humiliante stagnation ou l'avaient laissee tous les jeunes danseurs, elle accepta. Cependant elle ne tarda pas a s'apercevoir que les mouvements de l'etranger etaient roides, a contre-mesure. Elle crut sentir, sous les gants de chamois qu'il portait, une main epaisse et durillonnee qui serrait la sienne avec une familiarite remarquable. Dans un des circuits nombreux qu'ils parcoururent ensemble, le valseur, un peu etourdi sans doute, dechira la robe de tulle brode de sa dame, et faillit meme lui accrocher la jambe avec son pied gauche, qu'il lancait trop en avant; mais elle ne dit rien: c'etait un homme decore. Quelques instants apres, il denoue, par megarde, sa ceinture a l'ecossaise, qui tombe, et sur laquelle il met le pied. Il la ramasse en souriant, et la remet a sa danseuse; elle ne dit rien encore: c'etait un homme decore. Enfin, lorsqu'ils rencontrent dans leur course rapide plusieurs couples de danseurs qui les heurtent, Adrienne s'apercoit que son cavalier donne de grands coups de hanche a tous les villageois, et que ceux-ci les lui rendent; elle-meme en recoit un qui l'eut jetee par terre sans la vigueur de son cavalier, la serrant alors dans ses bras de maniere a lui oter la respiration. Le moyen d'y trouver a redire?... c'etait un homme decore. Mais quelles furent la surprise et l'humiliation de la begueule, lorsqu'a peine reconduite a sa place par le pretendu aide de camp d'un marechal de France, elle apprend, au milieu des eclats de rire de tous les assistants, que c'est Jacquot, jeune sabotier du village, qui s'etait revetu d'un habit de ville du lieutenant de chasseurs, pour tromper la belle dedaigneuse et obtenir l'honneur de danser avec elle. Il avait joue son role avec toute l'intelligence dont il etait capable; et cependant, malgre toutes ses precautions, il n'avait pu preserver sa danseuse des petits accidents qui lui etaient arrives. Adrienne se retira confuse et blessee jusqu'au fond du coeur. Sa mere, dont la vanite n'avait point de bornes, etouffait de colere. Le colonel Saint-Marc ne pouvait retenir le rire inextinguible qu'excitait cette scene plaisante. Hortense et Celine, se trouvant, en ce moment meme, amplement vengees des plaisanteries ameres que leur adressait souvent leur fiere voisine, ne purent s'empecher de rire a leur tour de l'espieglerie du jeune sabotier; et celui-ci, designant au lieutenant de chasseurs le ruban qu'il portait a sa boutonniere, lui dit gaiement, en lui serrant la main: "Excusez, mon brave, si, pour un moment, j' nous sommes fait, a votre insu, chevalier d'honneur, mais j' voulions venger celui des bonnes gens qui nous ont fait naitre, et prouver a c'te belle mam'zelle qu' lorsqu'on meprise les agriculteurs et qu'on ose s' montrer a une noce d' village, on s'expose queuqu'fois a faire rire a ses depens." RESSOURCE EN SOI-MEME. La fortune, capricieuse dans ses dons comme dans ses rigueurs, apporte souvent des distances parmi les membres d'une meme famille. Cela nous prouve que nous devons nous resigner avec courage aux desseins de la Providence, et ne jamais envier les avantages qu'il accorde a nos parents, a nos amis. On peut etre heureux dans un etat obscur comme dans une position brillante, quand on a le contentement de soi-meme et le pouvoir de suffire a ses besoins, soit par son travail, soit par son economie; et l'on repete alors gaiement ces admirables paroles d'un ancien poete latin qui avait fait une etude profonde du vrai bonheur: "Que m'importe de voguer dans la vie sur un grand ou sur un petit vaisseau? Je vogue, et cela me suffit." Octavie, fille de M. Darmont, riche negociant a Tours, etait l'idole de ses parents. Unique objet de leur tendresse, heritiere d'une grande fortune, elle avait ete elevee dans un oubli total de ce qui concerne l'interieur d'une maison, dans une ignorance complete de toutes les necessites de la vie. Entouree de nombreux domestiques, ayant a ses ordres particuliers une femme de chambre, bien qu'a peine elle comptat quatorze printemps, Octavie regardait tous les besoins de son existence comme prevus d'avance par le destin, qui l'avait si bien favorisee. Assise nonchalamment sur un canape, indecise dans ses gouts, elle bornait ses etudes a relire les _Contes des Fees_, et l'exercice de ses talents a tracer au crayon un dessin de broderie, ou a s'accompagner sur la harpe en chantant la romance du jour. Bientot alors l'ennui s'emparait d'elle, et souvent elle s'endormait jusqu'au moment ou l'on venait l'avertir que le diner etait servi. Se reveillant alors en sursaut, et s'agitant un peu pour la premiere fois de la journee, elle arrangeait a la hate ses cheveux blonds, passait une robe elegante, et descendait au salon. Madame Darmont avait une soeur, veuve d'un negociant autrefois celebre dans la ville de Tours, ou il faisait exister plus de cinquante familles; mais, ruine par de fausses speculations, trompe par des correspondants infideles, il etait mort de chagrin, en laissant une modique existence a sa femme et a sa fille unique, agee d'environ treize ans. Fanni du Cange, moins belle que sa cousine Octavie, mais plus vive, plus gracieuse, avait pour mere une de ces femmes de merite qui cachent, sous des principes austeres, l'amour maternel le plus vrai, le plus prevoyant. Madame du Cange, passee de l'opulence a la plus stricte mediocrite, avait supporte ce changement avec un noble courage; mais, eclairee par l'experience, elle pretendait qu'une jeune personne devait connaitre tous les details de l'administration d'une maison; que c'etait le seul moyen de bien conduire un jour la sienne, de ne pas etre trompe par ses gens, et de se suffire a soi-meme dans les diverses chances de la fortune, dans tous les evenements de la vie. Aussi, des l'age de dix ans, Fanni savait travailler en linge; et bientot il ne fut aucun objet composant toute sa toilette qu'elle ne sut faire avec autant d'adresse que de promptitude. Pour amener sa fille a ce precieux et rare avantage, madame du Cange avait exige que, chaque annee, le jour de naissance de Fanni, celle-ci parut devant elle vetue entierement du travail de ses mains: "C'est, lui disait cette excellente mere, la plus grande preuve de tendresse que tu puisses me donner; c'est le moyen le plus sur de me faire cherir le jour ou j'eus le bonheur de te donner la vie." Quoique l'habitation de M. Darmont fut le rendez-vous des personnes les plus distinguees de la ville, madame du Cange la frequentait souvent. Le tendre attachement qu'elle portait a sa soeur, dont le caractere paraissait tout-a-fait oppose au sien, lui faisait surmonter ces souffrances secretes, ces humiliations sans cesse renaissantes que produit toujours la distance de fortune. Les deux jeunes cousines s'aimaient de meme, bien qu'elles n'eussent ni les memes gouts ni les memes habitudes. On voyait Fanni travailler souvent, dans l'appartement d'Octavie, a renouveler les rubans d'un chapeau, a changer de forme la garniture d'une robe, a reparer la dechirure d'une pointe de blonde. Celle-ci, qui jamais n'avait manie l'aiguille, ignorant meme comment on faisait une seule reprise, le simple ourlet d'un mouchoir, etait mollement etendue sur un canape, comme un automate qui attend, pour remuer, qu'on monte le ressort dont il recoit le mouvement. C'etait, en un mot, une indolente pour laquelle il fallait, pour ainsi dire, preparer l'air qu'elle allait respirer, et dont la monotone existence etait par cela meme a la discretion de toutes les personnes qui l'entouraient. Aussi ne se passait-il pas de jour qu'elle n'eprouvat mille contrarietes: tantot une femme de chambre inhabile lui avait passe sa robe de matin dont la garniture bridait par devant: ce qui produisait un effet detestable et cachait le plus joli pied du monde; mais l'adroite et bonne Fanni calmait bientot ce mouvement d'humeur; et, au moyen de plusieurs points d'aiguille prompts comme l'eclair, tout etait repare. Tantot c'etait le coiffeur qui avait oublie Octavie, invitee a un dejeuner delicieux ou devaient se reunir les jeunes personnes les plus elegantes: impossible de se presenter devant elles sans etre coiffee a la derniere mode.... La complaisante Fanni s'emparait aussitot des beaux cheveux de sa cousine, et en moins d'un quart d'heure l'habile coiffeur etait remplace. Tantot enfin c'etait un chapeau d'un genre exquis qu'Octavie avait commande pour une promenade en caleche; mais, o surprise! o douleur! ce chapeau se trouve etre d'une forme trop basse, les rubans bouillonnent mal; les fleurs sont posees horriblement; et il faut partir dans une heure! O maudite marchande de modes! si jamais on achete chez vous la moindre chose! Mais heureusement Fanni entre en ce moment chez sa cousine; et, toujours bonne, attentive, elle prend le chapeau, juste cause d'un si grand desespoir, et lui donne une ferme nouvelle qui sied a ravir a la figure d'Octavie, et lui procure l'inexprimable jouissance d'aller se montrer aux boulevards si frequentes dont la ville est entouree. Tant d'adresse, tant de services rendus par Fanni, toujours en riant et sans la moindre pretention, penetrerent Octavie d'une reconnaissance et d'une admiration qui lui firent naitre le desir de pouvoir imiter sa cousine. Elle ne put s'empecher, malgre son indolence insurmontable, d'envier cette precieuse activite que souvent elle avait critiquee, cette heureuse habitude de se suffire a soi-meme, et avec laquelle on bravait l'oubli du coiffeur, la negligence de la marchante de modes. Mais entrainee par le tourbillon du grand monde, effrayee d'un laborieux apprentissage, la jeune indolente resta dans son ignorance absolue, se resignant a toutes les contrarietes qu'elle eprouvait, et qui souvent aigrissaient son caractere et nuisaient a son heureux naturel. Un mariage devait avoir lieu dans la famille de mesdames du Cange et Darmont. La fille d'un de leurs proches parents, proprietaire d'une riche manufacture etablie sur les bords de l'Indre, devait epouser le fils unique d'un des plus grands proprietaires du pays. Ce mariage, que comblait l'espoir de deux familles honorables reunirait les principaux habitants des petites villes circonvoisines. C'etait un de ces grands evenements dont on s'entretient a plusieurs lieues a la ronde, et qui font epoque en province. Chacun avait la pretention d'etre invite; chacun deja se disposait a etaler les plus riches parures, les dentelles d'heritage et les diamants de famille. M. de Sorlis, pere de la jeune future, etait venu faire a Tours les emplettes necessaires au mariage de sa chere Estelle. Il devait emmener madame du Cange et Fanni dans une berline tres-commode, ou l'on pouvait tenir aisement cinq personnes. M. Darmont avait ete oblige de se rendre, dans sa voiture et avec ses chevaux, a la vente d'une foret tres-etendue, situee a dix lieues de Tours, et dont il desirait acquerir une grande partie. M. de Sorlis s'empressa donc d'offrir a sa parente de l'emmener avec sa chere Octavie: ce qu'elle accepta. Il fut en consequence decide, au grand regret de cette derniere, qu'on n'emmenerait point de femme de chambre. La tendresse que Fanni portait a sa tante, son adresse et son aimable prevoyance, determinerent madame Darmont a cette privation momentanee. Octavie, bien qu'elle comptat egalement sur l'obligeance de sa cousine, sembla pour la premiere fois sortir de son engourdissement, et s'occupa de ce qui devait composer sa double toilette; car non-seulement elle voulait paraitre avec eclat a la celebration du mariage, mais elle projetait encore de tout eclipser au bal qui devait avoir lieu, par une robe de crepe d'Italie, garnie de volubilis, et qui devait produire un effet merveilleux. Fanni, sans etre insensible au plaisir d'etre bien vetue, n'avait pas les memes pretentions que sa cousine; elle avait fait elle-meme deux robes neuves: la premiere de percale, ornee d'une simple broderie, et la seconde de mousseline-gaze, garnie de roses printanieres, ses fleurs favorites, et qui toutes etaient l'ouvrage de ses mains. Elle avouait ingenument qu'elle se faisait une fete de soutenir la haute idee qu'en se fait dans les petites villes de l'elegance des dames qui habitent la capitale de la province, et que, disait-elle en riant, il etait de son devoir de dignement representer. Arrive enfin le jour du voyage projete: c'etait la veille du mariage en question. M. de Sorlis fit conduire des le matin sa voiture chez madame Darmont, afin qu'elle put profiter d'une partie de la bache qui restait vide, et y faire placer les divers objets composant la toilette de ces dames. On y mit en effet le linge et tous les vetements qui ne craignaient pas d'etre chiffonnes; mais impossible d'y deposer des robes garnies de blondes et de fleurs. On ferma donc la bache, sur laquelle on posa un grand carton contenant les chapeaux, les differents chales des quatre voyageuses; et l'on placa derriere la voiture une caisse couverte d'une toile ciree, contenant les robes qui exigeaient le plus de precautions. Mesdames du Cange et Darmont occuperent le fond de la berline, M. de Sorlis se placa sur le devant avec Octavie et Fanni. On etait a l'equinoxe, au commencement de l'automne; et quoiqu'il ne fallut a peu pres que sept heures de route a M. de Sorlis pour se rendre a sa manufacture, situee entre Loches et Chatillon, il desirait partir sitot apres le dejeuner, afin de pouvoir faire reposer ses chevaux a moitie chemin, et etre rendu d'assez bonne heure pour veiller par lui-meme aux preparatifs de la ceremonie du lendemain. Mais le depart de quatre femmes peu habituees a voyager, et dont la moitie avait des pretentions de toilette, est sujet a bien des retards. Ce fut donc en vain qu'a midi precis M. de Sorlis entra dans sa voiture, attelee du trois vigoureux chevaux conduits par un habile postillon; madame Darmont, chez laquelle on devait se reunir, n'en finissait point de ses precautions, de ses preparatifs; et sa chere Octavie craignait tant d'oublier la moindre chose necessaire a sa toilette, que, malgre les instances reiterees de M. de Sorlis et la juste impatience qu'il temoignait, on ne put partir qu'a deux heures; et, par consequent, l'on n'arriva qu'a neuf heures a la manufacture, ou nos voyageurs furent recus avec les demonstrations de la joie la plus vive. Mais elle fut bientot troublee par la nouvelle generalement repandue dans cette vaste habitation, que les domestiques, empresses de decharger la voiture, n'avaient trouve par derriere que les courroies qui attachaient la caisse, qu'on avait probablement volee a la faveur de l'obscurite de la nuit. Les voyageuses furent desesperees de cet evenement. Madame Darmont y perdait la plus belle parure de dentelle qu'elle possedat dans toute sa riche garde-robe: ce qui la consolait cependant, c'est qu'il lui restait les cachemires, qu'elle avait places dans le grand carton attache sur la bache, ou elle avait heureusement depose une robe de velours epingle, sans garniture il est vrai, mais assez apparente pour se montrer decemment a la noce. Madame du Cange n'avait rien place dans la cassette, elle n'eprouvait aucune privation; mais Octavie et Fanni se voyaient depouillees de leurs robes garnies; il ne leur restait plus que de petits vetements du matin, sous lesquels il leur etait impossible de paraitre au mariage, parmi tant de personnes devant faire assaut de toilette. C'etait en effet dans toute la manufacture un mouvement, une agitation qui annoncaient les grands preparatifs que faisaient deja tous les gens invites a la noce pour y briller de tout l'eclat qui serait en leur pouvoir. La vanite, dans les petite villes, est plus ambitieuse encore que dans les capitales. Tout y est compare, critique, denigre avec une rigueur reciproque dont chacun s'arme sans pitie. Les deux jeunes cousines n'avaient meme pas la ressource d'emprunter le moindre vetement a la mariee. Outre que celle-ci pouvait avoir le double de leur age, elle etait d'une taille ou d'un embonpoint qui ne leur permettaient pas d'avoir recours a sa garde-robe. On voulut d'abord envoyer a Tours un domestique a franc etrier, chercher de nouveaux ajustements pour ces dames; mais la poste n'etait que fort mal etablie sur ces routes de traverse; et le meme cheval n'eut pu faire pres de vingt-cinq lieues dans une seule nuit et revenir le lendemain matin a onze heures tres-precises, moment fixe pour la benediction nuptiale. On voulut ensuite avoir recours aux couturieres de Loches ou de Chatillon, lesquelles, avec quelques aunes de gaze ou de linon, auraient pu, sinon pour la messe de mariage, du moins pour le grand bal du soir, faire a la hate deux robes a la taille d'Octavie et de Fanni; mais ces ouvrieres de petites villes ont encore plus de pretentions que celles des grandes cites; il eut fallu se conformer a leur routine, et se voir affubler a la mode du pays: cette idee etait insupportable.... Enfin la pendule du salon sonna minuit, et, la fatigue du voyage faisant eprouver le besoin de repos, on remit au lendemain matin a prendre le parti qui paraitrait le plus convenable. Madame Darmont se retira avec sa chere Octavie dans l'appartement qu'on leur avait prepare; leur indolence accoutumee leur fit braver la contrariete qu'elles eprouvaient, et qu'un profond sommeil eloigna bientot de leur pensee. Octavie s'endormit la premiere, en repetant ces mots a plusieurs reprises: "Deux si jolies robes ... o mes chers volubilis! je vous ... je vous regretterai longtemps." Madame du Cange et Fanni furent logees dans un appartement compose de deux chambres contigues, formant le premier etage d'un pavillon separe de la grande habitation. La modeste mere n'avait rien a regretter pour elle-meme; elle s'abandonna promptement a un sommeil profond. Il n'en fut pas de meme de Fanni. Les ressources que l'on ressent en soi-meme raniment le courage, eveillent l'imagination. Elle descend donc avec precaution, et s'adressant a une ancienne femme de chambre qui avait eleve la mariee, et qu'elle rencontre fort heureusement dans un corridor, elle lui demande s'il n'y aurait pas dans la corbeille de sa cousine Estelle quelques pieces de gaze ou de linon, des rubans blancs et des fleurs artificielles. L'excellente bonne, aussi vive qu'intelligente, repond que sa jeune maitresse a recu un trousseau considerable, ou se trouvent en abondance tous les objets que desire Mademoiselle. "Ah! repond Fanni en se jetant a son cou, si vous etiez assez bonne pour me seconder, je pourrais reparer la perte que j'ai faite.--De tout mon coeur, ma charmante demoiselle; vous me paraissez si adroite, si au fait de tout!... Je suis a vous a l'instant." Elle sort a ces mots, et rejoint bientot Fanni dans son appartement. Celle-ci, tout en portant les yeux vers la chambre ou reposait sa mere, quitte son chapeau, sa robe de voyage et sa colerette, releve a la hate ses cheveux noirs sur le sommet de sa tete, et se dispose a mettre a profit son savoir-faire. La vielle femme de chambre arrive, portant un grand carton qui contenait justement une piece de mousseline-gaze et plusieurs garnitures de fleurs artificielles, parmi lesquelles se trouvaient heureusement des roses printanieres. On approche avec precaution un large gueridon au milieu de la chambre, et Fanni, les ciseaux a la main, taille avec autant d'adresse que de vivacite les les d'une jupe, et tous les morceaux qui composent le corsage. L'habitude qu'elle avait de travailler pour elle et le desir inexprimable de paraitre bien vetue au bal lui firent avancer son travail beaucoup plus qu'elle ne l'esperait; et, parfaitement secondee par l'ancienne bonne, qui se piquait aussi d'emulation, elle parvint, en deux heures de temps, a terminer la jupe de son ajustement. Il n'y eut que la garniture et le corsage a la vierge qui exigerent un peu plus de temps; mais chaque coup d'aiguille que donnait Fanni etait aussi prompt que l'eclair; et comme, en pareil cas, il est permis de coudre a grands points, l'habit de bal fut entierement confectionne vers quatre heures du matin. Fanni, l'attachant alors a l'un des rideaux de la croisee pour lui conserver sa fraicheur et sa forme elegante, remercie la digne femme qui l'avait aidee avec tant de zele, et se jette sur son lit, ou elle se livre a un sommeil reparateur. Des huit heures du matin, les cours et les jardins de M. de Sorlis retentirent des cris de joie des nombreux ouvriers de sa manufacture, du bruit des tambours de la garde nationale, que commandait cet homme respectable, et bientot apres des chants melodieux de toutes les jeunes vierges du canton, qui venaient offrir a la mariee la couronne de fleurs, que l'usage du pays leur accordait l'honneur de presenter elles-memes. Octavie se reveille a ce bruit, en repetant encore: "O mes charmants volubilis! je vous regrette plus que jamais." Elle se leve triste et chagrine; et, apres avoir rempli aupres de son indolente mere l'office de sa femme de chambre, qu'on n'avait pu amener, elle se rend chez sa cousine, qui sommeillait encore. A l'aspect de la robe charmante pendue aux rideaux de la croisee, elle s'imagine que la caisse est retrouvee, pousse un cri de joie, de surprise, reveille Fanni, et attire madame du Cange de la chambre voisine. Celle-ci, jetant les yeux sur la robe nouvelle, et remarquant toutes les petites rognures de mousseline-gaze eparses sur le gueridon, tous ces restes de rubans et de fleurs artificielles, devine sans peine ce qu'a fait sa fille pendant la nuit, et, la pressant dans ses bras avec ivresse, elle se felicite de l'avoir habituee a se suffire a elle-meme. Octavie joint ses felicitations a celles de sa tante, et ne peut surtout se defendre d'envier l'adresse et le bonheur de son aimable cousine. On passe a l'appartement de madame Darmont, incapable de rien preparer pour sa toilette. Fanni, tout en remplissant aupres de sa tante les devoirs les plus empresses, lui raconte l'heureuse inspiration qu'elle avait eue d'emprunter a la jeune mariee de quoi reparer l'accident de la cassette. "Mais moi, dit Octavie, sous quels vetements vais-je paraitre a la benediction nuptiale?--J'ai place dans la bache, lui repond sa tante, deux robes de percale, brodees simplement: si l'une des deux peut te convenir, chere amie....--Mais, ma tante, le corsage nous contiendrait ma cousine et moi.--Laisse-moi faire, dit Fanni: au moyen de trois ou quatre fortes pinces qui seront cachees sous le cachemire long de ta mere, et de deux bons remplis par le bas, nous sauverons les apparences." Ce parti etait le seul proposable en cet instant, il fallut bien s'y arreter. Fanni, l'infatigable Fanni, apres avoir aide sa tante a faire une riche toilette, et Octavie a cacher, le mieux possible, le ridicule de la sienne, alla se revetir de la robe qu'elle avait faite, et se rendit avec sa mere au salon, ou deja se trouvaient reunies toutes les dames des environs, surchargees de parures. Madame Darmont eblouit par la richesse de sa robe moderne et par l'eclat de ses diamants. Fanni reunit tous les suffrages. Octavie parut gauche et maussade. Empaquetee dans le cachemire de sa mere, elle n'osait faire un seul mouvement, dans la crainte de decouvrir son risible corsage. Elle ne cessa donc d'etre l'objet de critiques les plus ameres. "Quel maintien roide et guinde! disait la femme du sous-prefet: c'est une poupee qui ne remue qu'au moyen de quelque ressort cache.--Ne voyez-vous pas, ajoutait la femme du maire, qu'il y a defaut de taille, et qu'on voudrait le derober a nos regards; mais on y voit clair a la campagne tout aussi bien qu'a Tours...." Octavie etait au supplice; deja meme elle se proposait de pretexter une indisposition et de remonter a son appartement, lorsqu'un jeune garcon de noce vint lui offrir la main pour la conduire a l'eglise avec tout le cortege. La, nouveaux sarcasmes, nouveaux caquets. "Entends-tu, disait Octavie a Fanni, comme on me traite? Oh! que tu es heureuse de pouvoir te suffire a toi-meme!--Prends courage, ma pauvre cousine; il me vient une idee qui pourra te rendre tous tes avantages et te venger des plus injustes preventions." En effet, au retour de l'eglise, Fanni choisit parmi les jeunes filles qui avaient offert la couronne de fleurs a la mariee celles dont la couture etait l'etat habituel, et qui pouvaient la seconder dans son projet. Elle les conduit a son appartement, taille sur la piece de mousseline-gaze une robe pareille qu'elle avait faite pendant la nuit, et s'etablit au milieu des jeunes ouvrieres, qui n'avaient qu'a coudre ce qu'elle leur indiquait. Octavie les rejoint bientot, portant une riche garniture, non de volubilis, mais de fleurs blanches que la mariee lui avait pretee sur sa corbeille. Elle veut essayer d'aider les jeunes ouvrieres, et de coudre elle-meme pour abreger le temps; mais elle se pique les doigts et tache plusieurs morceaux de la robe. "Laisse-nous, lui dit Fanni: chaque metier exige un apprentissage." L'atelier de couture dirige par celle-ci produisit des merveilles, et, au bout de deux heures a peine, elle eut la jouissance de revetir Octavie de sa robe charmante, et de l'accompagner au banquet, ou chacun admira la dignite de son maintien et l'elegance de sa taille. Elles reduisirent au silence les critiques les plus austeres. Octavie, sortant tout-a-coup de son indolence accoutumee, parut presque aussi spirituelle, aussi aimable que Fanni: on ne parla que des deux cousines; on les cita comme des modeles parfaits de grace, de candeur et de bon ton. Mais, si l'une etait ravie de s'etre montree avec tous ses avantages, l'amie etait bien plus heureuse d'avoir pu, par son adresse et son travail, eviter un chagrin a l'amie de son enfance. Fanni devenait en ce moment la plus riche; et sa cousine, en se jetant dans ses bras, lui dit avec l'expression d'une vive reconnaissance: "Je te dois beaucoup, chere amie: je veux te devoir plus encore. Apprends-moi, de grace, a faire moi-meme tout ce qui compose la toilette d'une femme; fais que je puisse aussi, le jour de ma naissance, paraitre vetue entierement du travail de mes mains! tu trouveras en moi l'apprentie la plus soumise, la plus zelee. Ah! tu m'as fait connaitre une verite qui jamais ne s'effacera de mon souvenir. Oui, quels que soient le rang et la fortune que l'on possede dans le monde, quelles que soient les faveurs dont la nature ait voulu nous combler, le plus grand bonheur en tous temps, en tous lieux, a tout age ... c'est d'avoir une ressource en soi-meme." LE LAIT D'ANESSE. Souvent un moment de gaiete, la plus simple plaisanterie, peuvent avoir des suites facheuses et nous causer des regrets que la reflexion seule nous eut epargnes. Cela nous prouve que nous devons ne jamais rien faire sans songer a l'effet qui doit etre produit, et ne jamais nous abandonner etourdiment a tout ce qui peut nous amuser. La vieille Marthe, veuve d'un pauvre vigneron, etait sans famille, sans aucun appui sur la terre. Elle n'avait pour tout bien qu'une masure et un petit jardin, ce qui ne pouvait suffire a son existence. Pour subvenir a ses besoins, elle faisait les commissions des divers habitants de son village, parmi lesquels etaient plusieurs proprietaires de domaines importants, entre autres celui de l'ancienne abbaye de Valliere, a deux lieues de Tours, sur la route de Nantes. Cette delicieuse habitation, remarquable par sa position, d'ou l'on suit a perte de vue la Loire et le Cher dans leur cours, appartenait a madame de Courcelles, veuve d'un intendant militaire qui, tout en se faisant estimer des officiers generaux et cherir du soldat, avait acquis une fortune suffisante pour laisser en mourant une honnete aisance a sa femme et a sa chere Zelia, unique fruit de l'union la plus heureuse. Madame de Courcelles, remarquable par le bien qu'elle faisait dans le pays, ainsi que par les hautes qualites qui la distinguaient, etait d'une gaiete franche, communicative, et d'un enjouement inalterable. Elle devait a ces heureux dons de la nature la resignation qu'elle avait montree en perdant un epoux qu'elle aimait; et sa fille, dont elle seule dirigeait l'education, semblait avoir le meme caractere. Douee d'une imagination vive, souvent meme irreflechie, Zelia cedait trop facilement a toutes les impressions qu'elle recevait, et commettait de frequentes etourderies, des fautes graves, dont la faisaient bientot repentir son coeur aimant et son heureux naturel. Il ne se passait pas de jour qu'elle ne fit, a tous les gens de l'habitation de sa mere, quelques niches dont ils riaient d'abord, mais qui finissaient quelquefois par leur deplaire et les fatiguer. Il n'est rien, en effet, de plus assommant, que cette manie de jouer des tours a tout le monde, de badiner sur les choses serieuses, de tourner tout en plaisanterie. L'exces de gaiete devient quelquefois pire que la tristesse meme; et l'on fuit tous ces rieurs de profession, qui d'abord nous amusent quelques instants, et produisent tout-a-coup la plus insupportable satiete. Zelia avait joue plus d'un tour a la vieille Marthe, qui demeurait a l'entree de l'avenue de l'abbaye. On la voyait courir chez elle dans ses moments de recreation, pour lui faire chanter quelques vieilles chansons du pays, ou reciter de ces anciens contes de sorciers et de revenants, dont Zelia riait aux eclats, et s'amusait en jeune personne instruite, et par cela meme, exempte de tous faux prejuges. Mais les excursions que Zelia faisait chez la bonne Marthe devinrent encore plus frequentes par l'arrivee de Rosine Berard, son amie de coeur, et pour le moins aussi espiegle que notre etourdie. Elle avait ete amenee de Paris par sa mere, qui, etant allee prendre les eaux de Bareges, avait prie madame de Courcelles de se charger de sa fille; ce que celle-ci avait fait avec empressement, desirant obliger une des femmes qu'elle cherissait, qu'elle estimait le plus, et procurer en meme temps a sa chere Zelia une digne compagne de toutes ses folies. Oh! combien alors la pauvre Marthe eut a supporter d'espiegleries de la part des deux inseparables! Il est vrai qu'elle en etait amplement dedommagee par mille petits cadeaux et par les nombreuses commissions que lui donnaient a faire Zelia et Rosine, et dont elle etait toujours bien payee; mais ce qui lui plaisait le plus, c'etait le caquet brillant, l'inepuisable gaiete et les prouesses en tout genre des deux petites amies: elles lui rappelaient si delicieusement l'heureuse epoque de sa jeunesse! Marthe, pour aller chaque matin faire a la ville de Tours les commissions dont elle etait chargee, possedait une anesse qui, docile a ses moindres volontes, la secondait dans ses travaux et l'aidait a gagner la confiance de tous les habitants. Margot semblait connaitre de quelle utilite elle etait a sa pauvre maitresse: jamais elle ne faisait un faux pas, se contentait d'une modique nourriture, et revenait chaque jour de la ville, chargee d'enormes paquets, s'arretant a la porte de chaque habitation ou elle savait qu'il y avait des commissions a remplir, et s'approchait ensuite, avec docilite, du premier montoir qui se presentait, pour se charger de la pauvre vieille accablee de fatigue: aussi Marthe aimait sa fidele anesse comme une compagne, comme une amie. C'etait le seul etre au monde a qui elle eut le droit de commander. Mais Margot fit un bel anon noir, et fut contrainte de rester deux semaines entieres a l'etable. Cet evenement priva la vieille Marthe de gagner, pendant ce temps-la, ce qui etait necessaire a sa subsistance; et, sans quelques restes des cuisines de l'abbaye, que Rosine et Zelia, aussi bonnes qu'elles etaient etourdies, eurent soin de porter elles-memes a la pauvre Marthe, elle n'aurait pu supporter un manque de travail aussi long. Mais bientot Margot, allaitant avec abondance son bel anon, fut en etat de reprendre son service, et l'etonnante activite de sa maitresse, son exactitude a remplir fidelement les differentes commissions qu'on lui confiait, reparerent aisement le temps perdu. Un evenement imprevu vint encore augmenter la satisfaction de Marthe, et ajouter un peu d'aisance a son sort. Madame d'Harneville, proche parente de madame de Courcelles, femme d'un avocat celebre a la cour royale de Paris, venait d'essuyer une maladie de poitrine qui avait failli l'enlever a sa famille. Elle etait venue, d'apres l'ordre de son medecin, passer l'ete a la campagne, afin d'y prendre le lait d'anesse, qui seul pouvait achever de retablir sa sante. A peine arrivee a la terre de madame de Courcelles, ou deja elle savourait l'air pur et delicieux de la Touraine, elle prit des informations necessaires pour se procurer le breuvage reparateur dont elle avait besoin, et l'anesse de la vieille Marthe lui fut indiquee, comme fraiche laitiere, et pouvant remplir toutes les conditions necessaires. On fit donc venir la pauvre femme, et il fut convenu qu'on lui acheterait un ane pour faire ses commissions, auxquelles rien n'eut pu la faire renoncer; et que, pour le loyer de son anesse, qui serait nourrie au chateau, ainsi que son anon, elle recevrait de madame d'Harneville trente francs par mois, avec l'espoir d'une recompense particuliere, dans le cas ou le lait de son anesse acheverait de retablir la sante de la convalescente, si chere a ses nombreux amis par les rares qualites qu'elle reunissait. Ah! quelle bonne fortune pour Marthe! trente francs par mois outre ses commissions, et un ane de plus a ses ordres! mais il fallait se separer momentanement de Margot, si complaisante et si douce. Cette idee tourmentait la bonne Marthe; elle ne s'y resolut que par la certitude et le besoin de faire quelques economies pour l'hiver. Pendant les beaux jours, elle ne manquait ni de travail ni de commissions; mais, sitot que les premiers frimas venaient depouiller les arbres de leur feuillage et attrister la nature, presque tous les riches proprietaires regagnaient la ville; il ne restait plus a la campagne que les agriculteurs, qui ne pouvaient procurer a la vieille commissionnaire de quoi gagner sa vie. Oh! combien son anesse lui devenait chere par le prix inespere qu'on mettait a son lait! "Je ne serai donc point obligee, se disait Marthe, d'implorer, pendant la rigoureuse saison, les secours de mes voisins, les aumones du pasteur! je pourrai faire ma petite provision de bois et de farine, garnir mon saloir, et peut-etre m'acheter un nouveau jupon de laine, pour remplacer l'ancien, si rape, si rapiece!..." Aussi, des qu'elle etait revenue de la ville et que ses commissions lui laissaient un instant de repos, elle accourait a l'abbaye visiter sa chere Margot, qui se mettait a braire en la voyant, et semblait lui exprimer tout le plaisir que lui faisait eprouver sa presence. La pauvre bete, par son braiment reitere, demandait en meme temps a Marthe de lui procurer la vue et l'approche de son cher anon, dont elle etait separee une grande partie du jour, pour conserver son lait: et l'excellente femme, touchee de cet instinct naturel qui s'exprime si vivement, meme chez les animaux, allait detacher l'anon, qui accourait aussitot se repaitre du lait nourricier que lui destinait la nature; mais a peine en avait-il suce quelques gorgees et recu les tendres caresses de sa mere, qu'il etait impitoyablement reconduit a son etable separee, ou, pour le dedommager du larcin qu'on lui faisait eprouver, il trouvait en abondance du son mouille, du lait caille et des herbes fraiches. On ne negligeait rien pour que ce jeune animal souffrit le moins possible des privations qu'il etait indispensable de lui imposer. L'anesse remplit donc les souhaits ardents de sa pauvre maitresse: son lait, aussi pur qu'abondant, porte matin et soir a madame d'Harneville, retablit sa sante comme par enchantement. Deux mois s'etaient ecoules, et Marthe avait deja recu trois pieces d'or, qu'elle conservait comme un avare qui veille sur son tresor. Jamais elle n'avait possede une somme aussi forte; et le troisieme mois allait s'ecouler, lorsqu'une espieglerie de Zelia et de Rosine, dont elles etaient loin de sentir toute l'importance, faillit priver la malheureuse femme du juste fruit de ses sacrifices et d'une retribution si necessaire a ses besoins. Il etait indispensable, comme on vient de le voir, de separer Margot de son anon, qu'on ne relachait de l'endroit ou il etait retenu qu'apres avoir rempli le vase de lait destine a madame d'Harneville. Ce n'etait que vers le milieu du jour que la pauvre bete pouvait allaiter celui qu'elle avait fait naitre, et gouter les inexprimables douceurs de l'amour maternel, sentiment aussi vif meme dans une anesse, et aussi fortement exprime par elle que parmi les etres les mieux organises. Un soir que Margot, si bien soignee, avait pature comme a l'ordinaire, Marthe se dispose a tirer le lait qu'elle-meme avait l'honneur de porter a la genereuse convalescente; mais quel est son etonnement d'en obtenir a peine quelques gouttes! Sa surprise redouble lorsque, voulant faire une nouvelle epreuve, l'anesse, ordinairement et si facile et si douce, s'agite et l'evite brusquement: c'est en vain que la pauvre femme veut amadouer Margot, sa chere Margot; c'est en vain qu'elle lui presente dans un panier de l'avoine melee avec du son, lui passe sur le dos sa main caressante; aussitot qu'elle veut la traire, celle-ci se met a ruer, et la menace de ses yeux flamboyants de colere. Pour la premiere fois depuis deux mois entiers, madame d'Harneville fut, a son grand regret, privee du breuvage devenu sa principale nourriture. "Sans doute, se dit-elle, ce n'est qu'un caprice, qu'un moment d'obstination de l'anesse a ne pus livrer son lait; il faut bien s'y resigner." En effet, le lendemain matin elle recut, rempli jusqu'au bord, son vase accoutume; mais, le soir, nouvelle privation: l'anesse fut tout aussi sterile que la veille. Marthe s'inquiete de cet etrange evenement, dont elle etait loin de deviner la cause. Elle ne pouvait penser que c'etait l'espiegle Zelia qui, secondee par Rosine Berard, s'amusait, des que l'anesse etait de retour des champs et que les filles de basse-cour vaquaient aux travaux qu'on leur avait imposes, a delivrer l'anon de l'etable ou il etait enferme, et a lui faire teter sa mere a l'insu de tout le monde. Les deux jeunes etourdies s'amusaient beaucoup de la surprise et de l'embarras qu'eprouvait la vieille Marthe lorsqu'elle arrivait, le vase de porcelaine en main, pour traire son anesse, dont elle ne recevait que des ruades. Cachees dans un coin de la basse-cour, elles riaient sous cape et s'applaudissaient en secret du bon tour qu'elles jouaient a la pauvre vieille, sans songer a tout le chagrin qu'elle eprouverait de la perte irreparable qu'elles lui feraient supporter. Il est de ces imaginations ardentes, inconsiderees, qui n'envisagent que ce qui flatte au premier abord, et que le premier succes d'un projet aveugle sur toutes les suites qu'il peut avoir. Tant il est vrai qu'il faut toujours songer a ce que le plaisir du moment ne soit pas paye cher par le chagrin de l'avenir. En effet, madame d'Harneville, obligee, pour sa sante, de prendre le lait deux fois par jour, s'occupa sans relache a se procurer une autre anesse. L'affliction de Marthe fut profonde; elle se voyait privee d'une retribution qui devait lui donner une aisance tant desiree. Deja meme, croyant que Margot devenait sterile et d'un acces difficile, elle se disposait a la vendre a bas prix; mais aurait-elle alors le moyen d'acheter un autre ane pour faire ses commissions? et, si elle ne pouvait plus les faire, la voila donc reduite a demander l'aumone, a finir ses jours dans un hopital.... Oh! que de maux produits souvent par la plus simple cause! Rosine et Zelia sentirent alors toute l'importance de la faute qu'elles avaient commise: elles ne purent supporter l'idee de causer la ruine et le malheur de la pauvre femme qu'elles aimaient tant. La honte momentanee d'un aveu n'etait rien en comparaison des regrets cuisants qu'elles se preparaient par un coupable silence. Elles revelerent donc leur secret, et decouvrirent le manege qu'elles avaient invente pour tromper Marthe, sans reflechir a tout le mal que pouvait produire leur etourderie. Elles recurent de leurs meres une vive remontrance: madame de Courcelles surtout, qui etait aussi severe, aussi inexorable pour les fautes du coeur, qu'elle etait indulgente pour de simples espiegleries, fit connaitre a Zelia combien elle etait blesse du tour perfide qu'elle avait ose jouer a la vieille Marthe. Elle ne lui pardonna qu'a condition qu'elle remettrait a cette pauvre femme un quartier de la pension qu'elle recevait pour ses menus plaisirs. Madame Berard, qui etait revenue des eaux de Bareges, imposa la meme reparation a Rosine. Des le soir meme, l'anesse, dont le lait n'avait pas ete tari secretement, procura a Marthe la jouissance d'offrir a madame d'Harneville le vase accoutume. La sante de cette dame fut entierement retablie, et Marthe recut, outre les trente francs par mois, cinq pieces d'or, qui, avec ses economies, et les amendes auxquelles Zelia et Rosine avaient ete condamnees par leurs meres, composerent a la bonne vieille un petit capital et une aisance dont avait failli la priver une simple etourderie. Aussi, lorsque les deux jeunes espiegles, entrainees par leur naturel et leur ardente imagination, jouaient quelques tours aux gens du chateau, aux habitants du voisinage, elles reflechissaient toujours sur les effets qu'ils pourraient produire, et se disaient, meme en folatrant: "N'oublions pas le lait d'anesse." LE BATEAU DE SAINT-CYR OU LE GROS CHIEN DE FERME. A une demi-lieue de la ville de Tours, sur la riante levee qui conduit a Saumur, est un village adosse aux riches coteaux de la Loire, appele _Saint-Cyr_, sejour remarquable par les delicieuses habitations qu'il renferme, par la beaute de ses fruits et l'exquise qualite de ses vins. Au bas de ce coteau fertile et tres-renomme, vis-a-vis la belle manufacture de tapis etablie a Sainte-Anne, sur l'autre rive du fleuve, existe de temps immemorial un bateau qui passe et repasse les nombreux habitants de la ville et de la campagne. Il est ordinairement dirige par un seul batelier, qui ne se sert que d'avirons plus ou moins longs, selon la hauteur des eaux de la Loire. Comme ce trajet, ordinairement assez prompt, evite beaucoup de chemin aux personnes qui se rendent dans la partie occidentale de la ville, ce bateau, pendant toutes les saisons de l'annee, et surtout dans les beaux jours, est tres-frequente. Agathine Bertrand, orpheline et sans fortune, existait des bienfaits de son oncle maternel, proprietaire d'une manufacture de carreaux en terre cuite, situee pres le pont de la Mothe, sur le bord de la riviere. Cet excellent homme, veuf et sans enfants, avait reuni toutes ses affections sur Agathine, sa filleule, et, desirant l'etablir d'une maniere convenable a l'honnete fortune qu'il amassait par son industrie et son travail, il avait place la jeune orpheline dans une des meilleures pensions de la ville, ou elle se faisait distinguer par son aptitude et ses rares dispositions. Aussi adroite au travail de l'aiguille qu'instruite dans la langue, dans l'histoire et la geographie, Agathine, agee a peine de treize ans, venait de remporter, dans le concours de l'annee, le prix de couture, et surtout celui d'estime, qui toujours annonce un heureux caractere et l'heureux don de se faire aimer. Ce double succes avait vivement touche son oncle: il voulait absolument lui en prouver sa satisfaction. C'etait l'epoque d'une des brillantes foires etablies dans la ville de Tours; le mois d'aout etait arrive. Agathine, conduite par son pere adoptif aux plus belles boutiques qui garnissaient les terrasses adossees aux murs de la ville, recoit pour recompense de l'honorable prix qu'elle a obtenu la permission de choisir ce qui lui plairait le plus; la jeune pensionnaire, aussi simple dans ses gouts que modeste par caractere, etait en ce moment vetue d'une robe de percale blanche sans garniture, d'un chapeau de paille orne d'un ruban rose, et portait sur le cou un petit madras a carreaux bleus et blancs. Son oncle s'attendait a ce qu'elle choisirait quelque objet de prix, et suivait le mouvement et l'expression de ses yeux, pour y lire ce qui pourrait lui plaire. Aucune etoffe moderne, aucune broderie, aucun bijou ne put attirer les regards de la jeune personne; mais, en passant devant un magasin de nouveautes, ou flottaient au gre du vent plusieurs echarpes de couleurs nuancees, Agathine s'arrete et s'ecrie: "Oh! que c'est joli!... on dirait l'arc-en-ciel qui luit apres l'orage." A l'instant meme l'excellent oncle fait emplette de la brillante echarpe, dont il entoure la nouvelle Iris. Celle-ci, d'abord, rougit de plaisir, puis de modestie. Elle pretendit que cette parure ne cadrait point avec la simplicite de ses vetements, et qu'elle n'aimait pas a paraitre au-dessus de son etat; mais son oncle persista dans son offre, et soutint que sa fille d'adoption, qui venait de remporter le prix d'estime, devait etre distinguee de ses rivales. "C'est justement, cher oncle, repondit l'aimable Agathine, pour me montrer digne de ce prix si flatteur, que je dois paraitre toujours simple dans ma parure: si je vous en croyais, je prendrais le ton et le costume des premieres demoiselles de la ville, et je me ferais moquer de moi. J'ai retenu, parmi les principes que j'ai recus, qu'on ne doit jamais prendre que ce qui appartient a la classe qu'on occupe dans le monde.--Mais j'ai de l'aisance, mon enfant; je n'ai que toi pour mon heritiere; apres tout, ma profession de manufacturier ne me place ni au-dessus ni au-dessous de personne; et l'education que tu as recue te donne bien le droit de porter une echarpe. Elle te va si bien! et j'ai tant de plaisir a t'en voir paree!" Il fallut ceder a d'aussi tendres instances; et, bien que la modeste Agathine fut dans tout son ajustement d'une grande simplicite, elle ne put etre insensible au plaisir de porter l'elegante echarpe, qui lui rappelait et son prix d'estime et la genereuse bonte de son oncle. Chaque fois que celui-ci reunissait quelques amis a sa manufacture, et principalement le dimanche, il envoyait chercher Agathine a sa pension, par une ancienne bonne qui l'avait vue naitre; et toutes deux, apres avoir parcouru les quais plantes d'arbres, dont est embellie la partie septentrionale de la ville de Tours, elles gagnaient le bateau de Saint-Cyr et debarquaient sur la rive en face, a peu de distance de la manufacture. La jeune pensionnaire ne manquait jamais, quand il faisait beau temps, de se parer de l'echarpe qu'elle avait recue de son oncle, et qu'a ce titre elle conservait avec le plus grand soin. Un dimanche, au commencement de septembre, lorsqu'elle traversait la Loire avec sa bonne, dans le bateau de Saint-Cyr, on entend les cris de plusieurs petits villageois qui, longeant le bord de l'eau, se repaissaient du cruel spectacle d'un gros chien de ferme au cou duquel on avait attache une pierre, et qui, malgre tous ses efforts, cedant au cours du fleuve, etait a moitie noye. Quelquefois, cependant, il soulevait encore avec peine sa tete au-dessus de l'eau, et paraissait eviter la mort dont il etait menace. Il passait a peu de distance du bateau, vers lequel il portait un regard presque eteint, et qui semblait appeler a son secours. Le batelier, s'imaginant abreger l'agonie du pauvre animal, leve en l'air son grand aviron, et se dispose a lui en assener un coup sur la tete: "Arretez! s'ecrie Agathine; eh! quel mal vous a fait cette pauvre bete?..." Elle detache aussitot son echarpe qui lui est si chere, en jette un bout sur le chien: celui-ci le saisit dans sa gueule avec le peu de forces qui lui reste; de l'autre bout, Agathine l'attire au bord du bateau; on coupe la corde qui attache a son cou la pierre sous le poids de laquelle il succombait; et a l'aide de plusieurs passagers et du batelier lui-meme, touche du genereux elan de la jeune personne, le pauvre animal est etendu dans le bateau, ou il reste d'abord quelques instants hors d'haleine et comme aneanti; mais, peu a peu se ranimant, il se traine vers sa jeune liberatrice et lui leche les pieds. Elle veut preserver sa robe de percale: le chien lui leche la main; et appuyant son enorme tete sur un de ses genoux, il la regarde avec une expression qui semble lui dire: "Je vous rends grace de m'avoir sauve la vie." Le bateau atteint l'autre rive du fleuve; Agathine en sort avec sa gouvernante et s'apercoit que le gros chien la suit a la trace: elle s'arrete et lui fait signe d'aller rejoindre son maitre; le pauvre animal se couche a plat ventre et la regarde d'un air qui disait clairement: "Je me donne a vous." Il fut en effet impossible de l'empecher de suivre Agathine jusque chez son oncle, a qui elle s'empressa de raconter son aventure. "Mon echarpe est un peu dechiree, lui dit-elle; mais le chien existe encore." A ces mots, celui-ci remue la queue en signe de joie, et revient de nouveau lecher les mains de sa liberatrice. "Mais peut-etre, lui dit son oncle, est-ce un chien malade.--Oh! non, repondit Agathine, il est trop caressant, il est trop expressif: voyez le calme et la bonte de son regard; d'ailleurs, on peut s'en assurer." On offre aussitot un morceau de pain a l'animal, qui le devore: bientot il reprend sa vivacite naturelle, fait mille bonds joyeux, aboie d'une voix sonore, retentissante, et revient toujours se coucher aux pieds d'Agathine, dont il est impossible de la separer. Il la suit partout; il a les yeux constamment attaches sur les siens, pour obeir au moindre signe qu'elle lui fait; et pendant la nuit entiere qu'elle passa a la manufacture, il se coucha le long de la porte de sa chambre, grincant des dents a ceux qui voulaient le faire retirer, et prenant possession du terrain, ou il paraissait s'etablir en sentinelle vigilante. Le lendemain matin, des qu'Agathine ouvre sa porte, il vient humblement lui lecher les mains, puis il sort et va l'attendre dans la cour, ou il met a la raison les chiens de la manufacture qui veulent le troubler dans son service, et le contrarier dans la ferme resolution qu'il a prise. Agathine se separe de son oncle et regagne le bateau de Saint-Cyr; le chien la suit. Le batelier s'oppose a ce qu'il accompagne sa nouvelle maitresse; il se jette a la nage et la rejoint sur l'autre rive, l'accompagne jusqu'a sa pension, ou il n'ose entrer; mais il reste couche sur le seuil de la porte, d'ou personne ne peut le faire deguerpir. Agathine, qui s'en apercoit, lui fait donner a manger. Il ne quitte pas l'entree de la pension, et, profitant enfin du porteur d'eau qui vient faire la provision d'usage, il entre furtivement derriere lui, penetre dans la grande classe ou se trouve Agathine, vient en tremblant lecher ses chaussures, et se couche devant elle. Le moyen de resister a de si touchantes marques d'attachement et de reconnaissance? Agathine ne peut s'empecher d'adopter cet excellent animal, et lui fait signe de gagner la cour du pensionnat, et de se retirer dans un bucher, ou elle se fait preparer pour lui de la paille; il obeit et ne revient plus importuner sa jeune maitresse que lorsqu'elle l'appelle. Ensuite, le dimanche suivant, elle retourne chez son oncle; le chien la suit, traverse de nouveau la Loire a la nage, tandis qu'elle la passe dans le bateau de Saint-Cyr, et l'accompagne a la manufacture, ou il fait mille nouveaux traits de devouement et de fidelite. On prend des informations, et l'on decouvre que cet animal appartient a un riche fermier des environs de Tours; conduit dans une auberge, il avait voulu defendre le porte-manteau de son maitre, attache sur la croupe de son cheval; des garcons d'ecurie, qu'il avait mordus pour remplir son devoir de gardien fidele, l'avaient garrotte, et, apres lui avoir attache une enorme pierre au cou, etaient alles le jeter a la riviere, d'ou l'avait sauve la jeune pensionnaire, qu'il ne voulait plus quitter. En effet, c'etait en vain que le fermier venait le chercher a la manufacture et l'emmenait attache a la queue de son cheval; des que la pauvre bete etait libre, elle revenait, soit au pont de la Mothe, soit a la pension d'Agathine, aupres de laquelle il trouvait toujours les moyens de penetrer. Il finit enfin par etablir entre elle et son oncle une correspondance aussi touchante que remarquable. Celui-ci fit une maladie qui sans mettre ses jours en danger, le retint longtemps au lit. Agathine brulait du desir d'avoir chaque jour des nouvelles de son pere adoptif; et l'infatigable Dragon, c'est ainsi que l'appelait le fermier qu'il allait visiter souvent, l'infatigable Dragon s'etablit l'emissaire entre l'oncle et la niece. Au moyen d'un petit sac de cuir qu'on avait ajoute a son collier, il allait de la manufacture a la ville, porter les nouvelles du cher malade, qui tracait quelques mots de sa main pour sa chere Agathine, dont il recevait, une demi-heure apres, la reponse et les remerciements. Quelquefois, cependant, Dragon mettait un peu de temps a remplir son message, car lorsque le bateau de Saint-Cyr, ou maintenant le batelier le recevait gratis, etait de l'autre cote du fleuve, le chien prenait sa course le long du rivage, gagnait le pont de Tours, l'un des plus beaux de l'Europe, et en vingt minutes il etait a la pension, ou toujours il recevait un gros morceau de pain et lechait la main genereuse qui le lui presentait. Mais, quand revinrent les beaux jours, Dragon redoubla de zele et d'activite. Devenu cher a l'oncle d'Agathine, il portait chaque matin a cette derniere, dans un petit panier couvert, dont l'anse garnie de linge ne pouvait lui blesser la gueule, les fleurs les plus fraiches, les fruits les plus nouveaux. Dragon n'attendait plus a la porte de la pension, ou il avait acquis ses grandes entrees; c'etait a qui l'introduirait, des qu'il aboyait dans la rue. Reprenant alors son panier entre ses dents, il venait le deposer, en remuant la queue, devant sa jeune maitresse, et lui offrait de quoi augmenter son dejeuner et celui de ses plus cheres compagnes. Le chien revenait a la manufacture, mais sans se presser: sa commission etait faite. Aussi le voyait-on souvent attendre sur les bords de la Loire que le bateau de Saint-Cyr revint de son cote, pour le passer et lui eviter le grand tour. Tant d'instinct, de zele et de services varies rendirent Dragon fameux dans tout le pays: on le citait comme le modele de la plus rare intelligence. Agathine, en appuyant tendrement sa main sur sa grosse tete velue qu'il baissait humblement, se felicitait sans cesse de lui avoir sauve la vie, et son oncle n'appelait plus Dragon que _son fidele_. Mais ce titre devint encore plus digne de cet animal par un evenement inattendu dont je suis heureux de faire ici le recit. Agathine etait sortie de pension; elle habitait chez son oncle, qu'elle ne devait plus quitter, et dont elle se faisait un devoir, autant qu'un plaisir, de gouverner la maison. Elle aimait a faire des promenades dans ces riantes prairies qu'arrose la petite riviere de la _Choisille_, vallon delicieux qui offre en quelque sorte la realite de ces Champs-Elysees decrits dans la mythologie. Dragon l'y accompagnait toujours, car elle ne pouvait faire un pas sans que cette excellente bete ne courut sur ses traces, a moins que d'un seul coup d'oeil sa maitresse ne lui defendit de la suivre; il obeissait alors, en attachant sur elle ses regards attristes jusqu'a ce qu'il l'eut perdue de vue. Dragon etait devenu d'une force prodigieuse; rien ne pouvait echapper aux atteintes cruelles de ses dents quand il etait excite; mais rarement il en avait l'occasion: son sort etait si doux a la manufacture, ou chacun l'aimait, le caressait, ou tous les autres chiens le redoutaient et lui paraissaient soumis! On etait a la fin du mois d'aout, epoque ou les bestiaux de toute espece viennent dans les prairies paitre l'herbe nouvelle. Agathine, accompagnee de son oncle et suivie du chien fidele, longe les bords de la petite riviere et remonte jusqu'au moulin de _Charcenay_. Elle etait simplement vetue, et portait sur ses epaules un ample chale de merinos rouge, afin de se preserver de la rosee du soir, ordinairement tres-abondante a la fin de l'ete. Tout-a-coup elle entend les patres crier: "Garde a vous, mamzelle!... garde a vous!..." Elle se retourne et apercoit un jeune taureau que la couleur de son fichu avait effarouche, et qui courait sur elle en poussant d'horribles mugissements: l'oncle d'Agathine veut avec sa canne la soustraire a cette attaque dangereuse; mais il est renverse d'un coup de corne, qui ne lui fait heureusement qu'une legere blessure au bras. Agathine fuit eperdue a travers la prairie, et le taureau, plus furieux que jamais, est au moment de l'atteindre, lorsque Dragon, le poil herisse et les yeux flamboyants de colere, s'elance au flanc du feroce animal et lui fait une enorme blessure qui l'arrete dans sa course. Celui-ci redouble de mugissements et de rage; le chien, dont les elans sont prompts comme l'eclair, evite ses ruades, lui saute a la gorge, se roule et s'enlace avec lui sur la poussiere, ou apres mille bonds et les plus grands efforts, il l'etend sans mouvement et sans vie. Il rejoint aussitot sa jeune maitresse evanouie dans les bras de son oncle et des patres, lui leche les pieds, les mains, le front, et semble, par ses caresses, temoigner la joie qu'il eprouve. Agathine, ayant repris ses sens, caresse et remercie l'intrepide Dragon; mais, en passant la main sur sa tete couverte d'ecume et de poussiere, elle s'apercoit que le chien fait un mouvement douloureux; elle decouvre une profonde blessure qu'il avait recue dans le combat: un coup de corne du taureau l'avait atteint derriere l'oreille, et le sang coulait en abondance. Avec quel empressement et quel zele elle panse elle-meme cette precieuse blessure! elle la lave d'abord a la riviere, la couvre de son mouchoir dont elle fait une compresse, et l'enveloppe de ce fichu rouge qui a failli causer sa mort! Regagnant ensuite avec son oncle la manufacture, l'on y redouble de soins pour le liberateur de la jeune personne. Le medecin veterinaire consulte declare que la blessure du chien, quoique profonde, n'est pas mortelle; et chaque fois qu'Agathine en renouvelait elle-meme l'appareil, elle lui repetait avec emotion: "Bon Dragon, je te dois la vie." Et, a la honte de tant d'ingrats qui comptent parmi les hommes, le chien fidele la regardait avec des yeux ou brillait la joie la plus vive, et semblait lui repondre: "Je n'ai fait que m'acquitter envers vous." LE TABLEAU DE FENELON OU LA FORET DE VILLANDRY. Rien ne reste grave plus profondement dans notre memoire qu'un fait historique offert a nos yeux par la peinture. Nous voyons le lieu de la scene; nous nous identifions avec les personnages; nous prenons part a l'action. On ne saurait donc apporter trop de soins au choix des tableaux ou des gravures qu'on offre aux regards de la jeunesse; ils influent plus qu'on ne le pense sur ses gouts, sur ses penchants. M. Germont, l'un des avocats les plus distingues de la Touraine, homme aussi modeste qu'eclaire, avait deux filles, Theonie et Clara, nees a un an de distance l'une de l'autre, et se faisant remarquer, quoique a peine agees de douze a treize ans, par leur instruction, leurs manieres a la fois simples et distinguees, et surtout par ce genereux elan du coeur, qui cherche partout a faire quelque bien. Elles avaient puise celle heureuse habitude dans les modeles que leur offraient leurs dignes parents, et dans les vives impressions que leur faisaient eprouver les differentes images que sans cesse elles avaient sous les yeux dans la maison paternelle: toutes offraient les traits les plus touchants de la bienfaisance et de la charite. La, saint Vincent de Paul ramasse dans son manteau un enfant naissant et presque nu, qu'il trouve expose sur un tas de paille, dans une rue de Paris, a l'entree de la nuit, pendant un hiver rigoureux. Ici, _Sophie d'Isenbourg_, princesse de Souabe, presente son sein a l'enfant d'une pauvre veuve dont la misere et la faim avaient tari le lait nourricier. Plus loin, Henri IV laisse passer des vivres aux habitants de Paris, qu'il assiegeait pour conquerir sa couronne. Enfin, parmi plusieurs sujets du meme genre, sont appendues les deux belles gravures dont l'une represente Fenelon lors de la bataille de Malplaquet, pansant lui-meme les soldats blesses qu'il recueillait dans son palais, transforme par ses soins pieux en hopital militaire; et l'autre retrace ce beau trait de charite, si connu parmi le peuple, celui ou l'illustre auteur de _Telemaque_, dont l'inepuisable bonte ne pouvait etre comparee qu'a son immortel genie, ramene lui-meme une vache egaree qu'il avait trouvee dans une de ses promenades solitaires, et qu'il s'empresse de restituer a une famille de patres dont elle etait l'unique soutien. Ce trait de bienfaisance et d'humilite chretienne etait, de tous les sujets historiques presentes aux regards des deux jeunes soeurs, celui qui les touchait le plus vivement, et remplissait leurs ames de la plus respectueuse admiration. "Quoi! se disait Theonie, il se peut qu'un archeveque s'abaisse au point de conduire lui-meme une vache egaree; de l'escorter a pas lents, la corde a la main!--Loin de s'abaisser en cela, lui repondait M. Germont, Fenelon ne fut jamais plus grand, et ne s'acquit jamais autant de droits a l'immortalite.--Oh! dit a son tour Clara, combien ces bons patres durent etre ravis, etonnes, en voyant leur archeveque accompagner la pauvre bete qu'ils regrettaient tant!--Leur joie fut grande, sans doute, lui repliqua son pere; mais pas plus que celle du vertueux prelat. Celui qui fait du bien jouit encore plus que celui meme qui le recoit. Mais jugez, mes enfants, dans quelle inquietude on etait a Cambrai! un grand nombre des habitants se mirent a la recherche de leur illustre pasteur, que bientot ils apercurent porte sur les bras des villageois qu'il avait tires de peine. Fenelon avait marche si longtemps, que ses chaussures etaient dechirees, et qu'il etait accable de fatigue. Quelle lecon de charite! quel attendrissement pour tous ses diocesains, qui le cherissaient comme un pere!--Ah! nous ne sommes plus etonnees, reprirent les deux soeurs, qu'on en parle avec tant de veneration; et nous ne rencontrerons jamais dans nos promenades une vache egaree, sans songer a Fenelon." Elles allaient ordinairement passer avec leur pere une partie de l'automne dans une habitation commode et sans aucun luxe, mais importante par le produit du sol, et placee dans un site ravissant, pres de la foret de Villandry, sur la grande route qui conduit de Tours a Chinon. La, parmi les bonnes lectures que leur permettait M. Germont, elles lisaient avec delices les _Aventures de Telemaque_ et des rois. Le temps de l'automne est celui des grandes chasses: elles offrent, en Touraine, une chance heureuse a ceux qui recherchent cet exercice. A quelque distance de l'humble habitation de M. Germont, etait le chateau de Villandry, l'un des plus heureusement situes de la Touraine, puisqu'il se trouve a l'embouchure de l'Indre et du Cher, qui, tout pres de la, se jettent dans la Loire. Rien de plus pittoresque, de plus riche et de plus delicieux que la reunion de ces trois rivieres, que l'aspect des iles riantes et nombreuses qu'elles entourent. Nulle part on ne peut mieux que dans ce beau sejour admirer le chef-d'oeuvre de la creation. Le proprietaire de ce chateau magnifique, l'un des banquiers les plus renommes de la capitale, y etalait un grand luxe: il y avait etabli surtout un train de chasse qui pouvait le disputer a celui d'un prince, d'un souverain meme. Nomme louvetier du departement, il faisait souvent, autant par devoir que par plaisir, des battues dans la belle foret de Villandry; et, de concert avec les grands proprietaires des environs, il devait poursuivre plusieurs loups qui, depuis quelque temps, faisaient dans le pays un ravage effrayant. Theonie et Clara obtinrent de leur pere la permission d'aller, avec Germain, le vieux domestique, voir defiler sur la route de Chinon ce cortege de chasseurs reunis. Elles se faisaient une fete d'entendre le bruit des cors, les cris des piqueurs, l'aboiement d'une meute nombreuse; de voir ce mouvement continuel d'hommes, de chevaux et de chiens parcourant toutes les sinuosites d'un bois immense, pour se retrouver ensuite au lieu indique ou la halte devait avoir lieu. Le vieux serviteur accompagna donc les deux jeunes soeurs, et jouit avec elles de ce spectacle enchanteur. On detruisit, ce jour-la, cinq loups enormes, qui jetaient la terreur dans les bergeries des environs. Jamais _hallali_ ne fut plus joyeux; jamais halte ne fut plus brillante. Mais deja la nuit, qui a cette epoque etait aussi longue que le jour, commencait a paraitre sur l'horizon; bientot les chasseurs se disperserent et regagnerent leurs habitations respectives. Le fidele Germain retournait a celle de M. Germont, avec ses deux jeunes maitresses, lorsqu'en approchant des limites de la foret ils entendirent des cris plaintifs; ils avancent, et soudain ils apercoivent, sur le bord de la grande route, une vieille villageoise assise, le visage cache dans ses mains; des larmes coulaient en abondance le long de ses doigts decharnes; et, au milieu de ses sanglots, elle invoquait le ciel, qui venait en ce moment meme a son secours, en faisant passer devant elle ces deux anges de bonte. "Qui vous fait pleurer de la sorte? lui demanderent a la fois Theonie et Clara--Helas! mes bonnes demoiselles, j'ai perdu tout ce que je possedais au monde." Les deux soeurs l'invitent a s'expliquer; et la vieille, enhardie par leurs voix si compatissantes, et elle-meme naturellement encline a babiller, leur apprend d'abord qu'elle est une pauvre veuve sans enfants, et par consequent privee de tout soutien; elle raconte ensuite qu'apres avoir economise pendant plusieurs annees et preleve sur les besoins de sa vie une modique somme, elle avait achete deux beaux chevreaux blancs, qui, par ses soins et ses sacrifices, etaient devenus les plus belles chevres du canton. "Je les avais amenees, ajoute-t-elle, paitre dans les broussailles qui bordent la foret, et m'occupais a filer ma quenouille, quand tout-a-coup, effrayees par c'te chasse aux loups qui vient d'avoir lieu, poursuivies par ces vilains grands chiens d' meute, qui n'en auraient fait qu'une bouchee, elles ont pris la fuite a travers le bois: j' les avons suivies tant qu' j'ons eu d'forces, les app'lant a grands cris; mais j' les avons perdues d' vue; et j' croyons ben qu' je n' les r'verrons jamais.--Pourquoi cela? replique vivement l'ainee des deux soeurs: Fenelon a bien su retrouver la vache des patres; nous saurons, de meme, vous ramener vos deux chevres.--L'une s'appelle Gogo et l'autre Baby; elles viennent a vous des qu'on les appelle, et mangent dans la main; et puis la plus forte porte au cou un grelot, qui fait qu'on peut l'entendre d'loin dans la foret. Ah! si vous pouviez m' les ram'ner, comme j' prierais l' bon Dieu pour vous!... mais el' sont si loin, si loin! p't-etre meme qu'a c' moment les chiens les ont devorees...." A peine la pauvre veuve achevait ces mots, que les deux soeurs avaient disparu dans l'epaisseur du bois, avec le vieux Germain, qui deja murmurait de la course qu'on lui faisait faire. En effet, Theonie et Clara parcoururent un long espace et de nombreux circuits, tantot pretant une oreille attentive, tantot appelant a pleine voix: "Gogo!... Baby!..." Rien ne repondait a leurs cris, rien ne les encourageait dans leur penible demarche. Elles voulaient s'enfoncer plus avant encore dans la partie du bois la moins frequentee; mais leur fidele serviteur les en empecha, en leur faisant observer que, si elles prenaient indistinctement a travers les arbres, elles s'egareraient a coup sur et ne pourraient de toute la nuit peut-etre sortir de la foret. Cependant l'obscurite commencait par degres a se repandre; il ne restait plus qu'un faible crepuscule qui permettait a peine de distinguer les objets. La vieille, toujours a la meme place, ecoutait avec toute l'attention dont elle etait capable: elle n'entendait que le monotone fremissement des feuilles et les cris lugubres des oiseaux de nuit, sortant alors de leur repaire. Tantot la pauvre chevriere s'agenouille et prie pour ses jeunes bienfaitrices; tantot elle s'imagine ... on est si defiant dans le malheur! que ces deux demoiselles veulent s'amuser a ses depens et lui font croquer le marmot, tandis que peut-etre elles sont retournees a leur demeure, ou elles rient de la credulite de la pauvre femme qui les attend. Deja meme elle murmure entre ses dents et se dispose a gagner sa cabane, lorsqu'elle apercoit un homme a cheval qui l'aborde, inquiet, agite, et lui demande si elle n'aurait pas vu passer deux jeunes personnes de douze a treize ans, simplement vetues et accompagnees d'un vieux domestique. "Oui, repond la veuve, elles m'ont fait accroire qu'el'z'allaient chercher mes chevres dans la foret; mais j'vois bien qu'el'se sont gaussees d'moi, et qu'el'voulaient m'faire passer la nuit a la belle etoile.--Elles en sont incapables, dit l'inconnu (c'etait M. Germent lui-meme). Jamais les infortunes ne leur ont inspire que le desir de leur etre utiles." Il fait alors plusieurs questions a la vieille, qui lui raconte naivement tout ce qui s'etait passe. "Je vois bien, se dit tout bas M. Germent, que l'imagination frappee du trait touchant de Fenelon ... mais elles se seront sans doute egarees dans ces bois; profitons du crepuscule qui luit encore pour aller a leur secours." Il entre aussitot dans une grande allee de la foret qu'il parcourt a bride abattue, et disparait a son tour. Bientot la vieille chevriere croit entendre des cris de joie que repetent les echos dans le lointain, et qui s'approchent par degres. Bientot elle croit reconnaitre la voix d'une des deux inconnues, s'ecriant: "Les voila!... les voila!..." Enfin elle entend tres-distinctement le grelot que Gogo portait a son cou, et dont le son fait vibrer de saisissement le coeur oppresse de la pauvre femme. "Je n' m'etais donc point trompee, se dit-elle, et ces deux d'moiselles m' ramenent mes excellentes betes?" A ces mots reparaissent a la lisiere du bois Theonie et Clara, couvertes de sueur et tenant chacune une chevre avec un mouchoir fortement attache a ses cornes. Leurs vetements etaient dechires par les epines et les branches d'arbres, leurs chaussures ne leur tenaient qu'a peine aux pieds; mais leur figure etait rayonnante de cette inexprimable ivresse que produit une bonne action. Derriere elles marchait le vieux Germain, se trainant avec effort, et touchant les deux animaux avec une baguette de coudrier qu'il avait cueillie dans la foret. Il voudrait bien gronder ses jeunes maitresses de leur imprudence, de l'inquietude qu'elles doivent donner a leur digne pere en rentrant aussi tard; mais le succes de leur entreprise lui ferme la bouche. Comment exprimer la joie de la vieille femme en revoyant ses deux chevres, unique soutien de son existence? Elle leur touche la tete, pour bien s'assurer que ce sont elles; et les pauvres betes belent de joie en la revoyant, et lechent les mains qui leur avaient prodigue tant de soins. Celles de Theonie et de Clara furent mouillees des larmes de la reconnaissance. Les patres, en recevant leur vache des mains de leur archeveque, ne rendirent pas plus de graces a Dieu que ne lui en rendait en ce moment la chevriere pour les deux anges qui l'avaient secourue avec tant de devouement et de courage. M. Germont, attire lui-meme par les cris joyeux qu'il avait entendus, revint sur ses pas, et ne put s'empecher d'etre vivement touche du tableau qui s'offrait a ses regards; il voulut, de son cote, contribuer au bien-etre de la chevriere; il lui offrit d'etre la surveillante de sa basse-cour, ordinairement tres-peuplee de toutes sortes d'animaux domestiques. La bonne vieille accepta cet emploi, qui convenait si bien a ses habitudes et lui assurait le bonheur pour tout le temps qu'elle avait a vivre. Theonie et Clara se feliciterent plus encore de ce qu'elles avaient fait pour cette pauvre femme; et, depuis cet heureux jour, elles ne cesserent d'eprouver l'influence de la peinture sur les moeurs, et conserverent toute leur vie le touchant souvenir du tableau de Fenelon. LE CHATEAU DE CHENONCEAUX OU LES PORTRAITS HISTORIQUES. De toutes les belles habitations qu'on remarque dans la Touraine, et qui nous offrent des souvenirs attachants, il n'en est point de comparable au chateau de Chenonceaux. Qu'on se figure un vaste batiment tout a la fois gothique et moderne, s'elevant sur un pont construit au-dessus du Cher! qu'on se represente une salle de bains et des offices pratiques dans les piles qui separent les arches, une bibliotheque et un salon, sous le parquet desquels passent les nombreux bateaux allant a dix lieues de la se jeter dans la Loire! En un mot, qu'on invente dans son imagination tout ce que la nature et la feerie meme pourraient former de plus ravissant, de plus romantique, de plus varie dans ses details; ce reve enchanteur est, pour ainsi dire, realise dans ce lieu de delices qu'ont chante tour a tour les poetes les plus celebres, que citent dans leurs ecrits un grand nombre d'historiens, et que chaque jour encore retracent sous leurs pinceaux les peintres avides de la belle nature. Qu'on ajoute a ce prestige irresistible celui non moins puissant des grands noms que rappelle cette ancienne demeure des rois, et qu'on se dise: "C'etait la que Francois 1er s'entretenait avec Bayard du bonheur et de la gloire de la France.... C'etait dans ce parloir que le monarque ami des lettres recevait dans son intimite Ronsard et Clement Marot.... Ce fut sous ces ombrages que Marie Stuart et Anne de Boulen, alors brillantes de jeunesse et de beaute, promenerent leurs tristes reveries.... C'est dans ce mysterieux oratoire qu'a prie tant de fois Claude de France, fille de Louis XII. Les voila, ces souterrains ou, lors de la conjuration d'Amboise, Diane de Poitiers deroba l'elite des chevaliers francais a la rage de Catherine de Medicis.... Enfin, c'est sur ces belles rives du Cher que Delille ecrivit des fragments de son poeme des Jardins; Thomas, quelques-uns de ses eloges historiques; Barthelemy, l'introduction de son Anacharsis; etc." Aussi n'est-il aucun habitant de la Touraine qui n'aille saluer ce monument de tant de celebrites; n'est-il aucun etranger qui ne s'empresse d'aller y chercher de nobles inspirations. Ce qui surtout augmenta, pendant longtemps, le nombre des visiteurs de ce beau sejour, c'etait l'accueil qu'on y recevait de la femme si distinguee a laquelle il appartenait. Madame Dupin semblait etre la legataire de Diane de Poitiers; elle savait repandre a Chenonceaux tout ce que la grace, l'esprit et la bonte ont de touchant, de brillant et d'enchanteur. Elle y attirait les personnes qui s'etaient fait un grand nom dans les lettres, dans les arts, et celles qui honoraient le plus la France par leurs hauts faits d'armes et la gloire de leurs ancetres. Elle y faisait, pour ainsi dire, revivre cette brillante cour de Francois 1er, dont on retrouve encore a chaque pas les traces, les chiffres et les armes. On se croyait reporte au commencement du seizieme siecle. Jamais le beau jardin de la France, qui donna le jour a tant de femmes celebres, n'en posseda de plus aimable et de plus digne d'eloges que madame Dupin. J'etais jeune encore lorsque j'eus l'honneur de lui etre presente; et le charme de son regard, le son de sa voix penetrante, la grace repandue dans toute sa personne, sont restes dans mon souvenir. Elle me donna de son sexe une idee qui m'eblouit, remplit mon coeur d'un sentiment profond; et peut-etre suis-je redevable a cette premiere impression de l'attachement respectueux, inalterable, que j'ai voue aux femmes, a qui je dois mes succes les plus flatteurs. Cet hommage, qu'il m'est si doux de pouvoir rendre a la memoire d'une personne longtemps l'ornement de ma belle patrie, me conduit naturellement a celui que merite aujourd'hui la femme qui lui succede, et dont la gracieuse urbanite accueille indistinctement tous les etrangers qui vont visiter Chenonceaux. Pour donner plus de charme encore a tous les souvenirs qu'offre ce lieu ravissant, madame la comtesse de V***, dont le gout egale l'instruction, s'est occupee a reunir, dans une grande salle du chateau, les portraits des personnages les plus marquants sous le regne de Francois 1er. Cette galerie historique, classee avec le plus grand soin, produit un effet magique dans ce meme endroit ou le Pere des lettres eprouvait chaque jour qu'elles etaient un des plus beaux fleurons de sa couronne. Il semble, en effet, qu'a l'aspect de ces images fideles de ces celebrites du temps, on soit admis a la cour du vainqueur de Marignan, et qu'on participe aux plaisirs, a l'eclat dont il environnait son trone. Mais, pour etre admis dans ce museum du seizieme siecle, il faut ecrire son nom, son pays et sa profession sur un registre que presente le concierge; et c'est apres qu'ils ont ete communiques a la dame du chateau qu'on est recu dans les appartements. Un beau jour du mois de mai, epoque ou la nature est revetue de toute sa parure, plusieurs voitures entrerent dans l'avenue plantee d'arbres antiques, et bientot une trentaine d'etrangers, dont l'exterieur annoncait l'opulence et meme un rang eleve, furent introduits dans la salle d'armes du rez-de-chaussee, de la dans la chapelle, parfaitement conservee, et enfin dans l'immense galerie qui traverse le Cher, et sur les murs de laquelle sont un grand nombre d'inscriptions en differentes langues. Le concierge, suivant l'usage, fait ecrire a chaque individu les indices exiges, qu'il va mettre sous les yeux de la comtesse. Celle-ci, voyant les noms des plus honorables familles des environs, entre autres celui d'un lieutenant-general des armees, qu'accompagnaient ses deux filles, renvoie le concierge inviter les personnes qui visitaient la galerie a passer dans le salon bleu, dont les draperies sont ornees du chiffre de Francois 1er, dans lequel sont reunis les portraits des plus illustres contemporains du monarque. Parmi les visiteurs qui lisaient avec interet et curiosite les inscriptions tracees dans la galerie, etaient plusieurs habitants de la petite ville de Blere, situee a une lieue de Chenonceaux. Toujours bien recus par la comtesse, ils avaient amene deux jeunes filles, modestement vetues, et dont l'exterieur annoncait une honnete obscurite. Elles prenaient au crayon des notes, et semblaient recueillir quelques renseignements historiques. Elles avaient signe sur le registre: Cecile et Suzanne de La Tour, filles de militaire et natives de Nancy. Le general et ses enfants avaient passe plusieurs fois devant elles sans les remarquer. Leur exterieur etait si mince, et leurs yeux baisses, leur maintien gene, timide, annoncaient qu'elles avaient si peu d'usage!... Elles suivirent toutefois les visiteurs, et furent admises dans le salon bleu, qu'elles n'etaient pas moins impatientes que les autres de connaitre et d'etudier. Humblement retirees dans un coin, et restant debout, elles contemplaient avec un interet devorant les portraits offerts a leurs regards, et pretaient une oreille attentive a tout ce que disaient les differentes personnes admises comme elles dans ce riche salon. Elles ne tarderent pas a s'apercevoir que les deux filles du general parlaient avec pretention sur les personnages les plus celebres composant cette imposante reunion, et qu'elles affectaient d'etaler un grand savoir. Plus d'une fois meme, en parlant avec une volubilite qui prouvait combien elles etaient peu versees dans la science de l'histoire, elles portaient sur Cecile et Suzanne un regard qui semblait dire: "Pauvres petites, vous ne pouvez pas nous comprendre, et tout votre merite se borne sans doute au travail de l'aiguille." Les deux jeunes soeurs baissaient alors leurs grands yeux observateurs, et leur rougeur confirmait, en apparence, tout ce que pensaient d'elles les deux demoiselles si vaines de leur erudition. Mais quelques anachronismes qui echapperent a celles-ci, quelques erreurs sur le caractere et les hauts faits des grands personnages contemporains de Francois 1er amenerent une scene tres-remarquable, et prouverent que l'on s'expose a d'etranges deconvenues lorsqu'on a la manie de citer a tort et a travers, et de montrer son savoir, le vrai merite s'enveloppant toujours du voile de la modestie. Un des portraits les plus remarquables etait celui de Francois 1er, par Le Titien. A cette belle figure franche, ouverte, a ce sourire gracieux, chacun avoue que la couronne de France ne fut jamais posee sur une plus belle tete. Celui-ci pretend que Louis XII ne pouvait avoir un plus digne successeur; celui-la, moins instruit en chronologie, s'imagine que Francois etait le fils du Pere du peuple: aussitot la fille ainee du general redresse cette erreur en soutenant qu'il etait fils de Charles d'Orleans, comte d'Angouleme; et que, lors des Etats tenus a Tours, il avait ete fiance avec la fille de Louis XII, nommee ... "Claude de France, fille d'Anne de Bretagne," dit en baissant les yeux, et comme malgre elle, Suzanne de La Tour, sur laquelle tous les regards se porterent. Parmi les portraits de femmes etait celui de cette belle Valentine de Milan qui mourut de douleur sur la tombe de son mari. "On dirait, a la voir, s'ecria la fille cadette du general, qu'elle prononce encore ces mots si touchants: "Plus rien ne m'est; rien ne m'est plus.--Son petit-fils, ajoute la soeur ainee, etait loin de s'attendre a monter sur le trone, car entre elle et lui, c'est-a-dire depuis Charles VI jusqu'a son regne, il y a eu, je crois ... trois rois de France.--Quatre, si je ne me trompe, Mademoiselle: Charles VII, Louis XI, Charles VIII et Louis XII, dit Cecile de La Tour.--Vous avez raison, Mademoiselle," reprend la savante pretentieuse, en rougissant de son erreur. Enfin tous les yeux s'arreterent sur deux grands portraits en pied, places l'un a cote de l'autre, et qui faisaient eprouver aux spectateurs des sentiments divers. L'un representait le chevalier Bayard, sans reproche et sans peur; et l'autre, le connetable de Bourbon, qui avait trahi son roi pour servir Charles-Quint, dont il desirait epouser la soeur. "Quel contraste! disait-on: la tout ce que l'heroisme et la fidelite peuvent inspirer de veneration; ici tous les remords de l'ambition decue.--N'est-ce pas a la bataille de Marignan, dit la fille ainee du general, que fut tue Bayard?--Non, ma chere, lui repond sa soeur, c'est au siege de Pampelune.--Ce fut, je crois, en Italie, reprend avec timidite Suzanne de La Tour.--Oui, sans doute, ajoute Cecile; ce fut a la retraite de Romaguagno qu'il tomba d'un coup de mousquet, et qu'on baisant la croix du son epee il demanda qu'on le mit sous un arbre, le visage tourne vers l'ennemi: parce que, dit-il, ne lui ayant jamais tourne le dos, il ne voulait pas commencer a ses derniers moments.--Ce fut alors, reprit Suzanne, que se presenta devant lui le connetable de Bourbon, lui temoignant combien il le plaignait. "Ce n'est pas moi qu'il faut plaindre, reprit Bayard, mais vous qui portes les armes contre votre roi, votre patrie et votre serment." Ce furent les dernieres paroles de ce grand homme." Tous les assistants, et principalement les filles du general, ne purent s'empecher de temoigner leur admiration pour deux jeunes personnes qui cachaient tant de savoir sous un exterieur si modeste, et s'exprimaient surtout avec tant de facilite. Mais l'etonnement fut au comble lorsque Cecile et Suzanne, excitees par les nombreuses questions qu'on leur adressait, et, pour ainsi dire, forcees a laisser paraitre leur instruction, prouverent qu'elles etaient versees non-seulement dans l'histoire de leur pays, mais dans celle de toutes les puissances etrangeres. Parcourant donc la nombreuse galerie des portraits qu'elles avaient sous les yeux, elles firent tour a tour l'eloge historique du pape Leon X, surnomme le _Pere des Muscs_, d'Emmanuel, dont le regne fut appele le _Siecle d'or du Portugal_, de Gustave Vasa, qui, apres avoir conquis son royaume a la pointe de l'epee, affermit la puissance de la Suede. Variant ensuite leurs couleurs, elles peignirent fidelement ce Charles-Quint, basant sa puissance sur la ruse de Henri VIII, dont le fanatisme, l'orgueil et les cruautes firent le malheur et la honte de l'Angleterre; ce Christian II, surnomme le _Tyran du Nord_, qui, chasse par ses sujets, termina ses jours odieux dans les fers. Passant ensuite a des noms chers aux lettres, aux arts, a la magistrature, elles analyserent avec autant de fidelite que de charme la gloire immortelle de Copernic, de Thomas Morus, de Raphael, et des plus grands hommes contemporains de Francois 1er. On remarquait surtout la vive impression qui se peignait sur la figure des deux soeurs lorsqu'elles parlaient des guerriers morts pour leur pays. Se regardant alors, les yeux mouilles de larmes et se serrant la main, elles laissaient percer sur leurs traits une noble fierte, et semblaient se resigner aux coups du sort. "Eh! qui donc etes-vous, Mesdemoiselles? leur demande le general, vivement touche de tout ce qu'il venait d'entendre.--Les filles d'un militaire, repond l'ainee, qui ne nous a laisse en mourant qu'un peu de gloire acquise au champ d'honneur, et l'instruction qu'il nous donna lui-meme; il fut seul notre instituteur.--Et dans quel corps servait votre digne pere?--Dans l'artillerie legere, repond Suzanne en soupirant.--Quel grade avait-il?--Il etait capitaine.--Et son nom?--De La Tour.--De la Tour!... Il avait le poignet gauche fracasse par un eclat d'obus?--Precisement.--Cinq coups de sabre sur la tete?--Dont un surtout lui avait fendu le visage depuis le front jusqu'au menton.--Il le recut en me sauvant la vie, s'ecrie le general. Chers et nobles enfants de mon liberateur, que je rends grace au ciel de pouvoir vous connaitre et vous presser dans mes bras!... Oui, je commandais l'artillerie au combat donne sous les murs de La Fere: dans une sortie que je fis pour conserver la place, je fus environnee d'un escadron hongrois, et j'allais succomber au nombre; tout-a-coup l'intrepide La Tour perce les rangs ennemis a la tete de sa compagnie, me delivre; je le perds de vue dans la melee, je prends des informations, et l'on m'assure qu'il est reste sur le champ de bataille. Il fut en effet laisse mort pendant cinq heures, dit Cecile; mais, reprenant ses sens et profitant de l'obscurite de la nuit, il gagna, non sans effort, une chaumiere ou de pauvres agriculteurs l'accueillirent avec empressement, ranimerent ses forces epuisees, se reduisirent a coucher sur la dure afin de lui procurer un lit commode; firent, du peu de linge qu'ils avaient, des bandelettes et des compresses pour panser ses blessures; et, au bout de six semaines, notre malheureux pere vint nous rejoindre a Nancy. La, reduit a la pension la plus modique, et venant de perdre notre excellente mere, que le bruit de sa mort avait conduite au tombeau, il fit ressource de ses talents. Il donna des lecons de mathematiques et de fortification: estime, cheri de tous les habitants de la ville, il etait parvenu a se faire un etat honorable, independant. Ma soeur et moi, quoique bien jeunes encore, nous vaquions aux soins du menage. Le travail et l'economie nous avaient procure quelque aisance, et notre excellent pere ne negligea rien alors pour nous donner une education qui put nous mettre a l'abri des rigueurs du sort. Tout prosperait autour de nous, tout souriait a notre esperance, lorsqu'une blessure, que le capitaine avait recue a la poitrine, se rouvrit tout-a-coup et nous priva du seul appui qui nous restait sur la terre.--Il vous en reste un dans celui a qui votre pere sauva la vie, reprend le general avec cet elan d'une ame franche et genereuse. J'avais deux filles! eh bien! maintenant, j'en ai quatre. Venez a la terre que je possede sur les bords de la Loire: vous serez les institutrices de vos nouvelles soeurs, car vous en savez bien plus qu'elles, et vous acheverez de leur prouver que le savoir et le vrai merite n'ont jamais plus d'eclat que sous les dehors de la modestie. Venez, charmantes creatures, je vous adopte, et ce jour devient un des plus heureux de ma vie.--Et de la notre," ajoutent les filles du general, en serrant affectueusement la main de Cecile et de Suzanne. Mais celle-ci, designant une vieille femme pale qui paraissait tremblante de frayeur qu'elles n'acceptassent, repondirent qu'elles ne quitteraient jamais leur tante, chez laquelle elles etaient venues se refugier a la mort du capitaine: "Nous sommes penetrees de reconnaissance, dit Suzanne, de l'offre et de l'honneur que vous daignez nous faire; mais nous ne pouvons nous separer de notre mere adoptive, qui, depuis deux ans, partage avec nous le peu qu'elle possede.--Nous commencons, dit a son tour Cecile, a mettre a profit les lecons que nous donna notre pere: deja les principaux habitants de la petite ville de Blere nous confient la premiere education de leurs filles; encore quelque temps, et nous formerons une institution qui peut-etre nous meritera l'estime publique, nous procurera ce que nous a tant recommande celui que nous pleurons, le bonheur de n'appartenir qu'a soi, de ne devoir qu'a son travail une honnete existence.... Nous nous en rapportons a vous, general: pouvons-nous oublier ce qu'en mourant nous ordonna celui qui eut l'honneur de s'exposer pour vous; et, lorsque deja tout sourit a nos efforts, ne serait-ce pas troubler sa cendre et manquer de respect a sa memoire que d'oublier ses dernieres paroles?--Vous avez raison, repondit la general en attachant sur les deux orphelines des regards pleins d'admiration; oui, vous devez rester dignes du brave qui vous fit naitre; poursuivez donc votre carriere, qui, apres tout, a ses jouissances. Croyez que je porterai a votre etablissement tout l'interet que vous meritez.... Mais, si je suis prive du bonheur inexprimable de vous posseder au chateau que j'habite, j'espere que vous ne refuserez pas de venir quelquefois visiter celui que secourut si vaillamment votre digne pere." Cecile et Suzanne promirent de repondre a ces vives instances, et s'en montrerent dignes: elles allerent a la terre du general, ou toujours on les recevait avec distinction, quels que fussent leurs vetements. Les filles du general les accueillaient comme des soeurs, et gagnerent beaucoup a cette intimite. Non-seulement elles acquirent encore plus d'instruction, et se perfectionnerent dans la science chronologique; mais elles furent gueries pour jamais de cette insupportable habitude de citer a tout moment tel ou tel grand ecrivain, de cette ridicule mania d'etaler ce qu'on sait, et bien souvent ce que l'on croit savoir. Elles conserverent dans le monde cette modeste retenue qui donne le droit d'observer sans paraitre, de profiter de tout sans rien hasarder de ce qu'on possede, cette modestie enfin qui preserve de ce pedantisme assommant, fleau de la societe, et dont une seule erreur et la moindre meprise font rire a nos depens ceux-la memes que nous voulions humilier. LES DEUX ORPHELINES OU LA DISCRETION. M. de Saintene, magistrat respectable, prouvait chaque jour, par son merite et la noble austerite de son caractere, qu'il appartenait a la famille de Lamoignon de Malesherbes. Il n'avait pas eu d'enfants de son mariage avec la femme qui, depuis vingt ans, embellissait ses destinees. Ils resolurent d'adopter chacun une jeune orpheline appartenant a leurs familles respectives, et d'en faire l'appui de leurs vieux jours. Madame le Saintene choisit Isaure Belval, agee de dix ans, nee a Amboise, d'honnetes negociants, mais sans fortune, et tout parut legitimer ce choix: on n'etait pas plus sensee, plus aimante, et surtout plus discrete que ne l'etait Isaure. Jamais elle ne s'occupait des autres que pour leur complaire; jamais elle n'ouvrait la bouche que dans l'intention de prevenir un reproche, de calmer une dispute, et toujours elle savait eviter avec soin le moindre caquetage: aussi etait-elle l'enfant bien-aimee de madame de Saintene, qui l'appelait son ange. Le choix qu'avait fait le president, quoique seduisant au premier apercu, n'etait pas aussi parfait. Celina Martel, agee de onze ans, elevee dans la petite ville de Beaulieu, pres Loches, et nee d'un fabricant de draperies mort depuis six mois, etait douee d'un naturel enjoue, d'un esprit vif et souvent orne de piquantes saillies; mais curieuse, inconsequente, elle reportait sans reflexion tout ce qu'elle entendait dire, et se livrait quelquefois, dans ses recits, a des variantes infideles, sans en prevoir le danger. Son pere adoptif, dont elle seule avait le droit de derider le front severe, l'aimait beaucoup, et l'appelait son lutin. C'etait principalement pour les domestiques de la maison que notre jeune espiegle devenait chaque jour plus redoutable. Elle les brouillait entre eux, en reportant a ceux-ci ce qu'avaient fait ceux-la: tout ce qu'ils disaient sur leurs maitres, souvent par simple reflexion, etait aussitot reporte, comment par la bavarde intarissable. De la, des reprimandes severes a d'anciens serviteurs qui, de leur cote, fidelement instruits par la gazette ambulante des plaintes de leurs maitres, ralentissaient leur zele pour ceux dont ils n'avaient recu jusqu'alors que des preuves d'estime et de satisfaction. Un jour, entre autres, le valet de chambre du president se plaignit a son maitre de ce qu'on paraissait mecontent de son service, et lui en demanda la cause avec cette franchise d'un honnete homme qui se croit irreprochable. M. de Saintene lui proteste que jamais il n'avait emis la moindre plainte sur son compte. Le vieillard cite mademoiselle Celina, qui lui avait rapporte tel et tel fait. Le president, toujours empresse de faire eclater la justice, appelle devant lui la jeune indiscrete; celle-ci rougit, balbutie, et avoue qu'en reportant a sa mere adoptive quelques mots qu'elle avait entendus, elle en avait peut-etre mal exprime l'intention.... "Que ce soit la derniere fois! lui dit M. de Saintene d'une voix forte, et reprimant, non sans effort, un mouvement de colere: j'ai cru deja m'apercevoir que vous etiez sujette a cette vile et dangereuse manie de reporter aux uns ce que vous entendez dire aux autres. C'est un metier meprisable. Jugez de l'opinion qu'il donnerait de vous dans le monde: on vous y fuirait comme ces animaux malfaisants qui vont rodant partout, pour y jeter le desordre et l'effroi. Bientot je me verrais moi-meme force de vous renvoyer a ceux qui eleverent votre enfance; alors, sans parents, sans appui sur la terre, quel serait votre sort? reflechissez-y bien; et, en attendant, faites vos excuses a ce digne vieillard, que vous avez si injustement tourmente. Je suis indulgent pour les espiegleries de votre age, souvent meme je m'en amuse; mais les vils penchants qui degradent le coeur, jamais je ne les tolere...." L'austere president sort a ces mots, laissant Celina stupefaite, noyee de larmes, et se proposant bien de ne plus se livrer a cette funeste manie qui lui attirait de pareils chagrins, d'aussi grandes humiliations. L'espiegle Celina fut peut-etre retombee dans ses funestes habitudes, sans un evenement qui frappa sa jeune imagination, et lui prouva de quel devouement la discretion rend capable un noble coeur sentant bien toute sa dignite. Les deux orphelines, traitees par monsieur et madame de Saintene comme leurs enfants, eprouverent mutuellement ce tendre attachement qui unit les etres formes du meme sang. Celina aimait Isaure avec toutes les demonstrations de l'ame la plus vivement inspiree; et son attachement etait mele d'une sorte d'admiration pour son angelique douceur, pour cet esprit prevenant, ce tact delicat des convenances qu'elle possedait deja si bien. Isaure, moins expressive peut-etre, mais sentant aussi vivement, repondait au tendre attachement de sa soeur adoptive par ces douces prevenances, par ces soins de tous les instants, et ces avis qui jamais ne blessent lorsqu'on les recoit, parce qu'ils prouvent combien on s'interesse au bonheur de ceux auxquels on les donne. Elles etaient devenues inseparables; travaux, recreations, peines, plaisirs, tout entre elles deux etait une association continuelle. Celina s'en trouvait bien, et, depuis longtemps, aucun propos inconsidere, aucun rapport nuisible, n'etaient venus troubler son repos, ni porter atteinte a l'attachement particulier que lui portait le president de Saintene. Celui-ci joignait a son austerite connue l'habitude de ne point laisser penetrer le fond de sa pensee. Il avait interdit aux deux jeunes orphelines l'entree de son cabinet de travail, ou ses fonctions l'obligeaient souvent a etaler sur son bureau des papiers de famille de la plus haute importance. Cette precaution, indispensable pour le magistrat depositaire de grands secrets, n'avait fait qu'irriter la curiosite innee de Celina. Elle avait appris par le vieux valet de chambre du president, le seul de tous les gens qui eut le droit d'entrer dans le mysterieux cabinet en l'absence de son maitre, qu'il renfermait plusieurs tableaux de prix, les portraits des magistrats les plus celebres de la France, et surtout un buste en stuc, d'une ressemblance admirable, de l'illustre Lamoignon de Malesherbes. Cent fois Celina avait ete sur le point de se glisser furtivement dans ce petit museum, et cent fois elle avait ete retenue par la crainte de desobeir a son pere adoptif, inexorable quand on osait enfreindre ses ordres. Mais un matin que celui-ci etait au Palais-de-Justice et que le vieux valet de chambre faisait des courses dans la ville, Celina, en jouant au volant dans un corridor, apercoit la porte du cabinet entr'ouverte: cela n'arrivait presque jamais. Elle ne peut resister a la curiosite qui la pousse, et penetre dans l'endroit defendu. Bientot sa vue est rassasiee des divers objets qui la frappent; et, entrainee par son etourderie naturelle, elle lance son volant dans ce beau reduit, dont le plafond est eleve, et dont les rideaux cramoisis repandent partout une lueur rosee dont ses yeux sont charmes. Mais, o douleur! o malheur irreparable! la jeune etourdie, en voulant empecher le volant de tomber sur l'encrier du bureau de travail, etend sa raquette avec imprudence, et renverse le beau buste de Lamoignon de Malesherbes, qui roule en mille morceaux sur le parquet. Aux cris que pousse l'infortunee, accourt sa soeur adoptive, qui passait par hasard dans le corridor. A l'aspect de ces debris d'un objet si precieux, elle cherche vainement a consoler, a rassurer la coupable. Celle-ci ne cesse de repeter: "Je suis perdue!... jamais, non jamais il ne me pardonnera! O funeste curiosite! que tu me couteras cher!..." Mais ces justes craintes redoublent lorsque, a travers les carreaux d'une fenetre, Celina, respirant a peine, apercoit le president qui rentre. "Va-t'en, et laisse-moi faire, lui dit Isaure vivement et d'un air inspire. Tout ce que je te demande, c'est de garder le plus profond silence." Celina se sauve et laisse sa soeur adoptive ramassant les morceaux du buste epars ca et la. Celle-ci entend avec effroi M. de Saintene ouvrir la grande porte d'entree de son cabinet; et, connaissant toute sa severite, calculant les dangers auxquels l'expose le projet qu'elle a concu, elle devient pale, tremblante. Le president, a l'aspect d'Isaure, dont la posture est suppliante, et dont la voix alteree ne peut prononcer que ces mots: "Grace!... grace, mon pere!..." est convaincu que c'est elle qui l'a prive de l'objet le plus precieux, de ce buste que, jeune encore, il avait recu des mains du celebre Lamoignon, son parent: cedant alors a son depit, a sa colere, il ne peut a son tour proferer que ces mots d'une voix horrible et d'un geste menacant: "Sortez, malheureuse!... sortez!... ne reparaissez jamais devant moi!..." Isaure obeit en jetant sur lui un dernier regard plein d'expression, et se soumet sans se plaindre au chatiment qui lui est impose. Pendant cinq jours entiers, l'exilee subit l'arret qu'avait prononce M. de Saintene. Elle resta dans son appartement, ou l'on presume sans peine que Celina lui rendait les plus tendres soins. Qu'on se figure l'embarras et l'emotion de cette derniere, chaque fois que leur mere adoptive venait aupres de sa chere Isaure, dont elle ne pouvait concevoir la desobeissance et surtout l'etourderie. Oh! combien de fois elle fut tentee de tout reveler, et de reprendre le pesant fardeau dont son admirable soeur se laissait accabler pour elle! Ce qui confondait le plus madame de Saintene c'etait l'heroique resignation d'Isaure, qui n'implorait aucunement son assistance pour flechir le president. Celui-ci ne s'etonnait pas moins du silence de la pretendue coupable; et peut-etre accusait-il deja d'ingratitude et de froideur le coeur le plus aimant, le plus genereux. Isaure, en effet, trouvait ne pas payer trop cher le bonheur d'empecher Celina d'etre replongee dans l'etat obscur d'ou elle etait sortie, et de renoncer au sort brillant qui lui etait assure. Mais, en meme temps, quelle forte et touchante lecon pour notre etourdie, de voir ce que souffrait sa soeur, reduite a rester dans sa chambre, a ne point paraitre a table, au salon, ni meme dans le jardin; a passer aux yeux de tous les gens de la maison pour une curieuse indiscrete, elle qui, de sa vie, n'avait commis aucune faute de ce genre.... On esperait enfin que le president se laisserait toucher; et a la vue de son valet de chambre qui entre furtivement chez Celina, Isaure presume qu'enfin son tourment va finir; mais quel est l'etonnement des deux orphelines, en apprenant que M. de Saintene, blesse de ce que l'exilee n'avait fait faire aucune tentative pour obtenir sa grace, et presumant, d'apres cette etrange conduite, qu'elle n'en conservait aucun repentir, exigeait qu'elle fut encore une semaine entiere sans paraitre devant lui. "Je ne le souffrirai pas!" s'ecria Celina; et aussitot elle s'elance dans le cabinet du president, tombe a ses pieds, et lui revele toute la verite. "C'est moi, lui dit-elle, fondant en larmes, c'est moi qui fus assez malheureuse pour briser ce buste si precieux, et qui vous etait si cher. Isaure, voulant me sauver du juste chatiment que je meritais, Isaure vous a laisse croire qu'elle etait l'auteur de ce funeste accident.... Je sais bien que je m'expose a perdre pour jamais votre appui, votre amitie qui m'est chere; mais je ne puis supporter plus longtemps que ma soeur adoptive soit victime de son devouement et de son admirable discretion.... Chassez-moi, Monsieur, rejetez-moi dans l'obscurite d'ou vous m'avez fait sortir; mais restituez votre tendresse et votre estime a celle qui la merite si bien, et dont la rend plus digne encore ce qu'elle a fait pour moi." Le president, surpris et vivement emu, vole a l'appartement d'Isaure, aupres de qui madame de Saintene se trouvait, et cherchant en vain a decouvrir son secret, il presse dans ses bras l'exilee, en lui disant: "Eh! j'ai pu te croire coupable ... interpreter si mal ton genereux silence!--Ah! si vous saviez, lui repond Isaure, devinant, a la vue de Celina, qu'elle a tout revele; si vous saviez combien il m'en a coute d'etre cinq jours entiers sans vous voir!... mais je vous en fais l'aveu, plus ma resignation me causait de sacrifices, plus je trouvais de forces pour la supporter.--Et moi, dit Celina, plus j'eprouvais de remords et de tourments.--Eh bien! reprend M. de Saintene, en jetant sur elle un regard qui lui annonce son pardon, compare ce que deja t'ont fait souffrir les etourderies, avec la recompense qu'obtient en ce moment ta soeur adoptive; et juge par toi-meme de quelle importance est la discretion.... N'oublie jamais, ma fille, qu'elle est un devoir pour toute personne depositaire d'un secret; mais qu'elle devient une vertu, source de toutes les jouissances, lorsqu'on s'expose a des dangers pour etre utile a ses semblables." LE PRODUIT D'UNE GERBE. Le baron de Brevanne, savant naturaliste et membre de plusieurs academies, partageait son temps et ses affections entre l'etude et les soins qu'il donnait a Leontine, sa fille unique, dont il dirigeait l'education. Malheureusement, tout ce que faisait cet excellent pere etait detruit par madame de Brevanne, qui se moquait de la science et ne concevait pas comment on pouvait tenir un livre en main dix minutes sans dormir, fut-ce le _Journal des Modes_ ou meme un roman de Walter Scott. C'etait une de ces grosses rieuses de profession, qui ne songent qu'a bien vivre, a s'amuser, et a couler la vie sans calcul pour le present comme sans prevoyance pour l'avenir. Elle avait apporte beaucoup de fortune au baron, et n'entendait etre genee en rien, le laissant, de son cote, libre de se livrer a tous ses gouts agricoles, a toutes ses experiences chimiques, physiques, agronomiques; mais lui portant, toutefois, l'attachement de la meilleure des femmes. Ils avaient acquis, depuis quelques annees, une terre charmante en Touraine, sur les bords du Cher, si remarquables par leur fertilite et la variete de leurs productions. Le baron venait y passer la belle saison; et la il s'abandonnait a ses speculations rurales, a tous ses reves de bonheur. Leontine, qui partageait les gouts de sa mere, s'amusait souvent avec elle des essais, quelquefois infructueux, que faisait le baron; elle avait pris insensiblement un dedain remarquable pour tout ce qui tient aux productions de la terre. Vainement son pere cherchait-il a vaincre cette ignorance totale de tout ce qui peut etre bon, utile, indispensable aux besoins de la vie; la jeune incredule riait de toutes ces remarques, et s'imaginait qu'on etait bien dupe de tant s'agiter, de tant travailler aux choses qui venaient tout naturellement. Elle etait convaincue que l'agriculture n'est utile qu'a employer un grand nombre de malheureux, et que partout on trouve l'abondance avec de l'or. La terre du baron n'etait qu'a une demi-lieue du chateau de Grammont, bati en face de l'avenue qui conduit a la ville de Tours, cette superbe avenue qui traverse le Cher, d'immenses prairies et les champs fertiles, appelee les _Varennes_, ou l'agriculture est portee au plus haut degre de perfection. Ce chateau de Grammont, dont la situation est ravissante et domine sur le beau jardin de la France, avait de tout temps ete possede par les personnages les plus marquants de la contree; et les proprietaires du jour y attirent, pendant l'ete, de nombreux visiteurs. Il y avait une grande reunion dans ce sejour enchanteur, et le baron de Brevanne y etait invite avec sa femme et sa fille. Toutes les deux se faisaient une fete d'y assister; mais la baronne s'etait donne une entorse dans son parc, et il fut convenu que son mari se rendrait avec Leontine au chateau de Grammont. Celle-ci prepare, en consequence, une toilette recherchee, s'imaginant faire le trajet en caleche; mais c'etait le soir d'une belle journee du mois d'aout, et M. de Brevanne etait avide de traverser, en se promenant, ces champs couverts de moissons, que l'on commencait a recolter; il ne trouvait rien de comparable a ce tableau ravissant de tous les agriculteurs qui recueillent le fruit de leurs travaux. Il propose donc a Leontine de se rendre a leur destination en se promenant, afin de mieux respirer la fraicheur du soir, et de prendre un exercice salutaire. La jeune dedaigneuse accepte, a condition toutefois qu'un domestique les suivra, pour lui porter des chaussures fraiches, et que la caleche viendra les reprendre a minuit pour les ramener a leur terre; ce qui fut execute. Ils etaient a peu pres aux trois quarts de leur course, et n'avaient plus que cinq cents pas a faire pour atteindre le chateau de Grammont, lorsque le baron propose a sa fille de se reposer quelques instants sous l'un des beaux arbres qui bordent la grande route. Leontine s'assied avec son pere sur un tertre, et couvre ses epaules d'un ancien cachemire de sa mere, que celle-ci l'avait forcee de prendre, pour se preserver de la rosee du soir et s'envelopper, la nuit, en revenant dans la voiture. A peine avaient-ils pris place, qu'ils voient passer une jeune glaneuse repetant gaiement une chansonnette, et cherchant a s'alleger d'une gerbe assez forte, composee des glanes qu'elle avait faites, pendant la journee, dans les riches varennes de Saint-Sauveur. Elle va s'appuyer en effet sur une borne militaire portant le numero 121, et, se soulageant momentanement de son fardeau, elle essuie avec le coin de son tablier la sueur qui coule du ses grosses joues brunies par l'ardeur du soleil. La figure de cette jeune fille annoncait la franchise et la bonte. "Il parait, dit M. de Brevanne, l'examinant, que cette glaneuse a bien employe son temps; aussi parait-elle contente de sa journee.--Bon! repond Leontine; ce sont de ces automates que je ne crois susceptibles ni de peine ni de plaisir.--Tu veux dire, ma fille, qu'ils sont moins sensibles que nous a la peine, parce qu'ils y sont accoutumes; mais, en revanche, ils sentent plus vivement les plaisirs de la vie, parce qu'ils en ont moins que nous l'habitude. Regarde cette villageoise: examine le sourire qui erre sur ses levres; elle est peut-etre plus heureuse et plus fiere de la gerbe qu'elle porte sur son dos que tu ne l'es du cachemire qui te couvre.--Quoi! vous pourriez comparer ce cachemire, tout vieux qu'il est, a de miserables epis!--Ma fille, tout ce qui se reproduit dans la nature, quelque petit qu'il puisse etre, vaut mieux que ce qu'invente l'opulence, et qui chaque jour perd de son prix. Avec du temps, de la patience, je pourrais te prouver que le tresor de la glaneuse est plus precieux que le tien. --Si j'osais tous en defier, mon pere! --Mais c'est a condition que tu me seconderas toi-meme dans mon projet. --Je vous en fais la promesse. --En ce cas, nous allons commencer." Il se leve a ces mots, aborde la glaneuse et lui dit: "Combien croyez-vous que peut contenir de ble cette enorme gerbe que vous portez la? --Ma fine, repond naivement la jeune fille, d' la facon dont ca pese sur mes epaules, j' crois ben que j' tenons au moins deux boisseaux de froment; c' n'est pas sans besoin, quand on n'a qu' ses bras et une pauvre mere infirme.... Heureusement j'ons d' la force et du courage. --Comment vous nommez-vous? --Marguerite Lefranc, du hameau des Coudriers, a cent pas d' vot' chateau. Oh! j' vous connaissons ben, monsieur l' baron. --Voulez-vous me vendre votre gerbe? je vous en donne vingt francs. --Monsieu l' baron veut s' moquer d'moi. --Du tout, prenez cette piece d'or: tous remettrez vos glanes a mon concierge, et lui recommanderez de les deposer dans mon cabinet de travail.--Oui, monsieu l' baron!--Adieu! soignez bien votre mere....--Elle va prier Dieu pour vous, j' vous en reponds.--Et, quand vous ne trouverez plus a glaner, venez me demander du travail au chateau.--J' n'y manquerai pas, monsieu l' baron." Elle s'eloigne a ces mots, en portant sur le pere et la fille des regards pleins d'expression, et gagne l'habitation de M. de Brevanne, ou l'on executa ponctuellement les ordres qu'il avait donnes. Leontine, pendant le chemin qu'ils avaient encore a parcourir, ne cessa de plaisanter son pere sur le marche qu'il avait fait; mais, arrivee au chateau de Grammont, elle oublia bientot, au milieu de la reunion la plus brillante, et la rencontre de la glaneuse et le defi qu'elle avait ose donner au savant naturaliste. Elle ne revint qu'a une heure du matin, et reitera pendant la course les plaisanteries les plus folles, auxquelles la baron ne repondit que par ces mots: "Je te le repete, ma fille, tout ce qui se reproduit est d'une valeur incalculable." Le lendemain, des que Leontine fut eveillee, elle s'empressa d'aller conter a sa mere l'aventure de la glaneuse, l'achat de la gerbe; et toutes les deux, en eclatant de rire, se rendent au cabinet de travail du baron, qui deja s'occupait a egrener lui-meme la gerbe de Marguerite, afin de n'en pas perdre un seul grain. Elle produisit environ deux mesures de froment, qu'il renferma dans un sac, sur l'ouverture duquel il mit trois cachots a l'empreinte d'une pierre antique attachee au reseau d'or qui soutenait les cheveux de Leontine. Bientot arriverent les semailles: le baron, se promenant un soir avec sa famille, rencontre le fils aine de Richard, l'un de ses fermiers, qui revenait du labourage, et lui demande combien il fallait de terrain pour ensemencer deux boisseaux de ble. "Mais, m'sieu l' baron, seize chainees environ: douze mesures a l'arpent, c'est la regle.--Eh bien! tu diras a ton pere que je le prie de me laisser disposer de pareille quantite de terrain dans le champ qu'il croira le plus fertile, et que toi-meme tu ensemenceras en ma presence. Je suis curieux de savoir ce que mes deux boisseaux de ble me produiront a la moisson prochaine.--C'est facile a vous dire: si l'annee est bonne, vous pouvez compter sur dix fois la semence.--Dix fois! s'ecria Leontine avec etonnement.--Oui, mam'zelle, et meme douze; ca depend de l'engrais et du labour.--Bon Charles, je te recommande de ne rien negliger pour faire prosperer mon essai rural, et je saurai te recompenser de tes soins." En effet, Charles prepara la portion de champ necessaire, et lorsqu'elle fut entouree de palissades par le jardinier du chateau, pour la distinguer des autres portions de terre et en defendre l'entree, M. de Brevanne vint avec sa fille voir semer le produit de la gerbe de Marguerite, et celle-ci, de son cote, fut chargee de veiller a ce petit enclos, d'en arracher les herbes parasites. Le baron, en lui remettant la clef du treillage, lui recommanda particulierement cet essai, lui assurant qu'il pourrait leur etre utile a tous les deux. L'automne touchait a sa fin: la famille de Brevanne regagna Paris. Pendant tout l'hiver, il ne se passait pas un seul jour que le naturaliste ne songeat a sa petite reserve, sur laquelle il formait de grands projets, il entrevoyait de grandes jouissances. Quant a Leontine, distraite par le tourbillon du grand monde ou la conduisait sa mere, elle oublia tout-a-fait et le champ de ble et la glane, et meme la pauvre Marguerite. Le printemps reparut, et le premier de mai ramena le baron et ces dames a leur terre. La reserve revint alors a la pensee de Leontine; malgre les plaisanteries de sa mere, elle fut curieuse de savoir comment elle prosperait. Des le lendemain de son arrivee, elle s'y laissa conduire par son pere: ils y trouvent Marguerite occupee a detruire les plantes nuisibles. Elle vient a leur rencontre, et avec cette gaiete franche qui la caracterise, elle leur dit que Dieu semblait avoir beni ses glanes, et que jamais on n'avait vu, dans le pays, de plus beaux epis. "Il est vrai, ajoute-t-elle, qu'il n' s' passe pas de jour que je n' venions y donner un coup d' main, et j' perds mon nom d'honnete fille si l'on peut y trouver un seul brin d'ivraie, ou meme un pied d' chardon.--Oh! j'etais bien sur, lui dit M. de Brevanne, que mon essai rural etait en bonnes mains.... Comment va votre mere?--Plus impotente qu' jamais, monsieu l'baron: ell' ne peut plus s' servir d' ses pieds ni d' ses bras; i' n' lui reste qu' les miens, qui, grace a Dieu, sont solides, et n' l'i manqueront jamais." Leontine laisse tomber sur cette excellente fille un premier regard d'interet, qui n'echappe point a l'oeil vigilant de son pere. Pendant tout l'ete, il ne se passa pas un seul jour sans que M. de Brevanne et sa fille n'allassent visiter le petit champ clos, et lorsque la moisson fut arrivee, on convint du jour ou l'on reunirait en gerbes le produit de celle de la glaneuse. Ce fut Charles qui fit cette recolte en presence de la famille de Brevanne. Elle passa toute esperance; car les gerbes, transportees sous les yeux des assistants et deposees dans la serre, ayant ete battues quelques jours apres, produisirent vingt-cinq mesures du plus beau froment. Il est vrai que Marguerite voulut y joindre le peu de glanes qu'elle avait faites derriere Charles, tant elle s'interessa au produit de la gerbe. Ces vingt-cinq mesures furent egalement renfermees dans deux grands sacs, sur l'ouverture desquels M. de Brevanne fit apposer par Leontine l'empreinte de sa pierre antique. Elles couvrirent, peu de temps apres, deux arpents et demi de terre faisant partie de la reserve du baron, et autour desquels il fit poser des bornes, afin de bien reconnaitre l'etendue du terrain a la moisson suivante. "Si deux mesures de ble, disait Leontine, en ont produit vingt-cinq, celle-ci en donneront.... --A peu pres trois cents, lui repondit son pere; mais je t'ai prevenue qu'il fallait du travail et de la patience; je ne te demande plus qu'un an, ma fille, et tu connaitras tout mon projet." Leontine reflechit beaucoup sur ce produit d'une seule gerbe. On ne l'entendait plus se repandre en plaisanteries sur l'agriculture, et pendant tout l'hiver qu'elle passa dans Paris, elle s'informait avec un interet tres-remarquable si les bles de la reserve promettaient d'etre beaux, si Marguerite leur donnait toujours ses soins. Enfin, a l'approche de mai, Leontine n'exprima plus tout haut les regrets de quitter la capitale pour aller s'enterrer a la campagne pendant tout un ete. Elle avouait que le sejour des champs a ses attraits, ses jouissances, et qu'on pouvait y trouver le bonheur. Elle fut la premiere a parler du jour du depart, et parmi les livres dont elle composait ordinairement sa petite bibliotheque de campagne, le baron fut aussi surpris que ravi de trouver les _Etudes de la nature et la Maison rustique_. En arrivant en Touraine, Leontine n'alla point s'enfermer dans le boudoir de sa mere, ainsi qu'elle l'avait fait aux voyages precedents. Elle accompagna son pere dans ses promenades, parcourut avec lui les differentes fermes et les cabanes des pauvres gens qu'elle assistait; elle voulut meme aller visiter celle de Marguerite, et trouva cette excellente fille roulant dans un vieux fauteuil sa mere devenue tout-a-fait paralytique, pour la rechauffer aux rayons du soleil. Ce tableau touchant emut vivement la jeune incredule, et lui prouva que les vertus habitent sous la chaume comme sous les lambris dores. Mais ce qui ne charma pas moins la nouvelle initiee aux prodiges de la nature, ce fut cette nappe d'epis encore verts qui couvrait la reserve. Avec quelle impatience elle en attendait la recolte! Quel pouvait etre le projet de son pere? Bientot arriva l'epoque de cette revelation tant desiree. Leontine voulut assister avec son pere a la moisson que devaient produire les deux arpents et demi qui renfermaient le premier produit de la gerbe: ce qui les retint l'un et l'autre une journee entiere. Ils dinerent sur le gazon, a l'ombre d'un vieux chene, environnes des moissonneurs et des glaneuses, qui ne cessaient d'exprimer par leurs cris de joie le plaisir et l'honneur de se voir, pour ainsi dire, admis a la table du baron de Brevanne, si cheri, si respecte de tous les agriculteurs. Leontine avouait que ce repas champetre etait le plus delicieux qu'elle eut fait de sa vie. Enfin l'on charge sur des chariots les nombreuses gerbes recollees dans la reserve, et que Leontine compte elle-meme; elles sont deposees dans l'orangerie du chateau, et, battues pendant plusieurs jours de suite, elles produisent au-dela de trois cents mesures de froment, qu'on renferme dans trente sacs, sur lesquels on pose de nouveau le sceau dont on avait fait usage. "Quoi! se disait Leontine, ces trente sacs de ble proviennent de ces glanes que je meprisais tant?--Encore un an, lui repondit son pere, et ces trois cents mesures de ble pourraient en produire trois mille: voyons maintenant ce que pourra valoir, a cette epoque, le cachemire que tu portais lorsque nous rencontrames la jeune glaneuse au bas du chateau de Grammont. Use presque a moitie a cette epoque, il a ete mis en robe par ta mere; sous quelques mois il passera a sa femme de chambre, qui bientot l'aura vendu sept a huit pieces d'or.... Mais moi, avec le produit de ma gerbe, je vais ensemencer ma reserve entiere, dont la recolte pourra nourrir tous les indigents du canton. Considere maintenant l'immensite des richesses agricoles; admire avec moi les prodiges de la reproduction, et avoue, ma fille, qu'un sage a bien eu raison de dire qu'il n'y a pas de riens dans la nature, et que le Createur, a cote des maux qu'il a deverses sur les mortels pour les eprouver, a mis tous les biens qui peuvent leur faire oublier les maux et les leur convertir en biens.--O mon pere! lui repond Leontine en se jetant dans ses bras, que je te remercie de cette admirable lecon! je te dois la vie, je vais te devoir plus encore, puisque mes gouts vont devenir les tiens." Des que la reserve du baron fut ensemencee, il dit a sa fille de l'accompagner chez Richard, a l'heure ou le diner reunissait la famille du fermier, ainsi que les ouvriers qu'il employait, et au nombre desquels etait Marguerite, qui travaillait a la basse-cour. "Richard, dit M. de Bravanne, vous m'avez temoigne l'intention de ceder a Charles votre ferme: j'y suis bien dispose. Mais, avant tout, il faut le marier, et je viens vous proposer un parti que je crois avantageux.--Presentee par vous, monsieu l' baron, la future est acceptee de grand coeur.--Elle reunit tout ce qui fait une femme de bien, de la force, de la sante, l'habitude du travail, et le plus heureux caractere. Pleine d'egards pour ses parents, elle en aura pour ceux de son mari. En un mot, elle est cherie et estimee de tous ceux qui la connaissent, et cette pretendue-la ... c'est Marguerite.--Moi! s'ecria celle-ci tout en rougissant: monsieu l' baron veut s'amuser. Mait' Richard est trop bon pere pour marier Charles a une pauvre fille qui n'a rien.--Elle a la recolte de trente arpents de ble, replique vivement le baron, et le montant de la premiere annee de fermage, dont je la dote.--Elle a six cents francs de trousseau, ajoute Leontine, que nous lui donnons, ma mere et moi.--S'rait-il ben possible! reprend Marguerite les yeux mouilles et respirant a peine.--En ce cas, dit Richard, j' vous acceptons pour ma bru ... si tout'fois vous plaisez a mon fils.--Je n' voyons pas, dit a son tour Charles, ou j' pourrions en trouver une meilleure et pus av'nante. Vot' main, bonne Marguerite, et j' vous fiance.--Non, non, reprend celle-ci d'une vois qu'alteraient la surprise et l'emotion, je n' pouvons pas nous marier tant qu'existera ma pauv' mere; elle est si infirme!--Eh bien! dit Richard, vous l'amenerez a la ferme, et j' la soign'rons. Est-ce que vous r'fuseriez Charles, si par malheur j'etais paralytique? Est-ce qu'une fois sa femme, vous l'empecheriez d' soigner mes vieux jours?--Oh! ben l' contraire; vous n' trouveriez en moi qu'une fille d' plus, mait' Richard.--Allons, dit' donc: Mon pere ... et qu'on m'embrasse...." A ces mots, l'heureuse Marguerite se jette dans les bras du fermier, qui s'empresse d'unir sa main a celle de son fils. Les garcons de ferme et tous les ouvriers felicitent Charles de choisir Marguerite, la bonne Marguerite, que les filles de Richard nomment deja leur soeur. De tous cotes, ce sont des cris d'allegresse, des baisers donnes et rendus; tous les yeux sont noyes de larmes, ceux meme de Leontine. Le baron la presse sur son coeur, et lui dit, en designant tous ces braves gens qui les entouraient et leur exprimaient a l'envi leur reconnaissance: "Voila pourtant, ma fille ... voila le produit d'une gerbe!..." UNE MERE. Qui nous a fait naitre? Une mere.... Qui bien souvent court risque de perdre l'existence en nous la donnant? Une mere.... Qui est-ce qui veille sans cesse a nos premiers besoins, soutient nos pas chancelants, supporte tous les caprices, adoucit tous les maux de notre enfance? Une mere.... Qui nous preserve des dangers de l'inexperience, nous donne les premieres impressions du bien, dirige nos penchants, forme notre caractere et prepare notre avenir? Une mere, toujours une mere. Si nous consultons l'histoire, c'est une mere qui ramene Coriolan au devoir sacre qu'impose la patrie; c'est une mere qui eclaire la justice de Salomon; c'est une mere qui sauve Moise de la barbarie d'un roi d'Egypte; c'est une mere qui, pour conserver les jours d'Astyanax, se devoue a un hymen precurseur de la mort; c'est une mere qui preserve Iphigenie de la perfidie de Calchas et de l'orgueil d'Agamemnon. Comment, d'apres toutes ces verites, ces exemples et ces faits historiques, ne pas repondre a la tendresse de celle qui nous a donne le jour, par toutes les affections de notre ame et l'elan de notre pensee?... Oh! qu'elle est coupable, qu'elle est a plaindre surtout la jeune fille qui neglige de rendre a sa mere cette affection profonde, cette prevenance de tous les instants, ce retour toujours insuffisant de l'amour maternel! C'est en vain qu'on est doue des qualites les plus aimables, des dispositions les plus rares, des avantages qui font cherir et rechercher dans le monde; tout cela n'est rien sans l'amour tendre, respectueux, inalterable, que l'on doit a sa mere. A l'entree du grand chemin qui conduit de la route de Nantes au village de Fondettes, est une habitation charmante appelee _les Tourelles_. Elle domine sur la plus belle partie du jardin de la France, et pendant pres de quinze lieues, on y suit de l'oeil le Cher et la Loire, qui serpentent delicieusement a travers d'immenses prairies, des vallons et des iles de toutes dimensions et d'une variete ravissante. C'est surtout a l'epoque du printemps et de l'automne, lorsque l'equinoxe agite les vents et rend la navigation favorable, que cette habitation tres-renommee offre un spectacle enchanteur. On apercoit au fond de l'horizon, sur chaque riviere, une quantite prodigieuse de voiles qui remontent les produits du commerce maritime, forment des especes de flottes qu'on voit, qu'on perd de vue, et qu'on retrouve a travers les arbres touffus dont sont couvertes les differentes iles. Cette belle habitation, dont le proprietaire est un habile et riche speculateur qui fait a Paris le plus noble emploi de sa fortune, etait occupee par une famille etrangere, venue en Touraine pour se perfectionner dans la langue francaise, y gouter ce charme inexprimable, y respirer cet air si suave et si penetrant qu'on ne trouve que dans ces beaux climats. Le chef de cette famille, M. Kistenn, homme aimable, instruit et bienfaisant, attirait dans sa charmante retraite les personnes des environs qu'il jugeait dignes de former sa societe habituelle. Sa femme lui avait donne trois enfants, deux garcons qu'il faisait elever au college de Vendome, et une fille nommee Erliska, dont il etait idolatre, et qui comptait a peine quatorze ans. Sa mere seule dirigeait son education, dont elle s'occupait sans cesse; et tout annoncait dans madame Kistenn un esprit orne, des talents remarquables, et surtout une intarissable bonte. Erliska, d'une figure agreable et d'une vivacite petulante, avait ete trop bien elevee pour meconnaitre les devoirs sacres de l'amour filial. Elle portait a son excellente mere un attachement sans bornes; elle ne pouvait se separer d'elle; et plus elle etudiait le monde, plus elle decouvrait de qualites dans celle qui l'avait fait naitre, plus elle se trouvait heureuse et fiere de lui appartenir. Cependant, soit vivacite naturelle, soit oubli des convenances, elle prenait, a tout moment et sans y songer, la funeste habitude de faire repeter plusieurs fois a sa mere les ordres que celle-ci lui donnait, et de lui repondre d'un ton qui annoncait clairement qu'elle n'obeissait qu'avec contrainte. Madame Kistenn la conduisait-elle au piano, sur lequel on la voyait se complaire a guider son inexperience, Erliska murmurait toujours, ne prenait place qu'avec humeur, et les premieres lignes de musique qu'elle parcourait etaient executees tout de travers. La trop complaisante mere ne disait rien; elle attendait avec une patience admirable que le nuage se fut dissipe. Conduisait-elle sa fille a son bureau de travail, ou elle lui faisait faire des analyses precieuses de grammaire, de geographie et d'histoire, Erliska abondait en observations pueriles, propres a detourner l'attention de son guide et a l'impatienter; mais la tendre mere attendait encore que le calme succedat a l'orage. Enfin, a tout ce que disait l'enfant gate pour se soustraire a une etude indispensable, madame Kistenn ne repondait jamais que par l'accent irresistible de la raison; et souvent alors, desirant eviter avec sa fille le moindre debat, on la vit se relacher de son autorite. Cet exces d'amour maternel donnait des armes a Erliska, qui, presque toujours, on abusait. Ce fut au point qu'elle ne recevait pas la plus simple observation de son aimable guide sans y repondre avec aigreur; quelquefois meme elle se servait d'expressions hasardees qui pouvaient faire penser qu'elle ne portait a la meilleure des meres qu'un attachement de calcul et d'egoisme. Tant il est vrai que, lorsque nos levres obeissent aux ordres de nos caprices, elles ne sont pas toujours les fideles interpretes de notre coeur. Erliska, parvenue a l'age ou l'ame a besoin de s'epancher, avait remarque, parmi les jeunes personnes de son age recues chez son pere, celle que tout semblait lui designer comme digne de son premier attachement. C'etait la fille d'un homme de lettres connu par de nombreux ouvrages. Elle etait agee de quatorze ans, se nommait Virginie Saint-Ange, et reunissait ensemble les heureux dons de la nature et les avantages d'une parfaite education, mais, elevee par une mere a la fois tendre et severe, elle etait habituee, des son enfance, a executer les ordres qu'elle recevait, sans jamais proferer la moindre observation, sans jamais faire entendre le moindre murmure. Virginie, convaincue que sa mere avait bien plus d'experience qu'elle et n'etait occupee que de son bonheur, lui obeissait aveuglement; il lui suffisait d'un geste, d'un seul coup d'oeil, pour comprendre ce qu'elle executait a l'instant meme; aussi n'eprouvait-elle aucune souffrance, aucune contradiction. Moins on resiste a obeir, plus douce est la soumission; elle devient meme insensible, comme la roue d'une grande mecanique qui suit le mouvement imperceptible qu'elle recoit d'une force superieure. Erliska et Virginie s'unirent d'une amitie intime: elles ne laisserent pas s'ecouler un seul jour sans sa voir, sans conferer ensemble sur leurs plans d'etude, leurs projets de societe, leurs lectures cheries. Partout on les rencontrait echangeant une fleur, un bijou, lisant le meme livre et se faisant une mutuelle communication de leurs pensees, de leurs reflexions. Erliska trouvait dans ce doux commerce un grand charme, un grand profit. Virginie, dirigee par son pere, etait d'une instruction profonde, d'un sens exquis et d'une raison imperturbable; mais elle se gardait bien de faire sentir a son amie l'avantage qu'elle avait sur elle, et savait descendre a son niveau, de facon que la delicatesse n'eut point a s'en plaindre, et que l'amour-propre n'eut jamais a souffrir. Cependant Erliska crut s'apercevoir que sa jeune amie n'avait plus la meme confiance, les memes epanchements. C'etait bien encore cette amenite qui la rendait si charmante; mais ce n'etait plus le meme elan de l'ame: une certaine contrainte, un secret embarras, se faisaient remarquer dans la geste, dans la voix de Virginie; ses yeux ne s'attachaient plus aussi fixement sur ceux d'Erliska. Celle-ci, dont la susceptibilite repondait a la petulance de son imagination, pensa que sa jeune compagne avait rencontre dans le monde quelque personne plus digne de son amitie, et, dedaignant de s'en expliquer franchement, elle rompit tout-a-fait, et chercha a former une autre intimite qui put la dedommager de celle dont elle avait ete si fiere. Elle distingua, parmi les jeunes demoiselles qu'on recevait dans la maison de son pere, la fille d'un riche capitaliste, qui possedait un vaste domaine a peu de distance des Tourelles; et les affinites du voisinage, la possibilite de se voir tous les jours, firent pencher Erliska vers la jeune Eudoxie de Freneuil. Ses parents etaient bien plus riches que ceux de Virginie; et cet etalage de luxe et d'opulence eblouit d'abord les yeux, mais il ne satisfait pas toujours les besoins du coeur. Erliska en fit l'experience: elle ne trouva dans Eudoxie qu'un esprit tranchant et sardonique, elle ne decouvrit en elle que cette jactance des enrichis, qui ne mesurent le merite des gens qu'a la figure qu'ils font dans le monde. Ce n'etait pas cette touchante pudeur, ces epanchements de l'ame la plus delicate et la plus aimante, que rendaient l'intimite si delicieuse avec la timide et modeste Virginie. La plus froide indifference ne tarda pas a naitre entre les nouvelles amies; et la brillant Eudoxie fut abandonnee sans regret, comme on s'y etait attache sans reflexion. Cependant on ne voulait pas paraitre isolee dans le monde, surtout aux yeux de Virginie, qu'on y rencontrait encore: elle aurait pu croire qu'elle etait la seule avec laquelle l'amitie put avoir des charmes. Erliska se sentit donc une secrete predilection pour la fille unique du comte de Saint-Far; il tenait un des premiers rangs dans la noblesse de la province. La jeune Palmire avait pres de quinze ans, et tout annoncait en elle une ame elevee, un esprit orne. Son maintien etait gracieux, imposant; elle portait la tete haute, et son regard parcourait avec une noble assurance tout ce qui paraissait etre a son niveau; mais, lorsqu'elle daignait abaisser ses yeux sur les personnes qu'elle savait ne pas etre titrees, on remarquait sur ses levres un mouvement dedaigneux, et sur ses traits une contraction qui indiquait clairement que chez elle le sentiment dominant etait l'orgueil de la naissance. Comme la famille Kistenn etait etrangere, Palmire ne crut pas derager en voyant assidument Erliska; et celle-ci, flattee de cette condescendance, s'imagina qu'elle avait enfin trouve l'amie que desirait son coeur. Mais qu'elle eut a souffrir de cette nouvelle liaison! Palmire ne parlait que de ses ancetres, de l'antiquite de sa race, qui remontait, selon elle, jusqu'au temps de Charlemagne. Les sciences, les lettres et les arts n'etaient rien a ses yeux aupres d'un quartier de noblesse qu'on avait de plus que telle ou telle grande maison; les bienfaiteurs meme de l'humanite, les laborieux auteurs des plus belles decouvertes necessaires a la prosperite de l'Etat, n'inspiraient a Palmire aucune consideration. Erliska, habituee depuis son enfance a respecter les grands noms, mais en meme temps a honorer le vrai merite et les services en tout genre rendus a la patrie, ne put se courber longtemps sous l'excessive fierte de sa troisieme amie; et, s'apercevant qu'elle-meme se refroidissait chaque jour a son egard, elle rompit ainsi qu'elle l'avait fait avec les deux premieres. Elle chercha donc a se lier avec des filles de magistrats, de financiers, de negociants, parmi lesquelles son coeur, tourmenta du besoin l'aimer, rencontra plusieurs personnes dignes de son estime et de son amitie. Elle ferma successivement des liens qu'elle croyait durables; mais a peine s'attachait-elle serieusement a celles que lui offraient le plus sur gage d'une heureuse reciprocite, qu'elle voyait ses nouvelles amies se refroidir et se separer d'elle. Ce fut au point que dans les grandes reunions ou la presentait sa mere, elle ne recevait plus des jeunes personnes de son age que de ces egards forces, de ces politesses d'usage, mais pas un mot affectueux, pas un coup d'oeil d'interet, pas le moindre serrement de main. "Qu'ai-je donc fait? se disait alors Erliska, et qui peut m'attirer cette espece de reprobation dont je suis accablee? Pourtant mon ame est pure, aimante; jamais la moindre medisance n'a souille mes levres; jamais je n'ai rompu la premiere avec celles qui m'ont si cruellement abandonnee.... Virginie aurait-elle donc repandu sur moi des bruits calomnieux? non, non, elle en est incapable.... Mais pourquoi s'est-elle eloignee de moi? Elle est si bonne, si modeste, et me temoignait un attachement si tendre!... Il faut absolument que je m'explique avec elle, et que je sorte de cette incertitude qui me fait tant souffrir." Le hasard servit Erliska. Un matin qu'elle sortait de son appartement, et qu'elle remontait les bosquets qui conduisent de l'habitation des Tourelles a la butte de Henri IV, si renommee dans le pays, elle apercoit Virginie, un livre a la main, accompagnee d'une ancienne gouvernante, et gagnant, tout en lisant, le sommet de cette butte couronnee d'ormes antiques, d'ou l'on domine sur la ville de Tours et ses environs, qui forment un des plus admirables points de vue de la France et peut-etre de l'Europe entiere. A peine Virginie et sa fidele compagne sont-elles assises sur un banc de verdure, qu'Erliska les aborde en tremblant, et, s'adressant a sa premiere amie, elle lui dit d'une voix alteree par la vive emotion qu'elle eprouvait: "Excusez-moi, Mademoiselle, si j'ose vous interrompre dans votre lecture; mais mon ame est trop vivement oppressee ... et je vous ai vue si souvent secourir les etres souffrants, que j'ai pense que vous ne rejetteriez pas ma priere.--Parlez, chere Erliska, repondit Virginie d'un ton plein de bonte." La faisant placer aupres d'elle, et prenant une de ses mains qu'elle presse, elle ajoute; "Je devine votre tourment, et vous me confirmez dans l'idee que je m'etais faite: vous ignores, je le vois, la cause du cruel isolement que vous eprouvez.... Ne l'attribuez qu'a vous seule.--A moi! dites-vous; je ne puis vous comprendre.--C'est la douceur angelique de votre mere, c'est sa trop grande indulgence qui vous rend si coupable aux yeux du monde.--Coupable! et de quoi?--D'etre indifferente pour celle qui vous donna le jour.--Moi! ne pas aimer ma mere! Ah! je donnerais pour elle mon sang, ma vie....--Et pourquoi donc la traitez-vous avec aussi peu d'egards? pourquoi n'obeir a ses ordres qu'en murmurant ou les eluder avec une inconvenance remarquable? Elle feint, par exces de tendresse, de ne pas en etre blessee; mais les personnes qui vous approchent sont fondees a croire que vous ne la regardez que comme une simple surveillante, que vous ne lui portez que des sentiments froids et calcules sur le besoin que vous avez d'elle. Voila ce qui vous a privee des differentes liaisons que vous avez voulu former; voila ce qui vous a fait perdre la confiance et la consideration de vos jeunes compagnes. On a craint de s'attacher a celle qui negligeait a ce point les droits sacres du sang; et moi, toute la premiere, je me suis eloignee de vous en me disant: Comment compter sur un coeur qui resiste a la voix de la nature? l'indifferente fille de la plus tendre mere ne peut jamais etre une veritable amie." Cette revelation produisit sur Erliska l'effet le plus terrible et en meme temps le plus salutaire. Noyee de larmes, elle gemit de son erreur, avoua sa coupable habitude, a laquelle on la vit renoncer pour jamais. Avide d'estime et d'attachement, elle montra pour sa mere une soumission respectueuse, des soins assidus, une tendresse inalterable. Peu a peu elle regagna ce qu'elle avait perdu: le contentement de soi-meme et les faveurs de l'opinion publique. Mais le premier de tous ces biens, le tresor qu'elle ambitionnait le plus, ce fut l'amitie de Virginie. Elle l'avait ramenee a ses devoirs; chaque jour elle lui faisait eprouver le charme de la piete filiale; chaque jour elle elevait son ame en lui faisant honorer la source de son etre; en un mot, elle lui avait appris ce que vaut ... _une mere_. LA CHAUMIERE DE LA VEUVE. Sur les rives charmantes du Cher est le village le _Saint-Avertin_, renomme par la fertilite du vignoble, la beaute des sites et le nombre considerable d'habitations delicieuses qu'il reunit. La plus belle est le chateau de _Cange_, bati au sommet du coteau meridional de la riviere qui baigne ses bas jardins et ses vastes prairies. On ne saurait trouver dans la Touraine un point de vue a la fois plus riche et plus varie que celui dont on jouit dans cet admirable sejour. On dirait que la nature voulut y rassembler tout ce qui peut donner une idee de sa magnificence. A droite, on decouvre la ville d'Amboise, et, sur la ligne horizontale, le chateau de Blois; a gauche, la ville de Tours; plus bas, celles de Luynes, de Langeais, et, huit lieues plus loin, les tourelles de la forteresse de Saumur. En face s'elevent les riches coteaux de la Loire, qui coule a une demi-lieue des rives du Cher, arrosant ensemble une immense vallee de pres de trente lieues de long, de la plus belle agriculture, et couverte de quatre-vingts villages qu'on distingue aisement a l'aide du telescope. Aussi Barthelemy, qui y fut conduit un jour, s'ecria-t-il a cet aspect ravissant: "Ah! c'est une seconde creation!" Ce chateau appartient aujourd'hui a l'un des plus riches fabricants de scieries de la ville de Tours, allie de ma famille; et l'accueil qu'il fait aux etrangers qui vont visiter cette belle demeure ajoute encore a tout ce que la nature y reunit. Je ne vais jamais revoir le pays qui me vit naitre sans attacher mes regards sur ce chateau de Cange, ou je fus souvent accueilli dans ma jeunesse par l'honorable famille du _Sevelinges_, dont le pays conserve encore le souvenir. Lors du dernier voyage qui m'y conduisit, j'eus le bonheur d'embrasser le vieux pasteur du lieu, nomme _Nivet_, jadis mon professeur de troisieme au college royal de Tours, et je recueillis de sa bouche une anecdote qui doit, si je ne me trompe, interesser vivement mes petites amies. Au bas du coteau de Saint-Michel, attenant au village de Saint-Avertin, est une humble chaumiere occupee par une veuve infirme dont le mari et les deux fils sont morts dans la funeste campagne de Moscou. Seule, sans parents, sans appui, cette pauvre femme, qu'on appelait la mere Durand, existait du travail de ses mains: elle employait tout son temps a devider de la soie pour les fabricants de la ville de Tours, ce qui, en s'occupant depuis cinq heures du matin jusqu'a huit heures du soir, peut produire a l'ouvriere environ dix a douze sous par jour. Naturellement gaie et resignee aux coups du sort, la mere Durand trouvait le moyen de cultiver elle-meme son jardin; et du produit de ses veilles elle faisait becher et entretenir un petit clos de vignes qu'elle possedait au sommet du coteau de Saint-Michel, et qui produit le meilleur vin du canton. Mais bientot l'exces de travail et l'isolement penible ou se trouvait cette malheureuse veuve diminuerent ses forces, altererent sa sante. Paralysee du bras gauche, elle ne fut plus en etat de pourvoir a son existence; et les principaux habitants du village s'occuperent a la placer dans un hospice. Mais c'eut ete lui donner la mort: l'idee seule de quitter sa chaumiere, ou elle etait nee, ou elle avait eu le bonheur d'etre epouse et mere, ou, depuis soixante ans, elle jouissait d'une douce independance, cette idee la desesperait; et sans cesse elle repetait a ses voisins que le jour ou elle serait forcee de quitter son humble demeure serait le dernier de son existence. Le chateau de Cange etait, a cette epoque, habite par une famille opulente, qui, apres avoir couru les chances les plus favorables du commerce, dans les quatre parties du monde, etait venue s'etablir et se delasser de ses longs travaux dans le beau jardin de la France, si digne de sa celebrite. Un des chefs de cette famille honorable etait capitaine de vaisseau et l'heureux pere de deux jeunes filles, nommees Celine et Louisa: l'ainee avait douze ans, et la cadette ne comptait qu'un printemps de moins que sa soeur. Le hasard les conduisit a la chaumiere de la veuve, qui leur raconta ses malheurs, et la necessite cruelle ou elle se trouvait d'aller mourir dans un hospice. "Eh quoi! dit Celine, la veuve et la mere de trois militaires morts au champ d'honneur serait forcee de quitter son paisible foyer! Nous ne le souffrirons pas.--Non, non, dit a son tour Louisa; nous conserverons a cette respectable infirme sa chaumiere et ses cheres habitudes. Promettons-nous de diriger nos promenades du matin de ce cote, et l'excellente bonne qui nous a elevees nous secondera dans le projet que je concois. Prenez courage, mere Durand, nous ne vous abandonnerons pas; et, des demain, nous commencerons notre service aupres de vous.--Vot' service, mes bonnes demoiselles! ah! c'est moi qui s'rais heureuse d'etre au votre, si j'avais assez d' forces pour ca; mais faut ben se soumettre aux volontes du ciel, et respecter jusqu'aux rigueurs dont il nous accable: faut toujours croire, comme nous l' dit not' bon pasteur, qu' les maux dont il nous frappe sont une expiation d' nos fautes, et l'assurance d'un meilleur sort dans l'autre monde." Les deux jeunes soeurs furent touchees de la pieuse resignation de la veuve; et, apres l'avoir aidee aux soins de son petit menage, elles s'eloignerent en regardant a plusieurs reprises la venerable infirme, qui suivit de ses yeux reconnaissants les deux anges que le ciel avait envoyes a son secours, jusqu'a ce qu'elle les eut tout-a-fait perdus de vue. Le lendemain matin, pendant que leur famille reposait encore au chateau, Celine et Louisa, escortees de leur fidele gouvernante, se rendirent a la chaumiere de la veuve, qu'elles trouverent levee et faisant sa priere a Dieu, comme si elle eut ete comblee de ses benedictions. Pendant que la gouvernante fait le lit de la mere Durand, les deux jeunes demoiselles s'empressent d'aider cette derniere a se vetir, et lui preparent un dejeuner frugal, mais stomachique, avec du vin vieux, du sucre et un petit pain qu'elles avaient apporte. On eut dit la respectable aieule des deux charmantes creatures dont elle etait entouree. L'une frotte avec un liniment salutaire le bras de la vieille, qui s'imagine que son sang circule de nouveau sous la main douce et bienfaisante qui la caresse; l'autre allume du feu avec deux vieux tisons qui, par hasard, se trouvaient encore dans la cheminee, et chauffe un morceau de flanelle dont elle fait une friction, qui, peu a peu, fait penetrer dans le membre engourdi de la malade une chaleur vivifiante, et lui permet de remuer un peu les doigts, ce qu'elle n'avait pu faire depuis longtemps. Enfin, tous ces devoirs de la charite etant remplis, on s'occupe a devider quelques echeveaux de soie que plusieurs fabricants de la ville confiaient encore a cette pauvre veuve. Celine, Louisa et leur gouvernante, chacune un devidoir devant elles, agitent vivement une bobine qui se remplit de soie, et se font diriger dans cet essai par la mere Durand, souriant au zele de ses trois apprenties. Le plus grand secret avait ete recommande a la bonne vieille, et, pendant tout le mois de juin et la moitie de juillet, eut lieu, des le lever du soleil, ce pieux pelerinage a la chaumiere de la veuve, dont on fermait la porte avec soin. Ce n'etait que vers dix heures, au moment ou la cloche du chateau sonnait le dejeuner, qu'on y remontait a la hate, et qu'on paraissait avoir fait la promenade la plus delicieuse. Les voisins de la mere Durand ne revenaient pas de la gaiete qui renaissait sur ses traits fletris par le malheur. Ils ne pouvaient concevoir comment, ne pouvant agir que du bras droit, elle vaquait a ses travaux et subvenait a ses besoins. "Bon, leur disait-elle, n' savez-vous pas qu' Dieu n'abandonne jamais ceux qui croyent a sa justice et s' confient a sa bonte? Chaque jour ma paralysie s' dissipe, et d'puis six semaines surtout, j' ons use d'un certain r'mede qui bientot m' rendra tout-a-fait libre d' mes pauvres membres, et m' sauvera du malheur d' quitter ma chaumiere." Cependant le pere de Celine et de Louisa s'etait apercu de l'absence qu'elles faisaient chaque matin, et, remarquant dans leur conduite un mystere, il resolut de l'eclaircir. Vainement il avait fait, a cet egard, plusieurs questions a leur discrete gouvernante; celle-ci, tout en le rassurant sur les motifs des secretes promenades de ses filles, avait declare que rien ne pourrait lui faire divulguer le secret qu'elles lui avaient confie. Le capitaine voulut toutefois s'assurer par lui-meme de ce que faisaient ses enfants. Un matin, avant le lever du soleil, il les devance au hameau de Saint-Michel, les suit dans leur pelerinage accoutume, et les voit entrer dans une chaumiere situee sur les rives du Cher. Celine portait un petit panier de jonc paraissant contenir quelques provisions, Louisa tenait a la main un paquet de linge, et la bonne qui les accompagnait avait sous le bras une vingtaine de bobines remplies de soie, qu'elle avait reunies par un cordon. Le brave marin se douta sans peine qu'il s'agissait de quelque bonne oeuvre, et bientot il en eut la conviction. A peine s'etait-il glisse le long de la chaumiere, du cote du jardin, qu'il apercut, a travers une petite croisee a moitie vitree, le tableau touchant que je vais essayer de decrire. Celine tenait le bras gauche de la veuve, elle y versait une eau spiritueuse dont Louisa formait une friction avec un morceau de flanelle que la gouvernante renouvelait de temps en temps par un morceau semblable chauffe a la cheminee: et la mere Durand, les yeux leves vers le ciel, semblait lui demander de repandre ses benedictions sur les deux jeunes soeurs. Bientot la conversation qui s'etablit entre elles apprit au capitaine que, depuis pres de six semaines, ses deux filles prodiguaient leurs soins a cette digne femme; et que, ne se bornant pas a lui procurer tout ce qui pouvait adoucir sa cruelle position, elles reparaient la cessation de travail a laquelle etait reduite la pauvre infirme en devidant avec leur gouvernante, dans leur appartement au chateau, la soie confiee a la mere Durand, travail fastidieux, mais devenu son unique ressource. Emu de ce genereux devouement, qui lui donnait l'explication des promenades du matin, et de l'espece de retraite a laquelle Celine et Louisa paraissaient vouloir se condamner, l'officier de marine confia ce trait de bienfaisance au digne pasteur, qui me l'a rapporte, et dont la pieuse sollicitude resolut de profiter pour attirer sur la malheureuse veuve l'interet et la consideration de tous les habitants du pays. La fete patronale du village avait rassemble beaucoup de monde au chateau de Cange. La mere Durand, deja plus qu'a moitie guerie de son infirmite, s'y etait rendue sur l'invitation de ses deux jeunes bienfaitrices, qui croyaient que leur secret restait ignore, la bonne vieille leur ayant promis de ne jamais le reveler. Elle fut abordee, dans la foule, par quelques fabricants de soieries qui lui donnaient de l'ouvrage, et s'etonnaient qu'avec un bras en echarpe elle put repondre a leur confiance avec autant d'exactitude. La pauvre femme rougit et balbutia. Ses regards, en ce moment portes sur Celine et Louisa, semblaient leur dire: "Ne craignez rien, je n' vous trahirai pas." Mais le venerable pasteur, qui saisissait toutes les occasions d'exciter la charite chretienne, designe a ceux qui l'entourent les deux charmantes soeurs comme les anges tutelaires de la mere Durand, et divulgue tout ce qu'elles avaient fait pour la secourir. Cette revelation produisit l'effet qu'en attendait le digne vieillard. Les jeunes villageoises des environs, en applaudissant au trait de bienfaisance des deux demoiselles du chateau, se reprocherent de s'etre laisse prevenir, et se promirent de profiter de l'exemple qu'elles leur donnaient. Elles arreterent que deux d'entre elles feraient tour a tour le service de la semaine aupres de la respectable veuve et l'aideraient dans ses travaux. Chaque dimanche, a la sortie de la messe, toutes les jeunes filles tiraient au sort, et celles qu'il designait allaient s'etablir a la chaumiere de la veuve, et la soignaient comme une tendre mere. Jamais le devidage de la soie n'avait ete aussi productif. Mais ce qui vint mettre le comble au bonheur de la pauvre femme, entierement retablie de son infirmite, c'est que les jeunes vignerons du pays voulurent a leur tour prouver leur devouement a la femme, a la digne mere de ceux qui avaient verse leur sang pour la patrie. Ils convinrent egalement que, tous les mois, deux d'entre eux, choisis par le sort, seraient charges tour a tour de cultiver le jardin de la veuve, et surtout son clos de vignes, en friche depuis deux ans. Ce pacte, execute avec autant de zele que d'assiduite, procura, des la meme annee, a la mere Durand, une recolte d'excellent vin, dont la vente lui rendit l'aisance et la securite de l'avenir. Elle ne rougissait point de recevoir les services de cette brillante jeunesse qu'elle avait vue naitre, et se disait que lorsque son mari et ses enfants etaient morts au champ d'honneur, il etait juste que l'humble champ qu'elle possedait fut cultive par ceux qu'ils avaient representes sous les drapeaux francais. Le sang des uns etait, en quelque sorte, expie par la sueur des autres, et cet echange civique prouvait que le guerrier qui tombe dans les combats ne meurt pas tout entier, et laisse un souvenir honorable qui, tot ou tard, rejaillit sur sa famille. La mere Durand existe encore, soignee, honoree par tout les habitants de son village. Elle n'a point quitte le lieu de sa naissance; elle s'occupe quelquefois a devider de la soie a l'entree de sa demeure, d'ou ses regards attendris se portent sur le chateau de Cange; et tous les etrangers qui vont visiter ce beau sejour, instruits de ce fait historique si digne des bons agriculteurs du jardin de la France, se font designer avec empressement la _chaumiere de la veuve_. LES DEVOIRS DE L'HOSPITALITE. Dans les siecles les plus recules, chez toutes les nations, au palais des rois comme a la cabane du patre, l'hospitalite fut un devoir, une espece de culte qu'on observait avec respect. Les saintes Ecritures, les poetes de l'antiquite, les historiens de tous les temps, de tous les lieux, decrivent avec fidelite ce touchant accueil qu'on fit constamment a l'amitie, au malheur, a de hautes vertus, au seul titre d'hommes. On a vu, dans nos troubles civils, des proscrits trouver un asile chez ceux dont ils exposaient la vie; et, lorsque la victoire se lassa de favoriser nos armes, un grand nombre de nos braves defenseurs durent l'allegement de leurs maux, souvent meme la conservation de leurs jours, a ce noble et antique usage d'admettre a son foyer l'etranger qui s'est egare dans sa route, l'infortune dont la souffrance ou la fatigue ont epuise les forces. Estelle Mornand, agee de quinze ans, et Melanie Valcour, qui n'en comptait qu'environ quatorze, elevees dans le meme pensionnat, eprouvaient un mutuel attachement qui les dedommageait de l'absence de leurs parents. Estelle etait fille d'un chef d'escadron que de graves blessures avaient force de se retirer du service. Melanie etait l'unique enfant d'un riche habitant de la ville de Tours, qui possedait une des plus agreables terres du jardin de la France, situee sur les bords de la Vienne, dans les environs de Chinon. Les deux jeunes pensionnaires, liees par cette douce sympathie de gouts, de penchants qui toujours a tant d'empire sur les ames neuves, ne pouvaient exister separees l'une de l'autre. Lorsque Melanie allait a la terre de ses parents, c'etait une correspondance qui, chaque jour, exprimait le tourment de l'absence; et, lorsqu'Estelle se trouvait forcee de rester pres de son pere, devenu veuf, et dont les blessures exigeaient des soins assidus, Melanie obtenait de sa mere la permission d'aller passer aupres de sa chere compagne tout le temps qu'elle pouvait derober a ses etudes. En un mot, on citait partout les deux jeunes pensionnaires comme un modele de la plus parfaite amitie. Toutefois la difference de fortune produisait chez les deux inseparables plus ou moins d'application au travail. Melanie, unique heritiere d'un pere opulent, dont elle etait aimee, et d'une mere chez qui l'indulgence egalait la tendresse, n'obtenait pas dans ses etudes le meme succes que sa jeune amie. La premiere, certaine de reunir tous les avantages de l'opulence et d'etre recherchee par les familles les plus distinguees, ne possedait que ces demi-talents de societe, que cette instruction suffisante pour se presenter dans le monde. La seconde, qui n'avait pour ressource que la pension de retraite dont jouissait son pere et quelques modiques economies qu'il avait pu faire, se livrait avec ardeur aux lecons en tout genre qu'elle recevait dans l'honorable maison ou s'etait ecoulee son enfance. Elle joignait a l'instruction la plus etendue des talents qu'elle portait jusqu'a la perfection. Elle peignait le paysage avec une facilite remarquable et l'animait de figures posees avec une verite frappante. Douee d'une voix flexible et penetrante, elle accompagnait sur le piano; deja meme elle executait, a livre ouvert, tout ce que les grands maitres composaient de plus savant. Aussi avait-elle remporte les premiers prix de musique et de peinture, tandis que sa jeune compagne n'avait pu meriter qu'un second accessit, et cela parce que l'aimable Estelle l'excitait sans cesse a vaincre son indolence et lui faisait faire des etudes particulieres avec tout le zele d'une soeur ainee, avec ce noble desir d'elever jusqu'a elle l'objet de ses plus tendres affections. Tant que cette superiorite en tout genre n'eut lieu qu'a la pension, l'amour-propre de Melanie n'en souffrit aucunement. Elle trouvait meme une espece de triomphe a se dire l'inseparable de la charmante Estelle, qui reunissait tous les suffrages et recueillait toutes les couronnes. La premiere amitie, ce sentiment a la fois si vif et si doux, est une association delicieuse, ou tout est nivele par le coeur, ou l'on ne connait aucune prerogative, aucune suprematie. Le succes de celle qu'on aime devient en quelque sorte personnel, et l'on s'identifie avec elle jusqu'a se croire de moitie dans les eloges qu'elle merite, dans les recompenses qu'elle obtient. Mais en est-il toujours de meme dans le monde? C'est ce que nous demontrera l'anecdote dont je fus le temoin, et que je me fais un devoir de raconter a mes petites amies, pour les premunir contre ces atteintes de l'amour-propre qui nous aveuglent et nous detachent par degres de ce que nous aimions le plus. Le temps des vacances etait arrive. Monsieur et madame Valcour se disposaient a conduire Melanie a la terre qu'ils possedaient sur les bords de la Vienne; mais celle-ci, plus attachee que jamais a sa chere Estelle, pria son pere et sa mere de permettre qu'elle emmenat son amie, dont la sante etait alteree par exces de travail, et qui, tout en se retablissant, lui procurerait la societe la plus agreable et la plus utile. Melanie n'eut pas de peine a obtenir de ses parents la permission qu'elle reclamait; et le brave Mornand, force d'aller prendre les eaux pour achever de cicatriser ses blessures, fut ravi que, dans son absence, sa fille allat respirer l'air de la campagne sous les auspices de l'amitie. Voila donc nos deux jeunes pensionnaires etablies dans un tres-beau chateau, au milieu de vastes jardins, de bois delicieux, et sur les bords d'une riviere qui repandait partout la fraicheur et la fecondite. Oh! que de promenades sur l'eau! que de courses en char-a-bancs! que de joyeuses parties dans les environs! Ce qui charmait surtout nos deux pensionnaires, c'etait le voisinage de la ville de Chinon et d'un grand nombre de belles habitations, dont les proprietaires formaient une societe choisie. Chaque jour se renouvelait une reunion nombreuse, et souvent, au sein de cette heureuse liberte qu'autorise le sejour des champs, on retrouvait le charme et les avantages d'une grande ville. Tantot c'etait un concert compose a l'improviste, et qui, par cela meme, n'en devenait que plus attrayant; tantot on jouait un proverbe, ou la gaiete decente et l'esprit sans pretention faisaient naitre des scenes comiques, inspiraient d'heureuses saillies; tantot enfin c'etait une fete de village ou les riches proprietaires, confondus parmi les bons et joyeux agriculteurs, prouvaient que le plaisir ne connait ni les rangs ni les distances. On concoit que, dans ces diverses reunions, nos deux jeunes amies ne tarderent pas a se faire distinguer. Melanie dansait a ravir, mais avec pretention; Estelle avait une danse plus simple: son maintien, tous ses mouvements, offraient une grace naturelle. La premiere excitait la curiosite; elle attirait les hommages. La seconde, par son aimable enjouement, par cette communication decente qui seduit, se voyait environnee d'une foule nombreux. Faisait-on de la musique, Melanie etonnait tous ses auditeurs par un chant rempli de difficultes, de roulades et de fioritures, que sa jeune compagne lui avait fait repeter; mais celle-ci, dans un air plein d'expression, penetrait tous les coeurs, excitait un veritable enthousiasme. Ce qui surtout donnait a la jeune Estelle un grand avantage sur Melanie, c'est qu'elle s'accompagnait sur le piano avec une assurance, un aplomb qui faisaient ressortir encore les heureux dons qu'elle avait recus de la nature, et que le travail le plus constant avait perfectionnes. Mais c'etait surtout dans les proverbes improvises que l'ingenieuse Estelle montrait tout ce que l'esprit et l'instruction peuvent avoir de seduisant. Elle ne recherchait point les premiers roles, mais ceux qui, tout en faisant briller les autres, exigeaient de la suite dans les idees, un tact fin, delicat, une heureuse imagination. Representait-elle une jeune villageoise gauche et timide, une servante d'auberge active et gaie, une servante adroite et rusee, elle prenait si bien le masque, le langage et le maintien de ces divers personnages, qu'on s'imaginait les voir et les entendre. Aussi, des qu'elle entrait en scene, recevait-elle de tous les spectateurs un accueil et des applaudissements qui la designaient comme l'un des premiers sujets de la troupe. Melanie obtenait aussi quelques suffrages par sa tenue imposante et le ton recherche qu'elle savait prendre dans les roles de dame de maison; mais elle etait loin d'avoir la verve, la precision, et surtout les heureuses reparties de sa jeune compagne.... Bientot l'envie, ce reptile venimeux qui se glisse imperceptiblement jusque dans le paisible sejour de l'amitie, vint repandre ses poisons sur les deux amies, dont elle eut rompu les liens sacres, si la prevoyante Estelle n'eut pas mis en usage ce qu'en pareil cas lui dictaient la delicatesse et son inalterable attachement pour Melanie. Elle s'etudia donc adonner par degres moins d'expression a tout ce qu'elle disait, a retenir sur ses levres les mots heureux qui lui venaient a la pensee. Elle porta sa genereuse resignation jusqu'a montrer moins de superiorite dans les divers talents qu'elle possedait. Le piano, sous ses doigts magiques, n'avait plus autant d'harmonie; l'air qu'elle chantait semblait ne plus aller a sa voix, qui, chaque jour, perdait de son eclat et de sa fraicheur. Les paysages qu'elle peignait n'offraient plus ce reflet de la nature, cette variete de details qu'on admirait dans ses ouvrages precedents. Enfin, dans les proverbes ou elle paraissait encore, elle ne montrait qu'une intelligence ordinaire, et se bornait aux utilites. La famille Valcour et toute la societe qu'elle reunissait attribuerent ce changement etrange au defaut de travail, a cette dissipation qu'on se permet a la campagne, et qui fait perdre insensiblement les fruits d'une education soignee. On ignorait que ce changement dans Estelle etait un calcul de l'esprit le plus penetrant et de l'ame la plus elevee pour menager l'amour-propre blesse d'une rivale et se soustraire aux souffrances secretes que cette derniere faisait eprouver depuis quelque temps a sa premiere amie, a sa compagne de pension. En effet, Melanie n'avait plus pour Estelle que des egards mesures et contraints. Rarement ses yeux s'arretaient sur les siens; elle ne lui repondait que par un serieux qu'elle s'efforcait de rendre le plus digne qu'il lui fut possible. Estelle, en serrant la main de sa chere compagne, ne rencontrait que des doigts laches, immobiles; a cet elan de deux coeurs habitues a s'epancher, a ces confidences de tous les instants, a ce tutoiement dont l'habitude, entre pensionnaires, est consacre pour la vie, Melanie avait fait succeder une politesse etudiee, une reserve continuelle, souvent meme un _vous_ desesperant, que l'expression de _mademoiselle_ rendait plus outrageant encore. Oh! combien eut a souffrir notre aimable orpheline! que les matinees qu'elle passait toute seule dans son appartement lui parurent longues et penibles! De quels coups son noble coeur etait dechire chaque fois qu'elle retrouvait au salon son indifferente compagne! Avec quel empressement elle eut fui de ce chateau, ou tout pour elle devenait contrainte, souffrance, humiliation!... Mais son pere etait absent; il l'avait confiee aux tendres soins de madame Valcour, qui lui tenait lieu de mere. Reveler a cette dame si distinguee tout le mal que sa fille lui faisait endurer, c'eut ete faire retomber sur celle-ci de justes reproches, c'eut ete rompre avec elle pour jamais. Estelle aimait encore Melanie; elle ne desesperait pas de regagner son coeur et de la faire repentir d'avoir meconnu a ce point les devoirs sacres de l'hospitalite. Elle s'arma donc de nouvelles forces; elle resolut de sacrifier ce qu'elle avait de plus cher, ce qui, dans sa position sociale, pouvait peut-etre devenir son unique ressource, c'est-a-dire ce droit si flatteur et si legitime de briller par son savoir et ses talents, de se faire distinguer par les qualites de l'esprit et du coeur. Elle pretexta d'abord un derangement dans sa sante, s'isola constamment au milieu des cercles nombreux dont, chaque jour, elle etait entouree, et laissa bientot l'ambitieuse Melanie etaler a son aise tous les avantages qu'elle reunissait, et recueillir les applaudissements d'un cercle nombreux et choisi. Plusieurs mois s'ecoulerent sans que la genereuse Estelle vit diminuer son chagrin. Melanie, qui ne pouvait soupconner un sacrifice dont jamais elle n'eut ete capable, profita de l'espece d'inertie ou paraissait etre tombee sa rivale pour l'eclipser tout-a-fait. Elle s'imaginait la dedommager amplement en la tutoyant encore quelquefois, en lui faisant quelques prevenances etudies, que son amie recevait toujours avec empressement, esperant encore la ramener a des sentiments dont son noble coeur avait besoin. Le brave Mornand revint des eaux, gueri presque entierement de ses blessures. Il s'empressa de se rendre a la terre de la famille Valcour et de rejoindre sa chere Estelle, qu'il n'avait pas vue depuis longtemps. Malgre la joie qu'eprouva cette tendre fille a la vue de son pere, malgre tous les efforts qu'elle faisait pour dissiper les nuages empreints sur sa figure, celui-ci remarqua facilement qu'une peine secrete la tourmentait. Mais ce fut en vain qu'il la pressa de questions a cet egard, elle ne fit aucun aveu de son tourment secret, et n'attribua l'alteration qui regnait sur ses traits qu'au chagrin insurmontable d'etre separee du meilleur des peres. Quelques jours apres eut lieu la reunion formee par les proprietaires des environs au chateau de monsieur et madame Valcour. Le pere d'Estelle remarqua d'abord, non sans quelque surprise, l'extreme simplicite de la toilette de sa fille. Bien qu'elle n'eut jamais montre la moindre vanite, elle avait coutume de se faire distinguer par une elegance sans faste et par un gout parfait. On fit de la musique. Estelle tint le piano avec son assurance ordinaire; mais il n'y eut rien de remarquable dans son jeu, naguere si expressif. Enfin, forcee de chanter un air a son choix, elle executa presque a demi-voix un simple nocturne, et n'obtint que de ces applaudissements qu'on accorde par complaisance, elle qui jetait autrefois tous ses auditeurs en extase et faisait vibrer les cordes du coeur par la puissance et l'etendue de ses moyens. Le chef d'escadron etait desespere, et, n'attribuant un aussi grand changement qu'au chagrin que sa fille avait eprouve de son absence, il se promit bien de ne jamais s'en separer. Enfin l'on joua quelques proverbes. Notre brave militaire s'attendait a ce que sa chere Estelle prendrait sa revanche par ce jeu franc et naturel, par ces piquantes saillies qui l'avaient charme tant de fois; mais quel fut encore son desappointement en voyant sa fille ne remplir que des utilites par complaisance, se borner a donner quelques repliques a ses interlocuteurs, et ne s'occuper qu'a les faire briller! M. Mornand crut rever, et lui-meme tomba dans une sombre tristesse dont s'apercut Estelle. Il lui en coutait sans doute de faire souffrir le plus tendre des peres; mais sa resolution etait prise: elle preferait, en quelque sorte, s'aneantir a reprendre des avantages qui n'eussent fait que lui fermer pour jamais le coeur de sa jeune amie. Celle-ci, toutefois, profitait amplement du champ libre que lui laissait sa rivale, et saisissait avec avidite toutes les occasions de l'eclipser. Le chef d'escadron, dont l'amour-propre etait blesse, crut avoir enfin devine le secret motif qu'avait sa fille de se reduire a cette etrange nullite, de se condamner a cette abnegation d'elle-meme qui le faisait tant souffrir. La piete filiale ne put resister aux vives instances, a l'autorite d'un pere. Estelle avoua donc le sacrifice qu'elle avait fait dans l'espoir de conserver le coeur de son amie. "Tu l'esperes vainement, lui dit Mornand; l'envie et le sot orgueil ont tari dans son ame tout sentiment genereux; tu serais dupe dans une liaison devenue aussi mal assortie: il faut y renoncer. Je ne veux point cependant que tu te separes de cette fausse ami, de cette envieuse egoiste, sans reprendre tous tes droits et lui donner la lecon qu'elle merite. J'espere donc que tu suivras de point en point le plan de conduite que je vais te tracer pendant le peu de jours que nous resterons dans ce chateau." Estelle promit d'obeir; mais on lisait sur sa figure combien il en couterait a son coeur aimant et genereux. Des le lendemain, Estelle mit plus de soin a sa toilette; le sourire revint sur ses levres silencieuses; elle reparut au salon avec sa grace naive, son aimable enjouement. La presence et la guerison de son pere semblaient autoriser cet heureux changement. Peu de jours apres eut lieu le reunion d'usage. Estelle, plus recherchee encore dans sa parure, fit briller tous ses avantages; elle ravit au diner les divers convives par de piquantes saillies, par cet ascendant irresistible d'une ame elevee et d'un esprit cultive. Le soir, on fit de la musique: elle enleva tous les suffrages en accompagnant sur le piano sa voix etendue, expressive. Ce qui surtout produisit une vive impression, ce fut une romance ou l'amitie etait peinte dans toute sa purete. Elle chanta avec une expression si penetrante, que Melanie elle-meme en fut troublee et crut remarquer dans les tendres regards d'Estelle un reproche merite. Mais, ranimee par son insatiable ambition, elle essaya d'entrer en lice avec elle, et lui proposa de chanter ensemble un duo. Estelle hesite et n'ose commencer une lutte ou tout lui promet la victoire; mais un regard de son pere lui ordonne d'accepter le defi de la presomptueuse et de la traiter sans nul menagement. Elle paralyse bientot les brillantes roulades de sa rivale par la puissance de sa voix et le charme entrainant de son execution. Melanie, forcee de ceder a la superiorite d'un talent qu'elle croyait affaibli, essaya de balbutier quelques eloges qu'Estelle sut eluder avec adresse. Tout le reste de la soiree fut un triomphe pour celle-ci: jamais on ne l'avait vue aussi brillante, aussi spirituelle. Dans toute autre circonstance on eut critique sans doute cet etalage de savoir et de talent, toujours blamable dans une jeune personne; mais les regards qu'Estelle portait sans cesse sur Melanie indiquaient assez que c'etait a regret qu'elle l'accablait de sa superiorite sur elle, et qu'en ressaisissant la victoire elle ne faisait qu'obeir aux ordres imperieux d'un pere. Melanie sentit alors qu'elle avait blesse le coeur le plus tendre. Interpretant sans peine la nullite genereuse a laquelle s'etait condamnee sa jeune compagne, elle comprit tout ce qu'elle avait du souffrir. Le lendemain, des qu'elle fut eveillee, elle resolut d'aller avouer ses torts a sa chere Estelle, bien sure d'en obtenir aisement l'oubli; mais il n'etait plus temps. Mornand et sa fille etaient partis des l'aube du jour, laissant une lettre pour monsieur et madame Valcour, qu'ils remerciaient de toutes leurs bontes. Lorsque Melanie, certaine de regagner le coeur de son amie d'enfance, entre dans l'appartement que cette derniere occupait, elle trouve sur un chevalet un nouveau paysage qu'Estelle avait peint secretement pendant sa solitude. Il representait les abords de la Vienne et l'un des sites les plus delicieux au bas de la belle habitation de la famille Valcour, que l'on voyait a mi-cote. Sur le second plan, on decouvrait un chef d'escadron emmenant une jeune personne dont les regards se portaient vers le chateau, et semblaient adresser un dernier adieu a celle qu'elle avait tant aimee. C'etait Estelle elle-meme obeissant a l'autorite paternelle, et rompant, non sans un grand dechirement de coeur, les liens si doux de son enfance. Au bas de ce paysage, d'une verite frappante, le pere d'Estelle avait ecrit ces mots: "Ma fille ne peut plus etre l'amie de celle qui ne sut pas respecter les devoirs de l'hospitalite." MISS TOUCHE-TOUT. Rien ne prouve autant la petitesse d'esprit et le defaut d'education que cette ridicule manie qu'ont certaines jeunes personnes de toucher a tout ce qui se trouve sous leurs mains, a tout ce qui s'offre a leurs regards. C'est une inquisition qui fatigue; c'est une indiscretion qui blesse. Il n'est pas de defaut plus commun, et qui peut-etre expose a plus d'humiliations et de responsabilite. J'en ai vu plusieurs exemples frappants que je me fais un devoir d'offrir a mes petites amies, pour les preserver des suites facheuses de cette habitude, a laquelle on se livre sans y songer, et pour les maintenir dans cette prudence de tous les instants, dans cette publique retenue que la nature impose a leur sexe, et sans lesquelles une jeune fille, quelque bien nee, quelque interessante qu'elle puisse etre, perd ce qu'elle avait de plus precieux au monde, ses droits a la consideration publique. Melina de Montbreuil avait ete privee, des l'age le plus tendre, de la femme de bien dont elle recut le jour. Son pere, d'une tendresse aveugle, et que ses hautes fonctions dans la magistrature retenaient souvent separe de sa fille, la confiait aux soins et a la surveillance d'une vieille institutrice trop indulgente, et dont l'eleve avait contracte plusieurs habitudes que reprouvent les convenances sociales, celle entre autres de porter une main indiscrete a tout ce qui frappait sa vue, excitait sa curiosite. Entrait-elle dans un appartement, elle soulevait les vases d'albatre ou de porcelaine places sur des consoles, sur la cheminee; elle posait le doigt sur les aiguilles d'une pendule, sans songer qu'elle en arretait le mouvement; elle debouchait des flacons poses ca et la, en exprimant son gout ou son aversion pour les differentes odeurs qu'ils renfermaient. Se trouvait-elle devant une bibliotheque, elle prenait tour a tour les livres dont la reliure la flattait le plus, et en lisait le titre, en examinait les gravures, et les jetait ensuite au hasard, sur differents rayons ou ils n'avaient plus le rang qui leur etait assigne: ce qui forcait a remettre tout en ordre. Apercevait-elle sur un metier a broder quelque ouvrage, fruit d'une longue patience, elle essayait de faire plusieurs points, que la brodeuse etait obligee de recommencer. Une dame de sa connaissance, une de ses jeunes amies, paraissait-elle avec un nouveau collier de pierreries, elle y portait souvent ses doigts couverts de poussiere, et a l'instant meme elle en ternissait tout l'eclat. A table, elle touchait a tous les mets qu'elle pouvait atteindre, et, sous pretexte de choisir un fruit, elle deflorait par ses attouchements indiscrets tous ceux que contenait la corbeille, et, par cette inconvenance, elle en degoutait ses voisins. Entrait-elle dans un magasin de modes ou d'objets d'art pour faire quelques emplettes, elle bouleversait tout, et, plus d'une fois, son irresistible manie lui avait fait alterer plusieurs marchandises importantes dont elle s'etait vue forcee de restituer le prix. Aussi, dans les cercles qu'elle frequentait, dans toutes les maisons ou elle etait admise, lui avait-on donne le nom de miss Touche-Tout, titre en parfaite analogie avec l'habitude qu'elle ne pouvait vaincre et la pretention qu'elle avait de parler souvent la langue anglaise, bien que jamais elle n'eut pu en saisir la prononciation. M. de Montbreuil n'etait pas plus a l'abri que tout autre des indiscretions de miss Touche-Tout. Tantot elle s'emparait de la chevelure de son pere, sous pretexte de lui donner une forme plus analogue a sa figure venerable; tantot elle etalait son jabot, afin de mieux en prononcer les plis; elle renouait sa cravate, desirant en faire disparaitre le double noeud gothique, et l'enlacer a l'anglaise; tantot, enfin, elle substituait a la chaine de sa montre un noeud de ruban qu'elle renouvelait tous les mois, mais auquel plus d'une fois elle oublia d'attacher la clef, que son pere cherchait vainement le soir, et qui se trouvait egaree. Le celebre magistrat supportait avec patience toutes ces familiarites et les contrarietes qu'elles lui faisaient eprouver: il attribuait a l'amour filial ce qui chez Melina n'etait qu'une indomptable manie. Mais, quelle que fut son indulgence, il ne pouvait douter que sa fille ne devint chaque jour plus insupportable, dans les differentes reunions ou il la presentait. Sans cesse il entendait repeter: "Miss Touche-Tout vient de dechirer le voile d'Angleterre de madame une telle.--Elle a casse la bonbonniere de celle-ci, laisse tomber la lorgnette de celui-la.--Miss Touche-Tout vient d'effacer un oeil du portrait en miniature de mademoiselle une telle, en y portant son doigt rempli de noir d'ivoire.--Miss Touche-Tout a laisse tomber un cornet d'encre sur un morceau de musique ecrit de la main de Boieldieu: la jeune Anais, a qui elle appartenait, en pleure de depit...." Enfin, il n'etait aucun desappointement, aucun evenement facheux, que ne causat l'habitude funeste de la jeune de Montbreuil. On redoutait a tel point son arrivee ou sa presence dans un cercle, que toutes les jeunes demoiselles qui portaient un chale de prix, un chapeau frais, une echarpe nouvelle, les quittaient aussitot que miss Touche-Tout paraissait, afin de les soustraire a ses atteintes malencontreuses. Mais elle s'en vengeait sur la ceinture de celle-ci, sur les anneaux de celle-la, sur le peigne a l'espagnole d'une troisieme, sur les bracelets a la grecque d'une quatrieme; il n'etait, en un mot, aucune personne qui put se soustraire a l'obsession de Melina. M. de Montbreuil resolut donc de mettre un terme a ce defaut, qui devenait, en quelque sorte, une calamite publique. Malgre l'importance de ses fonctions et l'austerite de son caractere, il concut le projet de faire tourner contre elle-meme l'habitude facheuse de sa fille, et de la rendre, a son tour, victime de cette ridicule manie qui devait necessairement la conduire a quelque maladresse. Il s'etait apercu que Melina, pendant son absence, venait souvent exercer son inquisition dans son cabinet de travail, et, sous pretexte d'y mettre elle-meme tout en ordre, portait sa main avide sur les objets les plus precieux. Il substitua d'abord un melange d'alcali et d'assa-foetida a l'eau de Portugal que contenait un des flacons de cristal poses sur sa cheminee, et que Melina ne manquait jamais de deboucher lorsqu'elle venait souhaiter a son pere le bonjour du matin. Il esperait que cette premiere epreuve ferait quelque impression sur sa fille, et l'empecherait de toucher dorenavant a tous les vases ou cristaux qui se trouveraient sous sa main. En effet, la maniaque incurable entre dans le cabinet de son pere, l'embrasse avec l'effusion de la tendresse filiale, touche a tous les bronzes, a tous les marbres qui couvrent son bureau de travail, prend l'une apres l'autre cinq a six plumes qu'elle essaye machinalement sur un papier de rebut, et se tache les doigts d'encre, verse a plusieurs reprises le sable bleu que renferme la poudriere, et dont elle laisse tomber une partie dans l'encrier; de la, gagne la cheminee, debouche un premier flacon contenant de l'eau de Cologne qu'elle respire avec delices; debouche enfin le second flacon, et, croyant aspirer l'eau du Portugal, elle eprouve une suffocation subite qui lui souleve le coeur. Cependant elle garde le silence, et ne se plaint aucunement de ce changement d'odeur, qu'elle attribue a l'usage qu'avait son pere d'employer des spiritueux pour se delasser de la tension d'esprit qu'exigeaient ses hautes fonctions. Celui-ci, de son cote, feignit de ne point s'apercevoir de la mesaventure de sa fille, et se promit de la mettre a une seconde epreuve. Melina montrait pour les araignees la plus grande aversion. Elle avait la folie de regarder ces animaux, d'un instinct remarquable et susceptible d'etre apprivoises au degre le plus etonnant, comme des monstres infectes d'un poison mortel, et dont la piqure etait incurable. Il ne se passait pas de jour qu'elle ne jetat des cris affreux en voyant cet ingenieux insecte tendre ses toiles pour prendre les vermisseaux dont il fait sa nourriture ordinaire, ou descendre du plafond au bout d'un fil qu'il devide entre ses pattes avec une adresse et une vivacite qu'il est impossible de decrire, et s'en servir avec la meme celerite pour remonter a sa retraite. Vainement M. de Montbreuil avait essaye de prouver a Melina que ces insectes, loin de faire aucun mal, sont susceptibles d'un attachement fidele et d'une sensibilite profonde. Il lui citait a ce sujet l'exemple d'un malheureux prisonnier d'Etat mort de chagrin de ce que le geolier, en entrant dans son cachot, avait ecrase une grosse araignee qui, depuis plusieurs annees, etait l'unique societe, la consolation de cet infortune, venait a sa voix sur son epaule, sur ses genoux, et prenait de sa main les miettes de pain que, pour elle, il avait prelevees sur ses modiques aliments. M. de Montbreuil ajoutait a ce fait historique ceux rapportes par plusieurs autres naturalistes, qui, souvent, avaient attire un grand nombre d'araignees par les doux sons d'un instrument sur lequel on les voyait descendre, tressaillir, et tomber en quelque sorte dans une extase qui les mettait sans force et sans defense. Mais, quelque interessants que fussent ces recits fideles, Melina n'avait pu surmonter son antipathie; et son pere, desirant a la fois l'en guerir et faire enfin cesser cette insupportable manie qui la rendait la fable de sa societe habituelle, renferma dans une tabatiere d'ecaille qu'il avait aupres de lui, sur son bureau de travail, la plus grosse araignee qu'il put se procurer. Melina, selon son habitude, apres avoir souleve les marbres qui couvrent divers papiers sur la bureau de son pere, apres avoir lu les titres de plusieurs gros livres qui l'entourent, ouvre par distraction la tabatiere, et pousse un cri percant a la vue de l'insecte qui s'enfuit, aussi effraye qu'elle. M. de Montbreuil feint de ne rien entendre, et continua l'examen des pieces d'un proces soumis a son jugement, et pour lequel son immuable impartialite lui prescrivait de prendre tous les renseignements qui pouvaient eclairer sa justice. Ce silence affecte du plus tendre des peres convainquit sans peine miss Touche-Tout qu'il avait lui-meme dirige cette nouvelle epreuve, et que, las de lui faire des remontrances sur son insatiable manie, il avait projete de l'en guerir par des emotions fortes qui resteraient gravees dans son souvenir. Loin de proferer la moindre plainte sur la frayeur qu'elle vient d'eprouver, elle se jette dans les bras de M. de Montbreuil, fond en larmes, et lui exprime, par le regard le plus expressif, la resolution qu'elle a prise de se corriger. En effet, a partir de cette epreuve, Melina parut avoir renonce pour jamais a ce besoin si facheux de toucher a tout ce qui se trouvait a sa portee. C'etait surtout pour les tabatieres et les flacons de cristal qu'elle avait concu une aversion invincible. On remarquait deja qu'elle etait moins indiscrete qu'a l'ordinaire, et que souvent, entrainee par cette habitude d'enfance qu'il est si difficile de vaincre, elle s'arretait tout-a-coup, et parvenait, non sans efforts, a la reprimer. Son pere etait ravi de cette cure, qu'il croyait radicale; et, bien qu'il lui en eut coute d'exposer aux regards de sa fille l'insecte qui l'effrayait le plus, et de lui avoir cause une suffocation par l'echange opere dans le flacon d'eau de Portugal, il s'applaudit de ses essais, et jouit pendant quelque temps du succes qu'il avait obtenu. Mais un penchant enracine des l'enfance est comme une plante veneneuse qui repousse imperceptiblement sous les fleurs qui la couvrent. Cela nous apprend que nous ne saurions extirper de trop bonne heure les germes de nos mauvais penchants, et que plus nous tardons, plus ils sont inveteres dans nos coeurs, dont alors nous ne pouvons les arracher que par des secousses violentes qui souvent influent sur toute notre existence. Melina, fille unique d'un excellent pere, d'un magistrat justement honore, Melina, seule heritiere d'une honnete fortune, douee de qualites aimables, et n'ayant qu'un seul defaut dont tout annoncait qu'elle etait corrigee, voyait luire pour elle le plus brillant avenir, et l'assurance d'etre placee dans le monde d'une maniere analogue a ses gouts. Encore quelques annees, et son sort serait uni a celui de quelque jeune magistrat ou de quelque avocat celebre qui la placerait dans cette classe sociale ou l'on jouit des avantages de l'aisance et d'une consideration distinguee. Mais, helas! Il faut si peu de chose pour faire tourner la roue de la Fortune, et les fautes les plus simples en apparence ont quelquefois des resultats si facheux! Melina, quoique guerie a l'exterieur de cette habitude qui lui avait attire le penible surnom de miss Touche-Tout, s'y abandonnait quelquefois encore dans la vie privee. M. de Montbreuil s'etait apercu depuis quelque temps qu'on avait derange les papiers qui couvraient son bureau de travail. Il lui semblait aussi que les pastilles de menthe, que renfermait sa bonbonniere, etaient singulierement diminuees. En un mot, il fut convaincu que sa fille, parvenue a reprimer aux yeux du monde sa ridicule manie, s'y livrait encore en secret, et qu'elle etait loin d'etre guerie. "Il me faudra donc, se disait ce tendre pere, employer de fortes epreuves, frapper les sens de Melina par de vives emotions. Oh! que cela me repugne, me desespere! et que je me repens de n'avoir pas sevi de bonne heure contre ce penchant, devenu peut-etre incurable! Ah! je le sens, mais trop tard, l'exces d'indulgence est une faute grave, et les parents sont responsables du mal que font leurs enfants, et dont ils n'ont pas eu la force de detruire le premier germe. Un proces d'une haute importance fut soumis a la decision du tribunal que presidait M. de Montbreuil. Il s'agissait d'une somme de cent soixante mille francs qu'un faiseur d'affaires tres-renomme pretendait avoir payee a un de ses clients, honnete negociant, pere de famille, et dont c'etait presque toute la fortune. Celui-ci niait avoir recu la somme, bien qu'un acquit, d'une forme assez equivoque, et qu'il pretendait lui avoir ete surpris par son adversaire, semblat militer en faveur de ce dernier. Les avocats les plus renommes avaient montre, dans ce debat celebre, tout ce que le savoir et le talent ont de persuasif; et les juges qui devaient prononcer etaient partages d'opinions. Les uns, entraines par la reputation de probite dont n'avait cesse de jouir le negociant, voulaient le faire triompher et se contenter de son serment qu'il n'avait point recu la somme; les autres, rigoureux observateurs de la loi, pretendaient que l'acquit presente par l'homme d'affaires, n'etant point argue de faux, devait faire pencher la balance de la justice en faveur de ce dernier. Dans cette occurrence, la voix du president devait decider la question, et M. de Montbreuil, voulant apporter dans cette cause les lumieres de l'impartialite qui la caracterisait, ordonna, pour prononcer l'arret definitif, un delai de quinzaine. Pendant ce temps, un heureux hasard permit que l'avocat du negociant decouvrit un ecrit particulier, de la main de l'homme d'affaires, qui prouvait evidemment l'impossibilite ou il s'etait trouve jusqu'alors d'acquitter les cent soixante mille francs. Cette piece importante fut confiee a M. de Montbreuil, qui devait faire un nouveau resume du proces, et qu'il s'etait charge de presenter lui-meme aux juges pour eclairer leur conscience. On etait alors au milieu de l'hiver. Le digne magistrat, la veille du jour ou devait etre prononce l'arret, avait examine de nouveau les pieces qui lui avaient ete communiquees, et dont la premiere sur le dossier etait l'ecrit qui, selon lui, devait jeter un grand jour sur cette cause. Apres avoir pris toutes les notes necessaires pour appuyer son opinion et s'etre bien penetre des moyens respectifs des deux adversaires, il pose sur son bureau ce dossier assez volumineux, et met dessus un bronze representant le buste de d'Aguesseau, dont il avait depuis peu de jours fait l'emplette. Melina, selon son usage, entre et vient offrir a son pere le salut du matin: le buste frappe ses regards, et, cedant a son ridicule penchant, elle le prend, en admire le travail. Dans ce moment meme, un domestique ouvre brusquement la porte d'entree; le vent, qui souffle avec violence, fait voler en l'air plusieurs papiers, et l'ecrit important, lance vers la cheminee, est soudain reduit en cendres. "Qu'as-tu fait, malheureuse! s'ecrie M. de Montbreuil a sa fille, qui tient encore le buste, qu'elle examine.--Quoi donc, mon pere?--Ton indomptable manie est cause d'une perte irreparable qui va peut-etre causer la ruine d'une honnete famille." Il lui explique, a ces mots, ce que contenait le papier que le feu vient de consumer, et s'abandonne a tous les regrets que lui fait eprouver ce fatal evenement. C'est en vain que Melina cherche a s'excuser sur l'entree inattendue du domestique et sur le courant d'air qu'elle a produit: elle est forcee d'avouer que c'est cette maudite habitude de porter la main a tout ce qui frappe ses regards qui lui a fait soulever le buste de d'Aguesseau, dont l'ombre tutelaire semblait prendre encore la defense de l'opprime. Elle reconnait enfin qu'elle a mis son pere dans la position la plus critique ou puisse se trouver un premier magistral. Elle veut toutefois partager la souffrance qu'il eprouve; mais un signe imperatif lui ordonne de se retirer. Elle rentre chez elle, inquiete, egaree, et se livre a toutes les reflexions que faisait naitre une aussi penible circonstance. Il lui fut impossible d'aborder son pere pendant toute la journee. Le lendemain matin, elle voulut aller lui offrir ses devoirs accoutumes; l'entree du cabinet lui fut interdite. Elle apprit par le meme domestique, complice innocent du malheur arrive la veille, que M. de Montbreuil avait passe la nuit dans la plus vive agitation, et que ces paroles s'echappaient a tout moment de ses levres tremblantes: "Ne pouvoir plus rendre le depot qui m'etait confie!... Causer la ruine, le desespoir d'une honnete famille!... Melina!... Melina!... que tu me fais de mal!" Ces mots, fidelement rapportes pas le domestique, jeterent miss Touche-Tout dans un douloureux abattement. Oh! quel retour elle fit sur elle-meme! Avec quelle resolution elle se promit de rompre pour jamais avec cette manie qui mettait son pere dans un embarras si cruel! Mais il n'etait plus temps: le mal qu'elle avait fait allait retomber sur elle-meme. Cependant l'audience solennelle va avoir lieu. Un nombreux concours de monde s'est forme de bonne heure au palais de justice. L'honnete negociant, place derriere son avocat, fait remarquer sur sa figure la securite de la bonne foi, la certitude de triompher. Son adversaire est plus inquiet, plus agite. Tous les regards se portent sur l'un et l'autre; mais c'est sur le premier que semblent s'arreter ceux de l'interet public. Il est toujours, dans les causes importantes, une espece de jugement precurseur qui venge l'innocence opprimee; et c'est pour cela qu'on a dit: "_La voix du peuple est la voix de Dieu._" Apres une longue deliberation, dans laquelle avait eu lieu un violent choc d'opinions, les juges reviennent prendre leurs places. M. de Montbreuil est pale, son regard semble egare. Il se fait un grand silence, et ce magistrat, si universellement honore, prononce d'une voix faible et tremblante l'arret qui condamne le negociant, et decharge le faiseur d'affaires du payement des cent soixante mille francs. Un murmure sourd et improbateur se fait entendre dans le pretoire. Ce qui surprend et confond l'avocat du condamne, c'est que le president, dans les divers considerants sur lesquels l'arret est base, n'ait point parle de l'ecrit important qui lui avait ete confie, et qui devait etre d'un si grand poids dans la balance de la justice. Le negociant ne sait lui-meme a quoi attribuer un pareil silence; et, comme le malheur rend defiant et soupconneux, il allait accuser tout haut l'honorable magistrat, lorsqu'un huissier vient lui annoncer que M. le president l'attend dans son cabinet avec son avocat. Ils s'y rendent tous les deux. A leur aspect, M. de Montbreuil dit au condamne, dont il serre la main avec l'expression du regret et d'une profonde estime: "Monsieur, je viens de remplir le devoir sacre d'un magistrat soumis a l'empire de la loi; il m'en reste un autre non moins important que la probite m'impose: je vous attends chez moi demain matin a dix heures avec votre digne defenseur, comme vous sans doute etonne de ma conduite; peut-etre ne la blamerez-vous plus lorsque vous en connaitrez les motifs." M. de Montbreuil se rend chez lui, tout occupe de son projet. Vainement Melina lui fait des questions sur le sort de l'honnete negociant, il ne lui repond que par un soupir douloureux et des regards de commiseration. Au diner, il ne peut prendre la moindre nourriture, s'absente toute la soiree et ne rentre que fort tard. Sa fille l'attendait avec impatience, inquietude; elle le trouve moins sombre; elle sent meme qu'il lui presse la main; enfin il lui dit d'une voix penetrante et d'un ton paternel: "Demain matin, a dix heures, tu sauras tout le mystere." Elle se rendit a l'heure indiquee au cabinet de son pere, dont elle recut un baiser en echange de celui qu'elle deposa sur son front venerable. Bientot fut introduit le condamne de la veille, accompagne de son avocat. Ce magistrat les fait asseoir et ordonne a sa fille de raconter elle-meme avec fidelite l'effet de sa fatale imprudence. Melina, d'une voix alteree et d'un air confus, apprend au negociant par quel evenement etrange l'ecrit important qui, seul, pouvait le faire triompher, etait devenu la proie des flammes; et le magistrat ajoute alors avec dignite: "Que pouvais-je faire, Messieurs, en pareille circonstance? Reveler l'indiscretion de ma fille et l'aneantissement de l'ecrit, c'eut ete me donner un ridicule sans operer une conviction legale; un titre, en justice, ne peut etre combattu que par un autre titre. J'ai donc prefere m'en tenir a l'austerite de la loi, et j'ai eu le douloureux courage de condamner un homme de bonne foi.... Mais, comme l'ecrit incendie vous eut ramene sans doute un grand nombre de suffrages, et que ce titre unique se trouve aneanti par ma faute ou par celle de ma fille, je vous restitue, Monsieur, la somme qui vous appartient. Voici cent soixante billets de caisse et deux de plus pour les frais du proces auquel vous avez ete condamne. Le refuser, ce serait faire le malheur de ma vie, ce serait meconnaitre le caractere d'un magistrat qui deviendrait indigne de reprimer les torts de ses justiciables, s'il ne savait pas lui-meme reparer les siens." L'avocat et son client se retirerent, apres avoir exprime leur reconnaissance et leur admiration au respectable president. Celui-ci, reste seul avec sa fille, recut d'elle la plus vive approbation du sacrifice qu'il venait de faire. Mais elle n'en mesurait pas encore toute l'etendue. En effet, ces cent soixante mille francs absorbaient la fortune entiere de M. de Montbreuil; il ne restait plus a Melina que celle de sa mere, devenue tres-modiqe par des pertes imprevues. Il fallut donc s'imposer de penibles privations. M. de Montbreuil, pour soutenir son rang de premier magistrat, fut force de faire de grandes reformes dans sa maison. Melina n'eut plus de femme de chambre, et se vit obligee de vaquer elle-meme a l'entretien du linge, a tout ce qui composait sa toilette. Plus de maitre d'anglais, de harpe et de dessin; plus de riche parure et de voiture a ses ordres. Il lui fallut aller a pied et paraitre simplement vetue dans les cercles nombreux ou jusqu'alors elle s'etait montree si brillante. Blessee de la froideur des uns, piquee des plaisanteries mordantes des autres, elle se retira tout-a-fait du monde, et se vit reduite a un isolement dont son amour-propre eut beaucoup a souffrir. Ce fut alors qu'elle connut toute l'enormite de sa faute; ce fut alors qu'elle sentit combien peut devenir dangereux et funeste un defaut qui nous parait leger en apparence, et dont nous negligeons de nous corriger. Jeune fille, qui ne croyez pas que la manie la plus simple puisse avoir de facheux resultats, et qui riez de pitie lorsqu'on vous en avertit, voyez la pauvre Melina, bonne au fond et seulement etourdie, presque ruinee, possedant a peine le strict necessaire a la mort de l'auteur de ses jours, isolee, rongee de remords sans consolations peut-etre.... N'oubliez pas miss Touche-Tout. FIN. TABLE. Le pere Dante. La Souris blanche. Le comite des Bergeres. La Robe de guingamp. Le jeune Pecheur. La Noce de village. Ressource en soi-meme. Le Lait d'anesse. Le bateau de Saint-Cyr. Le tableau de Fenelon. Le chateau de Chenonceaux. Les deux Orphelines. Le produit d'une Gerbe. Une Mere. La chaumiere de la Veuve. Les Devoirs de l'hospitalite. Miss Touche-Tout. FIN DE LA TABLE. End of Project Gutenberg's Contes a mes petites amies, by J. N. Bouilly *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES A MES PETITES AMIES *** ***** This file should be named 12251.txt or 12251.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/2/5/12251/ Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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