The Project Gutenberg EBook of Histoire de la Revolution francaise, IX. by Adolphe Thiers This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Histoire de la Revolution francaise, IX. Author: Adolphe Thiers Release Date: May 4, 2004 [EBook #12258] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA R,VOLUTION *** Produced by Carlo Traverso, Tonya Allen, and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr., HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANCAISE PAR M.A. THIERS DE L'ACADEMIE FRANCAISE NEUVIEME EDITION TOME NEUVIEME HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANCAISE. DIRECTOIRE. CHAPITRE VII. SITUATION DU GOUVERNEMENT DANS L'HIVER DE L'AN V (l797).--CARACTERES ET DIVISIONS DES CINQ DIRECTEURS, BARRAS, CARNOT, REWBELL, LETOURNEUR ET LAREVELLIERE-LEPAUX.--ETAT DE L'OPINION PUBLIQUE. CLUB DE CLICHY.--INTRIGUES DE LA FACTION ROYALISTE. COMPLOT DECOUVERT DE BROTTIER, LAVILLE-HEURNOIS ET DUVERNE DE PRESLE.--ELECTIONS DE L'AN V.--COUP D'OEIL SUR LA SITUATION DES PUISSANCES ETRANGERES A L'OUVERTURE DE LA CAMPAGNE DE 1797. Les dernieres victoires de Rivoli et de la Favorite, la prise de Mantoue, avaient rendu a la France toute sa superiorite. Le directoire, toujours aussi vivement injurie, inspirait la plus grande crainte aux puissances. _La moitie de l'Europe_, ecrivait Mallet-Dupan[1], _est aux genoux de ce divan, et marchande l'honneur de devenir son tributaire._ [Note 1: Correspondance secrete avec le gouvernement de Venise.] Ces quinze mois d'un regne ferme et brillant avaient consolide les cinq directeurs au pouvoir, mais y avaient developpe aussi leurs passions et leurs caracteres. Les hommes ne peuvent pas vivre longtemps ensemble sans eprouver bientot du penchant ou de la repugnance les uns pour les autres, et sans se grouper conformement a leurs inclinations. Carnot, Barras, Rewbell, Larevelliere-Lepaux, Letourneur, formaient deja des groupes differens. Carnot etait systematique, opiniatre et orgueilleux. Il manquait entierement de cette qualite qui donne a l'esprit l'etendue et la justesse, au caractere la facilite. Il etait penetrant, approfondissait bien le sujet qu'il examinait; mais une fois engage dans une erreur il n'en revenait pas. Il etait probe, courageux, tres applique au travail, mais ne pardonnait jamais ou un tort, ou une blessure faite a son amour-propre; il etait spirituel et original, ce qui est assez ordinaire chez les hommes concentres en eux-memes. Autrefois il s'etait brouille avec les membres du comite de salut public, car il etait impossible que son orgueil sympathisat avec celui de Robespierre et de Saint-Just, et que son grand courage flechit devant leur despotisme. Aujourd'hui la meme chose ne pouvait manquer de lui arriver au directoire. Independamment des occasions qu'il avait de se heurter avec ses collegues, en s'occupant en commun d'une tache aussi difficile que celle du gouvernement, et qui provoque si naturellement la diversite des avis, il nourrissait d'anciens ressentimens, particulierement contre Barras. Tous ses penchans d'homme severe, probe et laborieux, l'eloignaient de ce collegue prodigue, debauche et paresseux; mais il detestait surtout en lui le chef de ces thermidoriens, amis et vengeurs de Danton, et persecuteurs de la vieille Montagne. Carnot, qui etait l'un des principaux auteurs de la mort de Danton, et qui avait failli plus tard devenir victime des persecutions dirigees contre les montagnards, ne pouvait pardonner aux thermidoriens: aussi nourrissait-il contre Barras une haine profonde. Barras avait servi autrefois dans les Indes; il y avait montre le courage d'un soldat. Il etait propre, dans les troubles, a monter a cheval, et, comme on a vu, il avait gagne de cette maniere sa place au directoire. Aussi, dans toutes les occasions difficiles, parlait-il de monter encore a cheval et de sabrer les ennemis de la republique. Il etait grand et beau de sa personne; mais son regard avait quelque chose de sombre et de sinistre, qui etait peu d'accord avec son caractere, plus emporte que mechant. Quoique nourri dans un rang eleve, il n'avait rien de distingue dans les manieres. Elles etaient brusques, hardies et communes. Il avait une justesse et une penetration d'esprit qui, avec l'etude et le travail, auraient pu devenir des facultes tres distinguees; mais paresseux et ignorant, il savait tout au plus ce qu'on apprend dans une vie assez orageuse, et il laissait percer dans les choses qu'il etait appele a juger tous les jours, assez de sens pour faire regretter une education plus soignee. Du reste, dissolu et cynique, violent et faux comme les meridionaux qui savent cacher la duplicite sous la brusquerie; republicain par sentiment et par position, mais homme sans foi, recevant chez lui les plus violens revolutionnaires des faubourgs et tous les emigres rentres en France, plaisant aux uns par sa violence triviale, convenant aux autres par son esprit d'intrigue, il etait en realite chaud patriote, et en secret il donnait des esperances a tous les partis. A lui seul il representait le parti Danton tout entier, au genie pres du chef, qui n'avait pas passe dans ses successeurs. Rewbell, ancien avocat a Colmar, avait contracte au barreau et dans nos differentes assemblees une grande experience dans le maniement des affaires. A la penetration, au discernement les plus rares, il joignait une instruction etendue, une memoire fort vaste, une rare opiniatrete au travail. Ces qualites en faisaient un homme precieux a la tete de l'etat. Il discutait parfaitement les affaires, quoique un peu argutieux, par un reste des habitudes du barreau. Il joignait a une assez belle figure l'habitude du monde; mais il etait rude et blessant par la vivacite et l'aprete de son langage. Malgre les calomnies des contre-revolutionnaires et des fripons, il etait d'une extreme probite. Malheureusement il n'etait pas sans un peu d'avarice; il aimait a employer sa fortune personnelle d'une maniere avantageuse, ce qui lui faisait rechercher les gens d'affaires, et ce qui fournissait de facheux pretextes a la calomnie. Il soignait beaucoup la partie des relations exterieures, et il portait aux interets de la France un tel attachement, qu'il eut ete volontiers injuste a l'egard des nations etrangeres. Republicain chaud, sincere et ferme, il appartenait originairement a la partie moderee de la convention, et il eprouvait un egal eloignement pour Carnot et Barras, l'un comme montagnard, l'autre comme dantonien. Ainsi Carnot, Barras, Rewbell, issus tous trois de partis contraires, se detestaient reciproquement; ainsi les haines contractees pendant une longue et cruelle lutte, ne s'etaient pas effacees sous le regime constitutionnel; ainsi les coeurs ne s'etaient pas meles, comme des fleuves qui se reunissent sans confondre leurs eaux. Cependant, tout en se detestant, ces trois hommes contenaient leurs ressentimens, et travaillaient avec accord a l'oeuvre commune. Restaient Larevelliere-Lepaux et Letourneur, qui n'avaient de haine pour personne. Letourneur, bon homme, vaniteux, mais d'une vanite facile et peu importune, qui se contentait des marques exterieures du pouvoir, et des hommages des sentinelles, Letourneur avait pour Carnot une respectueuse soumission. Il etait prompt a donner son avis, mais aussi prompt a le retirer, des qu'on lui prouvait qu'il avait tort, ou des que Carnot parlait. Sa voix dans toutes les occasions appartenait a Carnot. Larevelliere, le plus honnete et le meilleur des hommes, joignait a une grande variete de connaissances un esprit juste et observateur. Il etait applique, et capable de donner de sages avis sur tous les sujets; il en donna d'excellens dans des occasions importantes. Mais il etait souvent entraine par les illusions, ou arrete par les scrupules d'un coeur pur. Il aurait voulu quelquefois ce qui etait impossible, et il n'osait pas vouloir ce qui etait necessaire; car il faut un grand esprit pour calculer ce qu'on doit aux circonstances sans blesser les principes. Parlant bien, et d'une fermete rare, il etait d'une grande utilite quand il s'agissait d'appuyer les bons avis, et il servait beaucoup le directoire par sa consideration personnelle. Son role, au milieu de collegues qui se detestaient, etait extremement utile. Entre les quatre directeurs, sa preference se prononcait en faveur du plus honnete et du plus capable, c'est-a-dire, de Rewbell. Cependant, il avait evite un rapprochement intime, qui eut ete de son gout, mais qui l'eut eloigne de ses autres collegues. Il n'etait pas sans quelque penchant pour Barras, et se serait rapproche de lui s'il l'eut trouve moins corrompu et moins faux. Il avait sur ce collegue un certain ascendant par sa consideration, sa penetration et sa fermete. Les roues se moquent volontiers de la vertu, mais ils la redoutent quand elle joint a la penetration qui les devine le courage qui ne sait pas les craindre. Larevelliere se servait de son influence sur Rewbell et Barras, pour les maintenir en bonne harmonie entre eux et avec Carnot. Grace a ce conciliateur, et grace aussi a leur zele commun pour les interets de la republique, ces directeurs vivaient convenablement ensemble, et poursuivaient leur tache, se partageant dans les questions qu'ils avaient a decider, beaucoup plus d'apres leur opinion que d'apres leurs haines. Excepte Barras, les directeurs vivaient dans leurs familles, occupant chacun un appartement au Luxembourg. Ils deployaient peu de luxe. Cependant Larevelliere, qui aimait assez le monde, les arts et les sciences, et qui se croyait oblige de depenser ses appointemens d'une maniere utile a l'etat, recevait chez lui des savans et des gens de lettres, mais il les traitait avec simplicite et cordialite. Il s'etait expose malheureusement a quelque ridicule, sans y avoir du reste contribue en aucune maniere. Il professait en tout point la philosophie du dix-huitieme siecle, telle qu'elle etait exprimee dans la profession de foi du Vicaire savoyard. Il souhaitait la chute de la religion catholique, et se flattait qu'elle finirait bientot, si les gouvernemens avaient la prudence de n'employer contre elle que l'indifference et l'oubli. Il ne voulait pas des pratiques superstitieuses et des images materielles de la Divinite; mais il croyait qu'il fallait aux hommes des reunions, pour s'entretenir en commun de la morale et de la grandeur de la creation. Ces sujets en effet ont besoin d'etre traites dans des assemblees, parce que les hommes y sont plus prompts a s'emouvoir, et plus accessibles aux sentimens eleves et genereux. Il avait developpe ces idees dans un ecrit, et avait dit qu'il faudrait un jour faire succeder aux ceremonies du culte catholique des reunions assez semblables a celles des protestans, mais plus simples encore, et plus degagees de representation. Cette idee, accueillie par quelques esprits bienveillans, fut aussitot mise a execution. Un frere du celebre physicien Hauey forma une societe qu'il intitula des _Theophilanthropes_, et dont les reunions avaient pour but les exhortations morales, les lectures philosophiques et les chants pieux. Il s'en forma plus d'une de ce genre. Elles s'etablirent dans des salles louees aux frais des associes, et sous la surveillance de la police. Quoique Larevelliere crut cette institution bonne, et capable d'arracher aux eglises catholiques beaucoup de ces ames tendres qui ont besoin d'epancher en commun leurs sentimens religieux, il se garda de jamais y figurer ni lui ni sa famille, pour ne pas avoir l'air de jouer un role de chef de secte, et ne pas rappeler le pontificat de Robespierre. Malgre la reserve de Larevelliere, la malveillance s'arma de ce pretexte pour verser quelque ridicule sur un magistrat universellement honore, et qui ne laissait aucune prise a la calomnie. Du reste, si la theophilanthropie etait le sujet de quelques plaisanteries fort peu spirituelles chez Barras, ou dans les journaux royalistes, elle attirait assez peu l'attention, et ne diminuait en rien le respect dont Larevelliere-Lepaux etait entoure. Celui des directeurs qui nuisait veritablement a la consideration du gouvernement, c'etait Barras. Sa vie n'etait pas simple et modeste comme celle de ses collegues; il etalait un luxe et une prodigalite que sa participation aux profits des gens d'affaires pouvait seule expliquer. Les finances etaient dirigees avec une probite severe par la majorite directoriale, et par l'excellent ministre Ramel; mais on ne pouvait pas empecher Barras de recevoir des fournisseurs ou des banquiers qu'il appuyait de son influence, des parts de benefices assez considerables. Il avait mille moyens encore de fournir a ses depenses: la France devenait l'arbitre de tant d'etats grands et petits, que beaucoup de princes devaient rechercher sa faveur, et payer de sommes considerables la promesse d'une voix au directoire. On verra plus tard ce qui fut tente en ce genre. La representation que deployait Barras aurait pu n'etre pas inutile, car des chefs d'etat doivent frequenter beaucoup les hommes pour les etudier, les connaitre et les choisir; mais il s'entourait, outre les gens d'affaires, d'intrigans de toute espece, de femmes dissolues et de fripons. Un cynisme honteux regnait dans ses salons. Ces liaisons clandestines qu'on prend a tache, dans une societe bien ordonnee, de couvrir d'un voile, etaient publiquement avouees. On allait a Gros-Bois se livrer a des orgies, qui fournissaient aux ennemis de la republique de puissans argumens contre le gouvernement. Barras du reste ne cachait en rien sa conduite, et, suivant la coutume des debauches, aimait a publier ses desordres. Il racontait lui-meme devant ses collegues, qui lui en faisaient quelquefois de graves reproches, ses hauts faits de Gros-Bois et du Luxembourg; il racontait comment il avait force un celebre fournisseur du temps de se charger d'une maitresse qui commencait a lui etre a charge, et aux depenses de laquelle il ne pouvait plus suffire; comment il s'etait venge sur un journaliste, l'abbe Poncelin, des invectives dirigees contre sa personne; comment, apres l'avoir attire au Luxembourg, il l'avait fait fustiger par ses domestiques. Cette conduite de prince mal eleve, dans une republique, nuisait singulierement au directoire, et l'aurait deconsidere entierement, si la renommee des vertus de Carnot et de Larevelliere n'eut contre-balance le mauvais effet des desordres de Barras. Le directoire, institue le lendemain du 15 vendemiaire[2], forme en haine de la contre-revolution, compose de regicides et attaque avec fureur par les royalistes, devait etre chaudement republicain. Mais chacun de ses membres participait plus ou moins aux opinions qui divisaient la France. Larevelliere et Rewbell avaient ce republicanisme modere, mais rigide, aussi oppose aux emportemens de 93 qu'aux fureurs royalistes de 95. Les gagner a la contre-revolution etait impossible. L'instinct si sur des partis leur apprenait qu'il n'y avait rien a obtenir d'eux, ni par des seductions, ni par des flatteries de journaux. Aussi n'avaient-ils pour ces deux directeurs que le blame le plus amer. Quant a Barras et a Carnot, il en etait autrement. Barras, quoiqu'il vit tout le monde, etait en realite un revolutionnaire ardent. Les faubourgs l'avaient en grande estime, et se souvenaient toujours qu'il avait ete le general de vendemiaire, et les conspirateurs du camp de Grenelle avaient cru pouvoir compter sur lui. Aussi les patriotes le comblaient d'eloges, et les royalistes l'accablaient d'invectives. Quelques agens secrets du royalisme, rapproches de lui par un commun esprit d'intrigue, pouvaient bien, comptant sur sa depravation, concevoir quelques esperances; mais c'etait une opinion a eux particuliere. La masse du parti l'abhorrait et le poursuivait avec fureur. [Note 2: An IV, 4 octobre 1795.] Carnot, ex-montagnard, ancien membre du comite de salut public, et expose apres le 9 thermidor a devenir victime de la reaction royaliste, devait etre certainement un republicain prononce, et l'etait effectivement. Au premier moment de son entree au directoire, il avait fortement appuye tous les choix faits dans le parti montagnard; mais peu a peu, a mesure que les terreurs de vendemiaire s'etaient calmees, ses dispositions avaient change. Carnot, meme au comite de salut public, n'avait jamais aime la tourbe des revolutionnaires turbulens, et avait fortement contribue a detruire les hebertistes. En voyant Barras, qui tenait a rester _roi de la canaille_, s'entourer des restes du parti jacobin, il etait devenu hostile pour ce parti; il avait deploye beaucoup d'energie dans l'affaire du camp de Grenelle, et d'autant plus que Barras etait un peu compromis dans cette echauffouree. Ce n'est pas tout: Carnot etait agite par des souvenirs. Le reproche qu'on lui avait fait d'avoir signe les actes les plus sanguinaires du comite de salut public, le tourmentait. Ce n'etait pas assez a ses yeux des explications fort naturelles qu'il avait donnees; il aurait voulu par tous les moyens prouver qu'il n'etait pas un monstre; et il etait capable de beaucoup de sacrifices pour donner cette preuve. Les partis savent tout, devinent tout; ils ne sont difficiles a l'egard des hommes que lorsqu'ils sont victorieux; mais quand ils sont vaincus, ils se recrutent de toutes les manieres, et mettent particulierement un grand soin a flatter les chefs des armees. Les royalistes avaient bientot connu les dispositions de Carnot a l'egard de Barras et du parti patriote. Ils devinaient son besoin de se rehabiliter; ils sentaient son importance militaire, et ils avaient soin de le traiter autrement que ses collegues, et de parler de lui de la maniere qu'ils savaient la plus capable de le toucher. Aussi, tandis que la cohue de leurs journaux ne tarissait pas d'injures grossieres pour Barras, Larevelliere et Rewbell, elle n'avait que des eloges pour l'ex-montagnard et regicide Carnot. D'ailleurs, en gagnant Carnot, ils avaient aussi Letourneur, et c'etaient deux voix acquises par une ruse vulgaire, mais puissante, comme toutes celles qui s'adressent a l'amour propre. Carnot avait la faiblesse de ceder a ce genre de seduction; et, sans cesser d'etre fidele a ses convictions interieures, il formait, avec son ami Letourneur, dans le sein du directoire, une espece d'opposition analogue a celle que le nouveau tiers formait dans les deux conseils. Dans toutes les questions soumises a la decision du directoire, il se prononcait pour l'avis adopte par l'opposition des conseils. Ainsi, dans toutes les questions relatives a la paix et a la guerre, il votait pour la paix, a l'exemple de l'opposition, qui affectait de la demander sans cesse. Il avait fortement insiste pour qu'on fit a l'empereur les plus grands sacrifices, pour qu'on signat la paix avec Naples et avec Rome, sans s'arreter a des conditions trop rigoureuses. De pareils dissentimens ont a peine eclate, qu'ils font des progres rapides. Le parti qui veut en profiter loue a outrance ceux qu'il veut gagner, et deverse le blame sur les autres. Cette tactique avait eu son succes accoutume. Barras, Rewbell, deja ennemis de Carnot, lui en voulaient encore davantage depuis les eloges dont il etait l'objet, et lui imputaient le dechainement auquel eux-memes etaient en butte. Larevelliere employait de vains efforts pour calmer de tels ressentimens; la discorde n'en faisait pas moins de funestes progres; le public, instruit de ce qui se passait, distinguait le directoire en majorite et minorite, et rangeait Larevelliere, Rewbell et Barras d'une part, Carnot et Letourneur de l'autre. On classait aussi les ministres. Comme on s'attachait beaucoup a critiquer la direction des finances, on poursuivait le ministre Ramel, administrateur excellent, que la situation penible du tresor obligeait a des expediens blamables en tout autre temps, mais inevitables dans les circonstances. Les impots ne rentraient que difficilement, a cause du desordre effroyable de la perception. Il avait fallu reduire l'imposition fonciere; et les contributions indirectes rendaient beaucoup moins qu'on ne l'avait presume. Souvent on se trouvait sans aucuns fonds a la tresorerie; et, dans ces cas pressans, on prenait sur les fonds de l'ordinaire ce qui etait destine a l'extraordinaire, ou bien on anticipait sur les recettes, et on faisait tous les marches bizarres et onereux auxquels les situations de ce genre donnent lieu. On criait alors aux abus et aux malversations, tandis qu'il aurait fallu au contraire venir au secours du gouvernement. Ramel, qui remplissait les devoirs de son ministere avec autant d'integrite que de lumieres, etait en butte a toutes les attaques et traite en ennemi par tous les journaux. Il en etait ainsi du ministre de la marine Truguet, connu comme franc republicain, comme l'ami de Hoche, et comme l'appui de tous les officiers patriotes; ainsi du ministre des affaires etrangeres, Delacroix, capable d'etre un bon administrateur, mais du reste mauvais diplomate, trop pedant et trop rude dans ses rapports avec les ministres des puissances; ainsi de Merlin, qui, dans son administration de la justice, deployait toute la ferveur d'un republicain montagnard. Quant aux ministres de l'interieur, de la guerre et de la police, Benezech, Petiet et Cochon, on les rangeait entierement a part. Benezech avait essuye tant d'attaques de la part des jacobins, pour avoir propose de revenir au commerce libre des subsistances et de ne plus nourrir Paris, qu'il en etait devenu agreable au parti contre-revolutionnaire. Administrateur habile, mais eleve sous l'ancien regime qu'il regrettait, il meritait en partie la faveur de ceux qui le louaient. Petiet, ministre de la guerre, s'acquittait bien de ses fonctions; mais creature de Carnot, il en partageait entierement le sort aupres des partis. Quant au ministre Cochon, il etait recommande aussi par ses liaisons avec Carnot; la decouverte qu'il avait faite des complots des jacobins, et son zele dans les poursuites dirigees contre eux, lui valaient la faveur du parti contraire, qui le louait avec affectation. Malgre ces divergences, le gouvernement etait encore assez uni pour administrer avec vigueur et poursuivre avec gloire ses operations contre les puissances de l'Europe. L'opposition etait toujours contenue par la majorite conventionnelle, restee dans le corps legislatif. Cependant les elections approchaient, et le moment arrivait ou un nouveau tiers, elu sous l'influence du moment, remplacerait un autre tiers conventionnel. L'opposition se flattait d'acquerir alors la majorite, et de sortir de l'etat de soumission dans lequel elle avait vecu. Aussi, son langage devenait plus haut dans les deux conseils, et laissait percer ses esperances. Les membres de cette minorite se reunissaient a Tivoli pour s'y entretenir de leurs projets et y concerter leur marche. Cette reunion de deputes etait devenue un club des plus violens, connu sous le nom de _club de Clichy_. Les journaux participaient a ce mouvement. Une multitude de jeunes gens, qui sous l'ancien regime auraient fait de petits vers, declamaient dans cinquante ou soixante feuilles contre les exces de la revolution et contre la convention, a laquelle ils imputaient ces exces. On n'en voulait pas, disaient-ils, a la republique, mais a ceux qui avaient ensanglante son berceau. Les reunions d'electeurs se formaient par avance, et on tachait d'y preparer les choix. C'etait en tout le langage, l'esprit, les passions de vendemiaire; c'etait la meme bonne foi et la meme duperie dans la masse, la meme ambition dans quelques individus, la meme perfidie dans quelques conspirateurs, travaillant secretement pour la royaute. Cette faction royaliste, toujours battue, mais toujours credule et intrigante, renaissait sans cesse. Partout ou il y a une pretention appuyee de quelques secours d'argent, il se trouve des intrigans prets a la servir par de miserables projets. Quoique Lemaitre eut ete condamne a mort, que la Vendee fut soumise, et que Pichegru eut ete prive du commandement de l'armee du Rhin, les menees de la contre-revolution n'avaient pas cesse; elles continuaient au contraire avec une extreme activite. Toutes les situations etaient singulierement changees. Le pretendant, qualifie tour a tour de comte de Lille ou de Louis XVIII, avait quitte Verone, comme on a vu, pour passer a l'armee du Rhin. Il s'etait arrete un moment dans le camp du prince de Conde, ou un accident mit sa vie en peril. Etant a une fenetre, il recut un coup de fusil, et fut legerement effleure par la balle. Ce fait, dont l'auteur resta inconnu, ne pouvait manquer d'etre attribue au directoire, qui n'etait pas assez sot pour payer un crime profitable seulement au comte d'Artois. Le pretendant ne resta pas long-temps aupres du prince de Conde. Sa presence dans l'armee autrichienne ne convenait pas au cabinet de Vienne, qui n'avait pas voulu le reconnaitre, et qui sentait combien elle envenimerait encore la querelle avec la France, querelle deja trop couteuse et trop cruelle. On lui signifia l'ordre de partir, et, sur son refus, on fit marcher un detachement pour l'y contraindre. Il se retira alors a Blankembourg, ou il continua d'etre le centre de toutes les correspondances. Conde demeura avec son corps sur le Rhin. Le comte d'Artois, apres ses vains projets sur la Vendee, s'etait retire en Ecosse, d'ou il correspondait encore avec quelques intrigans, allant et venant de la Vendee en Angleterre. Lemaitre etant mort, ses associes avaient pris sa place et lui avaient succede dans la confiance du pretendant. C'etaient, comme on le sait deja, l'abbe Brottier, ancien precepteur, Laville-Heurnois, ci-devant maitre des requetes, un certain chevalier Despomelles, et un officier de marine nomme Duverne de Presle. L'ancien systeme de ces agens, places a Paris, etait de tout faire par les intrigues de la capitale, tandis que les Vendeens pretendaient tout faire par l'insurrection armee, et le prince de Conde tout par le moyen de Pichegru. La Vendee etant soumise, Pichegru etant condamne a la retraite, et une reaction menacante eclatant contre la revolution, les agens de Paris furent d'autant plus persuades que l'on devait tout attendre d'un mouvement spontane de l'interieur. S'emparer d'abord des elections, puis s'emparer par les elections des conseils, par les conseils du directoire et des places, leur semblait un moyen assure de retablir la royaute, avec les moyens meme que leur fournissait la republique. Mais pour cela il fallait mettre un terme a cette divergence d'idees qui avait toujours regne dans les projets de contre-revolution. Puisaye, reste secretement en Bretagne, y revait, comme autrefois, l'insurrection de cette province. M. de Frotte, en Normandie, tachait d'y preparer une Vendee, mais ni l'un ni l'autre ne voulaient s'entendre avec les agens de Paris. Le prince de Conde, dupe sur le Rhin dans son intrigue avec Pichegru, voulait toujours la conduire a part, sans y meler ni les Autrichiens, ni le pretendant, et c'est a regret qu'il les avait mis dans le secret. Pour mettre de l'ensemble dans ces projets incoherens, et surtout pour avoir de l'argent, les agens de Paris firent voyager l'un d'entre eux dans les provinces de l'Ouest, en Angleterre, en Ecosse, en Allemagne et en Suisse. Ce fut Duverne de Presle qui fut choisi. Ne pouvant pas reussir a priver Puisaye de son commandement, on essaya, par l'influence du comte d'Artois, de le rattacher au systeme de l'agence de Paris, et de l'obliger a s'entendre avec elle. On obtint des Anglais la chose la plus importante, quelque secours d'argent. On se fit donner par le pretendant des pouvoirs qui faisaient ressortir toutes les intrigues de l'agence de Paris. On vit le prince de Conde, qu'on ne rendit ni intelligent, ni maniable. On vit M. de Precy, qui etait toujours le promoteur secret des troubles de Lyon et du Midi; enfin on concerta un plan general qui n'avait d'ensemble et d'unite que sur le papier, et qui n'empechait pas que chacun agit a sa facon, d'apres ses interets et ses pretentions. Il fut convenu que la France entiere se partagerait en deux agences, l'une comprenant l'Est et le Midi, l'autre le Nord et l'Ouest. M. de Precy etait a la tete de la premiere, les agens de Paris dirigeaient la seconde. Ces deux agences devaient se concerter dans toutes leurs operations, et correspondre directement avec le pretendant qui leur donnait ses ordres. On imagina des associations secretes sur le plan de celles de Baboeuf. Elles etaient isolees entre elles, et ignoraient le nom des chefs, ce qui empechait qu'on ne saisit toute la conspiration en saisissant l'une des parties. Ces associations devaient etre adaptees a l'etat de la France. Comme on avait vu que la plus grande partie de la population, sans desirer le retour des Bourbons, voulait l'ordre, le repos, et imputait au directoire la continuation du systeme revolutionnaire, on forma une maconnerie dite des _Philantropes_, qui s'engageaient a user de leurs droits electoraux et a les exercer en faveur d'hommes opposes au directoire. Les philantropes ignoraient le but secret de ces menees, et on ne devait leur avouer qu'une seule intention, celle de renforcer l'opposition. Une autre association, plus secrete, plus concentree, moins nombreuse, et intitulee _des fideles_, devait se composer de ces hommes plus energiques et plus devoues, auxquels on pouvait reveler le secret de la faction. Les fideles devaient etre secretement armes, et prets a tous les coups de main. Ils devaient s'enroler dans la garde nationale, qui n'etait pas encore organisee, et, a la faveur de ce costume, executer plus surement les ordres qu'on leur donnerait. Leur mission obligee, independamment de tout plan d'insurrection, etait de veiller aux elections; et si on en venait aux mains, comme cela etait arrive en vendemiaire, de voler au secours du parti de l'opposition. Les fideles contribuaient en outre a cacher les emigres et les pretres, a faire de faux passeports, a persecuter les revolutionnaires et les acquereurs de biens nationaux. Ces associations etaient sous la direction de chefs militaires, qui correspondaient avec les deux agences principales, et recevaient leurs ordres. Tel etait le nouveau plan de la faction, plan chimerique que l'histoire dedaignerait de rapporter, s'il ne faisait connaitre les reves dont les partis se repaissent dans leurs defaites. Malgre ce pretendu ensemble, l'association du Midi n'aboutissait qu'a produire des compagnies anonymes, agissant sans direction et sans but, et ne suivant que l'inspiration de la vengeance et du pillage. Puisaye, Frotte, Rochecot, dans la Bretagne et la Normandie, travaillaient a part a refaire une Vendee, et desavouaient la contre-revolution mixte des agens de Paris. Puisaye fit meme un manifeste pour declarer que jamais la Bretagne ne seconderait des projets qui ne tendraient pas a rendre par la force ouverte une royaute absolue et entiere a la famille de Bourbon. Le prince de Conde continuait de son cote a correspondre directement avec Pichegru, dont la conduite singuliere et bizarre ne s'explique que par l'embarras de sa position. Ce general, le seul connu dans l'histoire pour s'etre fait battre volontairement, avait lui-meme demande sa demission. Cette conduite devra paraitre etonnante, car c'etait se priver de tout moyen d'influence, et par consequent se mettre dans l'impossibilite d'accomplir ses pretendus desseins. Cependant on la comprendra en examinant la position de Pichegru: il ne pouvait pas rester general sans mettre enfin a execution les projets qu'il annoncait, et pour lesquels il avait recu des sommes considerables. Pichegru avait devant lui trois exemples, tous trois fort differents, celui de Bouille, de Lafayette et de Dumouriez, qui lui prouvaient qu'entrainer une armee etait chose impossible. Il voulait donc se mettre dans l'impuissance de rien tenter, et c'est la ce qui explique la demande de sa demission, que le directoire, ignorant encore tout a fait sa trahison, ne lui accorda d'abord qu'a regret. Le prince de Conde et ses agens furent fort surpris de la conduite de Pichegru, et crurent qu'il leur avait escroque leur argent, et qu'au fond il n'avait jamais voulu les servir. Mais a peine destitue, Pichegru retourna sur les bords du Rhin, sous pretexte de vendre ses equipages, et passa ensuite dans le Jura, qui etait son pays natal. De la il continua a correspondre avec les agens du prince, et leur presenta sa demission comme une combinaison tres-profonde. Il allait, disait-il, etre considere comme une victime du directoire, il allait se lier avec tous les royalistes de l'interieur et se faire un parti immense; son armee, qui passait sous les ordres de Moreau, le regrettait vivement, et, au premier revers qu'elle essuyerait, elle ne manquerait pas de reclamer son ancien general, et de se revolter pour qu'on le lui rendit. Il devait profiter de ce moment pour lever le masque, accourir a son armee, se donner la dictature, et proclamer la royaute. Ce plan ridicule, eut-il ete sincere, aurait ete dejoue par les succes de Moreau, qui, meme pendant sa fameuse retraite, n'avait cesse d'etre victorieux. Le prince de Conde, les generaux autrichiens qu'il avait ete oblige de mettre dans la confidence, le ministre anglais en Suisse, Wickam, commencaient a croire que Pichegru les avait trompes. Ils ne voulaient plus continuer cette correspondance; mais sur les instances des agens intermediaires, qui ne veulent jamais avoir fait une vaine tentative, la correspondance fut continuee, pour voir si on en tirerait quelque profit. Elle se faisait par Strasbourg, au moyen de quelques espions qui passaient le Rhin et se rendaient aupres du general autrichien Klinglin; et aussi par Bale, avec le ministre anglais Wickam. Pichegru resta dans le Jura sans accepter ni refuser l'ambassade de Suede, qu'on lui proposa, mais travaillant a se faire nommer depute, payant les agens du prince des plus miserables promesses du monde, et recevant toujours des sommes considerables. Il faisait esperer les plus grands resultats de sa nomination aux cinq-cents; il se targuait d'une influence qu'il n'avait pas; il pretendait donner au directoire des avis perfides, et l'induire a des determinations dangereuses; il s'attribuait la longue resistance de Kehl, qu'il disait avoir conseillee pour compromettre l'armee. On comptait peu sur ces pretendus services. M. le comte de Bellegarde ecrivait: "Nous sommes dans la situation du joueur qui veut regagner son argent, et qui s'expose a perdre encore pour recouvrer ce qu'il a perdu." Les generaux autrichiens continuaient cependant a correspondre, parce qu'a defaut de grands desseins, ils recueillaient au moins de precieux details sur l'etat et les mouvemens de l'armee francaise. Les infames agens de cette correspondance envoyaient au general Klinglin les etats et les plans qu'ils pouvaient se procurer. Pendant le siege de Kehl, ils n'avaient cesse d'indiquer eux-memes les points sur lesquels le feu ennemi pouvait se diriger avec le plus d'effet. Tel etait donc alors le role miserable de Pichegru. Avec un esprit mediocre, il etait fin et prudent, et avait assez de tact et d'experience pour croire tout projet de contre-revolution inexecutable dans le moment. Ses eternels delais, ses fables pour amuser la credulite des agens du prince, prouvent sa conviction a cet egard; et sa conduite dans des circonstances importantes le prouvera mieux encore. Il n'en recevait pas moins le prix des projets qu'il ne voulait pas executer, et avait l'art de se le faire offrir sans le demander. Du reste, c'etait la la conduite de tous les agens du royalisme. Ils mentaient avec impudence, s'attribuaient une influence qu'ils n'avaient pas, et pretendaient disposer des hommes les plus importans, sans leur avoir jamais adresse la parole. Brottier, Duverne de Presle et Laville-Heurnois se vantaient de disposer d'un grand nombre de deputes dans les deux conseils, et se promettaient d'en avoir bien plus encore apres de nouvelles elections. Il n'en etait rien cependant; ils ne communiquaient qu'avec le depute Lemerer et un nomme Mersan, qui avait ete exclu du corps legislatif, en vertu de la loi du 3 brumaire contre les parens d'emigres. Par Lemerer ils pretendaient avoir tous les deputes composant la reunion de Clichy. Ils jugeaient, d'apres les discours et la maniere de voter de ces deputes, qu'ils applaudiraient probablement a la restauration de la monarchie, et ils se croyaient autorises par la a offrir d'avance leur devouement et meme leur repentir au roi de Blankembourg. Ces miserables en imposaient a ce roi, et calomniaient les membres de la reunion de Clichy. Il y avait la des ambitieux qui etaient ennemis des conventionnels, parce que les conventionnels occupaient le gouvernement tout entier, des hommes exasperes contre la revolution, des dupes qui se laissaient conduire, mais tres-peu d'hommes assez hardis pour songer a la royaute, et assez capables pour travailler utilement a son retablissement. Ce n'en etait pas moins sur de tels fondemens que les agens du royalisme batissaient leurs projets et leurs promesses. C'est l'Angleterre qui fournissait a tous les frais de la contre-revolution presumee; elle envoyait de Londres en Bretagne les secours que demandait Puisaye. Le ministre anglais en Suisse, Wickam, etait charge de fournir des fonds aux deux agences de Lyon et de Paris, et d'en faire parvenir directement a Pichegru, qui etait, suivant la correspondance, _cave pour les grands cas_. Les agens de la contre-revolution avaient la pretention de prendre l'argent de l'Angleterre et de se moquer d'elle. Ils etaient convenus avec le pretendant de recevoir ses fonds, sans jamais suivre aucune de ses vues, sans jamais obeir a aucune de ses inspirations, dont il fallait, disait-on, se defier. L'Angleterre n'etait point leur dupe, et avait pour eux tout le mepris qu'ils meritaient. Wickam, Pitt, et tous les ministres anglais, ne comptaient pas du tout sur les oeuvres de ces messieurs, et n'en esperaient pas la contre-revolution. Il leur fallait des brouillons qui troublassent la France, qui repandissent l'inquietude par leurs projets, et qui, sans mettre le gouvernement dans un peril reel, lui causassent des craintes exagerees. Ils consacraient volontiers un million ou deux par an a cet objet. Ainsi les agens de contre-revolution se trompaient, en croyant tromper les Anglais. Avec toute leur bonne volonte de faire une escroquerie, ils n'y reussissaient pas; et l'Angleterre ne comptait pas sur de plus grands resultats que ceux qu'ils etaient capables de produire. Tels etaient alors les projets et les moyens de la faction royaliste. Le ministre de la police, Cochon, en connaissait une partie; il savait qu'il existait a Paris des correspondans de la cour de Blankembourg; car dans notre longue revolution, ou tant de complots se sont succede, il n'y a pas d'exemple d'une conspiration restee inconnue. Il suivait attentivement leur marche, les entourait d'espions, et attendait de leur part une tentative caracterisee, pour les saisir avec avantage. Ils lui en fournirent bientot l'occasion. Poursuivant leur beau projet de s'emparer des autorites, ils songerent a s'assurer d'abord des autorites militaires de Paris. Les principales forces de la capitale consistaient dans les grenadiers du corps legislatif, et dans le camp des Sablons. Les grenadiers du corps legislatif etaient une troupe d'elite de douze cents hommes, que la constitution avait places aupres des deux conseils, comme garde de surete et d'honneur. Leur commandant, l'adjudant-general Ramel, etait connu pour ses sentimens moderes, et aux yeux des imbeciles agens de Louis XVIII, c'etait une raison suffisante pour le croire royaliste. La force armee reunie aux Sablons s'elevait a peu pres a douze mille hommes. Le commandant de cette force armee etait le general Hatry, brave homme qu'on n'esperait pas gagner. On songea au chef d'escadron du 21e de dragons, le nomme Malo, qui avait charge si brusquement les jacobins lors de leur ridicule tentative sur le camp de Grenelle. On raisonna pour lui comme pour Ramel; et parce qu'il avait repousse les jacobins, on supposa qu'il accueillerait les royalistes. Brottier, Laville-Heurnois et Duverne de Presle les sonderent tous les deux, leur firent des propositions qui furent ecoutees, et denoncees sur-le-champ au ministre de la police. Celui-ci enjoignit a Ramel et Malo de continuer a ecouter les conspirateurs, pour connaitre tout leur plan. Ceux-ci les laisserent developper longuement leurs projets, leurs moyens, leurs esperances; et on s'ajourna a une prochaine entrevue, dans laquelle ils devaient exhiber les pouvoirs qu'ils tenaient de Louis XVIII. C'etait le moment choisi pour les arreter. Les entrevues avaient lieu chez le chef d'escadron Malo, dans l'appartement qu'il occupait a l'Ecole-Militaire. Des gendarmes et des temoins furent caches, de maniere a tout entendre, et a pouvoir se montrer a un signal donne. Le 11 pluviose (30 janvier), en effet, ces miserables dupes se rendirent chez Malo avec les pouvoirs de Louis XVIII, et developperent de nouveau leurs projets. Quand on les eut assez ecoutes, on feignit de les laisser partir, mais les agens apostes les saisirent, et les conduisirent chez le ministre de la police. Sur-le-champ on se rendit a leurs domiciles, et on s'empara en leur presence de tous leurs papiers. On y trouva des lettres qui prouvaient suffisamment la conspiration, et qui en revelaient en partie les details. On y vit, par exemple, que ces messieurs composaient de leur chef un gouvernement tout entier. Ils voulaient dans le premier moment, et en attendant le retour du roi de Blankembourg, laisser exister une partie des autorites actuelles. Ils voulaient nommement conserver Benezech a l'interieur, Cochon a la police; et si ce dernier, comme regicide, effarouchait les royalistes, ils projetaient de mettre a sa place M. Simeon ou M. Portalis. Ils voulaient encore placer aux finances M. Barbe-Marbois, _qui a_, disaient-ils, _des talens, de l'instruction_, et qui _passe pour honnete_. Ils n'avaient point consulte certainement ni Benezech, ni Cochon, ni MM. Portalis, Simeon et Barbe-Marbois, auxquels ils etaient totalement inconnus; mais ils avaient dispose d'eux, comme d'usage, a leur insu, et sur leurs opinions presumees. La decouverte de ce complot produisit une vive sensation, et prouva que la republique devait toujours etre en garde contre ses anciens ennemis. Il causa un veritable etonnement dans toute l'opposition, qui aboutissait au royalisme sans s'en douter, et qui n'etait nullement dans le secret. Cet etonnement prouvait combien ces miserables se vantaient, en annoncant a Blankembourg qu'ils disposaient d'un grand nombre de membres des deux conseils. Le directoire voulut sur-le-champ les livrer a une commission militaire. Ils declinerent cette competence, en soutenant qu'ils n'avaient point ete surpris les armes a la main, ni faisant une tentative de vive force. Plusieurs deputes, qui s'unissaient de sentiment a leur cause, les appuyerent dans les conseils; mais le directoire n'en persista pas moins a les traduire devant une commission militaire, comme ayant tente d'embaucher des militaires. Leur systeme de defense fut assez adroit. Ils avouerent leur qualite d'agens de Louis XVIII, mais ils soutinrent qu'ils n'avaient d'autre mission que celle de preparer l'opinion, et d'attendre d'elle seule, et non de la force, le retour aux idees monarchiques. Ils furent condamnes a mort, mais leur peine fut commuee en une detention, pour prix des revelations de Duverne de Presle[3]. Celui-ci fit au directoire une longue declaration, qui fut inseree au registre secret, et dans laquelle il devoila toutes les menees des royalistes. Le directoire, instruit de ces details, se garda de les publier, pour ne point apprendre aux conspirateurs qu'il connaissait leur plan tout entier. Duverne de Presle ne dit rien sur Pichegru, dont les intrigues, aboutissant directement au prince de Conde, etaient restees inconnues aux agens de Paris; mais il declara vaguement, d'apres des oui-dire, que l'on avait essaye de pratiquer des intelligences dans l'une des principales armees. [Note 3: 19 germinal (8 avril).] Cette arrestation de leurs principaux agens aurait pu dejouer les intrigues des royalistes, s'ils avaient eu un plan bien lie; mais chacun agissant de son cote a sa maniere, l'arrestation de Brottier, Laville-Heurnois et Duverne de Presle n'empecha point MM. Puisaye et de Frotte d'intriguer en Normandie et en Bretagne, M. de Precy a Lyon, et le prince de Conde dans l'armee du Rhin. On jugea peu de temps apres Baboeuf et ses complices; ils furent tous acquittes, excepte Baboeuf et Darthe qui subirent la peine de mort[4]. [Note 4: 6 prairial (25 mai).] L'affaire importante etait celle des elections. Par opposition au directoire ou par royalisme, une foule de gens s'agitaient pour les influencer. Dans le Jura, on travaillait a faire nommer Pichegru; a Lyon, M. Imbert-Colomes, l'un des agens de Louis XVIII dans le Midi. A Versailles, on faisait elire un M. de Vauvilliers, gravement compromis dans le complot decouvert. Partout enfin on preparait des choix hostiles au directoire. A Paris, les electeurs de la Seine s'etaient reunis pour concerter leurs nominations. Ils se proposaient d'adresser les demandes suivantes aux candidats: _As-tu acquis des biens nationaux? As-tu ete journaliste? As-tu ecrit, agi et fait quelque chose dans la revolution?_ On ne devait nommer aucun de ceux qui repondraient affirmativement sur ces questions. De pareils preparatifs annoncaient combien etait violente la reaction contre tous les hommes qui avaient pris part a la revolution. Cent journaux declamaient avec vehemence, et produisaient un veritable etourdissement sur les esprits. Le directoire n'avait, pour les reprimer, que la loi qui punissait de mort les ecrivains provoquant le retour a la royaute. Jamais des juges ne pouvaient consentir a appliquer une loi aussi cruelle. Il demanda pour la troisieme fois aux conseils, de nouvelles dispositions legislatives qui lui furent encore refusees. Il proposa aussi de faire preter aux electeurs le serment de haine a la royaute; une vive discussion s'engagea sur l'efficacite du serment, et on modifia la proposition, en changeant le serment en une simple declaration. Chaque electeur devait declarer qu'il etait egalement oppose a l'anarchie et a la royaute. Le directoire, sans se permettre aucun des moyens honteux, si souvent employes dans les gouvernemens representatifs pour influer sur les elections, se contenta de choisir pour commissaires aupres des assemblees, des hommes connus par leurs sentimens republicains, et de faire ecrire des circulaires par le ministre Cochon, dans lesquelles il recommandait aux electeurs les candidats de son choix. On se recria beaucoup contre ces circulaires, qui n'etaient qu'une exhortation insignifiante, et point du tout une injonction; car le nombre, l'independance des electeurs, surtout dans un gouvernement ou presque toutes les places etaient electives, les mettaient a l'abri de l'influence du directoire. Pendant qu'on travaillait ainsi aux elections, on s'occupait beaucoup du choix d'un nouveau directeur. La question etait de savoir lequel des cinq serait designe par le sort, conformement a la constitution, pour sortir du directoire: si c'etait Barras, Rewbell ou Larevelliere-Lepaux, l'opposition etait assuree, avec le secours du nouveau tiers, de nommer un directeur de son choix. Alors elle esperait avoir la majorite dans le gouvernement; en quoi elle se flattait beaucoup, car bientot ses folies n'auraient pas manque d'eloigner d'elle Carnot et Letourneur. Le club de Clichy discutait bruyamment le choix du nouveau directeur. On y proposait Cochon et Barthelemy. Cochon avait perdu un peu dans l'opinion des contre-revolutionnaires, depuis qu'il avait fait arreter Brottier et ses complices, surtout depuis ses circulaires aux electeurs. On preferait Barthelemy, notre ambassadeur en Suisse, que l'on croyait secretement lie avec les emigres et le prince de Conde. Les bruits les plus absurdes etaient repandus au milieu de cette agitation. On disait que le directoire voulait faire arreter les deputes nouvellement elus, et empecher leur reunion; on soutenait meme qu'il voulait les faire assassiner. Ses amis, de leur cote, disaient qu'on preparait son acte d'accusation a Clichy, et qu'on n'attendait que le nouveau tiers pour le presenter aux cinq-cents. Mais tandis que les partis s'agitaient, dans l'attente d'un evenement qui devait alterer les majorites et changer la direction du gouvernement de la republique, une campagne nouvelle se preparait, et tout annoncait qu'elle serait la derniere. Les puissances etaient a peu pres partagees comme l'annee precedente. La France, unie a l'Espagne et a la Hollande, avait a lutter avec l'Angleterre et l'Autriche. Les sentimens de la cour d'Espagne n'etaient pas et ne pouvaient pas etre favorables aux republicains francais; mais sa politique, dirigee par le prince de la Paix, etait entierement pour eux. Elle regardait leur alliance comme le moyen le plus sur d'etre protegee contre leurs principes, et pensait avec raison qu'ils ne voudraient pas la revolutionner, tant qu'ils trouveraient en elle un puissant auxiliaire maritime. D'ailleurs, elle avait une vieille haine contre l'Angleterre, et se flattait que l'union de toutes les marines du continent lui fournirait un moyen de venger ses injures. Le prince de la Paix, voyant son existence attachee a cette politique, et sentant qu'il perirait avec elle, employait a la faire triompher des sentimens de la famille royale, toute son influence sur la reine; il y reussissait parfaitement. Il resultait toutefois de cet etat de choses que les Francais etaient individuellement maltraites en Espagne, tandis que leur gouvernement y obtenait la plus grande deference a ses volontes. Malheureusement la legation francaise ne s'y conduisit ni avec les egards dus a une puissance amie, ni avec la fermete necessaire pour proteger les sujets francais. L'Espagne, en s'unissant a la France, avait perdu l'importante colonie de la Trinite. Elle esperait que si la France se delivrait cette annee de l'Autriche, et reportait toutes ses forces contre l'Angleterre, on ferait expier a celle-ci tous ses avantages. La reine se flattait surtout d'un agrandissement en Italie pour son gendre, le duc de Parme. Il etait question encore d'une entreprise contre le Portugal; et, dans ce vaste bouleversement des etats, la cour de Madrid n'etait pas sans quelque esperance de reunir toute la peninsule sous la meme domination. Quant a la Hollande, sa situation etait assez triste. Elle etait agitee par toutes les passions que provoque un changement de constitution. Les gens raisonnables, qui voulaient un gouvernement dans lequel on conciliat l'ancien systeme federatif avec l'unite necessaire pour donner de la force a la republique batave, avaient a combattre trois partis egalement dangereux. D'abord les orangistes, comprenant toutes les creatures du stathouder, les gens vivant d'emplois, et la populace; secondement les federalistes, comprenant toutes les familles riches et puissantes qui voulaient conserver l'ancien etat de choses, au stathouderat pres, qui blessait leur orgueil; enfin les democrates prononces, parti bruyant, audacieux, implacable, compose de tetes ardentes et d'aventuriers. Ces trois partis se combattaient avec acharnement et retardaient l'etablissement de la constitution du pays. Outre ces embarras, la Hollande craignait toujours une invasion de la Prusse, qui n'etait contenue que par les succes de la France. Elle voyait son commerce gene dans le Nord par les Anglais et les Russes; enfin elle perdit toutes ses colonies par la trahison de la plupart de ses commandans. Le cap de Bonne-Esperance, Trinquemale, les Moluques, etaient deja au pouvoir des Anglais. Les troupes francaises, campees en Hollande pour la couvrir contre la Prusse, observaient la plus louable et la plus severe discipline; mais les administrations et les chefs militaires ne s'y conduisaient ni avec menagement, ni avec probite. Le pays etait donc horriblement surcharge. On en pourrait conclure que la Hollande avait mal fait de se lier a la France, mais ce serait raisonner legerement. La Hollande, placee entre les deux masses belligerantes, ne pouvait pas echapper a l'influence des vainqueurs. Sous le stathouder, elle etait sujette de l'Angleterre et sacrifiee a ses interets, elle avait de plus l'esclavage interieur. En s'alliant a la France, elle courait les chances attachees a la nature de cette puissance, continentale plutot que maritime, et compromettait ses colonies; mais elle pouvait un jour, grace a l'union des trois marines du continent, recouvrer ce qu'elle avait perdu; elle pouvait esperer une constitution raisonnable sous la protection francaise. Tel est le sort des etats; s'ils sont forts, ils font eux-memes leurs revolutions, mais ils en subissent tous les desastres et se noient dans leur propre sang; s'ils sont faibles, ils voient leurs voisins venir les revolutionner a main armee, et subissent tous les inconvenients de la presence des armees etrangeres. Ils ne s'egorgent pas, mais ils paient les soldats qui viennent faire la police chez eux. Telle etait la destinee de la Hollande et sa situation par rapport a nous. Dans cet etat, elle n'avait pas ete fort utile au gouvernement francais. Sa marine et son armee se reorganisaient tres lentement; les rescriptions bataves, avec lesquelles avait ete payee l'indemnite de guerre de cent millions, s'etaient negociees presque pour rien, et les avantages de l'alliance etaient devenus presque nuls pour la France: aussi il s'en etait ensuivi de l'humeur entre les deux pays. Le directoire reprochait au gouvernement hollandais de ne pas tenir ses engagemens, et le gouvernement hollandais reprochait au directoire de le mettre dans l'impossibilite de les remplir. Malgre ces nuages, les deux puissances marchaient cependant au meme but. Une escadre et une armee d'embarquement se preparaient en Hollande, pour concourir aux projets du directoire. Quant a la Prusse, a une grande partie de l'Allemagne, au Danemark, a la Suede et a la Suisse, la France etait toujours avec ces etats dans les rapports d'une exacte neutralite. Des nuages s'etaient eleves entre la France et l'Amerique. Les Etats-Unis se conduisaient a notre egard avec autant d'injustice que d'ingratitude. Le vieux Washington s'etait laisse entrainer dans le parti de John Adams et des Anglais, qui voulaient ramener l'Amerique a l'etat aristocratique et monarchique. Les torts de quelques corsaires et la conduite des agens du comite de salut public leur servaient de pretexte; pretexte bien peu fonde, car les torts des Anglais envers la marine americaine etaient bien autrement graves; et la conduite de nos agents s'etait ressentie du temps et devait etre excusee. Les fauteurs du parti anglais repandaient que la France voulait se faire ceder par l'Espagne les Florides et la Louisiane; qu'au moyen de ces provinces et du Canada, elle entourerait les Etats-Unis, y semerait les principes democratiques, detacherait successivement tous les Etats de l'Union, dissoudrait ainsi la federation americaine, et composerait une vaste democratie entre le golfe du Mexique et les cinq lacs. Il n'en etait rien; mais ces mensonges servaient a echauffer les tetes et a faire des ennemis a la France. Un traite de commerce venait d'etre conclu par les Americains avec l'Angleterre; il renfermait des stipulations qui transportaient a cette puissance des avantages reserves autrefois a la France seule, et dus aux services qu'elle avait rendus a la cause americaine. L'avis d'une rupture avec les Etats-Unis avait des partisans dans le gouvernement francais. Monroe, qui etait ambassadeur a Paris, donnait a cet egard les plus sages avis au directoire. "La guerre avec la France, disait-il, forcera le gouvernement americain a se jeter dans les bras de l'Angleterre, et le livrera a son influence; l'aristocratie dominera aux Etats-Unis, et la liberte sera compromise. En souffrant patiemment, au contraire, les torts du president actuel, on le laissera sans excuse, on eclairera les Americains, et on decidera un choix contraire a la prochaine election. Tous les torts dont la France peut avoir a se plaindre seront alors repares." Cet avis sage et prevoyant l'avait emporte au directoire. Rewbell, Barras, Larevelliere le firent triompher contre l'avis du systematique Carnot, qui quoique dispose ordinairement pour la paix, voulait qu'on se fit donner la Louisiane, et qu'on y essayat une republique. Tels etaient les rapports de la France avec les puissances qui etaient ses alliees ou simplement ses amies. L'Angleterre et l'Autriche avaient fait, l'annee precedente, un traite de triple alliance avec la Russie; mais la grande et fourbe Catherine venait de mourir. Son successeur, Paul 1er, prince dont la raison etait peu solide, et s'eclairait par lueurs passageres, comme il arrive souvent dans sa famille, avait montre beaucoup d'egards aux emigres francais, et cependant peu d'empressement a executer les conditions du traite de triple alliance. Ce prince semblait etre frappe de la puissance colossale de la republique francaise, et on aurait dit qu'il comprenait le danger de la rendre plus redoutable en la combattant; du moins ses paroles a un Francais tres connu par ses lumieres et son esprit, le feraient croire. Sans rompre le traite, il avait fait valoir l'etat de ses armees et de son tresor, et avait conseille a l'Angleterre et a l'Autriche la voie des negociations. L'Angleterre avait essaye de decider le roi de Prusse a se jeter dans la coalition, mais n'y avait pas reussi. Ce prince sentait qu'il n'avait aucun interet a venir au secours de son plus redoutable ennemi, l'empereur. La France lui promettait une indemnite en Allemagne pour le stathouder, qui avait epouse sa soeur; il n'avait donc rien a desirer pour lui-meme. Il voulait seulement empecher que l'Autriche, battue et depouillee par la France, ne s'indemnisat de ses pertes en Allemagne; il aurait meme desire s'opposer a ce qu'elle recut des indemnites en Italie: aussi avait-il declare que jamais il ne consentirait a ce que l'Autriche recut la Baviere en echange des Pays-Bas, et il faisait en meme temps proposer son alliance a la republique de Venise, lui offrant de la garantir, dans le cas ou la France et l'Autriche voudraient s'accommoder a ses depens. Son but etait donc d'empecher que l'empereur ne trouvat des equivalens pour les pertes qu'il faisait en luttant contre la France. La Russie n'intervenant pas encore dans la lutte, et la Prusse persistant dans la neutralite, l'Angleterre et l'Autriche restaient seules en ligne. L'Angleterre etait dans une situation fort triste; elle ne redoutait plus, pour le moment du moins, une expedition en Irlande, mais sa banque etait menacee, plus serieusement que jamais; elle ne comptait pas du tout sur l'Autriche, qu'elle voyait hors d'haleine, et elle s'attendait a voir la France, apres avoir vaincu le continent, l'accabler elle-meme de ses forces reunies. L'Autriche, malgre l'occupation de Kehl et d'Huningue, sentait qu'elle s'etait perdue en s'opiniatrant contre deux tetes de pont, et en ne portant pas toutes ses forces en Italie. Les desastres de Rivoli et de la Favorite, la prise de Mantoue, la mettaient dans un peril imminent. Elle etait obligee de degarnir le Rhin, et de se reduire, sur cette frontiere, a une veritable inferiorite, pour porter ses forces et son prince Charles du cote de l'Italie. Mais pendant l'intervalle que ses troupes mettraient a faire le trajet du Haut-Rhin a la Piave et a l'Izonzo, elle etait exposee sans defense aux coups d'un adversaire qui savait saisir admirablement les avantages du temps. Toutes ces craintes etaient fondees; la France lui preparait, en effet, des coups terribles que la campagne que nous allons voir s'ouvrir ne tarda pas a realiser. CHAPITRE VIII. ETAT DE NOS ARMEES A L'OUVERTURE DE LA CAMPAGNE DE 1797--MARCHE DE BONAPARTE CONTRE LES ETATS ROMAINS.--TRAITE DE TOLENTINO AVEC LE PAPE.--NOUVELLE CAMPAGNE CONTRE LES AUTRICHIENS.--PASSAGE DU TAGLIAMENTO. COMBAT DE TARWIS.--REVOLUTION DANS LES VILLES DE BERGAME, BRESCIA ET AUTRES VILLES DES ETATS DE VENISE.--PASSAGE DES ALPES JULIENNES PAR BONAPARTE. MARCHE SUR VIENNE. PRELIMINAIRES DE PAIX AVEC L'AUTRICHE SIGNES A LEOBEN.--PASSAGE DU RHIN A NEUWIED ET A DIRSHEIM.--PERFIDIE DES VENITIENS, MASSACRE DE VERONE. CHUTE DE LA REPUBLIQUE DE VENISE. L'armee de Sambre-et-Meuse, renforcee d'une grande partie de l'armee de l'Ocean, avait ete portee a quatre-vingt mille hommes. Hoche, qui en etait devenu general, s'etait arrete peu de temps a Paris, a son retour de l'expedition d'Irlande, et s'etait hate de se rendre a son quartier-general. Il avait employe l'hiver a organiser ses troupes et a les pourvoir de ce qui leur etait necessaire. Tirant de la Hollande et des provinces d'entre Meuse et Rhin, qu'on traitait en pays conquis, des ressources assez grandes, il avait mis ses soldats a l'abri des besoins qui affligeaient l'armee du Rhin. Imaginant une autre repartition des differentes armes, il avait perfectionne son ensemble, et lui avait donne la plus belle organisation. Il brulait de marcher a la tete de ses quatre-vingt mille hommes, et ne voyait aucun obstacle qui put l'empecher de s'avancer jusqu'au coeur de l'Allemagne. Jaloux de signaler ses vues politiques, il voulait imiter l'exemple du general d'Italie et creer a son tour une republique. Les provinces d'entre Meuse et Rhin, qui n'avaient point ete, comme la Belgique, declarees territoire constitutionnel, etaient provisoirement sous l'autorite militaire. Si, a la paix avec l'empire, on les refusait a la France, pour ne pas lui donner la ligne du Rhin, on pouvait du moins consentir a ce qu'elles fussent constituees en une republique independante, alliee et amie de la notre. Cette republique, sous le nom de republique cisrhenane, aurait pu etre indissolublement attachee a la France, et lui etre aussi utile qu'une de ses provinces. Hoche profitait du moment pour lui donner une organisation provisoire, et la preparer a l'etat republicain. Il avait forme a Bonn une commission, chargee de la double tache de l'organiser et d'en tirer les ressources necessaires a nos troupes. L'armee du Haut-Rhin, sous Moreau, etait loin de se trouver dans un etat aussi satisfaisant. Elle ne laissait rien a desirer quant a la valeur et a la discipline des soldats, mais elle manquait du necessaire, et le defaut d'argent, ne permettant pas meme l'acquisition d'un equipage de pont, retardait son entree en campagne. Moreau faisait de vives instances pour obtenir quelques centaines de mille francs, que la tresorerie etait dans l'impossibilite de lui fournir. Il s'etait adresse, pour les obtenir, au general Bonaparte; mais il fallait attendre que celui-ci eut acheve son excursion dans les etats du pape. Cette circonstance devait retarder les operations sur le Rhin. Les plus grands coups et les plus prompts allaient se porter en Italie. Bonaparte, pret a detruire a Rivoli la derniere armee autrichienne, avait annonce qu'il ferait ensuite une excursion de quelques jours dans les etats du pape, pour le soumettre a la republique, et y prendre l'argent necessaire aux besoins de l'armee; il avait ajoute que si on lui envoyait un renfort de trente mille hommes, il franchirait les Alpes Juliennes, et marcherait hardiment sur Vienne. Ce plan, si vaste, etait chimerique l'annee precedente, mais aujourd'hui il etait devenu possible. La politique seule du directoire aurait pu y mettre obstacle; il aurait pu ne pas vouloir remettre toutes les operations de la guerre dans les mains de ce jeune homme si absolu dans ses volontes. Cependant, le bienveillant Larevelliere insista fortement pour qu'on lui fournit le moyen d'executer un projet si beau, et qui terminait la guerre si vite. Il fut decide que trente mille hommes lui seraient envoyes du Rhin. La division Bernadotte fut tiree de l'armee de Sambre-et-Meuse; la division Delmas de celle du Haut-Rhin, pour etre acheminees toutes deux a travers les Alpes au milieu de l'hiver. Moreau fit les plus grands efforts pour mettre la division Delmas en etat de representer convenablement l'armee du Rhin en Italie; il choisit ses meilleures troupes, et epuisa ses magasins pour les equiper. On ne pouvait etre mu par un sentiment plus honorable et plus delicat. Ces deux divisions formant vingt et quelques mille hommes, passerent les Alpes en janvier, dans un moment ou personne ne se doutait de leur marche. Sur le point de franchir les Alpes, une tempete les arreta. Les guides conseillaient de faire halte; on sonna la charge, et on brava la tempete, tambour battant, enseignes deployees. Deja ces deux divisions descendaient dans le Piemont, qu'on ignorait encore leur depart du Rhin. Bonaparte avait a peine signe la capitulation de Mantoue, qu'il etait parti sans attendre que le marechal Wurmser eut defile devant lui, et s'etait rendu a Bologne pour aller faire la loi au pape. Le directoire aurait desire qu'il detruisit enfin la puissance temporelle du Saint-Siege; mais il ne lui en faisait pas une obligation, et le laissait libre d'agir d'apres les circonstances et sa volonte. Bonaparte ne songeait point du tout a s'engager dans une pareille entreprise. Tandis que tout se preparait dans la Haute-Italie pour une marche au-dela des Alpes Juliennes, il voulait arracher encore une ou deux provinces au pape, et le soumettre a une contribution qui suffit aux frais de la nouvelle campagne. Aspirer a faire davantage, c'etait compromettre le plan general contre l'Autriche. Il fallait meme que Bonaparte se hatat beaucoup, pour etre en mesure de revenir promptement vers la Haute-Italie; il fallait surtout qu'il se conduisit de maniere a s'eviter une guerre de religion, et qu'il imposat a la cour de Naples, laquelle avait signe la paix, mais ne se regardait nullement comme liee par son traite. Cette puissance avait envie d'intervenir dans la querelle, soit pour s'emparer d'une partie des depouilles du pape, soit pour empecher qu'on n'etablit une republique a Rome, et qu'on ne placat ainsi la revolution a ses portes. Bonaparte reunit a Bologne la division Victor, les nouvelles troupes italiennes levees en Lombardie et dans la Cispadane, et s'achemina a leur tete, pour executer lui-meme une entreprise qui, pour etre conduite a bien, exigeait tout ce qu'il avait de tact et de promptitude. Le pape etait dans la plus cruelle anxiete; l'empereur ne lui avait promis son alliance qu'aux plus dures conditions, c'est-a-dire au prix de Ferrare et de Commachio; mais cette alliance meme ne pouvait plus etre efficace, depuis que l'armee d'Alvinzy n'existait plus. Le Saint-Siege s'etait donc compromis inutilement. La correspondance du cardinal Busca, secretaire d'etat, et ennemi jure de la France, avait ete interceptee. Les projets contre l'armee francaise, qu'on avait voulu prendre par derriere, etaient devoiles; il ne restait plus aucune excuse pour invoquer la clemence du vainqueur, dont on refusait depuis un an d'ecouter les propositions. Lorsque le ministre Cacault publia le manifeste du general francais et qu'il demanda a se retirer, on n'osa pas le retenir par un reste d'orgueil, mais on fut dans une cruelle inquietude. Bientot on n'ecouta plus que les conseils du desespoir. Le general autrichien Colli, arrive a Rome avec quelques officiers, fut mis a la tete des troupes papales; on fit des predications fanatiques dans toutes les provinces romaines; on promit le ciel a tous ceux qui se devoueraient pour le Saint-Siege, et on tacha d'exciter une Vendee autour de Bonaparte. Des prieres instantes furent adressees a la cour de Naples, pour reveiller tout ce qu'elle avait d'ambition et de zele religieux. Bonaparte s'avanca rapidement pour ne pas donner a l'incendie le temps de se propager. Le 16 pluviose an V (4 fevrier), il marcha sur le Senio. L'armee papale s'y etait retranchee; elle se composait de sept a huit mille hommes de troupes regulieres, et de grand nombre de paysans armes a la hate et precedes de leurs moines. Cette armee presentait l'aspect le plus burlesque. Un parlementaire vint declarer que si l'armee de Bonaparte persistait a s'avancer, on tirerait sur elle. Elle s'avanca neanmoins vers le pont du Senio qui etait assez bien retranche. Lannes remonta son cours avec quelques cents hommes, le passa a gue, et vint se ranger en bataille sur les derrieres de l'armee papale. Alors le general Lahoz, avec les troupes lombardes, marcha sur le pont, et l'eut bientot enleve. Les nouvelles troupes italiennes supporterent bien le feu, qui fut un instant assez vif. On fit quatre a cinq cents prisonniers, et on sabra quelques paysans. L'armee papale se retira en desordre. On la poursuivit sur Faenza; on enfonca les portes de la ville, et on y entra au bruit du tocsin et aux cris d'un peuple furieux. Les soldats en demandaient le pillage; Bonaparte le leur refusa. Il assembla les prisonniers faits dans la journee aux bords du Senio, et leur parla en italien. Ces malheureux s'imaginaient qu'on allait les egorger. Bonaparte les rassura, et leur annonca, a leur grand etonnement, qu'il les laissait libres, a condition qu'ils iraient eclairer leurs compatriotes sur les intentions des Francais, qui ne venaient detruire ni la religion ni le Saint-Siege, mais qui voulaient ecarter seulement les mauvais conseillers dont le pape etait entoure. Il leur fit ensuite donner a manger et les renvoya. Bonaparte s'avanca rapidement de Faenza a Forli, Cesene, Rimini, Pesaro et Sinigaglia. Colli, auquel il ne restait plus que trois mille hommes de troupes regulieres, les retrancha en avant d'Ancone dans une bonne position. Bonaparte les fit envelopper, et enlever en grande partie. Il leur donna encore la liberte aux memes conditions. Colli se retira avec ses officiers a Rome. Il ne restait plus qu'a marcher sur cette capitale. Bonaparte se dirigea immediatement sur Lorette, dont le tresor etait evacue et ou l'on trouva a peine un million. La vierge en vieux bois fut envoyee a Paris, comme objet de curiosite. De Lorette, il quitta les bords de la mer, et marcha par Macerata sur l'Apennin, pour le traverser et deboucher sur Rome, si cela devenait necessaire. Il arriva a Tolentino le 25 pluviose (13 fevrier), et s'y arreta pour attendre l'effet que produiraient sa marche rapide et le renvoi des prisonniers. Il avait mande le general des Camaldules, religieux en qui Pie VI avait une grande confiance, et l'avait charge d'aller porter a Rome des paroles de paix. Bonaparte souhaitait avant tout que le pape se soumit et acceptat les conditions qu'il voulait lui faire subir. Il ne voulait pas perdre du temps a faire a Rome une revolution, qui pourrait le retenir plus qu'il ne lui convenait, qui provoquerait peut-etre la cour de Naples a prendre les armes, et qui, enfin, en renversant le gouvernement etabli, ruinerait pour le moment les finances romaines, et empecherait de tirer du pays les 20 ou 30 millions dont on avait besoin. Il pensait que le Saint-Siege, prive de ses plus belles provinces au profit de la Cispadane, et expose au voisinage de la nouvelle republique, serait bientot atteint par la contagion revolutionnaire, et succomberait sous peu de temps. Cette politique etait habile, et l'avenir en prouva la justesse. Il attendit donc a Tolentino les effets de la clemence et de la peur. Les prisonniers renvoyes etaient alles, en effet, dans toutes les parties de l'etat romain, et surtout a Rome, repandre les bruits les plus favorables a l'armee francaise, et calmer les ressentimens excites contre elle. Le general des Camaldules arriva au Vatican, au moment ou le pape allait monter en voiture pour quitter Rome. Ce prince, rassure par ce que lui dit ce religieux, renonca a quitter sa capitale, congedia le secretaire d'etat Busca, et depecha a Tolentino, pour traiter avec le general francais, le cardinal Mattei, le prelat Galeppi, le marquis Massimi, et son neveu le duc de Braschi. Ils avaient plein pouvoir de traiter, pourvu que le general n'exigeat aucun sacrifice relatif a la foi. Le traite devenait des lors tres facile, car sur les articles de foi, le general francais n'etait nullement exigeant. Le traite fut arrete en quelques jours, et signe a Tolentino le 1er ventose (19 fevrier). Voici quelles en etaient les conditions. Le pape revoquait tout traite d'alliance contre la France, reconnaissait la republique, et se declarait en paix et en bonne intelligence avec elle. Il lui cedait tous ses droits sur le Comtat Venaissin, il abandonnait definitivement a la republique cispadane les legations de Bologne et de Ferrare, et en outre la belle province de la Romagne. La ville et l'importante citadelle d'Ancone restaient au pouvoir de la France jusqu'a la paix generale. Les deux provinces du duche d'Urbin et de Macerata, que l'armee francaise avait envahies, etaient restituees au pape, moyennant la somme de 15 millions. Pareille somme devait etre payee conformement a l'armistice de Bologne, non encore execute. Ces 30 millions etaient payables deux tiers en argent et un tiers en diamants, ou pierres precieuses. Le pape devait fournir en outre huit cents chevaux de cavalerie, huit cents chevaux de trait, des buffles, et autres produits du territoire de l'Eglise. Il devait desavouer l'assassinat de Basseville, et faire payer 300,000 francs, tant a ses heritiers qu'a ceux qui avaient souffert par suite du meme evenement. Tous les objets d'art et manuscrits, cedes a la France par l'armistice de Bologne, devaient etre sur-le-champ diriges sur Paris. Tel fut le traite de Tolentino, qui valait a la republique cispadane, outre les legations de Bologne et de Ferrare, la belle province de la Romagne, et qui procurait a l'armee un subside de 30 millions, plus que suffisant pour la campagne qu'on allait faire. Quinze jours avaient suffi a cette expedition. Pendant qu'on negociait ce traite, Bonaparte sut imposer a la cour de Naples, et se debarrasser d'elle. Avant de quitter Tolentino, il fit un acte assez remarquable, et qui deja prouvait sa politique personnelle. L'Italie et particulierement les etats du pape regorgeaient de pretres francais bannis. Ces malheureux, retires dans les couvens, n'y etaient pas toujours recus avec beaucoup de charite. Les arretes du directoire leur interdisaient les pays occupes par nos armees, et les moines italiens n'etaient pas faches d'en etre delivres par l'approche de nos troupes. Ces infortunes etaient reduits au desespoir. Eloignes depuis long-temps de leur patrie, exposes a tous les dedains de l'etranger, ils pleuraient en voyant nos soldats; ils en reconnurent meme quelques-uns dont ils avaient ete cures dans les villages de France. Bonaparte etait facile a emouvoir; d'ailleurs il tenait a se montrer exempt de toute espece de prejuges revolutionnaires ou religieux: il ordonna par un arrete a tous les couvens du Saint-Siege de recevoir les pretres francais, de les nourrir, et de leur donner une paie. Il ameliora ainsi leur etat, loin de les mettre en fuite. Il ecrivit au directoire les motifs qu'il avait eus en commettant cette infraction a ses arretes. "En faisant, dit-il, des battues continuelles de ces malheureux, on les oblige a rentrer chez eux. Il vaut mieux qu'ils soient en Italie qu'en France; ils nous y seront utiles. Ils sont moins fanatiques que les pretres italiens, ils eclaireront le peuple qu'on excite contre nous. D'ailleurs, ajoutait-il, ils pleurent en nous voyant; comment n'avoir pas pitie de leur infortune?" Le directoire approuva sa conduite. Cet acte et sa lettre publies produisirent une sensation tres grande. Il revint sur-le-champ vers l'Adige, pour executer la marche militaire la plus hardie dont l'histoire fasse mention. Apres avoir franchi une fois les Alpes pour entrer en Italie, il allait les franchir une seconde fois, pour se jeter au-dela de la Drave et de la Muer, dans la vallee du Danube, et s'avancer sur Vienne. Jamais armee francaise n'avait paru en vue de cette capitale. Pour executer ce vaste plan, il fallait braver bien des perils. Il laissait toute l'Italie sur ses derrieres, l'Italie saisie de terreur et d'admiration, mais imbue toujours de l'idee que les Francais ne pouvaient la posseder longtemps. La derniere campagne de Rivoli et la prise de Mantoue avaient paru terminer ces doutes; mais une marche en Allemagne allait les reveiller tous. Les gouvernemens de Genes, de Toscane, de Naples, Rome, Turin, Venise, indignes de voir le foyer de la revolution place a leurs cotes, dans la Cispadane et la Lombardie, pouvaient saisir le premier revers pour se soulever. Dans l'incertitude du resultat, les patriotes italiens s'observaient, pour ne pas se compromettre. L'armee de Bonaparte etait de beaucoup inferieure a ce qu'elle aurait du etre pour parer a tous les dangers de son plan. Les divisions Delmas et Bernadotte, arrivees du Rhin, ne comptaient pas au-dela de vingt mille hommes, l'ancienne armee d'Italie en comptait au dela de quarante, ce qui, avec les troupes lombardes, pouvait faire environ soixante et dix mille. Mais il fallait laisser vingt mille hommes au moins en Italie, garder le Tyrol avec quinze ou dix-huit mille, et il n'en restait que trente environ pour marcher sur Vienne; temerite sans exemple. Bonaparte, pour parer a ces difficultes, tacha de negocier avec le Piemont une alliance offensive et defensive, a laquelle il aspirait depuis long-temps. Cette alliance devait lui valoir dix mille hommes de bonnes troupes. Le roi, qui d'abord ne s'etait pas contente de la garantie de ses etats pour prix des services qu'il allait rendre, s'en contenta, maintenant qu'il voyait la revolution gagner toutes les tetes. Il signa le traite, qui fut envoye a Paris. Mais ce traite contrariait les vues du gouvernement francais. Le directoire, approuvant la politique de Bonaparte en Italie, qui consistait a attendre la chute tres-prochaine des gouvernemens, et a ne point la provoquer, pour n'avoir ni la peine ni la responsabilite des revolutions, le directoire ne voulait ni attaquer ni garantir aucun prince. La ratification du traite etait donc fort douteuse, et d'ailleurs elle exigeait quinze ou vingt jours. Il fallait ensuite que le contingent sarde se mit en mouvement, et alors Bonaparte devait deja se trouver au-dela des Alpes. Bonaparte aurait voulu surtout conclure un pareil traite d'alliance avec Venise. Le gouvernement de cette republique faisait des armemens considerables, dont le but ne pouvait etre douteux. Les lagunes etaient remplies de regimens esclavons. Le podestat de Bergame, Ottolini, instrument aveugle des inquisiteurs d'etat, avait repandu de l'argent et des armes parmi les montagnards du Bergamasque, et les tenait prets pour une bonne occasion. Ce gouvernement, aussi faible que perfide, ne voulait cependant pas se compromettre, et persistait dans sa pretendue neutralite. Il avait refuse l'alliance de l'Autriche et de la Prusse, mais il etait en armes; et si les Francais, entrant en Autriche, essuyaient des revers, alors il etait decide a se prononcer, en les egorgeant pendant leur retraite. Bonaparte, qui etait aussi ruse que l'aristocratie venitienne, sentait ce danger, et tenait a son alliance plutot pour se garantir de ses mauvais desseins que pour avoir ses secours. En passant l'Adige, il voulut voir le procurateur Pezaro, celui qu'il avait tant effraye l'annee precedente a Peschiera; il lui fit les ouvertures les plus franches et les plus amicales. Toute la terre-ferme, lui dit-il, etait imbue des idees revolutionnaires; il suffisait d'un seul mot des Francais pour insurger toutes les provinces contre Venise, mais les Francais, si Venise s'alliait a eux, se garderaient de pousser a la revolte; ils tacheraient de calmer les esprits; ils garantiraient la republique contre l'ambition de l'Autriche, et, sans lui demander le sacrifice de sa constitution, ils se contenteraient de lui conseiller, dans son propre interet, quelques modifications indispensables. Rien n'etait plus sage ni plus sincere que ces avis. Il n'est point vrai qu'a l'instant ou ils etaient donnes, le directoire et Bonaparte songeassent a livrer Venise a l'Autriche. Le directoire n'avait aucune idee a cet egard; en attendant les evenemens, s'il songeait a quelque chose, c'etait plutot a affranchir l'Italie, qu'a en ceder une partie a l'Autriche. Quant a Bonaparte, il voulait sincerement se faire un allie, et si Venise l'eut ecoute, si elle se fut rattachee a lui, et qu'elle eut modifie sa constitution, elle aurait sauve son territoire et ses antiques lois. Pezaro ne repondit que d'une maniere evasive. Bonaparte voyant qu'il n'y avait rien a esperer, songea a prendre ses precautions, et a pourvoir a tout ce qui lui manquait, par son moyen ordinaire, la rapidite et la vivacite des coups. Il avait soixante et quelques mille hommes de troupes, telles que l'Europe n'en avait jamais vu. Il voulait en laisser dix mille en Italie, qui, reunis aux bataillons lombards et cispadans, formeraient une masse de quinze ou dix-huit mille hommes, capables d'imposer aux Venitiens. Il lui restait cinquante et quelques mille combattans, dont il allait disposer de la maniere suivante. Trois routes conduisaient a travers les Alpes Rhetiennes, Noriques et Juliennes a Vienne: la premiere a gauche, traversant le Tyrol au col du Brenner; la seconde au centre, traversant la Carinthie au col de Tarwis; la troisieme a droite, passant le Tagliamento et l'Izonzo, et conduisant en Carniole. L'archiduc Charles avait le gros de ses forces sur l'Izonzo, gardant la Carniole et couvrant Trieste. Deux corps, l'un a Feltre et Bellune, l'autre dans le Tyrol, occupaient les deux autres chaussees. Par la faute qu'avait commise l'Autriche de ne porter que fort tard ses forces en Italie, six belles divisions detachees du Rhin n'etaient point encore arrivees. Cette faute aurait pu etre reparee en partie, si l'archiduc Charles, placant son quartier-general dans le Tyrol, avait voulu operer sur notre gauche. Il aurait recu quinze jours plus tot les six divisions du Rhin; et certainement alors, Bonaparte, loin de filer sur la droite par la Carinthie ou la Carniole, aurait ete oblige de le combattre, et d'en finir avec lui avant de se hasarder au-dela des Alpes. Il l'aurait trouve alors avec ses plus belles troupes, et n'en aurait pas eu aussi bon marche. Mais l'archiduc avait ordre de couvrir Trieste, seul port maritime de la monarchie. Il s'etablit donc au debouche de la Carniole, et ne placa que des corps accessoires sur les chaussees de la Carinthie et du Tyrol. Deux des divisions, parties du Rhin, devaient venir renforcer le general Kerpen dans le Tyrol; les quatre autres devaient filer par derriere les Alpes, a travers la Carinthie et la Carniole, et rejoindre le quartier-general dans le Frioul. On etait en ventose (mars). Les Alpes etaient couvertes de neiges et de glace: comment imaginer que Bonaparte songeat a gravir dans ce moment la crete des Alpes? Bonaparte pensa qu'en se jetant sur l'archiduc, avant l'arrivee des principales forces du Rhin, il enleverait plus facilement les debouches des Alpes, les franchirait a sa suite, battrait successivement, comme il avait toujours fait, les Autrichiens isoles, et, s'il etait appuye par un mouvement des armees du Rhin, s'avancerait jusqu'a Vienne. En consequence, il renforca Joubert, qui depuis Rivoli avait merite toute sa confiance, des divisions Baraquai d'Hilliers et Delmas, et lui composa un corps de dix-huit mille hommes. Il le chargea de monter dans le Tyrol, de battre a outrance les generaux Laudon et Kerpen, de les rejeter au-dela du Brenner, de l'autre cote des Alpes, et ensuite de filer par la droite a travers le Putersthal, pour venir joindre la grande armee dans la Carinthie. Laudon et Kerpen pouvaient sans doute revenir dans le Tyrol, apres que Joubert aurait rejoint l'armee principale; mais il leur fallait du temps pour se remettre d'une defaite, pour se renforcer et regagner le Tyrol, et pendant ce temps Bonaparte serait aux portes de Vienne. Pour calmer les Tyroliens, il recommanda a Joubert de caresser les pretres, de dire du bien de l'empereur et du mal de ses ministres, de ne toucher qu'aux caisses imperiales, et de ne rien changer a l'administration du pays. Il chargea l'intrepide Massena, avec sa belle division forte de dix mille hommes, de marcher sur le corps qui etait au centre vers Feltre et Bellune, de courir aux gorges de la Ponteba qui precedent le grand col de Tarwis, de s'emparer des gorges et du col, et de s'assurer ainsi du debouche de la Carinthie. Il voulait de sa personne marcher avec trois divisions, fortes de vingt-cinq mille hommes, sur la Piave et le Tagliamento, pousser devant lui l'archiduc dans la Carniole, se rabattre ensuite vers la chaussee de la Carinthie, joindre Massena au col de Tarwis, franchir les Alpes a ce col, descendre dans la vallee de la Drave et de la Muer, recueillir Joubert, et marcher sur Vienne. Il comptait sur l'impetuosite et l'audace de ses attaques, et sur l'impression que laissaient ordinairement ses coups prompts et terribles. Avant de se mettre en marche, il donna au general Kilmaine le commandement de la Haute-Italie. La division Victor, echelonnee dans les etats du pape, en attendant le paiement des 30 millions, devait revenir sous peu de jours sur l'Adige, et y former avec les Lombards le corps d'observation. Une fermentation extraordinaire regnait dans les provinces venitiennes. Les paysans et les montagnards devoues aux pretres et a l'aristocratie, les villes agitees par l'esprit revolutionnaire, etaient pres d'en venir aux mains. Bonaparte commanda au general Kilmaine d'observer la plus exacte neutralite, et se mit en marche pour executer ses vastes projets. Il publia, suivant son usage, une proclamation energique et capable d'augmenter encore l'exaltation de ses soldats, si elle avait pu l'etre. Le 20 ventose an V (10 mars 1797), par un froid rigoureux et plusieurs pieds de neige sur les montagnes, il mit toute sa ligne en mouvement. Massena commenca son operation sur le corps du centre, le poussa sur Feltre, Bellune, Cadore, lui fit un millier de prisonniers, au nombre desquels etait encore le general Lusignan, se rabattit sur Spilimbergo, et s'engagea dans les gorges de Ponteba, qui precedent le col de Tarwis. Bonaparte s'avanca avec trois divisions sur la Piave: la division Serrurier qui s'etait illustree devant Mantoue, la division Augereau, actuellement confiee au general Guyeux, en l'absence d'Augereau qui etait alle porter des drapeaux a Paris, et la division Bernadotte arrivee du Rhin. Cette derniere contrastait, par sa simplicite et sa tenue severe, avec la vieille armee d'Italie, enrichie dans les belles plaines qu'elle avait conquises, et composee de meridionaux braves, fougueux et intemperans. Les soldats d'Italie, fiers de leurs victoires, se moquaient des soldats venus du Rhin, et les appelaient _le contingent_, par allusion aux contingens des cercles, qui dans les armees de l'empereur faisaient mollement leur devoir. Les soldats du Rhin, vieillis sous les armes, etaient impatiens de prouver leur valeur a leurs rivaux de gloire. Deja quelques coups de sabre avaient ete echanges a cause de ces railleries, et on etait impatient de faire ses preuves devant l'ennemi. Le 23 (13 mars), les trois divisions passerent la Piave sans accident, et faillirent seulement perdre un homme, qui allait se noyer, lorsqu'une cantiniere le sauva en se jetant a la nage. Bonaparte donna a cette femme un collier d'or. Les avant-gardes ennemies se replierent, et vinrent chercher un refuge derriere le Tagliamento. Toutes les troupes du prince Charles repandues dans le Frioul y etaient reunies pour en disputer le passage. Les deux jeunes adversaires allaient se trouver en presence. L'un, en sauvant l'Allemagne par une pensee heureuse, s'etait acquis l'annee precedente une grande reputation. Il etait brave, point engage dans les routines allemandes, mais fort incertain du succes, et tres alarme pour sa gloire. L'autre avait etonne l'Europe par la fecondite et l'audace de ses combinaisons, il ne craignait rien au monde. Modeste jusqu'a Lodi, il ne croyait maintenant aucun genie egal au sien, et aucun soldat egal au soldat francais. Le 26 ventose (16 mars) au matin, Bonaparte dirigea ses trois divisions par Valvasone, sur les bords du Tagliamento. Ce fleuve, dont le lit est mal trace, roule des Alpes sur des graviers, et se divise en une multitude de bras, tous gueables. L'armee autrichienne etait deployee sur l'autre rive, couvrant les greves du fleuve de ses boulets, et tenant sa belle cavalerie deployee sur ses ailes, pour en profiter sur ces plaines si favorables aux evolutions. Bonaparte laissa la division Serrurier en reserve a Valvasone, et porta les deux divisions Guyeux et Bernadotte, la premiere a gauche, faisant face au village de Gradisca ou etait loge l'ennemi; la seconde a droite, en face de Godroipo. La canonnade commenca, et il y eut quelques escarmouches de cavalerie sur les graviers. Bonaparte, trouvant l'ennemi trop prepare, feignit de donner du repos a ses troupes, fit cesser le feu, et ordonna de commencer la soupe. L'ennemi trompe crut que les divisions ayant marche toute la nuit allaient faire une halte et prendre du repos. Mais a midi, Bonaparte fait tout a coup reprendre les armes. La division Guyeux se deploie a gauche, la division Bernadotte a droite. On forme les bataillons de grenadiers. En tete de chaque division, se place l'infanterie legere, prete a se disperser en tirailleurs, puis les grenadiers qui doivent charger, et les dragons qui doivent les appuyer. Les deux divisions sont deployees en arriere de ces deux avant-gardes. Chaque demi-brigade a son premier bataillon deploye en ligne, et les deux autres ployes en colonne serree sur les ailes du premier. La cavalerie est destinee a voltiger sur les ailes. L'armee s'avance ainsi vers les bords du fleuve, et marche au combat avec le meme ordre et la meme tranquillite que dans une parade. Le general Dammartin a gauche, le general Lespinasse a droite, font approcher leur artillerie. L'infanterie legere se disperse, et couvre les bords du Tagliamento d'une nuee de tirailleurs. Alors Bonaparte donne le signal. Les grenadiers des deux divisions entrent dans l'eau, appuyes par des escadrons de cavalerie, et s'avancent sur l'autre rive. "Soldats du Rhin, s'ecrie Bernadotte, l'armee d'Italie vous regarde!" Des deux cotes on s'elance avec la meme bravoure. On fond sur l'armee ennemie, et on la repousse de toutes parts. Cependant le prince Charles avait place un gros d'infanterie a Gradisca, vers notre gauche, et tenait sa cavalerie vers notre aile droite, pour nous deborder et nous charger a la faveur de la plaine. Le general Guyeux a la tete de sa division attaque Gradisca avec furie, et l'enleve. Bonaparte dispose sa reserve de cavalerie vers notre aile menacee, et la lance, sous les ordres du general Dugua et de l'adjudant-general Kellermann, sur la cavalerie autrichienne. Nos escadrons chargent avec adresse et impetuosite, font prisonnier le general de la cavalerie ennemie, et la mettent en deroute. Sur toute la ligne le Tagliamento est franchi, l'ennemi est en fuite. Nous avons quatre a cinq cents prisonniers; le terrain tout ouvert ne permettait pas d'en prendre davantage. Telle fut la journee du 29 ventose (16 mars), dite bataille du Tagliamento. Pendant qu'elle avait lieu, Massena, sur la chaussee du centre, attaquait Osopo, s'emparait des gorges de la Ponteba, et poussait sur Tarwis les debris des divisions Lusignan et Orkscay. L'archiduc Charles sentait que, pour garder la chaussee de la Carniole et couvrir Trieste, il allait perdre la chaussee de la Carinthie, qui etait la plus directe et la plus courte, et celle que Bonaparte voulait suivre pour marcher sur Vienne. La chaussee de la Carniole communique avec celle de la Carinthie et le col de Tarwis par une route transversale qui suit la vallee de l'Izonzo. L'archiduc Charles dirige la division Bayalitsch par cette communication sur le col de Tarwis, pour prevenir Massena, s'il est possible. Il se retire ensuite avec le reste de ses forces sur le Frioul, afin de disputer le passage du Bas-Izonzo. Bonaparte le suit et s'empare de Palma-Nova, place venitienne que l'archiduc avait occupee, et qui renfermait des magasins immenses. Il marche ensuite sur Gradisca, ville situee en avant de l'Izonzo. Il y arrive le 29 ventose (19 mars). La division Bernadotte s'avance vers Gradisca, qui etait faiblement retranchee, mais gardee par trois mille hommes. Pendant ce temps, Bonaparte dirige la division Serrurier un peu au-dessous de Gradisca, pour y passer l'Izonzo et couper la retraite a la garnison. Bernadotte, sans attendre le resultat de cette manoeuvre, somme la place de se rendre. Le commandant s'y refuse. Les soldats du Rhin demandent l'assaut, pour entrer dans la place avant les soldats d'Italie. Ils fondent sur les retranchemens, mais une grele de balles et de mitraille en abat plus de cinq cents. Heureusement la manoeuvre de Serrurier fait cesser le combat. Les trois mille hommes de Gradisca mettent bas les armes, et livrent des drapeaux et du canon. Pendant ce temps, Massena etait enfin arrive au col de Tarwis, et, apres un combat assez vif, s'etait empare de ce passage des Alpes. La division Bayalitsch, acheminee a travers les sources de l'Izonzo pour prevenir Massena a Tarwis, allait donc trouver l'issue fermee. L'archiduc Charles, prevoyant ce resultat, laisse le reste de son armee sur la route du Frioul et de la Carniole, avec ordre de venir le rejoindre derriere les Alpes a Klagenfurth; il vole ensuite de sa personne a Villach, ou arrivaient de nombreux detachements du Rhin, pour attaquer Tarwis, en chasser Massena, et rouvrir la route a la division Bayalitsch. Bonaparte de son cote laisse la division Bernadotte a la poursuite des corps qui se retiraient dans la Carniole, et avec les divisions Guyeux et Serrurier, se met a harceler par derriere la division Bayalitsch a travers la vallee d'Izonzo. Le prince Charles, apres avoir rallie derriere les Alpes les debris de Lusignan et d'Orkscay, qui avaient perdu le col de Tarwis, les renforce de six mille grenadiers, les plus beaux et les plus braves soldats de l'empereur, et reattaque le col de Tarwis, ou Massena avait a peine laisse un detachement. Il parvient a le recouvrer, et s'y etablit avec les corps de Lusignan, d'Orkscay et les six mille grenadiers. Massena reunit toute sa division pour l'emporter de nouveau. Les deux generaux sentaient tous deux l'importance de ce point. Tarwis enleve, l'armee francaise etait maitresse des Alpes, et prenait la division Bayalitsch tout entiere. Massena fond tete baissee avec sa brave infanterie, et, suivant son usage, paie de sa personne. Le prince Charles ne se prodigue pas moins que le general republicain, et s'expose plusieurs fois a etre pris par les tirailleurs francais. Le col de Tarwis est le plus eleve des Alpes Noriques, il domine l'Allemagne. On se battait au-dessus des nuages, au milieu de la neige et sur des plaines de glace. Des lignes entieres de cavalerie etaient renversees et brisees sur cet affreux champ de bataille. Enfin, apres avoir fait donner jusqu'a son dernier bataillon, l'archiduc Charles abandonne Tarwis a son opiniatre adversaire, et se voit oblige de sacrifier la division Bayalitsch. Massena, reste maitre de Tarwis, se rabat sur la division Bayalitsch qui arrivait, et l'attaque en tete, tandis qu'elle est pressee en queue par les divisions Guyeux et Serrurier reunies sous les ordres de Bonaparte. Cette division n'a d'autre ressource que de se rendre prisonniere. Une foule de soldats, natifs de la Carniole et de la Croatie, se sauvent a travers les montagnes en jetant bas leurs armes; mais il en reste cinq mille au pouvoir des Francais, avec tous les bagages, avec les administrations et les parcs de l'armee autrichienne, qui avaient suivi cette route. Ainsi Bonaparte etait arrive en quinze jours au sommet des Alpes, et sur le point ou il commandait il avait entierement realise son but. Dans le Tyrol, Joubert justifiait sa confiance en livrant des combats de geans. Les deux generaux Laudon et Kerpen occupaient les deux rives de l'Adige. Joubert les avait attaques et battus a Saint-Michel, leur avait tue deux mille hommes et pris trois mille. Les poursuivant sans relache sur Neumark et Tramin, et leur enlevant encore deux mille hommes, il avait rejete Laudon a la gauche de l'Adige, dans la vallee de la Meran, et Kerpen a droite, au pied du Brenner. Kerpen, renforce a Clausen de l'une des deux divisions venant du Rhin, s'etait fait battre encore. Il s'etait renforce de nouveau, a Mittenwald, de la seconde division du Rhin, avait ete battu une derniere fois, et s'etait retire enfin au-dela du Brenner. Joubert, apres avoir ainsi deblaye le Tyrol, avait fait un a droite, et il marchait a travers le Putersthal pour rejoindre son general en chef. On etait au 12 germinal (1er avril), et deja Bonaparte etait maitre du sommet des Alpes; il avait pres de vingt mille prisonniers; il allait reunir Joubert et Massena a son corps principal, et marcher avec cinquante mille hommes sur Vienne. Son adversaire rompu faisait effort pour rallier ses debris, et les reunir aux troupes qui arrivaient du Rhin. Tel etait le resultat de cette marche prompte et audacieuse. Mais tandis que Bonaparte obtenait ces resultats si rapides, tout ce qu'il avait prevu et apprehende sur ses derrieres se realisait. Les provinces venitiennes, travaillees par l'esprit revolutionnaire, s'etaient soulevees. Elles avaient ainsi fourni au gouvernement venitien un pretexte pour deployer des forces considerables, et pour se mettre en mesure d'accabler l'armee francaise, en cas de revers. Les provinces de la rive droite du Mincio etaient les plus atteints de l'esprit revolutionnaire, par l'effet du voisinage de la Lombardie. Dans les villes de Bergame, Brescia, Salo, Creme, se trouvaient une multitude de grandes familles, auxquelles le joug de la noblesse du Livre d'Or etait insupportable, et qui, appuyees par une bourgeoisie nombreuse, formaient des partis puissans. En suivant les conseils de Bonaparte, en ouvrant les pages du livre d'or, en apportant quelques modifications a l'ancienne constitution, le gouvernement de Venise aurait desarme le parti redoutable qui s'etait forme dans toutes les provinces de la terre-ferme; mais l'aveuglement ordinaire a toutes les aristocraties avait empeche cette transaction, et rendu une revolution inevitable. La part que prirent les Francais dans cette revolution est facile a determiner, malgre toutes les absurdites inventees par la haine et repetees par la sottise. L'armee d'Italie etait composee de revolutionnaires meridionaux, c'est-a-dire de revolutionnaires ardens. Dans tous leurs rapports avec les sujets venitiens, il n'etait pas possible qu'ils ne communiquassent leur esprit, et qu'ils n'excitassent la revolte contre la plus odieuse des aristocraties europeennes; mais cela etait inevitable, et il n'etait au pouvoir ni du gouvernement ni des generaux francais de l'empecher. Quant aux intentions du directoire et de Bonaparte, elles etaient claires. Le directoire souhaitait la chute naturelle de tous les gouvernemens italiens, mais il etait decide a n'y prendre aucune part active, et du reste il s'en reposait entierement sur Bonaparte de la conduite des operations politiques et militaires en Italie. Quant a Bonaparte lui-meme, il avait trop besoin d'union, de repos et d'amis sur ses derrieres pour vouloir revolutionner Venise. Une transaction entre les deux partis lui convenait bien davantage. Cette transaction et notre alliance etant refusees, il se proposait d'exiger a son retour ce qu'il n'avait pu obtenir par la voie de la douceur; mais pour le moment il ne voulait rien essayer; ses intentions a cet egard etaient positivement exprimees a son, gouvernement, et il avait donne au general Kilmaine l'ordre le plus formel de ne prendre aucune part aux evenemens politiques, et de maintenir le calme le plus qu'il pourrait. Les villes de Bergame et de Brescia, les plus agitees de la terre-ferme, etaient fort en communication avec Milan. Partout se formaient des comites revolutionnaires secrets pour correspondre avec les patriotes milanais. On leur demandait du secours pour secouer le joug de Venise. Les victoires des Francais ne laissaient plus aucun doute sur l'expulsion definitive des Autrichiens. Les patrons de l'aristocratie etaient donc vaincus; et quoique les Francais affectassent la neutralite, il etait clair qu'ils n'emploieraient pas leurs armes a faire rentrer sous le joug les peuples qui l'auraient secoue. Tous ceux donc qui s'insurgeaient paraissaient devoir rester libres. Telle etait la maniere de raisonner des Italiens. Les habitans de Bergame, plus rapproches de Milan, firent demander secretement aux chefs milanais s'ils pouvaient compter sur leur appui, et sur le secours de la legion lombarde commandee par Lahoz. Le Podestat de Bergame, Ottolini, celui qui, fidele agent des inquisiteurs d'etat, donnait de l'argent et des armes aux paysans et aux montagnards, avait des espions parmi les patriotes milanais; il connut le projet qui se tramait, et obtint le nom des principaux habitans de Bergame, agens de la revolte. Il se hata de depecher un courrier a Venise, pour porter leurs noms aux inquisiteurs d'etat, et provoquer leur arrestation. Les habitans de Bergame, avertis du peril, firent courir apres le porteur de la depeche, le firent arreter, et publierent les noms de ceux d'entre eux qui etaient compromis. Cet evenement decida l'explosion. Le 11 mars, au moment meme ou Bonaparte marchait sur la Piave, le tumulte commenca dans Bergame. Le podestat Ottolini fit des menaces qui ne furent pas ecoutees. Le commandant francais que Bonaparte avait place dans le chateau avec une garnison, pour veiller aux mouvemens des montagnards du Bergamasque, redoubla de vigilance et renforca tous ses postes. De part et d'autre on invoqua son appui; il repondit qu'il ne pouvait entrer dans les demeles des sujets venitiens avec leur gouvernement, et il dit que le doublement de ses postes n'etait qu'une precaution pour la surete de la place qui lui etait confiee. En executant ses ordres, et en restant neutre, il faisait bien assez pour les Bergamasques. Ceux-ci s'assemblerent le lendemain 12 mars, formerent une municipalite provisoire, declarerent la ville de Bergame libre, et chasserent le podestat Ottolini, qui se retira avec les troupes venitiennes. Sur-le-champ, ils envoyerent une adresse a Milan, pour obtenir l'appui des Lombards. L'incendie devait se communiquer rapidement a Brescia, et a toutes les villes voisines. Les habitans de Bergame, a peine affranchis, envoyerent une deputation a Brescia. La presence des Bergamasques souleva les Brescians. C'etait Battaglia, ce Venitien qui avait soutenu de si sages avis dans les deliberations du senat, qui etait podestat a Brescia. Il ne crut pas pouvoir resister, et il se retira. La revolution de cette ville s'opera le 15 mars. L'incendie continua de se repandre, en longeant le pied des montagnes. Il se communiqua a Salo, ou la revolution se fit de meme par l'arrivee des Bergamasques et des Brescians, par la retraite des autorites venitiennes, et en presence des garnisons francaises, qui restaient neutres, mais dont l'aspect, quoique silencieux, remplissait les revoltes d'esperance. Ce soulevement du parti patriote dans les villes devait naturellement determiner le soulevement du parti contraire, qui etait dans les montagnes et les campagnes. Les montagnards et les paysans, armes de longue main par Ottolini, recurent le signal des capucins et des moines qui vinrent precher dans les hameaux: ils se preparerent a venir saccager les villes insurgees, et, s'ils le pouvaient, a assassiner les Francais. Des cet instant, les generaux francais ne pouvaient plus demeurer inactifs, tout en voulant rester neutres. Ils connaissaient trop bien les intentions des montagnards et des paysans, pour souffrir qu'ils prissent les armes; et sans vouloir donner de l'appui a aucun parti, ils se voyaient obliges d'intervenir, et de comprimer celui qui avait et qui annoncait contre eux des intentions hostiles. Kilmaine ordonna sur-le-champ au general Lahoz, commandant la legion lombarde, de marcher vers les montagnes pour s'opposer a leur armement. Il ne voulait ni ne devait mettre obstacle aux operations des troupes venitiennes regulieres, si elles venaient agir contre les villes insurgees, mais il ne voulait pas souffrir un soulevement dont le resultat etait incalculable, dans le cas d'une defaite en Autriche. Il envoya sur-le-champ des courriers a Bonaparte, et fit hater la marche de la division Victor, qui revenait des etats du pape. Le gouvernement de Venise, comme il arrive toujours aux gouvernements aveugles, qui ne veulent pas prevenir le danger en accordant ce qui est indispensable, fut epouvante de ces evenemens, comme s'ils avaient ete imprevus. Il fit marcher sur-le-champ les troupes qu'il reunissait depuis long-temps, et les achemina sur les villes de la rive droite du Mincio. En meme temps, persuade que les Francais etaient l'influence secrete qu'il fallait conjurer, il s'adressa au ministre de France Lallemant, pour savoir si, dans ce peril extreme, la republique de Venise pouvait compter sur l'amitie du directoire. La reponse du ministre Lallemant fut simple, et dictee par sa position. Il declara qu'il n'avait aucune instruction de son gouvernement pour ce cas, ce qui etait vrai; mais il ajouta que si le gouvernement venitien voulait apporter a sa constitution les modifications reclamees par le besoin du temps, il pensait que la France l'appuierait volontiers. Lallemant ne pouvait pas faire d'autre reponse; car si la France avait offert son alliance a Venise contre les autres puissances, elle ne la lui offrit jamais contre ses propres sujets, et elle ne pouvait la lui offrir contre eux, qu'a condition que le gouvernement adopterait des principes sages et raisonnables. Le grand-conseil de Venise delibera sur la reponse de Lallemant. Il y avait plusieurs siecles que la proposition d'un changement de constitution n'avait ete faite publiquement. Sur deux cents voix, elle n'en obtint que cinq. Une cinquantaine de voix se declarerent pour l'adoption d'un parti energique; mais cent quatre-vingts se prononcerent pour une reforme lente, successive, renvoyee a des temps plus calmes, c'est-a-dire, pour une determination evasive. On resolut d'envoyer sur-le-champ deux deputes a Bonaparte, pour sonder ses intentions, et invoquer son appui. On choisit l'un des sages de terre-ferme, J.-B. Cornaro, et le fameux procurateur Pezaro, qu'on a deja vu si souvent en presence du general. Les courriers de Kilmaine et les envoyes venitiens atteignirent Bonaparte au moment ou ses manoeuvres hardies lui avaient assure la ligne des Alpes et ouvert les Etats hereditaires. Il etait a Gorice, occupe a regler la capitulation de Trieste. Il apprit avec une veritable peine les evenemens qui se passaient sur ses derrieres, et on le croira facilement si on reflechit combien il y avait d'audace et de danger dans sa marche sur Vienne. Du reste, ses depeches au directoire font foi de la peine qu'il eprouvait; et ceux qui ont dit qu'il n'exprimait pas sa veritable pensee dans ces depeches ont montre peu de jugement, car il ne fait aucune difficulte d'y avouer ses ruses les moins franches contre les gouvernemens italiens. Cependant que pouvait-il faire au milieu de pareilles circonstances? Il n'etait pas genereux a lui de comprimer par la force le parti qui proclamait nos principes, qui caressait, accueillait nos armees, et d'assurer le triomphe a celui qui etait pret, en cas de revers, a aneantir nos principes et nos armees. Il resolut de profiter encore de cette circonstance pour obtenir des envoyes de Venise les concessions et les secours qu'il n'avait pu leur arracher. Il recut les deux envoyes poliment, et leur donna audience le 5 germinal (25 mars). "Que je m'arme, leur dit-il, contre mes amis, contre ceux qui nous accueillent et veulent nous defendre, en faveur de mes ennemis, en faveur de ceux qui nous detestent et veulent nous egorger, c'est la une chose impossible. Cette lache politique est aussi loin de mon coeur que de mes interets. Jamais je ne preterai mon secours contre des principes pour lesquels la France a fait sa revolution, et auxquels je dois en partie le succes de mes armes. Mais je vous offre encore une fois mon amitie et mes conseils. Alliez-vous franchement a la France, rapprochez-vous de ses principes, faites des modifications indispensables a votre constitution; alors je reponds de tout, et sans employer une violence qui est impossible de ma part, j'obtiendrai par mon influence sur le peuple italien, et par l'assurance d'un regime plus raisonnable, le retour a l'ordre et a la paix. Ce resultat vous convient a vous autant qu'a moi." Ce langage, qui etait sincere, et dont la sagesse n'a pas besoin d'etre demontree, ne convenait point aux envoyes venitiens, surtout a Pezaro. Ce n'etait point la ce qu'ils voulaient; ils desiraient que Bonaparte leur restituat les forteresses qu'il avait occupees par precaution, dans Bergame, Brescia, Verone; qu'il souffrit l'armement du parti fanatique contre le parti patriote, et qu'il permit qu'on lui preparat ainsi une Vendee sur ses derrieres. Ce n'etait pas la un moyen de s'entendre. Bonaparte, dont l'humeur etait prompte, traita fort mal les deux envoyes, et leur rappelant les procedes des Venitiens envers l'armee francaise, leur declara qu'il connaissait leurs dispositions secretes et leurs projets; mais qu'il etait en mesure, et qu'il y avait une armee en Lombardie pour veiller sur eux. La conference devint aigre. On passa de ces questions a celles des approvisionnemens. Jusqu'ici Venise avait fourni des vivres a l'armee francaise, et elle avait autorise Bonaparte a les exiger d'elle, en nourrissant l'armee autrichienne. Les Venitiens voulaient que Bonaparte, transporte dans les etats hereditaires, cessat de se nourrir a leurs depens. Ce n'etait pas du tout son intention, car il ne voulait rien demander aux habitans de l'Autriche, afin de se les concilier. Les fournisseurs secretement charges par le gouvernement venitien de nourrir l'armee avaient cesse ces fournitures. On avait ete reduit a faire des requisitions dans les etats venitiens. "Ce moyen est vicieux, dit Bonaparte; il vexe l'habitant, il donne lieu a d'affreuses dilapidations; donnez-moi un million par mois pendant que durera encore cette campagne qui ne peut pas etre longue; la republique francaise comptera ensuite avec vous, et vous saura plus de gre de ce million que de tous les maux que vous endurez par les requisitions. D'ailleurs vous avez nourri tous mes ennemis, vous leur avez donne asile, vous me devez la reciprocite." Les deux envoyes repondirent en disant que le tresor etait ruine, "S'il est ruine, repliqua Bonaparte, prenez de l'argent dans le tresor du duc de Modene, que vous avez recele au detriment de mes allies les Modenois; prenez-en dans les proprietes des Anglais, des Russes, des Autrichiens, de tous mes ennemis, que vous gardez en depot." On se separa avec humeur. Une entrevue nouvelle eut lieu le lendemain. Bonaparte, calme, renouvela toutes ses propositions; mais Pezaro ne fit rien pour le satisfaire, et promit seulement d'informer le senat de toutes ses demandes. Alors Bonaparte, dont l'irritation commencait a ne plus se contenir, prit Pezaro par le bras et lui dit: "Au reste, je vous observe, je vous devine; je sais ce que vous me preparez; mais prenez-y garde! si, pendant que je serai engage dans une entreprise lointaine, vous assassiniez mes malades, vous attaquiez mes depots, vous menaciez ma retraite, vous auriez decide votre ruine. Ce que je pourrais pardonner pendant que je suis en Italie, serait un crime irremissible pendant que je serai engage en Autriche. Si vous prenez les armes, vous decidez ou ma perte ou la votre. Songez-y donc, et n'exposez pas le lion valetudinaire de Saint-Marc contre la fortune d'une armee qui trouverait dans ses depots et ses hopitaux de quoi franchir vos lagunes et vous detruire." Ce langage energique effraya, sans les convaincre, les envoyes venitiens, qui ecrivirent sur-le-champ le resultat de cette conference. Bonaparte ecrivit aussitot a Kilmaine pour lui ordonner de redoubler de vigilance, de punir les commandans francais s'ils sortaient des limites de la neutralite, et de desarmer tous les montagnards et les paysans. Les evenemens etaient tellement avances, qu'il etait impossible qu'ils s'arretassent. L'insurrection de Bergame avait eu lieu le 22 ventose (12 mars); celle de Brescia le 27 (17 mars); celle de Salo le 4 germinal (24 mars). Le 8 germinal (28 mars), la ville de Creme fit sa revolution, et les troupes francaises s'y trouverent forcement engagees. Un detachement qui precedait la division Victor, de retour en Lombardie, se presenta aux portes de Creme. C'etait dans un moment de fermentation. La vue des troupes francaises ne pouvait qu'accroitre les esperances et la hardiesse des patriotes. Le podestat venitien, qui etait dans l'effroi, refusa d'abord l'entree aux Francais; puis il en introduisit quarante, lesquels s'emparerent des portes de la ville, elles ouvrirent aux troupes francaises qui suivaient. Les habitans profiterent de l'occasion, s'insurgerent, et renvoyerent le podestat venitien. Les Francais n'avaient pris ce parti que pour s'ouvrir passage; les patriotes en profiterent pour se soulever. Quand il existe de pareilles dispositions, tout devient cause, et les evenemens les plus involontaires ont des resultats qui font supposer la complicite la ou il n'en existe point. Telle fut la situation des Francais, qui, sans aucun doute, souhaitaient individuellement la revolution, mais qui officiellement observaient la neutralite. Les montagnards et les paysans, excites par les agens de Venise et par les predications des capucins, inondaient les campagnes. Les regimens esclavons, debarques des lagunes sur la terre-ferme, s'avancaient sur les villes insurgees. Kilmaine avait donne ses ordres, et mis en mouvement la legion lombarde pour desarmer les paysans. Deja plusieurs escarmouches avaient eu lieu; des villages avaient ete incendies, des paysans saisis et desarmes. Mais ceux-ci, de leur cote, menacaient de saccager les villes et d'egorger les Francais, qu'ils designaient sous le nom de jacobins. Deja meme ils assassinaient d'une maniere horrible tous ceux qu'ils trouvaient isoles. Ils firent d'abord la contre-revolution a Salo; aussitot une troupe des habitans de Bergame et de Brescia, appuyee par un detachement des Polonais de la legion lombarde, marcha sur Salo, pour en chasser les montagnards. Quelques individus envoyes pour parlementer furent attires dans la ville et egorges; le detachement fut enveloppe et battu, deux cents Polonais furent faits prisonniers, et envoyes a Venise. On saisit a Salo, a Verone, dans toutes les villes venitiennes, les partisans connus des Francais; on les envoya sous les plombs, et les inquisiteurs d'etat, encourages par ce miserable succes, se montrerent disposes a de cruelles vengeances. On pretend qu'il fut defendu de nettoyer le canal Orfano, qui etait destine, comme on sait, a l'horrible usage de noyer les prisonniers d'etat. Cependant le gouvernement de Venise, tandis qu'il se preparait a deployer les plus grandes rigueurs, cherchait a tromper Bonaparte par des actes de condescendance apparente, et il accorda le million par mois qui avait ete demande. L'assassinat des Francais ne continua pas moins partout ou ils furent rencontres. La situation devenait extremement grave, et Kilmaine envoya de nouveaux courriers a Bonaparte. Celui-ci, en apprenant les combats livres par les montagnards, l'evenement de Salo, ou deux cents Polonais avaient ete faits prisonniers, l'emprisonnement de tous les partisans de la France, et les assassinats commis sur les Francais, fut saisi de colere. Sur-le-champ il envoya une lettre foudroyante au senat, dans laquelle il recapitulait tous ses griefs, et demandait le desarmement des montagnards, l'elargissement des prisonniers polonais et des sujets venitiens jetes sous les plombs. Il chargea Junot de porter cette lettre, de la lire au senat; et ordonna au ministre Lallemant de sortir sur-le-champ de Venise, en declarant la guerre, si toutes les satisfactions exigees n'etaient pas accordees. Pendant ce temps, il descendait a pas de geant du haut des Alpes Noriques, dans la vallee de la Mur. Sa principale esperance dans cette marche temeraire etait la prompte entree en campagne des armees du Rhin, et leur prochaine arrivee sur le Danube. Mais il recut une depeche du directoire qui lui ota tout espoir a cet egard. La detresse de la tresorerie etait si grande, qu'elle ne pouvait fournir au general Moreau les quelques cent mille francs indispensables pour se procurer un equipage de pont et passer le Rhin. L'armee de Hoche, qui occupait Deux-Ponts et etait toute prete, demandait a marcher, mais on n'osait pas la hasarder seule au-dela du Rhin, tandis que Moreau resterait en-deca. Carnot exagerait encore dans sa depeche les retards que devait subir l'entree en campagne des armees d'Allemagne, et ne laissait a Bonaparte aucun espoir d'etre appuye. Celui-ci fut tres deconcerte par cette lettre; il avait l'imagination vive, et il passait de l'extreme confiance a l'extreme defiance. Il s'imagina ou que le directoire voulait perdre l'armee d'Italie et son general, ou que les autres generaux ne voulaient pas le seconder. Il ecrivit une lettre amere sur la conduite des armees du Rhin. Il dit qu'une ligne d'eau n'etait jamais un obstacle, et que sa conduite en etait la preuve; que lorsqu'on voulait franchir un fleuve, on le pouvait toujours; qu'en ne voulant jamais exposer sa gloire, on la perdait quelquefois; qu'il avait franchi les Alpes sur trois pieds de neige et de glace, et que, s'il avait calcule comme ses collegues, il ne l'aurait jamais ose; que si les soldats du Rhin laissaient l'armee d'Italie seule exposee en Allemagne, il fallait _qu'ils n'eussent pas de sang dans les veines_; que du reste cette brave armee, si on l'abandonnait, se replierait, et que l'Europe serait juge entre elle et les autres armees de la republique. Comme tous les hommes passionnes et orgueilleux, Bonaparte aimait a se plaindre et a exagerer le sujet de ses plaintes. Quoi qu'il dit, il ne songeait ni a se retirer, ni meme a s'arreter, mais a frapper l'Autriche d'epouvante par une marche rapide, et a lui imposer la paix. Beaucoup de circonstances favorisaient ce projet. La terreur etait dans Vienne; la cour etait portee a transiger; le prince Charles le conseillait fortement; le ministere seul, devoue a l'Angleterre, resistait encore. Les conditions fixees a Clarke, avant les victoires d'Arcole et de Rivoli, etaient si moderees, qu'on pouvait facilement obtenir l'adhesion de l'Autriche a ces conditions, et meme a beaucoup mieux. Reuni a Joubert et a Massena, Bonaparte allait avoir quarante-cinq ou cinquante mille hommes sous la main; et avec une masse aussi forte, il ne craignait point une bataille generale, quelle que fut la puissance de l'ennemi. Par toutes ces raisons, il resolut de faire une ouverture au prince Charles, et s'il n'y repondait pas, de fondre sur lui avec impetuosite, et de frapper un coup si prompt et si fort, qu'on ne resistat plus a ses offres. Quelle gloire pour lui, si, seul, sans appui, transporte en Autriche par une route si extraordinaire, il imposait la paix a l'empereur! Il etait a Klagenfurth, capitale de la Carinthie, le 11 germinal (31 mars). Joubert a sa gauche achevait son mouvement et allait le rejoindre. Bernadotte, qu'il avait detache pour traverser la chaussee de la Carniole, s'etait empare de Trieste, des riches mines d'Idria, des magasins autrichiens, et allait arriver par Laybach et Klagenfurth. Il ecrivit au prince Charles, le meme jour 11 (31), une lettre memorable. "Monsieur le general en chef, lui dit-il, les braves militaires font la guerre et desirent la paix. Cette guerre ne dure-t-elle pas depuis six ans? avons-nous assez tue de monde, et cause assez de maux a la triste humanite? Elle reclame de tous cotes. L'Europe, qui avait pris les armes contre la republique francaise, les a posees. Votre nation reste seule, et cependant le sang va couler plus que jamais. Cette sixieme campagne s'annonce par des presages sinistres. Quelle qu'en soit l'issue, nous tuerons de part et d'autre quelques milliers d'hommes, et il faudra bien que l'on finisse par s'entendre, puisque tout a un terme, meme les passions haineuses. "Le directoire executif de la republique francaise avait fait connaitre a sa majeste l'empereur le desir de mettre fin a la guerre qui desole les deux peuples. L'intervention de la cour de Londres s'y est opposee. N'y a-t-il donc aucun espoir de nous entendre, et faut-il, pour les interets et les passions d'une nation etrangere aux maux de la guerre, que nous continuions a nous entr'egorger? Vous, monsieur le general en chef, qui par votre naissance approchez si pres du trone, et etes au-dessus de toutes les petites passions qui animent souvent les ministres et les gouvernemens, etes-vous decide a meriter le titre de bienfaiteur de l'humanite entiere, et de vrai sauveur de l'Allemagne? Ne croyez pas, monsieur le general en chef, que j'entende par la qu'il n'est pas possible de la sauver par la force des armes; mais dans la supposition que les chances de la guerre vous deviennent favorables, l'Allemagne n'en sera pas moins ravagee. Quant a moi, monsieur le general en chef, si l'ouverture que j'ai l'honneur de vous faire peut sauver la vie a un seul homme, je m'estimerai plus fier de la couronne civique que je me trouverai avoir meritee, que de la triste gloire qui peut revenir des succes militaires." L'archiduc Charles ne pouvait accueillir cette ouverture, car la determination du conseil aulique n'etait pas encore prise. On embarquait a Vienne les meubles de la couronne et les papiers precieux sur le Danube, et on envoyait les jeunes archiducs et archiduchesses en Hongrie. La cour se preparait, dans un cas extreme, a evacuer la capitale. L'archiduc repondit au general Bonaparte qu'il desirait la paix autant que lui, mais qu'il n'avait aucun pouvoir pour en traiter, et qu'il fallait s'adresser directement a Vienne. Bonaparte s'avanca rapidement a travers les montagnes de la Carinthie, et, le 12 germinal au matin (1er avril), poursuivit l'arriere-garde ennemie sur Saint-Weith et Freisach, et la culbuta. Dans l'apres-midi du meme jour, il rencontra l'archiduc, qui avait pris position en avant des gorges etroites de Neumark, avec les restes de son armee du Frioul, et avec quatre divisions venues du Rhin, celles de Kaim, de Mercantin, du prince d'Orange, et la reserve des grenadiers. Un combat furieux s'engagea dans ces gorges. Massena en eut encore tout l'honneur. Les soldats du Rhin defierent les vieux soldats de l'armee d'Italie. C'etait a qui s'avancerait plus vite et plus loin. Apres une action acharnee, dans laquelle l'archiduc perdit trois mille hommes sur le champ de bataille et douze cents prisonniers, tout fut enleve a la baionnette, et les gorges emportees. Bonaparte marcha sans relache le lendemain, de Neumark sur Unzmark. C'etait entre ces deux points qu'aboutissait la route transversale, qui unissait la grande chaussee du Tyrol a la grande chaussee de la Carinthie. C'etait par cette route qu'arrivait Kerpen poursuivi par Joubert. L'archiduc, voulant avoir le temps de rallier Kerpen a lui, proposa une suspension d'armes pour prendre, disait-il, en consideration la lettre du 11 (31 mars). Bonaparte repondit qu'on pouvait negocier et se battre, et continua sa marche. Le lendemain 14 germinal (3 avril), il livra encore un violent combat a Unzmark, ou il fit quinze cents prisonniers, entra a Knitelfeld, et ne trouva plus d'obstacle jusqu'a Leoben. L'avant-garde y entra le 18 germinal (7 avril). Kerpen avait fait un grand detour pour rejoindre l'archiduc, et Joubert avait donne la main a l'armee principale. Le jour meme ou Bonaparte entrait a Leoben, le lieutenant-general Bellegarde, chef d'etat-major du prince Charles, et le general major Merfeld, arriverent au quartier-general au nom de l'empereur, que la marche rapide des Francais avait intimide, et qui voulait une suspension d'armes. Ils la demandaient de dix jours. Bonaparte sentait qu'une suspension d'armes de dix jours donnait a l'archiduc le temps de recevoir ses derniers renforts du Rhin, de remettre ensemble toutes les parties de son armee, et de reprendre haleine. Mais lui-meme en avait grand besoin, et il gagnait de son cote l'avantage de rallier Bernadotte et Joubert; d'ailleurs il croyait au desir sincere de traiter, et il accorda cinq jours de suspension d'armes, pour donner a des plenipotentiaires le temps d'arriver, et de signer des preliminaires. La convention fut signee le 18 (7 avril), et dut se prolonger seulement jusqu'au 23 (12 avril). Il etablit son quartier-general a Leoben, et porta l'avant-garde de Massena sur le Simmering, derniere hauteur des Alpes Noriques, qui est a vingt-cinq lieues de Vienne, et d'ou l'on peut voir les clochers de cette capitale. Il employa ces cinq jours a reposer et a rallier ses colonnes. Il fit une proclamation aux habitans pour les rassurer sur ses intentions, et il joignit les effets aux paroles, car rien ne fut pris sans etre paye par l'armee. Bonaparte attendit l'expiration des cinq jours, pret a frapper un nouveau coup pour ajouter a la terreur de la cour imperiale, si elle n'etait pas encore assez epouvantee. Mais tout se disposait a Vienne pour mettre fin a cette longue et cruelle lutte, qui durait depuis six annees, et qui avait fait repandre des torrens de sang. Le parti anglais dans le ministere etait entierement discredite; Thugut etait pret a tomber en disgrace. Les Viennois demandaient la paix a grands cris: l'archiduc Charles lui-meme, le heros de l'Autriche, la conseillait, et declarait que l'Empire ne pouvait plus etre sauve par les armes. L'empereur penchait pour cet avis. On se decida enfin, et on fit partir sur-le-champ pour Leoben le comte de Merfeld, et le marquis de Gallo, ambassadeur de Naples a Vienne. Ce dernier fut choisi par l'influence de l'imperatrice, qui etait fille de la reine de Naples, et qui se melait beaucoup des affaires. Leurs instructions etaient de signer des preliminaires qui serviraient de base pour traiter plus tard de la paix definitive. Ils arriverent le 24 germinal (13 avril au matin), a l'instant ou la treve etant achevee, Bonaparte allait faire attaquer les avant-postes. Ils declarerent qu'ils avaient des pleins pouvoirs pour arreter les bases de la paix. On neutralisa un jardin dans les environs de Leoben, et on traita au milieu des bivouacs de l'armee francaise. Le jeune general, devenu tout a coup negociateur, n'avait jamais fait d'apprentissage diplomatique; mais depuis une annee il avait eu a traiter les plus grandes affaires qui se puissent traiter sur la terre; il avait une gloire qui en faisait l'homme le plus imposant de son siecle, et il avait un langage aussi imposant que sa personne. Il representait donc glorieusement la republique francaise. Il n'avait pas mission pour negocier; c'est Clarke qui etait revetu de tous les pouvoirs a cet egard, et Clarke, qu'il avait mande, n'etait point encore arrive au quartier-general. Mais il pouvait considerer les preliminaires de la paix comme un armistice, ce qui etait dans les attributions des generaux; d'ailleurs il etait certain que Clarke signerait tout ce qu'il aurait fait, et il entra sur-le-champ en pourparler. Le plus grand souci de l'empereur et de ses envoyes etait le reglement de l'etiquette. D'apres un ancien usage, l'empereur avait sur les rois de France l'honneur de l'initiative; il etait toujours nomme le premier dans le protocole des traites, et ses ambassadeurs avaient le pas sur les ambassadeurs francais. C'etait le seul souverain auquel cet honneur fut concede par la France. Les deux envoyes de l'empereur consentaient a reconnaitre sur-le-champ la republique francaise, si l'ancienne etiquette etait conservee. "La republique francaise, repondit fierement Bonaparte, n'a pas besoin d'etre reconnue; elle est en Europe comme le soleil sur l'horizon; tant pis pour les aveugles qui ne savent ni le voir ni en profiter." Il refusa l'article de la reconnaissance. Quant a l'etiquette, il declara que ces questions etaient fort indifferentes a la republique francaise, qu'on pourrait s'entendre a cet egard avec le directoire, et qu'il ne serait probablement pas eloigne de sacrifier de semblables interets a des avantages reels; que, pour le moment, on traiterait sur le pied de l'egalite, et que la France et l'empereur auraient alternativement l'initiative. On aborda ensuite les questions essentielles. Le premier et le plus important article etait la cession des provinces belgiques a la France. Il ne pouvait plus entrer dans l'intention de l'Autriche de les refuser. Il fut convenu d'abord que l'empereur abandonnerait a la France toutes ses provinces belgiques; qu'en outre il consentirait, comme membre de l'empire germanique, a ce que la France etendit sa limite jusqu'au Rhin. Il s'agissait de trouver des indemnites, et l'empereur avait exige qu'on lui en procurat de suffisantes, soit en Allemagne, soit en Italie. Il y avait deux moyens de lui en procurer en Allemagne, lui donner la Baviere, ou seculariser divers etats ecclesiastiques de l'Empire. La premiere idee avait plus d'une fois occupe la diplomatie europeenne. La seconde etait due a Rewbell, qui avait imagine ce moyen comme le plus convenable et le plus conforme a l'esprit de la revolution. Ce n'etait plus le temps, en effet, ou des eveques devaient etre souverains temporels, et il etait ingenieux de faire payer a la puissance ecclesiastique les agrandissemens que recevait la republique francaise. Mais les agrandissemens de l'empereur en Allemagne ne pouvaient que difficilement obtenir l'assentiment de la Prusse. D'ailleurs, si on donnait la Baviere, il fallait trouver des indemnites pour le prince qui la possedait. Enfin les etats d'Allemagne etant sous l'influence immediate de l'empereur, il ne gagnait pas beaucoup a les acquerir, et il aimait beaucoup mieux des agrandissemens en Italie, qui ajoutaient veritablement de nouveaux territoires a sa puissance. Il fallait donc songer a chercher des indemnites en Italie. Si on avait consenti a rendre sur-le-champ a l'empereur la Lombardie; si on avait pris l'engagement de conserver dans son etat actuel la republique de Venise, et de ne pas faire arriver la democratie jusqu'aux frontieres des Alpes, il aurait consenti sur-le-champ a la paix, et aurait reconnu la republique cispadane, composee du duche de Modene, des deux legations et de la Romagne. Mais replacer la Lombardie sous le joug de l'Autriche, la Lombardie qui nous avait montre tant d'attachement, qui avait fait pour nous tant d'efforts et de sacrifices, et dont les principaux habitans s'etaient si fort compromis, etait un acte odieux et une faiblesse; car notre situation nous permettait d'exiger davantage. Il fallait donc assurer l'independance de la Lombardie, et chercher en Italie des indemnites qui dedommageassent l'Autriche de la double perte de la Belgique et de la Lombardie. Il y avait un arrangement tout simple, qui s'etait presente plus d'une fois a l'esprit des diplomates europeens, qui plus d'une fois avait ete un sujet d'esperance pour l'Autriche et de crainte pour Venise, c'etait d'indemniser l'Autriche avec les etats venitiens. Les provinces illyriennes, l'Istrie et toute la Haute-Italie, depuis l'Izonzo jusqu'a l'Oglio, formaient de riches possessions, et pouvaient fournir d'amples dedommagemens a l'Autriche. La maniere dont l'aristocratie venitienne s'etait conduite avec la France, ses refus constans de s'allier avec elle, ses armemens secrets dont le but evident etait de tomber sur les Francais en cas de revers, le soulevement recent des montagnards et des paysans, l'assassinat des Francais, avaient rempli Bonaparte d'indignation. D'ailleurs, si l'empereur, pour qui Venise s'etait secretement armee, acceptait ses depouilles, Bonaparte, contre qui elle avait fait ces armemens, ne pouvait avoir aucun scrupule a les ceder. Du reste, il y avait des dedommagemens a offrir a Venise. On avait la Lombardie, le duche de Modene, les legations de Bologne et de Ferrare, la Romagne, provinces riches et considerables, dont une partie formait la republique cispadane. On pouvait indemniser Venise avec quelques-unes de ces provinces. Cet arrangement parut le plus convenable, et la, pour la premiere fois, fut arrete le principe de dedommager l'Autriche avec les provinces de la terre-ferme de Venise, sauf a dedommager celle-ci avec d'autres provinces italiennes. On en refera a Vienne, dont on etait a peine eloigne de vingt-cinq lieues. Ce genre d'indemnite fut agree; les preliminaires de la paix furent aussitot fixes, et rediges en articles, qui durent servir de base a une negociation definitive. L'empereur abandonnait a la France toutes ses possessions des Pays-Bas, et consentait, comme membre de l'Empire, a ce que la republique acquit la limite du Rhin. Il renoncait en outre a la Lombardie. En dedommagement de tous ces sacrifices, il recevait les etats venitiens de la terre-ferme, l'Illyrie, l'Istrie et la Haute-Italie jusqu'a l'Oglio. Venise restait independante, conservait les iles Ioniennes, et devait recevoir des dedommagemens pris sur les provinces qui etaient a la disposition de la France. L'empereur reconnaissait les republiques qui allaient etre fondees en Italie. L'armee francaise devait se retirer des etats autrichiens, et cantonner sur la frontiere de ces etats, c'est-a-dire, evacuer la Carinthie et la Carniole, et se placer sur l'Izonzo et aux debouches du Tyrol. Tous les arrangemens relatifs aux provinces et au gouvernement de Venise, devaient etre faits d'un commun accord avec l'Autriche. Deux congres devaient s'ouvrir, l'un a Berne pour la paix particuliere avec l'empereur, l'autre dans une ville d'Allemagne pour la paix avec l'Empire. La paix avec l'empereur devait etre conclue dans trois mois, sous peine de la nullite des preliminaires. L'Autriche avait de plus une raison puissante de hater la conclusion du traite definitif, c'etait d'entrer au plus tot en possession des provinces venitiennes, afin que les Francais n'eussent pas le temps d'y repandre les idees revolutionnaires. Le projet de Bonaparte etait de demembrer la republique cispadane, composee du duche de Modene, des deux legations et de la Romagne; de reunir le duche de Modene a la Lombardie, et d'en composer une seule republique, dont la capitale serait Milan, et dont le nom serait _Cisalpine_, a cause de sa situation par rapport aux Alpes. Il voulait ensuite donner les deux legations et la Romagne a Venise, en ayant soin de soumettre son aristocratie et de modifier sa constitution. De cette maniere, il existerait en Italie deux republiques, alliees de la France, lui devant leur existence, et disposees a concourir a tous ses plans. La Cisalpine aurait pour frontiere l'Oglio, qu'il serait facile de retrancher. Elle n'avait pas Mantoue, qui restait avec le Mantouan a l'empereur; mais on pouvait faire de Pizzighitone sur l'Adda une place de premier ordre; on pouvait relever les murs de Bergame et de Creme. La republique de Venise avec ses iles, avec le Dogado et la Polesine qu'on tacherait de lui conserver, avec les deux legations et la Romagne, qu'on lui donnerait, avec la province de Massa-Carrara, et le golfe de la Spezia, qu'on y ajouterait dans la Mediterranee, serait une puissance maritime touchant a la fois aux deux mers. On se demande pourquoi Bonaparte ne profitait pas de sa position pour rejeter tout-a-fait les Autrichiens hors de l'Italie; pourquoi surtout il les indemnisait aux depens d'une puissance neutre, et par un attentat semblable a celui du partage de la Pologne. D'abord, etait-il possible d'affranchir entierement l'Italie? Ne fallait-il pas bouleverser encore l'Europe, pour la faire consentir au renversement du pape, du roi de Piemont, du grand-duc de Toscane, des Bourbons de Naples, et du prince de Parme? La republique francaise etait-elle capable des efforts qu'une telle entreprise aurait encore exiges? N'etait-ce pas beaucoup de jeter dans cette campagne les germes de la liberte, en instituant deux republiques, d'ou elle ne manquerait pas de s'etendre bientot jusqu'au fond de la peninsule? Le partage des etats venitiens n'avait rien qui ressemblat a l'attentat celebre qu'on a si souvent reproche a l'Europe. La Pologne fut partagee par les puissances memes qui l'avaient soulevee, et qui lui avaient promis solennellement leurs secours. Venise, a qui les Francais avaient sincerement offert leur amitie, l'avait refusee, et se preparait a les trahir, et a les surprendre dans un moment de peril. Si elle avait a se plaindre de quelqu'un, c'etait des Autrichiens, au profit de qui elle voulait trahir les Francais. La Pologne etait un etat dont les limites etaient clairement tracees sur la carte de l'Europe, dont l'independance etait, pour ainsi dire, commandee par la nature, et importait au repos de l'Occident; dont la constitution, quoique vicieuse, etait genereuse; dont les citoyens, indignement trahis, avaient deploye un beau courage, et merite l'interet des nations civilisees. Venise, au contraire, n'avait de territoire naturel que ses lagunes, car sa puissance n'avait jamais reside dans ses possessions de terre-ferme; elle n'etait pas detruite parce que certaines de ses provinces etaient echangees contre d'autres; sa constitution etait la plus inique de l'Europe; son gouvernement etait abhorre de ses sujets; sa perfidie et sa lachete ne lui donnaient aucun droit ni a l'interet, ni a l'existence. Rien donc dans le partage des etats venitiens ne pouvait etre compare au partage de la Pologne, si ce n'est le procede particulier de l'Autriche. D'ailleurs, pour se dispenser de donner de pareilles indemnites aux Autrichiens, il fallait les chasser de l'Italie, et on ne le pouvait qu'en traitant dans Vienne meme. Mais il aurait fallu pour cela le concours des armees du Rhin, et on avait ecrit a Bonaparte qu'elles ne pourraient entrer en campagne avant un mois. Il ne lui restait, dans cette situation, qu'a retrograder, pour attendre leur entree en campagne, ce qui exposait a bien des inconveniens; car il eut donne par la a l'archiduc le temps de preparer une armee formidable contre lui, et a la Hongrie de se lever en masse pour se jeter sur ses flancs. De plus, il fallait retrograder, et presque avouer la temerite de sa marche. En acceptant les preliminaires, il avait l'honneur d'arracher seul la paix; il recueillait le fruit de sa marche si hardie; il obtenait des conditions qui, dans la situation de l'Europe, etaient fort brillantes et qui etaient surtout beaucoup plus avantageuses que celles qui avaient ete fixees a Clarke, puisqu'elles stipulaient la ligne du Rhin et des Alpes, et une republique en Italie. Ainsi, moitie par des raisons politiques et militaires, moitie par des considerations personnelles, il se decida a signer les preliminaires. Clarke n'etait pas encore arrive au quartier-general. Avec sa hardiesse accoutumee et l'assurance que lui donnaient sa gloire, son nom, et le voeu general pour la paix, Bonaparte passa outre, et signa les preliminaires, comme s'il eut ete question d'un simple armistice. La signature fut donnee a Leoben le 29 germinal an V (18 avril 1797). Si dans le moment il eut connu ce qui se passait sur le Rhin, il ne se serait pas tant hate de signer les preliminaires de Leoben; mais il ne savait que ce qu'on lui avait mande, et on lui avait mande que l'inaction serait longue. Il fit partir sur-le-champ Massena pour porter a Paris le traite des preliminaires. Ce brave general etait le seul qui n'eut pas ete depute pour porter des drapeaux et recevoir a son tour les honneurs du triomphe. Bonaparte jugea que l'occasion de l'envoyer etait belle, et digne des grands services qu'il avait rendus. Il expedia des courriers pour les armees du Rhin et de Sambre-et-Meuse, qui passerent par l'Allemagne, afin d'arriver beaucoup plus vite, et de faire cesser toutes les hostilites, si elles etaient commencees. Elles l'etaient, en effet, a l'instant meme de la signature des preliminaires. Hoche, impatient depuis long-temps d'entrer en action, ne cessait de demander les hostilites. Moreau etait accouru a Paris pour solliciter les fonds necessaires a l'achat d'un equipage de pont. Enfin l'ordre fut donne. Hoche, a la tete de sa belle armee, deboucha par Neuwied, tandis que Championnet, avec l'aile droite, debouchait par Dusseldorf, et marchait sur Uckerath et Altenkirchen. Hoche attaqua les Autrichiens a Heddersdoff, ou ils avaient eleve des retranchemens considerables, leur tua beaucoup de monde, et leur fit cinq mille prisonniers. Apres cette belle action, il s'avanca rapidement sur Francfort, battant toujours Kray, et cherchant a lui couper la retraite. Il allait l'envelopper par une manoeuvre habile et l'enlever peut-etre, lorsqu'arriva le courrier de Bonaparte, qui annoncait la signature des preliminaires. Cette circonstance arreta Hoche au milieu de sa marche victorieuse, et lui causa un vif chagrin, car il se voyait encore une fois arrete dans sa carriere. Si du moins on eut fait passer les courriers par Paris, il aurait eu le temps d'enlever Kray tout entier, ce qui aurait ajoute un beau fait d'armes a sa vie, et aurait eu l'influence la plus grande sur la suite des negociations. Tandis que Hoche se portait si rapidement sur la Nidda, Desaix, qui avait recu de Moreau l'autorisation de franchir le Rhin, tentait une des actions les plus hardies dont l'histoire de la guerre fasse mention. Il avait choisi pour passer le Rhin un point fort au-dessous de Strasbourg. Apres avoir echoue avec ses troupes sur une ile de gravier, il avait enfin aborde la rive opposee; il etait reste la pendant vingt-quatre heures, expose a etre jete dans le Rhin, et oblige de lutter contre toute l'armee autrichienne pour se maintenir dans des taillis, des marecages, en attendant que le pont fut jete sur le fleuve. Enfin le passage s'etait opere; on avait poursuivi les Autrichiens dans les Montagnes-Noires, et on s'etait empare d'une partie de leurs administrations. Ici encore l'armee fut arretee au milieu de ses succes par le courrier parti de Leoben, et on dut regretter que les faux avis donnes a Bonaparte l'eussent engage a signer si tot. Les courriers arriverent ensuite a Paris, ou ils causerent une grande joie a ceux qui souhaitaient la paix, mais non au directoire, qui jugeant notre situation formidable, voyait avec peine qu'on n'en eut pas tire un parti plus avantageux. Larevelliere et Rewbell desiraient en philosophes l'affranchissement entier de l'Italie; Barras souhaitait, en fougueux revolutionnaire, que la republique humiliat les puissances; Carnot, qui affectait la moderation depuis quelque temps, qui appuyait assez generalement les voeux de l'opposition, approuvait la paix, et pretendait que, pour l'obtenir durable, il ne fallait pas trop humilier l'empereur. Il y eut de vives discussions au directoire sur les preliminaires; cependant, pour ne pas trop indisposer l'opinion, et ne point paraitre desirer une guerre eternelle, il fut decide qu'on approuverait les bases posees a Leoben. Tandis que ces choses se passaient sur le Rhin et en France, des evenemens importans eclataient en Italie. On a vu que Bonaparte, averti des troubles qui agitaient les etats venitiens, du soulevement des montagnards contre les villes, de l'echec des Brescians devant Salo, de la capture de deux cents Polonais, de l'assassinat d'une grande quantite de Francais, de l'emprisonnement de tous leurs partisans, avait ecrit de Leoben une lettre foudroyante au senat de Venise. Il avait charge son aide-de-camp Junot de la lire lui-meme au senat, de demander ensuite l'elargissement de tous les prisonniers, la recherche et l'extradition des assassins, et il lui avait prescrit de sortir de suite de Venise, en faisant afficher une declaration de guerre, si une pleine satisfaction n'etait accordee. Junot fut presente au senat le 26 germinal (15 avril). Il lut la lettre menacante de son general, et se comporta avec toute la rudesse d'un soldat, et d'un soldat victorieux. On lui repondit que les armemens qui avaient ete faits n'avaient pour but que de maintenir la subordination dans les etats de la republique; que, si des assassinats avaient ete commis, c'etait un malheur involontaire qui serait repare. Junot ne voulait pas se payer de vaines paroles, et menacait de faire afficher la declaration de guerre si on n'elargissait pas les prisonniers d'etat et les Polonais, si on ne donnait pas l'ordre de desarmer les montagnards et de poursuivre les auteurs de tous les assassinats. Cependant on parvint a le calmer, et il fut arrete avec lui et le ministre francais Lallemant qu'on allait ecrire au general Bonaparte, et lui envoyer deux deputes pour convenir des satisfactions qu'il avait a exiger. Les deux deputes choisis furent Francois Donat et Leonard Justiniani. Mais, pendant ce temps, l'agitation continuait dans les etats venitiens. Les villes etaient toujours en hostilite avec la population des campagnes et des montagnes. Les agens du parti aristocratique et monacal repandaient les bruits les plus faux sur le sort de l'armee francaise en Autriche. Ils pretendaient qu'elle avait ete enveloppee et detruite, et ils s'appuyaient sur deux faits pour autoriser leurs fausses nouvelles. Bonaparte, en attirant a lui les deux corps de Joubert et de Bernadotte, qu'il avait fait passer, l'un par le Tyrol, l'autre par la Carniole, avait decouvert ses ailes. Joubert avait battu et rejete Kerpen au-dela des Alpes, mais il avait laisse Laudon dans une partie du Tyrol, d'ou celui-ci avait bientot reparu, soulevant toute la population fidele de ces montagnes, et descendant l'Adige pour se porter sur Verone. Le general Servier, laisse avec douze cents hommes a la garde du Tyrol, se retirait pied a pied sur Verone, pour venir se refugier aupres des troupes francaises laissees dans la Haute-Italie. En meme temps un corps de meme force, laisse dans la Carniole, se retirait devant les Croates, insurges comme les Tyroliens, et se repliait sur Palma-Nova. C'etaient la des faits insignifians, et le ministre de France, Lallemant, s'efforcait de demontrer au gouvernement de Venise leur peu d'importance, pour lui epargner de nouvelles imprudences; mais tous ses raisonnemens etaient inutiles; et tandis que Bonaparte obligeait les plenipotentiaires autrichiens a venir traiter au milieu de son quartier-general, on repandait dans les etats de Venise qu'il etait battu, deborde, et qu'il allait perir dans sa folle entreprise. Le parti ennemi des Francais et de la revolution, a la tete duquel etaient la plupart des membres du gouvernement venitien, sans que le gouvernement parut y etre lui-meme, se montrait plus exalte que jamais. C'est a Verone surtout que l'agitation etait grande. Cette ville, la plus importante des etats venitiens, etait la premiere exposee a la contagion revolutionnaire, car elle venait immediatement apres Salo sur la ligne des villes insurgees. Les Venitiens tenaient a la sauver et a en chasser les Francais. Tout les y encourageait, tant les dispositions des habitans, que l'affluence des montagnards et l'approche du general Laudon. Deja il s'y trouvait des troupes italiennes et esclavonnes, au service de Venise. On en fit approcher de nouvelles, et bientot toutes les communications furent interceptees avec les villes voisines. Le general Balland, qui commandait a Verone la garnison francaise, se vit separe des autres commandans places dans les environs. Plus de vingt mille montagnards inondaient la campagne. Les detachemens francais etaient attaques sur les routes, des capucins prechaient la populace dans les rues, et on vit paraitre un faux manifeste du podestat de Verone, qui encourageait au massacre des Francais. Ce manifeste etait suppose, et le nom de Battaglia, dont on l'avait signe, suffisait pour en prouver la faussete; mais il n'en devait pas moins contribuer a echauffer les tetes. Enfin un avis emane des chefs du parti dans Verone, annoncait au general Laudon qu'il pouvait s'avancer, et qu'on allait lui livrer la place. C'etait dans les journees des 26 et 27 germinal (15 et 16 avril) que tout ceci se passait. On n'avait aucune nouvelle de Leoben, et le moment paraissait en effet des mieux choisis pour une explosion. Le general Balland se tenait sur ses gardes. Il avait donne a toutes ses troupes l'ordre de se retirer dans les forts au premier signal. Il reclama aupres des autorites venitiennes contre les traitemens exerces a l'egard des Francais, et surtout contre les preparatifs qu'il voyait faire. Mais il n'obtint que des paroles evasives et point de satisfaction reelle. Il ecrivit a Mantoue, a Milan, pour demander des secours, et il se tint pret a s'enfermer dans les forts. Le 28 germinal (17 avril), jour de la seconde fete de Paques, une agitation extraordinaire se manifesta dans Verone; des bandes de paysans y entrerent en criant: Mort aux jacobins! Balland fit retirer ses troupes dans les forts, ne laissa que des detachemens aux portes, et signifia qu'au premier acte de violence, il foudroyerait la ville. Mais vers le milieu du jour, des coups de sifflet furent entendus dans les rues; on se precipita sur les Francais, des bandes armees assaillirent les detachemens laisses a la garde des portes, et massacrerent ceux qui n'eurent pas le temps de rejoindre les forts. De feroces assassins couraient sur les Francais desarmes que leurs fonctions retenaient dans Verone, les poignardaient et les jetaient dans l'Adige. Ils ne respectaient pas meme les hopitaux, et se souillerent du sang d'une partie des malades. Cependant tous ceux qui pouvaient s'echapper, et qui n'avaient pas le temps de courir vers les forts, se jetaient dans l'hotel du gouvernement, ou les autorites venitiennes leur donnerent asile, pour que le massacre ne parut pas leur ouvrage. Deja plus de quatre cents malheureux avaient peri, et la garnison francaise fremissait de rage en voyant les Francais egorges et leurs cadavres flottant au loin sur l'Adige. Le general Balland ordonna aussitot le feu, et couvrit la ville de boulets. Il pouvait la mettre en cendres. Mais si les montagnards qui avaient deborde s'en inquietaient peu, les habitans et les magistrats venitiens effrayes voulurent parlementer pour sauver leur ville. Ils envoyerent un parlementaire au general Balland pour s'entendre avec lui et arreter le desastre. Le general Balland consentit a entendre les pourparlers, afin de sauver les malheureux qui s'etaient refugies au palais du gouvernement, et sur lesquels on menacait de venger tout le mal fait a la ville. Il y avait la des femmes, des enfans appartenant aux employes des administrations, des malades echappes aux hopitaux, et il importait de les tirer du peril. Balland demandait qu'on les lui livrat sur-le-champ, qu'on fit sortir les montagnards et les regimens esclavons, qu'on desarmat la populace, et qu'on lui donnat des otages pris dans les magistrats venitiens pour garans de la soumission de la ville. Les parlementaires demandaient qu'un officier vint traiter au palais du gouvernement. Le brave chef de brigade Beaupoil eut le courage d'accepter cette mission. Il traversa les flots d'une populace furieuse, qui voulait le mettre en pieces, et parvint enfin aupres des autorites venitiennes. Toute la nuit se passa en vaines discussions avec le provediteur et le podestat, sans pouvoir s'entendre. On ne voulait pas desarmer, on ne voulait pas donner d'otages, on voulait des garanties contre les vengeances que le general Bonaparte ne manquerait pas de tirer de la ville rebelle. Mais pendant ces pourparlers, la convention de ne pas tirer dans l'intervalle des conferences n'etait pas executee par les hordes furieuses qui avaient envahi Verone; on se fusillait avec les forts, et nos troupes faisaient des sorties. Le lendemain matin, 29 germinal (18 avril), le chef de brigade Beaupoil rentra dans les forts, au milieu des plus grands perils, sans avoir rien obtenu. On apprit que les magistrats venitiens ne pouvant gouverner cette multitude furieuse, avaient disparu. Les coups de fusil recommencerent contre le fort. Alors le general Balland fit de nouveau mettre le feu a ses pieces, et tira sur la ville a toute outrance. Le feu eclata dans plusieurs quartiers. Quelques-uns des principaux habitans se reunirent au palais du gouvernement pour prendre la direction de la ville en l'absence des autorites. On parlementa de nouveau, on convint de ne plus tirer; mais la convention n'en fut pas mieux executee par les insurges, qui ne cesserent de tirer sur les forts. Les feroces paysans qui couvraient la campagne se jeterent sur la garnison du fort de la Chiusa, place sur l'Adige, et l'egorgerent. Ils en firent de meme a l'egard des Francais repandus dans les villages autour de Verone. Mais l'instant de la vengeance approchait. Des courriers partis de tous cotes etaient alles prevenir le general Kilmaine. Des troupes accouraient de toutes parts. Le general Kilmaine avait ordonne au general Chabran de marcher sur-le-champ avec douze cents hommes; au chef de la legion lombarde, Lahoz, de s'avancer avec huit cents; aux generaux Victor et Baraguay-d'Hilliers, de marcher avec leurs divisions. Pendant que ces mouvemens de troupes s'executaient, le general Laudon venait de recevoir la nouvelle de la signature des preliminaires, et s'etait arrete sur l'Adige. Apres un combat sanglant que le general Chabran eut a livrer aux troupes venitiennes, la ville de Verone fut entouree de toutes parts, et alors les furieux qui avaient massacre les Francais passerent de la plus atroce violence au plus grand abattement. On n'avait cesse de parlementer et de tirer pendant les journees du 1er au 5 floreal (du 20 au 24 avril). Les magistrats venitiens avaient reparu; ils voulaient encore des garanties contre les vengeances qui les menacaient; on leur avait donne vingt-quatre heures pour se decider; ils disparurent de nouveau. Une municipalite provisoire les remplaca; et, en voyant les troupes francaises maitresses de la ville et pretes a la reduire en cendres, elle se rendit sans conditions. Le general Kilmaine fit ce qu'il put pour empecher le pillage; mais il ne put sauver le Mont-de-Piete, qui fut en partie depouille. Il fit fusiller quelques-uns des chefs connus de l'insurrection, pris les armes a la main; il imposa pour la solde de l'armee une contribution de onze cent mille francs a la ville, et lanca sa cavalerie sur les routes pour desarmer les paysans, et sabrer ceux qui resisteraient. Il s'efforca ensuite de retablir l'ordre, et fit sur-le-champ un rapport au general en chef, pour attendre sa decision a l'egard de la ville rebelle. Tels furent les massacres connus sous le nom de _Paques veronaises_. Pendant que cet evenement se passait a Verone, il se commettait a Venise meme un acte plus odieux encore, s'il est possible. Un reglement defendait aux vaisseaux armes des puissances belligerantes d'entrer dans le port du Lido. Un lougre commande par le capitaine Laugier, faisant partie de la flottille francaise dans l'Adriatique, chasse par des fregates autrichiennes, s'etait sauve sous les batteries du Lido, et les avait saluees de neuf coups de canon. On lui signifia de s'eloigner malgre le temps et malgre les vaisseaux ennemis qui le poursuivaient. Il allait obeir, lorsque, sans lui donner le temps de prendre le large, les batteries font feu sur le malheureux vaisseau, et le criblent sans pitie. Le capitaine Laugier, se comportant avec un genereux devouement, fait descendre son equipage a fond de cale, et monte sur le pont avec un porte-voix pour se faire entendre, et repeter qu'il se retire. Mais il tombe mort sur le pont avec deux hommes de son equipage. Dans le meme moment, des chaloupes venitiennes, montees par des Esclavons, abordent le lougre, fondent sur le pont et massacrent l'equipage, a l'exception de deux ou trois malheureux qui sont conduits a Venise. Ce deplorable evenement eut lieu le 4 floreal (23 avril). Dans ce moment, on apprenait avec les massacres de Verone, la prise de cette ville, et la signature des preliminaires. Le gouvernement se voyait tout-a-fait compromis, et ne pouvait plus compter sur la ruine du general Bonaparte, qui, loin d'etre enveloppe et battu, etait au contraire victorieux, et venait d'imposer la paix a l'Autriche. Il allait se trouver maintenant en presence de ce general tout-puissant dont il avait refuse l'alliance, et dont il venait de massacrer les soldats. Il etait plonge dans la terreur. Qu'il eut ordonne officiellement, et les massacres de Verone, et les cruautes commises au port du Lido, ce n'etait pas vraisemblable; et on ne connaitrait pas la marche des gouvernemens domines par les factions, si on le supposait. Les gouvernemens qui sont dans cette situation n'ont pas besoin de donner les ordres dont ils souhaitent l'execution; ils n'ont qu'a laisser agir la faction dont ils partagent les voeux. Ils lui livrent leurs moyens, et font par elle tout ce qu'ils n'oseraient pas faire eux-memes. Les insurges de Verone avaient des canons; ils etaient appuyes par les regimens reguliers venitiens; le podestat de Bergame, Ottolini, avait recu de longue main tout ce qui etait necessaire pour armer les paysans; ainsi, apres avoir fourni les moyens, le gouvernement n'avait qu'a laisser faire; et c'est ainsi qu'il se conduisit. Dans le premier instant cependant, il commit une imprudence: ce fut de decerner une recompense au commandant du Lido, pour avoir fait respecter, dit-il, les lois venitiennes. Il ne pouvait donc se flatter d'offrir des excuses valables au general Bonaparte. Il envoya de nouvelles instructions aux deux deputes Donat et Justiniani, qui n'etaient charges d'abord que de repondre aux sommations faites par Junot le 26 germinal (15 avril). Alors les evenemens de Verone et du Lido n'etaient pas connus; mais maintenant les deux deputes avaient une bien autre tache a remplir, et bien d'autres evenemens a expliquer. Ils s'avancerent au milieu des cris d'allegresse excites par la nouvelle de la paix, et ils comprirent bientot qu'eux seuls auraient sujet d'etre tristes, au milieu de ces grands evenemens. Ils apprirent en route que Bonaparte, pour les punir du refus de son alliance, de leurs rigueurs contre ses partisans, et de quelques assassinats isoles commis sur les Francais, avait cede une partie de leurs provinces a l'Autriche. Que serait-ce quand il connaitrait les odieux evenemens qui avaient suivi! Bonaparte revenait deja de Leoben, et, suivant la teneur des preliminaires, repliait son armee sur les Alpes et l'Izonzo. Ils le trouverent a Gratz, et lui furent presentes le 6 floreal (25 avril). Il ne connaissait encore dans ce moment que les massacres de Verone, qui avaient commence le 28 germinal (17 avril), et point encore ceux du Lido, qui avaient eu lieu le 4 floreal (23 avril). Ils s'etaient munis d'une lettre d'un frere du general, pour etre plus gracieusement accueillis. Ils aborderent en tremblant cet homme _vraiment extraordinaire_, dirent-ils, _par la vivacite de son imagination, la promptitude de son esprit, et la force invincible de ses sentimens_[5]. Il les accueillit avec politesse, et, contenant son courroux, leur permit de s'expliquer longuement; puis, rompant le silence: "Mes prisonniers, leur dit-il, sont-ils delivres? Les assassins sont-ils poursuivis? Les paysans sont-ils desarmes? Je ne veux plus de vaines paroles: mes soldats ont ete massacres, il faut une vengeance eclatante!" Les deux envoyes voulurent revenir sur les circonstances qui les avaient obliges de se premunir contre l'insurrection, sur les desordres inseparables de pareils evenemens, sur la difficulte de saisir les vrais assassins. "Un gouvernement, reprit vivement Bonaparte, aussi bien servi par ses espions que le votre, devrait connaitre les vrais instigateurs de ces assassinats. Au reste, je sais bien qu'il est aussi meprise que meprisable, qu'il ne peut plus desarmer ceux qu'il a armes; mais je les desarmerai pour lui. J'ai fait la paix, j'ai quatre-vingt mille hommes; j'irai briser vos plombs, je serai un second Attila pour Venise. Je ne veux plus ni inquisition, ni Livre d'or; ce sont des institutions des siecles de barbarie. Votre gouvernement est trop vieux, il faut qu'il s'ecroule. Quand j'etais a Gorice, j'offris a M. Pezaro mon alliance et des conseils raisonnables. Il me refusa. Vous m'attendiez a mon retour pour me couper la retraite; eh bien! me voici. Je ne veux plus traiter, je veux faire la loi. Si vous n'avez pas autre chose a me dire, je vous declare que vous pouvez vous retirer." [Note 5: Veramente originale, ma forse non piu che per vivacita d'imaginazione, robustezza invincibile di sentimento, ed agilita nel Ravvisarlo esternamento.] Ces paroles, prononcees avec courroux, atterrerent les envoyes venitiens. Ils solliciterent une seconde entrevue, mais ils ne purent pas obtenir d'autres paroles du general, qui persista toujours dans les memes intentions, et dont la volonte evidente etait de faire la loi a Venise, et de detruire par la force une aristocratie qu'il n'avait pu engager a s'amender par ses conseils. Mais bientot ils eurent de bien autres sujets de crainte, en apprenant avec detail les massacres de Verone, et surtout l'odieuse cruaute commise au port du Lido. N'osant se presenter a Bonaparte, ils hasarderent de lui ecrire une lettre des plus soumises, pour lui offrir toutes les explications qu'il pourrait desirer. "Je ne puis, leur repondit-il, vous recevoir tout couverts de sang francais; je vous ecouterai quand vous m'aurez livre les trois inquisiteurs d'etat, le commandant du Lido et l'officier charge de la police de Venise." Cependant, comme ils avaient recu un dernier courrier relatif a l'evenement du Lido, il consentit a les voir, mais il refusa d'ecouter aucune proposition avant qu'on lui eut livre les tetes qu'il avait demandees. Les deux Venitiens cherchant alors a user d'une puissance dont la republique avait souvent tire un utile parti, essayerent de lui proposer une reparation d'un autre genre. "Non, non, repliqua le general irrite, quand vous couvririez cette plage d'or, tous vos tresors, tous ceux du Perou, ne pourraient payer le sang d'un seul de mes soldats." Bonaparte les congedia. C'etait le 13 floreal (2 mai); il publia sur-le-champ un manifeste de guerre contre Venise. La constitution francaise ne permettait ni au directoire, ni aux generaux de declarer la guerre, mais elle les autorisait a repousser les hostilites commencees. Bonaparte, s'etayant sur cette disposition et sur les evenemens de Verone et du Lido, declara les hostilites commencees, somma le ministre Lallemant de sortir de Venise, fit abattre le lion de Saint-Marc dans toutes les provinces de la terre-ferme, municipaliser les villes, proclamer partout le renversement du gouvernement venitien, et, en attendant la marche de ses troupes qui revenaient de l'Autriche, ordonna au general Kilmaine de porter les divisions Baraguay-d'Hilliers et Victor sur le bord des lagunes. Ses determinations, aussi promptes que son courroux, s'executerent sur-le-champ. En un clin d'oeil on vit disparaitre l'antique lion de Saint-Marc des bords de l'Izonzo jusqu'a ceux du Mincio, et partout il fut remplace par l'arbre de la liberte. Des troupes s'avancerent de toutes parts, et le canon francais retentit sur ces rivages, qui depuis si long-temps n'avaient pas entendu le canon ennemi. L'antique ville de Venise, placee au milieu de ses lagunes, pouvait presenter encore des difficultes presque invincibles, meme au general qui venait d'humilier l'Autriche. Toutes les lagunes etaient armees. Elle avait trente-sept galeres, cent soixante-huit barques canonnieres, portant sept cent cinquante bouches a feu, et huit mille cinq cents matelots ou canonniers. Elle avait pour garnison trois mille cinq cents Italiens, et onze mille Esclavons, des vivres pour huit mois, de l'eau douce pour deux, et les moyens de renouveler ces provisions. Nous n'etions pas maitres de la mer; nous n'avions point de barques canonnieres, pour traverser les lagunes; il fallait s'avancer la sonde a la main, le long de ces canaux inconnus pour nous, et sous le feu d'innombrables batteries. Quelque braves et audacieux que fussent les vainqueurs de l'Italie, ils pouvaient etre arretes par de pareils obstacles, et condamnes a un siege de plusieurs mois. Et que d'evenemens aurait pu amener un delai de plusieurs mois! L'Autriche repoussee pouvait rejeter les preliminaires, rentrer dans la lice, ou faire naitre de nouvelles chances. Mais si la situation militaire de Venise presentait ces ressources, son etat interieur ne permettait pas qu'on en fit un usage energique. Comme tous les corps uses, cette aristocratie etait divisee; elle n'avait ni les memes interets, ni les memes passions. La haute aristocratie, maitresse des places, des honneurs, et disposant de grandes richesses, avait moins d'ignorance, de prejuges et de passions, que la noblesse inferieure; elle avait surtout l'ambition du pouvoir. La masse de la noblesse, exclue des emplois, vivant de secours, ignorante et furieuse, avait les veritables prejuges aristocratiques. Unie aux pretres, elle excitait le peuple qui lui appartenait, comme il arrive dans tous les etats ou la classe moyenne n'est pas encore assez puissante pour l'attirer a elle. Ce peuple, compose de marins et d'artisans, dur, superstitieux, et a demi sauvage, etait pret a se livrer a toutes les fureurs. La classe moyenne, composee de bourgeois, de commercans, de gens de loi, de medecins, etc., souhaitant comme partout l'etablissement de l'egalite civile, se rejouissait de l'approche des Francais, mais n'osait pas laisser eclater sa joie, en voyant un peuple qu'on pouvait pousser aux plus grands exces, avant qu'une revolution fut operee. Enfin, a tous ces elemens de division, se joignait une circonstance non moins dangereuse. Le gouvernement venitien etait servi par des Esclavons. Cette soldatesque barbare, etrangere au peuple venitien, et souvent en hostilite avec lui, n'attendait qu'une occasion pour se livrer au pillage, sans le projet de servir aucun parti. Telle etait la situation interieure de Venise. Ce corps use etait pret a se disloquer. Les grands, en possession du gouvernement, etaient effrayes de lutter contre un guerrier comme Bonaparte; quoique Venise put tres bien resister a une attaque, ils n'envisageaient qu'avec epouvante les horreurs d'un siege, les fureurs auxquelles deux partis irrites ne manqueraient pas de se livrer, les exces de la soldatesque esclavonne, les dangers auxquels seraient exposes Venise et ses etablissemens maritimes et commerciaux; ils redoutaient surtout de voir leurs proprietes, toutes situees sur la terre-ferme, sequestrees par Bonaparte, et menacees de confiscation. Ils craignaient meme pour les pensions dont vivait la petite noblesse, et qui seraient perdues si, en poussant la lutte a l'extremite, on s'exposait a une revolution. Ils pensaient qu'en traitant ils pourraient sauver les anciennes institutions de Venise par des modifications; conserver le pouvoir qui est toujours assure aux hommes habitues a le manier; sauver leurs terres, les pensions de la petite noblesse, et eviter a la ville les horreurs du sac et du pillage. En consequence, ces hommes qui n'avaient ni l'energie de leurs ancetres, ni les passions de la masse nobiliaire, songerent a traiter. Les principaux membres du gouvernement se reunirent chez le doge. C'etaient les six conseillers du doge, les trois presidens de la garantie criminelle, les six sages-grands, les cinq sages de terre-ferme, les cinq sages des ordres, les onze sages sortis du conseil, les trois chefs du conseil des dix, les trois avogadori. Cette assemblee extraordinaire, et contraire meme aux usages, avait pour but de pourvoir au salut de Venise. L'epouvante y regnait. Le doge, vieillard affaibli par l'age, avait les yeux remplis de larmes. Il dit qu'on n'etait pas assure cette nuit meme de dormir tranquillement dans son lit. Chacun fit differentes propositions. Un membre proposait de se servir du banquier Haller pour gagner Bonaparte. On trouva la proposition ridicule et vaine. D'ailleurs l'ambassadeur Quirini avait ordre de faire a Paris tout ce qu'il pourrait, et d'acheter meme des voix au directoire, s'il etait possible. D'autres proposerent de se defendre. On trouva la proposition imprudente, et digne de tetes folles et jeunes. Enfin on s'arreta a l'idee de proposer au grand conseil une modification a la constitution, afin d'apaiser Bonaparte par ce moyen. Le grand conseil, compose ordinairement de toute la noblesse, et representant la nation venitienne, fut convoque. Six cent dix-neuf membres, c'est-a-dire un peu plus de la moitie, furent presens. La proposition fut faite au milieu d'un morne silence. Deja cette question avait ete agitee, sur une communication du ministre Lallemant au senat; et on avait decide alors de renvoyer les modifications a d'autres temps. Mais cette fois on sentit qu'il n'etait plus possible de recourir a des moyens dilatoires. La proposition du doge fut adoptee par cinq cent quatre-vingt-dix-huit voix. Elle portait que deux commissaires envoyes par le senat, seraient autorises a negocier avec le general Bonaparte, et a traiter meme des objets qui etaient de la competence du grand conseil, c'est-a-dire des objets constitutionnels, sauf ratification. Les deux commissaires partirent sur-le-champ et trouverent Bonaparte sur le bord des lagunes, au pont de Marghera. Il disposait ses troupes, et les artilleurs francais echangeaient deja des boulets avec les canonnieres venitiennes. Les deux commissaires lui remirent la deliberation du grand conseil. Un instant il parut frappe de cette determination; puis, reprenant un ton brusque, il leur dit: "Et les trois inquisiteurs d'etat, et le commandant du Lido, sont-ils arretes? Il me faut leurs tetes. Point de traite jusqu'a ce que le sang francais soit venge. Vos lagunes ne m'effraient pas; je les trouve telles que je l'avais prevu. Dans quinze jours je serai a Venise. Vos nobles ne se deroberont a la mort qu'en allant comme les emigres francais trainer leur misere par toute la terre." Les deux commissaires firent tous leurs efforts pour obtenir un delai de quelques jours, afin de convenir des satisfactions qu'il desirait. Il ne voulait accorder que vingt-quatre heures. Cependant il consentit a accorder six jours de suspension d'armes, pour donner aux commissaires venitiens le temps de venir le rejoindre a Mantoue, avec l'adhesion du grand conseil a toutes les conditions imposees. Bonaparte, satisfait d'avoir jete l'epouvante chez les Venitiens, ne voulait pas en venir a des hostilites reelles, parce qu'il appreciait la difficulte d'emporter les lagunes, et qu'il prevoyait une intervention de l'Autriche. Un article des preliminaires portait que tout ce qui etait relatif a Venise serait regle d'accord avec la France et l'Autriche. S'il y entrait de vive force, on se plaindrait a Vienne de la violation des preliminaires, et de toutes manieres il lui convenait mieux de les amener a se soumettre. Satisfait de les avoir effrayes, il partit pour Mantoue et Milan, ne doutant pas qu'ils ne vinssent bientot faire leur soumission pleine et entiere. L'assemblee de tous les membres du gouvernement, qui s'etait deja formee chez le doge, se reunit de nouveau pour entendre le rapport des commissaires. Il n'y avait plus moyen de resister aux exigences du general; il fallait consentir a tout, car le peril devenait chaque jour plus imminent. On disait que la bourgeoisie conspirait et voulait egorger la noblesse, que les Esclavons allaient profiter de l'occasion pour piller la ville. On convint de faire une nouvelle proposition au grand conseil, tendante a accorder tout ce que demandait le general Bonaparte. Le 15 floreal (4 mai), le grand conseil fut assemble de nouveau. A la majorite de sept cent quatre voix contre dix, il decida que les commissaires seraient autorises a traiter a toutes conditions avec le general Bonaparte, et qu'une procedure serait commencee sur-le-champ contre les trois inquisiteurs d'etat et le commandant du Lido. Les commissaires, munis de ces nouveaux pouvoirs, suivirent Bonaparte a Milan pour aller mettre l'orgueilleuse constitution venitienne a ses pieds. Mais six jours ne suffisaient pas, et la treve devait expirer avant qu'ils eussent pu s'entendre avec le general. Pendant ce temps la terreur allait croissant dans Venise. Un instant on fut tellement epouvante, qu'on autorisa le commandant des lagunes a capituler avec les generaux francais, charges du commandement en l'absence de Bonaparte. On lui recommanda seulement l'independance de la republique, la religion, la surete des personnes et des ambassadeurs etrangers, les proprietes publiques et particulieres, la monnaie, la banque, l'arsenal, les archives. Cependant on obtint des generaux francais une prolongation de la treve, pour donner aux envoyes venitiens le temps de negocier avec Bonaparte. L'arrestation des trois inquisiteurs d'etat avait desorganise la police de Venise. Les plus influens personnages de la bourgeoisie s'agitaient, et manifestaient ouvertement l'intention d'agir, pour hater la chute de l'aristocratie. Ils entouraient le charge d'affaires de France, Villetard, qui etait reste a Venise apres le depart du ministre Lallemant, et qui etait un ardent patriote. Ils cherchaient et esperaient en lui un soutien pour leurs projets. En meme temps les Esclavons se livraient a l'indiscipline et faisaient craindre les plus horribles exces. Ils avaient eu des rixes avec le peuple de Venise, et la bourgeoisie semblait elle-meme exciter ces rixes, qui amenaient la division dans les forces du parti aristocratique. Le 20 floreal (9 mai), la terreur fut portee a son comble. Deux membres tres influens du parti revolutionnaire, les nommes Spada et Zorzi, entrerent en communication avec quelques-uns des personnages qui composaient la reunion extraordinaire formee chez le doge. Ils insinuerent qu'il fallait s'adresser au charge d'affaires de France, et s'entendre avec lui pour preserver Venise des malheurs qui la menacaient. Donat et Battaglia, deux patriciens qu'on a deja vus figurer, s'adresserent a Villetard le 9 mai. Ils lui demanderent quels seraient, dans le peril actuel, les moyens les plus propres a sauver Venise. Celui-ci repondit qu'il n'etait nullement autorise a traiter par le general en chef, mais que si on lui demandait son avis personnel, il conseillait les mesures suivantes: l'embarquement et le renvoi des Esclavons; l'institution d'une garde bourgeoise; l'introduction de quatre mille Francais dans Venise, et l'occupation par eux de tous les points fortifies; l'abolition de l'ancien gouvernement; son remplacement par une municipalite de trente-six membres choisis dans toutes les classes et ayant le doge actuel pour maire; l'elargissement de tous les prisonniers pour cause d'opinion. Villetard ajouta que sans doute a ce prix le general Bonaparte accorderait la grace des trois inquisiteurs d'etat et du commandant du Lido. Ces propositions furent portees au conseil reuni chez le doge. Elles etaient bien graves, puisqu'elles entrainaient une entiere revolution dans Venise. Mais les chefs du gouvernement craignaient une revolution ensanglantee par les projets du parti reformateur, par les fureurs populaires et par la cupidite des Esclavons. Deux d'entre eux firent une vive resistance. Pezaro dit qu'ils devaient se retirer en Suisse avant de consommer eux-memes la ruine de l'antique gouvernement venitien. Cependant les resistances furent ecartees, et il fut resolu que ces propositions seraient presentees au grand conseil. La convocation fut fixee au 23 floreal (12 mai). En attendant, on paya aux Esclavons la solde arrieree, et on les embarqua pour les renvoyer en Dalmatie. Mais le vent contraire les retint dans le port, et leur presence dans les eaux de Venise ne fit qu'entretenir le trouble et la terreur. Le 23 floreal (12 mai), le grand conseil fut reuni avec appareil pour voter l'abolition de cette antique aristocratie. Un peuple immense etait reuni. D'une part, on apercevait la bourgeoisie joyeuse enfin de voir le pouvoir de ses maitres renverse; et d'autre part, le peuple excite par la noblesse, pret a se precipiter sur ceux qu'il regardait comme les instigateurs de cette revolution. Le doge prit la parole en versant des larmes, et proposa au grand conseil d'abdiquer sa souverainete. Tandis qu'on allait deliberer, on entendit tirer des coups de fusil. La noblesse se crut menacee d'un massacre. "Aux voix! aux voix!" s'ecria-t-on de toutes parts. Cinq cent douze suffrages voterent l'abolition de l'ancien gouvernement. D'apres les statuts, il en aurait fallu six cents. Il y eut douze suffrages contraires, et cinq nuls. Le grand conseil rendit la souverainete a la nation venitienne tout entiere; il vota l'institution d'une municipalite, et l'etablissement d'un gouvernement provisoire, compose de deputes de tous les etats venitiens; il consolida la dette publique, les pensions accordees aux nobles pauvres, et decreta l'introduction des troupes francaises dans Venise. A peine cette deliberation fut-elle prise, qu'un pavillon fut hisse a une fenetre du palais. A cette vue, la bourgeoisie fut dans la joie; mais le peuple furieux, portant l'image de Saint-Marc, parcourant les rues de Venise, attaqua les maisons des habitans accuses d'avoir arrache cette determination a la noblesse venitienne. Les maisons de Spada et de Zorzi furent pillees et saccagees; le desordre fut porte au comble, et on craignit un horrible bouleversement. Cependant un certain nombre d'habitans interesses a la tranquillite publique se reunirent, mirent a leur tete un vieux general maltais nomme Salembeni, qui avait ete long-temps persecute par l'inquisition d'etat, et fondirent sur les perturbateurs. Apres un combat au pont de Rialto, ils les disperserent, et retablirent l'ordre et la tranquillite. Les Esclavons furent enfin embarques et renvoyes apres de grands exces commis dans les villages du Lido et de Malamocco. La nouvelle municipalite fut instituee; et, le 27 floreal (16 mai), la flottille alla chercher une division de quatre mille Francais, qui s'etablit paisiblement dans Venise. Tandis que ces choses se passaient a Venise, Bonaparte signait a Milan, et le meme jour, avec les plenipotentiaires venitiens, un traite conforme en tout a la revolution qui venait de s'operer. Il stipulait l'abdication de l'aristocratie, l'institution d'un gouvernement provisoire, l'introduction d'une division francaise a titre de protection, la punition des trois inquisiteurs d'etat et du commandant du Lido. Des articles secrets stipulaient en outre des echanges de territoire, une contribution de 3 millions en argent, de 3 millions en munitions navales, et l'abandon a la France de trois vaisseaux de guerre et de deux fregates. Ce traite devait etre ratifie par le gouvernement de Venise; mais la ratification devenait impossible, puisque l'abdication avait deja eu lieu, et elle etait inutile, puisque tous les articles du traite etaient deja executes. La municipalite provisoire ne crut pas moins devoir ratifier le traite. Bonaparte, sans se compromettre avec l'Autriche, sans se donner les horribles embarras d'un siege, en etait donc venu a ses fins. Il avait renverse l'aristocratie absurde qui l'avait trahi, il avait place Venise dans la meme situation que la Lombardie, le Modenois, le Bolonais, le Ferrarais; maintenant il pouvait, sans aucun embarras, faire tous les arrangemens de territoire qui lui paraitraient convenables. En cedant a l'empereur toute la terre-ferme qui s'etend de l'Izonzo a l'Oglio, il avait le moyen d'indemniser Venise, en lui donnant Bologne, Ferrare et la Romagne, qui faisaient actuellement partie de la Cispadane. Ce n'etait pas replacer ces provinces sous le joug que de les donner a Venise revolutionnee. Restaient ensuite le duche de Modene et la Lombardie, dont il etait facile de composer une seconde republique, alliee de la premiere. Il y avait encore mieux a faire, c'etait, si on pouvait faire cesser les rivalites locales, de reunir toutes les provinces affranchies par les armes francaises, et de composer avec la Lombardie, le Modenois, le Bolonais, le Ferrarais, la Romagne, la Polesine, Venise et les iles de la Grece, une puissante republique, qui dominerait a la fois le continent et les mers de l'Italie. Les articles secrets relatifs aux 3 millions en munitions navales, et aux trois vaisseaux et deux fregates, etaient un moyen de mettre la main sur toute la marine venitienne. Le vaste esprit de Bonaparte, dont la prevoyance se portait sur tous les objets a la fois, ne voulait pas qu'il nous arrivat avec les Venitiens ce qui nous etait arrive avec les Hollandais, c'est-a-dire que les officiers de la marine, ou les commandans des iles, mecontens de la revolution, livrassent aux Anglais les vaisseaux et les iles qui etaient sous leur commandement. Il tenait surtout beaucoup aux importantes iles venitiennes de la Grece, Corfou, Zante, Cephalonie, Sainte-Maure, Cerigo. Sur-le-champ il donna des ordres pour les faire occuper. Il ecrivit a Toulon pour qu'on lui envoyat par terre un certain nombre de marins, promettant de les defrayer et de les equiper a leur arrivee a Venise. Il demanda au directoire des ordres pour que l'amiral Brueys appareillat sur-le-champ avec six vaisseaux, afin de venir rallier toute la marine venitienne, et d'aller s'emparer des iles de la Grece. Il fit partir de son chef deux millions pour Toulon, afin que l'ordonnateur de la marine ne fut pas arrete par le defaut de fonds. Il passa encore ici par dessus les reglemens de la tresorerie, pour ne pas subir de delai. Cependant, craignant que Brueys n'arrivat trop tard, il reunit la petite flottille qu'il avait dans l'Adriatique aux vaisseaux trouves dans Venise, mela les equipages venitiens aux equipages francais, placa a bord deux mille hommes de troupes, et les fit partir sur-le-champ pour s'emparer des iles. Il s'assurait ainsi la possession des postes les plus importans dans le Levant et l'Adriatique, et prenait une position qui, devenant tous les jours plus imposante, devait influer singulierement sur les negociations definitives avec l'Autriche. La revolution faisait tous les jours de nouveaux progres, depuis que la signature des preliminaires de Leoben avait fixe le sort de l'Italie, et y avait assure l'influence francaise. Il etait certain maintenant que la plus grande partie de la Haute-Italie serait constituee en republique democratique. C'etait un exemple seduisant, et qui agitait le Piemont, le duche de Parme, la Toscane, les Etats du pape. Le general francais n'excitait personne, mais semblait pret a accueillir ceux qui se jetteraient dans ses bras. A Genes, les tetes etaient fort exaltees contre l'aristocratie, moins absurde et moins affaiblie que celle de Venise, mais plus obstinee encore, s'il etait possible. La France, comme on a vu, avait traite avec elle pour assurer ses derrieres, et s'etait bornee a exiger 2 millions d'indemnites, 2 millions en pret, et le rappel des familles exilees pour leur attachement a la France. Mais le parti patriote ne garda plus de mesure des que Bonaparte eut impose la paix a l'Autriche. Il se reunissait chez un nomme Morandi, et y avait forme un club extremement violent. Une petition y fut redigee et presentee au doge, pour demander des modifications a la constitution. Le doge fit former une commission pour examiner cette proposition. Dans l'intervalle, on s'agita. Les bourgeois de Genes et les jeunes gens, a tete ardente se concerterent, et se tinrent prets a une prise d'armes. De leur cote, les nobles, aides par les pretres, exciterent le menu-peuple, et armerent les charbonniers et les porte-faix. Le ministre de France, homme doux et modere, contenait plutot qu'il n'excitait le parti patriote. Mais le 22 mai, quand les evenemens de Venise furent connus, les _Morandistes_, comme on les appelait, se montrerent en armes, et voulurent s'emparer des postes principaux de la ville. Un combat des plus violens s'engagea. Les patriotes, qui avaient a faire a tout le peuple, furent battus et souffrirent de cruelles violences. Le peuple victorieux se porta a beaucoup d'exces, et ne menagea pas les familles francaises, dont beaucoup furent maltraitees. Le ministre de France ne fut lui-meme respecte que parce que le doge eut soin de lui envoyer une garde. Des que Bonaparte apprit ces evenemens, il vit qu'il ne pouvait plus differer d'intervenir. Il envoya son aide-de-camp Lavalette pour reclamer les Francais detenus, pour demander des reparations a leur egard, et surtout pour exiger l'arrestation des trois inquisiteurs d'etat, accuses d'avoir mis les armes aux mains du peuple. Le parti patriote, soutenu par cette influence puissante, se rallia, reprit le dessus, et obligea l'aristocratie genoise a abdiquer, comme avait fait celle de Venise. Un gouvernement provisoire fut installe, et une commission envoyee a Bonaparte, pour s'entendre avec lui sur la constitution qu'il convenait de donner a la republique de Genes. Ainsi, apres avoir en deux mois soumis le pape, passe les Alpes Juliennes, impose la paix a l'Autriche, repasse les Alpes et puni Venise, Bonaparte etait a Milan, exercant une autorite supreme sur toute l'Italie, attendant, sans la presser, la marche de la revolution, faisant travailler a la constitution des provinces affranchies, se creant une marine dans l'Adriatique, et rendant sa situation toujours plus imposante pour l'Autriche. Les preliminaires de Leoben avaient ete approuves a Paris et a Vienne; l'echange des ratifications avait ete fait entre Bonaparte et M. de Gallo, et on attendait incessamment l'ouverture des conferences pour la paix definitive. Bonaparte a Milan, simple general de la republique, etait plus influent que tous les potentats de l'Europe. Des courriers arrivant et partant sans cesse, annoncaient que c'etait la que les destinees du monde venaient aboutir. Les Italiens enthousiastes attendaient des heures entieres pour voir le general sortir du palais Serbelloni. De jeunes et belles femmes entouraient madame Bonaparte, et lui composaient une cour brillante. Deja commencait cette existence extraordinaire qui a ebloui et domine le monde. CHAPITRE IX. SITUATION EMBARRASSANTE DE L'ANGLETERRE APRES LES PRELIMINAIRES DE PAIX AVEC L'AUTRICHE; NOUVELLES PROPOSITIONS DE PAIX; CONFERENCES DE LILLE.--ELECTIONS DE L'AN V.--PROGRES DE LA REACTION CONTRE-REVOLUTIONNAIRE.--LUTTE DES CONSEILS AVEC LE DIRECTOIRE.--ELECTION DE BARTHELEMY AU DIRECTOIRE, EN REMPLACEMENT DE LETOURNEUR, DIRECTEUR SORTANT.--NOUVEAUX DETAILS SUR LES FINANCES DE L'AN V.--MODIFICATIONS DANS LEUR ADMINISTRATION PROPOSEES PAR L'OPPOSITION.--RENTREE DES PRETRES ET DES EMIGRES.--INTRIGUES ET COMPLOT DE LA FACTION ROYALISTE.--DIVISION ET FORCES DES PARTIS.--DISPOSITIONS POLITIQUES DES ARMEES. La conduite de Bonaparte a l'egard de Venise etait hardie, mais renfermee neanmoins dans la limite des lois. Il avait motive le manifeste de Palma-Nova sur la necessite de repousser les hostilites commencees; et avant que les hostilites se changeassent en une guerre declaree, il avait conclu un traite qui dispensait le directoire de soumettre la declaration de guerre aux deux conseils. De cette maniere, la republique de Venise avait ete attaquee, detruite et effacee de l'Europe, sans que le general eut presque consulte le directoire, et le directoire les conseils. Il ne restait plus qu'a notifier le traite. Genes avait de meme ete revolutionnee, sans que le gouvernement parut consulte; et tous ces faits, qu'on attribuait au general Bonaparte beaucoup plus qu'ils ne lui appartenaient reellement, donnaient de sa puissance en Italie, et du pouvoir qu'il s'arrogeait, une idee extraordinaire. Le directoire jugeait en effet que le general Bonaparte avait tranche beaucoup de questions; cependant il ne pouvait lui reprocher d'avoir outre-passe materiellement ses pouvoirs; il etait oblige de reconnaitre l'utilite et l'a-propos de toutes ses operations, et il n'aurait pas ose desapprouver un general victorieux, et revetu d'une si grande autorite sur les esprits. L'ambassadeur de Venise a Paris, M. Quirini, avait employe tous les moyens possibles aupres du directoire pour gagner des voix en faveur de sa patrie. Il se servit d'un Dalmate, intrigant adroit, qui s'etait lie avec Barras, pour gagner ce directeur. Il parait qu'une somme de 600,000 francs en billets fut donnee, a la condition de defendre Venise dans le directoire. Mais Bonaparte, instruit de l'intrigue, la denonca. Venise ne fut pas sauvee, et le paiement des billets fut refuse. Ces faits, connus du directoire, y amenerent des explications, et meme un commencement d'instruction; mais on finit par les etouffer. La conduite de Bonaparte en Italie fut approuvee, et les premiers jours qui suivirent la nouvelle des preliminaires de Leoben furent consacres a la joie la plus vive. Les ennemis de la revolution et du directoire, qui avaient tant invoque la paix, pour avoir un pretexte d'accuser le gouvernement, furent tres faches au fond d'en voir signer les preliminaires. Les republicains furent au comble de leur joie. Ils auraient desire sans doute l'entier affranchissement de l'Italie; mais ils etaient charmes de voir la republique reconnue par l'empereur, et en quelque sorte consacree par lui. La grande masse de la population se rejouissait de voir finir les horreurs de la guerre, et s'attendait a une reduction dans les charges publiques. La seance ou les conseils recurent la notification des preliminaires fut une scene d'enthousiasme. On declara que les armees d'Italie, du Rhin et de Sambre-et-Meuse, avaient bien merite de la patrie et de l'humanite, en conquerant la paix par leurs victoires. Tous les partis prodiguerent au general Bonaparte les expressions du plus vif enthousiasme, et on proposa de lui donner le surnom d'_Italique_, comme a Rome on avait donne a Scipion celui d'_africain_. Avec l'Autriche, le continent etait soumis. Il ne restait plus que l'Angleterre a combattre; et, reduite a elle-meme, elle courait de veritables perils. Hoche, arrete a Francfort au moment des plus beaux triomphes, etait impatient de s'ouvrir une nouvelle carriere. L'Irlande l'occupait toujours, il n'avait nullement renonce a son projet de l'annee precedente. Il avait pres de quatre-vingt mille hommes entre le Rhin et la Nidda; il en avait laisse environ quarante mille dans les environs de Brest; l'escadre armee dans ce port etait encore toute prete a mettre a la voile. Une flotte espagnole reunie a Cadix n'attendait qu'un coup de vent, qui obligeat l'amiral anglais Jewis a s'eloigner, pour sortir de la rade, et venir dans la Manche combiner ses efforts avec ceux de la marine francaise. Les Hollandais etaient enfin parvenus aussi a reunir une escadre, et a reorganiser une partie de leur armee. Hoche pouvait donc disposer de moyens immenses pour soulever l'Irlande. Il se proposait de detacher vingt mille hommes de l'armee de Sambre-et-Meuse, et de les acheminer vers Brest, pour y etre embarques de nouveau. Il avait choisi ses meilleures troupes pour cette grande operation, but de toutes ses pensees. Il se rendit aussi en Hollande en gardant le plus grand incognito, et en faisant repandre le bruit qu'il etait alle passer quelques jours dans sa famille. La, il veilla de ses yeux a tous les preparatifs. Dix-sept mille Hollandais d'excellentes troupes furent embarques sur une flotte, et n'attendaient qu'un signal pour venir se reunir a l'expedition preparee a Brest. Si a ces moyens venaient se joindre ceux des Espagnols, l'Angleterre etait menacee, comme on le voit, de dangers incalculables. Pitt etait dans la plus grande epouvante. La defection de l'Autriche, les preparatifs faits au Texel et a Brest, l'escadre reunie a Cadix, et qu'un coup de vent pouvait debloquer, toutes ces circonstances etaient alarmantes. L'Espagne et la France travaillaient aupres du Portugal, pour le contraindre a la paix, et on avait encore a craindre la defection de cet ancien allie. Ces evenemens avaient sensiblement affecte le credit, et amene une crise longtemps prevue, et souvent predite. Le gouvernement anglais avait toujours eu recours a la banque, et en avait tire des avances enormes, soit en lui faisant acheter des rentes, soit en lui faisant escompter les bons de l'echiquier. Elle n'avait pu fournir a ces avances que par d'abondantes emissions de billets. L'epouvante s'emparant des esprits, et le bruit s'etant repandu que la banque avait fait au gouvernement des prets considerables, tout le monde courut pour convertir ses billets en argent. Aussi, des le mois de mars, au moment ou Bonaparte s'avancait sur Vienne, la banque se vit-elle obligee de demander la faculte de suspendre ses paiemens. Cette faculte lui fut accordee, et elle fut dispensee de remplir une obligation devenue inexecutable, mais son credit et son existence n'etaient pas sauves pour cela. Sur-le-champ on publia le compte de son actif et de son passif. L'actif etait de 17,597,280 livres sterling; le passif de 13,770,390 livres sterling. Il y avait donc un surplus dans son actif de 3,826,890 livres sterling. Mais on ne disait pas combien dans cet actif il entrait de creances sur l'etat. Tout ce qui consistait ou en lingots ou en lettres de change de commerce etait fort sur; mais les rentes, les bons de l'echiquier, qui faisaient la plus grande partie de l'actif, avaient perdu credit avec la politique du gouvernement. Les billets perdirent sur-le-champ plus de quinze pour cent. Les banquiers demanderent a leur tour la faculte de payer en billets, sous peine d'etre obliges de suspendre leurs paiemens. Il etait naturel qu'on leur accordat la meme faveur qu'a la banque, et il y avait meme justice a le faire, car c'etait la banque qui, en refusant de remplir ses engagemens en argent, les mettait dans l'impossibilite d'acquitter les leurs de cette maniere. Mais des lors on donnait aux billets cours force de monnaie. Pour eviter cet inconvenient, les principaux commercans de Londres se reunirent, et donnerent une preuve remarquable d'esprit public et d'intelligence. Comprenant que le refus d'admettre en paiement les billets de la banque amenerait une catastrophe inevitable, dans laquelle toutes les fortunes auraient egalement a souffrir, ils resolurent de la prevenir, et ils convinrent d'un commun accord de recevoir les billets en paiement. Des cet instant, l'Angleterre entra dans la voie du papier-monnaie. Il est vrai que ce papier-monnaie, au lieu d'etre force, etait volontaire; mais il n'avait que la solidite du papier, et il dependait eminemment de la conduite politique du cabinet. Pour le rendre plus propre au service de monnaie, on le divisa en petites sommes. On autorisa la banque dont les moindres billets etaient de 5 livres sterling (98 ou 100 francs), a en emettre de 20 et 40 schellings (24 et 48 francs). C'etait un moyen de les faire servir au paiement des ouvriers. Quoique le bon esprit du commerce anglais eut rendu cette catastrophe moins funeste qu'elle aurait pu l'etre, cependant la situation n'en etait pas moins tres perilleuse; et, pour qu'elle ne devint pas tout a fait desastreuse, il fallait desarmer la France, et empecher que les escadres espagnole, francaise et hollandaise, ne vinssent allumer un incendie en Irlande. La famille royale etait toujours aussi ennemie de la revolution et de la paix; mais Pitt, qui n'avait d'autre vue que l'interet de l'Angleterre, regardait, dans le moment, un repit comme indispensable. Que la paix fut ou non definitive, il fallait un instant de repos. Entierement d'accord sur ce point avec lord Grenville, il decida le cabinet a entamer une negociation sincere, qui procurat deux ou trois ans de relache aux ressorts trop tendus de la puissance anglaise. Il ne pouvait plus etre question de disputer les Pays-Bas, aujourd'hui cedes par l'Autriche; il ne s'agissait plus que de disputer sur les colonies, et des lors il y avait moyen et espoir de s'entendre. Non-seulement la situation indiquait l'intention de traiter, mais le choix du negociateur la prouvait aussi. Lord Malmesbury etait encore designe cette fois, et, a son age, on ne l'aurait pas employe deux fois de suite dans une vaine representation. Lord Malmesbury, celebre par sa longue carriere diplomatique, et par sa dexterite comme negociateur, etait fatigue des affaires, et voulait s'en retirer, mais apres une negociation heureuse et brillante. Aucune ne pouvait etre plus belle que la pacification avec la France apres cette horrible lutte; et, s'il n'avait eu la certitude que son cabinet voulait la paix, il n'aurait pas consenti a jouer un role de parade, qui devenait ridicule en se repetant. Il avait recu, en effet, des instructions secretes qui ne lui laissaient aucun doute. Le cabinet anglais fit demander des passe-ports pour son negociateur; et, d'un commun accord, le lieu des conferences fut fixe non a Paris, mais a Lille. Le directoire aimait mieux recevoir le ministre anglais dans une ville de province, parce qu'il craignait moins ses intrigues. Le ministre anglais, de son cote, desirait n'etre pas en presence d'un gouvernement dont les formes avaient quelque rudesse, et preferait traiter par l'intermediaire de ses negociateurs. Lille fut donc le lieu choisi, et de part et d'autre on prepara une legation solennelle. Hoche n'en dut pas moins continuer ses preparatifs avec vigueur, pour donner plus d'autorite aux negociateurs francais. Ainsi la France, victorieuse de toutes parts, etait en negociation avec les deux grandes puissances europeennes, et touchait a la paix generale. Des evenemens aussi heureux et aussi brillans auraient du ne laisser place qu'a la joie dans tous les coeurs; mais les elections de l'an V venaient de donner a l'opposition des forces dangereuses. On a vu combien les adversaires du directoire s'agitaient a l'approche des elections. La faction royaliste avait beaucoup influe sur leur resultat. Elle avait perdu trois de ses agens principaux, par l'arrestation de Brottier, Laville-Heurnois et Duverne de Presle; mais c'etait un petit dommage, car la confusion etait si grande chez elle, que la perte de ses chefs n'y pouvait guere ajouter. Il existait toujours deux associations, l'une composee des hommes devoues et capables de prendre les armes, l'autre des hommes douteux, propres seulement a voter dans les elections. L'agence de Lyon etait restee intacte. Pichegru, conspirant a part, correspondait toujours avec le ministre anglais Wickam et le prince de Conde. Les elections, influencees par ces intrigans de toute espece, et surtout par l'esprit de reaction, eurent le resultat qu'on avait prevu. La presque totalite du second tiers fut formee, comme le premier, d'hommes qui etaient ennemis du directoire, ou par devouement a la royaute, ou par haine de la terreur. Les partisans de la royaute etaient, il est vrai, fort peu nombreux; mais ils allaient se servir, suivant l'usage, des passions des autres. Pichegru fut nomme depute dans le Jura. A Colmar on choisit le nomme Chemble, employe a la correspondance avec Wickam; a Lyon, Imbert-Colomes, l'un des membres de l'agence royaliste dans le Midi, et Camille Jordan, jeune homme qui avait de bons sentimens, une imagination vive, et une ridicule colere contre le directoire; a Marseille, le general Willot, qui avait ete tire de l'armee de l'Ocean pour aller commander dans le departement des Bouches-du-Rhone, et qui, loin de contenir les partis, s'etait laisse gagner, peut-etre a son insu, par la faction royaliste; a Versailles, le nomme Vauvilliers, compromis par la conspiration de Brottier, et destine par l'agence a devenir administrateur des subsistances; a Brest, l'amiral Villaret-Joyeuse, brouille avec Hoche, et par suite avec le gouvernement, a l'occasion de l'expedition d'Irlande. On fit encore une foule d'autres choix, tout autant significatifs que ceux-la. Cependant tous n'etaient pas aussi alarmans pour le directoire et pour la republique. Le general Jourdan, qui avait quitte le commandement de l'armee de Sambre-et-Meuse, apres les malheurs de la campagne precedente, fut nomme depute par son departement. Il etait digne de representer l'armee au corps legislatif, et de la venger du deshonneur qu'allait lui imprimer la trahison de Pichegru. Par une singularite assez remarquable, Barrere fut elu par le departement des Hautes-Pyrenees. Les nouveaux elus se haterent d'arriver a Paris. En attendant le 1er prairial, epoque de leur installation, on les entrainait a la reunion de Clichy, qui tous les jours devenait plus violente. Les conseils eux-memes ne gardaient plus leur ancienne mesure. En voyant approcher le moment ou ils allaient etre renforces, les membres du premier tiers commencaient a sortir de la reserve dans laquelle ils s'etaient renfermes pendant quinze mois. Ils avaient marche jusqu'ici a la suite des constitutionnels, c'est-a-dire des deputes qui pretendaient n'etre ni amis ni ennemis du directoire, et qui affectaient de ne tenir qu'a la constitution seule, et de ne combattre le gouvernement que lorsqu'il s'en ecartait. Cette direction avait surtout domine dans le conseil des anciens. Mais a mesure que le jour de la jonction s'approchait, l'opposition dans les cinq-cents commencait a prendre un langage plus menacant. On entendait dire que les anciens avaient trop long-temps mene les cinq-cents, et que ceux-ci devaient sortir de tutelle. Ainsi, dans le club de Clichy comme dans le corps legislatif, le parti qui allait acquerir la majorite laissait eclater sa joie et son audace. Les constitutionnels abuses, comme tous les hommes qui depuis la revolution s'etaient laisses engager dans l'opposition, croyaient qu'ils allaient devenir les maitres du mouvement, et que les nouveaux arrives ne seraient qu'un renfort pour eux. Carnot etait a leur tete. Toujours entraine davantage dans la fausse direction qu'il avait prise, il n'avait cesse d'appuyer au directoire l'avis de la majorite legislative. Particulierement dans la discussion des preliminaires de Leoben, il avait laisse eclater une animosite contenue jusque-la dans les bornes des convenances, et appuye avec un zele qu'on ne devait pas attendre de sa vie passee, les concessions faites a l'Autriche. Carnot, aveugle par son amour-propre, croyait mener a son gre le parti constitutionnel, soit dans les cinq-cents, soit dans les anciens, et ne voyait dans les nouveaux elus que des partisans de plus. Dans son zele a rapprocher les elemens d'un parti dont il esperait etre le chef, il cherchait a se lier avec les plus marquans des nouveaux deputes. Il avait meme devance Pichegru, qui n'avait pour tous les membres du directoire que des procedes malhonnetes, et etait alle le voir. Pichegru, repondant assez mal a ses prevenances, ne lui avait montre que de l'eloignement et presque du dedain. Carnot s'etait lie avec beaucoup d'autres deputes du premier et du second tiers. Son logement au Luxembourg etait devenu le rendez-vous de tous les membres de la nouvelle opposition; et ses collegues voyaient chaque jour arriver chez lui leurs plus irreconciliables ennemis. La grande question etait celle du choix d'un nouveau directeur. C'etait le sort qui devait designer le membre sortant. Si le sort designait Larevelliere-Lepaux, Rewbell ou Barras, la marche du gouvernement etait changee; car le directeur nomme par la nouvelle majorite ne pouvait manquer de voter avec Carnot et Letourneur. On disait que les cinq directeurs s'etaient entendus pour designer celui d'entre eux qui sortirait; que Letourneur avait consenti a resigner ses fonctions, et que le scrutin ne devait etre que simule. C'etait la une supposition absurde, comme toutes celles que font ordinairement les partis. Les cinq directeurs, Larevelliere seul excepte, tenaient beaucoup a leur place. D'ailleurs Carnot et Letourneur, esperant devenir les maitres du gouvernement, si le sort faisait sortir l'un de leurs trois collegues, ne pouvaient consentir a abandonner volontairement la partie. Une circonstance avait pu autoriser ce bruit. Les cinq directeurs avaient stipule entre eux, que le membre sortant recevrait de chacun de ses collegues une indemnite de 10,000 francs, c'est-a-dire 40,000 fr. en tout, ce qui empecherait que les directeurs pauvres ne passassent tout a coup de la pompe du pouvoir a l'indigence. Cet arrangement fit croire que, pour decider Letourneur, ses collegues etaient convenus de lui abandonner une partie de leurs appointemens. Il n'en etait rien cependant. On disait encore que l'on etait convenu de lui faire donner sa demission avant le 1er prairial, pour que la nomination du nouveau directeur se fit avant l'entree du second tiers dans les conseils; combinaison impossible encore avec la presence de Carnot. La societe de Clichy s'agitait beaucoup pour prevenir les arrangemens dont on parlait. Elle imagina de faire presenter une proposition aux cinq-cents, tendante a obliger les directeurs a faire publiquement le tirage au sort. Cette proposition etait inconstitutionnelle, car la constitution ne reglait pas le mode du tirage, et s'en reposait, quant a sa regularite, sur l'interet de chacun des directeurs; cependant elle passa dans les conseils. Le directeur Larevelliere-Lepaux, peu ambitieux, mais ferme, representa a ses collegues que cette mesure etait un empietement sur leurs attributions, et les engagea a n'en pas reconnaitre la legalite. Le directoire repondit, en effet, qu'il ne l'executerait pas, vu qu'elle etait inconstitutionnelle. Les conseils lui repliquerent qu'il n'avait pas a juger une decision du corps legislatif. Le directoire allait insister, et repondre que la constitution etait mise par un article fondamental sous la sauvegarde de chacun des pouvoirs, et que le pouvoir executif avait l'obligation de ne pas executer une mesure inconstitutionnelle; mais Carnot et Letourneur abandonnerent leurs collegues. Barras, qui etait violent, mais peu ferme, engagea Rewbell et Larevelliere a ceder, et on ne disputa plus sur le mode du tirage. La turbulente reunion de Clichy imagina de nouvelles propositions a faire aux conseils avant le 1er prairial. La plus importante a ses yeux etait le rapport de la fameuse loi du 3 brumaire, qui excluait les parens d'emigres des fonctions publiques, et qui fermait l'entree du corps legislatif a plusieurs membres du premier et du second tiers. La proposition fut faite, en effet, aux cinq-cents, quelques jours avant le 1er prairial, et adoptee au milieu d'une orageuse discussion. Ce succes inespere, meme avant la jonction du second tiers, prouvait l'entrainement que commencait a exercer l'opposition sur le corps legislatif, quoique compose encore de deux tiers conventionnels. Cependant, le parti qui se disait constitutionnel etait plus fort aux anciens. Il etait blesse de la fougue des deputes, qui jusque-la avaient paru recevoir sa direction, et il refusa de rapporter la loi du 3 brumaire. Le 1er prairial arrive, les deux cent cinquante nouveaux elus se rendirent au corps legislatif, et remplacerent deux cent cinquante conventionnels. Sur les sept cent cinquante membres des deux conseils, il n'en resta donc plus que deux cent cinquante appartenant a la grande assemblee qui avait consomme et defendu la revolution. Quand Pichegru parut aux cinq-cents, la plus grande partie de l'assemblee, qui ne savait pas qu'elle avait un traitre dans son sein, et qui ne voyait en lui qu'un general illustre, disgracie par le gouvernement, se leva par un mouvement de curiosite. Sur quatre cent quarante-quatre voix, il en obtint trois cent quatre-vingt-sept pour la presidence. Le parti modere et constitutionnel aurait voulu appeler au bureau le general Jourdan, afin de lui preparer les voies au fauteuil, et de l'y porter apres Pichegru; mais la nouvelle majorite, fiere de sa force, et oubliant deja toute espece de menagement, repoussa Jourdan. Les membres du bureau nommes furent MM. Simeon, Vaublanc, Henri La Riviere, Parisot. L'exclusion de Jourdan etait maladroite, et ne pouvait que blesser profondement les armees. Seance tenante, on abolit l'election des Hautes-Pyrenees, qui avait porte Barrere au corps legislatif. On apprit le resultat du tirage au sort fait au directoire. Par une singularite du hasard, le sort etait tombe sur Letourneur, ce qui confirma davantage l'opinion qui s'etait repandue d'un accord volontaire entre les directeurs[6]. Sur-le-champ on songea a le remplacer. Le choix qu'on allait faire avait beaucoup moins d'importance depuis qu'il ne pouvait plus changer la majorite directoriale; mais c'etait toujours l'appui d'une voix a donner a Carnot; et d'ailleurs, comme on ne connaissait pas bien la pensee de Larevelliere-Lepaux, comme on le savait modere, et qu'il etait un des proscrits de 1793, on se flattait qu'il pourrait, dans certains cas, se rattacher a Carnot, et changer la majorite. Les constitutionnels, qui avaient le desir et l'espoir de modifier la marche du gouvernement sans le detruire, auraient voulu nommer un homme attache au regime actuel, mais prononce contre le directoire, et pret a se rallier a Carnot. Ils proposaient Cochon, le ministre de la police, et l'ami de Carnot. Ils songeaient aussi a Beurnonville; mais, dans le club de Clichy, on etait mal dispose pour Cochon, bien qu'on lui eut accorde d'abord beaucoup de faveur a cause de son energie contre les jacobins. On lui en voulait maintenant de l'arrestation de Brottier, Duverne de Presle et Laville-Heurnois, mais surtout de ses circulaires aux electeurs. On repoussa Cochon et meme Beurnonville. On proposa Barthelemy, notre ambassadeur en Suisse, et le negociateur des traites de paix avec la Prusse et l'Espagne. Ce n'etait certainement pas le diplomate pacificateur qu'on voulait honorer en lui, mais le complice suppose du pretendant et des emigres. Cependant les royalistes, qui esperaient, et les republicains, qui craignaient de trouver en lui un traitre se trompaient egalement. Barthelemy n'etait qu'un homme faible, mediocre, fidele au pouvoir regnant, et n'ayant pas meme la hardiesse necessaire pour le trahir. Pour decider son election, qui rencontrait des obstacles, on repandit qu'il n'accepterait pas, et que sa nomination serait un hommage a l'homme qui avait commence la reconciliation de la France avec l'Europe. Cette fable contribua au succes. Il obtint aux cinq-cents trois cent neuf suffrages, et Cochon deux cent trente. On vit figurer sur la liste des candidats presentes aux anciens, Massena, porte par cent quatre-vingt-sept suffrages; Kleber, par cent soixante-treize; Augereau, par cent trente-neuf. Un nombre de deputes voulaient appeler au gouvernement l'un des generaux divisionnaires les plus distingues dans les armees. [Note 6: On lit dans une foule d'histoires que Letourneur sortit par un arrangement volontaire. Le directeur Larevelliere-Lepaux, dans des memoires precieux et inedits, assure le contraire. Pour qui a connu ce vertueux citoyen, incapable de mentir, son assertion est une preuve suffisante. Mais on n'a plus aucun doute en lisant le memoire de Carnot, ecrit apres le 18 fructidor. Dans ce memoire plein de fiel, et qui est a deplorer pour la gloire de Carnot, il assure que tous ces arrangemens ne sont qu'une vaine supposition. Il n'avait certes aucun interet a justifier ses collegues, contre lesquels il etait plein de ressentiment.] Barthelemy fut elu par les anciens; et, malgre la fable inventee pour lui gagner des voix, il repondit de suite qu'il acceptait les fonctions de directeur. Son introduction au directoire a la place de Letourneur n'y changeait nullement les influences. Barthelemy n'etait pas plus capable d'agir sur ses collegues que Letourneur; il allait voter de la meme maniere, et faire par position ce que Letourneur faisait par devouement a la personne de Carnot. Les membres de la societe de Clichy, _les clichyens_, comme on les appelait, se mirent a l'oeuvre des le 1er prairial, et annoncerent les intentions les plus violentes. Peu d'entre eux etaient dans la confidence des agens royalistes. Lemerer, Mersan, Imbert-Colomes, Pichegru, et peut-etre Willot, etaient seuls dans le secret. Pichegru, d'abord en correspondance avec Conde et Wickam, venait d'etre mis en relation directe avec le pretendant. Il recut de grands encouragemens, de superbes promesses, et de nouveaux fonds, qu'il accepta encore, sans etre plus certain qu'auparavant de l'usage qu'il en pourrait faire. Il promit beaucoup, et dit qu'il fallait, avant de prendre un parti, observer la nouvelle marche des choses. Froid et taciturne, il affectait avec ses complices, et avec tout le monde, le mystere d'un esprit profond et le recueillement d'un grand caractere. Moins il parlait, plus on lui supposait de combinaisons et de moyens. Le plus grand nombre des clichyens ignoraient sa mission secrete. Le gouvernement lui-meme l'ignorait, car Duverne de Presle n'en avait pas le secret, et n'avait pu le lui communiquer. Parmi les clichyens, les uns etaient mus par l'ambition, les autres par un penchant naturel pour l'etat monarchique, le plus grand nombre par les souvenirs de la terreur et par la crainte de la voir renaitre. Reunis par des motifs divers, ils etaient entraines, comme il arrive toujours aux hommes assembles, par les plus ardens d'entre eux. Des le 1er prairial, ils formerent les projets les plus fous. Le premier etait de mettre les conseils en permanence. Ils voulaient ensuite demander l'eloignement des troupes qui etaient a Paris; ils voulaient s'arroger la police de la capitale, en interpretant l'article de la constitution qui donnait au corps legislatif la police du lieu de ses seances, et en traduisant le mot _lieu_ par le mot _ville_; ils voulaient mettre les directeurs en accusation, en nommer d'autres, abroger en masse les lois dites revolutionnaires, c'est-a-dire, abroger, a la faveur de ce mot, la revolution tout entiere. Ainsi, Paris soumis a leur pouvoir, les chefs du gouvernement renverses, l'autorite remise entre leurs mains pour en disposer a leur gre, ils pouvaient tout hasarder, meme la royaute. Cependant ces propositions de quelques esprits emportes furent ecartees. Des hommes plus mesures, voyant qu'elles equivalaient a une attaque de vive force contre le directoire, les combattirent, et en firent prevaloir d'autres. Il fut convenu qu'on se servirait d'abord de la majorite, pour changer toutes les commissions, pour reformer certaines lois, et pour contrarier la marche actuelle du directoire. La tactique legislative fut donc preferee, pour le moment, aux attaques de vive force. Ce plan arrete, on le mit sur-le-champ a execution. Apres avoir annule l'election de Barrere, on rappela cinq membres du premier tiers, qui avaient ete exclus l'annee precedente en vertu de la loi du 3 brumaire. Le refus fait par les anciens de rapporter cette loi ne fut pas un obstacle. Les deputes repousses du corps legislatif furent rappeles comme inconstitutionnellement exclus. C'etaient les nommes Ferrand-Vaillant, Gault, Polissart, Job Ayme (de la Drome), et Marsan, l'un des agens du royalisme. On imagina ensuite une nouvelle maniere de rapporter la loi du 3 brumaire. Le rapport de cette loi ayant ete propose quelques jours auparavant, et rejete par les anciens, ne pouvait plus etre propose avant une annee. On employa une nouvelle forme, et on decida que la loi du 3 brumaire etait rapportee, dans ce qui etait relatif a l'exclusion des fonctions publiques. C'etait presque toute la loi. Les anciens adopterent la resolution sous cette forme. Les membres du nouveau tiers, exclus comme parens d'emigres, ou comme amnisties pour delits revolutionnaires, purent etre introduits. M. Imbert-Colomes de Lyon dut a cette resolution l'avantage d'entrer au corps legislatif. Elle profita aussi a Salicetti, qui avait ete compromis dans les evenemens de prairial, et amnistie avec plusieurs membres de la convention. Nomme en Corse, son election fut confirmee. Par une apparence d'impartialite, les meneurs des cinq-cents firent rapporter une loi du 21 floreal, qui eloignait de Paris les conventionnels non revetus de fonctions publiques. C'etait afin de paraitre abroger toutes les lois revolutionnaires. Ils s'occuperent immediatement de la verification des elections; et, comme il etait naturel de s'y attendre, ils annulaient toutes les elections douteuses quand il s'agissait d'un depute republicain, et les confirmaient quand il s'agissait d'un ennemi de la revolution. Ils firent renouveler toutes les commissions; et, pretendant que tout devait dater du jour de leur introduction au corps legislatif, ils demanderent des comptes de finances jusqu'au 1er prairial. Ils etablirent ensuite des commissions speciales, pour examiner les lois relatives aux emigres, aux pretres, au culte, a l'instruction publique, aux colonies, etc. L'intention de porter la main sur toute chose etait assez evidente. Deux exceptions avaient ete faites aux lois qui bannissaient les emigres a perpetuite: l'une en faveur des ouvriers et cultivateurs que Saint-Just et Lebas avaient fait fuir du Haut-Rhin, pendant leur mission en 1793; l'autre en faveur des individus compromis, et obliges de fuir par suite des evenemens du 31 mai. Les refugies de Toulon, qui avaient livre cette place, et qui s'etaient sauves sur les escadres anglaises, etaient seuls prives du benefice de cette seconde exception. A la faveur de ces deux dispositions, une multitude d'emigres etaient deja rentres. Les uns se faisaient passer pour ouvriers ou cultivateurs du Haut-Rhin, les autres pour proscrits du 31 mai. Les clichyens firent adopter une prorogation du delai accorde aux fugitifs du Haut-Rhin, et prolonger ce delai de six mois. Ils firent decider en outre que les fugitifs toulonnais profiteraient de l'exception accordee aux proscrits du 31 mai. Quoique cette faveur fut meritee pour beaucoup de meridionaux, qui ne s'etaient refugies a Toulon, et de Toulon sur les escadres anglaises, que pour se soustraire a la proscription encourue par les federalistes, neanmoins elle rappelait et semblait amnistier l'attentat le plus criminel de la faction contre-revolutionnaire, et devait indigner les patriotes. La discussion sur les colonies, et sur la conduite des agens du directoire a Saint-Domingue, amena un eclat violent. La commission chargee de cet objet, et composee de Tarbe, Villaret-Joyeuse, Vaublanc, Bourdon (de l'Oise), fit un rapport ou la convention etait traitee avec la plus grande amertume. Le conventionnel Marec y etait accuse de n'avoir pas resiste _a la tyrannie avec l'energie de la vertu_. A ces mots, qui annoncaient l'intention souvent manifestee d'outrager les membres de la convention, tous ceux qui siegeaient encore dans les cinq-cents s'elancerent a la tribune, et demanderent un rapport redige d'une maniere plus digne du corps legislatif. La scene fut des plus violentes. Les conventionnels, appuyes des deputes moderes, obtinrent que le rapport fut renvoye a la commission. Carnot influa sur la commission par le moyen de Bourdon (de l'Oise), et les dispositions du decret projete furent modifiees. D'abord on avait propose d'interdire au directoire la faculte d'envoyer des agens dans les colonies; on lui laissa cette faculte, en limitant le nombre des agens a trois, et la duree de leur mission a dix-huit mois. Santhonax fut rappele. Les constitutionnels, voyant qu'ils avaient pu, en se reunissant aux conventionnels, arreter la fougue des clichyens, crurent qu'ils allaient devenir les moderateurs du corps legislatif. Mais les seances suivantes allaient bientot les detromper. Au nombre des objets les plus importans dont les nouveaux elus de proposaient de s'occuper, etaient le culte et les lois sur les pretres. La commission chargee de cette grave matiere, nomma pour son rapporteur le jeune Camille Jordan, dont l'imagination s'etait exaltee aux horreurs du siege de Lyon, et dont la sensibilite, quoique sincere, n'etait pas sans pretentions. Le rapporteur fit une dissertation fort longue et fort ampoulee sur la liberte des cultes. Il ne suffisait pas, disait-il, de permettre chacun l'exercice de son culte, mais il fallait, pour que la liberte fut reelle, ne rien exiger qui fut en contradiction avec les croyances. Ainsi, par exemple, le serment exige des pretres, quoique ne blessant en rien les croyances, ayant ete neanmoins mal interprete par eux, et regarde comme contraire aux doctrines de l'eglise catholique, ne devait pas leur etre impose. C'etait une tyrannie dont le resultat etait de creer une classe de proscrits, et de proscrits dangereux, parce qu'ils avaient une grande influence sur les esprits, et que, derobes avec empressement aux recherches de l'autorite par le zele pieux des peuples, ils travaillaient dans l'ombre a exciter la revolte. Quant aux ceremonies du culte, il ne suffisait pas de les permettre dans des temples fermes, il fallait, tout en defendant les pompes exterieures qui pouvaient devenir un sujet de trouble, permettre certaines pratiques indispensables. Ainsi les cloches etaient indispensables pour reunir les catholiques a certaines heures; elles etaient partie necessaire du culte; les defendre, c'etait en gener la liberte. D'ailleurs le peuple etait accoutume a ces sons, il les aimait, il n'avait pas encore consenti a s'en passer; et, dans les campagnes, la loi contre les cloches n'avait jamais ete executee. Les permettre, c'etait donc satisfaire a un besoin innocent, et faire cesser le scandale d'une loi inexecutee. Il en etait de meme pour les cimetieres. Tout en interdisant les pompes publiques a tous les cultes, il fallait cependant permettre a chacun d'avoir des lieux fermes, consacres aux sepultures, et dans l'enceinte desquels on pourrait placer les signes propres a chaque religion. En vertu de ces principes, Camille Jordan proposait l'abolition des sermens, l'annulation des lois repressives qui en avaient ete la consequence, la permission d'employer les cloches, et d'avoir des cimetieres dans l'enceinte desquels chaque culte pourrait placer a volonte ses signes religieux sur les tombeaux. Les principes de ce rapport, quoique exposes avec une emphase dangereuse, etaient justes. Il est vrai qu'il n'existe qu'un moyen de detruire les vieilles superstitions, c'est l'indifference et la disette. En souffrant tous les cultes, et n'en salariant aucun, les gouvernemens hateraient singulierement leur fin. La convention avait deja rendu aux catholiques les temples qui leur servaient d'eglises; le directoire aurait bien fait de leur permettre les cloches, les croix dans les cimetieres, et d'abolir l'usage du serment et les lois contre les pretres qui le refusaient. Mais employait-on les veritables formes, choisissait-on le veritable moment, pour presenter de semblables reclamations? Si au lieu d'en faire l'un des griefs du grand proces intente au directoire, on eut attendu un moment plus convenable, donne aux passions le temps de se calmer, au gouvernement celui de se rassurer, on aurait infailliblement obtenu les concessions desirees. Mais par cela seul que les contre-revolutionnaires en faisaient une condition, les patriotes s'y opposaient; car on veut toujours le contraire de ce que veut un ennemi. En entendant le bruit des cloches, ils auraient cru entendre le tocsin de la contre-revolution. Chaque parti veut que l'on comprenne et satisfasse ses passions, et ne veut ni comprendre ni admettre celles du parti contraire. Les patriotes avaient leurs passions composees d'erreurs, de craintes, de haines, qu'il fallait aussi comprendre et menager. Ce rapport fit une sensation extraordinaire, car il touchait aux ressentimens les plus vifs et les plus profonds. Il fut l'acte le plus frappant et le plus dangereux des clichyens, quoique au fond le plus fonde. Les patriotes y repondirent mal, en disant qu'on proposait de recompenser la violation des lois, par l'abrogation des lois violees. Il faut en effet abroger les lois inexecutables. A toutes ces exigences, les clichyens ajouterent des vexations de toute espece contre le directoire, au sujet des finances. C'etait la l'objet important, au moyen duquel ils se proposaient de le tourmenter et de le paralyser. Nous avons expose deja (tome VIII), en donnant l'apercu des ressources financieres pour l'an V (1797), quelles etaient les recettes et les depenses presumees de cette annee. On avait a suffire a 450 millions de depenses ordinaires au moyen des 250 millions de la contribution fonciere, des 50 millions de la contribution personnelle, et des 150 millions du timbre, de l'enregistrement, des patentes, des postes et des douanes. On devait pourvoir aux 550 millions de la depense extraordinaire, avec le dernier quart du prix des biens nationaux soumissionnes l'annee precedente, s'elevant a 100 millions, et exige en billets de la part des acquereurs, avec le produit des bois et du fermage des biens nationaux, l'arriere des contributions, les rescriptions bataves, la vente du mobilier national, differents produits accessoires, enfin avec l'eternelle ressource des biens restant a vendre. Mais tous ces moyens etaient insuffisans, et tres au-dessous de leur valeur presumee. Les recettes et depenses de l'annee n'etant reglees que provisoirement, on avait ordonne la perception sur les roles provisoires, de trois cinquiemes de la contribution fonciere et personnelle. Mais les roles, comme on l'a deja dit, mal faits par les administrations locales, a cause de la variation continuelle des lois fiscales, et surcharges d'emargemens, donnaient lieu a des difficultes sans nombre. La mauvaise volonte des contribuables ajoutait encore a ces difficultes, et la recette etait lente. Outre l'inconvenient d'arriver tard elle etait fort au-dessous de ce qu'on l'avait imaginee. La contribution fonciere faisait prevoir tout au plus 200 millions de produit, au lieu de 250. Les differens revenus, tels que timbre, enregistrement, patentes, douanes et postes, ne faisaient esperer que 100 millions au lieu de 150. Tel etait le deficit dans les revenus ordinaires, destines a faire face a la depense ordinaire. Il n'etait pas moindre dans l'extraordinaire. On avait negocie les bons des acquereurs nationaux pour le prix du dernier quart, avec grand desavantage. Pour ne pas faire les memes pertes sur les rescriptions bataves, on les avait engagees pour une somme tres inferieure a leur valeur. Les biens se vendaient tres lentement, aussi la detresse etait-elle extreme. L'armee d'Italie avait vecu avec les contributions qu'elle levait; mais les armees du Rhin, de Sambre-et-Meuse, de l'interieur, les troupes de la marine, avaient horriblement souffert. Plusieurs fois les troupes s'etaient montrees pretes a se revolter. Les etablissemens publics et les hopitaux etaient dans une horrible penurie. Les fonctionnaires publics ne touchaient pas. Il avait fallu recourir a des expediens de toute espece. Ainsi, comme nous l'avons rapporte (t. VIII), on recourut a des delais, pour l'accomplissement de certaines obligations. On ne payait les rentiers qu'un quart en numeraire, et trois quarts en bons acquittables en biens nationaux, appeles _bons des trois quarts_. Le service de la dette consolidee, de la dette viagere et des pensions, s'elevait a 248 millions; par consequent ce n'etait guere que 62 millions a payer, et la depense ordinaire se trouvait ainsi reduite de 186 millions. Mais malgre cette reduction, la depense n'en etait pas moins au-dessus des recettes. Quoiqu'on eut etabli une distinction entre la depense ordinaire et extraordinaire, on ne l'observait pas dans les paiemens de la tresorerie. On fournissait a la depense extraordinaire avec les ressources destinees a la depense ordinaire; c'est-a-dire, qu'a defaut d'argent pour payer les troupes, ou les fournisseurs qui les nourrissaient, on prenait sur les sommes destinees aux appointemens des fonctionnaires publics, juges, administrateurs de toute espece. Non-seulement on confondait ces deux sortes de fonds, mais on anticipait sur les rentrees, et on delivrait des assignations sur tel ou tel receveur, acquittables avec les premiers fonds qui devaient lui arriver. On donnait aux fournisseurs des ordonnances sur la tresorerie, dont le ministre reglait l'ordre d'acquittement, suivant l'urgence des besoins; ce qui donnait quelquefois lieu a des abus, mais ce qui procurait le moyen de pourvoir au plus presse, et d'empecher souvent tel entrepreneur de se decourager et d'abandonner son service. Enfin, a defaut de toute autre ressource, on delivrait des bons sur les biens nationaux, papier qu'on negociait aux acheteurs. C'etait la le moyen employe, depuis la destruction du papier-monnaie, pour anticiper sur les ventes. De cet etat des finances, il resultait que les fournisseurs de la plus mauvaise espece, c'est-a-dire les fournisseurs aventureux, entouraient seuls le gouvernement, et lui faisaient subir les marches les plus onereux. Ils n'acceptaient qu'a un taux fort bas les papiers qu'on leur donnait, et ils elevaient le prix des denrees a proportion des chances ou des delais du paiement. On etait souvent oblige de faire les arrangemens les plus singuliers pour suffire a certains besoins. Ainsi le ministre de la marine avait achete des farines pour les escadres, a condition que le fournisseur, en livrant les farines a Brest, en donnerait une partie en argent, pour payer la solde aux marins prets a se revolter. Le dedommagement de cette avance de numeraire se trouvait naturellement dans le haut prix des farines. Toutes ces pertes etaient inevitables et resultaient de la situation. Les imputer au gouvernement etait une injustice. Malheureusement la conduite scandaleuse de l'un des directeurs, qui avait une part secrete dans les profits extraordinaires des fournisseurs, et qui ne cachait ni ses prodigalites, ni les progres de sa fortune, fournissait un pretexte a toutes les calomnies. Ce n'etaient pas certainement les benefices honteux d'un individu qui mettaient l'etat dans la detresse, mais on en prenait occasion pour accuser le directoire de ruiner les finances. Il y avait la, pour une opposition violente et de mauvaise foi, une ample matiere a declamations et a mauvais projets. Elle en forma en effet de tres dangereux. Elle avait compose la commission des finances d'hommes de son choix, et fort mal disposes pour le gouvernement. Le premier soin de cette commission fut de presenter aux cinq-cents, par l'organe du rapporteur Gilbert-Desmolieres, un etat inexact de la recette et de la depense. Elle exagera l'une, et diminua fortement l'autre. Obligee de reconnaitre l'insuffisance des ressources ordinaires, telles que la contribution fonciere, l'enregistrement, le timbre, les patentes, les postes, les douanes, elle refusa cependant tous les impots imagines pour y suppleer. Depuis le commencement de la revolution, on n'avait pas pu retablir encore les impots indirects. On proposait un impot sur le sel et le tabac, la commission pretendit qu'il effrayait le peuple; on proposait une loterie, elle la repoussa comme immorale; on proposait un droit de passe sur les routes, elle le trouva sujet a de grandes difficultes. Tout cela etait plus ou moins juste, mais il fallait chercher et trouver des ressources. Pour toute ressource, la commission annonca qu'elle allait s'occuper de discuter un droit de greffe. Quant au deficit des recettes extraordinaires, loin d'y pourvoir, elle chercha a l'aggraver, en interdisant au directoire les expediens au moyen desquels il etait parvenu a vivre au jour le jour. Voici comme elle s'y prit. La constitution avait detache la tresorerie du directoire, et en avait fait un etablissement a part, qui etait dirige par des commissaires independans, nommes par les conseils, et n'ayant d'autre soin que celui de recevoir le revenu, et de payer la depense. De cette maniere le directoire n'avait pas le maniement des fonds de l'etat; il delivrait des ordonnances sur la tresorerie, qu'elle acquittait jusqu'a concurrence des credits ouverts par les conseils. Rien n'etait plus funeste que cette institution, car le maniement des fonds est une affaire d'execution, qui doit appartenir au gouvernement, comme la direction des operations militaires, et dans laquelle les corps deliberans ne peuvent pas plus intervenir que dans l'ordonnance d'une campagne. C'est meme souvent par un maniement adroit et habile qu'un ministre parvient a creer des ressources temporaires, dans un cas pressant. Aussi les deux conseils avaient-ils, l'annee precedente, autorise la tresorerie a faire toutes les negociations commandees par le directoire. La nouvelle commission resolut de couper court aux expediens qui faisaient vivre le directoire, en lui enlevant tout pouvoir sur la tresorerie. D'abord elle voulait qu'il n'eut plus la faculte d'ordonner les negociations de valeurs. Quand il y aurait des valeurs non circulantes a realiser, les commissaires de la tresorerie devaient les negocier eux-memes, sous leur responsabilite personnelle. Elle imagina ensuite d'enlever au directoire le droit de regler l'ordre dans lequel devaient etre acquittees les ordonnances de paiement. Elle proposa aussi de lui interdire des anticipations sur les fonds qui devaient rentrer dans les caisses des departemens. Elle voulait meme que toutes les assignations deja delivrees sur les fonds non rentres, fussent rapportees a la tresorerie, verifiees, et payees a leur tour; ce qui interrompait et annulait toutes les operations deja faites. Elle proposa en outre de rendre obligatoire la distinction etablie entre les deux natures de depenses et de recettes, et d'exiger que la depense ordinaire fut soldee sur la recette ordinaire, et la depense extraordinaire sur la recette extraordinaire; mesure funeste, dans un moment ou il fallait fournir a chaque besoin pressant par les premiers fonds disponibles. A toutes ces propositions, elle en ajouta une derniere, plus dangereuse encore que les precedentes. Nous venons de dire que, les biens se vendant lentement, on anticipait sur leur vente, en delivrant des bons qui etaient recevables en paiement de leur valeur. Les fournisseurs se contentaient de ces bons, qu'ils negociaient ensuite aux acquereurs. Ce papier rivalisait, il est vrai, avec les _bons des trois quarts_ delivres aux rentiers, et en diminuait la valeur par la concurrence. Sous pretexte de proteger les malheureux rentiers contre l'avidite des fournisseurs, la commission proposa de ne plus permettre que les biens nationaux pussent etre payes avec les bons delivres aux fournisseurs. Toutes ces propositions furent adoptees par les cinq-cents, dont la majorite aveuglement entrainee n'observait plus aucune mesure. Elles etaient desastreuses, et menacaient d'interruption tous les services. Le directoire, en effet, ne pouvant plus negocier a son gre les valeurs qu'il avait dans les mains, ne pouvant plus fixer l'ordre des paiemens suivant l'urgence des services, anticiper dans un cas pressant sur les fonds non rentres, prendre sur l'ordinaire pour l'extraordinaire, et enfin emettre un papier volontaire acquittable en biens nationaux, etait prive de tous les moyens qui l'avaient fait vivre jusqu'ici, et lui avaient permis, dans l'impossibilite de satisfaire a tous les besoins, de pourvoir au moins aux plus pressans. Les mesures adoptees, fort bonnes pour etablir l'ordre dans un temps calme, etaient effrayantes dans la situation ou l'on se trouvait. Les constitutionnels firent de vains efforts, dans les cinq-cents, pour les combattre. Elles passerent; et il ne resta plus d'espoir que dans le conseil des anciens. Les constitutionnels, ennemis moderes du directoire, voyaient avec la plus grande peine la marche imprimee au conseil des cinq cents. Ils avaient espere que l'adjonction d'un nouveau tiers leur serait plutot utile que nuisible, qu'elle aurait pour unique effet de changer la majorite, et qu'ils deviendraient les maitres du corps legislatif. Leur chef, Carnot, avait concu les memes illusions; mais les uns et les autres se voyaient entraines bien au-dela du but, et pouvaient s'apercevoir dans cette occasion, comme dans toutes les autres, que derriere chaque opposition se cachait la contre-revolution avec ses mauvaises pensees. Ils avaient beaucoup plus d'influence chez les anciens que chez les cinq-cents, et ils s'efforcerent de provoquer le rejet des resolutions relatives aux finances. Carnot y avait un ami devoue dans le depute Lacuee; il avait aussi des liaisons avec Dumas, ancien membre de la legislative. Il pouvait compter sur l'influence de Portalis, Troncon-Ducoudray, Lebrun, Barbe-Marbois, tous adversaires moderes du directoire, et blamant les emportemens du parti clichyen. Grace aux efforts reunis de ces deputes, et aux dispositions du conseil des anciens, les premieres propositions de Gilbert-Desmolieres, qui interdisaient au directoire de diriger les negociations de la tresorerie, de fixer l'ordre des paiemens, et de confondre l'ordinaire avec l'extraordinaire, furent rejetees. Ce rejet causa une grande satisfaction aux constitutionnels, et en general a tous les hommes moderes qui redoutaient une lutte. Carnot en fut extremement joyeux. Il espera de nouveau qu'on pourrait contenir les clichyens par le conseil des anciens, et que la direction des affaires resterait a ses amis et a lui. Mais ce n'etait la qu'un mediocre palliatif. Le club de Clichy retentit des plus violentes declamations contre les anciens, et de nouveaux projets d'accusation contre le directoire. Gilbert-Desmolieres reprit ses premieres propositions rejetees par les anciens, dans l'espoir de les faire agreer a une seconde deliberation, en les presentant sous une autre forme. Les resolutions de toute espece contre le gouvernement se succederent dans les cinq-cents. On interdit aux deputes de recevoir des places un an avant leur sortie du corps legislatif. Imbert-Colomes, qui correspondait avec la cour de Blankembourg, proposa d'oter au directoire la faculte qu'il tenait d'une loi, d'examiner les lettres venant de l'etranger. Aubry, le meme qui, apres le 9 thermidor, opera une reaction dans l'armee, qui, en 1795, destitua Bonaparte, Aubry proposa d'enlever au directoire le droit de destituer les officiers, ce qui le privait de l'une de ses plus importantes prerogatives constitutionnelles. Il proposa aussi d'ajouter aux douze cents grenadiers composant la garde du corps legislatif, une compagnie d'artillerie et un escadron de dragons, et de donner le commandement de toute cette garde aux inspecteurs de la salle du corps legislatif, proposition ridicule et qui semblait annoncer des preparatifs de guerre. On denonca l'envoi d'un million a l'ordonnateur de la marine de Toulon, envoi que Bonaparte avait fait directement, sans prendre l'intermediaire de la tresorerie, pour hater le depart de l'escadre dont il avait besoin dans l'Adriatique. Ce million fut saisi par la tresorerie, et transporte a Paris. On parla de semblables envois, faits de la meme maniere, de l'armee d'Italie aux armees des Alpes, du Rhin et de Sambre-et-Meuse. On fit un long rapport sur nos relations avec les Etats-Unis; et, quelque raison qu'eut le directoire dans les differends eleves avec cette puissance, on le censura avec amertume. Enfin la fureur de denoncer et d'accuser toutes les operations du gouvernement entraina les clichyens a une derniere demarche, qui fut de leur part une funeste imprudence. Les evenemens de Venise avaient retenti dans toute l'Europe. Depuis le manifeste de Palma-Nova, cette republique avait ete aneantie, et celle de Genes revolutionnee, sans que le directoire eut donne un seul mot d'avis aux conseils. La raison de ce silence etait, comme on l'a vu, dans la rapidite des operations, rapidite telle, que Venise n'etait plus avant qu'on put mettre la guerre en deliberation au corps legislatif. Le traite intervenu depuis n'avait pas encore ete soumis a la discussion, et devait l'etre sous quelques jours. Au reste, c'etait moins du silence du directoire qu'on etait fache, que de la chute des gouvernemens aristocratiques, et des progres de la revolution en Italie. Dumolard, cet orateur diffus, qui depuis pres de deux ans ne cessait de combattre le directoire dans les cinq-cents, resolut de faire une motion relativement aux evenemens de Venise et de Genes. La tentative etait hardie; car on ne pouvait attaquer le directoire sans attaquer le general Bonaparte. Il fallait braver pour cela l'admiration universelle, et une influence devenue colossale depuis que le general avait oblige l'Autriche a la paix, et que, negociateur et guerrier, il semblait regler a Milan les destinees de l'Europe. Tous les clichyens qui avaient conserve quelque raison, firent leurs efforts pour dissuader Dumolard de son projet; mais il persista, et dans la seance du 5 messidor (23 juin), il fit une motion d'ordre sur les evenemens de Venise. "La renommee, dit-il, dont on ne peut comprimer l'essor, a seme partout le bruit de nos conquetes sur les Venitiens, et de la revolution etonnante qui les a couronnees. Nos troupes sont dans leur capitale; leur marine nous est livree; le plus ancien gouvernement de l'Europe est aneanti; il reparait en un clin d'oeil sous des formes democratiques; nos soldats enfin bravent les flots de la mer Adriatique, et sont transportes a Corfou pour achever la revolution nouvelle.... Admettez ces evenemens pour certains, il suit que le directoire a fait en termes deguises la guerre, la paix, et sous quelques rapports, un traite d'alliance avec Venise, et tout cela sans votre concours.... Ne sommes-nous donc plus ce peuple qui a proclame en principe, et soutenu par la force des armes, qu'il n'appartient, sous aucun pretexte, a des puissances etrangeres de s'immiscer dans la forme du gouvernement d'un autre etat? Outrages par les Venitiens, etait-ce a leurs institutions politiques que nous avions le droit de declarer la guerre? Vainqueurs et conquerans, nous appartenait-il de prendre une part active a leur revolution, en apparence inopinee? Je ne rechercherai point ici quel est le sort que l'on reserve a Venise, et surtout a ses provinces de terre-ferme. Je n'examinerai point si leur envahissement, medite peut-etre avant les attentats qui lui servirent de motifs, n'est pas destine a figurer dans l'histoire comme un digne pendant du partage de la Pologne. Je veux bien arreter ces reflexions, et je demande, l'acte constitutionnel a la main, comment le directoire peut justifier l'ignorance absolue dans laquelle il cherche a laisser le corps legislatif sur cette foule d'evenemens extraordinaires." Apres s'etre occupe des evenemens de Venise, Dumolard parle ensuite de ceux de Genes, qui presentaient, disait-il, le meme caractere, et faisaient supposer l'intervention de l'armee francaise et de ses chefs. Il parla aussi de la Suisse, avec laquelle on etait, disait-il, en contestation pour un droit de navigation, et il demanda si on voulait democratiser tous les etats allies de la France. Louant souvent les heros d'Italie, il ne parla pas une seule fois du general en chef, qu'alors aucune bouche ne negligeait l'occasion de prononcer en l'accompagnant d'eloges extraordinaires. Dumolard finit par proposer un message au directoire, pour lui demander des explications sur les evenemens de Venise et de Genes, et sur les rapports de la France avec la Suisse. Cette motion causa un etonnement general, et prouva l'audace des clichyens. Elle devait bientot leur couter cher. En attendant qu'ils en essuyassent les tristes consequences, ils se montraient pleins d'arrogance, affichaient hautement les plus grandes esperances, et semblaient devoir etre sous peu les maitres du gouvernement. C'etait partout la meme confiance et la meme imprudence qu'en vendemiaire. Les emigres rentraient en foule. On envoyait de Paris une quantite de faux passe-ports et de faux certificats de residence dans toutes les parties de l'Europe. On en faisait commerce a Hambourg. Les emigres s'introduisaient sur le territoire par la Hollande, par l'Alsace, la Suisse et le Piemont. Ramenes par le gout qu'ont les Francais pour leur belle patrie, et par les souffrances et les degouts essuyes a l'etranger, n'ayant d'ailleurs plus rien a esperer de la guerre, depuis les negociations entamees avec l'Autriche, ayant meme a craindre le licenciement du corps de Conde, ils venaient essayer, par la paix et par les intrigues de l'interieur, la contre-revolution qu'ils n'avaient pu operer par le concours des puissances europeennes. Du reste, a defaut d'une contre-revolution, ils voulaient revoir au moins leur patrie, et recouvrer une partie de leurs biens. Grace en effet a l'interet qu'ils rencontraient partout, ils avaient mille facilites pour les racheter. L'agiotage sur les differens papiers admis en paiement des biens nationaux, et la facilite de se procurer ces papiers a vil prix, la faveur des administrations locales pour les anciennes familles proscrites, la complaisance des encherisseurs, qui se retiraient des qu'un ancien proprietaire faisait acheter ses terres sous des noms supposes, permettaient aux emigres de rentrer dans leur patrimoine avec de tres faibles sommes. Les pretres surtout revenaient en foule. Ils etaient recueillis par toutes les devotes de France, qui les logeaient, les nourrissaient, leur elevaient des chapelles dans leurs maisons, et les entretenaient d'argent au moyen des quetes. L'ancienne hierarchie ecclesiastique etait clandestinement retablie. Aucune des nouvelles circonscriptions de la constitution civile du clerge n'etait reconnue. Les anciens dioceses existaient encore; des eveques et des archeveques les administraient secretement, et correspondaient avec Rome. C'etait par eux et par leur ministere que s'exercaient toutes les pratiques du culte catholique; ils confessaient, baptisaient, mariaient les personnes restees fideles a l'ancienne religion. Tous les chouans oisifs accouraient a Paris et s'y reunissaient aux emigres, qui s'y trouvaient, disait-on, au nombre de plus de cinq mille. En voyant la conduite des cinq-cents et les perils du directoire, ils croyaient qu'il suffisait de quelques jours pour amener la catastrophe depuis si long-temps desiree. Ils remplissaient leur correspondance avec l'etranger de leurs esperances. Aupres du prince de Conde, dont le corps se retirait en Pologne, aupres du pretendant qui etait a Blankembourg, aupres du comte d'Artois qui etait en Ecosse, on montrait la plus grande joie. Avec cette meme ivresse qu'on avait eue a Coblentz, lorsqu'on croyait rentrer dans quinze jours a la suite du roi de Prusse, on faisait de nouveau aujourd'hui des projets de retour; on en parlait, on en plaisantait comme d'un evenement tres prochain. Les villes voisines des frontieres se remplissaient de gens qui attendaient avec impatience le moment de revoir la France. A tous ces indices il faut joindre enfin le langage forcene des journaux royalistes, dont la fureur augmentait avec la temerite et les esperances du parti. Le directoire etait instruit par sa police de tous ces mouvemens. La conduite des emigres, la marche des cinq-cents, s'accordaient avec la declaration de Duverne de Presle pour demontrer l'existence d'un veritable complot. Duverne de Presle avait denonce, sans les nommer, cent quatre-vingts deputes comme complices. Il n'avait designe nominativement que Lemerer et Mersan, et avait dit que les autres etaient tous les societaires de Clichy. En cela, il s'etait trompe, comme on a vu. La plupart des clichyens, sauf cinq ou six peut-etre, agissaient par entrainement d'opinion, et non par complicite. Mais le directoire, trompe par les apparences et la declaration de Duverne de Presle, les croyait sciemment engages dans le complot, et ne voyait en eux que des conjures. Une decouverte faite par Bonaparte en Italie vint lui reveler un secret important, et ajouter encore a ses craintes. Le Comte d'Entraigues, agent du pretendant, son intermediaire avec les intrigans de France, et le confident de tous les secrets de l'emigration, s'etait refugie a Venise. Quand les Francais y entrerent, il fut saisi et livre a Bonaparte. Celui-ci pouvait l'envoyer en France pour y etre fusille comme emigre et comme conspirateur; cependant il se laissa toucher, et prefera se servir de lui et de ses indiscretions, au lieu de le devouer a la mort. Il lui assigna la ville de Milan pour prison, lui donna quelques secours d'argent, et se fit raconter tous les secrets du pretendant. Il connut alors l'histoire entiere de la trahison de Pichegru, qui etait restee cachee du gouvernement, et dont Rewbell seul avait eu quelques soupcons, mal accueillis de ses collegues. D'Entraigues raconta a Bonaparte tout ce qu'il savait, et le mit au fait de toutes les intrigues de l'emigration. Outre ces revelations verbales, on obtint des renseignemens curieux par la saisie des papiers trouves a Venise, dans le portefeuille de d'Entraigues. Entre autres pieces, il en etait une fort importante, contenant une longue conversation de d'Entraigues avec le comte de Montgaillard, dans laquelle celui-ci racontait la premiere negociation entamee avec Pichegru, et restee infructueuse par l'obstination du prince de Conde. D'Entraigues avait ecrit cette conversation[7], qui fut trouvee dans ses papiers. Sur-le-champ Berthier, Clarke et Bonaparte la signerent pour en attester l'authenticite, et l'envoyerent a Paris. [Note 7: M. de Montgaillard, dans son ouvrage, plein de calomnies et d'erreurs, a soutenu que cette piece contenait des faits vrais, mais qu'elle etait fausse, et avait ete fabriquee par Bonaparte, Berthier et Clarke. Le contraire est constant, et on concoit l'interet que M. de Montgaillard avait a justifier son frere de la conversation qu'on lui attribue dans cette piece. Mais il est difficile d'abord de supposer que trois personnages aussi importans osassent faire un faux. Ces actes-la sont aussi rares de nos jours que les empoisonnemens. Clarke a ete destitue a la suite de fructidor, et il etait dans le parti Carnot. Il est peu probable qu'il se pretat a fabriquer des pieces pour appuyer fructidor. Ensuite la piece etait fort insuffisante pour l'usage auquel on la destinait; et a faire un faux on l'aurait fait suffisant. Tout prouve donc le mensonge de M. de Montgaillard.] Le directoire la tint secrete, comme la declaration de Duverne de Presle, attendant l'occasion de s'en servir utilement. Mais il n'eut plus de doute alors sur le role de Pichegru dans le conseil des cinq-cents; il s'expliqua ses defaites, sa conduite bizarre, ses mauvais procedes, son refus d'aller a Stockholm, et son influence sur les Clichyens. Il supposa qu'a la tete de cent quatre-vingts deputes ses complices, il preparait la contre-revolution. Les cinq directeurs etaient divises depuis la nouvelle direction que Carnot avait prise, et qui etait suivie par Barthelemy. Il ne restait de devoues au systeme du gouvernement que Barras, Rewbell et Larevelliere-Lepaux. Ces trois directeurs n'etaient point eux-memes fort unis, car Rewbell, conventionnel modere, haissait dans Barras un partisan de Danton, et avait en outre la plus grande aversion pour ses moeurs et son caractere. Larevelliere avait quelques liaisons avec Rewbell, mais peu de rapports avec Barras. Les trois directeurs n'etaient rapproches que par la conformite habituelle de leur vote. Tous trois etaient fort irrites et fort prononces contre la faction de Clichy. Barras, quoiqu'il recut chez lui les emigres par suite de sa facilite de moeurs, ne cessait de dire qu'il monterait a cheval, qu'il mettrait le sabre a la main, et, a la tete des faubourgs, irait sabrer tous les contre-revolutionnaires des cinq-cents. Rewbell ne s'exprimait pas de la sorte; il voyait tout perdu; et, quoique resolu a faire son devoir, il croyait que ses collegues et lui n'auraient bientot plus d'autre ressource que la fuite. Larevelliere-Lepaux, doue d'autant de courage que de probite, pensait qu'il fallait faire tete a l'orage, et tout tenter pour sauver la republique. Le coeur exempt de haine, il pouvait servir de lien entre Barras et Rewbell, et il avait resolu de devenir leur intermediaire. Il s'adressa d'abord a Rewbell, dont il estimait profondement la probite et les lumieres, et lui expliquant ses intentions, lui demanda s'il voulait concourir a sauver la revolution. Rewbell accueillit chaudement ses ouvertures, et lui promit le plus entier devouement. Il s'agissait de s'assurer de Barras, dont le langage energique ne suffisait pas pour rassurer ses collegues. Ne lui supposant ni probite, ni principes, le voyant entoure de tous les partis, ils le croyaient aussi capable de se vendre a l'emigration que de se mettre un jour a la tete des faubourgs, et de faire un horrible coup de main. Ils craignaient l'une de ces choses autant que l'autre. Ils voulaient sauver la republique par un acte d'energie, mais ne pas la compromettre par de nouveaux meurtres. Effarouches par les moeurs de Barras, ils se defiaient trop de lui. Larevelliere se chargea de l'entretenir. Barras, charme de se coaliser avec ses deux collegues, et de s'assurer leur appui, flatte surtout de leur alliance, adhera entierement a leurs projets, et parut se preter a toutes leurs vues. Des cet instant, ils furent assures de former une majorite compacte, et d'annuler entierement, par leurs trois votes reunis, l'influence de Carnot et de Barthelemy. Il s'agissait de savoir quels moyens ils emploieraient pour dejouer la conspiration, a laquelle ils supposaient de si grandes ramifications dans les deux conseils. Employer les voies judiciaires, denoncer Pichegru et ses complices, demander leur acte d'accusation aux cinq-cents, et les faire juger ensuite, etait tout a fait impossible. D'abord on n'avait que le nom de Pichegru, de Lemerer et de Mersan; on croyait bien reconnaitre les autres a leurs liaisons, a leurs intrigues, a leurs violentes propositions dans le club de Clichy et dans les cinq-cents, mais ils n'etaient nommes nulle part. Faire condamner Pichegru et deux ou trois deputes, ce n'etait pas detruire la conspiration. D'ailleurs on n'avait pas meme les moyens de faire condamner Pichegru, Lemerer et Mersan; car les preuves existant contre eux, quoique emportant la conviction morale, ne suffisaient pas pour que des juges prononcassent une condamnation. Les declarations de Duverne de Presle, celle de d'Entraigues, etaient insuffisantes sans le secours des depositions orales. Mais ce n'etait pas la encore la difficulte la plus grande: aurait-on possede contre Pichegru et ses complices toutes les pieces qu'on n'avait pas, il fallait arracher l'acte d'accusation aux cinq-cents; et, les preuves eussent-elles ete plus claires que le jour, la majorite actuelle n'y eut jamais adhere; car c'etait deferer le coupable a ses propres complices. Ces raisons etaient si evidentes, que malgre leur gout pour la legalite, Larevelliere et Rewbell furent obliges de renoncer a toute idee d'un jugement regulier, et durent se resoudre a un coup d'etat; triste et deplorable ressource, mais qui, dans leur situation et avec leurs alarmes, etait la seule possible. Decides a des moyens extremes, ils ne voulaient cependant pas de moyens sanglans, et cherchaient a contenir les gouts revolutionnaires de Barras. Sans etre d'accord encore sur le mode et le moment de l'execution, ils s'arreterent a l'idee de faire arreter Pichegru et ses cent quatre-vingts complices supposes, de les denoncer au corps legislatif epure, et de lui demander une loi extraordinaire, qui decretat leur bannissement sans jugement. Dans leur extreme defiance, ils se meprenaient sur Carnot; ils oubliaient sa vie passee, ses principes rigides, son entetement, et le croyaient presque un traitre. Ils craignaient que, reuni a Barthelemy, il ne fut dans le complot de Pichegru. Ses soins pour grouper l'opposition autour de lui, et s'en faire le chef, etaient a leurs yeux prevenus comme autant de preuves d'une complicite criminelle. Cependant ils n'etaient pas convaincus encore; mais decides a un coup hardi, ils ne voulaient pas agir a demi, et ils etaient prets a frapper les coupables meme a leurs cotes, et dans le sein du directoire. Ils convinrent de tout preparer pour l'execution de leur projet, et d'epier soigneusement leurs ennemis, afin de saisir le moment ou il deviendrait urgent de les atteindre. Resolus a un acte aussi hardi, ils avaient besoin d'appui. Le parti patriote, qui pouvait seul leur en fournir, se divisait comme autrefois en deux classes; les uns, toujours furieux depuis le 9 thermidor, n'avaient pas decolere depuis trois ans, ne comprenaient aucunement la marche forcee de la revolution, consideraient le regime legal comme une concession faite aux contre-revolutionnaires, et ne voulaient que vengeance et proscriptions. Quoique le directoire les eut frappes dans la personne de Baboeuf, ils etaient prets, avec leur devouement ordinaire, a voler a son secours. Mais ils etaient trop dangereux a employer, et on pouvait tout au plus, en un jour de peril extreme, les enregimenter, comme on avait fait au 13 vendemiaire, et compter sur le sacrifice de leur vie. Ils avaient assez prouve a cote de Bonaparte, et sur les degres de l'eglise Saint-Roch, de quoi ils etaient capables un jour de danger. Outre ces ardens patriotes, presque tous compromis par leur zele ou leur participation active a la revolution, il y avait les patriotes moderes, d'une classe superieure, qui, approuvant plus ou moins la marche du directoire, voulaient neanmoins la republique appuyee sur les lois, et voyaient le peril imminent auquel elle etait exposee par la reaction. Ceux-la repondaient parfaitement aux intentions de Rewbell et Larevelliere, et pouvaient donner un secours, sinon de force, au moins d'opinion au directoire. On les voyait alternativement dans les salons de Barras, qui representait pour ses collegues, ou dans ceux de madame de Stael, qui n'avait point quitte Paris, et qui, par le charme de son esprit, reunissait toujours autour d'elle ce qu'il y avait de plus brillant en France. Benjamin Constant y occupait le premier rang par son esprit, et par les ecrits qu'il avait publies en faveur du directoire. On y voyait aussi M. de Talleyrand, qui, raye de la liste des emigres, vers les derniers temps de la convention, etait a Paris avec le desir de rentrer dans la carriere des grands emplois diplomatiques. Ces hommes distingues, composant la societe du gouvernement, avaient resolu de former une reunion qui contre-balancat l'influence de Clichy, et qui discutat dans un sens contraire les questions politiques. Elle fut appelee cercle constitutionnel. Elle reunit bientot tous les hommes que nous venons de designer, et les membres des conseils qui votaient avec le directoire, c'est-a-dire presque tout le dernier tiers conventionnel. Les membres du corps legislatif, qui s'intitulaient constitutionnels, auraient du se rendre aussi dans le nouveau cercle, car leur opinion etait la meme; mais brouilles d'amour-propre avec le directoire, par leurs discussions dans le corps legislatif, ils persistaient a rester a part, entre le cercle constitutionnel et Clichy, a la suite des directeurs Carnot et Barthelemy, des deputes Troncon-Ducoudray, Portalis, Lacuee, Dumas, Doulcet-Pontecoulant, Simeon, Thibaudeau. Benjamin Constant parla plusieurs fois dans le cercle constitutionnel. On y entendit aussi M. de Talleyrand. Cet exemple fut imite, et des cercles du meme genre, composes, il est vrai, d'hommes moins eleves et de patriotes moins mesures, se formerent de toutes parts. Le cercle constitutionnel s'etait ouvert le 1er messidor an V, un mois apres le 1er prairial. En tres peu de temps il y en eut de pareils dans toute la France; les patriotes les plus chauds s'y reunirent, et par une reaction toute naturelle, on vit presque se recomposer le parti jacobin. Mais c'etait la un moyen use et peu utile. Les clubs etaient deconsideres en France, et prives par la constitution des moyens de redevenir efficaces. Le directoire avait heureusement un autre appui; c'etait celui des armees, chez lesquelles semblaient s'etre refugies les principes republicains, depuis que les souffrances de la revolution avaient amene dans l'interieur une reaction si violente et si generale. Toute armee est attachee au gouvernement qui l'organise, l'entretient, la recompense; mais les soldats republicains voyaient dans le directoire non seulement les chefs du gouvernement, mais les chefs d'une cause pour laquelle ils s'etaient leves en masse en 93, pour laquelle ils avaient combattu et vaincu pendant six annees. Nulle part l'attachement a la revolution n'etait plus grand qu'a l'armee d'Italie. Elle etait composee de ces revolutionnaires du Midi, aussi impetueux dans leurs opinions que dans leur bravoure. Generaux, officiers et soldats, etaient combles d'honneurs, gorges d'argent, repus de plaisirs. Ils avaient concu de leurs victoires un orgueil extraordinaire. Ils etaient instruits de ce qui se passait dans l'interieur, par les journaux qu'on leur faisait lire, et ils ne parlaient que de repasser les Alpes, pour aller sabrer les aristocrates de Paris. Le repos dont ils jouissaient depuis la signature des preliminaires, contribuait a augmenter leur effervescence par l'oisivete. Massena, Joubert, et Augereau surtout, leur donnaient l'exemple du republicanisme le plus ardent. Les troupes venues du Rhin, sans etre moins republicaines, etaient cependant plus froides, plus mesurees, et avaient contracte sous Moreau plus de sobriete et de discipline. C'etait Bernadotte qui les commandait; il affectait une education soignee, et cherchait a se distinguer de ses collegues par des manieres plus polies. Dans sa division on faisait usage de la qualification de _monsieur_, tandis que dans toute l'ancienne armee d'Italie, on ne voulait souffrir que le titre de _citoyen_. Les vieux soldats d'Italie, libertins, insolens, querelleurs comme des meridionaux, et des enfans gates par la victoire, etaient deja en rivalite de bravoure avec les soldats du Rhin; et maintenant ils commencaient a etre en rivalite, non pas d'opinion, mais d'habitudes et d'usages. Ils ne voulaient pas des qualifications de _monsieur_, et pour ce motif ils echangeaient souvent des coups de sabre avec leurs camarades du Rhin. La division Augereau surtout, qui se distinguait comme son general par son exaltation revolutionnaire, etait la plus agitee; il fallut une proclamation energique de son chef pour la contenir, et pour faire treve aux duels. La qualification de _citoyen_ fut seule autorisee. Le general Bonaparte voyait avec plaisir l'esprit de l'armee, et en favorisait l'essor. Ses premiers succes avaient tous ete remportes contre la faction royaliste, soit devant Toulon, soit au 13 vendemiaire. Il etait donc brouille d'origine avec elle. Depuis, elle s'etait attachee a rabaisser ses triomphes parce que l'eclat en rejaillissait sur la revolution. Ses dernieres attaques surtout remplirent le general de colere. Il ne se contenait plus en lisant la motion du Dumolard, et en apprenant que la tresorerie avait arrete le million envoye a Toulon. Mais outre ces raisons particulieres de detester la faction royaliste, il en avait encore une plus generale et plus profonde; elle etait dans sa gloire et dans la grandeur de son role. Que pouvait faire un roi pour sa destinee? Si haut qu'il put l'elever, ce roi eut ete toujours au-dessus de lui. Sous la republique, au contraire, aucune tete ne dominait la sienne. Qu'il ne revat pas encore sa destinee inouie, du moins il prevoyait dans la republique une audace et une immensite d'entreprises, qui convenaient a l'audace et a l'immensite de son genie; tandis qu'avec un roi la France eut ete ramenee a une existence obscure et bornee. Quoi qu'il fit donc de cette republique, qu'il la servit ou l'opprimat, Bonaparte ne pouvait etre grand qu'avec elle, et par elle, et devait la cherir comme son propre avenir. Qu'un Pichegru se laissat allecher par un chateau, un titre et quelques millions, on le concoit; a l'ardente imagination du conquerant de l'Italie, il fallait une autre perspective; il fallait celle d'un monde nouveau, revolutionne par ses mains. Il ecrivit donc au directoire qu'il etait pret, lui et l'armee, a voler a son secours, pour faire rentrer les contre-revolutionnaires dans le neant. Il ne craignit pas de donner des conseils, et engagea hautement le directoire a sacrifier quelques traitres et a briser quelques presses. Dans l'armee du Rhin, les dispositions etaient plus calmes. Il y avait quelques mauvais officiers places dans les rangs par Pichegru. Cependant la masse de l'armee etait republicaine, mais tranquille, disciplinee, pauvre, et moins enivree de succes que celle d'Italie. Une armee est toujours faite a l'image du general. Son esprit passe a ses officiers, et de ses officiers se communique a ses soldats. L'armee du Rhin etait modelee sur Moreau. Moreau, flatte par la faction royaliste, qui voulait mettre sa sage retraite au-dessus des merveilleux exploits d'Italie, avait moins de haine contre elle que Bonaparte. Il etait d'ailleurs insouciant, modele, froid, et n'avait pour la politique qu'un gout egal a sa capacite; aussi se tenait-il en arriere, ne cherchant point a se prononcer. Cependant il etait republicain, et point traitre comme on l'a dit. Il avait dans ce moment la preuve de la trahison de Pichegru, et aurait pu rendre au gouvernement un immense service. Nous avons deja dit qu'il venait de saisir un fourgon du general Kinglin, renfermant beaucoup de papiers. Ces papiers contenaient toute la correspondance chiffree de Pichegru avec Wickam, le prince de Conde, etc. Moreau pouvait donc fournir la preuve de la trahison, et rendre plus praticables les moyens judiciaires. Mais Pichegru avait ete son general en chef et son ami, il ne voulait pas le trahir, et il faisait travailler au dechiffrement de cette correspondance, sans la declarer au gouvernement. Du reste, elle renfermait la preuve de la fidelite de Moreau lui-meme a la republique. Pichegru, apres avoir donne sa demission, n'avait qu'un moyen de se conserver de l'importance, c'etait de dire qu'il disposait de Moreau, et que, se reposant sur lui de la direction de l'armee, il allait conduire les intrigues de l'interieur. Eh bien! Pichegru ne cessa de dire qu'il ne fallait pas s'adresser a Moreau, parce qu'il n'accueillerait aucune ouverture[8]. Moreau etait donc froid, mais fidele. Son armee etait une des plus belles et des plus braves que jamais la republique eut possedees. [Note 8: Si M. de Montgaillard avait lu la correspondance de Kinglin, il n'aurait pas avance, sur la foi d'une parole du roi Louis XVIII, que Moreau trahissait la France des l'annee 1797.] Tout etait different a l'armee de Sambre-et-Meuse: c'etait, comme nous l'avons dit ailleurs, l'armee de Fleurus, de l'Ourthe et de la Roer, armee brave et republicaine, comme son ancien general. Son ardeur s'etait encore augmentee lorsque le jeune Hoche, appele a la commander, etait venu y repandre tout le feu de son ame. Ce jeune homme, devenu en une campagne, de sergent aux gardes francaises, general en chef, aimait la republique comme sa bienfaitrice et sa mere. Dans les cachots du comite de salut public, ses sentimens ne s'etaient point attiedis; dans la Vendee, ils s'etaient renforces en luttant avec les royalistes. En vendemiaire, il etait tout pret a voler au secours de la convention, et il avait deja mis vingt mille hommes en mouvement, lorsque la vigueur de Bonaparte, dans la journee du 13, le dispensa de marcher plus avant. Ayant dans sa capacite politique une raison de se meler des affaires que Moreau n'avait pas, ne jalousant pas Bonaparte, mais impatient de l'atteindre dans la carriere de la gloire, il etait devoue de coeur a la republique, et pret a la servir de toutes les manieres, sur le champ de bataille ou au milieu des orages politiques. Deja nous avons eu occasion de dire qu'a une prudence consommee il joignait une ardeur et une impatience de caractere extraordinaires. Prompt a se jeter dans les evenemens, il offrit son bras et sa vie au directoire. Ainsi la force materielle ne manquait pas au gouvernement; mais il fallait l'employer avec prudence et surtout avec a-propos. De tous les generaux, Hoche etait celui qu'il convenait le plus au directoire d'employer. Si la gloire et le caractere de Bonaparte pouvaient inspirer quelque ombrage, il n'en etait pas de meme de Hoche. Ses victoires de Wissembourg en 1793, sa belle pacification de la Vendee, sa recente victoire a Neuwied, lui donnaient une belle gloire, et une gloire variee, ou l'estime pour l'homme d'etat se melait a l'estime pour le guerrier; mais cette gloire n'avait rien qui put effrayer la liberte. A faire intervenir un general dans les troubles de l'etat, il valait mieux s'adresser a lui qu'au geant qui dominait en Italie. C'etait le general cheri des republicains, celui sur lequel ils reposaient leur pensee sans aucune crainte. D'ailleurs, son armee etait la plus rapprochee de Paris. Vingt mille hommes pouvaient, au besoin, se trouver, en quelques marches, dans la capitale, et y seconder de leur presence le coup de vigueur que le directoire avait resolu de frapper. C'est a Hoche que songerent les trois directeurs Barras, Rewbell et Larevelliere. Cependant Barras, qui etait fort agissant, fort habile a l'intrigue, et qui voulait, dans cette nouvelle crise, se charger de l'honneur de l'execution, Barras ecrivit, a l'insu de ses collegues, a Hoche, avec lequel il etait en relation, et lui demanda son intervention dans les evenemens qui se preparaient. Hoche n'hesita pas. L'occasion la plus commode s'offrait de diriger des troupes sur Paris. Il travaillait en ce moment avec la plus grande ardeur a preparer sa nouvelle expedition d'Irlande; il etait alle en Hollande pour surveiller les preparatifs qui se faisaient au Texel. Il avait resolu de detacher vingt mille hommes de l'armee de Sambre-et-Meuse, et de les diriger sur Brest. Dans leur route, a travers l'interieur, il etait facile de les arreter a la hauteur de Paris, et de les employer au service du directoire. Il offrit plus encore: il fallait de l'argent, soit pour la colonne en route, soit pour un coup de main; il s'en assura par un moyen fort adroit. On a vu que les provinces entre Meuse et Rhin n'avaient qu'une existence incertaine jusqu'a la paix avec l'Empire. Elles n'avaient pas ete, comme la Belgique, divisees en departemens et reunies a la France; elles etaient administrees militairement et avec beaucoup de prudence par Hoche, qui voulait les republicaniser, et, dans le cas ou on ne pourrait pas obtenir leur reunion expresse a la France, en faire une republique cis-rhenane, qui serait attachee a la republique comme une fille a sa mere. Il avait etabli une commission a Bonn, chargee d'administrer le pays, et de recevoir les contributions frappees tant en-deca qu'au-dela du Rhin. Deux millions et quelques cent mille francs se trouvaient dans la caisse de cette commission. Hoche lui defendit de les verser dans la caisse du payeur de l'armee, parce qu'ils seraient tombes sous l'autorite de la tresorerie, et distraits peut-etre pour des projets meme etrangers a l'armee. Il fit payer la solde de la colonne qu'il allait mettre en mouvement, et garder en reserve pres de deux millions, soit pour les offrir au directoire, soit pour les employer a l'expedition d'Irlande. C'etait par zele politique qu'il commettait cette infraction aux regles de la comptabilite; car ce jeune general, qui, plus qu'aucun autre, avait pu s'enrichir etait fort pauvre. En faisant tout cela, Hoche croyait executer les ordres, non-seulement de Barras, mais de Larevelliere-Lepaux, et de Rewbell. Deux mois s'etaient ecoules depuis le 1er prairial, c'est-a-dire depuis l'ouverture de la nouvelle session: on etait a la fin de messidor (mi-juillet). Les propositions arretees a Clichy, et portees aux cinq-cents, n'avaient pas cesse de se succeder. Il s'en preparait une nouvelle, a laquelle la faction royaliste attachait beaucoup de prix. L'organisation des gardes nationales n'etait pas encore decretee; le principe n'en etait que pose dans la constitution. Les clichyens voulaient se menager une force a opposer aux armees, et remettre sous les armes cette jeunesse qu'on avait soulevee en vendemiaire contre la convention. Ils venaient de faire nommer une commission dans les cinq-cents pour presenter un projet d'organisation; Pichegru en etait president et rapporteur. Outre cette importante mesure, la commission des finances avait repris en sous-oeuvre les propositions rejetees par les anciens, et cherchait a les presenter d'une autre maniere, pour les faire adopter sous une nouvelle forme. Ces propositions des cinq-cents, toutes redoutables qu'elles etaient, effrayaient moins cependant les trois directeurs coalises, que la conspiration a la tete de laquelle ils voyaient un general celebre, et a laquelle ils supposaient dans les conseils des ramifications fort etendues. Decides a agir, ils voulaient d'abord operer dans le ministere certains changemens qu'ils croyaient necessaires, pour donner plus d'homogeneite a l'administration de l'etat, et pour prononcer d'une maniere ferme et decidee la marche du gouvernement. Le ministre de la police, Cochon, quoique un peu disgracie aupres des royalistes depuis la poursuite des trois agens du pretendant et les circulaires relatives aux elections, n'en etait pas moins tout devoue a Carnot. Le directoire, avec les projets qu'il nourrissait, ne pouvait pas laisser la police dans les mains de Cochon. Le ministre de la guerre Petiet etait en renom chez les royalistes; il etait la creature devouee de Carnot. Il fallait encore l'exclure, pour qu'il n'y eut pas, entre les armees et la majorite directoriale, un ennemi pour intermediaire. Le ministre de l'interieur, Benezech, administrateur excellent, courtisan docile, n'etait a craindre pour aucun parti; mais on le suspectait a cause de ses gouts connus et de l'indulgence des journaux royalistes a son egard. On voulait le changer aussi, ne fut-ce que pour avoir un homme plus sur. On avait une entiere confiance dans Truguet, ministre de la marine, et Charles Delacroix, ministre des relations exterieures; mais des raisons, puisees dans l'interet du service, portaient les directeurs a desirer leur changement. Truguet etait en butte a toutes les attaques de la faction royaliste, et il en meritait une partie par son caractere hautain et violent. C'etait un homme loyal et a grands moyens, mais n'ayant pas pour les personnes les menagemens necessaires a la tete d'une grande administration. D'ailleurs on pouvait l'employer avec avantage dans la carriere diplomatique; lui-meme desirait aller remplacer en Espagne le general Perignon, pour faire concourir cette puissance a ses grands desseins sur les Indes. Quant a Delacroix, il a prouve depuis qu'il pouvait bien administrer un departement; mais il n'avait ni la dignite, ni l'instruction necessaire pour representer la republique aupres des puissances de l'Europe. D'ailleurs les directeurs avaient un vif desir de voir arriver aux affaires etrangeres un autre personnage: c'etait M. de Talleyrand. L'esprit enthousiaste de madame de Stael s'etait enflamme pour l'esprit froid, piquant et profond de M. de Talleyrand. Elle l'avait mis en communication avec Benjamin Constant, et Benjamin Constant avait ete charge de le mettre en rapport avec Barras. M. de Talleyrand sut gagner Barras et en aurait gagne de plus fins. Apres s'etre fait presenter par madame de Stael a Benjamin Constant, par Benjamin Constant a Barras, il se fit presenter par Barras a Larevelliere, et il sut gagner l'honnete homme comme il avait gagne le mauvais sujet. Il leur parut a tous un homme fort a plaindre, odieux a l'emigration comme partisan de la revolution, meconnu par les patriotes a cause de sa qualite de grand seigneur, et victime a la fois de ses opinions et de sa naissance. Il fut convenu qu'on en ferait un ministre des affaires exterieures. La vanite des directeurs etait flattee de se rattacher a un si grand personnage; et ils etaient assures d'ailleurs de confier les affaires etrangeres a un homme instruit, habile, et personnellement lie avec toute la diplomatie europeenne. Restaient Ramel, ministre des finances, et Merlin (de Douai), ministre de la justice, qui etaient odieux aux royalistes, plus que tous les autres ensemble, mais qui remplissaient avec autant de zele que d'aptitude les devoirs de leur ministere. Les trois directeurs ne voulaient les remplacer a aucun prix. Ainsi les trois directeurs devaient, sur les sept ministres, changer Cochon, Petiet, et Benezech, pour cause d'opinion; Truguet et Delacroix, pour l'interet du service, et garder Merlin et Ramel. Dans tout etat dont les institutions sont representatives, monarchie ou republique, c'est par le choix des ministres que le gouvernement prononce son esprit et sa marche. C'est aussi pour le choix des ministres que les partis s'agitent, et ils veulent influer sur le choix, autant dans l'interet de leur opinion que dans celui de leur ambition. Mais si, dans les partis, il en est un qui souhaite plus qu'une simple modification dans la marche du gouvernement et qui aspire a renverser le regime existant, celui-la, redoutant les reconciliations, veut autre chose qu'un changement de ministere, ne s'en mele pas, ou s'en mele pour l'empecher. Pichegru et les clichyens, qui etaient dans la confidence du complot, mettaient peu d'interet au changement du ministere. Cependant ils s'etaient approches de Carnot pour s'entretenir avec lui; mais c'etait plutot un pretexte pour le sonder et decouvrir ses intentions secretes, que pour arriver a un resultat qui etait fort insignifiant a leurs yeux. Carnot s'etait prononce avec eux franchement et par ecrit, en repondant aux membres qui lui avaient fait des ouvertures. Il avait declare qu'_il perirait plutot que de laisser entamer la constitution ou deshonorer les pouvoirs qu'elle avait institues_ (expressions textuelles de l'une de ses lettres). Il avait ainsi reduit ceux qui venaient le sonder a ne parler que de projets constitutionnels, tels qu'un changement de ministere. Quant aux constitutionnels et a ceux des clichyens qui etaient moins engages dans la faction, ils voulaient sincerement obtenir une revolution ministerielle et s'en tenir la. Ceux-ci se grouperent donc autour de Carnot. Les membres des anciens et des cinq-cents, qu'on a deja designes, Portalis, Troncon-Ducoudray, Lacuee, Dumas, Thibaudeau, Doulcet-Pontecoulant, Simeon, Emery et autres, s'entretinrent avec Carnot et Barthelemy, et discuterent les changemens a faire dans le ministere. Les deux ministres dont ils demandaient surtout le remplacement, etaient Merlin, ministre de la justice, et Ramel, ministre des finances. Ayant attaque particulierement le systeme financier, ils etaient plus animes contre le ministre des finances que contre aucun autre. Ils demandaient aussi le renvoi de Truguet et de Charles Delacroix. Naturellement ils voulaient garder Cochon, Petiet et Benezech. Les deux directeurs Barthelemy et Carnot n'etaient pas difficiles a persuader. Le faible Barthelemy n'avait pas d'avis personnel; Carnot voyait tous ses amis dans les ministres conserves, tous ses ennemis dans les ministres rejetes. Mais le projet, commode a former dans les coteries des constitutionnels, n'etait pas facile a faire agreer aux trois autres directeurs, qui, ayant un parti pris, voulaient justement renvoyer ceux que les constitutionnels tenaient a conserver. Carnot, qui ne connaissait pas l'union formee entre ses trois collegues, Rewbell, Larevelliere et Barras, et qui ne savait pas que Larevelliere etait le lien des deux autres, espera qu'il serait plus facile a detacher. Il conseilla donc aux constitutionnels de s'adresser a lui, pour tacher de l'amener a leurs vues. Ils se rendirent chez Larevelliere, et trouverent sous sa moderation une fermete invincible. Larevelliere, peu habitue, comme tous les hommes de ce temps, a la tactique des gouvernemens representatifs, ne pensait pas qu'on put negocier pour des choix de ministres. "Faites votre role, disait-il aux deputes, c'est-a-dire faites des lois; laissez-nous le notre, celui de choisir les fonctionnaires publics. Nous devons diriger notre choix d'apres notre conscience et l'opinion que nous avons du merite des individus, non d'apres l'exigence des partis." Il ne savait pas encore, et personne ne savait alors, qu'il faut composer un ministere d'influences, et que ces influences il faut les prendre dans les partis existants; que le choix de tel ou tel ministre, etant une garantie de la direction qu'on va suivre, peut devenir un objet de negociation. Larevelliere avait encore d'autres raisons de repousser une transaction; il avait la conscience que lui et son ami Rewbell n'avaient jamais voulu et vote que le bien; il etait assure que la majorite directoriale, quelles que fussent les vues personnelles des directeurs, n'avait jamais vote autrement; qu'en finances, sans pouvoir empecher toutes les malversations subalternes, elle avait du moins administre loyalement, et le moins mal possible dans les circonstances; qu'en politique elle n'avait jamais eu d'ambition personnelle, et n'avait rien fait pour etendre ses prerogatives; que, dans la direction de la guerre, elle n'avait aspire qu'a une paix prompte, mais honorable et glorieuse. Larevelliere ne pouvait donc comprendre et admettre les reproches adresses au directoire. Sa bonne conscience les lui rendait inintelligibles. Il ne voyait plus dans les clichyens que des conspirateurs perfides, et dans les constitutionnels que des amours-propres froisses. Avec tout le monde encore, il ignorait qu'il faut admettre l'humeur bien ou mal fondee des partis comme un fait, et compter avec toutes les pretentions, meme celles de l'amour-propre blesse. D'ailleurs, ce qu'offraient les constitutionnels n'avait rien de tres-engageant. Les trois directeurs coalises voulaient se donner un ministere homogene, afin de frapper la faction royaliste; les constitutionnels, au contraire, exigeaient un ministere tout oppose a celui dont les directeurs croyaient avoir besoin dans le danger actuel, et ils n'avaient a offrir en retour que leurs voix, qui etaient peu nombreuses, et que du reste ils n'engageaient sur aucune question. Leur alliance n'avait donc rien d'assez rassurant pour decider le directoire a les ecouter, et a se desister de ses projets. Larevelliere ne leur donna aucune satisfaction. Ils se servirent aupres de lui du geologue Faujas de Saint-Fond, avec lequel il etait lie par la conformite des gouts et des etudes; tout fut inutile. Il finit par repondre: "Le jour ou vous nous attaquerez, vous nous trouverez prets. Nous vous tuerons, mais politiquement. Vous voulez notre sang, mais le votre ne coulera pas. Vous serez reduits seulement a l'impossibilite de nuire." Cette fermete fit desesperer de Larevelliere. Carnot conseilla alors de s'adresser a Barras, en doutant toutefois du succes, car il connaissait sa haine. L'amiral Villaret-Joyeuse, un des membres ardens de l'opposition, et que son gout pour les plaisirs avait souvent rapproche de Barras, fut charge de lui parler. Le facile Barras, qui promettait a tout le monde, quoique ses sentimens fussent au fond assez decides, fut en apparence moins desesperant que Larevelliere. Sur les quatre ministres dont les constitutionnels demandaient le changement, Merlin, Ramel, Truguet et Delacroix, il consentit a en changer deux, Truguet et Delacroix. C'etait ainsi convenu avec Rewbell et Larevelliere. Il pouvait donc s'engager pour ces deux-la, et il promit leur renvoi. Cependant, soit qu'avec sa facilite ordinaire, il promit plus qu'il ne pouvait tenir, soit qu'il voulut tromper Carnot et l'engager a demander lui-meme le changement des ministres, soit qu'on interpretat trop favorablement son langage ordinairement ambigu, les constitutionnels vinrent annoncer a Carnot que Barras consentait a tout, et voterait avec lui sur chacun des ministres. Les constitutionnels demandaient que le changement se fit sur-le-champ. Carnot et Barthelemy, doutant de Barras, hesitaient a prendre l'initiative. On pressait Barras de la prendre, et il repondait que, les journaux etant fort dechaines dans ce moment, le directoire paraitrait ceder a leur violence. On essaya de faire taire les journaux; mais pendant ce temps, Rewbell et Larevelliere, etrangers a ces intrigues, prirent eux-memes l'initiative. Le 28 messidor, Rewbell declara, dans la seance du directoire, qu'il etait temps d'en finir, qu'il fallait faire cesser les fluctuations du gouvernement, et s'occuper du changement des ministres. Il demanda qu'on procedat sur-le-champ au scrutin. Le scrutin fut secret. Truguet et Delacroix, que tout le monde etait d'accord de remplacer, furent exclus a l'unanimite. Quant a Ramel et a Merlin, que les constitutionnels seuls voulaient remplacer, ils n'eurent contre eux que les deux voix de Carnot et de Barthelemy, et ils furent maintenus par celles de Rewbell, Larevelliere et Barras. Cochon, Petiet et Benezech furent destitues par les trois voix qui avaient soutenu Merlin et Ramel. Ainsi le plan de reforme, adopte par la majorite directoriale, etait accompli. Carnot, se voyant joue, voulait differer au moins la nomination des successeurs, en disant qu'il n'etait pas pret a faire un choix. On lui repondit durement qu'un directeur devait toujours etre prepare, et qu'il ne devait pas destituer un fonctionnaire sans avoir deja fixe ses idees sur le remplacant. On l'obligea a voter sur-le-champ. Les cinq successeurs furent nommes par la grande majorite. On avait conserve Ramel aux finances, Merlin a la justice; on nomma aux affaires etrangeres M. de Talleyrand; a la marine un vieux et brave marin, administrateur excellent, Pleville Le Peley; a l'interieur un homme de lettres assez distingue, mais plus disert que capable, Francois (de Neuf-Chateau); a la police Lenoir-Laroche, homme sage et eclaire, qui ecrivait dans _le Moniteur_ de bons articles politiques; enfin a la guerre le jeune et brillant general sur lequel on avait resolu de s'appuyer, Hoche. Celui-ci n'avait pas l'age requis par la constitution, c'est-a-dire trente ans. On le savait, mais Larevelliere avait propose a ses deux collegues, Rewbell et Barras, de le nommer, sauf a le remplacer dans deux jours, afin de se l'attacher, et de donner un temoignage flatteur aux armees. Ainsi tout le monde concourut a ce changement, qui devint decisif, comme on va le voir. Il est assez ordinaire de voir les partis contribuer a un meme evenement, qu'ils croient devoir leur profiter. Ils concourent tous a le produire; mais le plus fort decide le resultat en sa faveur. N'aurait-il pas eu l'orgueil le plus irritable, Carnot devait etre indigne, et se croire joue par Barras. Les membres du corps legislatif qui s'etaient entremis dans la negociation coururent chez lui, recueillirent tous les details de la seance qui avait eu lieu au directoire, se dechainerent contre Barras, l'appelerent un fourbe, et firent eclater la plus grande indignation. Mais un evenement vint augmenter l'effervescence, et la porter au comble. Hoche, sur l'avis de Barras, avait mis ses troupes en mouvement, dans l'intention de les diriger effectivement sur Brest, mais de les arreter quelques jours dans les environs de la capitale. Il avait choisi la legion des Francs, commandee par Hubert; la division d'infanterie Lemoine; la division des chasseurs a cheval, commandee par Richepanse; un regiment d'artillerie; en tout quatorze a quinze mille hommes. La division des chasseurs de Richepanse etait deja arrivee a la Ferte-Alais, a onze lieues de Paris. C'etait une imprudence, car le rayon constitutionnel etait de douze lieues, et, en attendant le moment d'agir, il ne fallait pas franchir la limite legale. Cette imprudence etait due a l'erreur d'un commissaire des guerres, qui avait transgresse la loi sans la connaitre. A cette circonstance facheuse s'en joignaient d'autres. Les troupes, en voyant la direction qu'on leur faisait prendre, et sachant ce qui se passait dans l'interieur, ne doutaient pas qu'on ne les fit marcher sur les conseils. Les officiers et les soldats disaient en route qu'ils allaient mettre a la raison les aristocrates de Paris. Hoche s'etait contente d'avertir le ministre de la guerre d'un mouvement general de troupes sur Brest, pour l'expedition d'Irlande. Toutes ces circonstances indiquaient aux divers partis qu'on touchait a quelque evenement decisif. L'opposition et les ennemis du gouvernement redoublerent d'activite pour parer le coup qui les menacait; et le directoire, de son cote, ne negligea plus rien pour hater l'execution de ses projets et s'assurer la victoire; et on verra ci-apres qu'il y reussit pleinement. CHAPITRE X. CONCENTRATION DE TROUPES AUTOUR DE PARIS.--CHANGEMENS DANS LE MINISTERE.--PREPARATIFS DE L'OPPOSITION ET DES CLICHYENS CONTRE LE DIRECTOIRE.--LUTTE DES CONSEILS AVEC LE DIRECTOIRE.--PROJET DE LOI SUR LA GARDE NATIONALE.--LOI CONTRE LES SOCIETES POLITIQUES.--FETE A L'ARMEE D'ITALIE.--MANIFESTATIONS POLITIQUES.--AUGEREAU EST MIS A LA TETE DES FORCES DE PARIS.--NEGOCIATIONS POUR LA PAIX AVEC L'EMPEREUR.--CONFERENCES DE LILLE AVEC L'ANGLETERRE.--PLAINTES DES CONSEILS SUR LA MARCHE DES TROUPES.--MESSAGE ENERGIQUE DU DIRECTOIRE A CE SUJET.--DIVISIONS DANS LE PARTI DE L'OPPOSITION.--INFLUENCE DE MADAME DE STAEL; TENTATIVE INFRUCTUEUSE DE RECONCILIATION.--REPONSE DES CONSEILS AU MESSAGE DU DIRECTOIRE.--PLAN DEFINITIF DU DIRECTOIRE CONTRE LA MAJORITE DES CONSEILS.--COUP D'ETAT DU 18 FRUCTIDOR.--ENVAHISSEMENT DES DEUX CONSEILS PAR LA FORCE ARMEE.--DEPORTATION DE CINQUANTE-TROIS DEPUTES ET DE DEUX DIRECTEURS, ET AUTRES CITOYENS.--DIVERSES LOIS REVOLUTIONNAIRES SONT REMISES EN VIGUEUR.--CONSEQUENCE DE CETTE REVOLUTION. La nouvelle de l'arrivee des chasseurs de Richepanse, les details de leur marche et de leurs propos, parvinrent au ministre Petiet le 28 messidor, jour meme ou le changement de ministere avait lieu. Petiet en instruisit Carnot; et, a l'instant ou les deputes etaient accourus en foule pour exhaler leurs ressentimens contre la majorite directoriale, et exprimer leurs regrets aux ministres disgracies, ils apprirent en meme temps la marche des troupes. Carnot dit que le directoire n'avait, a sa connaissance, donne aucun ordre; que peut-etre les trois autres directeurs avaient pris une deliberation particuliere, mais qu'alors elle devait etre sur le registre secret; qu'il allait s'en assurer, et qu'il ne fallait pas devoiler l'evenement, avant qu'il eut verifie s'il existait des ordres. Mais on etait trop irrite pour garder aucune mesure. Le renvoi des ministres, la marche des troupes, la nomination de Hoche a la place de Petiet, ne laisserent plus de doute sur les intentions du directoire. On declara qu'evidemment le directoire voulait attenter a l'inviolabilite des conseils, faire un nouveau 31 mai, et proscrire les deputes fideles a la constitution. On se reunit chez Troncon-Ducoudray, qui etait, dans les anciens, l'un des personnages les plus influens. Les clichyens, suivant la coutume ordinaire des partis extremes, avaient vu avec plaisir les moderes, c'est-a-dire les constitutionnels, decus dans leurs esperances, et trompes dans leur projet de composer un ministere a leur gre. Ils les consideraient comme dupes par Barras, et se rejouissaient de la duperie. Mais le danger cependant leur parut grave, quand ils virent s'avancer des troupes. Leurs deux generaux, Pichegru et Willot, sachant que l'on courait chez Troncon-Ducoudray, pour conferer sur les evenemens, s'y rendirent, quoique la reunion fut composee d'hommes qui ne suivaient pas la meme direction. Pichegru n'avait encore sous la main aucun moyen reel; sa seule ressource etait dans les passions des partis, et il fallait courir la ou elles eclataient, soit pour observer, soit pour agir. Il y avait dans cette reunion Portalis, Troncon-Ducoudray, Lacuee, Dumas, Simeon, Doulcet-Pontecoulant, Thibaudeau, Villaret-Joyeuse, Willot et Pichegru. On s'anima beaucoup, comme il etait naturel; on parla des projets du directoire; on cita des propos de Rewbell, de Larevelliere, de Barras, qui annoncaient un parti pris, et on conclut du changement de ministere et de la marche des troupes, que ce parti etait un coup d'etat contre le corps legislatif. On proposa les resolutions les plus violentes, comme de suspendre le directoire et de le mettre en accusation, ou meme de le mettre hors la loi. Mais pour executer toutes ces resolutions, il fallait une force, et Thibaudeau, ne partageant pas l'entrainement general, demandait ou on la prendrait. On repondait a cela qu'on avait les douze cents grenadiers du corps legislatif, une partie du 21e regiment de dragons, commande par Malo, et la garde nationale de Paris; qu'en attendant la reorganisation de cette garde, on pourrait envoyer dans chaque arrondissement de la capitale des pelotons de grenadier, pour rallier autour d'eux les citoyens qui s'etaient armes en vendemiaire. On parla beaucoup sans parvenir a s'entendre, comme il arrive toujours quand les moyens ne sont pas reels. Pichegru, froid et concentre comme a son ordinaire, fit sur l'insuffisance et le danger des moyens proposes, quelques observations, dont le calme contrastait avec l'emportement general. On se separa, on retourna chez Carnot, chez les ministres disgracies. Carnot desapprouva tous les projets proposes contre le directoire. On se reunit une seconde fois chez Troncon-Ducoudray; mais Pichegru et Willot n'y etaient plus. On divagua encore, et, n'osant recourir aux moyens violens, on finit par se retrancher dans les moyens constitutionnels. On se promit de demander la loi sur la responsabilite des ministres, et la prompte organisation de la garde nationale. A Clichy, on declamait comme ailleurs, et on ne faisait pas mieux, car si les passions etaient plus violentes, les moyens n'etaient pas plus grands. On regrettait surtout la police, qui venait d'etre enlevee a Cochon, et on revenait a l'un des projets favoris de la faction, celui d'oter la police de Paris au directoire, et de la donner au corps legislatif, en forcant le sens d'un article de la constitution. On se proposait en meme temps de confier la direction de cette police a Cochon; mais la proposition etait si hardie, qu'on n'osa pas la mettre en projet. On s'arreta a l'idee de chicaner sur l'age de Barras, qui, disait-on, n'avait pas quarante ans lors de sa nomination au directoire, et de demander l'organisation instantanee de la garde nationale. Le 30 messidor (18 juillet) en effet, il y eut grand tumulte aux cinq-cents. Le depute Delahaye denonca la marche des troupes, et demanda que le rapport sur la garde nationale fut fait sur-le-champ. On s'emporta contre la conduite du directoire; on peignait avec effroi l'etat de Paris, l'arrivee d'une multitude de revolutionnaires connus, la nouvelle formation des clubs, et on demanda qu'une discussion s'ouvrit sur les societes politiques. On decida que le rapport sur la garde nationale serait fait le surlendemain, et qu'immediatement apres s'ouvrirait la discussion sur les clubs. Le surlendemain, 2 thermidor (20 juillet), on avait de nouveaux details sur la marche des troupes, sur leur nombre, et on savait qu'a la Ferte-Alais, il se trouvait deja quatre regimens de cavalerie. Pichegru fit le rapport sur l'organisation de la garde nationale. Son projet etait concu de la maniere la plus perfide. Tous les Francais jouissant de la qualite de citoyen devaient etre inscrits sur les roles de la garde nationale, mais tous ne devaient pas composer l'effectif de cette garde. Les gardes nationaux faisant le service devaient etre choisis par les autres, c'est-a-dire elus par la masse. De cette maniere la garde nationale etait formee, comme les conseils, par les assemblees electorales, et le resultat des elections indiquait assez quelle espece de garde on obtiendrait par ce moyen. Elle devait se composer d'un bataillon par canton; dans chaque bataillon il devait y avoir une compagnie de grenadiers et de chasseurs, ce qui retablissait ces compagnies d'elite, ou se groupaient toujours les hommes le plus prononces, et dont les partis se servaient ordinairement pour l'execution de leurs vues. On voulait voter le projet sur-le-champ. Le fougueux Henri Lariviere pretendit que tout annoncait un 31 mai. "Allons donc! allons donc!" lui crierent, en l'interrompant, quelques voix de la gauche. "Oui, reprit-il, mais je me rassure en songeant que nous sommes au 2 thermidor, et que nous approchons du 9, jour fatal aux tyrans." Il voulait qu'on votat le projet a l'instant, et qu'on envoyat un message aux anciens, pour les engager a rester en seance, afin qu'ils pussent aussi voter sans desemparer. On combattit cette proposition. Thibaudeau, chef du parti constitutionnel, fit remarquer avec raison que, quelque diligence qu'on deployat, la garde nationale ne serait pas organisee avant un mois; que la precipitation a voter un projet important serait donc inutile pour garantir le corps legislatif des dangers dont on le menacait; que la representation nationale devait se renfermer dans ses droits et sa dignite, et ne pas chercher sa force dans des moyens actuellement impuissans. Il proposa une discussion reflechie. On adopta l'ajournement a vingt-quatre heures, pour l'examen du projet, en decretant cependant tout de suite le principe de la reorganisation. Dans le moment, arriva un message du directoire, qui donnait des explications sur la marche des troupes. Ce message disait que, dirigees vers une destination eloignee, les troupes avaient du passer pres de Paris, que par l'inadvertance d'un commissaire des guerres elles avaient franchi la limite constitutionnelle, que l'erreur de ce commissaire etait la seule cause de cette infraction aux lois, que du reste les troupes avaient recu l'ordre de retrograder sur-le-champ. On ne se contenta pas de cette explication; on declama de nouveau avec une extreme vehemence, et on nomma une commission pour examiner ce message, et faire un rapport sur l'etat de Paris et la marche des troupes. Le lendemain on commenca a discuter le projet de Pichegru, et on en vota quatre articles. On s'occupa ensuite des clubs, qui se renouvelaient de toutes parts, et semblaient annoncer un ralliement du parti jacobin. On voulait les interdire absolument, parce que les lois qui les limitaient etaient toujours eludees. On decreta qu'aucune assemblee politique ne serait permise a l'avenir. Ainsi la societe de Clichy commit sur elle-meme une espece de suicide, et consentit a ne plus exister, a condition de detruire le cercle constitutionnel et les autres clubs subalternes qui se formaient de toutes parts. Les chefs de Clichy n'avaient pas besoin, en effet, de cette tumultueuse reunion pour s'entendre, et ils pouvaient la sacrifier, sans se priver d'une grande ressource. Willot denonca ensuite Barras, comme n'ayant pas l'age requis par la constitution, a l'epoque ou il avait ete nomme directeur. Mais les registres de la guerre compulses prouverent que c'etait une vaine chicane. Pendant ce temps, d'autres troupes etaient arrivees a Reims; on s'alarma de nouveau. Le directoire ayant repete les memes explications, on les declara encore insuffisantes, et la commission deja nommee resta chargee d'une enquete et d'un rapport. Hoche etait arrive a Paris, car il devait y passer, soit qu'il dut aller a Brest, soit qu'il eut a executer un coup d'etat. Il se presenta sans crainte au directoire, certain qu'en faisant marcher ses divisions, il avait obei a la majorite directoriale. Mais Carnot, qui etait dans ce moment president du directoire, chercha a l'intimider; il lui demanda en vertu de quel ordre il avait agi, et le menaca d'une accusation, pour avoir franchi les limites constitutionnelles. Malheureusement Rewbell et Larevelliere, qui n'avaient pas ete informes de l'ordre donne a Hoche, ne pouvaient pas venir a son secours. Barras, qui avait donne cet ordre, n'avait pas ose prendre la parole, et Hoche restait expose aux pressantes questions de Carnot. Il repondait qu'il ne pouvait aller a Brest sans troupes; a quoi Carnot repliquait qu'il y avait encore quarante-trois mille hommes en Bretagne, nombre suffisant pour l'expedition. Cependant Larevelliere, voyant l'embarras de Hoche, vint enfin a son secours, lui exprima au nom de la majorite du directoire l'estime et la confiance qu'avaient meritees ses services, l'assura qu'il n'etait pas question d'accusation contre lui, et fit lever la seance. Hoche courut chez Larevelliere pour le remercier; il apprit la que Barras n'avait informe ni Rewbell ni Larevelliere du mouvement des troupes, qu'il avait donne les ordres a leur insu; et il fut indigne contre Barras, qui, apres l'avoir compromis, n'avait pas le courage de le defendre. Il etait evident que Barras, en agissant a part, sans en prevenir ses deux collegues, avait voulu avoir seul dans sa main les moyens d'execution. Hoche indigne traita Barras avec sa hauteur ordinaire, et voua a Rewbell et a Larevelliere toute son estime. Rien n'etait encore pret pour l'execution du projet que meditaient les trois directeurs, et Barras, en appelant Hoche, l'avait inutilement compromis. Hoche retourna sur-le-champ a son quartier-general, qui etait a Wetzlar, et fit cantonner les troupes qu'il avait amenees dans les environs de Reims et de Sedan, ou elles etaient a portee encore de marcher sur Paris. Il etait fort degoute par la conduite de Barras a son egard, mais il etait pret a se devouer encore, si Larevelliere et Rewbell lui en donnaient le signal. Il etait tres compromis; on parlait de l'accuser; mais il attendait avec fermete au milieu de son quartier-general ce que la majorite des cinq-cents dechainee contre lui pourrait entreprendre. Son age ne lui ayant pas permis d'accepter le ministere de la guerre, Scherer y fut appele a sa place. L'eclat qui venait d'avoir lieu, ne permettait plus d'employer Hoche a l'execution des projets du directoire. D'ailleurs l'importance qu'une telle participation allait lui donner, pouvait exciter la jalousie des autres generaux. Il n'etait pas impossible que Bonaparte trouvat mauvais qu'on s'adressat a d'autres qu'a lui. On pensa qu'il vaudrait mieux ne pas se servir de l'un des generaux en chef, et prendre l'un des divisionnaires les plus distingues. On imagina de demander a Bonaparte un de ces generaux devenus si celebres sous ses ordres; ce qui aurait l'avantage de le satisfaire personnellement, et de ne blesser en meme temps aucun des generaux en chef. Mais tandis qu'on songeait a s'adresser a lui, il intervenait dans la querelle, d'une maniere foudroyante pour les contre-revolutionnaires, et au moins embarrassante pour le directoire. Il choisit l'anniversaire du 14 juillet, repondant au 26 messidor, pour donner une fete aux armees, et faire rediger des adresses sur les evenemens qui se preparaient. Il fit elever a Milan une pyramide portant des trophees, et le nom de tous les soldats et officiers morts pendant la campagne d'Italie. C'est autour de cette pyramide que fut celebree la fete; elle fut magnifique. Bonaparte y assista de sa personne, et adressa a ses soldats une proclamation menacante. "Soldats, dit-il, c'est aujourd'hui l'anniversaire du 14 juillet. Vous voyez devant vous les noms de nos compagnons d'armes morts au champ d'honneur, pour la liberte de la patrie. Ils vous ont donne l'exemple. Vous vous devez tout entiers a la republique; vous vous devez tout entiers au bonheur de trente millions de Francais; vous vous devez tout entiers a la gloire de ce nom qui a recu un nouvel eclat par vos victoires. "Soldats! je sais que vous etes profondement affectes des malheurs qui menacent la patrie. Mais la patrie ne peut courir de dangers reels. Les memes hommes qui l'ont fait triompher de l'Europe coalisee, sont la. Des montagnes nous separent de la France; vous les franchiriez avec la rapidite de l'aigle, s'il le fallait, pour maintenir la constitution, defendre la liberte, et proteger les republicains. "Soldats! le gouvernement veille sur le depot des lois qui lui est confie. Les royalistes, des l'instant qu'ils se montreront, auront vecu. Soyez sans inquietude, et jurons par les manes des heros qui sont morts a cote de nous pour la liberte, jurons sur nos drapeaux, guerre implacable aux ennemis de la republique et de la constitution de l'an III!" Il y eut ensuite un banquet ou les toasts les plus energiques furent portes par les generaux et les officiers. Le general en chef porta un premier toast aux braves Stengel, Laharpe, Dubois, morts au champ d'honneur. "Puissent leurs manes, dit-il, veiller autour de nous, et nous garantir des embuches de nos ennemis!" Des toasts furent ensuite portes a la constitution de l'an III, au directoire, au conseil des anciens, aux Francais assassines dans Verone, a la _reemigration des emigres_, a l'union des republicains francais, a la destruction du club de Clichy. On sonna le pas de charge a ce dernier toast. Des fetes semblables eurent lieu dans toutes les villes ou se trouvaient les divisions de l'armee, et elles furent celebrees avec le meme appareil. Ensuite on redigea, dans chaque division, des adresses, encore plus significatives que ne l'etait la proclamation du general en chef. Il avait observe dans son langage une certaine dignite; mais tout le style jacobin de 93 fut etale dans les adresses des differentes divisions de l'armee. Les divisions Massena, Joubert, Augereau, se signalerent. Celle d'Augereau surtout depassa toutes les bornes: _O conspirateurs_, disait-elle, _tremblez! de l'Adige et du Rhin a la Seine, il n'y a qu'un pas. Tremblez! vos iniquites sont comptees, et le prix en est au bout de nos baionnettes!_ Ces adresses furent couvertes de milliers de signatures, et envoyees au general en chef. Il les reunit, et les envoya au directoire, avec sa proclamation, pour qu'elles fussent imprimees et publiees dans les journaux. Une pareille demarche signifiait assez clairement qu'il etait pret a marcher pour combattre la faction formee dans les conseils, et preter son secours a l'execution d'un coup d'etat. En meme temps, comme il savait le directoire divise, qu'il voyait la scene se compliquer, et qu'il voulait etre instruit de tout, il choisit un de ces aides-de-camp, M. de Lavalette, qui jouissait de toute sa confiance, et qui avait la penetration necessaire pour bien juger les evenemens; il le fit partir pour Paris avec ordre de tout observer, et de tout recueillir; il fit en meme temps offrir des fonds au directoire, au cas qu'il en eut besoin, s'il avait quelque acte de vigueur a tenter. Quand le directoire recut ces adresses, il fut extremement embarrasse. Elles etaient en quelque sorte illegales, car les armees ne pouvaient pas deliberer. Les accueillir, les publier, c'etait autoriser les armees a intervenir dans le gouvernement de l'etat, et livrer la republique a la puissance militaire. Mais pouvait-on se sauver de ce peril? En s'adressant a Hoche, en lui demandant des troupes, en demandant un general a Bonaparte, le gouvernement n'avait-il pas lui-meme provoque cette intervention? Oblige de recourir a la force, de violer la legalite, pouvait-il s'adresser a d'autres soutiens que les armees? Recevoir ces adresses n'etait que la consequence de ce qu'on avait fait, de ce qu'on avait ete oblige de faire. Telle etait la destinee de notre malheureuse republique, que pour se soustraire a ses ennemis, elle etait obligee de se livrer aux armees. C'est la crainte de la contre-revolution qui, en 1793, avait jete la republique dans les exces et les fureurs dont on a vu la triste histoire; c'est la crainte de la contre-revolution qui, aujourd'hui, l'obligeait de se jeter dans les bras des militaires; en un mot, c'etait toujours pour fuir le meme danger, que tantot elle avait recours aux passions, tantot aux baionnettes. Le directoire eut bien voulu cacher ces adresses, et ne pas les publier a cause du mauvais exemple; mais il aurait horriblement blesse le general, et l'eut peut-etre rejete vers les ennemis de la republique. Il fut donc contraint de les imprimer et de les repandre. Elles jeterent l'effroi dans le parti clichyen, et lui firent sentir combien avait ete grande son imprudence, quand il avait attaque, par la motion de Dumolard, la conduite du general Bonaparte a Venise. Elles donnerent lieu a de nouvelles plaintes dans les conseils: on s'eleva contre cette intervention des armees, on dit qu'elles ne devaient pas deliberer, et on vit la une nouvelle preuve des projets imputes au directoire. Bonaparte causa un nouvel embarras au gouvernement, par le general divisionnaire qu'il lui envoya. Augereau excitait dans l'armee une espece de trouble, par la violence de ses opinions, tout a fait dignes du faubourg Saint-Antoine. Il etait toujours pret a entrer en querelle avec quiconque n'etait pas aussi violent que lui; et Bonaparte craignait une rixe entre les generaux. Pour s'en debarrasser, il l'envoya au directoire, pensant qu'il serait tres-bon pour l'usage auquel on le destinait, et qu'il serait mieux a Paris qu'au quartier-general, ou l'oisivete le rendait dangereux. Augereau ne demandait pas mieux; car il aimait autant les agitations des clubs que les champs de bataille, et il n'etait pas insensible a l'attrait du pouvoir. Il partit sur-le-champ, et arriva a Paris dans le milieu de thermidor. Bonaparte ecrivit a son aide-de-camp, Lavalette, qu'il envoyait Augereau parce qu'il ne pouvait plus le garder en Italie; il lui recommanda de s'en defier, et de continuer ses observations, en se tenant toujours a part. Il lui recommanda aussi d'avoir les meilleurs procedes envers Carnot; car en se prononcant hautement pour le directoire, contre la faction contre-revolutionnaire, il ne voulait entrer pour rien dans la querelle personnelle des directeurs. Le directoire fut tres-peu satisfait de voir arriver Augereau. Ce general convenait bien a Barras, qui s'entourait volontiers des jacobins et des patriotes des faubourgs, et qui parlait toujours de monter a cheval; mais il convenait peu a Rewbell, a Larevelliere, qui auraient voulu un general sage, mesure, et qui put, au besoin, faire cause commune avec eux contre les projets de Barras. Augereau etait on ne peut pas plus satisfait de se voir a Paris, pour une mission pareille. C'etait un brave homme, excellent soldat, et coeur genereux, mais tres-vantard et tres-mauvaise tete. Il allait dans Paris recevant des fetes, jouissant de la celebrite que lui valaient ses beaux faits d'armes, mais s'attribuant une partie des operations de l'armee d'Italie, laissant croire volontiers qu'il avait inspire au general en chef ses plus belles resolutions, et repetant a tout propos qu'il venait mettre les aristocrates a la raison. Larevelliere et Rewbell, tres-faches de cette conduite, resolurent de l'entourer, et, en s'adressant a sa vanite, de le ramener a un peu plus de mesure. Larevelliere le caressa beaucoup, et reussit a le subjuguer, moitie par des flatteries adroites, moitie par le respect qu'il sut lui inspirer. Il lui fit sentir qu'il ne fallait pas se deshonorer par une journee sanglante, mais acquerir le titre de sauveur de la republique, par un acte energique et sage, qui desarmat les factieux sans repandre de sang. Il calma Augereau, et parvint a le rendre plus raisonnable. On lui donna sur-le-champ le commandement de la dix-septieme division militaire, qui comprenait Paris. Ce nouveau fait indiquait assez les intentions du directoire. Elles etaient arretees. Les troupes de Hoche se trouvaient a quelques marches; on n'avait qu'un signal a donner pour les faire arriver. On attendait les fonds que Bonaparte avait promis, et qu'on ne voulait pas prendre dans les caisses, pour ne pas compromettre le ministre Ramel, si exactement surveille par la commission des finances. Ces fonds etaient en partie destines a gagner les grenadiers du corps legislatif, alors au nombre de douze cents, et qui, sans etre redoutables, pouvaient, s'ils resistaient, amener un combat; ce que l'on tenait par-dessus tout a eviter. Barras, toujours fecond en intrigues, s'etait charge de ce soin, et c'etait le motif qui faisait differer le coup d'etat. Les evenemens de l'interieur avaient la plus funeste influence sur les negociations si importantes, entamees entre la republique et les puissances de l'Europe. L'implacable faction, conjuree contre la liberte et le repos de la France, allait ajouter a tous ses torts, celui de compromettre la paix, depuis si long-temps attendue. Lord Malmesbury etait arrive a Lille, et les ministres autrichiens s'etaient abouches a Montebello avec Bonaparte et Clarke, qui etaient les deux plenipotentiaires charges de representer la France. Les preliminaires de Leoben, signes le 29 germinal (18 avril), portaient que deux congres seraient ouverts, l'un general a Berne, pour la paix avec l'empereur et ses allies; l'autre particulier a Rastadt, pour la paix avec l'Empire; que la paix avec l'empereur serait conclue avant trois mois, sous peine de nullite des preliminaires; que rien ne serait fait dans les etats venitiens que de concert avec l'Autriche, mais que les provinces venitiennes ne seraient occupees par l'empereur qu'apres la conclusion de la paix. Les evenemens de Venise semblaient deroger un peu a ces conditions, et l'Autriche s'etait hatee d'y deroger plus formellement de son cote, en faisant occuper les provinces venitiennes de l'Istrie et de la Dalmatie. Bonaparte ferma les yeux sur cette infraction aux preliminaires, pour s'epargner les recriminations a l'egard de ce qu'il avait fait a Venise, et de ce qu'il allait faire dans les iles du Levant. L'echange des ratifications eut lieu a Montebello, pres de Milan, le 5 prairial (24 mai). Le marquis de Gallo, ministre de Naples a Vienne, etait l'envoye de l'empereur. Apres l'echange des ratifications, Bonaparte confera avec M. de Gallo, dans l'intention de le faire renoncer a l'idee d'un congres a Berne, et de l'engager a traiter isolement en Italie, sans appeler les autres puissances. Les raisons qu'il avait a donner, dans l'interet meme de l'Autriche, etaient excellentes. Comment la Russie et l'Angleterre si elles etaient appelees a ce congres, pourraient-elles consentir a ce que l'Autriche s'indemnisat aux depens de Venise, dont elles-memes convoitaient les possessions? C'etait impossible, et l'interet meme de l'Autriche, autant que celui d'une prompte conclusion, exigeait que l'on conferat sur-le-champ, et en Italie. M. de Gallo, homme spirituel et sage, sentait la force de ces raisons. Pour le decider, et entrainer le cabinet autrichien, Bonaparte fit une concession d'etiquette a laquelle le cabinet de Vienne attachait une grande importance. L'empereur craignait toujours que la republique ne voulut rejeter l'ancien ceremonial des rois de France, et n'exigeat l'alternative dans le protocole des traites. L'empereur voulait toujours etre nomme le premier, et conserver a ses ambassadeurs le pas sur les ambassadeurs de la France. Bonaparte, qui s'etait fait autoriser par le directoire a ceder sur ces miseres, accorda ce que demandait M. de Gallo. La joie fut si grande, que sur-le-champ M. de Gallo adopta le principe d'une negociation separee a Montebello, et ecrivit a Vienne pour obtenir des pouvoirs en consequence. Mais le vieux Thugut, fatigue, humoriste, tout attache au systeme anglais, et offrant a chaque instant sa demission, depuis que la cour, influencee par l'archiduc Charles, semblait abonder dans un systeme contraire, Thugut avait d'autres vues. Il voyait la paix avec peine; les troubles interieurs de la France lui donnaient des esperances auxquelles il aimait encore a se livrer, quoiqu'elles eussent ete si souvent trompeuses. Bien qu'il en eut coute a l'Autriche beaucoup d'argent, beaucoup de fausses demarches, et une guerre desastreuse, pour avoir cru les emigres, la nouvelle conspiration de Pichegru fit concevoir a Thugut l'idee de differer la conclusion de la paix. Il resolut d'opposer des lenteurs calculees aux instances des plenipotentiaires francais. Il fit desavouer le marquis de Gallo, et fit partir un nouveau negociateur, le general-major, comte de Meeweld, pour Montebello. Ce negociateur arriva le 1er messidor (19 juin), et demanda l'execution des preliminaires, c'est-a-dire, la reunion du congres de Berne. Bonaparte, indigne de ce changement de systeme, fit une replique des plus vives. Il repeta tout ce qu'il avait deja dit sur l'impossibilite d'obtenir de la Russie et de l'Angleterre l'adhesion aux arrangemens dont on avait pose les bases a Leoben; il ajouta qu'un congres entrainerait de nouvelles lenteurs; que deux mois s'etaient deja ecoules depuis les preliminaires de Leoben; que d'apres ces preliminaires, la paix devait etre conclue en trois mois, et qu'il serait impossible de la conclure dans ce delai, si on appelait toutes les puissances. Ces raisons laisserent encore les plenipotentiaires autrichiens sans reponse. La cour de Vienne parut ceder, et fixa les conferences a Udine, dans les provinces venitiennes, afin que le lieu de la negociation fut plus rapproche de Vienne. Elles durent recommencer le 13 messidor (1er juillet). Bonaparte, que des soins d'une haute importance retenaient a Milan, au milieu des nouvelles republiques qu'on allait fonder, et qui d'ailleurs tenait a veiller de plus pres aux evenemens de Paris, ne voulait pas se laisser attirer inutilement a Udine, pour y etre joue par Thugut. Il y envoya Clarke, et declara qu'il ne s'y rendrait de sa personne que lorsqu'il serait convaincu par la nature des pouvoirs donnes aux deux negociateurs, et par leur conduite dans la negociation, de la bonne foi de la cour de Vienne. En effet, il ne se trompait pas. Le cabinet de Vienne, plus abuse que jamais par les miserables agens de la faction royaliste, se flattait qu'il allait etre dispense par une revolution de traiter avec le directoire, et il fit remettre des notes etranges dans l'etat de la negociation. Ces notes, a la date du 30 messidor (18 juillet), portaient que la cour de Vienne voulait s'en tenir rigoureusement aux preliminaires, et par consequent traiter de la paix generale a Berne; que le delai de trois mois, fixe par les preliminaires, pour la conclusion de la paix, ne pouvait s'entendre qu'a partir de la reunion du congres, car autrement il aurait ete trop insuffisant pour etre stipule; qu'en consequence, la cour de Vienne, persistant a se renfermer dans la teneur des preliminaires, demandait un congres general de toutes les puissances. Ces notes renfermaient en outre des plaintes ameres sur les evenemens de Venise et de Genes; elles soutenaient que ces evenemens etaient une infraction grave aux preliminaires de Leoben, et que la France devait en donner satisfaction. En recevant ces notes si etranges, Bonaparte fut rempli de colere. Sa premiere idee fut de reunir sur-le-champ toutes les divisions de l'armee, de reprendre l'offensive, et de s'avancer encore sur Vienne, pour exiger cette fois des conditions moins moderees qu'a Leoben. Mais l'etat interieur de la France, les conferences a Lille, l'arreterent, et il pensa qu'il fallait, dans ces graves conjonctures, laisser au directoire, qui etait place au centre de toutes les operations, le soin de decider la conduite a tenir. Il se contenta de faire rediger par Clarke une note vigoureuse. Cette note portait en substance qu'il n'etait plus temps de demander un congres, dont les plenipotentiaires autrichiens avaient reconnu l'impossibilite, et auquel la cour de Vienne avait meme renonce, en fixant les conferences a Udine; que ce congres etait aujourd'hui sans motif, puisque les allies de l'Autriche se separaient d'elle, et montraient l'intention de traiter isolement, ce qui etait prouve par les conferences de Lille; que le delai de trois mois ne pouvait s'entendre qu'a partir du jour de la signature de Leoben, car autrement, en differant l'ouverture du congres, les lenteurs pourraient devenir eternelles, ce que la France avait voulu empecher en fixant un terme positif; qu'enfin les preliminaires n'avaient point ete violes dans la conduite tenue a l'egard de Venise et de Genes; que ces deux pays avaient pu changer leur gouvernement sans que personne eut a le trouver mauvais, et que, du reste, en envahissant l'Istrie et la Dalmatie contre toutes les conventions ecrites, l'Autriche avait bien autrement viole les preliminaires. Apres avoir ainsi repondu d'une maniere ferme et digne, Bonaparte refera du tout au directoire, et attendit ses ordres, lui recommandant de se decider au plus tot, parce qu'il importait de ne pas attendre la mauvaise saison pour reprendre les hostilites, si cette determination devenait necessaire. A Lille, la negociation ouverte se conduisait avec plus de bonne foi, ce qui doit paraitre singulier, puisque c'etait avec Pitt que les negociateurs francais avaient a s'entendre. Mais Pitt etait veritablement effraye de la situation de l'Angleterre, ne comptait plus du tout sur l'Autriche, n'avait aucune confiance dans les menteries des agens royalistes, et voulait traiter avec la France, avant que la paix avec l'empereur la rendit plus forte et plus exigeante. Si donc, l'annee derniere, il n'avait voulu qu'eluder, pour satisfaire l'opinion et pour prevenir un arrangement a l'egard des Pays-Bas, cette annee il voulait sincerement traiter, sauf a ne faire de cette paix qu'un repos de deux ou trois ans. Ce pur Anglais ne pouvait, en effet, consentir a laisser definitivement les Pays-Bas a la France. Tout prouvait sa sincerite, comme nous l'avons dit, et le choix de lord Malmesbury, et la nature des instructions secretes donnees a ce negociateur. Suivant l'usage de la diplomatie anglaise, tout etait arrange pour qu'il y eut a la fois deux negociations, l'une officielle et apparente, l'autre secrete et reelle. M. Ellis avait ete donne a lord Malmesbury, pour conduire avec son assentiment la negociation secrete, et correspondre directement avec Pitt. Cet usage de la diplomatie anglaise est force dans un gouvernement representatif. Dans la negociation officielle, on dit ce qui peut etre repete dans les chambres, et on reserve pour la negociation secrete ce qui ne peut etre publie. Dans le cas surtout ou le ministere est divise sur la question de la paix, on communique les conferences secretes a la partie du ministere qui autorise et dirige la negociation. La legation anglaise arriva avec une nombreuse suite et un grand appareil a Lille, le 16 messidor (4 juillet). Les negociateurs charges de representer la France etaient Letourneur, sorti recemment du directoire, Pleville Le Peley, qui ne resta a Lille que peu de jours a cause de sa nomination au ministere de la marine, et Hugues Maret, depuis duc de Bassano. De ces trois ministres, le dernier etait le seul capable de remplir un role utile dans la negociation. Jeune, verse de bonne heure dans le monde diplomatique, il reunissait a beaucoup d'esprit des formes qui etaient devenues rares en France depuis la revolution. Il devait son entree dans les affaires a M. de Talleyrand, et maintenant encore il s'etait concerte avec lui, pour que l'un des deux eut le ministere des affaires etrangeres, et l'autre la mission a Lille. M. Maret avait ete envoye deux fois a Londres dans les premiers temps de la revolution; il avait ete bien recu par Pitt, et avait acquis une, grande connaissance du cabinet anglais. Il etait donc tres-propre a representer la France a Lille. Il s'y rendit avec ses deux collegues, et ils y arriverent en meme temps que la legation anglaise. Ce n'est pas ordinairement dans les conferences publiques que se font reellement les affaires diplomatiques. Les negociateurs anglais, pleins de dexterite et de tact, auraient voulu voir familierement les negociateurs francais, et avaient trop d'esprit pour eprouver aucun eloignement. Au contraire, Letourneur et Pleville Le Peley, honnetes gens, mais peu habitues a la diplomatie, avaient la sauvagerie revolutionnaire: ils consideraient les deux Anglais comme des hommes dangereux, toujours prets a intriguer et a tromper, et contre lesquels il fallait etre en defiance. Ils ne voulaient les voir qu'officiellement, et craignaient de se compromettre par toute autre espece de communication. Ce n'etait pas ainsi qu'on pouvait s'entendre. Lord Malmesbury signifia ses pouvoirs, ou les conditions du traite etaient laissees en blanc, et demanda quelles etaient les conditions de la France. Les trois negociateurs francais exhiberent les conditions, qui etaient, comme on pense bien, un _maximum_ fort eleve. Ils demandaient que le roi d'Angleterre renoncat au titre de roi de France, qu'il continuait de prendre par un de ces ridicules usages conserves en Angleterre; qu'il rendit tous les vaisseaux pris a Toulon; qu'il restituat a la France, a l'Espagne et a la Hollande, toutes les colonies qui leur avaient ete enlevees. En echange de tout cela, la France, l'Espagne et la Hollande, n'offraient que la paix, car elles n'avaient rien pris a l'Angleterre. Il est vrai que la France etait assez imposante pour exiger beaucoup; mais tout demander pour elle et ses allies, et ne rien donner, c'etait renoncer a s'entendre; Lord Malmesbury, qui voulait arriver a des resultats reels, vit bien que la negociation officielle n'aboutirait a rien, et chercha a amener des rapprochemens plus intimes. M. Maret, plus habitue que ses collegues aux usages diplomatiques, s'y preta volontiers; mais il fallut negocier aupres de Letourneur et de Pleville Le Peley, pour amener des rencontres au spectacle. Les jeunes gens des deux ambassades se rapprocherent les premiers, et bientot les communications furent plus amicales. La France avait tellement rompu avec le passe depuis la revolution, qu'il fallait beaucoup de peine pour la replacer dans ses anciens rapports avec les autres puissances. On n'avait rien eu de pareil a faire l'annee precedente, parce qu'alors la negociation n'etant pas sincere, on n'avait guere qu'a eluder; mais cette annee il fallait en venir a des communications efficaces et bienveillantes. Lord Malmesbury fit sonder M. Maret pour l'engager a une negociation particuliere. Avant d'y consentir, M. Maret ecrivit a Paris pour etre autorise par le ministere francais. Il le fut sans difficulte, et sur-le-champ il entra en pourparlers avec les negociateurs anglais. Il n'etait plus question de contester les Pays-Bas ni de discuter sur la nouvelle position dans laquelle la Hollande se trouvait par rapport a la France; mais l'Angleterre voulait garder quelques-unes des principales colonies qu'elle avait conquises, pour s'indemniser, soit des frais de la guerre, soit des concessions qu'elle nous faisait. Elle consentait a nous rendre toutes nos colonies, elle consentait meme a renoncer a toute pretention sur Saint-Domingue, et a nous aider a y etablir notre domination; mais elle pretendait s'indemniser aux depens de la Hollande et de l'Espagne. Ainsi elle ne voulait pas rendre a l'Espagne l'ile de la Trinite, dont elle s'etait emparee, et qui etait une colonie fort importante par sa position a l'entree de la mer des Antilles; elle voulait, parmi les possessions enlevees aux Hollandais, garder le cap de Bonne-Esperance, qui commande la navigation des deux Oceans, et Trinquemale, principal port de l'ile de Ceylan; elle voulait echanger la ville de Negapatnam, sur la cote de Coromandel, contre la ville et le fort de Cochin sur la cote de Malabar, etablissement precieux pour elle. Quant a la renonciation au titre de roi de France, les negociateurs anglais resistaient a cause de la famille royale, qui etait peu disposee a la paix, et dont il fallait menager la vanite. Relativement aux vaisseaux enleves a Toulon, et qui deja avaient ete equipes et armes a l'anglaise, ils trouvaient trop ignominieux de les rendre, et offraient une indemnite en argent de 12 millions. Malmesbury donnait pour raison a M. Maret, qu'il ne pouvait rentrer a Londres apres avoir tout rendu, et n'avoir conserve au peuple anglais aucune des conquetes payees de son sang et de ses tresors. Pour prouver d'ailleurs sa sincerite, il montra toutes les instructions secretes remises a M. Ellis, et qui contenaient la preuve du desir que Pitt avait d'obtenir la paix. Ces conditions meritaient d'etre debattues. Une circonstance survenue tout a coup donna beaucoup d'avantages aux negociateurs francais. Outre la reunion des flottes espagnole, hollandaise et francaise a Brest, reunion qui dependait du premier coup de vent qui eloignerait l'amiral Jewis de Cadix, l'Angleterre avait a redouter un autre danger. Le Portugal, effraye par l'Espagne et la France, venait d'abandonner son antique allie, et de traiter avec la France. La condition principale du traite lui interdisait de recevoir a la fois plus de six vaisseaux armes, appartenant aux puissances belligerantes. L'Angleterre perdait donc ainsi sa precieuse station dans le Tage. Ce traite inattendu livra un peu les negociateurs anglais a M. Maret. On se mit a debattre les conditions definitives. On ne put pas arracher la Trinite; quant au cap de Bonne-Esperance, qui etait l'objet le plus important, il fut enfin convenu qu'il serait restitue a la Hollande, mais a une condition expresse, c'est que jamais la France ne profiterait de son ascendant sur la Hollande pour s'en emparer. C'est la ce que l'Angleterre redoutait le plus. Elle voulait moins l'avoir que nous l'enlever, et la restitution en fut decidee, a la condition que nous ne l'aurions jamais nous-memes. Quant a Trinquemale, qui entrainait la possession du Ceylan, il devait etre garde par les Anglais, toutefois avec l'apparence de l'alternative. Une garnison hollandaise devait alterner avec une garnison anglaise; mais il etait convenu que ce serait la une formalite purement illusoire, et que ce port resterait effectivement aux Anglais. Quant a l'echange de Cochin contre Negapatnam, les Anglais y tenaient encore, sans en faire pourtant une condition _sine qua non_. Les 12 millions etaient acceptes pour les vaisseaux pris a Toulon. Quant au titre de roi de France, il etait convenu que, sans l'abdiquer formellement, le roi d'Angleterre cesserait de le prendre. Tel etait le point ou s'etaient arretees les pretentions reciproques des negociateurs. Letourneur, qui etait reste seul avec M. Maret depuis le depart de Pleville Le Peley, appele au ministere de la marine, etait dans une complete ignorance de la negociation secrete. M. Maret le dedommageait de sa nullite, en lui cedant tous les honneurs exterieurs, toutes les choses de representation, auxquels cet homme honnete et facile tenait beaucoup. M. Maret avait fait part de tous les details de la negociation au directoire, et attendait ses decisions. Jamais la France et l'Angleterre n'avaient ete plus pres de se concilier. Il etait evident que la negociation de Lille etait entierement detachee de celle d'Udine, et que l'Angleterre agissait de son cote sans chercher a s'entendre avec l'Autriche. La decision a prendre sur ces negociations devait agiter le directoire plus que toute autre question. La faction royaliste demandait la paix avec fureur sans la desirer; les constitutionnels la voulaient sincerement, meme au prix de quelques sacrifices; les republicains la voulaient sans sacrifices, et souhaitaient par dessus tout la gloire de la republique. Ils auraient voulu l'affranchissement entier de l'Italie, et la restitution des colonies de nos allies, meme au prix d'une nouvelle campagne. Les opinions des cinq directeurs etaient dictees par leur position. Carnot et Barthelemy votaient pour qu'on acceptat les conditions de l'Autriche et de l'Angleterre; les trois autres directeurs soutenaient l'opinion contraire. Ces questions acheverent de brouiller les deux parties du directoire. Barras reprocha amerement a Carnot les preliminaires de Leoben, dont celui-ci avait fortement appuye la ratification, et employa a son egard les expressions les moins mesurees. Carnot, de son cote, dit, a propos de ces expressions, _qu'il ne fallait pas opprimer l'Autriche_; ce qui signifiait que, pour que la paix fut durable, les conditions devaient en etre moderees. Mais ses collegues prirent fort mal ces expressions, et Rewbell lui demanda s'il etait ministre de l'Autriche ou magistrat de la republique francaise. Les trois directeurs, en recevant les depeches de Bonaparte, voulaient qu'on rompit sur-le-champ, et qu'on reprit les hostilites. Cependant, l'etat de la republique, la crainte de donner de nouvelles armes aux ennemis du gouvernement, et de leur fournir le pretexte de dire que jamais le directoire ne ferait la paix, deciderent les directeurs a temporiser encore. Ils ecrivirent a Bonaparte qu'il fallait combler la mesure de la patience, et attendre encore jusqu'a ce que la mauvaise foi de l'Autriche fut prouvee d'une maniere evidente, et que la reprise des hostilites put etre imputee a elle seule. Relativement aux conferences de Lille, la question n'etait pas moins embarrassante. Pour la France, la decision etait facile, puisqu'on lui rendait tout, mais pour l'Espagne, qui restait privee de la Trinite, pour la Hollande, qui perdait Trinquemale, la question etait difficile a resoudre. Carnot, que sa nouvelle position obligeait a opiner toujours pour la paix, votait pour l'adoption de ces conditions, quoique peu genereuses a l'egard de nos allies. Comme on etait tres-mecontent de la Hollande et des partis qui la divisaient, il conseillait de l'abandonner a elle-meme, et de ne plus se meler de son sort; conseil tout aussi peu genereux que celui de sacrifier ses colonies. Rewbell s'emporta fort sur cette question. Passionne pour les interets de la France, meme jusqu'a l'injustice, il voulait que, loin d'abandonner la Hollande, on se rendit tout-puissant chez elle, qu'on en fit une province de la republique; et surtout il s'opposait de toutes ses forces a l'adoption de l'article par lequel la France renoncait a posseder jamais le cap de Bonne-Esperance. Il soutenait, au contraire, que cette colonie et plusieurs autres devaient nous revenir un jour, pour prix de nos services. Il defendait comme on voit, les interets des allies, pour nous, beaucoup plus encore que pour eux. Larevelliere, qui par equite prenait leurs interets en grande consideration, repoussait les conditions proposees, par des raisons toutes differentes. Il regardait comme honteux de sacrifier l'Espagne, qu'on avait engagee dans une lutte qui lui etait pour ainsi dire etrangere, et qu'on obligeait, pour prix de son alliance, a sacrifier une importante colonie. Il regardait comme tout aussi honteux de sacrifier la Hollande, qu'on avait entrainee dans la carriere des revolutions, du sort de laquelle on s'etait charge, et qu'on allait a la fois priver de ses plus riches possessions, et livrer a une affreuse anarchie. Si la France, en effet, lui retirait sa main, elle allait tomber dans les plus funestes desordres. Larevelliere disait qu'on serait responsable de tout le sang qui coulerait. Cette politique etait genereuse; peut-etre n'etait-elle pas assez calculee. Nos allies faisaient des pertes; la question etait de savoir s'ils n'en feraient pas de plus grandes en continuant la guerre. L'avenir l'a prouve. Mais les triomphes de la France sur le continent faisaient esperer alors que, delivree de l'Autriche, elle en obtiendrait d'aussi grands sur les mers. L'abandon de nos allies parut honteux; on prit un autre parti. On resolut de s'adresser a l'Espagne et a la Hollande, pour s'enquerir de leurs intentions. Elles devaient declarer si elles voulaient la paix, au prix des sacrifices exiges par l'Angleterre, et dans le cas ou elles prefereraient la continuation de la guerre, elles devaient declarer en outre quelles forces elles se proposaient de reunir pour la defense des interets communs. On ecrivit a Lille que la reponse aux propositions de l'Angleterre ne pouvait pas etre donnee avant d'avoir consulte les allies. Ces discussions acheverent de brouiller completement les directeurs. Le moment de la catastrophe approchait; les deux partis poursuivaient leur marche, et s'irritaient tous les jours davantage. La commission des finances dans les cinq-cents avait retouche ses mesures, pour les faire agreer aux anciens avec quelques modifications. Les dispositions relatives a la tresorerie avaient ete legerement changees. Le directoire devait toujours rester etranger aux negociations des valeurs; et sans confirmer ni abroger la distinction de l'ordinaire et de l'extraordinaire, il etait decide que les depenses relatives a la solde des armees auraient toujours la preference. Les anticipations etaient defendues pour l'avenir, mais les anticipations deja faites n'etaient pas revoquees. Enfin, les nouvelles dispositions sur la vente des biens nationaux etaient reproduites, mais avec une modification importante; c'est que les ordonnances des ministres et les bons des fournisseurs devaient etre pris en paiement des biens, comme _les bons des trois quarts_. Ces mesures, ainsi modifiees, avaient ete adoptees; elles etaient moins subversives des moyens du tresor, mais tres dangereuses encore. Toutes les lois penales contre les pretres etaient abolies; le serment etait change en une simple declaration, par laquelle les pretres declaraient se soumettre aux lois de la republique. Il n'avait pas encore ete question des formes du culte, ni des cloches. Les successions des emigres n'etaient plus ouvertes en faveur de l'etat, mais en faveur des parens. Les familles, qui deja avaient ete obligees de compter a la republique la part patrimoniale d'un fils ou d'un parent emigre, allaient recevoir une indemnite en biens nationaux. La vente des presbyteres etait suspendue. Enfin la plus importante de toutes les mesures, l'institution de la garde nationale, avait ete votee en quelques jours, sur les bases exposees plus haut. La composition de cette garde devait se faire par voie d'election. C'etait sur cette mesure que Pichegru et les siens comptaient le plus pour l'execution de leurs projets. Aussi avaient-ils fait ajouter un article, par lequel le travail de cette organisation devait commencer dix jours apres la publication de la loi. Ils etaient ainsi assures d'avoir bientot reuni la garde parisienne, et avec elle tous les insurges de vendemiaire. Le directoire, de son cote, convaincu de l'imminence du peril, et supposant toujours une conspiration prete a eclater, avait pris l'attitude la plus menacante. Augereau n'etait pas seul a Paris. Les armees etant dans l'inaction, une foule de generaux etaient accourus. On y voyait le chef d'etat-major de Hoche, Cherin, les generaux Lemoine, Humbert, qui commandaient les divisions qui avaient marche sur Paris; Kleber et Lefebvre, qui etaient en conge; enfin Bernadette, que Bonaparte avait envoye pour porter les drapeaux qui restaient a presenter au directoire. Outre ces officiers superieurs, des officiers de tout grade, reformes depuis la reduction des cadres, et aspirant a etre places, se repandaient en foule dans Paris, tenant les propos les plus menacans contre les conseils. Quantite de revolutionnaires etaient accourus des provinces, comme ils faisaient toujours des qu'ils esperaient un mouvement. Outre tous ces symptomes, la direction et la destination des troupes ne pouvaient plus guere laisser de doute. Elles etaient toujours cantonnees aux environs de Reims. On se disait que si elles avaient ete destinees uniquement pour l'expedition d'Irlande, elles auraient continue leur marche sur Brest, et n'auraient pas sejourne dans les departemens voisins de Paris; que Hoche ne serait pas retourne a son quartier-general; qu'enfin on n'aurait point reuni autant de cavalerie pour une expedition maritime. Une commission etait restee chargee, comme on a vu, d'une enquete et d'un rapport sur tous ces faits. Le directoire n'avait donne a cette commission que des explications tres-vagues. Les troupes avaient ete acheminees, disait-il, vers une destination eloignee par un ordre du general Hoche, qui tenait cet ordre du directoire, et elles n'avaient franchi le rayon constitutionnel que par l'erreur d'un commissaire des guerres. Mais les conseils avaient repondu, par l'organe de Pichegru, que les troupes ne pouvaient pas etre transportees d'une armee a une autre, sur un simple ordre d'un general en chef; que le general devait tenir ses ordres de plus haut; qu'il ne pouvait les recevoir du directoire que par l'intermediaire du ministre de la guerre; que le ministre de la guerre Petiet n'avait point contresigne cet ordre; que, par consequent, le general Hoche avait agi sans une autorisation en forme; qu'enfin, si les troupes avaient recu une destination eloignee, elles devaient poursuivre leur marche, et ne pas s'agglomerer autour de Paris. Ces observations etaient fondees, et le directoire avait de bonnes raisons pour n'y pas repondre. Les conseils decreterent, a la suite de ces observations, qu'un cercle serait trace autour de Paris, en prenant un rayon de douze lieues, que des colonnes indiqueraient sur toutes les routes la circonference de ce cercle, et que les officiers des troupes qui le franchiraient seraient consideres comme coupables de haute trahison. Mais bientot de nouveaux faits vinrent augmenter les alarmes. Hoche avait reuni ses troupes dans les departemens du Nord, autour de Sedan et de Reims, a quelques marches de Paris, et il en avait achemine de nouvelles dans la meme direction. Ces mouvemens, les propos que tenaient les soldats, l'agitation qui regnait dans Paris, les rixes des officiers reformes avec les jeunes gens qui portaient les costumes de la jeunesse doree, fournirent a Willot le sujet d'une seconde denonciation. Il monta a la tribune, parla d'une marche de troupes, de l'esprit qui eclatait dans leurs rangs, de la fureur dont on les animait contre les conseils, et, a ce sujet, il s'eleva contre les adresses des armees d'Italie, et contre la publicite que leur avait donnee le directoire. En consequence, il demandait qu'on chargeat les inspecteurs de la salle de prendre de nouvelles informations, et de faire un nouveau rapport. Les deputes, dits inspecteurs de la salle, etaient charges de la police des conseils, et par consequent tenus de veiller a leur surete. La proposition de Willot fut adoptee, et sur la proposition de la commission des inspecteurs, on adressa le 17 thermidor (4 aout) au directoire plusieurs questions embarrassantes. On revenait sur la nature des ordres en vertu desquels avait agi le general Hoche. Pouvait-on enfin expliquer la nature de ces ordres? Avait-on pris des moyens de faire executer l'article constitutionnel qui defendait aux troupes de deliberer? Le directoire resolut de repliquer par un message energique aux nouvelles questions qui lui etaient adressees, sans accorder cependant les explications qu'il ne lui convenait pas de donner. Larevelliere en fut le redacteur; Carnot et Barthelemy refuserent de le signer. Ce message fut presente le 23 thermidor (10 aout). Il ne contenait rien de nouveau sur le mouvement des troupes. Les divisionnaires qui avaient marche sur Paris, disait le directoire, avaient recu les ordres du general Hoche, et le general Hoche ceux du directoire. L'intermediaire qui les avait transmis n'etait pas designe. Quant aux adresses, le directoire disait que le sens du mot _deliberer_ etait trop vague pour qu'on put determiner si les armees s'etaient mises en faute en les presentant; qu'il reconnaissait le danger de faire exprimer un avis aux armees, et qu'il allait arreter les nouvelles publications de cette nature; mais que, du reste, avant d'incriminer la demarche que s'etaient permise les soldats de la republique, il fallait remonter aux causes qui l'avaient provoquee; que cette cause etait dans l'inquietude generale, qui depuis quelques mois s'etait emparee de tous les esprits; dans l'insuffisance des revenus publics, qui laissait toutes les parties de l'administration dans la situation la plus deplorable, et privait souvent de leur solde des hommes qui depuis des annees avaient verse leur sang et ruine leurs forces pour servir la republique; dans les persecutions et les assassinats exerces sur les acquereurs de biens nationaux, sur les fonctionnaires publics, sur les defenseurs de la patrie; dans l'impunite du crime et la partialite de certains tribunaux; dans l'insolence des emigres et des pretres refractaires, qui, rappeles et favorises ouvertement, debordaient de toutes parts, soufflaient le feu de la discorde, inspiraient le mepris des lois; dans cette foule de journaux qui inondaient les armees et l'interieur, et n'y prechaient que la royaute et le renversement de la republique; dans l'interet toujours mal dissimule et souvent manifeste hautement pour la gloire de l'Autriche et de l'Angleterre; dans les efforts qu'on faisait pour attenuer la juste renommee de nos guerriers; dans les calomnies repandues contre deux illustres generaux, qui avaient, l'un dans l'Ouest, l'autre en Italie, joint a leurs exploits l'immortel honneur de la plus belle conduite politique; enfin, dans les sinistres projets qu'annoncaient des hommes plus ou moins influens sur le sort de l'etat. Le directoire ajoutait que, du reste, il avait la resolution ferme, et l'esperance fondee, de sauver la France des nouveaux bouleversemens dont on la menacait. Ainsi, loin d'expliquer sa conduite et de l'excuser, le directoire recriminait au contraire, et manifestait hautement le projet de poursuivre la lutte, et l'esperance d'en sortir victorieux. Ce message fut pris pour un vrai manifeste, et causa une extreme sensation. Sur-le-champ les cinq-cents nommerent une commission pour examiner le message et y repondre. Les constitutionnels commencaient a etre epouvantes de la situation des choses. Ils voyaient, d'une part, le directoire pret a s'appuyer sur les armees; de l'autre, les clichyens prets a reunir la milice de vendemiaire, sous pretexte d'organiser la garde nationale. Ceux qui etaient sincerement republicains aimaient mieux la victoire du directoire, mais ils auraient tous prefere qu'il n'y eut pas de combat; et ils pouvaient s'apercevoir maintenant combien leur opposition, en effrayant le directoire, et en encourageant les reacteurs, avait ete funeste. Ils ne s'avouaient pas leurs torts, mais ils deploraient la situation, en l'imputant comme d'usage a leurs adversaires. Ceux des clichyens qui n'etaient pas dans le secret de la contre-revolution, qui ne la souhaitaient meme pas, qui n'etaient mus que par une imprudente haine contre les exces de la revolution, commencaient a etre effrayes, et craignaient, par leur contradiction, d'avoir reveille tous les penchans revolutionnaires du directoire. Leur ardeur etait ralentie. Les clichyens tout a fait royalistes etaient fort presses d'agir, et craignaient d'etre prevenus. Ils entouraient Pichegru, et le poussaient vivement. Celui-ci, avec son flegme accoutume, promettait aux agens du pretendant, et temporisait toujours. Il n'avait du reste encore aucun moyen reel; car quelques emigres, quelques chouans dans Paris, ne constituaient pas une force suffisante; et jusqu'a ce qu'il eut dans sa main la garde nationale, il ne pouvait faire aucune tentative serieuse. Froid et prudent, il voyait cette situation avec assez de justesse, et repondait a toutes les instances qu'il fallait attendre. On lui disait que le directoire allait frapper, il repondait que le directoire ne l'oserait pas. Du reste, ne croyant pas a l'audace du directoire, trouvant ses moyens encore insuffisans, jouissant d'un grand role, et disposant de beaucoup d'argent, il etait naturel qu'il ne fut pas presse d'agir. Dans cette situation, les esprits sages desiraient sincerement qu'on evitat une lutte. Ils auraient souhaite un rapprochement, qui, en ramenant les constitutionnels et les clichyens moderes au directoire, lui put rendre une majorite qu'il avait perdue, et le dispenser de recourir a de violens moyens de salut. Madame de Stael etait en position de desirer et d'essayer un pareil rapprochement. Elle etait le centre de cette societe eclairee et brillante, qui, tout en trouvant le gouvernement et ses chefs un peu vulgaires, aimait la republique et y tenait. Madame de Stael aimait cette forme de gouvernement, comme la plus belle lice pour l'esprit humain; elle avait deja place dans un poste eleve l'un de ses amis, elle esperait les placer tous, et devenir leur Egerie. Elle voyait les perils auxquels etait expose cet ordre de choses, qui lui etait devenu cher; elle recevait les hommes de tous les partis, elle les entendait, et pouvait prevoir un choc prochain. Elle etait genereuse, active; elle ne pouvait rester etrangere aux evenemens, et il etait naturel qu'elle cherchat a user de son influence pour reunir des hommes qu'aucun dissentiment profond n'eloignait. Elle reunissait dans son salon les republicains, les constitutionnels, les clichyens; elle tachait d'adoucir la violence des discussions, en s'interposant entre les amours-propres, avec le tact d'une femme bonne et superieure. Mais elle n'etait pas plus heureuse qu'on ne l'est ordinairement a operer des reconciliations de partis, et les hommes les plus opposes commencaient a s'eloigner de sa maison. Elle chercha a voir les membres des deux commissions nommees pour repondre au dernier message du directoire. Quelques-uns etaient constitutionnels, tels que Thibaudeau, Emery, Simeon, Troncon-Ducoudray, Portalis; on pouvait par eux influer sur la redaction des deux rapports, et ces rapports avaient une grande importance, car ils etaient la reponse au cartel du directoire. Madame de Stael se donna beaucoup de mouvement par elle et ses amis. Les constitutionnels desiraient un rapprochement, car ils sentaient le danger; mais ce rapprochement exigeait de leur part des sacrifices qu'il etait difficile de leur arracher. Si le directoire avait eu des torts reels, avait pris des mesures coupables, on aurait pu negocier la revocation de certaines mesures, et faire un traite avec des sacrifices reciproques; mais, sauf la mauvaise conduite privee de Barras, le directoire s'etait conduit en majorite, avec autant de zele, d'attachement a la constitution, qu'il etait possible de le desirer. On ne pouvait lui imputer aucun acte arbitraire, aucune usurpation de pouvoir. L'administration des finances, tant incriminee, etait le resultat force des circonstances. Le changement des ministres, le mouvement des troupes, les adresses des armees, la nomination d'Augereau, etaient les seuls faits qu'on put citer comme annoncant des intentions redoutables. Mais c'etaient des precautions devenues indispensables par le danger; et il fallait faire disparaitre entierement le danger, en rendant la majorite au directoire, pour avoir droit d'exiger qu'il renoncat a ces precautions. Les constitutionnels, au contraire, avaient appuye les nouveaux elus, dans toutes leurs attaques ou injustes, ou indiscretes, et avaient seuls a revenir. On ne pouvait donc rien exiger du directoire, et beaucoup des constitutionnels; ce qui rendait l'echange des sacrifices impossible, et les amours-propres inconciliables. Madame de Stael chercha, par elle et ses amis, a faire entendre que le directoire etait pret a tout oser, que les constitutionnels seraient victimes de leur obstination, et que la republique serait perdue avec eux. Mais ceux-ci ne voulaient pas revenir, refusaient toute espece de concessions, et demandaient que le directoire allat a eux. On parla a Rewbell et a Larevelliere. Celui-ci, ne repoussant pas la discussion, fit une longue enumeration des actes du directoire, demandant toujours, a chacun de ces actes, lequel etait reprochable. Les interlocuteurs etaient sans reponse. Quant au renvoi d'Augereau, et a la revocation de toutes les mesures qui annoncaient une resolution prochaine, Larevelliere et Rewbell furent inebranlables, ne voulurent rien accorder, et prouverent, par leur fermete froide, qu'il y avait une grande determination prise. Madame de Stael et ceux qui la secondaient dans sa louable mais inutile entreprise, insisterent beaucoup aupres des membres des deux commissions, pour obtenir qu'ils ne proposassent pas de mesures legislatives trop violentes, mais surtout qu'en repondant aux griefs enonces dans le message du directoire, ils ne se livrassent pas a des recriminations dangereuses et irritantes. Tous ces soins etaient inutiles, car il n'y a pas d'exemple qu'un parti ait jamais suivi des conseils. Dans les deux commissions, il y avait des clichyens qui souhaitaient, comme de raison, les mesures les plus violentes. Ils voulaient d'abord attribuer specialement au jury criminel de Paris la connaissance des attentats commis contre la surete du corps legislatif et exiger la sortie de toutes les troupes du cercle constitutionnel; ils demandaient surtout que le cercle constitutionnel ne fit partie d'aucune division militaire. Cette derniere mesure avait pour but d'enlever le commandement de Paris a Augereau, et de faire par decret ce qu'on n'avait pu obtenir par voie de negociation. Ces mesures furent adoptees par les deux commissions. Mais Thibaudeau et Troncon-Ducoudray, charges de faire le rapport l'un aux cinq-cents, l'autre aux anciens, refuserent, avec autant de sagesse que de fermete, de presenter la derniere proposition. On y renonca alors, et on se contenta des deux premieres. Troncon-Ducoudray fit son rapport le 3 fructidor (20 aout), Thibaudeau le 4. Ils repondirent indirectement aux reproches du directoire, et Troncon-Ducoudray, s'adressant aux anciens, les invita a interposer leur sagesse et leur dignite entre la vivacite des jeunes legislateurs des cinq-cents et la susceptibilite des chefs du pouvoir executif. Thibaudeau s'attacha a justifier les conseils, a prouver qu'ils n'avaient voulu ni attaquer le gouvernement, ni calomnier les armees. Il revint sur la motion de Dumolard a l'egard de Venise. Il assura qu'on n'avait point voulu attaquer les heros d'Italie; mais il soutint que leurs creations ne seraient durables qu'autant qu'elles auraient la sanction des deux conseils. Les deux mesures insignifiantes qui etaient proposees, furent adoptees, et ces deux rapports, tant attendus, ne firent aucun effet. Ils exprimaient bien l'impuissance a laquelle s'etaient reduits les constitutionnels, par leur situation ambigue entre la faction royaliste et le directoire, ne voulant pas conspirer avec l'une, ni faire des concessions a l'autre. Les clichyens se plaignaient beaucoup de l'insignifiance de ces rapports, et declamerent contre la faiblesse des constitutionnels. Les plus ardens voulaient le combat, et surtout les moyens de le livrer, et demandaient ce que faisait le directoire pour organiser la garde nationale. C'etait justement ce que le directoire ne voulait pas faire, et il etait bien resolu a ne pas s'en occuper. Carnot etait dans une position encore plus singuliere que le parti constitutionnel. Il s'etait franchement brouille avec les clichyens en voyant leur marche; il etait inutile aux constitutionnels, et n'avait pris aucune part a leurs tentatives de rapprochement, car il etait trop irritable pour se reconcilier avec ses collegues. Il etait seul, sans appui, au milieu du vide, n'ayant plus aucun but, car le but d'amour-propre qu'il avait d'abord eu, etait manque, et la nouvelle majorite qu'il avait revee etait impossible. Cependant, par une ridicule perseverance a soutenir les voeux de l'opposition dans le directoire, il demanda formellement l'organisation de la garde nationale. Sa presidence au directoire allait finir, et il profita du temps qui lui restait pour mettre cette matiere en discussion. Larevelliere se leva alors avec fermete, et n'ayant jamais eu aucune querelle personnelle avec lui, voulut l'interpeller une derniere fois, pour le ramener, s'il etait possible, a ses collegues; lui parlant avec assurance et douceur, il lui adressa quelques questions: "Carnot, lui dit-il, nous as-tu jamais entendus faire une proposition qui tendit a diminuer les attributions des conseils, a augmenter les notres, a compromettre la constitution de la republique?--Non, repondit Carnot avec embarras.--Nous as-tu, reprit Larevelliere, jamais entendus, en matiere de finances, de guerre, de diplomatie, proposer une mesure qui ne fut conforme a l'interet public? Quant a ce qui t'est personnel, nous as-tu jamais entendus, ou diminuer ton merite, ou nier tes services? Depuis que tu t'es separe de nous, as-tu pu nous accuser de manquer d'egards pour ta personne? Ton avis en a-t-il ete moins ecoute, quand il nous a paru utile et sincerement propose? Pour moi, ajouta Larevelliere, quoique tu aies appartenu a une faction qui m'a persecute, moi et ma famille, t'ai-je jamais montre la moindre haine?--Non, non, repondit Carnot a toutes ces questions.--Eh bien! ajouta Larevelliere, comment peux-tu te detacher de nous, pour te rattacher a une faction qui t'abuse, qui veut se servir de toi pour perdre la republique, qui veut te perdre apres s'etre servi de toi, et qui te deshonorera en te perdant?" Larevelliere employa les expressions les plus amicales et les plus pressantes, pour demontrer a Carnot l'erreur et le danger de sa conduite. Rewbell et Barras meme firent violence a leur haine. Rewbell par devoir, Barras par facilite, lui parlerent presque en amis. Mais les demonstrations amicales ne font qu'irriter certains orgueils: Carnot resta froid, et, apres tous les discours de ses collegues, renouvela sechement sa proposition de mettre en deliberation l'organisation de la garde nationale. Les directeurs leverent alors la seance, et se retirerent convaincus, comme on l'est si facilement dans ces occasions, que leur collegue les trahissait, et etait d'accord avec les ennemis du gouvernement. Il fut arrete que le coup d'etat porterait sur lui et sur Barthelemy, comme sur les principaux membres des conseils. Voici le plan auquel on s'arreta definitivement. Les trois directeurs croyaient toujours que les deputes de Clichy avaient le secret de la conspiration. Ils n'avaient acquis ni contre eux, ni contre Pichegru, aucune preuve nouvelle qui permit les voies judiciaires. Il fallait donc employer la voie d'un coup d'etat. Ils avaient dans les deux conseils une minorite decidee, a laquelle se rattacheraient tous les hommes incertains, que la demi-energie irrite et eloigne, que la grande energie soumet et ramene. Ils se proposaient de faire fermer les salles dans lesquelles se reunissaient les anciens et les cinq-cents, de fixer ailleurs le lieu des seances, d'y appeler tous les deputes sur lesquels on pouvait compter, de composer une liste portant les deux directeurs et cent quatre-vingts deputes choisis parmi les plus suspects, et de proposer leur deportation sans discussion judiciaire, et par voie legislative extraordinaire. Ils ne voulaient la mort de personne, mais l'eloignement force de tous les hommes dangereux. Beaucoup de gens ont pense que ce coup d'etat etait devenu inutile, parce que les conseils intimides par la resolution evidente du directoire, paraissaient se ralentir. Mais cette impression etait passagere. Pour qui connait la marche des partis, et leur vive imagination, il est evident que les clichyens, en voyant le directoire ne pas agir, se seraient ranimes. S'ils s'etaient contenus jusqu'a une nouvelle election, ils auraient redouble d'ardeur a l'arrivee du troisieme tiers, et auraient alors deploye une fougue irresistible. Le directoire n'aurait pas meme trouve alors la minorite conventionnelle qui restait dans les conseils, pour l'appuyer, et pour donner une espece de legalite aux mesures extraordinaires qu'il voulait employer. Enfin, sans meme prendre en consideration ce resultat inevitable d'une nouvelle election, le directoire, en n'agissant pas, etait oblige d'executer les lois, et de reorganiser la garde nationale, c'est-a-dire de donner a la contre-revolution l'armee de vendemiaire, ce qui aurait amene une guerre civile epouvantable entre les gardes nationales et les troupes de ligne. En effet, tant que Pichegru et quelques intrigans n'avaient pour moyens que des motions aux cinq-cents, et quelques emigres ou chouans dans Paris, leurs projets etaient peu a redouter; mais, appuyes de la garde nationale, ils pouvaient livrer combat, et commencer la guerre civile. En consequence Rewbell et Larevelliere arreterent qu'il fallait agir sans delai, et ne pas prolonger plus long-temps l'incertitude. Barras seul differait encore, et donnait de l'inquietude a ses deux collegues. Ils craignaient toujours qu'il ne s'entendit soit avec la faction royaliste, soit avec le parti jacobin, pour faire une journee. Ils le surveillaient attentivement, et s'efforcaient toujours de capter Augereau, en s'adressant a sa vanite, et en tachant de le rendre sensible a l'estime des honnetes gens. Cependant il fallait encore quelques preparatifs, soit pour gagner les grenadiers du corps legislatif, soit pour disposer les troupes, soit pour se procurer des fonds. On differa donc de quelques jours. On ne voulait pas demander de l'argent au ministre Ramel, pour ne pas le compromettre; et on attendait celui que Bonaparte avait offert, et qui n'arrivait pas. Bonaparte, comme on l'a vu, avait envoye son aide-de-camp Lavalette a Paris, pour etre tenu au courant de toutes les intrigues. Le spectacle de Paris avait assez mal dispose M. de Lavalette, et il avait communique ses impressions a Bonaparte. Tant de ressentimens personnels se melent aux haines politiques, qu'a voir de pres le spectacle des partis, il en devient repoussant. Souvent meme, si on se laisse preoccuper par ce qu'il y a de personnel dans les discordes politiques, on peut etre tente de croire qu'il n'y a rien de genereux, de sincere, de patriotique, dans les motifs qui divisent les hommes. C'etait assez l'effet que pouvaient produire les luttes des trois directeurs Barras, Larevelliere, Rewbell, contre Barthelemy et Carnot, des conventionnels contre les clichyens; c'etait une melee epouvantable ou l'amour-propre et l'interet blesse pouvaient paraitre, au premier aspect, jouer le plus grand role. Les militaires presens a Paris ajoutaient leurs pretentions a toutes celles qui etaient deja en lutte. Quoique irrites contre la faction de Clichy, ils n'etaient pas tres portes pour le directoire. Il est d'usage de devenir exigeant et susceptible, quand on se croit necessaire. Groupes autour du ministre Scherer, les militaires etaient disposes a se plaindre, comme si le gouvernement n'avait pas assez fait pour eux. Kleber, le plus noble, mais le plus intraitable des caracteres, et qu'on a peint tres bien en disant qu'il ne voulait etre ni le premier ni le second, Kleber avait dit au directoire dans son langage original: _Je tirerai sur vos ennemis s'ils vous attaquent; mais en leur faisant face a eux, je vous tournerai le dos a vous_. Lefebvre, Bernadotte et tous les autres s'exprimaient de meme. Frappe de ce chaos, M. de Lavalette ecrivit a Bonaparte de maniere a l'engager a rester independant. Des lors celui-ci, satisfait d'avoir donne l'impulsion, ne voulut point s'engager davantage, et resolut d'attendre le resultat. Il n'ecrivit plus. Le directoire s'adressa au brave Hoche, qui, ayant seul le droit d'etre mecontent, envoya 50,000 fr., formant la plus grande partie de la dot de sa femme. On etait dans les premiers jours de fructidor; Larevelliere venait de remplacer Carnot a la presidence du directoire; il etait charge de recevoir l'envoye de la republique cisalpine, Visconti, et le general Bernadotte, porteur de quelques drapeaux que l'armee d'Italie n'avait pas encore envoyes au directoire. Il resolut de se prononcer de la maniere la plus hardie, et de forcer ainsi Barras a se decider. Il fit deux discours vehemens, dans lesquels il repondait, sans les designer, aux deux rapports de Thibaudeau et de Troncon-Ducoudray. En parlant de Venise et des peuples italiens recemment affranchis, Thibaudeau avait dit que leur sort ne serait pas fixe, tant que le corps legislatif de la France n'aurait pas ete consulte. Faisant allusion a ces paroles, Larevelliere dit a Visconti, que les peuples italiens avaient voulu la liberte, avaient eu le droit de se la donner, et n'avaient eu besoin pour cela d'aucun consentement au monde. "Cette liberte, disait-il, qu'on voudrait vous oter, a vous et a nous, nous la defendrons tous ensemble, et nous saurons la conserver." Le ton menacant des deux discours ne laissait aucun doute sur les dispositions du directoire: des hommes qui parlaient de la sorte devaient avoir leurs forces toutes preparees. C'etait le 10 fructidor; les clichyens furent dans les plus grandes alarmes. Dans leurs fureurs, ils revinrent a leur projet de mettre en accusation le directoire. Les constitutionnels craignaient un tel projet, parce qu'ils sentaient que ce serait pour le directoire un motif d'eclater, et ils declarerent qu'a leur tour ils allaient se procurer la preuve de la trahison de certains deputes, et demander leur accusation. Cette menace arreta les clichyens, et empecha la redaction d'un acte d'accusation contre les cinq directeurs. Depuis longtemps les clichyens avaient voulu faire adjoindre a la commission des inspecteurs Pichegru et Willot, qui etaient regardes comme les deux generaux du parti. Mais cette adjonction de deux nouveaux membres, portant le nombre a sept, etait contraire au reglement. On attendit le renouvellement de la commission, qui avait lieu au commencement de chaque mois, et on y porta Pichegru, Vaublanc, Delarue, Thibaudeau et Emery. La commission des inspecteurs etait chargee de la police de la salle; elle donnait des ordres aux grenadiers du corps legislatif, et elle etait en quelque sorte le pouvoir executif des conseils. Les anciens avaient une semblable commission: elle s'etait reunie a celle des cinq-cents, et toutes deux veillaient ensemble a la surete commune. Une foule de deputes s'y rendaient, sans avoir le droit d'y sieger; ce qui en avait fait un nouveau club de Clichy, ou l'on faisait les motions les plus violentes et les plus inutiles. D'abord on proposa d'y organiser une police, pour se tenir au courant des projets du directoire. On la confia a un nomme Dossonville. Comme on n'avait point de fonds, chacun contribua pour sa part; mais on ne reunit qu'une mediocre somme. Pourvu comme il l'avait ete, Pichegru aurait pu contribuer pour une forte part, mais il ne parait pas qu'il employat dans cette circonstance les fonds recus de Wickam. Ces agens de police allaient recueillir partout de faux bruits, et venaient alarmer ensuite les commissions. Chaque jour ils disaient: "C'est aujourd'hui, c'est cette nuit meme, que le directoire doit faire arreter deux cents deputes, et les faire egorger par les faubourgs." Ces bruits jetaient l'alarme dans les commissions, et cette alarme faisait naitre les propositions les plus indiscretes. Le directoire recevait par ses espions le rapport exagere de toutes ces propositions, et concevait a son tour les plus grandes craintes. On disait alors, dans les salons du directoire, qu'il etait temps de frapper, si on ne voulait pas etre prevenu; on faisait des menaces qui, repetees a leur tour, allaient rendre effroi pour effroi. Isoles au milieu des deux partis, les constitutionnels sentaient chaque jour davantage leurs fautes et leurs perils. Ils etaient livres aux plus grandes terreurs. Carnot, encore plus isole qu'eux, brouille avec les clichyens, odieux aux patriotes, suspect meme aux republicains moderes, calomnie, meconnu, recevait chaque jour les plus sinistres avis. On lui disait qu'il allait etre egorge par ordre de ses collegues. Barthelemy, menace et averti comme lui, etait dans l'epouvante. Du reste, les memes avis etaient donnes a tout le monde. Larevelliere avait ete informe, de maniere a ne pas lui laisser de doute, que des chouans etaient payes pour l'assassiner. Le trouvant le plus ferme des trois membres de la majorite, c'etait lui qu'on voulait frapper pour la dissoudre. Il est certain que sa mort aurait tout change, car le nouveau directeur nomme par les conseils eut vote certainement avec Carnot et Barthelemy. L'utilite du crime, et les details donnes a Larevelliere, devaient l'engager a se tenir en garde. Cependant il ne s'emut pas, et continua ses promenades du soir au Jardin des Plantes. On le fit insulter par Malo, le chef d'escadron du 21e de dragons, qui avait sabre les jacobins au camp de Grenelle, et qui avait ensuite denonce Brottier et ses complices. Ce Malo etait la creature de Carnot et de Cochon, et il avait, sans le vouloir, inspire aux clichyens des esperances qui le rendirent suspect. Destitue par le directoire, il attribua sa destitution a Larevelliere, et vint le menacer au Luxembourg. L'intrepide magistrat fut peu effraye de la presence d'un officier de cavalerie, et le poussa par les epaules hors de chez lui. Rewbell, quoique tres attache a la cause commune, etait plus violent, mais moins ferme. On vint lui dire que Barras traitait avec un envoye du pretendant, et etait pret a trahir la republique. Les liaisons de Barras avec tous les partis pouvaient inspirer tous les genres de craintes. "Nous sommes perdus, dit Rewbell; Barras nous livre, nous allons etre egorges; il ne nous reste qu'a fuir, car nous ne pouvons plus sauver la republique. " Larevelliere, plus calme, repondit a Rewbell, que, loin de ceder, il fallait aller chez Barras, lui parler avec vigueur, l'obliger a s'expliquer, et lui imposer par une grande fermete. Ils allerent tous deux chez Barras, l'interrogerent avec autorite, et lui demanderent pourquoi il differait encore. Barras, occupe a tout preparer avec Augereau, demanda encore trois ou quatre jours, et promit de ne plus differer. C'etait le 13 ou le 14 fructidor, Rewbell fut rassure, et consentit a attendre. Barras et Augereau, en effet, avaient tout prepare pour l'execution du coup d'etat medite depuis si long-temps. Les troupes de Hoche etaient disposees autour de la limite constitutionnelle, pretes a la franchir, et a se rendre dans quelques heures a Paris. On avait gagne une grande partie des grenadiers du corps legislatif, en se servant du commandant en second, Blanchard, et de plusieurs autres officiers, qui etaient devoues au directoire. On s'etait ainsi assure d'un assez grand nombre de defections dans les rangs des grenadiers, pour prevenir un combat. Le commandant en chef Ramel etait reste fidele aux conseils, a cause de ses liaisons avec Cochon et Carnot; mais son influence etait peu redoutable. On avait, par precaution, ordonne de grands exercices a feu aux troupes de la garnison de Paris, et meme aux grenadiers du corps legislatif. Ces mouvemens de troupes, ce fracas d'armes, etaient un moyen de tromper sur le veritable jour de l'execution. Chaque jour on s'attendait a voir l'evenement eclater; on croyait que ce serait pour le 15 fructidor, puis pour le 16, mais le 16 repondait au 2 septembre, et le directoire n'aurait pas choisi ce jour de terrible memoire. Cependant l'epouvante des clichyens fut extreme. La police des inspecteurs, trompee par de faux indices, leur avait persuade que l'evenement etait fixe pour la nuit meme du 15 au 16. Ils se reunirent le soir en tumulte, dans la salle des deux commissions. Rovere, le fougueux reacteur, l'un des membres de la commission des anciens, lut un rapport de police, d'apres lequel deux cents deputes allaient etre arretes dans la nuit. D'autres, courant a perte d'haleine, vinrent annoncer que les barrieres etaient fermees, que quatre colonnes de troupes entraient dans Paris, et que le comite dirigeant etait reuni au directoire. Ils disaient aussi que l'hotel du ministre de la police etait tout eclaire. Le tumulte fut au comble. Les membres des deux commissions, qui auraient du n'etre que dix, et qui etaient une cinquantaine, se plaignaient de ne pouvoir pas deliberer. Enfin on envoya verifier, soit aux barrieres, soit a l'hotel de la police, les rapports des agens, et il fut reconnu que le plus grand calme regnait partout. On declara que les agens de la police ne pourraient pas etre payes le lendemain, faute de fonds; chacun vida ses poches pour fournir la somme necessaire. On se retira. Les clichyens entourerent Pichegru pour le decider a agir; ils voulaient d'abord mettre les conseils en permanence, puis reunir les emigres et les chouans qu'ils avaient dans Paris, y adjoindre quelques jeunes gens, marcher avec eux sur le directoire, et enlever les trois directeurs. Pichegru declara tous ces projets ridicules et inexecutables, et repeta encore qu'il n'y avait rien a faire. Les tetes folles du parti n'en resolurent pas moins de commencer le lendemain par faire declarer la permanence. Le directoire fut averti par sa police du trouble des clichyens, et de leurs projets desesperes. Barras, qui avait dans sa main tous les moyens d'execution, resolut d'en faire usage dans la nuit meme. Tout etait dispose pour que les troupes pussent franchir en quelques heures le cercle constitutionnel. La garnison de Paris devait suffire en attendant. Un grand exercice a feu fut commande pour le lendemain, afin de se menager un pretexte. Personne ne fut averti du moment, ni les ministres, ni les deux directeurs Rewbell et Larevelliere, de maniere que tout le monde ignorait que l'evenement allait avoir lieu. Cette journee du 17 (3 septembre) se passa avec assez de calme; aucune proposition ne fut faite aux conseils. Beaucoup de deputes s'absentaient, afin de se soustraire a la catastrophe qu'ils avaient si imprudemment provoquee. La seance du directoire eut lieu comme a l'ordinaire. Les cinq directeurs etaient presens. A quatre heures de l'apres-midi, au moment ou la seance etait finie, Barras prit Rewbell et Larevelliere a part, et leur dit qu'il fallait frapper la nuit meme, pour prevenir l'ennemi. Il leur avait demande quatre jours encore, mais il devancait ce terme pour n'etre pas surpris. Les trois directeurs se rendirent alors chez Rewbell, ou ils s'etablirent. Il fut convenu d'appeler tous les ministres chez Rewbell, de s'enfermer la, jusqu'a ce que l'evenement fut consomme, et de ne permettre a personne d'en sortir. On ne devait communiquer avec le dehors que par Augereau et ses aides-de-camp. Ce projet arrete, les ministres furent convoques pour la soiree. Reunis tous ensemble avec les trois directeurs, ils se mirent a rediger les ordres et les proclamations necessaires. Le projet etait d'entourer le palais du corps legislatif, d'enlever aux grenadiers les postes qu'ils occupaient, de dissoudre les commissions des inspecteurs, de fermer les salles des deux conseils, de fixer un autre lieu de reunion, d'y appeler les deputes sur lesquels on pouvait compter, et de leur faire rendre une loi contre les deputes dont on voulait se defaire. On comptait bien que ceux qui etaient ennemis du directoire n'oseraient pas se rendre au nouveau lieu de reunion. En consequence, on redigea des proclamations annoncant qu'un grand complot avait ete forme contre la republique, que les principaux auteurs etaient membres des deux commissions des inspecteurs; que c'etait de ces deux commissions que devaient partir les conjures; que, pour prevenir leur attentat, le directoire faisait fermer les salles du corps legislatif, et indiquait un autre local, pour y reunir les deputes fideles a la republique. Les cinq-cents devaient se reunir au theatre de l'Odeon, et les anciens a l'amphitheatre de l'Ecole de Medecine. Un recit de la conspiration, appuye de la declaration de Duverne de Presle, et de la piece trouvee dans le portefeuille de d'Entraigues, etait ajoute a ces proclamations. Le tout fut imprime sur-le-champ, et dut etre affiche dans la nuit sur les murs de Paris. Les ministres et les trois directeurs resterent renfermes chez Rewbell, et Augereau partit avec ses aides-de-camp pour faire executer le projet convenu. Carnot et Barthelemy, retires dans leur logement du Luxembourg, ignoraient ce qui se preparait. Les clichyens, toujours fort agites, encombraient la salle des commissions. Mais Barthelemy trompe fit dire que ce ne serait pas pour cette nuit. Pichegru, de son cote, venait de quitter Scherer, et il assura que rien n'etait encore prepare. Quelques mouvemens de troupes avaient ete apercus, mais c'etait, disait-on, a cause d'un exercice a feu, et on n'en concut aucune alarme. Chacun rassure se retira chez soi. Rovere seul resta dans la salle des inspecteurs, et se coucha dans un lit qui etait destine pour celui des membres qui devait veiller. Vers minuit, Augereau disposa toutes les troupes de la garnison autour du palais, et fit approcher une nombreuse artillerie. Le plus grand calme regnait dans Paris, ou l'on n'entendait que le pas des soldats et le roulement des canons. Il fallait, sans coup ferir, enlever aux grenadiers du corps legislatif les postes qu'ils occupaient. Ordre fut signifie au commandant Ramel, vers une heure du matin, de se rendre chez le ministre de la guerre. Il refusa, devinant de quoi il s'agissait, courut reveiller l'inspecteur Rovere, qui ne voulut pas croire encore au danger, et se hata ensuite d'aller dans la caserne de ses grenadiers pour faire prendre les armes a la reserve. Quatre cents hommes a peu pres occupaient les differens postes des Tuileries; la reserve etait de huit cents. Elle fut sur-le-champ mise sous les armes, et rangee en bataille dans le jardin des Tuileries. Le plus grand ordre et le plus grand silence regnaient dans les rangs. Dix mille hommes a peu pres de troupes de ligne occupaient les environs du chateau, et se disposaient a l'envahir. Un coup de canon a poudre, tire vers trois heures du matin, servit de signal. Les commandans des colonnes se presenterent aux differens postes. Un officier vint de la part d'Augereau ordonner a Ramel de livrer le poste du Pont-Tournant, qui communiquait entre le jardin et la place Louis XV; mais Ramel refusa. Quinze cents hommes s'etant presentes a ce poste, les grenadiers, dont la plupart etaient gagnes, le livrerent. La meme chose se passa aux autres postes. Toutes les issues du jardin et du Carrousel furent livrees, et de toutes parts le palais se trouva envahi par des troupes nombreuses d'infanterie et de cavalerie. Douze pieces de canon tout attelees furent braquees sur le chateau. Il ne restait plus que la reserve des grenadiers, forte de huit cents hommes, rangee en bataille, et ayant son commandant Ramel en tete. Une partie des grenadiers etait disposee a faire son devoir; les autres, travailles par les agens de Barras, etaient disposes au contraire a se reunir aux troupes du directoire. Des murmures s'eleverent dans les rangs. "Nous ne sommes pas des Suisses, s'ecrierent quelques voix.--J'ai ete blesse au 12 vendemiaire par les royalistes, dit un officier, je ne veux pas me battre pour eux le 18 fructidor." La defection s'introduisit alors dans cette troupe. Le commandant en second, Blanchard, l'excitait de ses paroles et de sa presence. Cependant le commandant Ramel voulait encore faire son devoir, lorsqu'il recut un ordre, parti de la salle des inspecteurs, defendant de faire feu. Au meme instant, Augereau arriva a la tete d'un nombreux etat-major. "Commandant Ramel, dit-il, me reconnaissez-vous pour le chef de la 17e division militaire?--Oui, repondit Ramel.--Eh bien! en qualite de votre superieur, je vous ordonne de vous rendre aux arrets." Ramel obeit; mais il recut de mauvais traitemens de quelques jacobins furieux, meles dans l'etat-major d'Augereau. Celui-ci le degagea, et le fit conduire au Temple. Le bruit du canon et l'investissement du chateau avaient donne l'eveil a tout le monde. Il etait cinq heures du matin. Les membres des commissions etaient accourus a leur poste, et s'etaient rendus dans leur salle. Ils etaient entoures, et ne pouvaient plus douter du peril. Une compagnie de soldats placee a leur porte avait ordre de laisser entrer tous ceux qui se presenteraient avec la medaille de deputes, et de n'en laisser sortir aucun. Ils virent arriver leur collegue Dumas, qui se rendait a son poste; mais ils lui jeterent un billet par la fenetre, pour l'avertir du peril et l'engager a se sauver. Augereau se fit remettre l'epee de Pichegru et de Willot, et les envoya tous deux, au Temple, ainsi que plusieurs autres deputes, saisis dans la salle des inspecteurs. Tandis que cette operation s'executait contre les conseils, le directoire avait charge un officier de se mettre a la tete d'un detachement, et d'aller s'emparer de Carnot et de Barthelemy. Carnot, averti a temps, s'etait sauve de son appartement, et il etait parvenu a s'evader par une petite porte du jardin du Luxembourg dont il avait la cle. Quant a Barthelemy, on l'avait trouve chez lui, et on l'avait arrete. Cette arrestation etait embarrassante pour le directoire. Barras excepte, les directeurs etaient charmes de la fuite de Carnot; ils desiraient vivement que Barthelemy en fit autant. Ils lui firent proposer de s'enfuir. Barthelemy repondit qu'il y consentait, si on le faisait transporter ostensiblement, et sous son nom, a Hambourg. Les directeurs ne pouvaient s'engager a une pareille demarche. Se proposant de deporter plusieurs membres du corps legislatif, ils ne pouvaient pas traiter avec tant de faveur l'un de leurs collegues. Barthelemy fut conduit au Temple; il y arriva en meme temps que Pichegru, Willot, et les autres deputes pris dans la commission des inspecteurs. Il etait huit heures du matin: beaucoup de deputes, avertis, voulurent courageusement se rendre a leur poste. Le president des cinq-cents, Simeon, et celui des anciens, Lafond-Ladebat, parvinrent jusqu'a leurs salles respectives, qui n'etaient pas encore fermees, et purent occuper le fauteuil en presence de quelques deputes. Mais des officiers vinrent leur intimer l'ordre de se retirer. Ils n'eurent que le temps de declarer que la representation nationale etait dissoute. Ils se retirerent chez l'un d'eux, ou les plus courageux mediterent une nouvelle tentative. Ils resolurent de se reunir une seconde fois, de traverser Paris a pied, et de se presenter, ayant leurs presidens en tete, aux portes du Palais-Legislatif. Il etait pres de onze heures du matin. Tout Paris etait averti de l'evenement; le calme de cette grande cite n'en etait pas trouble. Ce n'etaient plus les passions qui produisaient un soulevement; c'etait un acte methodique de l'autorite contre quelques representans. Une foule de curieux encombraient les rues et les places publiques, sans mot dire. Seulement des groupes detaches des faubourgs, et composes de jacobins, parcouraient les rues en criant: _Vive la republique! a bas les aristocrates!_ Ils ne trouvaient ni echo ni resistance dans la masse de la population. C'etait surtout autour du Luxembourg que leurs groupes s'etaient amasses. La, ils criaient: _Vive le directoire!_ et quelques-uns, _vive Barras!_ Le groupe des deputes traversa en silence la foule amassee sur le Carrousel, et se presenta aux portes des Tuileries. On leur en refusa l'entree; ils insisterent; alors un detachement les repoussa, et les poursuivit jusqu'a ce qu'ils fussent disperses: triste et deplorable spectacle, qui presageait la prochaine et inevitable domination des pretoriens! Pourquoi fallait-il qu'une faction perfide eut oblige la revolution a invoquer l'appui des baionnettes? Les deputes ainsi poursuivis se retirerent, les uns chez le president Lafond-Ladebat, les autres dans une maison voisine. Ils y deliberaient en tumulte, et s'occupaient a faire une protestation, lorsqu'un officier vint leur signifier l'ordre de se separer. Un certain nombre d'entre eux furent arretes; c'etaient Lafond-Ladebat, Barbe-Marbois, Troncon-Ducoudray, Bourdon (de l'Oise), Goupil de Prefeln, et quelques autres. Ils furent conduits au Temple, ou deja les avaient precedes les membres des deux commissions. Pendant ce temps, les deputes directoriaux s'etaient rendus au nouveau lieu assigne pour la reunion du corps legislatif. Les cinq-cents allaient a l'Odeon, les anciens a l'Ecole de Medecine. Il etait midi a peu pres, et ils etaient encore peu nombreux; mais le nombre s'en augmentait a chaque instant, soit parce que l'avis de cette convocation extraordinaire se communiquait de proche en proche, soit parce que tous les incertains, craignant de se declarer en dissidence, s'empressaient de se rendre au nouveau corps legislatif. De momens en momens, on comptait les membres presens; et enfin, lorsque les anciens furent au nombre de cent vingt-six, et les cinq cents au nombre de deux cent cinquante-un, moitie plus un pour les deux conseils, ils commencerent a deliberer. Il y avait quelque embarras dans les deux assemblees, car l'acte qu'il s'agissait de legaliser etait un coup d'etat manifeste. Le premier soin des deux conseils fut de se declarer en permanence, et de s'avertir reciproquement qu'ils etaient constitues. Le depute Poulain-Grandpre, membre des cinq-cents, prit le premier la parole. "Les mesures qui ont ete prises, dit-il, le local que nous occupons, tout annonce que la patrie a couru de grands dangers, et qu'elle en court encore. Rendons graces au directoire: c'est a lui que nous devons le salut de la patrie. Mais ce n'est pas assez que le directoire veille; il est aussi de notre devoir de prendre des mesures capables d'assurer le salut public et la constitution de l'an III. A cet effet, je demande la formation d'une commission de cinq membres." Cette proposition fut adoptee, et la commission composee de deputes devoues au systeme du directoire. C'etaient Sieyes, Poulain-Grandpre, Villers, Chazal et Boulay (de la Meurthe). On annonca pour six heures du soir un message du directoire aux deux conseils. Ce message contenait le recit de la conspiration, telle qu'elle etait connue du directoire, les deux pieces fameuses dont nous avons deja parle, et des fragmens de lettres trouvees dans les papiers des agens royalistes. Ces pieces ne contenaient que les preuves acquises; elles prouvaient que Pichegru etait en negociation avec le pretendant, qu'Imbert-Colomes correspondait avec Blanckembourg, que Mersan et Lemerer etaient les aboutissans de la conspiration aupres des deputes de Clichy, et qu'une vaste association de royalistes s'etendait sur toute la France. Il n'y avait pas d'autres noms que ceux qui ont deja ete cites. Ces pieces firent neanmoins un grand effet. En apportant la conviction morale, elles prouvaient l'impossibilite d'employer les voies judiciaires, par l'insuffisance des temoignages directs et positifs. La commission des cinq eut aussitot la parole sur ce message. Le directoire n'ayant pas l'initiative des propositions, c'etait a la commission des cinq a la prendre; mais cette commission avait le secret du directoire, et allait proposer la legalisation du coup d'etat convenu d'avance. Boulay (de la Meurthe), charge de prendre la parole au nom de la commission, donna les raisons dont on accompagne habituellement les mesures extraordinaires, raisons qui, dans la circonstance, etaient malheureusement trop fondees. Apres avoir dit qu'on se trouvait place sur un champ de bataille, qu'il fallait prendre une mesure prompte et decisive, et, sans verser une goutte de sang, reduire les conspirateurs a l'impossibilite de nuire, il fit les propositions projetees. Les principales consistaient a annuler les operations electorales de quarante-huit departemens, a delivrer ainsi le corps legislatif de deputes voues a une faction, et a choisir dans le nombre les plus dangereux pour les deporter. Le conseil n'avait presque pas le choix a l'egard des mesures a prendre; la circonstance n'en admettait pas d'autres que celles qu'on lui proposait, et le directoire d'ailleurs avait pris une telle attitude, qu'on n'aurait pas ose les lui refuser. La partie flottante et incertaine d'une assemblee, que l'energie soumet toujours, etait rangee du cote des directoriaux, et prete a voter tout ce qu'ils voudraient. Le depute Chollet demandait cependant un delai de douze heures pour examiner ces propositions; le cri _aux voix!_ lui imposa silence. On se borna a retrancher quelques individus de la liste de deportation, tels que Thibaudeau, Doulcet de Pontecoulant, Tarbe, Crecy, Detorcy, Normand, Dupont (de Nemours), Remusat, Bailly, les uns comme bons patriotes, malgre leur opposition, les autres comme trop insignifians pour etre dangereux. Apres ces retranchemens, on vota surle-champ les resolutions proposees. Les operations electorales de quarante-huit departemens furent cassees. Ces departemens etaient les suivans: Ain, Ardeche, Ariege, Aube, Aveyron, Bouches-du-Rhone, Calvados, Charente, Cher, Cote-d'Or, Cotes-du-Nord, Dordogne, Eure, Eure-et-Loir, Gironde, Herault, Ille-et-Vilaine, Indre-et-Loire, Loiret, Manche, Marne, Mayenne, Mont-Blanc, Morbihan, Moselle, Deux-Nethes, Nord, Oise, Orne, Pas-de-Calais, Puy-de-Dome, Bas-Rhin, Haut-Rhin, Rhone, Haute-Saone, Saone-et-Loire, Sarthe, Seine, Seine-Inferieure, Seine-et-Marne, Seine-et-Oise, Somme, Tarn, Var, Vaucluse, Yonne. Les deputes nommes par ces departemens etaient exclus du corps legislatif. Tous les fonctionnaires, tels que juges ou administrateurs municipaux, elus par ces departemens, etaient exclus aussi de leurs fonctions. Etaient condamnes a la deportation, dans un lieu choisi par le directoire, les individus suivans: dans le conseil des cinq-cents, Aubry, Job Aime, Bayard, Blain, Boissy-d'Anglas, Borne, Bourdon (de l'Oise), Cadroi, Couchery, Delahaye, Delarue, Doumere, Dumolard, Duplantier, Duprat, Gilbert-Desmolieres, Henri Lariviere, Imbert-Colomes, Camille-Jordan, Jourdan (des Bouches-du-Rhone), Gau, Lacarriere, Lemarchant-Gomicourt, Lemerer, Mersan, Madier, Maillard, Noailles, Andre, Mac-Curtain, Pavee, Pastoret, Pichegru, Polissart, Praire-Montaud, Quatremere-Quincy, Saladin, Simeon, Vauvilliers, Vaublanc, Villaret-Joyeuse, Willot: dans le conseil des anciens, Barbe-Marbois, Dumas, Ferraut-Vaillant, Lafond-Ladebat, Laumont, Muraire, Murinais, Paradis, Portalis, Rovere, Troncon-Ducoudray. Les deux directeurs Carnot et Barthelemy, l'ex-ministre de la police Cochon, son employe Dossonville, le commandant de la garde du corps legislatif Ramel, les trois agens royalistes Brottier, Laville-Heurnois, Duverne de Presle, etaient condamnes aussi a la deportation. On ne s'en tint pas la: les journalistes n'avaient pas ete moins dangereux que les deputes, et on n'avait pas plus de moyens de les frapper judiciairement. On resolut d'agir revolutionnairement a leur egard, comme a l'egard des membres du corps legislatif. On condamna a la deportation les proprietaires, editeurs et redacteurs de quarante-deux journaux; car aucunes conditions n'etant alors imposees aux journaux politiques, le nombre en etait immense. Dans les quarante-deux figurait _la Quotidienne_. A ces dispositions contre les individus, on en ajouta d'autres, pour renforcer l'autorite du directoire, et retablir les lois revolutionnaires que les cinq-cents avaient abolies ou modifiees. Ainsi le directoire avait la nomination de tous les juges et magistrats municipaux, dont l'election etait annulee dans quarante-huit departemens. Quant aux places de deputes, elles restaient vacantes. Les articles de la fameuse loi du 3 brumaire, qui avaient ete rapportes, etaient remis en vigueur, et meme etendus. Les parens d'emigres, exclus par cette loi des fonctions publiques jusqu'a la paix, en etaient exclus, par la loi nouvelle, jusqu'au terme de quatre ans apres la paix; ils etaient prives en outre des fonctions electorales. Les emigres, rentres sous pretexte de demander leur radiation, devaient sortir sous vingt-quatre heures des communes dans lesquelles ils se trouvaient, et sous quinze jours du territoire. Ceux d'entre eux qui seraient saisis en contravention devaient subir l'application des lois sous vingt-quatre heures. Les lois qui rappelaient les pretres deportes, qui les dispensaient du serment et les obligeaient a une simple declaration, etaient rapportees. Toutes les lois sur la police des cultes etaient retablies. Le directoire avait la faculte de deporter, sur un simple arrete, les pretres qu'il saurait se mal conduire. Quant aux journaux, il avait a l'avenir la faculte de supprimer ceux qui lui paraitraient dangereux. Les societes politiques, c'est-a-dire les clubs, etaient retablies; mais le directoire etait arme contre eux de la meme puissance qu'on lui donnait contre les journaux; il pouvait les fermer a volonte. Enfin, ce qui n'etait pas moins important que tout le reste, l'organisation de la garde nationale etait suspendue, et renvoyee a d'autres temps. Aucune de ces dispositions n'etait sanguinaire, car le temps de l'effusion du sang etait passe; mais elles rendaient au directoire une puissance toute revolutionnaire. Elles furent votees le 18 fructidor an V (4 septembre) au soir, dans les cinq-cents. Aucune voix ne s'eleva contre leur adoption; quelques deputes applaudirent, la majorite fut silencieuse et soumise. La resolution qui les contenait fut portee de suite aux anciens, qui etaient en permanence comme les cinq-cents, et qui attendaient qu'on leur fournit un sujet de deliberation. La simple lecture de la resolution et du rapport les occupa jusqu'au matin du 19. Fatigues d'une seance trop longue, ils s'ajournerent pour quelques heures. Le directoire, qui etait impatient d'obtenir la sanction des anciens, et de pouvoir appuyer d'une loi le coup d'etat qu'il avait frappe, envoya un message au corps legislatif. "Le directoire, disait ce message, s'est devoue pour sauver la liberte, mais il compte sur vous pour l'appuyer. C'est aujourd'hui le 19, et vous n'avez encore rien fait pour le seconder." La resolution fut aussitot approuvee en loi, et envoyee au directoire. A peine fut-il muni de cette loi, qu'il se hata d'en user, voulant executer son plan avec promptitude, et aussitot apres faire rentrer toutes choses dans l'ordre. Un grand nombre de condamnes a la deportation s'etait enfuis. Carnot s'etait secretement dirige vers la Suisse. Le directoire aurait voulu faire evader Barthelemy, qui s'obstina par les raisons qui ont ete rapportees plus haut. Il choisit sur la liste des deportes quinze individus, juges ou plus dangereux ou plus coupables, et les destina a une deportation, qui pour quelques-uns fut aussi funeste que la mort. On les fit partir le jour meme, dans des chariots grilles, pour Rochefort, d'ou ils durent etre transportes sur une fregate a la Guyane. C'etaient Barthelemy, Pichegru, Willot, ainsi traites a cause ou de leur importance ou de leur culpabilite; Rovere, a cause de ses intelligences connues avec la faction royaliste; Aubry, a cause de son role dans la reaction; Bourdon (de l'Oise), Murinais, Delarue, a cause de leur conduite dans les cinq-cents; Ramel, a cause de sa conduite a la tete des grenadiers; Dossonville, a cause des fonctions qu'il avait remplies aupres de la commission des inspecteurs; Troncon-Ducoudray, Barbe-Marbois, Lafond-Ladebat, a cause, non de leur culpabilite, car ils etaient sincerement attaches a la republique, mais de leur influence dans le conseil des anciens; enfin Brottier et Laville-Heurnois, a cause de leur conspiration. Leur complice Duverne de Presle fut menage en consideration de ses revelations. La haine eut sans doute sa part ordinaire dans le choix des victimes, car il n'y avait que Pichegru de reellement dangereux parmi ces quinze individus. Le nombre en fut porte a seize, par le devoument du nomme Letellier, domestique de Barthelemy, qui demanda a suivre son maitre. On les fit partir sans delai, et ils furent exposes, comme il arrive toujours, a la brutalite des subalternes. Cependant le directoire ayant appris que le general Dutertre, chef de l'escorte, se conduisait mal envers les prisonniers, le remplaca sur-le-champ. Ces deportes pour cause de royalisme allaient se retrouver a Sinamari, a cote de Billaud-Varennes et de Collot-d'Herbois. Les autres deportes furent destines a l'ile d'Oleron. Pendant ces deux jours, Paris demeura parfaitement calme. Les patriotes des faubourgs trouvaient la peine de la deportation trop douce; ils etaient habitues a des mesures revolutionnaires d'une autre espece. Se confiant dans Barras et Augereau, ils s'attendaient a mieux. Ils formerent des groupes, et vinrent sous les fenetres du directoire crier: _Vive la Republique! vive le Directoire! vive Barras!_ Ils attribuaient la mesure a Barras, et desiraient qu'on s'en remit a lui, pendant quelques jours, de la repression des aristocrates. Cependant ces groupes peu nombreux ne troublerent aucunement le repos de Paris. Les sectionnaires de vendemiaire, qu'on aurait vus bientot, sans la loi du 19, reorganises en garde nationale, n'avaient plus assez d'energie pour prendre spontanement les armes. Ils laisserent executer le coup d'etat sans opposition. Du reste, l'opinion restait incertaine. Les republicains sinceres voyaient bien que la faction royaliste avait rendu inevitable une mesure energique, mais ils deploraient la violation des lois et l'intervention du pouvoir militaire. Ils doutaient presque de la culpabilite des conspirateurs, en voyant un homme comme Carnot confondu dans leurs rangs. Ils craignaient que la haine n'eut trop influe sur la determination du directoire. Enfin, meme en jugeant ses determinations comme necessaires, ils etaient tristes, et ils avaient raison; car il devenait evident que cette constitution, dans laquelle ils avaient mis tout leur espoir, n'etait pas le terme de nos troubles et de nos discordes. La masse de la population se soumit, et se detacha beaucoup en ce jour des evenemens politiques. On l'avait vue, le 9 thermidor, passer de la haine contre l'ancien regime a la haine contre la terreur. Depuis, elle n'avait voulu intervenir dans les affaires que pour reagir contre le directoire, qu'elle confondait avec la convention et le comite de salut public. Effrayee aujourd'hui de l'energie de ce directoire, elle vit dans le 18 fructidor l'avis de demeurer etrangere aux evenemens. Aussi vit-on, depuis ce jour, s'attiedir le zele politique. Telles devaient etre les consequences du coup d'etat du 18 fructidor. On a dit qu'il etait devenu inutile a l'instant ou il fut execute; que le directoire en effrayant la faction royaliste avait deja reussi a lui imposer, qu'en s'obstinant a faire le coup d'etat, il avait prepare l'usurpation militaire, par l'exemple de la violation des lois. Mais, comme nous l'avons deja dit, la faction royaliste n'etait intimidee que pour un moment; a l'arrivee du prochain tiers elle aurait infailliblement tout renverse, et emporte le directoire. La guerre civile eut alors ete etablie entre elle et les armees. Le directoire en prevenant ce mouvement et en le reprimant a propos, empecha la guerre civile; et, s'il se mit par la sous l'egide de la puissance militaire, il subit une triste mais inevitable necessite. La legalite etait une illusion a la suite d'une revolution comme la notre. Ce n'est pas a l'abri de la puissance legale que tous les partis pouvaient venir se soumettre et se reposer; il fallait une puissance plus forte pour les reprimer, les rapprocher, les fondre, et pour les proteger tous contre l'Europe en armes: et cette puissance, c'etait la puissance militaire. Le directoire, par le 18 fructidor, prevint donc la guerre civile, et lui substitua un coup d'etat, execute avec force, mais avec tout le calme et la moderation possibles dans les temps de revolution. CHAPITRE XI. CONSEQUENCES DU 18 FRUCTIDOR.--NOMINATION DE MERLIN (DE DOUAI) ET DE FRANCOIS (DE NEUFCHATEAU) EN REMPLACEMENT DES DEUX DIRECTEURS DEPORTES.--REVELATIONS TARDIVES ET DISGRACE DE MOREAU.--MORT DE HOCHE.--REMBOURSEMENT DES DEUX TIERS DE LA DETTE.--LOI CONTRE LES CI-DEVANT NOBLES.--RUPTURE DES CONFERENCES DE LILLE AVEC L'ANGLETERRE.--CONFERENCES D'UDINE.--TRAVAUX DE BONAPARTE EN ITALIE; FONDATION DE LA REPUBLIQUE CISALPINE; ARBITRAGE ENTRE LA VALTELINE ET LES GRISONS; CONSTITUTION LIGURIENNE; ETABLISSEMENT DANS LA MEDITERRANEE.--TRAITE DE CAMPO-FORMIO.--RETOUR DE BONAPARTE A PARIS; FETE TRIOMPHALE. Le 18 fructidor jeta la terreur dans les rangs des royalistes. Les pretres et les emigres, deja rentres en grand nombre, quitterent Paris et les grandes villes pour regagner les frontieres. Ceux qui etaient prets a rentrer, s'enfoncerent de nouveau en Allemagne et en Suisse. Le directoire venait d'etre rearme de toute la puissance revolutionnaire par la loi du 19, et personne ne voulait plus le braver. Il commenca par reformer les administrations, ainsi qu'il arrive toujours a chaque changement de systeme, et appela des patriotes prononces a la plupart des places. Il avait a nommer a toutes les fonctions electives dans quarante-huit departemens, et il pouvait ainsi etendre beaucoup son influence et multiplier ses partisans. Son premier soin devait etre de remplacer les deux directeurs Carnot et Barthelemy. Rewbell et Larevelliere, dont le dernier evenement avait singulierement augmente l'influence, ne voulaient pas qu'on put les accuser d'avoir exclu deux de leurs collegues, pour rester maitres du gouvernement. Ils exigerent donc que l'on demandat sur-le-champ au corps legislatif la nomination de deux nouveaux directeurs. Ce n'etait point l'avis de Barras, et encore moins d'Augereau, Ce general etait enchante de la journee du 18 fructidor, et tout fier de l'avoir si bien conduite. En se melant aux evenemens, il avait pris gout a la politique et au pouvoir, et avait concu l'ambition de sieger au directoire. Il voulait que les trois directeurs, sans demander des collegues au corps legislatif, l'appelassent a sieger aupres d'eux. On ne satisfit point a cette pretention, et il ne lui resta d'autre moyen pour devenir directeur que d'obtenir la majorite dans les conseils. Mais il fut encore decu dans cet espoir. Merlin (de Douai), ministre de la justice, et Francois (de Neufchateau), ministre de l'interieur, l'emporterent d'un assez grand nombre de voix sur leurs concurrens. Massena et Augereau furent, apres eux, les deux candidats qui reunirent le plus de suffrages. Massena en eut quelques-uns de plus qu'Augereau. Les deux nouveaux directeurs furent installes avec l'appareil accoutume. Ils etaient republicains, plutot a la maniere de Rewbell et de Larevelliere, qu'a la maniere de Barras; ils avaient d'ailleurs d'autres habitudes et d'autres moeurs. Merlin etait un jurisconsulte; Francois (de Neufchateau) un homme de lettres. Tous deux avaient une maniere de vivre analogue a leur profession, et etaient faits pour s'entendre avec Rewbell et Larevelliere. Peut-etre eut-il ete a desirer, pour l'influence et la consideration du directoire aupres de nos armees, que l'un de nos generaux celebres y fut appele. Le directoire remplaca les deux ministres appeles au directoire, par deux administrateurs excellens pris dans la province. Il esperait ainsi composer le gouvernement d'hommes plus etrangers aux intrigues de Paris, et moins accessibles a la faveur. Il appela a la justice Lambrechts, qui etait commissaire pres l'administration centrale du departement de la Dyle, c'est-a-dire prefet; c'etait un magistrat integre. Il placa a l'interieur Letourneur, commissaire pres l'administration centrale de la Loire-Inferieure, administrateur capable, actif et probe, mais trop etranger a la capitale et a ses usages, pour n'etre pas quelquefois ridicule a la tete d'une grande administration. Le directoire avait lieu de s'applaudir de la maniere dont les evenemens s'etaient passes. Il etait seulement inquiet du silence du general Bonaparte, qui n'avait plus ecrit depuis long-temps, et qui n'avait point envoye les fonds promis. L'aide-de-camp Lavalette n'avait point paru au Luxembourg pendant l'evenement, et on soupconna qu'il avait indispose son general contre le directoire, et lui avait donne de faux renseignemens sur l'etat des choses. M. de Lavalette, en effet n'avait cesse de conseiller a Bonaparte de se tenir a part, de rester etranger au coup d'etat, et de se borner au secours qu'il avait donne au directoire par ses proclamations. Barras et Augereau manderent M. de Lavalette, lui firent des menaces, en lui disant qu'il avait sans doute trompe Bonaparte, et lui declarerent qu'ils l'auraient fait arreter, sans les egards dus a son general. M. de Lavalette partit sur-le-champ pour l'Italie. Augereau se hata d'ecrire au general Bonaparte et a ses amis de l'armee, pour peindre l'evenement sous les couleurs les plus favorables. Le directoire, mecontent de Moreau, avait resolu de le rappeler, mais il recut de lui une lettre qui fit la plus grande sensation. Moreau avait saisi lors du passage du Rhin les papiers du general Kinglin, et y avait trouve toute la correspondance de Pichegru avec le prince de Conde. Il avait tenu cette correspondance secrete; mais il se decida a la faire connaitre au gouvernement au moment du 18 fructidor. Il pretendit s'etre decide avant la connaissance des evenemens du 18, et afin de fournir au directoire la preuve dont il avait besoin pour confondre des ennemis redoutables. Mais on assure que Moreau avait recu par le telegraphe la nouvelle des evenemens dans la journee meme du 18, qu'alors il s'etait hate d'ecrire, pour faire une denonciation qui ne compromettait pas Pichegru plus qu'il ne l'etait, et qui le dechargeait lui-meme d'une grande responsabilite. Quoi qu'il en soit de ces differentes suppositions, il est clair que Moreau avait garde longtemps un secret important, et ne s'etait decide a le reveler qu'au moment meme de la catastrophe. Tout le monde dit que, n'etant pas assez republicain pour denoncer son ami, il n'avait pas ete cependant ami assez fidele pour garder le secret jusqu'au bout. Son caractere politique parut la ce qu'il etait, c'est-a-dire faible, vacillant et incertain. Le directoire l'appela a Paris pour rendre compte de sa conduite. En examinant cette correspondance, il y trouva la confirmation de tout ce qu'il avait appris sur Pichegru, et dut regretter de n'en avoir pas eu connaissance plus tot. Il trouva aussi dans ces papiers la preuve de la fidelite de Moreau a la republique; mais il le punit de sa tiedeur et de son silence en lui otant son commandement, et en le laissant sans emploi a Paris, Hoche, toujours a la tete de son armee de Sambre-et-Meuse, venait de passer un mois entier dans les plus cruelles angoisses. Il etait a son quartier-general de Wetzlar, ayant une voiture toute prete pour s'enfuir en Allemagne avec sa jeune femme, si le parti des cinq-cents l'emportait. C'est cette circonstance seule qui, pour la premiere fois, le fit songer a ses interets, et a reunir une somme d'argent pour suffire a ses besoins pendant son eloignement; on a vu deja qu'il avait prete au directoire la plus grande partie de la dot de sa femme. La nouvelle du 18 fructidor le combla de joie, et le delivra de toute crainte pour lui-meme. Le directoire, pour recompenser son devoument, reunit les deux grandes armees de Sambre-et-Meuse et du Rhin en une seule, sous le nom d'armee d'Allemagne, et lui en donna le commandement. C'etait le plus vaste commandement de la republique. Malheureusement la sante du jeune general ne lui permit guere de jouir du triomphe des patriotes et du temoignage de confiance du gouvernement. Depuis quelque temps une toux seche et frequente, des convulsions nerveuses, alarmaient ses amis et ses medecins. Un mal inconnu consumait ce jeune homme, naguere plein de sante, et qui joignait a ses talens l'avantage de la beaute et de la vigueur la plus male. Malgre son etat, il s'occupait d'organiser en une seule les deux armees, dont il venait de recevoir le commandement, et il songeait toujours a son expedition d'Irlande, dont le directoire voulait faire un moyen d'epouvante contre l'Angleterre. Mais sa toux devint plus violente vers les derniers jours de fructidor, et il commenca a souffrir des douleurs insupportables. On souhaitait qu'il suspendit ses travaux, mais il ne le voulut pas. Il appela son medecin et lui dit: _Donnez-moi un remede pour la fatigue, mais que ce remede ne soit pas le repos_. Vaincu par le mal, il se mit au lit le premier jour complementaire de l'an V (17 septembre), et expira le lendemain, au milieu des douleurs les plus vives. L'armee fut dans la consternation, car elle adorait son jeune general. Cette nouvelle se repandit avec rapidite, et vint affliger tous les republicains, qui comptaient sur les talens et sur le patriotisme de Hoche. Le bruit d'empoisonnement se repandit sur-le-champ; on ne pouvait pas croire que tant de jeunesse, de force, de sante, succombassent par un accident naturel. L'autopsie fut faite; l'estomac et les intestins furent examines par la Faculte, qui les trouva remplis de taches noires, et qui, sans declarer les traces du poison, parut du moins y croire. On attribua l'empoisonnement au directoire, ce qui etait absurde, car personne au directoire n'etait capable de ce crime, etranger a nos moeurs, et personne surtout n'avait interet a le commettre. Hoche, en effet, etait l'appui le plus solide du directoire, soit contre les royalistes, soit contre l'ambitieux vainqueur de l'Italie. On supposa avec plus de vraisemblance qu'il avait ete empoisonne dans l'Ouest. Son medecin crut se souvenir que l'alteration de sa sante datait de son dernier sejour en Bretagne, lorsqu'il alla s'y embarquer pour l'Irlande. On imagina, du reste sans preuve, que le jeune general avait ete empoisonne dans un repas qu'il avait donne a des personnes de tous les partis, pour les rapprocher. Le directoire fit preparer des obseques magnifiques; elles eurent lieu au Champ-de-Mars, en presence de tous les corps de l'etat, et au milieu d'un concours immense de peuple. Une armee considerable suivait le convoi; le vieux pere du general conduisait le deuil. Cette pompe fit une impression profonde, et fut une des plus belles de nos temps heroiques. Ainsi finit l'une des plus belles et des plus interessantes vies de la revolution. Cette fois du moins ce ne fut pas par l'echafaud. Hoche avait vingt-neuf ans. Soldat aux gardes-francaises, il avait fait son education en quelques mois. Au courage physique du soldat il joignait un caractere energique, une intelligence superieure, une grande connaissance des hommes, l'entente des evenemens politiques, et enfin le mobile tout-puissant des passions. Les siennes etaient ardentes, et furent peut-etre la seule cause de sa mort. Une circonstance particuliere ajoutait a l'interet qu'inspiraient toutes ses qualites; toujours il avait vu sa fortune interrompue par des accidens imprevus; vainqueur a Wissembourg, et pret a entrer dans la plus belle carriere, il fut tout a coup jete dans les cachots: sorti des cachots pour aller se consumer en Vendee, il y remplit le plus beau role politique, et, a l'instant ou il allait executer un grand projet sur l'Irlande, une tempete et des mesintelligences l'arreterent encore: transporte a l'armee de Sambre-et-Meuse, il y remporta une belle victoire, et vit sa marche suspendue par les preliminaires de Leoben: enfin, tandis qu'a la tete de l'armee d'Allemagne et avec les dispositions de l'Europe, il avait encore un avenir immense, il fut frappe tout a coup au milieu de sa carriere, et enleve par une maladie de quarante-huit heures. Du reste, si un beau souvenir dedommage de la perte de la vie, il ne pouvait etre mieux dedommage de perdre sitot la sienne. Des victoires, une grande pacification, l'universalite des talens, une probite sans tache, l'idee repandue chez tous les republicains qu'il aurait lutte seul contre le vainqueur de Rivoli et des Pyramides, que son ambition serait restee republicaine et eut ete un obstacle invincible pour la grande ambition qui pretendait au trone, en un mot, des hauts faits, de nobles conjectures, et vingt-neuf ans, voila de quoi se compose sa memoire. Certes, elle est assez belle! ne le plaignons pas d'etre mort jeune: il vaudra toujours mieux pour la gloire de Hoche, Kleber, Desaix, de n'etre pas devenus des marechaux. Ils ont eu l'honneur de mourir citoyens et libres, sans etre reduits comme Moreau a chercher un asile dans les armees etrangeres. Le gouvernement donna l'armee d'Allemagne a Augereau, et se debarrassa ainsi de sa turbulence, qui commencait a devenir incommode a Paris. Le directoire avait fait en quelques jours tous les arrangemens qu'exigeaient les circonstances; mais il lui restait a s'occuper des finances. La loi du 19 fructidor, en le delivrant de ses adversaires les plus redoutables, en retablissant la loi du 3 brumaire, en lui donnant de nouveaux moyens de severite contre les emigres et les pretres, en l'armant de la faculte de supprimer les journaux, et de fermer les societes politiques dont l'esprit ne lui conviendrait pas, en lui permettant de remplir toutes les places vacantes apres l'annulation des elections, en ajournant indefiniment la reorganisation des gardes nationales, la loi du 19 fructidor lui avait rendu tout ce qu'avaient voulu lui ravir les deux conseils, et y avait meme ajoute une espece de toute-puissance revolutionnaire. Mais le directoire avait des avantages tout aussi importans a recouvrer en matiere de finances; car on n'avait pas moins voulu le reduire sous ce rapport que sous tous les autres. Un vaste projet fut presente pour les depenses et les recettes de l'an VI. Le premier soin devait etre de rendre au directoire les attributions qu'on avait voulu lui oter, relativement aux negociations de la tresorerie, a l'ordre des paiemens; en un mot, a la manipulation des fonds. Tous les articles adoptes a cet egard par les conseils, avant le 18 fructidor, furent rapportes. Il fallait songer ensuite a la creation de nouveaux impots, pour soulager la propriete fonciere trop chargee, et porter la recette au niveau de la depense. L'etablissement d'une loterie fut autorise; il fut etabli un droit sur les chemins et un autre sur les hypotheques. Les droits de l'enregistrement furent regularises de maniere a en accroitre considerablement le produit; les droits sur les tabacs etrangers furent augmentes. Grace a ces nouveaux moyens de recette, on put reduire la contribution fonciere a 228 millions, et la contribution personnelle a 50, et porter cependant la somme totale des revenus pour l'an VI a 616 millions. Dans cette somme, les ventes supposees de biens nationaux n'etaient evaluees que pour 20 millions. La recette se trouvant elevee a 616 millions par ces differens moyens, il fallait reduire la depense a la meme somme. La guerre n'etait supposee devoir couter cette annee, meme dans le cas d'une nouvelle campagne, que 283 millions. Les autres services generaux etaient evalues a 247 millions, ce qui faisait en tout 530 millions. Le service de la dette s'elevait a lui seul a 258 millions: et si on l'eut fait integralement, la depense se fut elevee a un taux fort superieur aux moyens de la republique. On proposa de n'en payer que le tiers, c'est-a-dire 86 millions. De cette maniere, la guerre, les services generaux et la dette ne portaient la depense qu'a 616 millions, montant de la recette. Mais pour se renfermer dans ces bornes, il fallait prendre un parti decisif a l'egard de la dette. Depuis l'abolition du papier-monnaie et le retour du numeraire, le service des interets n'avait pu se faire exactement. On avait paye un quart en numeraire, et trois quarts en bons sur les biens nationaux, appeles _bons des trois quarts_. C'etait, en quelque sorte, comme si on eut paye un quart en argent et trois quarts en assignats. La dette n'avait donc guere ete servie jusqu'ici qu'avec les ressources provenant des biens nationaux, et il devenait urgent de prendre un parti a cet egard, dans l'interet de l'etat et des creanciers. Une dette dont la charge annuelle montait a 258 millions, etait veritablement enorme pour cette epoque. On ne connaissait point encore les ressources du credit et la puissance de l'amortissement. Les revenus etaient bien moins considerables qu'ils ne le sont devenus, car on n'avait pas eu le temps de recueillir encore les bienfaits de la revolution; et la France, qui a pu produire depuis un milliard de contributions generales, pouvait a peine alors donner 616 millions. Ainsi la dette etait accablante, et l'etat se trouvait dans la situation d'un particulier en faillite. On resolut donc de continuer a servir une partie de la dette en numeraire, et, au lieu de servir le reste en bons sur les biens nationaux, d'en rembourser le capital meme avec ces biens. On voulait en conserver un tiers seulement: le tiers conserve devait s'appeler _tiers consolide_, et demeurer sur le grand-livre avec qualite de rente perpetuelle. Les deux autres tiers devaient etre rembourses au capital de vingt fois la rente, et en bons recevables en paiement des biens nationaux. Il est vrai que ces bons tombaient dans le commerce a moins du sixieme de leur valeur; et que, pour ceux qui ne voulaient pas acheter des terres, c'etait une veritable banqueroute. Malgre le calme et la docilite des conseils depuis le 18 fructidor, cette mesure excita une vive opposition. Les adversaires du remboursement soutenaient que c'etait une vraie banqueroute; que la dette, a l'origine de la revolution, avait ete mise sous la sauvegarde de l'honneur national, et que c'etait deshonorer la republique, que de rembourser les deux tiers; que les creanciers qui n'acheteraient pas des biens perdraient les neuf dixiemes en negociant leurs bons, car l'emission d'une aussi grande quantite de papier en avilirait considerablement la valeur; que meme, sans avoir des prejuges contre l'origine des biens, les creanciers de l'etat etaient pour la plupart trop pauvres pour acheter des terres; que les associations pour acquerir en commun etaient impossibles; que par consequent, la perte des neuf dixiemes du capital etait reelle pour la plupart; que le tiers pretendu consolide, et a l'abri de reduction pour l'avenir, n'etait que promis; qu'un tiers promis valait moins que trois tiers promis; qu'enfin si la republique ne pouvait pas, dans le moment, suffire a tout le service de la dette, il valait mieux pour les creanciers attendre comme ils avaient fait jusqu'ici, mais attendre avec l'espoir de voir leur sort ameliore, qu'etre depouilles sur-le-champ de leur creance. Il y avait meme beaucoup de gens qui auraient voulu qu'on distinguat entre les differentes especes de rentes inscrites au grand-livre, et qu'on ne soumit au remboursement que celles qui avaient ete acquises a vil prix. Il s'en etait vendu en effet a 10 et 15 fr., et ceux qui les avaient achetees gagnaient encore beaucoup malgre la reduction au tiers. Les partisans du projet du directoire repondaient qu'un etat avait le droit, comme tout particulier, d'abandonner son avoir a ses creanciers, quand il ne pouvait plus les payer; que la dette surpassait de beaucoup les moyens de la republique, et que dans cet etat, elle avait le droit de leur abandonner le gage meme de cette dette, c'est-a-dire les biens; qu'en achetant des terres ils perdraient fort peu; que ces terres s'eleveraient rapidement dans leurs mains, pour remonter a leur ancienne valeur, et qu'ils retrouveraient ainsi ce qu'ils avaient perdu; qu'il restait 1,300 millions de biens (le milliard promis aux armees etant transporte aux creanciers de l'etat), que la paix etait prochaine, qu'a la paix, les bons de remboursement devaient seuls etre recus en paiement des biens nationaux; que, par consequent, la partie du capital remboursee, s'elevant a environ 3 milliards, trouverait a acquerir 1,300 millions de biens, et perdrait tout au plus les deux tiers au lieu des neuf dixiemes; que du reste les creanciers n'avaient pas ete traites autrement jusqu'ici; que toujours on les avait payes en biens, soit qu'on leur donnat des assignats, ou des _bons de trois quarts_; que la republique etait obligee de leur donner ce qu'elle avait; qu'ils ne gagneraient rien a attendre, car jamais elle ne pourrait servir toute la dette; qu'en les liquidant, leur sort etait fixe; que le paiement du tiers consolide commencait sur-le-champ, car les moyens de faire le service existaient, et que la republique de son cote etait delivree d'un fardeau enorme; qu'elle entrait par la dans des voies regulieres; qu'elle se presentait a l'Europe avec une dette devenue legere, et qu'elle allait en devenir plus imposante et plus forte pour obtenir la paix; qu'enfin on ne pouvait pas distinguer entre les differentes rentes suivant le prix d'acquisition, et qu'il fallait les traiter toutes egalement. Cette mesure etait inevitable. La republique faisait ici comme elle avait toujours fait: tous les engagemens au-dessus de ses forces, elle les avait remplis avec des terres, au prix ou elles etaient tombees. C'est en assignats qu'elle avait acquitte les anciennes charges, ainsi que toutes les depenses de la revolution, et c'est avec des terres qu'elle avait acquitte les assignats. C'est en assignats, c'est-a-dire encore avec des terres, qu'elle avait servi les interets de la dette, et c'est avec des terres qu'elle finissait par en acquitter le capital lui-meme. En un mot, elle donnait ce qu'elle possedait. On n'avait pas autrement liquide la dette aux Etats-Unis. Les creanciers avaient recu pour tout paiement les rives du Mississipi. Les mesures de cette nature causent, comme les revolutions, beaucoup de froissemens particuliers; mais il faut savoir les subir, quand elles sont devenues inevitables. La mesure fut adoptee. Ainsi, au moyen des nouveaux impots, qui portaient la recette a 616 millions, et grace a la reduction de la dette, qui permettait de restreindre la depense a cette somme, la balance se trouva retablie dans nos finances, et on put esperer un peu moins d'embarras pour l'an VI (de septembre 1797 a septembre 1798). A toutes ces mesures, resultats de la victoire, le parti republicain en voulait ajouter une derniere. Il disait que la republique serait toujours en peril, tant qu'une caste ennemie, celle des ci-devant nobles, serait soufferte dans son sein; il voulait qu'on exilat de France toutes les familles qui autrefois avaient ete nobles, ou s'etaient fait passer pour nobles; qu'on leur donnat la valeur de leurs biens en marchandises francaises, et qu'on les obligeat a porter ailleurs leurs prejuges, leurs passions et leur existence. Ce projet etait fort appuye par Sieyes, Boulay (de la Meurthe), Chazal, tous republicains prononces, mais tres combattu par Tallien et les amis de Barras. Barras etait noble; le general de l'armee d'Italie etait ne gentilhomme; beaucoup des amis qui partageaient les plaisirs de Barras, et qui remplissaient ses salons, etaient d'anciens nobles aussi; et quoiqu'une exception fut faite en faveur de ceux qui avaient servi utilement la republique, les salons du directeur etaient fort irrites contre la loi proposee. Meme, sans toutes ces raisons personnelles, il etait aise de demontrer le danger et la rigueur de cette loi. Elle fut presentee cependant aux deux conseils, et excita une espece de soulevement, qui obligea a la retirer, pour lui faire subir de grandes modifications. On la reproduisit sous une autre forme. Les ci-devant nobles n'etaient plus condamnes a l'exil; mais ils etaient consideres comme etrangers, et obliges, pour recouvrer la qualite de citoyen, de remplir les formalites, et de subir les epreuves de la naturalisation. Une exception fut faite en faveur des hommes qui avaient servi utilement la republique, ou dans les armees ou dans les assemblees. Barras, ses amis, et le vainqueur d'Italie, dont on affectait de rappeler toujours la naissance, furent ainsi affranchis des consequences de cette mesure. Le gouvernement avait repris une energie toute revolutionnaire. L'opposition qui, dans le directoire et les conseils, affectait de demander la paix, etant ecartee, le gouvernement se montra plus ferme et plus exigeant dans les negociations de Lille et d'Udine. Il ordonna sur-le-champ a tous les soldats qui avaient obtenu des conges, de rentrer dans les rangs; il remit tout sur le pied de guerre, et il envoya de nouvelles instructions a ses negociateurs. Maret, a Lille, etait parvenu a concilier, comme on l'a vu, les pretentions des puissances maritimes. La paix etait convenue, pourvu que l'Espagne sacrifiat la Trinite, et la Hollande Trinquemale, et que la France promit de ne jamais prendre le Cap de Bonne-Esperance pour elle-meme. Il ne s'agissait donc plus que d'avoir le consentement de l'Espagne et de la Hollande. Le directoire trouva Maret trop facile, et resolut de le rappeler: il envoya Bonnier et Treilhard a Lille, avec de nouvelles instructions. D'apres ces instructions, la France exigeait la restitution pure et simple, non seulement de ses colonies, mais encore de celles de ses allies. Quant aux negociations d'Udine, le directoire ne se montra pas moins tranchant et moins positif. Il ne consentait plus a s'en tenir aux preliminaires de Leoben, qui donnaient a l'Autriche la limite de l'Oglio en Italie; il voulait maintenant que l'Italie fut affranchie tout entiere jusqu'a l'Izonzo, et que l'Autriche se contentat pour indemnite de la secularisation de divers etats ecclesiastiques en Allemagne. Il rappela Clarke, qui avait ete choisi et envoye par Carnot, et qui avait, dans sa correspondance, fort peu menage les generaux de l'armee d'Italie reputes les plus republicains. Bonaparte demeura charge des pouvoirs de la republique pour traiter avec l'Autriche. L'ultimatum que le directoire faisait signifier a Lille par les nouveaux negociateurs, Bonnier et Treilhard, vint rompre une negociation presque achevee. Lord Malmesbury en fut singulierement deconcerte, car il desirait la paix, soit pour finir glorieusement sa carriere, soit pour procurer a son gouvernement un moment de repit. Il temoigna les plus vifs regrets; mais il etait impossible que l'Angleterre renoncat a toutes ses conquetes maritimes, et ne recut rien en echange. Lord Malmesbury etait si sincere dans son desir de traiter, qu'il engagea M. Maret a chercher a Paris, si on ne pourrait pas influer sur la determination du directoire, et offrit meme plusieurs millions pour acheter la voix de l'un des directeurs. M. Maret refusa de se charger d'aucune negociation de cette espece, et quitta Lille. Lord Malmesbury et M. Ellis partirent sur-le-champ, et ne revinrent pas. Quoiqu'on put reprocher dans cette circonstance au directoire d'avoir repousse une paix certaine et avantageuse pour la France, son motif etait cependant honorable. Il eut ete peu loyal a nous d'abandonner nos allies, et de leur imposer des sacrifices pour prix de leur devoument a notre cause. Le directoire, se flattant d'avoir sous peu la paix avec l'Autriche, ou du moins de la lui imposer par un mouvement de nos armees, avait l'espoir d'etre bientot delivre de ses ennemis du continent, et de pouvoir tourner toutes ses forces contre l'Angleterre. L'ultimatum signifie a Bonaparte lui deplut singulierement, car il n'esperait pas pouvoir le faire accepter. Il etait difficile, en effet, de forcer l'Autriche a renoncer tout a fait l'Italie, et a se contenter de la secularisation de quelques etats ecclesiastiques en Allemagne, a moins de marcher sur Vienne. Or, Bonaparte ne pouvait plus pretendre a cet honneur, car il avait toutes les forces de la monarchie autrichienne sur les bras, et c'etait l'armee d'Allemagne qui devait avoir l'avantage de percer la premiere, et de penetrer dans les etats hereditaires. A ce sujet de mecontentement s'en joignit un autre, lorsqu'il apprit les defiances qu'on avait concues contre lui a Paris. Augereau avait envoye un de ses aides-de-camp avec des lettres pour beaucoup d'officiers et de generaux de l'armee d'Italie. Cet aide-de-camp paraissait remplir une espece de mission, et etre charge de redresser l'opinion de l'armee sur le 18 fructidor. Bonaparte vit bien qu'on se defiait de lui. Il se hata de jouer l'offense, de se plaindre avec la vivacite et l'amertume d'un homme qui se sent indispensable; il dit que le gouvernement le traitait avec une horrible ingratitude, qu'il se conduisait envers lui comme envers Pichegru apres vendemiaire, et il demanda sa demission. Cet homme, d'un esprit si grand et si ferme, qui savait se donner une si noble attitude, se livra ici a l'humeur d'un enfant impetueux et mutin. Le directoire ne repondit pas a la demande de sa demission, et se contenta d'assurer qu'il n'etait pour rien dans ces lettres et dans l'envoi d'un aide-de-camp. Bonaparte se calma, mais demanda encore a etre remplace dans les fonctions de negociateur, et dans celles d'organisateur des republiques italiennes. Il repetait sans cesse qu'il etait malade, qu'il ne pouvait plus supporter la fatigue du cheval, et qu'il lui etait impossible de faire une nouvelle campagne. Cependant, quoique a la verite il fut malade, et accable des travaux enormes auxquels il s'etait livre depuis deux ans, il ne voulait etre remplace dans aucun de ses emplois, et au besoin il etait assure de trouver dans son ame les forces qui semblaient manquer a son corps. Il resolut, en effet, de poursuivre la negociation, et d'ajouter a la gloire de premier capitaine du siecle, celle de pacificateur. L'ultimatum du directoire le genait; mais il n'etait pas plus decide dans cette circonstance que dans une foule d'autres, a obeir aveuglement a son gouvernement. Ses travaux, dans ce moment, etaient immenses. Il organisait les republiques italiennes, il se creait une marine dans l'Adriatique, il formait de grands projets sur la Mediterranee, et il traitait avec les plenipotentiaires de l'Autriche. Il avait commence a organiser en deux etats separes les provinces qu'il avait affranchies dans la Haute-Italie. Il avait erige depuis long-temps en republique cispadane le duche de Modene, les legations de Bologne et de Ferrare. Son projet etait de reunir ce petit etat a Venise revolutionnee, et de la dedommager ainsi de la perte de ses provinces de terre-ferme. Il voulait organiser a part la Lombardie, sous le titre de republique transpadane. Mais bientot ses idees avaient change, et il preferait former un seul etat des provinces affranchies. L'esprit de localite, qui s'opposait d'abord a la reunion de la Lombardie avec les autres provinces, conseillait maintenant au contraire de les reunir. La Romagne, par exemple, ne voulait pas se reunir aux legations et au duche de Modene, mais consentait a dependre d'un gouvernement central etabli a Milan. Bonaparte vit bientot que chacun detestant son voisin, il serait plus facile de soumettre tout le monde a une autorite unique. Enfin, la difficulte de decider la suprematie entre Venise et Milan, et de preferer l'une des deux pour en faire le siege du gouvernement, cette difficulte n'en etait plus une pour lui. Il avait resolu de sacrifier Venise. Il n'aimait pas les Venitiens; il voyait que le changement du gouvernement n'avait pas amene chez eux un changement dans les esprits. La grande noblesse, la petite, le peuple etaient ennemis des Francais et de la revolution, et faisaient toujours des voeux pour les Autrichiens. A peine un petit nombre de bourgeois aises approuvaient-ils le nouvel etat de choses. La municipalite democratique montrait la plus mauvaise volonte a l'egard des Francais. Presque tout le monde a Venise semblait desirer qu'un retour de fortune permit a l'Autriche de retablir l'ancien gouvernement. De plus, les Venitiens n'inspiraient aucune estime a Bonaparte sous un rapport important a ses yeux, la puissance. Leurs canaux et leurs ports etaient presque combles, leur marine etait dans le plus triste etat; ils etaient eux-memes abatardis par les plaisirs, et incapables d'energie. "_C'est un peuple mou, effemine et lache_, ecrivait-il, _sans terre ni eau, et nous n'en avons que faire_." Il songeait donc a livrer Venise a l'Autriche, a condition que l'Autriche, renoncant a la limite de l'Oglio, stipulee par les preliminaires de Leoben, retrograderait jusqu'a l'Adige. Ce fleuve, qui est une excellente limite, separait alors l'Autriche de la republique nouvelle. L'importante place de Mantoue, qui, d'apres les preliminaires, devait etre rendue a l'Autriche, resterait a la republique italienne, et Milan deviendrait capitale sans aucune contestation. Bonaparte aimait donc beaucoup mieux former un seul etat, dont Milan serait la capitale, et donner a cet etat la frontiere de l'Adige et Mantoue, que de garder Venise; et en cela il avait raison, dans l'interet meme de la liberte italienne. A ne pas affranchir toute l'Italie jusqu'a l'Izonzo, mieux valait sacrifier Venise que la frontiere de l'Adige et Mantoue. Bonaparte avait vu, en s'entretenant avec les negociateurs autrichiens, que le nouvel arrangement pourrait etre accepte. En consequence, il forma de la Lombardie, des duches de Modene et de Reggio, des legations de Bologne et de Ferrare, de la Romagne, du Bergamasque, du Brescian et du Mantouan, un etat qui s'etendait jusqu'a l'Adige, qui avait d'excellentes places, telles que Pizzighitone et Mantoue, une population de trois millions six cent mille habitans, un sol admirable, des fleuves, des canaux et des ports. Sur-le-champ il se mit a l'organiser en republique. Il aurait voulu une autre constitution que celle donnee a la France. Il trouvait dans cette constitution le pouvoir executif trop faible, et, meme sans avoir encore aucun penchant decide pour telle ou telle forme de gouvernement, mu par le seul besoin de composer un etat fort et capable de lutter avec les aristocraties voisines, il aurait souhaite une organisation plus concentree et plus energique. Il demandait qu'on lui envoyat Sieyes, pour s'entendre avec lui a cet egard; mais le directoire n'adopta point ses idees, et insista pour qu'on donnat a la nouvelle republique la constitution francaise. Il fut obei, et sur-le-champ notre constitution fut adaptee a l'Italie. La nouvelle republique fut appelee Cisalpine. On voulait a Paris l'appeler Transalpine: mais c'etait placer en quelque sorte le centre a Paris, et les Italiens le voulaient a Rome, parce que tous les voeux tendaient a l'affranchissement de leur patrie, a son unite, et au retablissement de l'antique metropole. Le mot Cisalpine etait donc celui qui lui convenait le mieux. On crut prudent de ne pas abandonner au choix des Italiens la premiere composition du gouvernement. Pour cette premiere fois, Bonaparte nomma lui-meme les cinq directeurs et les membres des deux conseils. Il s'attacha a faire les meilleurs choix, autant du moins que sa position le permettait. Il nomma directeur Serbelloni, l'un des plus grands seigneurs de l'Italie; il fit partout organiser des gardes nationales, et en reunit trente mille a Milan pour la federation du 14 juillet. La presence de l'armee francaise en Italie, ses hauts faits, sa gloire, avaient commence a repandre l'enthousiasme militaire dans ce pays, trop peu habitue aux armes. Bonaparte tacha de l'y exciter de toutes les manieres. Il ne se dissimulait pas combien la nouvelle republique etait faible sous le rapport militaire; il n'estimait en Italie que l'armee piemontaise, parce que la cour de Piemont avait seule fait la guerre pendant le cours du siecle. Il ecrivait a Paris qu'un seul regiment du roi de Sardaigne renverserait la republique cisalpine, qu'il fallait donner par consequent a cette republique des moeurs guerrieres, qu'elle serait alors une puissance importante en Italie, mais que pour cela il fallait du temps, et que de pareilles revolutions ne se faisaient pas en quelques jours. Cependant il commencait a y reussir, car il avait au plus haut degre l'art de communiquer aux autres le plus vif de ses gouts, celui des armes. Personne ne savait mieux se servir de sa gloire, pour faire des succes militaires une mode, pour y diriger toutes les vanites et toutes les ambitions. Des ce jour, les moeurs commencerent a changer en Italie. "La soutane, qui etait l'habit a la mode pour les jeunes gens, fut remplacee par l'uniforme. Au lieu de passer leur vie aux pieds des femmes, les jeunes Italiens frequentaient les maneges, les salles d'armes, les champs d'exercice. Les enfans ne jouaient plus a la chapelle; ils avaient des regimens de fer-blanc, et imitaient dans leurs jeux les evenemens de la guerre. Dans les comedies, dans les farces des rues, on avait toujours represente un Italien bien lache, quoique spirituel, et une espece de gros capitan, quelquefois francais, et plus souvent allemand, bien fort, bien brave, bien brutal, finissant par administrer quelques coups de baton a l'Italien, aux grands applaudissemens des spectateurs. Le peuple ne souffrit plus de pareilles allusions; les auteurs mirent sur la scene, a la satisfaction du public, des Italiens braves, faisant fuir des etrangers pour soutenir leur honneur et leurs droits. L'esprit national se formait. L'Italie avait ses chansons a la fois patriotiques et guerrieres. Les femmes repoussaient avec mepris les hommages des hommes qui, pour leur plaire, affectaient des moeurs effeminees[9]." [Note 9: _Memoires de Napoleon_, publies par le comte de Monthelon, tome IV, page 196.] Cependant cette revolution commencait a peine; la Cisalpine ne pouvait etre forte encore que des secours de la France. Le projet etait d'y laisser, comme en Hollande, une partie de l'armee, qui se reposerait la de ses fatigues, jouirait paisiblement de sa gloire, et animerait de son feu guerrier toute la contree. Bonaparte, avec cette prevoyance qui s'etendait a tout, avait forme pour la Cisalpine un vaste et magnifique plan. Cette republique etait pour la France un avant-poste; il fallait que nos armees pussent y arriver rapidement. Bonaparte avait forme le projet d'une route, qui de France arriverait a Geneve, de Geneve traverserait le Valais, percerait le Simplon, et descendrait en Lombardie. Il traitait deja avec la Suisse pour cet objet. Il avait envoye des ingenieurs pour faire le devis de la depense, et il arretait tous les details d'execution, avec cette precision qu'il mettait dans les projets meme les plus vastes et les plus chimeriques en apparence. Il voulait que cette grande route, la premiere qui percerait directement les Alpes, fut large, sure et magnifique, qu'elle devint un chef-d'oeuvre de la liberte et un monument de la puissance francaise. Tandis qu'il s'occupait ainsi d'une republique qui lui devait l'existence, il rendait la justice aussi et etait pris pour arbitre entre deux peuples. La Valteline s'etait revoltee contre la souverainete des ligues grises. La Valteline se compose de trois vallees, qui appartiennent a l'Italie, car elles versent leurs eaux vers l'Adda. Elles etaient soumises au joug des Grisons, joug insupportable, car il n'y en a pas de plus pesant que celui qu'un peuple impose a un autre peuple. Il y avait plus d'une tyrannie de ce genre en Suisse. Celle de Berne sur le pays de Vaud etait celebre. Les Valtelins se souleverent et demanderent a faire partie de la republique cisalpine. Ils invoquerent la protection de Bonaparte, et se fonderent, pour l'obtenir, sur d'anciens traites, qui mettaient la Valteline sous la protection des souverains de Milan. Les Grisons et les Valtelins convinrent de s'en referer au tribunal de Bonaparte. Il accepta la mediation avec la permission du directoire. Il fit conseiller aux Grisons de reconnaitre les droits des Valtelins, et de se les associer comme une nouvelle ligue grise. Ils s'y refuserent, et voulurent plaider la cause de leur tyrannie. Bonaparte leur fixa une epoque pour comparaitre. Le terme venu, les Grisons, a l'instigation de l'Autriche, refuserent de se presenter. Bonaparte alors, se fondant sur l'acceptation de l'arbitrage et sur les anciens traites, condamna les Grisons par defaut, declara les Valtelins libres, et leur permit de se reunir a la Cisalpine. Cette sentence fondee en droit et en equite, fit une vive sensation en Europe. Elle epouvanta l'aristocratie de Berne, rejouit les vaudois, et ajouta a la Cisalpine une population riche, brave et nombreuse. Genes le prenait en meme temps pour son conseiller dans le choix d'une constitution. Genes n'etant point conquise, pouvait se choisir ses lois, et ne dependait pas du directoire sous ce rapport. Les deux partis aristocratique et democratique etaient la aux prises. Une premiere revolte avait eclate, comme on l'a vu, au mois de mai; il y en eut une seconde plus generale dans la vallee de la Polcevera, qui faillit devenir fatale a Genes. Elle etait excitee par les pretres contre la constitution nouvelle. Le general francais Duphot, qui se trouvait la avec quelques troupes, retablit l'ordre. Les Genois s'adresserent a Bonaparte, qui leur repondit une lettre severe, pleine de conseils fort sages, et dans laquelle il reprimait leur fougue democratique. Il fit des changemens dans leur constitution; au lieu de cinq magistrats charges du pouvoir executif, il n'en laissa que trois; les membres des conseils furent moins nombreux; le gouvernement fut organise d'une maniere moins populaire, mais plus forte. Bonaparte fit accorder plus d'avantages aux nobles et aux pretres, pour les reconcilier avec le nouvel ordre de choses; et comme on avait voulu les exclure des fonctions publiques, il blama cette pensee. _Vous feriez_, ecrivait-il aux Genois, _ce qu'ils ont fait eux-memes_. Il publia avec intention la lettre ou etait renfermee cette phrase. C'etait un blame dirige contre ce qui se faisait a Paris a l'egard des nobles. Il etait charme d'intervenir ainsi d'une maniere indirecte dans la politique, de donner un avis, de le donner contraire au directoire, et surtout de se detacher sur-le-champ du parti victorieux; car il affectait de rester independant, de n'approuver, de ne servir aucune faction, de les mepriser, de les dominer toutes. Tandis qu'il etait ainsi legislateur, arbitre, conseiller des peuples italiens, il s'occupait d'autres soins non moins vastes, et qui decelaient une prevoyance bien autrement profonde. Il s'etait empare de la marine de Venise, et avait mande l'amiral Brueys dans l'Adriatique, pour prendre possession des iles venitiennes de la Grece. Il avait ete amene ainsi a reflechir sur la Mediterranee, sur son importance et sur le role que nous pouvions y jouer. Il avait conclu que si, dans l'Ocean, nous devions rencontrer des maitres, nous n'en devions pas avoir dans la Mediterranee. Que l'Italie fut affranchie en entier ou ne le fut pas, que Venise fut ou non cedee a l'Autriche, il voulait que la France gardat les iles Ioniennes, Corfou, Zante, Sainte-Maure, Cerigo, Cephalonie. Les peuples de ces iles demandaient a devenir nos sujets. Malte, le poste le plus important de la Mediterranee, appartenait a un ordre use, et qui devait disparaitre devant l'influence de la revolution francaise. Malte, d'ailleurs, devait tomber bientot au pouvoir des Anglais, si la France ne s'en emparait pas. Bonaparte avait fait saisir les proprietes des chevaliers en Italie, pour achever de les ruiner. Il avait pratique des intrigues a Malte meme, qui n'etait gardee que par quelques chevaliers et une faible garnison; et il se proposait d'y envoyer sa petite marine et de s'en emparer. "De ces differens postes, ecrivait-il au directoire, nous dominerons la Mediterranee, nous veillerons sur l'empire ottoman, qui croule de toutes parts, et nous serons en mesure ou de le soutenir ou d'en prendre notre part. Nous pourrons davantage, ajoutait Bonaparte, nous pourrons rendre presque inutile aux Anglais la domination de l'Ocean. Ils nous ont conteste a Lille le Cap de Bonne-Esperance; nous pouvons nous en passer. Occupons l'Egypte; nous aurons la route directe de l'Inde, et il nous sera facile d'y etablir une des plus belles colonies du globe." C'est donc en Italie, et en promenant sa pensee sur le Levant, qu'il concut la premiere idee de l'expedition celebre qui fut tentee l'annee suivante. "C'est en Egypte, ecrivait-il, qu'il faut attaquer l'Angleterre." (Lettre du 16 aout 1797--29 thermidor an V.) Pour arriver a ces fins, il avait fait venir l'amiral Brueys dans l'Adriatique avec six vaisseaux, quelques fregates et quelques corvettes. Il s'etait menage en outre un moyen de s'emparer de la marine venitienne. D'apres le traite conclu, on devait lui payer trois millions en materiel de marine. Il prit sous ce pretexte tous les chanvres, fers, etc., qui formaient du reste la seule richesse de l'arsenal venitien. Apres s'etre empare du materiel sous le pretexte des trois millions, Bonaparte s'empara des vaisseaux, sous pretexte d'aller occuper les iles pour le compte de Venise democratique. Il fit achever ceux qui etaient en construction, et parvint ainsi a armer six vaisseaux de guerre, six fregates et plusieurs corvettes, qu'il reunit a l'escadre que Brueys avait amenee de Toulon. Il remplaca le million que la tresorerie avait arrete, donna a Brueys des fonds pour enroler d'excellens matelots en Albanie et sur les cotes de la Grece, et lui crea ainsi une marine capable d'imposer a toute la Mediterranee. Il en fixa le principal etablissement a Corfou, par des raisons excellentes, et qui furent approuvees du gouvernement. De Corfou, cette escadre pouvait se porter dans l'Adriatique, et se concerter avec l'armee d'Italie en cas de nouvelles hostilites; elle pouvait aller a Malte, elle imposait a la cour de Naples, et il lui etait facile, si on la desirait dans l'Ocean, pour la faire concourir a quelque projet, de voler vers le detroit plus promptement que si elle eut ete a Toulon. Enfin a Corfou, l'escadre apprenait a devenir manoeuvriere, et se formait mieux qu'a Toulon, ou elle etait ordinairement immobile. "Vous n'aurez jamais de marins, ecrivait Bonaparte, en les laissant dans vos ports." Telle etait la maniere dont Bonaparte occupait son temps pendant les lenteurs calculees que lui faisait essuyer l'Autriche. Il songeait aussi a sa position militaire a l'egard de cette puissance. Elle avait fait des preparatifs immenses, depuis la signature des preliminaires de Leoben. Elle avait transporte la plus grande partie de ses forces dans la Carinthie, pour proteger Vienne et se mettre a couvert contre la fougue de Bonaparte. Elle avait fait lever la Hongrie en masse. Dix-huit mille cavaliers hongrois s'exercaient depuis trois mois sur les bords du Danube. Elle avait donc les moyens d'appuyer les negociations d'Udine. Bonaparte n'avait guere plus de soixante-dix mille hommes de troupes, dont une tres petite partie en cavalerie. Il demandait des renforts au directoire pour faire face a l'ennemi, et il pressait surtout la ratification du traite d'alliance avec le Piemont pour obtenir dix mille de ces soldats piemontais dont il faisait si grand cas. Mais le directoire ne voulait pas lui envoyer de renforts, parce que le deplacement des troupes aurait amene de nombreuses desertions; il aimait mieux, en accelerant la marche de l'armee d'Allemagne, degager l'armee d'Italie, que la renforcer; il hesitait encore a signer une alliance avec le Piemont, parce qu'il ne voulait pas garantir un trone dont il esperait et souhaitait la chute naturelle. Il avait envoye seulement quelques cavaliers a pied. On avait en Italie de quoi les monter et les equiper. Prive des ressources sur lesquelles il avait compte, Bonaparte se voyait donc expose a un orage du cote des Alpes Juliennes. Il avait tache de suppleer de toutes les manieres aux moyens qu'on lui refusait. Il avait arme et fortifie Palma-Nova, avec une activite extraordinaire, et en avait fait une place de premier ordre, qui, a elle seule, devait exiger un long siege. Cette circonstance seule changeait singulierement sa position. Il avait fait jeter des ponts sur l'Izonzo, et construire des tetes de pont, pour etre pret a deboucher avec sa promptitude accoutumee. Si la rupture avait lieu avant la chute des neiges, il esperait surprendre les Autrichiens, les jeter dans le desordre, et malgre la superiorite de leurs forces, se trouver bientot aux portes de Vienne. Mais si la rupture n'avait lieu qu'apres les neiges, il ne pouvait plus prevenir les Autrichiens, il etait oblige de les recevoir dans les plaines de l'Italie, ou la saison leur permettait de deboucher en tout temps, et alors le desavantage du nombre n'etait plus balance par celui de l'offensive. Dans ce cas, il se considerait comme en danger. Bonaparte desirait donc que les negociations se terminassent promptement. Apres la ridicule note du 18 juillet, ou les plenipotentiaires avaient insiste de nouveau pour le congres de Berne, et reclame contre ce qui s'etait fait a Venise, Bonaparte avait fait repondre d'une maniere vigoureuse, et qui prouvait a l'Autriche qu'il etait pret a fondre de nouveau sur Vienne. MM. de Gallo, de Meerweldt et un troisieme negociateur, M. Degelmann, etaient arrives le 31 aout (14 fructidor), et les conferences avaient commence sur-le-champ. Mais evidemment le but etait de trainer encore les choses en longueur, car, tout en acceptant une negociation separee a Udine, ils se reservaient toujours de revenir a un congres general a Berne. Ils annoncaient que le congres de Rastadt, pour la paix de l'Empire, allait s'ouvrir sur-le-champ, que les negociations en seraient conduites en meme temps que celles d'Udine, ce qui devait compliquer singulierement les interets et faire naitre autant de difficultes qu'un congres general a Berne. Bonaparte fit observer que la paix de l'Empire ne devait se traiter qu'apres la paix avec l'empereur; il declara que si le congres s'ouvrait, la France n'y enverrait pas; il ajouta que, si au 1er octobre la paix avec l'empereur n'etait pas conclue, les preliminaires de Leoben seraient regardes comme nuls. Les choses en etaient a ce point, lorsque le 18 fructidor (4 septembre) dejoua toutes les fausses esperances de l'Autriche. Sur-le-champ M. de Cobentzel accourut de Vienne a Udine. Bonaparte se rendit a Passeriano, fort belle maison de campagne, a quelque distance d'Udine, et tout annonca que cette fois le desir de traiter etait sincere. Les conferences avaient lieu alternativement a Udine, chez M. de Cobentzel, et a Passeriano, chez Bonaparte. M. de Cobentzel etait un esprit subtil, abondant, mais peu logique: il etait hautain et amer. Les trois autres negociateurs gardaient le silence. Bonaparte representait seul pour la France, depuis la destitution de Clarke. Il avait assez d'arrogance, la parole assez prompte et assez tranchante pour repondre au negociateur autrichien. Quoiqu'il fut visible que M. de Cobentzel avait l'intention reelle de traiter, il n'en afficha pas moins les pretentions les plus extravagantes. C'etait tout au plus si l'Autriche cedait les Pays-Bas, mais elle ne se chargeait pas de nous assurer la limite du Rhin, disant que c'etait a l'Empire a nous faire cette concession. En dedommagement des riches et populeuses provinces de la Belgique, l'Autriche voulait des possessions, non pas en Allemagne, mais en Italie. Les preliminaires de Leoben lui avaient assigne les etats venitiens jusqu'a l'Oglio, c'est-a-dire la Dalmatie, l'Istrie, le Frioul, le Brescian, le Bergamasque et le Mantouan, avec la place de Mantoue; mais ces provinces ne la dedommageaient pas de la moitie de ce qu'elle perdait en cedant la Belgique et la Lombardie. Ce n'etait pas trop, disait M. de Cobentzel, de lui laisser non-seulement la Lombardie, mais de lui donner encore Venise et les legations, et de retablir le duc de Modene dans son duche. A toute la faconde de M. de Cobentzel, Bonaparte ne repondait que par un imperturbable silence; et a ses pretentions folles, que par des pretentions aussi excessives, enoncees d'un ton ferme et tranchant. Il demandait la ligne du Rhin pour la France, Mayence comprise, et la ligne de l'Izonzo pour l'Italie. Entre ces pretentions opposees il fallait prendre un milieu. Bonaparte, comme nous l'avons deja dit, avait cru entrevoir qu'en cedant Venise a l'Autriche (concession qui n'etait pas comprise dans les preliminaires de Leoben, parce qu'on ne songeait pas alors a detruire cette republique), il pourrait obtenir que l'empereur reculat sa limite de l'Oglio a l'Adige, que le Mantouan, le Bergamasque et le Brescian fussent donnes a la Cisalpine, qui aurait ainsi la frontiere de l'Adige et Mantoue; que de plus l'empereur reconnut a la France la limite du Rhin, et lui livrat meme Mayence; qu'enfin il consentit a lui laisser les iles Ioniennes. Bonaparte resolut de traiter a ces conditions. Il y voyait beaucoup d'avantages reels, et tous ceux que la France pouvait obtenir dans le moment. L'empereur, en prenant Venise, se compromettait dans l'opinion de l'Europe, car c'etait pour lui que Venise avait trahi la France. En abandonnant l'Adige et Mantoue, l'empereur donnait a la nouvelle republique italienne une grande consistance; en nous laissant les iles Ioniennes, il nous preparait l'empire de la Mediterranee; en nous reconnaissant la limite du Rhin, il laissait l'Empire sans force pour nous la refuser; en nous livrant Mayence, il nous mettait veritablement en possession de cette limite, et se compromettait encore avec l'Empire de la maniere la plus grave, en nous livrant une place appartenant a l'un des princes germaniques. Il est vrai qu'en faisant une nouvelle campagne, on etait assure de detruire la monarchie autrichienne, ou de l'obliger du moins a renoncer a l'Italie. Mais Bonaparte avait plus d'une raison personnelle d'eviter une nouvelle campagne. On etait en octobre, et il etait tard pour percer en Autriche. L'armee d'Allemagne, commandee aujourd'hui par Augereau, devait avoir tout l'avantage, car elle n'avait personne devant elle. L'armee d'Italie avait sur les bras toutes les forces autrichiennes; elle ne pouvait pas avoir le role brillant, etant reduite a la defensive; elle ne pouvait pas etre la premiere a Vienne. Enfin Bonaparte etait fatigue, il voulait jouir un peu de son immense gloire. Une bataille de plus n'ajoutait rien aux merveilles de ces deux campagnes, et en signant la paix il se couronnait d'une double gloire. A celle de guerrier il ajouterait celle de negociateur, et il serait le seul general de la republique qui aurait reuni les deux, car il n'en etait encore aucun qui eut signe des traites. Il satisferait a l'un des voeux les plus ardens de la France, et rentrerait dans son sein avec tous les genres d'illustration. Il est vrai qu'il y avait une desobeissance formelle a signer un traite sur ces bases, car le directoire exigeait l'entier affranchissement de l'Italie; mais Bonaparte sentait que le directoire n'oserait pas refuser la ratification du traite, car ce serait se mettre en opposition avec l'opinion de la France. Le directoire l'avait choquee deja en rompant a Lille, il la choquerait bien plus en rompant a Udine, et il justifierait tous les reproches de la faction royaliste, qui l'accusait de vouloir une guerre eternelle. Bonaparte sentait donc bien qu'en signant le traite, il obligeait le directoire a le ratifier. Il donna donc hardiment son ultimatum a M. de Cobentzel: c'etait Venise pour l'Autriche, mais l'Adige et Mantoue pour la Cisalpine, le Rhin et Mayence pour la France, avec les iles Ioniennes en sus. Le 16 octobre (25 vendemiaire an VI), la derniere conference eut lieu a Udine chez M. de Cobentzel. De part et d'autre on declarait qu'on allait rompre; et M. de Cobentzel annoncait que ses voitures etait preparees. On etait assis autour d'une longue table rectangulaire; les quatre negociateurs autrichiens etaient places d'un cote; Bonaparte etait seul de l'autre. M. de Cobentzel recapitula tout ce qu'il avait dit, soutint que l'empereur, en abandonnant les clefs de Mayence, devait recevoir celles de Mantoue; qu'il ne pouvait faire autrement sans se deshonorer; que, du reste, jamais la France n'avait fait un traite plus beau; qu'elle n'en desirait certainement pas un plus avantageux; qu'elle voulait avant tout la paix, et qu'elle saurait juger la conduite du negociateur qui sacrifiait l'interet et le repos de son pays a son ambition militaire. Bonaparte, demeurant calme et impassible pendant cette insultante apostrophe, laissa M. de Cobentzel achever son discours; puis, se dirigeant vers un gueridon qui portait un cabaret de porcelaine, donne par la grande Catherine a M. de Cobentzel et etale comme un objet precieux, il s'en saisit et le brisa sur le parquet, en prononcant ces paroles: "La guerre est declaree; mais souvenez-vous qu'avant trois mois je briserai votre monarchie, comme je brise cette porcelaine." Cet acte et ces paroles frapperent d'etonnement les negociateurs autrichiens. Il les salua, sortit, et, montant sur-le-champ en voiture, ordonna a un officier d'aller annoncer a l'archiduc Charles que les hostilites recommenceraient sous vingt-quatre heures. M. de Cobentzel, effraye, envoya sur-le-champ l'ultimatum signe a Passeriano. L'une des conditions du traite etait l'elargissement de M. de Lafayette, qui, depuis cinq ans, supportait heroiquement sa detention a Olmutz. Le lendemain, 17 octobre (26 vendemiaire), on signa le traite a Passeriano; on le data d'un petit village situe entre les deux armees, mais dans lequel on ne se rendit pas, parce qu'il n'y avait pas de local convenable pour recevoir les negociateurs. Ce village etait celui de _Campo-Formio_. Il donna son nom a ce traite celebre, le premier conclu entre l'empereur et la republique francaise. Il etait convenu que l'empereur, comme souverain des Pays-Bas, et comme membre de l'Empire, reconnaitrait a la France la limite du Rhin, qu'il livrerait Mayence a nos troupes, et que les iles Ioniennes resteraient en notre possession; que la republique Cisalpine aurait la Romagne, les legations, le duche de Modene, la Lombardie, la Valteline, le Bergamasque, le Brescian et le Mantouan, avec la limite de l'Adige et Mantoue. L'empereur souscrivait de plus a diverses conditions resultant de ce traite et des traites anterieurs qui liaient la republique. D'abord il s'engageait a donner le Brisgaw au duc de Modene, en dedommagement de son duche. Il s'engageait ensuite a preter son influence pour faire obtenir en Allemagne un dedommagement au stathouder, pour la perte de la Hollande, et un dedommagement au roi de Prusse, pour la perte du petit territoire qu'il nous avait cede sur la gauche du Rhin. En vertu de ces engagemens, la voix de l'empereur etait assuree au congres de Rastadt, pour la solution de toutes les questions qui interessaient le plus la France. L'empereur recevait en retour de tout ce qu'il accordait, le Frioul, l'Istrie, la Dalmatie et les bouches du Cattaro. La France n'avait jamais fait une paix aussi belle. Elle avait enfin obtenu ses limites naturelles, et elle les obtenait du consentement du continent. Une grande revolution etait operee dans la Haute-Italie, Il y avait la un ancien etat detruit, et un nouvel etat fonde. Mais l'etat detruit etait une aristocratie despotique, ennemie irreconciliable de la liberte. L'etat fonde etait une republique liberalement constituee, et qui pouvait communiquer la liberte a toute l'Italie. On pouvait regretter, il est vrai, que les Autrichiens ne fussent pas rejetes au-dela de l'Izonzo, que toute la Haute-Italie, et la ville de Venise elle-meme, ne fussent pas reunies a la Cisalpine: avec une campagne de plus, ce resultat eut ete obtenu. Des considerations particulieres avaient empeche le jeune vainqueur de faire cette campagne. L'interet personnel commencait a alterer les calculs du grand homme, et a imprimer une tache sur le premier et peut-etre le plus bel acte de sa vie. Bonaparte ne pouvait guere douter de la ratification du traite; cependant il n'etait pas sans inquietude, car ce traite etait une contravention formelle aux instructions du directoire. Il le fit porter par son fidele et complaisant chef d'etat-major, Berthier qu'il affectionnait beaucoup, et qu'il n'avait point encore envoye en France pour jouir des applaudissemens des Parisiens. Avec son tact ordinaire, il adjoignit un savant au militaire: c'etait Monge, qui avait fait partie de la commission chargee de choisir les objets d'art en Italie, et qui, malgre son ardent demagogisme et son esprit geometrique, avait ete seduit, comme tant d'autres, par le genie, la grace et la gloire. Monge et Berthier furent rendus a Paris en quelques jours. Ils y arriverent au milieu de la nuit, et arracherent de son lit le president du directoire, Larevelliere-Lepaux. Tout en apportant un traite de paix, les deux envoyes etaient loin d'avoir la joie et la confiance ordinaires dans ces circonstances; ils etaient embarrasses comme des gens qui doivent commencer par un aveu penible: il fallait dire, en effet, qu'on avait desobei au gouvernement. Ils employerent de grandes precautions oratoires pour annoncer la teneur du traite et excuser le general. Larevelliere les recut avec tous les egards que meritaient deux personnages aussi distingues, dont l'un surtout etait un savant illustre; mais il ne s'expliqua pas sur le traite, et repondit simplement que le directoire en deciderait. Il le presenta le lendemain matin au directoire. La nouvelle de la paix s'etait deja repandue dans tout Paris; la joie etait au comble; on ne connaissait pas les conditions, mais, quelles qu'elles fussent, on etait certain qu'elles devaient etre brillantes. On exaltait Bonaparte et sa double gloire. Comme il l'avait prevu, on etait enthousiasme de trouver en lui le pacificateur et le guerrier; et une paix qu'il n'avait signee qu'avec egoisme etait vantee comme un acte de desinteressement militaire. Le jeune general, disait-on, s'est refuse la gloire d'une nouvelle campagne pour donner la paix a sa patrie. L'envahissement de la joie fut si prompt, qu'il eut ete bien difficile au directoire de la tromper, en rejetant le traite de Campo-Formio. Ce traite etait la suite d'une desobeissance formelle: ainsi le directoire ne manquait pas d'excellentes raisons pour refuser sa ratification; et il eut ete fort important de donner une lecon severe au jeune audacieux qui avait enfreint des ordres precis. Mais comment tromper l'attente generale? comment oser refuser une seconde fois la paix, apres l'avoir refusee a Lille? On voulait donc justifier tous les reproches des victimes de fructidor, et mecontenter gravement l'opinion? Il y avait un autre danger non moins grand a la braver. En effet, en rejetant le traite, Bonaparte donnait sa demission, et des revers allaient suivre inevitablement la reprise des hostilites en Italie. De quelle responsabilite ne se chargeait-on pas, dans ce cas-la? D'ailleurs le traite avait d'immenses avantages: il ouvrait un superbe avenir; il donnait, de plus que celui de Leoben, Mayence et Mantoue; enfin il laissait libres toutes les forces de la France, pour en accabler l'Angleterre. Le directoire approuva donc le traite: la joie n'en fut que plus vive et plus profonde. Sur-le-champ, par un calcul habile, le directoire songea a tourner tous les esprits contre l'Angleterre: le heros d'Italie et ses invincibles compagnons durent voler d'un ennemi a l'autre, et, le jour meme ou l'on publiait le traite, un arrete nomma Bonaparte general en chef de l'armee d'Angleterre. Bonaparte se disposa a quitter l'Italie, pour venir enfin gouter quelques instans de repos, et jouir d'une gloire, la plus grande connue dans les temps modernes. Il etait nomme plenipotentiaire a Rastadt, avec Bonnier et Treilhard, pour y traiter de la paix avec l'Empire. Il etait convenu aussi qu'il trouverait a Rastadt M. de Cobentzel, avec qui il echangerait les ratifications du traite de Campo-Formio. Il devait en meme temps veiller a l'execution des conditions relatives a l'occupation de Mayence. Avec sa prevoyance ordinaire, il avait eu soin de stipuler que les troupes autrichiennes n'entreraient dans Palma-Nova qu'apres que les siennes seraient entrees dans Mayence. Avant de partir pour Rastadt, il voulut mettre la derniere main aux affaires d'Italie. Il fit les nominations qui lui restaient a faire dans la Cisalpine; il regla les conditions du sejour des troupes francaises en Italie, et leurs rapports avec la nouvelle republique. Ces troupes devaient etre commandees par Berthier, et former un corps de trente mille hommes, entretenus aux frais de la Cisalpine; elles devaient y demeurer jusqu'a la paix generale de l'Europe. Il retira le corps qu'il avait a Venise, et livra cette ville a un corps autrichien. Les patriotes venitiens, en se voyant donnes a l'Autriche, furent indignes. Bonaparte leur avait fait assurer un asile dans la Cisalpine, et il avait stipule avec le gouvernement autrichien la faculte, pour eux, de vendre leurs biens. Ils ne furent point sensibles a ces soins, et vomirent contre le vainqueur qui les sacrifiait, des imprecations vehementes, et fort naturelles. Villetard, qui avait semble s'engager pour le gouvernement francais a leur egard, ecrivit a Bonaparte, et en fut traite avec une durete remarquable. Du reste, ce ne furent pas les patriotes seuls qui montrerent une grande douleur dans cette circonstance; les nobles et le peuple, qui preferaient naguere l'Autriche a la France, parce qu'ils aimaient les principes de l'une et abhorraient ceux de l'autre, sentirent se reveiller tous leurs sentimens nationaux, et montrerent un attachement pour leur antique patrie, qui les rendit dignes d'un interet qu'ils n'avaient pas inspire encore. Le desespoir fut general; on vit une noble dame s'empoisonner, et l'ancien doge tomber sans mouvement aux pieds de l'officier autrichien, dans les mains duquel il pretait le serment d'obeissance. Bonaparte adressa une proclamation aux Italiens, dans laquelle il leur faisait ses adieux et leur donnait ses derniers conseils. Elle respirait ce ton noble, ferme, et toujours un peu oratoire, qu'il savait donner a son langage public. "Nous vous avons donne la liberte, dit-il aux Cisalpins, sachez la conserver...; pour etre dignes de votre destinee, ne faites que des lois sages et moderees; faites-les executer avec force et energie; favorisez la propagation des lumieres, et respectez la religion. Composez vos bataillons, non pas de gens sans aveu, mais de citoyens qui se nourrissent des principes de la republique, et soient immediatement attaches a sa prosperite. Vous avez en general besoin de vous penetrer du sentiment de votre force et de la dignite qui convient a l'homme libre: divises et plies depuis des siecles a la tyrannie, vous n'eussiez pas conquis votre liberte; mais sous peu d'annees, fussiez-vous abandonnes a vous-memes, aucune puissance de la terre ne sera assez forte pour vous l'oter. Jusqu'alors la grande nation vous protegera contre les attaques de vos voisins; son systeme politique sera uni au votre.... Je vous quitte sous peu de jours. Les ordres de mon gouvernement et un danger imminent de la republique Cisalpine me rappelleront seuls au milieu de vous." Cette derniere phrase etait une reponse a ceux qui disaient qu'il voulait se faire roi de la Lombardie. Il n'etait rien qu'il preferat au titre et au role de premier general de la republique francaise. L'un des negociateurs autrichiens lui avait offert de la part de l'empereur un etat en Allemagne; il avait repondu qu'il ne voulait devoir sa fortune qu'a la reconnaissance du peuple francais. Entrevoyait-il son avenir? Non, sans doute; mais ne fut-il que premier citoyen de la republique, on comprend qu'il le preferat en ce moment. Les Italiens l'accompagnerent de leurs regrets et virent avec peine s'evanouir cette brillante apparition. Bonaparte traversa rapidement le Piemont pour se rendre par la Suisse a Rastadt. Des fetes magnifiques, des presens pour lui et sa femme, etaient prepares sur la route. Les princes et les peuples voulaient voir ce guerrier si celebre, cet arbitre de tant de destinees. A Turin, le roi avait fait preparer des presens, afin de lui temoigner sa reconnaissance pour l'appui qu'il en avait recu aupres du directoire, En Suisse, l'enthousiasme des Vaudois fut extreme pour le liberateur de la Valteline. Des jeunes filles, habillees aux trois couleurs, lui presenterent des couronnes. Partout etait inscrite cette maxime si chere aux Vaudois: _Un peuple ne peut etre sujet d'un autre peuple_. Bonaparte voulait voir l'ossuaire de Morat; il y trouva une foule de curieux empresses de le suivre partout. Le canon tirait dans les villes ou il passait. Le gouvernement de Berne, qui voyait avec depit l'enthousiasme qu'inspirait le liberateur de la Valteline, fit defendre a ses officiers de tirer le canon; on lui desobeit. Arrive a Rastadt, Bonaparte trouva tous les princes allemands impatiens de le voir. Il fit sur-le-champ prendre aux negociateurs francais l'attitude qui convenait a leur mission et a leur role. Il refusa de recevoir M. de Fersen, que la Suede avait choisi pour la representer au congres de l'Empire, et que ses liaisons avec l'ancienne cour de France rendaient peu propre a traiter avec la republique francaise. Ce refus fit une vive sensation, et prouvait le soin constant que Bonaparte mettait a relever la _grande nation_, comme il l'appelait dans toutes ses harangues. Apres avoir echange les ratifications du traite de Campo-Formio, et fait les arrangemens necessaires a la remise de Mayence, il resolut de partir pour Paris. Il ne voyait rien de grand a discuter a Rastadt, et surtout il prevoyait des longueurs interminables, pour mettre d'accord tous ces petits princes allemands. Un pareil role n'etait pas de son gout; d'ailleurs il etait fatigue; et un peu d'impatience d'arriver a Paris, et de monter au capitale de la Rome moderne, etait bien naturel. Il partit de Rastadt, traversa la France incognito, et arriva a Paris le 15 frimaire an VI au soir (5 decembre 1797). Il alla se cacher dans une maison fort modeste, qu'il avait fait acheter rue Chantereine. Cet homme, chez lequel l'orgueil etait immense, avait toute l'adresse d'une femme a le cacher. Lors de la reddition de Mantoue, il s'etait soustrait a l'honneur de voir defiler Wurmser; a Paris il voulut se cacher dans la demeure la plus obscure. Il affectait dans son langage, dans son costume, dans toutes ses habitudes, une simplicite qui surprenait l'imagination des hommes, et la touchait plus profondement par l'effet du contraste. Tout Paris, averti de son arrivee, etait dans une impatience de le voir qui etait bien naturelle, surtout a des Francais. Le ministre des affaires etrangeres, M. de Talleyrand, pour lequel il s'etait pris de loin d'un gout fort vif, voulut l'aller visiter le soir meme. Bonaparte demanda la permission de ne pas le recevoir, et le prevint le lendemain matin. Le salon des affaires etrangeres etait plein de grands personnages, empresses de voir le heros. Silencieux pour tout le monde, il apercut Bougainville, et alla droit a lui pour lui dire de ces paroles qui, tombant de sa bouche, devaient produire des impressions profondes. Deja il affectait le gout d'un souverain pour l'homme utile et celebre. M. de Talleyrand le presenta au directoire. Quoiqu'il y eut bien des motifs de mecontentement entre le general et les directeurs, cependant l'entrevue fut pleine d'effusion. Il convenait au directoire d'affecter la satisfaction, et au general la deference. Du reste les services etaient si grands, la gloire si eblouissante, que l'entrainement devait faire place au mecontentement. Le directoire prepara une fete triomphale pour la remise du traite de Campo-Formio. Elle n'eut point lieu dans la salle des audiences du directoire, mais dans la grande cour du Luxembourg. Tout fut dispose pour rendre cette solemnite l'une des plus imposantes de la revolution. Les directeurs etaient ranges au fond de la cour, sur une estrade, au pied de l'autel de la patrie, et revetus du costume romain. Autour d'eux, les ministres, les ambassadeurs, les membres des deux conseils, la magistrature, les chefs des administrations, etaient places sur des sieges ranges en amphitheatre. Des trophees magnifiques formes par les innombrables drapeaux pris sur l'ennemi, s'elevaient de distance en distance, tout autour de la cour; de belles tentures tricolores en ornaient les murailles; des galeries portaient la plus brillante societe de la capitale, des corps de musiciens etaient disposes dans l'enceinte; une nombreuse artillerie etait placee autour du palais, pour ajouter ses detonations aux sons de la musique et au bruit des acclamations. Chenier avait compose pour ce jour-la l'une de ses plus belles hymnes. C'etait le 20 frimaire an VI (10 decembre 1797). Le directoire, les fonctionnaires publics, les assistans etaient ranges a leur place, attendant avec impatience l'homme illustre que peu d'entre eux avaient vu. Il parut accompagne de M. de Talleyrand, qui etait charge de le presenter; car c'etait le negociateur qu'on felicitait dans le moment. Tous les contemporains, frappes de cette taille grele et ce visage pale et romain, de cet oeil ardent, nous parlent chaque jour encore de l'effet qu'il produisait, de l'impression indefinissable de genie, d'autorite, qu'il laissait dans les imaginations. La sensation fut extreme. Des acclamations unanimes eclaterent a la vue du personnage si simple qu'environnait une telle renommee. _Vive la republique! vive Bonaparte!_ furent les cris qui eclaterent de toutes parts. M. de Talleyrand prit ensuite la parole, et dans un discours fin et concis, s'efforca de rapporter la gloire du general, non a lui, mais a la revolution, aux armees et a la _grande nation_. Il sembla se faire en cela le complaisant de la modestie de Bonaparte, et avec son esprit accoutume, deviner comment le heros voulait qu'on parlat de lui, devant lui. M. de Talleyrand parla ensuite _de ce qu'on pouvait_, disait-il, _appeler son ambition_; mais en songeant a son gout antique pour la simplicite, a son amour pour les sciences abstraites, a ses lectures favorites, a ce sublime Ossian, avec lequel il apprenait a se detacher de la terre, M. de Talleyrand dit qu'il faudrait le solliciter peut-etre pour l'arracher un jour a sa studieuse retraite. Ce que venait de dire M. de Talleyrand etait dans toutes les bouches, et allait se retrouver dans tous les discours prononces dans cette grande solennite. Tout le monde disait et repetait que le jeune general etait sans ambition, tant on avait peur qu'il en eut. Bonaparte parla apres M. de Talleyrand, et prononca d'un ton ferme les phrases hachees que voici: "CITOYENS, "Le peuple francais, pour etre libre, avait les rois a combattre. "Pour obtenir une constitution fondee sur la raison, il avait dix-huit siecles de prejuges a vaincre. "La constitution de l'an III et vous, avez triomphe de tous ces obstacles. "La religion, la feodalite, le royalisme, ont successivement, depuis vingt siecles, gouverne l'Europe; mais de la paix que vous venez de conclure, date l'ere des gouvernemens representatifs. "Vous etes parvenus a organiser la grande nation dont le vaste territoire n'est circonscrit que parce que la nature en a pose elle-meme les limites. "Vous avez fait plus. Les deux plus belles parties de l'Europe, jadis si celebres par les arts, les sciences et les grands hommes dont elles furent le berceau, voient avec les plus grandes esperances le genie de la liberte sortir du tombeau de leurs ancetres. "Ce sont deux piedestaux sur lesquels les destinees vont placer deux puissantes nations. "J'ai l'honneur de vous remettre le traite signe a Campo-Formio, et ratifie par sa majeste l'empereur. "La paix assure la liberte, la prosperite et la gloire de la republique. "Lorsque le bonheur du peuple francais sera assis sur de meilleures lois organiques, l'Europe entiere deviendra libre." Ce discours etait a peine acheve, que les acclamations retentirent de nouveau. Barras, president du directoire, repondit a Bonaparte. Son discours etait long, diffus, peu convenable, et exaltait beaucoup la modestie et la simplicite du heros; il renfermait un hommage adroit pour Hoche, le rival suppose du vainqueur de l'Italie. "Pourquoi Hoche n'est-il point ici, disait le president du directoire pour voir, pour embrasser son ami?" Hoche, en effet, avait defendu Bonaparte l'annee precedente avec une genereuse chaleur. Suivant la nouvelle direction imprimee a tous les esprits, Barras proposait de nouveaux lauriers au heros, et l'invitait a les aller cueillir en Angleterre. Apres ces trois discours, l'hymne de Chenier fut chantee en choeur, et avec l'accompagnement d'un magnifique orchestre. Deux generaux s'approcherent ensuite, accompagnes par le ministre de la guerre: c'etaient le brave Joubert, le heros du Tyrol, et Andreossy, l'un des officiers les plus distingues de l'artillerie. Ils s'avancaient en portant un drapeau admirable: c'etait celui que le directoire venait de donner, a la fin de la campagne, a l'armee d'Italie, c'etait la nouvelle oriflamme de la republique. Il etait charge d'innombrables caracteres d'or, et ces caracteres etaient les suivans: _L'armee d'Italie a fait cent cinquante mille prisonniers, elle a pris cent soixante-dix drapeaux, cinq cent cinquante pieces d'artillerie de siege, six cents pieces de campagne, cinq equipages de pont, neuf vaisseaux, douze fregates, douze corvettes, dix-huit galeres.--Armistices avec les rois de Sardaigne, de Naples, le pape, les ducs de Parme, de Modene.--Preliminaires de Leoben.--Convention de Montebello avec la republique de Genes.--Traites de paix de Tolentino, de Campo-Formio.--Donne la liberte aux peuples de Bologne, de Ferrare, de Modene, de Massa-Carrara, de la Romagne, de la Lombardie, de Brescia, de Bergame, de Mantoue, de Cremone, d'une partie du Veronais, de Chiavenna, de Bormio et de la Valteline, aux peuples de Genes, aux fiefs imperiaux, aux peuples des departemens de Corcyre, de la mer Egee et d'Ithaque.--Envoye a Paris les chefs-d'oeuvre _de Michel-Ange, du Guerchin, du Titien, de Paul Veronese, du Correge, de l'Albane, des Carraches, de Raphael, de Leonard de Vinci, etc.--Triomphe en dix-huit batailles rangees_, MONTENOTTE, MILLESIMO, MONDOVI, LODI, BORGHETTO, LONATO, CASTIGLIONE, ROVEREDO, BASSANO, SAINT-GEORGES, FONTANA-NIVA, CALDIERO, ARCOLE, RIVOLI, LA FAVORITE, LE TAGLIAMENTO, TARWIS, NEUMARCKT.--_Livre soixante-sept combats_. Joubert et Andreossy parlerent a leur tour, et recurent une reponse flatteuse du president du directoire. Apres toutes ces harangues, les generaux allerent recevoir l'accolade du president du directoire. A l'instant ou Bonaparte la recut de Barras, les quatre directeurs se jeterent, comme par un entrainement involontaire, dans les bras du general. Des acclamations unanimes remplissaient l'air; le peuple amasse dans les rues voisines y joignait ses cris, le canon y joignait ses roulemens; toutes les tetes cedaient a l'ivresse. Voila comment la France se jeta dans les bras d'un homme extraordinaire! N'accusons pas la faiblesse de nos peres; cette gloire n'arrive a nous qu'a travers les nuages du temps et des malheurs, et elle nous transporte! Repetons avec Eschyle: _Que serait-ce si nous avions vu le monstre lui-meme!_ CHAPITRE XII. LE GENERAL BONAPARTE A PARIS; SES RAPPORTS AVEC LE DIRECTOIRE.--PROJET D'UNE DESCENTE EN ANGLETERRE.--RAPPORTS DE LA FRANCE AVEC LE CONTINENT.--CONGRES DE RASTADT. CAUSE DE LA DIFFICULTE DES NEGOCIATIONS.--REVOLUTION EN HOLLANDE, A ROME ET EN SUISSE.--SITUATION INTERIEURE DE LA FRANCE; ELECTIONS DE L'AN VI; SCISSIONS ELECTORALES. NOMINATION DE TREILHARD AU DIRECTOIRE.--EXPEDITION EN EGYPTE, SUBSTITUEE PAR BONAPARTE AU PROJECT DE DESCENTE; PREPARATIFS DE CETTE EXPEDITION. La reception triomphale que le directoire avait faite au general Bonaparte fut suivie de fetes brillantes, que lui donnerent individuellement les directeurs, les membres des conseils et les ministres. Chacun chercha a se surpasser en magnificence. Le heros de ces fetes fut frappe du gout que deploya pour lui le ministre des affaires etrangeres, et sentit un vif attrait pour l'ancienne elegance francaise. Au milieu de ces pompes, il se montrait simple, affable, mais severe, presque insensible au plaisir, cherchant dans la foule l'homme utile et celebre, pour aller s'entretenir avec lui de l'art ou de la science dans lesquels il s'etait illustre. Les plus grandes renommees se trouvaient honorees d'avoir ete distinguees par le general Bonaparte. L'instruction du jeune general n'etait que celle d'un officier sorti recemment des ecoles militaires. Mais grace a l'instinct du genie, il savait s'entretenir des sujets qui lui etaient le plus etrangers, et jeter quelques-unes de ces vues hasardees, mais originales, qui ne sont souvent que des impertinences de l'ignorance, mais qui, de la part des hommes superieurs, et exprimees avec leur style, font illusion, et seduisent meme les hommes speciaux. On remarquait avec surprise cette facilite a traiter tous les sujets. Les journaux, qui s'occupaient des moindres details relatifs a la personne du general Bonaparte, qui rapportaient chez quel personnage il avait dine, quel visage il avait montre, s'il etait gai ou triste, les journaux disaient qu'en dinant chez Francois (de Neufchateau), il avait parle de mathematiques avec Lagrange et Laplace, de metaphysique avec Sieyes, de poesie avec Chenier, de legislation et de droit public avec Daunou. En general, on osait peu le questionner quand on etait en sa presence, mais on desirait vivement l'amener a parler de ses campagnes. S'il lui arrivait de le faire, il ne parlait jamais de lui, mais de son armee, de ses soldats, de la bravoure republicaine; il peignait le mouvement, le fracas des batailles, il en faisait sentir vivement le moment decisif, la maniere dont il fallait le saisir, et transportait tous ceux qui l'ecoutaient par ses recits clairs, frappans et dramatiques. Si ses exploits avaient annonce un grand capitaine, ses entretiens revelaient un esprit original, fecond, tour a tour vaste ou precis, et toujours entrainant, quand il voulait se livrer. Il avait conquis les masses par sa gloire; par ses entretiens il commencait a conquerir, un a un, les premiers hommes de France. L'engouement, deja tres grand, le devenait davantage quand on l'avait vu. Il n'y avait pas jusqu'a ces traces d'une origine etrangere, que le temps n'avait pas encore effacees en lui, qui ne contribuassent a l'effet. La singularite ajoute toujours au prestige du genie, surtout en France, ou, avec la plus grande uniformite de moeurs, on aime l'etrangete avec passion. Bonaparte affectait de fuir la foule et de se cacher aux regards. Quelquefois meme il accueillait mal les marques trop vives d'enthousiasme. Madame de Stael, qui aimait et avait droit d'aimer la grandeur, le genie et la gloire, etait impatiente de voir Bonaparte, et de lui exprimer son admiration. En homme imperieux, qui veut que tout le monde soit a sa place, il lui sut mauvais gre de sortir quelquefois de la sienne; il lui trouva trop d'esprit, d'exaltation; il pressentit meme son independance a travers son admiration, il fut froid, dur, injuste. Elle lui demanda un jour avec trop peu d'adresse, quelle etait, a ses yeux, la premiere des femmes; il lui repondit sechement: _Celle qui a fait le plus d'enfans_. Des cet instant commenca cette antipathie reciproque, qui lui valut a elle des tourmens si peu merites, et qui lui fit commettre a lui des actes d'une tyrannie petite et brutale. Il sortait peu, vivait dans sa petite maison de la rue Chantereine, qui avait change de nom, et que le departement de Paris avait fait appeler rue _de la Victoire_. Il ne voyait que quelques savans, Monge, Lagrange, Laplace, Bertholet; quelques generaux, Desaix, Kleber, Caffarelli; quelques artistes, et particulierement le celebre acteur que la France vient de perdre, Talma, pour lequel il avait des lors un gout particulier. Il sortait ordinairement dans une voiture fort simple, n'allait au spectacle que dans une loge grillee, et semblait ne partager aucun des gouts si dissipes de sa femme. Il montrait pour elle une extreme affection; il etait domine par cette grace particuliere qui, dans la vie privee comme sur le trone, n'a jamais abandonne madame Beauharnais, et qui chez elle suppleait a la beaute. Une place venant a vaquer a l'Institut par la deportation de Carnot, on se hata de la lui offrir. Il l'accepta avec empressement, vint s'asseoir le jour de la seance de reception entre Lagrange et Laplace, et ne cessa plus de porter dans les ceremonies le costume de membre de l'Institut, affectant de cacher ainsi le guerrier sous l'habit du savant. Tant de gloire devait porter ombrage aux chefs du gouvernement, qui n'ayant pour eux ni l'anciennete du rang, ni la grandeur personnelle, etaient entierement eclipses par le guerrier pacificateur. Cependant ils lui temoignaient les plus grands egards, et il y repondait par de grandes marques de deference. Le sentiment qui preoccupe le plus est d'ordinaire celui dont on parle le moins. Le directoire etait loin de temoigner aucune de ses craintes. Il recevait de nombreux rapports de ses espions qui allaient dans les casernes et dans les lieux publics ecouter les propos dont Bonaparte etait l'objet. Bonaparte devait bientot, disait-on, se mettre a la tete des affaires, renverser un gouvernement affaibli, et sauver ainsi la France des royalistes et des jacobins. Le directoire feignant la franchise, lui montrait ces rapports, et affectait de les traiter avec mepris, comme s'il avait cru le general incapable d'ambition. Le general, non moins dissimule, recevait ces temoignages avec reconnaissance, assurant qu'il etait digne de la confiance qu'on lui accordait. Mais de part et d'autre la defiance etait extreme. Si les espions de la police parlaient au directoire de projets d'usurpation, les officiers qui entouraient le general lui parlaient de projets d'empoisonnement. La mort de Hoche avait fait naitre d'absurdes soupcons, et le general qui, quoique exempt de craintes pueriles, etait prudent neanmoins, prenait des precautions extremes quand il dinait chez certain directeur. Il mangeait peu, et ne goutait que des viandes dont il avait vu manger le directeur lui-meme, et du vin dont il l'avait vu boire. Barras aimait a faire croire qu'il etait l'auteur de la fortune de Bonaparte, et que n'etant plus son protecteur, il etait reste son ami. Il montrait en particulier un grand devouement pour sa personne; il cherchait, avec sa souplesse ordinaire, a le convaincre de son attachement, il lui livrait volontiers ses collegues, et affectait de se mettre a part. Bonaparte accueillait peu les temoignages de ce directeur, dont il ne faisait aucun cas, et ne le payait de sa servilite par aucune espece de confiance. On consultait souvent Bonaparte dans certaines questions. On lui envoyait un ministre pour l'appeler au directoire; il s'y rendait, prenait place a cote des directeurs, et donnait son avis avec cette superiorite de tact qui le distinguait dans les matieres d'administration et de gouvernement comme dans celles de guerre. Il affectait en politique une direction d'idees qui tenait a la position qu'il avait prise. Le lendemain du 18 fructidor, on l'a vu, une fois l'impulsion donnee, et la chute de la faction royaliste assuree, s'arreter tout-a-coup, et ne vouloir preter au gouvernement que l'appui exactement necessaire pour empecher le retour de la monarchie. Ce point obtenu, il ne voulait pas paraitre s'attacher au directoire; il voulait rester en dehors, en vue a tous les partis, sans etre lie ni brouille avec aucun. L'attitude d'un censeur etait la position qui convenait a son ambition. Ce role est facile a l'egard d'un gouvernement tiraille en sens contraire par les factions, et toujours expose a faillir; il est avantageux, parce qu'il rattache tous les mecontens, c'est-a-dire tous les partis, qui sont bientot universellement degoutes du gouvernement qui veut les reprimer, sans avoir assez de force pour les ecraser. Les proclamations de Bonaparte aux Cisalpins et aux Genois sur les lois qu'on avait voulu rendre contre les nobles, avaient suffi pour indiquer sa direction d'esprit actuelle. On voyait, et ses discours le montraient assez, qu'il blamait la conduite que le gouvernement avait tenue a la suite du 18 fructidor. Les patriotes avaient du naturellement reprendre un peu le dessus depuis cet evenement. Le directoire etait, non pas domine, mais legerement pousse par eux. On le voyait a ses choix, a ses mesures, a son esprit. Bonaparte, tout en gardant cependant une grande reserve, laissait voir du blame pour la direction que suivait le gouvernement; il paraissait le regarder comme faible, incapable, se laissant battre par une faction apres avoir ete battu par une autre. Il etait visible, en un mot, qu'il ne voulait pas etre de son avis. Il se conduisit meme de maniere a prouver qu'en voulant s'opposer au retour de la royaute, il ne voulait cependant pas accepter la solidarite de la revolution et de ses actes. L'anniversaire du 21 janvier approchait, il fallut negocier pour l'engager a paraitre a la fete qu'on allait celebrer pour la cinquieme fois. Il etait arrive a Paris en decembre 1797. L'annee 1798 s'ouvrait (nivose et pluviose an VI). Il ne voulait pas se rendre a la ceremonie, comme s'il eut desapprouve l'acte qu'on celebrait, ou qu'il eut voulu faire quelque chose pour les hommes que ses proclamations du 18 fructidor et la mitraillade du 13 vendemiaire lui avaient alienes. On voulait qu'il y figurat a tous les titres. Naguere general en chef de l'armee d'Italie et plenipotentiaire de la France a Campo-Formio, il etait aujourd'hui l'un des plenipotentiaires du congres de Rastadt et general de l'armee d'Angleterre; il devait donc assister aux solennites de son gouvernement. Il disait que ce n'etaient pas la des qualites qui l'obligeassent a figurer, et que des lors sa presence etant volontaire, paraitrait un assentiment qu'il ne voulait pas donner. On transigea. L'Institut devait assister en corps a la ceremonie; il se mela dans ses rangs, et parut remplir un devoir de corps. Entre toutes les qualites accumulees deja sur sa tete, celle de membre de l'Institut etait certainement la plus commode, et il savait s'en servir a propos. La puissance naissante est bientot devinee. Une foule d'officiers et de flatteurs entouraient deja Bonaparte; ils lui demandaient s'il allait toujours se borner a commander les armees, et s'il ne prendrait pas enfin au gouvernement des affaires la part que lui assuraient son ascendant et son genie politique. Sans savoir encore ce qu'il pouvait et devait etre, il voyait bien qu'il etait le premier homme de son temps. En voyant l'influence de Pichegru aux cinq-cents, celle de Barras au directoire, il lui etait permis de croire qu'il pourrait avoir un grand role politique; mais il n'en avait dans ce moment aucun a jouer. Il etait trop jeune pour etre directeur; il fallait avoir quarante ans, et il n'en avait pas trente. On parlait bien d'une dispense d'age, mais c'etait une concession a obtenir, qui alarmerait les republicains, qui leur ferait jeter les hauts cris, et qui ne vaudrait pas certainement les desagremens qu'elle lui causerait. Etre associe, lui cinquieme, au gouvernement, n'avoir que sa voix au directoire, s'user en luttant avec des conseils independans encore, c'etait un role dont il ne voulait pas; et ce n'etait pas la peine de provoquer une illegalite pour un pareil resultat. La France avait encore un puissant ennemi a combattre, l'Angleterre; et, bien que Bonaparte fut couvert de gloire, il lui valait mieux cueillir de nouveaux lauriers, et laisser le gouvernement s'user davantage dans sa penible lutte contre les partis. On a vu que le jour meme ou la signature du traite de Campo-Formio fut connue a Paris, le directoire, voulant tourner les esprits contre l'Angleterre, crea sur-le-champ une armee dite d'_Angleterre_, et en donna le commandement au general Bonaparte. Le gouvernement songeait franchement et sincerement a prendre la voie la plus courte pour attaquer l'Angleterre, et voulait y faire une descente. L'audace des esprits, a cette epoque, portait a regarder cette entreprise comme tres executable. L'expedition deja tentee en Irlande prouvait qu'on pouvait passer a la faveur des brumes ou d'un coup de vent. On ne croyait pas qu'avec tout son patriotisme, la nation anglaise, qui alors ne s'etait pas fait une armee de terre, put resister aux admirables soldats de l'Italie et du Rhin, et surtout au genie du vainqueur de Castiglione, d'Arcole et de Rivoli. Le gouvernement ne voulait laisser que vingt-cinq mille hommes en Italie, il ramenait tout le reste dans l'interieur. Quant a la grande armee d'Allemagne, composee des deux armees du Rhin et de Sambre-et-Meuse, il allait la reduire a la force necessaire pour imposer a l'Empire pendant le congres de Rastadt, et il voulait faire refluer le reste vers les cotes de l'Ocean. On donnait la meme direction a toutes les troupes disponibles. Les generaux du genie parcouraient les cotes pour choisir les meilleurs points de debarquement; des ordres etaient donnes pour reunir dans les ports des flottilles considerables; une activite extreme regnait dans la marine. On esperait toujours qu'un coup de vent finirait par ecarter l'escadre anglaise qui bloquait la rade de Cadix, et qu'alors la marine espagnole pourrait venir se coaliser avec la marine francaise. Quant a la marine hollandaise, qu'on se flattait aussi de reunir a la notre, elle venait d'essuyer un rude echec a la vue du Texel, et il n'en etait rentre que des debris dans les ports de la Hollande. Mais la marine espagnole et francaise suffisait pour couvrir le passage d'une flottille et s'assurer le transport de soixante ou quatre-vingt mille hommes en Angleterre. Pour seconder tous ces preparatifs, on avait songe a se procurer de nouveaux moyens de finances. Le budget, fixe, comme on l'a vu, a 616 millions pour l'an VI, ne suffisait pas a un armement extraordinaire. On voulait faire concourir le commerce a une entreprise qui etait toute dans ses interets, et on proposa un emprunt volontaire de quatre-vingts millions. Il devait etre hypotheque sur l'etat. Une partie des benefices de l'expedition devait etre changee en primes, qui seraient tirees au sort entre les preteurs. Le directoire se fit demander, par les principaux negocians, l'ouverture de cet emprunt. Le projet en fut soumis au corps legislatif, et, des les premiers jours, il parut obtenir faveur. On recut pour quinze ou vingt millions de souscriptions. Le directoire dirigeait non seulement tous ses efforts contre l'Angleterre, mais aussi toutes ses severites. Une loi interdisait l'entree des marchandises anglaises, il se fit autoriser a employer les visites domiciliaires pour les decouvrir, et les fit executer dans toute la France, le meme jour, et a la meme heure[10]. [Note 10: Le 15 nivose an VI (4 janvier).] Bonaparte semblait seconder ce grand mouvement et s'y preter; mais au fond il penchait peu pour ce projet. Marcher sur Londres, y entrer, jeter soixante mille hommes en Angleterre, ne lui paraissait pas le plus difficile. Mais il sentait que conquerir le pays, s'y etablir, serait impossible; qu'on pourrait seulement le ravager, lui enlever une partie de ses richesses, le reculer, l'annuler pour un demi-siecle; mais qu'il faudrait y sacrifier l'armee qu'on y aurait amenee, et revenir presque seul, apres une espece d'incursion barbare. Plus tard, avec une puissance plus vaste, une plus grande experience de ses moyens, une irritation toute personnelle contre l'Angleterre, il songea serieusement a lutter corps a corps avec elle, et a risquer sa fortune contre la sienne; mais aujourd'hui il avait d'autres idees et d'autres projets. Une raison le detournait surtout de cette entreprise. Les preparatifs exigeaient encore plusieurs mois; la belle saison allait arriver, et il fallait attendre les brumes et les vents de l'hiver prochain pour tenter la descente. Or, il ne voulait pas rester une annee oisif a Paris, n'ajoutant rien a ses hauts-faits, et descendant dans l'opinion, par cela seul qu'il ne s'y elevait pas. Il songeait donc a un projet d'une autre espece, projet tout aussi gigantesque que la descente en Angleterre, mais plus singulier, plus vaste dans ses consequences, plus conforme a son imagination, et surtout plus prochain. On a vu qu'en Italie il s'occupait beaucoup de la Mediterranee, qu'il avait cree une espece de marine, que, dans le partage des etats venitiens, il avait eu soin de reserver a la France les iles de la Grece, qu'il avait noue des intrigues avec Malte, dans l'espoir de l'enlever aux chevaliers et aux Anglais; enfin, qu'il avait souvent porte les yeux sur l'Egypte, comme le point intermediaire que la France devait occuper entre l'Europe et l'Asie, pour s'assurer du commerce du Levant ou de celui de l'Inde. Cette idee avait envahi son imagination, et le preoccupait violemment. Il existait au ministere des affaires etrangeres de precieux documens sur l'Egypte, sur son importance coloniale, maritime et militaire; il se les fit transmettre par M. de Talleyrand, et se mit a les devorer. Oblige de parcourir les cotes de l'Ocean pour l'execution du projet sur l'Angleterre, il remplit sa voiture de voyages et de memoires sur l'Egypte. Ainsi, tout en paraissant obeir aux voeux du directoire, il songeait a une autre entreprise; il etait de sa personne sur les greves et sous le ciel de l'ancienne Batavie, mais son imagination errait sur les rivages de l'Orient. Il entrevoyait un avenir confus et immense. S'enfoncer dans ces contrees de la lumiere et de la gloire, ou Alexandre et Mahomet avaient vaincu et fonde des empires, y faire retentir son nom et le renvoyer en France, repete par les echos de l'Asie, etait pour lui une perspective enivrante. Il se mit donc a parcourir les cotes de l'Ocean pendant les mois de pluviose et de ventose (janvier et fevrier 1798), donnant une excellente direction aux preparatifs de descente, mais en proie a d'autres pensees et a d'autres projets. Tandis que la republique dirigeait toutes ses forces contre l'Angleterre, elle avait encore d'importans interets a regler sur le continent. Sa tache politique y etait immense. Elle avait a traiter a Rastadt avec l'Empire, c'est-a-dire avec la feodalite elle-meme; elle avait a diriger dans les voies nouvelles trois republiques ses filles, les republiques batave, cisalpine et ligurienne. Placee a la tete du systeme democratique, et en presence du systeme feodal, elle devait empecher les chocs entre ces systemes, pour n'avoir pas a recommencer la lutte qu'elle venait de terminer avec tant de gloire, mais qui lui avait coute de si horribles efforts. Telle etait sa tache, et elle n'offrait pas moins de difficultes que celle d'attaquer et de ruiner l'Angleterre. Le Congres de Rastadt etait reuni depuis deux mois; Bonnier, homme de beaucoup d'esprit, Treillard, homme probe, mais rude, y representaient la France. Bonaparte, dans le peu de jours qu'il avait passes au congres, etait convenu secretement avec l'Autriche des arrangemens necessaires pour l'occupation de Mayence et de la tete de pont de Manheim. Il avait ete decide que les troupes autrichiennes se retireraient a l'approche des troupes francaises, et abandonneraient les milices de l'Empire; alors les troupes francaises devaient s'emparer de Mayence et de la tete de pont de Manheim, soit en intimidant les milices de l'Empire, reduites a elles-memes, soit en brusquant l'assaut. C'est ce qui fut execute. Les troupes de l'electeur, en se voyant abandonnees des Autrichiens, livrerent Mayence. Celles qui etaient a la tete de pont de Manheim voulurent resister, mais furent obligees de ceder. On y sacrifia cependant quelques cents hommes. Il etait evident, d'apres ces evenemens, que, par les articles secrets du traite de Campo-Formio, l'Autriche avait reconnu a la republique la ligne du Rhin, puisqu'elle consentait a lui en assurer les points les plus importans. Il fut convenu, de plus, que l'armee francaise, pendant les negociations, quitterait la rive droite du Rhin et rentrerait sur la rive gauche, depuis Bale jusqu'a Mayence; qu'a cette hauteur elle pourrait continuer a occuper la rive droite, mais en longeant le Mein et sans franchir ses rives. Quant aux armees autrichiennes, elles devaient se retirer au-dela du Danube et jusqu'au Lech, evacuer les places fortes d'Ulm, Ingolstadt et Philipsbourg. Leur position devenait, par rapport a l'Empire, a peu pres semblable a celle des armees francaises. La deputation de l'Empire allait ainsi deliberer au milieu d'une double haie de soldats. L'Autriche n'executa pas franchement les articles secrets, car, a la faveur d'une simulation, elle laissa des garnisons dans Philipsbourg, Ulm et Ingolstadt. La France ferma les yeux sur cette infraction du traite, pour ne pas troubler la bonne intelligence. Il fut question ensuite de l'envoi reciproque d'ambassadeurs. L'Autriche repondit que, pour le moment, on se contenterait de correspondre par les ministres que les deux puissances avaient au congres de Rastadt. Ce n'etait pas montrer un grand empressement a commencer avec la France des relations amicales; mais, apres ses defaites et ses humiliations, on concevait et on pardonnait ce reste d'humeur de la part de l'Autriche. Les premieres explications entre la deputation de l'Empire et les ministres de l'Autriche furent ameres. Les etats de l'Empire se plaignaient, en effet, que l'Autriche contribuat a les depouiller, en reconnaissant la ligne du Rhin a la republique, et en livrant d'une maniere perfide Mayence et la tete de pont de Manheim; ils se plaignaient que l'Autriche, apres avoir entraine l'Empire dans sa lutte, l'abandonnat, et livrat ses provinces pour avoir en echange des possessions en Italie. Les ministres de l'empereur repondaient qu'il avait ete entraine a la guerre pour les interets de l'Empire, et pour la defense des princes possessionnes en Alsace; qu'apres avoir pris les armes dans leur interet, il avait fait des efforts extraordinaires pendant six annees consecutives; qu'il s'etait vu abandonne successivement par tous les etats de la confederation; qu'il avait soutenu presque a lui seul le fardeau de la guerre; qu'il avait perdu dans cette lutte une partie de ses etats, et notamment les riches provinces de la Belgique et de la Lombardie; et qu'il n'avait, apres de tels efforts si cherement payes, que de la reconnaissance a attendre, et point de plaintes a essuyer. La verite etait que l'empereur avait pris le pretexte des princes possessionnes en Alsace, pour faire la guerre; qu'il l'avait soutenue pour sa seule ambition; qu'il y avait entraine la confederation germanique malgre elle, et que maintenant il la trahissait pour s'indemniser a ses depens. Apres de vives explications, qui n'aboutirent a rien, il fallut passer outre, et s'occuper de la base des negociations. Les Francais voulaient la rive gauche du Rhin, et proposaient, pour indemniser les princes depossedes de leurs etats, le moyen des secularisations. L'Autriche, qui, non contente d'avoir acquis la plus grande partie du territoire venitien, voulait s'indemniser encore avec quelques eveches, et qui d'ailleurs avait des conventions secretes avec la France; la Prusse, qui etait convenue avec la France de s'indemniser, sur la rive droite, du duche de Cleves qu'elle avait perdu sur la rive gauche; les princes depossedes, qui aimaient mieux acquerir des etats sur la rive droite, a l'abri du voisinage des Francais, que de recouvrer leurs anciennes principautes; l'Autriche, la Prusse, les princes depossedes, tous votaient egalement pour qu'on cedat la ligne du Rhin, et que les secularisations fussent employees comme moyen d'indemnite. L'Empire pouvait donc difficilement se defendre contre un pareil concours de volontes. Cependant les pouvoirs donnes a la deputation, faisant une condition expresse de l'integrite de l'empire germanique, les plenipotentiaires francais declarerent ces pouvoirs bornes et insuffisans, et en exigerent d'autres. La deputation s'en fit donner de nouveaux par la diete; mais, quoique ayant desormais la faculte de conceder la ligne du Rhin, et de renoncer a la rive gauche, elle persista neanmoins a la defendre. Elle donnait beaucoup de raisons, car les raisons ne manquent jamais. L'empire germanique, disait la deputation, n'avait point ete le premier a declarer la guerre. Bien avant que la diete de Ratisbonne en eut fait la declaration, Custine avait surpris Mayence et envahi la Franconie. Il n'avait donc fait que se defendre. La privation d'une partie de son territoire bouleversait sa constitution, et compromettait son existence, qui importait a toute l'Europe. Les provinces de la rive gauche, qu'on voulait lui enlever, etaient d'une modique importance pour un etat devenu aussi vaste que la republique francaise. La ligne du Rhin pouvait etre remplacee par une autre ligne militaire, la Moselle par exemple. La republique, enfin, renoncait pour de tres miserables avantages, a la gloire si belle, si pure, et si utile pour elle, de la moderation politique. En consequence, la deputation proposait d'abandonner tout ce que l'Empire avait possede au-dela de la Moselle, et de prendre cette riviere pour limite. A ces raisons la France en avait d'excellentes a opposer. Sans doute, elle avait pris l'offensive, et commence la guerre de fait; mais la guerre veritable, celle d'intention, de machinations, de preparatifs, avait ete commencee par l'Empire. C'etait a Treves, a Coblentz, qu'avaient ete recueillis et organises les emigres; c'etaient de la que devaient partir les phalanges chargees d'humilier, d'abrutir, de demembrer la France. La France, au lieu d'etre vaincue, etait victorieuse; elle en profitait, non pour rendre le mal qu'on avait voulu lui faire, mais pour s'indemniser de la guerre qu'on lui avait faite, en exigeant sa veritable limite naturelle, la limite du Rhin. On disputait donc, car les concessions, meme les plus inevitables, sont toujours contestees. Mais il etait evident que la deputation allait ceder la rive gauche, et ne faisait cette resistance que pour obtenir de meilleures conditions sur d'autres points en litige. Tel etait l'etat des negociations de Rastadt, au mois de pluviose an VI (fevrier 1798). Augereau, auquel le directoire avait donne, pour s'en debarrasser, le commandement de l'armee d'Allemagne, s'etait entoure des jacobins les plus forcenes. Il ne pouvait que porter ombrage a l'Empire, qui redoutait surtout la contagion des nouveaux principes, et qui se plaignait d'ecrits incendiaires repandus en Allemagne. Tant de tetes fermentaient en Europe, qu'il n'etait pas necessaire de supposer l'intervention francaise pour expliquer la circulation d'ecrits revolutionnaires. Mais il importait au directoire de s'eviter toute plainte; d'ailleurs il etait mecontent de la conduite turbulente d'Augereau; il lui ota son commandement, et l'envoya a Perpignan, sous pretexte d'y reunir une armee, qui etait destinee, disait-on, a agir contre le Portugal. Cette cour, a l'instigation de Pitt, n'avait pas ratifie le traite fait avec la republique, et on menacait d'aller frapper en elle une alliee de l'Angleterre. Du reste, ce n'etait la qu'une vaine demonstration, et la commission donnee a Augereau etait une disgrace deguisee. La France, outre les rapports directs qu'elle commencait a renouer avec les puissances de l'Europe, avait a diriger, comme nous l'avons dit, les republiques nouvelles. Elles etaient naturellement agitees de partis contraires. Le devoir de la France etait de leur epargner les convulsions qui l'avaient dechiree elle-meme. D'ailleurs, elle etait appelee et payee pour cela. Elle avait des armees en Hollande, dans la Cisalpine et la Ligurie, entretenues aux frais de ces republiques. Si, pour ne point paraitre attenter a leur independance, elle les livrait a elles-memes, il y avait danger de voir, ou une contre-revolution, ou un dechainement de jacobinisme. Dans un cas, il y avait peril pour le systeme republicain; dans l'autre, pour le maintien de la paix generale. Les jacobins, devenus les maitres en Hollande, etaient capables d'indisposer la Prusse et l'Allemagne; devenus les maitres dans la Ligurie et la Cisalpine, ils etaient capables de bouleverser l'Italie, et de rappeler l'Autriche en lice. Il fallait donc moderer la marche de ces republiques; mais en la moderant, on s'exposait a un autre inconvenient. L'Europe se plaignait que la France eut fait, des Hollandais, des Cisalpins, des Genois, des sujets plutot que des allies, et lui reprochait de viser a une domination universelle. Il fallait donc choisir des agens qui eussent exactement la nuance d'opinion convenable au pays ou ils devaient resider, et assez de tact pour faire sentir la main de la France, sans la laisser apercevoir. Il y avait, comme on le voit, des difficultes de toute espece a vaincre, pour maintenir en presence, et y maintenir sans choc, les deux systemes qui en Europe venaient d'etre opposes l'un a l'autre. On les a vus en guerre pendant six ans. On va les voir pendant une annee en negociation, et cette annee va prouver mieux que la guerre encore, leur incompatibilite naturelle. Nous avons deja designe les differens partis qui divisaient la Hollande. Le parti modere et sage, qui voulait une constitution unitaire et temperee, avait a combattre les orangistes, creatures du stathouder, les federalistes, partisans des anciennes divisions provinciales, aspirant a dominer dans leurs provinces, et a ne souffrir qu'un faible lien federal; enfin, les democrates ou jacobins, voulant l'unite et la democratie pure. Le directoire devait naturellement appuyer le premier parti, oppose aux trois autres, parce qu'il voulait, sans aucune des exagerations contraires, concilier l'ancien systeme federatif avec une suffisante concentration du gouvernement. On a beaucoup accuse le directoire de vouloir partout la republique _une et indivisible_, et on a fort mal raisonne en general sur son systeme a cet egard. La republique _une et indivisible_, imaginee en 93, eut ete toujours une pensee profonde, si elle n'avait ete d'abord le fruit d'un instinct puissant. Un etat aussi homogene, aussi bien fondu que la France, ne pouvait admettre le systeme federal. Un etat aussi menace que la France eut ete perdu en l'admettant. Il ne convenait ni a sa configuration geographique, ni a sa situation politique. Sans doute, vouloir partout _l'unite et l'indivisibilite_ au meme degre qu'en France, eut ete absurde; mais le directoire, place a la tete d'un nouveau systeme, oblige de lui creer des allies puissans, devait chercher a donner de la force et de la consistance a ses nouveaux allies; et il n'y a ni force ni consistance sans un certain degre de concentration et d'unite. Telle etait la pensee, ou pour mieux dire l'instinct, qui dirigeait, et devait diriger presque a leur insu les chefs de la republique francaise. La Hollande, avec son ancien systeme federatif eut ete reduite a une complete impuissance. Son assemblee nationale n'avait pu lui donner encore une constitution. Elle etait astreinte a tous les reglemens des anciens etats de Hollande; le federalisme y dominait; les partisans de l'unite et d'une constitution moderee demandaient l'abolition de ces reglemens et le prompt etablissement d'une constitution. L'envoye Noel etait accuse de favoriser les federalistes. La France ne pouvait differer de prendre un parti: elle envoya Joubert commander l'armee de Hollande, Joubert, l'un des lieutenans de Bonaparte en Italie, celebre depuis sa marche en Tyrol, modeste, desinteresse, brave, et patriote chaleureux. Elle remplaca Noel par Delacroix, l'ancien ministre des affaires etrangeres; elle eut pu faire un meilleur choix. Le directoire manquait malheureusement de sujets pour la diplomatie. Il y avait beaucoup d'hommes instruits et distingues parmi les membres des assemblees actuelles ou passees; mais ces hommes n'avaient pas l'habitude des formes diplomatiques; ils avaient du dogmatisme et de la morgue; il etait difficile d'en trouver qui conciliassent la fermete des principes avec la souplesse des formes, ce qu'il aurait fallu cependant chez nos envoyes a l'etranger, pour qu'ils sussent a la fois faire respecter nos doctrines et menager les prejuges de la vieille Europe. Delacroix, en arrivant en Hollande, assista a un festin donne par le comite diplomatique. Tous les ministres etrangers y etaient invites. Apres avoir tenu en leur presence le langage le plus demagogique, Delacroix s'ecria le verre a la main: _Pourquoi n'y a-t-il pas un Batave qui ose poignarder le reglement sur l'autel de la patrie!_ On concoit aisement l'effet que devaient produire sur les etrangers de pareilles boutades. Le reglement, en effet, fut bientot poignarde. Quarante-trois deputes avaient deja proteste contre les operations de l'assemblee nationale. Ils se reunirent le 3 pluviose (22 janvier 1798) a l'hotel de Harlem, et la, soutenus par nos troupes, ils procederent comme on avait fait a Paris, quatre mois auparavant, au 18 fructidor. Ils exclurent de l'assemblee nationale un certain nombre de deputes suspects, en firent enfermer quelques-uns, casserent le reglement, et organiserent l'assemblee en une espece de convention. En peu de jours, une constitution a peu pres semblable a celle de la France fut redigee et mise en vigueur. Voulant imiter la convention, les nouveaux dirigeans composerent le gouvernement des membres de l'assemblee actuelle, et se constituerent eux-memes en directoire et corps legislatif. Les hommes qui se presentent pour operer ces sortes de mouvemens sont toujours les plus prononces de leur parti. Il etait a craindre que le nouveau gouvernement batave ne fut fort empreint de democratie, et que, sous l'influence d'un ambassadeur comme Delacroix, il ne depassat la ligne que le directoire francais aurait voulu lui tracer. Cette espece de 18 fructidor en Hollande ne manqua pas de faire dire a la diplomatie europeenne, surtout a la diplomatie prussienne, que la France gouvernait la Hollande, et s'etendait de fait jusqu'au Texel. La republique ligurienne etait dans une assez bonne voie, quoique secretement travaillee, comme tous les nouveaux etats, par deux partis egalement exageres. Quant a la Cisalpine, elle etait en proie aux passions les plus vehementes. L'esprit de localite divisait les Cisalpins, qui appartenaient a d'anciens etats successivement demembres par Bonaparte. Outre l'esprit de localite, les agens de l'Autriche, les nobles, les pretres et les democrates emportes agitaient violemment la nouvelle republique. Mais les democrates etaient les plus dangereux, parce qu'ils avaient un puissant appui dans l'armee d'Italie, composee, comme on le sait, des plus chauds patriotes de France. Le directoire avait autant de peine a diriger l'esprit de ses armees en pays etranger, que celui de ses ministres, et avait, sous ce rapport, autant de difficultes a vaincre que sous tous les autres. Il n'avait pas encore de ministre aupres de la nouvelle republique. C'etait Berthier qui, en sa qualite de general en chef, representait encore le gouvernement francais. Il s'agissait de regler, par un traite d'alliance, les rapports de la nouvelle republique avec la republique mere. Ce traite fut redige a Paris, et envoye a la ratification des conseils. Les deux republiques contractaient alliance offensive et defensive pour tous les cas; et en attendant que la Cisalpine eut un etat militaire, la France lui accordait un secours de vingt-cinq mille hommes aux conditions suivantes. La Cisalpine devait donner le local pour le casernement, les magasins, les hopitaux, et 10 millions par an pour l'entretien des vingt-cinq mille hommes. Dans le cas de guerre, elle devait fournir un subside extraordinaire. La France abandonnait a la Cisalpine une grande partie de l'artillerie prise a l'ennemi, afin d'armer ses places. Ces conditions n'avaient rien d'excessif; cependant beaucoup de deputes cisalpins dans le conseil des anciens, mal disposes pour le regime republicain et pour la France, pretendirent que ce traite etait trop onereux, que l'on abusait de la dependance dans laquelle le nouvel etat etait place, et ils rejeterent le traite. Il y avait la une malveillance evidente. Bonaparte, oblige de choisir lui-meme les individus composant les conseils et le gouvernement, n'avait pu s'assurer de la nature de tous ses choix, et il devenait necessaire de les modifier. Les conseils actuels, nommes militairement par Bonaparte, furent modifies militairement par Berthier. Celui-ci eloigna quelques-uns des membres les plus obstines, et fit presenter le traite, qui fut aussitot accepte. Il etait facheux que la France fut encore obligee de laisser voir sa main, car l'Autriche pretendit sur-le-champ que, malgre toutes les promesses faites a Campo-Formio, la Cisalpine n'etait pas une republique independante, et qu'elle etait evidemment une province francaise. Elle fit des difficultes pour l'admission du ministre Marescalchi, accredite aupres d'elle par la Cisalpine. Le territoire forme par la France et les nouvelles republiques s'engrenait avec l'Europe, encore feodale, de la maniere la plus dangereuse pour la paix des deux systemes. La Suisse, toute feodale encore quoique republicaine, etait englobee entre la France, la Savoie, devenue province francaise, et la Cisalpine. Le Piemont, avec lequel la France avait contracte une alliance, etait enveloppe par la France, la Savoie, la Cisalpine et la Ligurie. La Cisalpine et la Ligurie enveloppaient le Parmesan et la Toscane, et pouvaient communiquer leur fievre a Rome et a Naples. Le directoire avait recommande a ses agens la plus grande reserve, et leur avait defendu de donner aucune esperance aux democrates: Ginguene en Piemont, Cacault en Toscane, Joseph Bonaparte a Rome, Trouve a Naples, avaient ordre precis de temoigner les dispositions les plus amicales aux princes aupres desquels ils residaient. Ils devaient assurer que les intentions du directoire n'etaient nullement de propager les principes revolutionnaires, qu'il se contenterait de maintenir le systeme republicain la ou il etait etabli, mais qu'il ne ferait rien pour l'etendre chez les puissances qui se conduiraient loyalement avec la France. Les intentions du directoire etaient sinceres et sages. Il souhaitait sans doute les progres de la revolution; mais il ne devait pas les propager plus long-temps par les armes. Il fallait, si la revolution eclatait dans de nouveaux etats, qu'on ne put reprocher a la France une participation active. D'ailleurs l'Italie etait remplie de princes, parens ou allies des grandes puissances, auxquels on ne pouvait nuire sans s'exposer a de hautes hostilites. L'Autriche ne manquerait pas d'intervenir pour la Toscane, pour Naples et peut-etre pour le Piemont; l'Espagne interviendrait certainement pour le prince de Parme. Il fallait donc s'attacher, si de nouveaux evenemens venaient a eclater, a n'en pas avoir la responsabilite. Telles etaient les instructions du directoire; mais on ne gouverne pas les passions, et surtout celle de la liberte. La France pouvait-elle empecher que les democrates francais, liguriens et cisalpins, ne correspondissent avec les democrates piemontais, toscans, romains et napolitains, ne leur soufflassent le feu de leurs opinions, de leurs encouragemens et de leurs esperances? Ils leur disaient que la politique empechait le gouvernement francais d'intervenir ostensiblement dans les revolutions qui se preparaient partout, mais qu'il les protegerait une fois faites; qu'il fallait avoir le courage de les essayer, et que sur-le-champ arriveraient des secours. L'agitation regnait dans tous les etats Italiens. On y multipliait les arrestations, et nos ministres accredites se bornaient a reclamer quelquefois les individus injustement poursuivis. En Piemont, les arrestations etaient nombreuses; mais l'intercession de la France etait souvent ecoutee. En Toscane il regnait assez de moderation. A Naples, il y avait une classe d'hommes qui partageait les opinions nouvelles; mais une cour aussi mechante qu'insensee luttait contre ces opinions par les fers et les supplices. Notre ambassadeur Trouve etait abreuve d'humiliations. Il etait sequestre comme un pestifere. Defense etait faite aux Napolitains de le voir. Il avait eu de la peine a se procurer un medecin. On jetait dans les cachots ceux qui etaient accuses d'avoir eu des communications avec la legation francaise, ou qui portaient les cheveux coupes et sans poudre. Les lettres de l'ambassadeur etaient saisies, decachetees, et gardees par la police napolitaine pendant dix ou douze jours. Des Francais avaient ete assassines. Meme quand Bonaparte etait en Italie, il avait eu de la peine a contenir les fureurs de la cour de Naples, et maintenant qu'il n'y etait plus, on juge de quoi elle devait etre capable. Le gouvernement francais avait assez de force pour la punir cruellement de ses fautes; mais pour ne pas troubler la paix generale, il avait recommande a son ministre Trouve de garder la plus grande mesure, de s'en tenir a des representations, et de tacher de la ramener a la raison. Le gouvernement le plus pres de sa ruine etait le gouvernement papal. Ce n'etait pas faute de se defendre; il faisait aussi des arrestations; mais un vieux pape dont l'orgueil etait abattu, de vieux cardinaux inhabiles, pouvaient difficilement soutenir un etat chancelant de toutes parts. Deja, par les suggestions des Cisalpins, la Marche d'Ancone s'etait revoltee, et s'etait constituee en republique anconitaine. De la, les democrates soufflaient la revolte dans tout l'etat romain. Ils n'y comptaient pas un grand nombre de partisans, mais ils etaient assez secondes par le mecontentement public. Le gouvernement papal avait perdu son eclat imposant aux yeux du peuple, depuis que les contributions imposees a Tolentino l'avaient oblige de donner jusqu'aux meubles precieux et aux pierreries du Saint-Siege. Les taxes nouvelles, la creation d'un papier-monnaie qui perdait plus de deux tiers de sa valeur, l'alienation du cinquieme des biens du clerge, avaient mecontente toutes les classes, jusqu'aux ecclesiastiques eux-memes. Les grands de Rome, qui avaient recu quelques-unes des lumieres repandues en Europe pendant le dix-huitieme siecle, murmuraient assez hautement contre un gouvernement faible, inepte, et disaient qu'il etait temps que le gouvernement temporel des etats romains passat de celibataires ignorans, incapables, etrangers a la connaissance des choses humaines, aux veritables citoyens verses dans la pratique et l'habitude du monde. Ainsi les dispositions du peuple romain etaient peu favorables au pape. Cependant les democrates etaient peu nombreux; ils inspiraient des preventions sous le rapport de la religion, dont on les croyait ennemis. Les artistes francais qui etaient a Rome les excitaient beaucoup; mais Joseph Bonaparte tachait de les contenir, en leur disant qu'ils n'avaient pas assez de force pour tenter un mouvement decisif, qu'ils se perdraient et compromettraient inutilement la France; que, du reste, elle ne les soutiendrait pas, et les laisserait exposes aux suites de leur imprudence. Le 6 nivose (26 decembre 1797), ils vinrent l'avertir qu'il y aurait un mouvement. Il les congedia, en les engageant a rester tranquilles; mais ils n'en crurent pas le ministre francais. Le systeme de tous les entrepreneurs de revolution etait qu'il fallait oser, et engager la France malgre elle. En effet, ils se reunirent le 8 nivose (28 decembre), pour tenter un mouvement. Disperses par les dragons du pape, ils se refugierent dans la juridiction de l'ambassadeur francais, et sous les arcades du palais Corsini, qu'il habitait. Joseph accourut avec quelques militaires francais, et le general Duphot, jeune officier tres distingue de l'armee d'Italie. Il voulait s'interposer entre les troupes papales et les insurges, pour eviter un massacre. Mais les troupes papales, sans respect pour l'ambassadeur, firent feu, et tuerent a ses cotes l'infortune Duphot. Ce jeune homme allait epouser une belle-soeur de Joseph. Sa mort produisit une commotion extraordinaire. Plusieurs ambassadeurs etrangers coururent chez Joseph, particulierement le ministre d'Espagne, d'Azara. Le gouvernement romain, seul, demeura quatorze heures sans envoyer chez le ministre de France, quoique celui-ci n'eut cesse de lui ecrire pendant la journee. Joseph, indigne, demanda sur-le-champ ses passeports; on les lui donna, et il partit aussitot pour la Toscane. Cet evenement produisit une vive sensation. Il etait visible que le gouvernement romain aurait pu prevenir cette scene, car elle etait prevue a Rome deux jours d'avance, mais qu'il avait voulu la laisser eclater, pour infliger aux democrates une correction severe, et que dans le tumulte il n'avait pas su prendre ses precautions, de maniere a prevenir une violation du droit des gens et un attentat contre la legation francaise. Aussitot une grande indignation se manifesta dans la Cisalpine, et parmi tous les patriotes italiens, contre le gouvernement romain. L'armee d'Italie demandait a grands cris a marcher sur Rome. Le directoire etait fort embarrasse: il voyait dans le pape le chef spirituel du parti ennemi de la revolution. Detruire le pontife de cette vieille et tyrannique religion chretienne le tentait fort, malgre le danger de blesser les puissances et de provoquer leur intervention. Cependant, quels que fussent les inconveniens d'une determination hostile, les passions revolutionnaires l'emporterent ici, et le directoire ordonna au general Berthier, qui commandait en Italie, de marcher sur Rome. Il esperait que le pape n'etant le parent ni l'allie d'aucune cour, sa chute ne provoquerait aucune intervention puissante. La joie fut grande chez tous les republicains et les partisans de la philosophie. Berthier arriva le 22 pluviose (10 fevrier 1798) en vue de l'ancienne capitale du monde, que les armees republicaines n'avaient pas encore visitee. Nos soldats s'arreterent un instant, pour contempler la vieille et magnifique cite. Le ministre d'Azara, le mediateur ordinaire de toutes les puissances italiennes aupres de la France, accourut au quartier-general, pour negocier une convention. Le chateau Saint-Ange fut livre aux Francais, a la condition, naturelle entre peuples civilises, de respecter le culte, les etablissemens publics, les personnes et les proprietes. Le pape fut laisse au Vatican, et Berthier, introduit par la porte du Peuple, fut conduit au Capitole, comme les anciens triomphateurs romains. Les democrates, au comble de leurs voeux, se reunirent au Campo-Vaccino, ou se voient les vestiges de l'ancien Forum, et, entoures d'un peuple insense, pret a applaudir a tous les evenemens nouveaux, proclamerent la republique romaine. Un notaire redigea un acte par lequel le peuple, qui s'intitulait peuple romain, declarait rentrer dans sa souverainete et se constituer en republique. Le pape avait ete laisse seul au Vatican. On alla lui demander l'abdication de sa souverainete temporelle, car on n'entendait pas se meler de son autorite spirituelle. Il repondit, du reste, avec dignite, qu'il ne pouvait se depouiller d'une propriete qui n'etait point a lui, mais a la succession des apotres, et qui n'etait qu'en depot dans ses mains. Cette theologie toucha peu nos generaux republicains. Le pape, traite avec les egards dus a son age, fut extrait du Vatican pendant la nuit, et conduit en Toscane, ou il recut asile dans un couvent. Le peuple de Rome parut peu regretter ce souverain qui avait cependant regne plus de vingt annees. Malheureusement des exces, non contre les personnes, mais contre les proprietes, souillerent l'entree des Francais dans l'ancienne capitale du monde. Il n'y avait plus a la tete de l'armee ce chef severe et inflexible, qui, moins par vertu que par horreur du desordre, avait poursuivi si severement les pillards. Bonaparte seul aurait pu imposer un frein a l'avidite dans une contree aussi riche. Berthier venait de partir pour Paris; Massena lui avait succede. Ce heros auquel la France devra une eternelle reconnaissance pour l'avoir sauvee a Zurich d'une ruine inevitable, fut accuse d'avoir donne le premier exemple. Il fut bientot imite. On se mit a depouiller les palais, les couvens, les riches collections. Des juifs a la suite de l'armee achetaient a vil prix les magnifiques objets que leur livraient les depredateurs. Le gaspillage fut revoltant. Il faut le dire: ce n'etaient pas les officiers subalternes ni les soldats qui se livraient a ces desordres, c'etaient les officiers superieurs. Tous les objets qu'on enlevait, et sur lesquels on avait les droits de la conquete, auraient du etre deposes dans une caisse, et vendus au profit de l'armee, qui n'avait pas recu de solde depuis cinq mois. Elle sortait de la Cisalpine, ou le defaut d'organisation financiere avait empeche d'acquitter le subside convenu par notre traite. Les soldats et les officiers subalternes etaient dans le plus horrible denument; ils etaient indignes de voir leurs chefs se gorger de depouilles, et compromettre la gloire du nom francais, sans aucun profit pour l'armee. Il y eut une revolte contre Massena: les officiers se reunirent dans une eglise, et declarerent qu'ils ne voulaient pas servir sous lui. Une partie du peuple, qui etait mal disposee pour les Francais, se preparait a saisir le moment de cette mesintelligence pour tenter un mouvement. Massena fit sortir l'armee de Rome, en laissant une garnison dans le chateau Saint-Ange. Le danger fit cesser la sedition; mais les officiers persisterent a demeurer reunis, et a demander la poursuite des pillards et le rappel de Massena. On voit qu'a la difficulte de moderer la marche des nouvelles republiques, de choisir et de diriger nos agens, se joignait celle de contenir les armees, et tout cela a des distances immenses pour les communications administratives. Le directoire rappela Massena et envoya une commission a Rome, composee de quatre personnages probes et eclaires, pour organiser la nouvelle republique: c'etaient Daunou, Monge, Florent et Faypoult. Ce dernier, administrateur habile et honnete, etait charge de tout ce qui etait relatif aux finances. L'armee d'Italie fut divisee en deux; on appela armee de Rome celle qui venait de detroner le pape. Il s'agissait de motiver aupres des puissances la nouvelle revolution. L'Espagne, dont on aurait pu redouter la piete, mais qui etait sous l'influence francaise, ne dit cependant rien. Mais l'interet est plus intraitable que le zele religieux. Aussi les deux cours les plus mecontentes furent celles de Vienne et de Naples. Celle de Vienne voyait avec peine s'etendre l'influence francaise en Italie. Pour ne pas ajouter a ses griefs, on ne voulut point confondre la republique nouvelle avec la Cisalpine: elle fut constituee a part. Les reunir toutes deux aurait trop reveille l'idee de l'unite italienne, et fait croire au projet de democratiser toute l'Italie. Quoique l'empereur n'eut point de ministre a Paris, on lui envoya Bernadotte pour lui donner des explications et resider a Vienne. Quant a la cour de Naples, sa fureur etait extreme de voir la revolution a ses portes. Elle n'exigeait rien moins que deux ou trois des provinces romaines pour s'apaiser. Elle voulait surtout le duche de Benevent et le territoire de Ponte-Corvo, qui etaient tout-a-fait a sa convenance. On lui envoya Garat pour s'entendre avec elle: on destina Trouve a la Cisalpine. La revolution faisait donc des progres inevitables, et beaucoup plus rapides que ne l'aurait voulu le directoire. Nous avons deja nomme un pays ou elle menacait de s'introduire, c'est la Suisse. Il semble que la Suisse, cette antique patrie de la liberte, des moeurs simples et pastorales, n'avait rien a recevoir de la France, et seule n'avait pas de revolution a subir; cependant, de ce que les treize cantons etaient gouvernes avec des formes republicaines, il n'en resultait pas que l'equite regnat dans les rapports de ces petites republiques entre elles, et surtout dans leurs rapports avec leurs sujets. La feodalite, qui n'est que la hierarchie militaire, existait entre ces republiques, et il y avait des peuples dependans d'autres peuples, comme un vassal de son suzerain, et gemissant sous un joug de fer. L'Argovie, le canton de Vaud, dependaient de l'aristocratie de Berne; le Bas-Valais du Haut-Valais; les bailliages italiens, c'est-a-dire les vallees pendant du cote de l'Italie, de divers cantons. Il y avait en outre une foule de communes dependantes de certaines villes. Le canton de Saint-Gall etait gouverne feodalement par un couvent. Presque tous les pays sujets ne l'etaient devenus qu'a des conditions contenues dans des chartes mises en oubli, et qu'il etait defendu de remettre en lumiere. Les campagnes relevaient presque partout des villes, et etaient soumises aux plus revoltans monopoles; nulle part la tyrannie des corps de metier n'etait aussi grande. Dans tous les gouvernemens, l'aristocratie s'etait lentement emparee de l'universalite des pouvoirs. A Berne, le premier de ces petits etats, quelques familles s'etaient emparees de l'autorite et en avaient a jamais exclu toutes les autres: elles avaient leur livre d'or, ou etaient inscrites toutes les familles gouvernantes. Souvent les moeurs adoucissent les lois, mais il n'en etait rien ici. Ces aristocraties se vengeaient avec la vivacite d'humeur propre aux petits etats. Berne, Zurich, Geneve, avaient deploye souvent, et tres recemment, l'appareil des supplices. Dans toute l'Europe il y avait des Suisses, bannis forcement de leur pays, ou qui s'etaient soustraits par l'exil aux vengeances aristocratiques. Du reste, mal unis, mal attaches les uns aux autres, les treize cantons n'avaient plus aucune force; ils etaient reduits a l'impuissance de defendre leur liberte. Par ce penchant de mauvais freres, si commun dans les etats federatifs, presque tous avaient recours dans leurs demeles aux puissances voisines, et avaient des traites particuliers, les uns avec l'Autriche, les autres avec le Piemont, les autres avec la France. La Suisse n'etait donc plus qu'un beau souvenir et un admirable sol; politiquement, elle ne presentait qu'une chaine de petites et humiliantes tyrannies. On concoit des lors quel effet avait du produire dans son sein l'exemple de la revolution francaise. On s'etait agite a Zurich, a Bale, a Geneve. Dans cette derniere ville, surtout, les troubles avaient ete sanglans. Dans toute la partie francaise, et particulierement dans le pays de Vaud, les idees revolutionnaires avaient fait de grands progres. De leur cote, les aristocrates suisses n'avaient rien oublie pour desservir la France, et s'etaient etudies a lui deplaire autant qu'ils le pouvaient sans provoquer sa toute-puissance. Messieurs de Berne avaient accueilli les emigres et leur avaient rendu le plus de services possible. C'est en Suisse que s'etaient machinees toutes les trames ourdies contre la republique. On se souvient que c'est de Bale que l'agent anglais Wickam conduisait tous les fils de la contre-revolution. Le directoire devait donc etre fort mecontent. Il avait un moyen de se venger de la Suisse, fort aise. Les Vaudois, persecutes par messieurs de Berne, invoquaient l'intervention de la France. Lorsque le duc de Savoie les avait cedes a Berne, la France s'etait rendue garante de leurs droits, par un traite a la date de 1565; ce traite avait ete plusieurs fois invoque et execute par la France. Il n'y avait donc rien d'etrange dans l'intervention du directoire, aujourd'hui reclamee par les Vaudois. D'ailleurs, plusieurs de ces petits peuples dependans avaient des protecteurs etrangers. On a vu avec quel enthousiasme les Vaudois avaient recu le liberateur de la Valteline, quand il passa de Milan a Rastadt, en traversant la Suisse. Les Vaudois, pleins d'esperance, avaient envoye des deputes a Paris, et insistaient vivement pour obtenir la protection francaise. Leur compatriote, le brave et malheureux Laharpe, etait mort pour nous en Italie, a la tete de l'une de nos divisions; ils etaient horriblement tyrannises, et, a defaut meme de toute raison politique, la simple humanite suffisait pour engager la France a intervenir. Il n'eut pas ete concevable qu'avec ses nouveaux principes, la France se refusat a l'execution des traites conservateurs de la liberte d'un peuple voisin, et executes meme par l'ancienne monarchie. La politique seule aurait pu l'en empecher, car c'etait donner une nouvelle alarme a l'Europe, surtout a l'instant meme ou le trone pontifical s'ecroulait a Rome. Mais la France, qui menageait l'Allemagne, le Piemont, Parme, la Toscane, Naples, ne croyait pas devoir les memes menagemens a la Suisse, et tenait surtout beaucoup a etablir un gouvernement analogue au sien, dans un pays qui passait pour la clef militaire de toute l'Europe. Ici, comme a l'egard de Rome, le directoire fut entraine hors de sa politique expectante par un interet majeur. Replacer les Alpes dans des mains amies fut un motif aussi entrainant que celui de renverser la papaute. En consequence, le 8 nivose (28 decembre 1797), il declara qu'il prenait les Vaudois sous sa protection, et que les membres des gouvernemens de Berne et de Fribourg repondraient de la surete de leurs proprietes et de leurs personnes. Sur-le-champ le general Menard, a la tete de l'ancienne division Massena, repassa les Alpes et vint camper a Carouge, en vue du lac de Geneve. Le general Schawembourg remonta le Rhin avec une division de l'armee d'Allemagne, et vint se placer dans l'Erguel, aux environs de Bale. A ce signal, la joie eclata dans le pays de Vaud, dans l'eveche de Bale, dans les campagnes de Zurich. Les Vaudois demanderent aussitot leurs anciens etats. Berne repondit qu'on recevrait des petitions individuelles, mais qu'il n'y aurait pas de reunion d'etats, et exigea le renouvellement du serment de fidelite. Ce fut le signal de l'insurrection pour les Vaudois. Les baillifs, dont la tyrannie etait odieuse, furent chasses, du reste sans mauvais traitemens; des arbres de liberte furent plantes partout, et en quelques jours le pays de Vaud se constitua en _republique lemanique_. Le directoire la reconnut, et autorisa le general Menard a l'occuper, en signifiant au canton de Berne que son independance etait garantie par la France. Pendant ce temps, une revolution se faisait a Bale. Le tribun Ochs, homme d'esprit, tres prononce pour la revolution, et en grande liaison avec le gouvernement francais, en etait le moteur principal. Les campagnards avaient ete admis avec les bourgeois a composer une espece de convention nationale pour rediger une constitution. Ochs en fut l'auteur; elle etait a peu pres semblable a celle de France, qui servait alors de modele a toute l'Europe republicaine. Elle fut traduite dans les trois langues francaise, allemande et italienne, et repandue dans tous les cantons pour exciter leur zele. Mengaud, qui etait l'agent francais aupres des cantons, et qui residait a Bale, continuait a donner l'impulsion. A Zurich, les campagnes etaient revoltees, et demandaient a rentrer dans leurs droits. Pendant ce temps, les messieurs de Berne avaient reuni une armee et fait convoquer une diete generale a Arau, pour aviser a l'etat de la Suisse, et pour demander a chaque canton le contingent federal. Ils faisaient repandre chez leurs sujets allemands, que la partie francaise de la Suisse voulait se detacher de la confederation, et se reunir a la France; que la religion etait menacee, et que les athees de Paris voulaient la detruire. Ils firent ainsi descendre des montagnes de l'Oberland un peuple simple, ignorant, fanatique, persuade qu'on voulait attenter a son ancien culte. Ils reunirent a peu pres vingt mille hommes, partages en trois corps, qui furent places a Fribourg, Morat, Buren et Soleure, gardant la ligne de l'Aar, et observant les Francais. Pendant ce temps, c'est-a-dire en pluviose (fevrier), la diete reunie a Arau etait embarrassee, et ne savait quel parti prendre. Sa presence n'empecha pas les habitans d'Arau de se soulever, de planter l'arbre de la liberte, et de se declarer affranchis. Les troupes bernoises entrerent dans Arau, couperent l'arbre de la liberte, et y commirent quelques desordres. L'agent Mengaud declara que le peuple d'Arau etait sous la protection francaise. On etait ainsi en presence, sans etre encore en guerre ouverte. La France, appelee par le peuple dont elle etait garante, le couvrait de ses troupes, et menacait d'employer la force si on commettait contre lui la moindre violence. De son cote, l'aristocratie bernoise reclamait ses droits de souverainete, et declarait qu'elle voulait vivre en paix avec la France, mais rentrer dans ses possessions. Malheureusement pour elle, tous les vieux gouvernemens tombaient a l'entour, ou volontairement ou violemment. Bale affranchissait, pour sa part, les bailliages italiens; le Haut-Valais affranchissait le Bas-Valais. Fribourg, Soleure, Saint-Gall, etaient en revolution. L'aristocratie bernoise, se voyant pressee de toutes parts, se resigna a quelques concessions, et admit, en partage des attributions reservees aux seules familles gouvernantes, cinquante individus pris dans les campagnes; mais elle ajourna toute modification de constitution a une annee. Ce n'etait la qu'une vaine concession qui ne pouvait rien reparer. Un parlementaire francais avait ete envoye aux troupes bernoises placees sur la frontiere du pays de Vaud, pour leur signifier qu'on allait les attaquer si elles avancaient. Ce parlementaire fut assailli, et deux cavaliers de son escorte furent assassines. Cet evenement decida de la guerre. Brune, charge du commandement, eut quelques conferences a Payerne, mais elles furent inutiles, et le 12 ventose (2 mars) les troupes francaises s'ebranlerent. Le general Schawembourg, avec la division venue du Rhin, et placee dans le territoire de Bale, s'empara de Soleure et du cours de l'Aar. Brune, avec la division venue d'Italie, s'empara de Fribourg. Le general d'Erlach, qui commandait les troupes bernoises, se retira dans les positions de Fraubrunnen, Guminen, Laupen et Neueneck. Ces positions couvrent Berne dans tous les sens, soit que l'ennemi debouche de Soleure ou de Fribourg. Ce mouvement de retraite produisit parmi les troupes bernoises l'effet ordinaire chez les bandes fanatiques et indisciplinees. Elles se dirent trahies, et massacrerent leurs officiers. Une partie se debanda. Cependant il resta aupres d'Erlach quelques-uns de ces bataillons, distingues dans toutes les armees de l'Europe par leur discipline et leur bravoure, et un certain nombre de paysans determines. Le 15 ventose (5 mars), Brune, qui etait sur la route de Fribourg, et Schawembourg sur celle de Soleure, attaquerent simultanement les positions de l'armee suisse. Le general Pigeon, qui formait l'avant-garde de Brune, aborda la position de Neueneck. Les Suisses firent une resistance heroique, et favorises par l'avantage du terrain, barrerent le chemin a nos vieilles bandes d'Italie. Mais au meme instant Schawembourg, parti de Soleure, enleva a d'Erlach la position de Fraubrunnen, et la ville de Berne se trouva decouverte par un cote. La retraite des Suisses se trouva forcee, et ils se replierent en desordre sur Berne. Les Francais trouverent en avant de la ville une multitude de montagnards fanatiques et desesperes. Des femmes, des vieillards, venaient se precipiter sur leurs baionnettes. Il fallut immoler a regret ces malheureux qui venaient chercher une mort inutile. On entra dans Berne. Le peuple des montagnes suisses soutenait son antique reputation de bravoure; mais il se montrait aussi feroce et aussi aveugle que la multitude espagnole. Il massacra de nouveau ses officiers, et assassina l'infortune d'Erlach. Le celebre avoyer de Berne, Steiger, le chef de l'aristocratie bernoise, echappa avec peine a la fureur des fanatiques, et se sauva a travers les montagnes de l'Oberland, dans les petits cantons, et des petits cantons en Baviere. La prise de Berne decida la soumission de tous les grands cantons suisses. Brune appele, comme l'avaient ete si souvent nos generaux, a etre fondateur d'une republique, songeait a composer de la partie francaise de la Suisse, du lac de Geneve, du pays de Vaud, d'une partie du canton de Berne, du Valais, une republique qu'on appellerait Rhodanique. Mais les patriotes suisses n'avaient souhaite la revolution dans leur patrie que dans l'esperance d'obtenir deux grands avantages: l'abolition de toutes les dependances de peuple a peuple et l'unite helvetique. Ils voulaient voir disparaitre toutes les tyrannies interieures, et se former une force commune, par l'etablissement d'un gouvernement central. Ils obtinrent qu'une seule republique fut composee de toutes les parties de la Suisse. Une reunion fut convoquee a Arau, pour y proposer la constitution imaginee a Bale. Le directoire envoya l'ex-conventionnel Lecarlier pour concilier les vues des Suisses, et s'entendre avec eux sur l'etablissement d'une constitution qui les satisfit. Des restes de resistance se preparaient dans les petits cantons montagneux d'Uri, Glaris, Schwitz et Zug. Les pretres et les aristocrates battus persuadaient a ces malheureux montagnards qu'on venait porter atteinte a leur culte et a leur independance. On repandait entre autres bruits absurdes, que la France ayant besoin de soldats pour combattre les Anglais, voulait s'emparer des robustes enfans de la Suisse, pour les embarquer, et les jeter sur les rivages de la Grande-Bretagne. Les Francais en entrant a Berne s'emparerent des caisses du gouvernement, ce qui est la consequence ordinaire et la moins contestee du droit de guerre. Toutes les proprietes publiques du gouvernement vaincu appartiennent au gouvernement vainqueur. Dans tous ces petits etats, economes et avares, il y avait d'anciennes epargnes. Berne avait un petit tresor, qui a fourni a tous les ennemis de la France un ample sujet de calomnies. On l'a porte a trente millions, il etait de huit. On a dit que la France n'avait fait la guerre que pour s'en emparer, et pour le consacrer a l'expedition d'Egypte, comme si elle avait du supposer que les autorites de Berne auraient la maladresse de ne pas le soustraire; comme s'il etait possible qu'elle fit une guerre et bravat les consequences d'une pareille invasion, pour gagner huit millions. Ces absurdites ne soutiennent pas le moindre examen[11]. On frappa une contribution pour fournir a la solde et a l'entretien des troupes, sur les membres des anciennes aristocraties de Berne, Fribourg, Soleure et Zurich. [Note 11: On les trouve repetees par madame de Stael et une foule d'ecrivains.] On touchait a la fin de l'hiver de 1798 (an VI); cinq mois s'etaient a peine ecoules depuis le traite de Campo-Formio, et deja la situation de l'Europe etait singulierement alteree. Le systeme republicain devenait tous les jours plus envahissant; aux trois republiques deja fondees par la France, il fallait en ajouter deux nouvelles, creees en deux mois. L'Europe entendait retentir de toutes parts les noms de _republique batave, republique helvetique, republique cisalpine, republique ligurienne, republique romaine_. Au lieu de trois etats, la France en avait cinq a diriger. C'etait une nouvelle complication de soins, et de nouvelles explications a donner aux puissances. Le directoire se trouvait ainsi entraine insensiblement. Il n'y a rien de plus ambitieux qu'un systeme: il conquiert presque tout seul, et souvent meme malgre ses auteurs. Tandis qu'il avait a s'occuper des soins exterieurs, le directoire avait aussi a s'inquieter des elections. Depuis le 18 fructidor, il n'etait reste dans les conseils que les deputes que le directoire y avait volontairement laisses, et sur lesquels il pouvait compter. C'etaient tous ceux qui avaient ou voulu, ou souffert le coup d'etat. Six mois de calme assez grand entre le pouvoir executif et les conseils s'etaient ecoules, et le directoire les avait employes, comme on l'a vu, en negociations, en projets maritimes, en creation de nouveaux etats. Quoiqu'il eut regne beaucoup de calme, ce n'est pas a dire que l'union fut parfaite: deux pouvoirs opposes dans leur role ne peuvent pas etre dans un accord parfait, pendant un aussi long temps. Une nouvelle opposition se formait, composee non plus de royalistes, mais de patriotes. On a pu remarquer deja qu'apres qu'un parti avait ete vaincu, le gouvernement s'etait vu oblige d'entrer en lutte avec celui qui l'avait aide a vaincre, parce que ce dernier devenait trop exigeant, et commencait a se revolter a son tour. Depuis le 9 thermidor, epoque ou les factions, devenues egales en forces, avaient commence a avoir l'alternative des defaites et des victoires, les patriotes avaient reagi en germinal et prairial, et, immediatement apres eux, les royalistes en vendemiaire. Depuis vendemiaire et l'institution du directoire, les patriotes avaient eu leur tour, et s'etaient montres les plus audacieux jusqu'a l'echauffouree du camp de Grenelle. A partir de ce jour les royalistes avaient repris le dessus, l'avaient perdu au 18 fructidor, et c'etait maintenant aux patriotes a lever la tete. On avait imagine, pour caracteriser cette marche des choses, un mot qu'on a vu reparaitre depuis, celui de _bascule_. On nommait _systeme de bascule_, cette politique consistant a relever alternativement chaque parti. On reprochait au directoire de l'employer, et d'etre ainsi tour a tour l'esclave de la faction dont il s'etait aide. Ce reproche etait injuste; car, a moins d'arriver a la tete des affaires avec une epee victorieuse, aucun gouvernement ne peut immoler tous les partis a la fois, et gouverner sans eux et malgre eux. A chaque changement de systeme, on est oblige de faire des changemens d'administration, d'y appeler naturellement ceux qui ont montre des opinions conformes au systeme qui a triomphe. Tous les membres du parti vainqueur, remplis d'esperances, se presentent en foule, viennent assaillir le gouvernement, et sont disposes a l'attaquer s'il ne fait pas ce qu'ils desirent. Tous les patriotes etaient debout, se faisaient appuyer par les deputes qui avaient vote avec le directoire dans les conseils. Le directoire avait resiste a beaucoup d'exigences, mais avait ete force d'en satisfaire quelques-unes. Il avait nomme commissaires dans les departemens (prefets), beaucoup de patriotes. Une foule d'autres se preparaient a profiter des elections pour parvenir au corps legislatif. Les autorites recemment nommees etaient un veritable avantage pour eux. Outre la nouvelle opposition formee de tous les patriotes qui voulaient abuser du 18 fructidor, il y en avait une autre, c'etait celle qui s'etait intitulee constitutionnelle. Elle reparaissait de nouveau; elle pretendait ne pencher ni vers les royalistes, ni vers les patriotes; elle affectait l'independance, la moderation, l'attachement a la loi ecrite; elle etait composee des hommes qui, sans etre entraines dans aucun parti, avaient des mecontentemens personnels. Les uns n'avaient pas pu obtenir une ambassade, un grade, un marche de fournitures pour un parent; les autres avaient manque la place vacante au directoire de quelques voix. Rien n'est plus commun que ce genre de mecontentement sous un gouvernement nouveau, etabli depuis peu, compose d'hommes qui etaient la veille dans les rangs des simples citoyens. On dit que l'heredite est un frein a l'ambition, et on a raison, si on la restreint a certaines fonctions. Rien n'est comparable a l'exigence qu'on deploie a l'egard d'hommes qui etaient la veille vos egaux. On a contribue a les nommer, ou bien on ne les sent au-dessus de soi que par le hasard de quelques voix; il semble donc qu'on a le droit de leur tout demander, et d'en tout obtenir. Le directoire, sans le vouloir, avait fait une foule de mecontens parmi les deputes qui etaient autrefois qualifies de directoriaux, et que leurs services en fructidor avaient rendus extremement difficiles a satisfaire. L'un des freres de Bonaparte, Lucien, nomme par la Corse aux cinq-cents, s'etait range dans cette opposition constitutionnelle, non qu'il eut aucun sujet de mecontentement personnel, mais il imitait son frere et prenait le role de censeur du gouvernement. C'etait l'attitude qui convenait a une famille qui voulait se faire sa place a part. Lucien etait spirituel, doue d'un assez remarquable talent de tribune. Il y produisait de l'effet, tout entoure surtout qu'il etait par la gloire de son frere. Joseph s'etait rendu a Paris depuis sa sortie de Rome; il y tenait un grand etat de maison, recevait beaucoup de generaux, de deputes et d'hommes marquans. Les deux freres, Joseph et Lucien, pouvaient ainsi faire beaucoup de choses que les convenances et sa grande reserve interdisaient au general. Cependant, si on voyait ainsi se nuancer une opinion qui avait ete presque unanime depuis six mois, on n'apercevait encore aucune difference tranchee. La mesure, les egards, regnaient dans les conseils, et une immense majorite approuvait toutes les propositions du directoire. Tout annoncait que les elections de l'an VI seraient faites dans le sens des patriotes. Ils dominaient en France et dans toutes les nouvelles republiques. Le directoire etait decide a employer tous les moyens legaux pour n'etre pas deborde par eux. Ses commissaires faisaient des circulaires moderees qui renfermaient des exhortations, mais point de menaces. Il n'avait du reste a sa disposition aucune des influences ni des infames escroqueries imaginees de nos jours pour diriger les elections au gre du pouvoir. Dans les elections de l'an V, quelques assemblees s'etaient partagees, et pour eviter la violence, une partie des electeurs etaient alles voter a part. Cet exemple fut propose dans les assemblees electorales de cette annee; presque partout les scissions eurent lieu; presque partout les electeurs en minorite prirent le pretexte d'une infraction a la loi, ou d'une violence exercee a leur egard, pour se reunir a part, et faire leur choix particulier. Il est vrai de dire que dans beaucoup de departemens, les patriotes se comporterent avec leur turbulence accoutumee, et legitimerent la retraite de leurs adversaires. Dans quelques assemblees, ce furent les patriotes qui se trouverent en minorite, et qui firent scission; mais presque partout ils etaient en majorite, parce que la masse de la population qui leur etait opposee, et qui etait accourue aux deux precedentes elections de l'an V et de l'an VI, intimidee maintenant par le 18 fructidor, s'etait pour ainsi dire detachee des affaires, et n'osait plus y prendre part. A Paris l'agitation fut tres vive; il y eut deux assemblees, l'une a l'Oratoire, toute composee des patriotes, et renfermant six cents electeurs au moins; l'autre a l'Institut, composee des republicains moderes, et forte a peine de deux cent vingt-huit electeurs. Celle-ci fit d'excellens choix. En general les elections avaient ete doubles. Deja les mecontens, les amateurs du nouveau, les gens qui, par toutes sortes de motifs, voulaient modifier l'ordre de choses existant, disaient: _Ca ne peut plus aller: apres avoir fait un 18 fructidor contre les royalistes, on est expose a en faire encore un contre les patriotes_. Deja ils repandaient qu'on allait changer la constitution; on en fit meme la proposition au directoire, qui la repoussa fortement. Differens partis etaient a prendre a l'egard des elections. En agissant d'apres les principes rigoureux, les conseils devaient sanctionner les choix faits par les majorites; car autrement il en serait resulte que les minorites, en se detachant, auraient eu la faculte de prevaloir, et d'emporter les nominations. Les violences, les illegalites pouvaient etre une raison d'annuler le choix fait par les majorites, mais non d'adopter le choix des minorites. Les patriotes des conseils insistaient fortement pour cet avis, parce que, leur parti ayant ete en plus grand nombre dans presque toutes les assemblees, ils auraient eu alors gain de cause. Mais la masse des deux conseils ne voulait pas leur faire gagner leur cause, et on proposa deux moyens: ou de choisir entre les nominations faites par les assemblees scissionnaires, ou de faire un nouveau 18 fructidor. Ce dernier moyen etait inadmissible; le premier etait bien plus doux, et bien plus naturel. Il fut adopte. Presque partout les elections des patriotes furent annulees, et celles de leurs adversaires confirmees. Les choix faits a Paris dans l'assemblee de l'Institut, quoiqu'elle ne renfermat que deux cent vingt-huit electeurs, et que celle de l'Oratoire en renfermat six cents, furent approuves. Neanmoins, le nouveau tiers, malgre ce systeme, apportait un veritable renfort dans les conseils au parti patriote. Ce parti fut tres irrite du moyen adopte pour exclure les hommes de son choix, et en devint un peu plus vif contre le directoire. Il fallait choisir un nouveau directeur. Le sort designa Francois (de Neufchateau) comme membre sortant. Il fut remplace par Treilhard, qui etait un de nos plenipotentiaires a Rastadt. Treilhard avait absolument les opinions de Larevelliere, Rewbell et Merlin. Il n'apportait aucun changement a l'esprit du directoire. C'etait un honnete homme, assez habitue aux affaires. Il y avait donc dans le gouvernement quatre republicains sinceres, votant d'une maniere absolument conforme, et reunissant les lumieres a la probite. Treilhard fut remplace a Rastadt par Jean Debry, ancien membre de la legislative et de la convention nationale. Depuis que les partis, par l'institution de la constitution de l'an III, etaient obliges de lutter dans l'espace etroit d'une constitution, les scenes de l'interieur avaient moins d'eclat. Surtout depuis le 18 fructidor, la tribune avait beaucoup perdu de son importance. On avait les yeux fixes sur le dehors. La grande influence de la republique en Europe, ses relations singulieres et multipliees avec les puissances, son cortege de republiques, les revolutions qu'elle faisait partout, ses projets contre l'Angleterre, attiraient toute l'attention. Comment la France s'y prendrait-elle pour attaquer sa rivale, et assener sur elle les coups terribles qu'elle avait deja portes a l'Autriche? Telle etait la question qu'on s'adressait. On etait habitue a tant d'audace et de prodiges, que le trajet de la Manche n'avait rien d'etonnant. Amis ou ennemis de l'Angleterre la croyaient en grand peril. Elle-meme se croyait tres menacee, et faisait d'extraordinaires efforts pour se defendre. Le monde entier avait les yeux sur le detroit de Calais. Bonaparte, qui pensait a l'Egypte comme il avait pense deux ans auparavant a l'Italie, comme il pensait a tout, c'est-a-dire avec une irresistible violence, avait propose son projet au directoire, qui le discutait en ce moment. Les grands genies qui ont regarde la carte du monde ont tous pense a l'Egypte. On en peut citer trois: Albuquerque, Leibnitz, Bonaparte. Albuquerque avait senti que les Portugais, qui venaient d'ouvrir la route de l'Inde par le cap de Bonne-Esperance, pourraient etre depouilles de ce grand commerce si on se servait du Nil et de la mer Rouge. Aussi avait-il eu l'idee gigantesque de detourner le cours du Nil et de le jeter dans la mer Rouge, pour rendre a jamais la voie impraticable, et assurer eternellement aux Portugais le commerce de l'Inde. Vaines prevoyances du genie, qui veut eterniser toutes choses, dans un monde mobile et changeant! Si le projet d'Albuquerque eut reussi, c'est pour les Hollandais, et plus tard pour les Anglais, qu'il eut travaille. Sous Louis XIV, le grand Leibnitz, dont l'esprit embrassait toutes choses, adressa au monarque francais un memoire, qui est un des plus beaux monumens de raison et d'eloquence politiques. Louis XIV voulait, pour quelques medailles, envahir la Hollande. "Sire, lui dit Leibnitz, ce n'est pas chez eux que vous pourrez vaincre ces republicains; vous ne franchirez pas leurs digues, et vous rangerez toute l'Europe de leur cote. C'est en Egypte qu'il faut les frapper. La, vous trouverez la veritable route du commerce de l'Inde; vous enleverez ce commerce aux Hollandais, vous assurerez l'eternelle domination de la France dans le Levant, vous rejouirez toute la chretiente, vous remplirez le monde d'etonnement et d'admiration: l'Europe vous applaudira, loin de se liguer contre vous." Ce sont ces vastes pensees, negligees par Louis XIV, qui remplissaient la tete du jeune general republicain. Tout recemment encore on venait de songer a l'Egypte. M. de Choiseul avait eu l'idee de l'occuper, lorsque toutes les colonies d'Amerique furent en peril. On y songea encore lorsque Joseph II et Catherine menacaient l'empire ottoman. Recemment le consul francais au Caire, M. Magallon, homme distingue et tres au fait de l'etat de l'Egypte et de l'Orient, avait adresse des memoires au gouvernement, soit pour denoncer les avanies que les Mamelucks faisaient subir au commerce francais, soit pour faire sentir les avantages qu'on retirerait de la vengeance exercee contre eux. Bonaparte s'etait entoure de tous ces documens, et avait forme son plan d'apres leur contenu. L'Egypte etait, selon lui, le veritable point intermediaire entre l'Europe et l'Inde; c'est la qu'il fallait s'etablir pour ruiner l'Angleterre; de la on devait dominer a jamais la Mediterranee, en faire, suivant une de ses expressions, un _lac francais_; assurer l'existence de l'empire turc, ou prendre la meilleure part de ses depouilles. Une fois qu'on se serait etabli en Egypte, on pouvait faire deux choses: ou creer une marine dans la mer Rouge et aller detruire les etablissemens dans la grande peninsule indienne, ou bien faire de l'Egypte une colonie et un entrepot. Le commerce de l'Inde ne pouvait manquer de s'y transporter bientot pour abandonner le cap de Bonne-Esperance. Toutes les caravanes de la Syrie, de l'Arabie, de l'Afrique, se croisaient deja au Caire. Le commerce seul de ces contrees pouvait devenir immense. L'Egypte etait la contree la plus fertile de la terre. Outre la grande abondance des cereales, elle pouvait fournir tous les produits de l'Amerique, et la remplacer entierement. Ainsi, soit qu'on fit de l'Egypte un point de depart pour aller attaquer les etablissemens des Anglais, soit qu'on en fit un simple entrepot, on etait assure de ramener le grand commerce dans ses veritables voies, et de faire aboutir ces voies en France. Cette entreprise audacieuse avait ensuite, aux yeux de Bonaparte, des avantages d'a-propos. D'apres les lumineux rapports du consul Magallon, c'etait le moment de partir pour l'Egypte. On pouvait, en activant les preparatifs et le trajet, arriver aux premiers jours de l'ete. On devait trouver alors la recolte achevee et recueillie, et des vents favorables pour remonter le Nil. Bonaparte soutenait qu'avant l'hiver il etait impossible de debarquer en Angleterre; que d'ailleurs elle etait trop avertie; que l'entreprise d'Egypte, au contraire, etant tout a fait imprevue, ne rencontrerait pas d'obstacles; que quelques mois suffiraient pour l'etablissement des Francais; qu'il reviendrait de sa personne en automne pour executer la descente en Angleterre; que le temps serait alors favorable; que l'Angleterre aurait envoye dans l'Inde une partie de ses flottes, et qu'on rencontrerait bien moins d'obstacles pour aborder sur ses rivages. Outre tous ces motifs, Bonaparte en avait de personnels: l'oisivete de Paris lui etait insupportable; il ne voyait rien a tenter en politique, il craignait de s'user; il voulait se grandir encore. Il avait dit: _Les grands noms ne se font qu'en Orient_. Le directoire, qu'on a accuse d'avoir voulu se debarrasser de Bonaparte en l'envoyant en Egypte, faisait au contraire de grandes objections contre ce projet. Larevelliere-Lepaux surtout etait un des plus obstines a le combattre. Il disait qu'on allait exposer trente ou quarante mille des meilleurs soldats de la France, les commettre au hasard d'une bataille navale, se priver du meilleur general, de celui que l'Autriche redoutait le plus, dans un moment ou le continent n'etait rien moins que pacifie, et ou la creation des republiques nouvelles avait excite de violens ressentimens; que de plus, on allait peut-etre exciter la Porte a prendre les armes, en envahissant une de ses provinces. Bonaparte trouvait reponse a tout. Il disait que rien n'etait plus facile que d'echapper aux Anglais, en les laissant dans l'ignorance du projet; que la France, avec trois ou quatre cent mille soldats, n'en etait pas a dependre de trente ou quarante mille hommes de plus; que pour lui il reviendrait bientot; que la Porte avait perdu l'Egypte depuis long-temps par l'usurpation des Mameluks; qu'elle verrait avec plaisir la France les punir; qu'on pourrait s'entendre avec elle; que le continent n'eclaterait pas de si tot, etc., etc. Il parlait aussi de Malte, qu'il enleverait en passant aux chevaliers, et qu'il assurerait a la France. Les discussions furent tres vives, et amenerent une scene qu'on a toujours fort mal racontee. Bonaparte, dans un mouvement d'impatience, prononca le mot de demission. "Je suis loin de vouloir qu'on vous la donne, s'ecria Larevelliere avec fermete; mais si vous l'offrez, je suis d'avis qu'on l'accepte[12]." Depuis cet instant, Bonaparte ne prononca plus le mot de demission. [Note 12: On a tour a tour attribue ce mot a Rewbell ou a Barras. On a donne a cette discussion une toute autre cause que la veritable. C'est a propos de l'expedition d'Egypte et avec Larevelliere que la scene eut lieu.] Vaincu enfin par les instances et les raisons de Bonaparte, le directoire consentit a l'expedition proposee. Il fut seduit par la grandeur de l'entreprise, par ses avantages commerciaux, par la promesse que fit Bonaparte d'etre de retour a l'hiver, et de tenter alors la descente en Angleterre. Le secret fut convenu, et, pour qu'il fut mieux garde, on ne se servit pas de la plume des secretaires. Merlin, president du directoire, ecrivit l'ordre de sa main, et l'ordre lui-meme ne designait pas la nature de l'entreprise. Il fut convenu que Bonaparte pourrait emmener trente-six mille hommes de l'ancienne armee d'Italie, un certain nombre d'officiers et de generaux a son choix, des savans, des ingenieurs, des geographes, des ouvriers de toute espece, et l'escadre de Brueys, renforcee d'une partie des vaisseaux restes a Toulon. Ordre fut donne a la tresorerie de lui delivrer un million et demi par decade. On lui permit de prendre trois millions sur les huit du tresor de Berne. On a dit que c'etait pour pouvoir envahir l'Egypte qu'on avait envahi la Suisse. On peut juger maintenant ce qu'il y a de vrai dans cette supposition. Bonaparte forma sur-le-champ une commission chargee de parcourir les ports de la Mediterranee, et d'y preparer tous les moyens de transport. Cette commission fut intitulee commission _pour l'armement des cotes de la Mediterranee_. Elle ignorait avec tout le monde le but de l'armement. Le secret etait renferme entre Bonaparte et les cinq directeurs. Comme de grands preparatifs se faisaient dans tous les ports a la fois, on supposait que l'armement de la Mediterranee n'etait que la consequence de celui qui se faisait dans l'Ocean. L'armee reunie dans la Mediterranee s'appelait aile gauche de l'armee d'Angleterre. Bonaparte se mit a l'oeuvre avec cette activite extraordinaire qu'il apportait a l'execution de tous ses projets. Courant alternativement chez les ministres de la guerre, de la marine, des finances, de chez ces ministres a la tresorerie, s'assurant par ses propres yeux de l'execution des ordres, usant de son ascendant pour hater leur expedition, correspondant avec tous les ports, avec la Suisse, avec l'Italie, il fit tout preparer avec une incroyable rapidite. Il fixa quatre points pour la reunion des convois et des troupes: le principal convoi devait partir de Toulon, le second de Genes, le troisieme d'Ajaccio, le quatrieme de Civita-Vecchia. Il fit diriger vers Toulon et Genes les detachemens de l'armee d'Italie qui rentraient en France, et vers Civita-Vecchia l'une des divisions qui avaient marche sur Rome. Il fit traiter en France et en Italie avec des capitaines de vaisseaux marchands, et se procura ainsi dans les ports qui devaient servir de points de depart quatre cents navires. Il reunit une nombreuse artillerie; il choisit deux mille cinq cents cavaliers, des meilleurs, les fit embarquer sans chevaux, parce qu'il se proposait de les equiper aux depens des Arabes. Il ne voulut emporter que des selles et des harnais, et ne fit mettre a bord que trois cents chevaux, pour avoir en arrivant quelques cavaliers montes, et quelques pieces attelees. Il reunit des ouvriers de toute espece. Il fit prendre a Rome les imprimeries grecque et arabe de la Propagande, et une troupe d'imprimeurs; il forma une collection complete d'instrumens de physique et de mathematiques. Les savans, les artistes, les ingenieurs, les dessinateurs, les geographes qu'il emmenait, s'elevaient a une centaine d'individus. Les noms les plus illustres s'associaient a son entreprise; Monge, Bertholet, Fourier, Dolomieux, etaient de l'expedition; Desgenettes, Larrey, Dubois, en etaient aussi. Tout le monde voulait s'attacher a la fortune du jeune general. On ne savait ou l'on irait aborder; mais on etait pret a le suivre partout. Desaix etait alle, pendant les negociations d'Udine, visiter les champs de bataille devenus si celebres en Italie. Depuis lors il s'etait lie d'amitie avec Bonaparte, et il voulut le suivre. Kleber etait a Chaillot, boudant, selon son usage, le gouvernement, et ne voulant pas demander du service. Il allait voir souvent le grand maitre dans l'art qu'il aimait passionnement. Bonaparte lui proposa de le suivre: Kleber accepta avec joie; mais les _avocats_, dit-il, le voudront-ils? C'est ainsi qu'il nommait les directeurs. Bonaparte se chargea de lever tous les obstacles. "He bien! lui dit Kleber qui croyait qu'on allait en Angleterre, si vous jetez un brulot dans la Tamise, mettez-y Kleber, et vous verrez ce qu'il sait faire." A ces deux generaux du premier ordre Bonaparte ajouta Reynier, Dugua, Vaubois, Bon, Menou, Baraguay-d'Hilliers, Lannes, Murat, Belliard, Dammartin, qui l'avaient deja si bien seconde en Italie. Le brave et savant Caffarelli-Dufalga, qui avait perdu une jambe sur le Rhin, commandait le genie. Le faible, mais commode Berthier, devait etre le chef d'etat-major. Retenu par une passion, il faillit abandonner le general qui avait fait sa fortune; il fut honteux, s'excusa, et courut s'embarquer a Toulon. Brueys commandait l'escadre; Villeneuve, Blanquet-Duchayla, Decres, en etaient les contre-amiraux. Gantheaume etait le chef de l'etat-major de la marine. Ainsi, tout ce que la France avait de plus illustre dans la guerre, les sciences, les arts, allait, sous la foi du jeune general, s'embarquer pour une destination inconnue. La France et l'Europe retentissaient du bruit des preparatifs qui se faisaient dans la Mediterranee. On formait des conjectures de toute espece. Ou va Bonaparte? se demandait-on. Ou vont ces braves, ces savans, cette armee? Ils vont, disaient les uns, dans la mer Noire, rendre la Crimee a la Porte. Ils vont dans l'Inde, disaient les autres, secourir le sultan Tipoo-Saeb. Quelques-uns, qui approchaient du but, soutenaient qu'on allait percer l'isthme de Suez, ou bien debarquer sur les bords de l'isthme, et se rembarquer dans la mer Rouge pour aller dans l'Inde. D'autres touchaient le but meme, et disaient qu'on allait en Egypte. Un memoire lu a l'Institut l'annee precedente autorisait cette derniere conjecture. Les plus habiles, enfin, supposaient une combinaison plus profonde. Tout cet appareil, qui semblait annoncer un projet de colonie, n'etait suivant eux qu'une feinte. Bonaparte voulait seulement, avec l'escadre de la Mediterranee, venir traverser le detroit de Gibraltar, attaquer le lord Saint-Vincent qui bloquait Cadix, le repousser, debloquer l'escadre espagnole, et la conduire a Brest, ou aurait lieu la jonction si desiree de toutes les marines du continent. C'est pourquoi l'expedition de la Mediterranee s'appelait aile gauche de l'armee d'Angleterre. Cette derniere conjecture fut justement celle qui domina dans la pensee du cabinet anglais. Il etait depuis six mois dans l'epouvante, et ne savait de quel cote viendrait eclater l'orage qui se formait depuis si long-temps. Dans cette anxiete, l'opposition s'etait un moment reunie au ministere, et avait fait cause commune avec lui. Sheridan avait tourne son eloquence contre l'ambition, la turbulence envahissante du peuple francais, et sauf la suspension de l'_habeas corpus_, avait, sur tous les points, adhere aux propositions du ministere. Pitt fit sur-le-champ armer une seconde escadre. On fit pour la mettre a la mer des efforts extraordinaires, et on renforca de dix grands vaisseaux l'escadre du lord Saint-Vincent, pour le mettre en mesure de bien fermer le detroit, vers lequel on supposait qu'allait se diriger Bonaparte. Nelson fut detache avec trois vaisseaux par lord Saint-Vincent, pour courir la Mediterranee, et observer la marche des Francais. Tout etait dispose pour l'embarquement. Bonaparte allait partir pour Toulon, lorsqu'une scene arrivee a Vienne, et les dispositions manifestees par divers cabinets, faillirent le retenir en Europe. La fondation de deux nouvelles republiques avait excite au plus haut point la crainte de la contagion revolutionnaire. L'Angleterre, voulant fomenter cette crainte, avait rempli toutes les cours de ses emissaires. Elle pressait le nouveau roi de Prusse de sortir de sa neutralite, pour preserver l'Allemagne du torrent; elle faisait travailler l'esprit faux et violent de l'empereur Paul; elle cherchait a alarmer l'Autriche sur l'occupation de la chaine des Alpes par les Francais, et lui offrait des subsides pour recommencer la guerre; elle excitait les passions folles de la reine de Naples et d'Acton. Cette derniere cour etait plus irritee que jamais. Elle voulait que la France evacuat Rome, ou lui cedat une partie des provinces romaines. Le nouvel ambassadeur Garat avait vainement deploye une extreme moderation; il ne tenait plus aux mauvais traitemens du cabinet napolitain. L'etat du continent inspirait donc de tres justes craintes, et un incident vint encore les aggraver. Bernadotte avait ete envoye a Vienne, pour donner des explications au cabinet autrichien; et il devait y resider, quoique aucun ambassadeur n'eut encore ete envoye a Paris. Ce general, d'un esprit inquiet et susceptible, etait peu propre au role qu'il etait destine a remplir. Le 14 avril (25 germinal) on voulait celebrer a Vienne l'armement des volontaires imperiaux. On se souvient du zele que ces volontaires avaient montre l'annee precedente, et du sort qu'ils avaient eu a Rivoli et a la Favorite. Bernadotte eut le tort de vouloir s'opposer a cette fete, disant que c'etait une insulte pour la France. L'empereur repondit avec raison qu'il etait maitre dans ses etats, que la France etait libre de celebrer ses victoires, mais qu'il etait libre aussi de celebrer le devouement de ses sujets. Bernadotte voulut repondre a une fete par une autre; il fit celebrer dans son hotel l'une des victoires de l'armee d'Italie, dont c'etait l'anniversaire, et arbora a sa porte le drapeau tricolore, avec les mots _egalite, liberte_. La populace de Vienne, excitee, dit-on, par des emissaires de l'ambassadeur anglais, se precipita sur l'hotel de l'ambassadeur de France, en brisa les vitres, et y commit quelques desordres. Le ministere autrichien se hata d'envoyer des secours a Bernadotte, et se conduisit a son egard autrement que le gouvernement romain a l'egard de Joseph Bonaparte. Bernadotte, dont l'imprudence avait provoque cet evenement, se retira de Vienne, et se rendit a Rastadt. Le cabinet de Vienne fut extremement fache de cet evenement. Il etait clair que ce cabinet, meme en le supposant dispose a reprendre les armes, n'aurait pas commence par insulter notre ambassadeur, et par provoquer des hostilites auxquelles il n'etait pas prepare. Il est constant, au contraire, que, tres mecontent de la France et de ses derniers envahissemens, pressentant qu'il faudrait rentrer un jour en lutte avec elle, il n'y etait cependant pas encore dispose, et qu'il jugeait ses peuples trop fatigues, et ses moyens trop faibles, pour attaquer de nouveau le colosse republicain. Il s'empressa de publier une desapprobation de l'evenement, et d'ecrire a Bernadotte pour l'apaiser. Le directoire crut voir dans l'evenement de Vienne une rupture. Il donna sur-le-champ contre-ordre a Bonaparte, et il voulait meme qu'il partit pour Rastadt, afin d'imposer a l'empereur, et de le forcer, ou a donner des satisfactions, ou a recevoir la guerre. Bonaparte, fort mecontent du retard apporte a ses projets, ne voulut point aller a Rastadt, et jugeant mieux la situation que le directoire, affirma que l'evenement n'avait pas la gravite qu'on lui supposait. En effet, l'Autriche ecrivit aussitot qu'elle allait envoyer enfin un ministre a Paris, M. de Degelmann; elle parut congedier le ministre dirigeant Thugut; elle annonca que M. de Cobentzel se rendrait dans un lieu fixe par le directoire, pour s'expliquer avec un envoye de la France sur l'evenement de Vienne et sur les changemens survenus en Europe depuis le traite de Campo-Formio. L'orage paraissait donc dissipe. De plus, les negociations de Rastadt avaient fait un progres important. Apres avoir dispute la rive gauche du Rhin pied a pied, apres avoir voulu se reserver le terrain compris entre la Moselle et le Rhin, puis un petit territoire entre la Roer et le Rhin, la deputation de l'Empire avait enfin concede toute la rive gauche. La ligne du Rhin nous etait enfin reconnue comme limite naturelle. Un autre principe, non moins important, avait ete admis, celui de l'indemnisation des princes depossedes, au moyen des secularisations. Mais il restait a discuter des points non moins difficiles: le partage des iles du Rhin, la conservation des postes fortifies, des ponts et tetes de pont, le sort des monasteres, et de la noblesse immediate sur la rive gauche, l'acquittement des dettes des pays cedes a la France, la maniere d'y appliquer les lois de l'emigration, etc., etc. C'etaient la des questions difficiles a resoudre, surtout avec la lenteur allemande. Tel etait l'etat du continent. L'horizon paraissant un peu eclairci, Bonaparte obtint enfin l'autorisation de partir pour Toulon. Il fut convenu que M. de Talleyrand partirait immediatement apres lui pour Constantinople, afin de faire agreer a la Porte l'expedition d'Egypte. FIN DU TOME NEUVIEME. TABLE DES CHAPITRES CONTENUS DANS LE TOME NEUVIEME. CHAPITRE VII Situation du gouvernement dans l'hiver de l'an V(1797).--Caracteres et divisions des cinq directeurs, Barras, Carnot, Rewbell, Letourneur et Larevelliere-Lepaux.--Etat de l'opinion publique. Club de Clichy. --Intrigues de la faction royaliste. Complot decouvert de Brottier, Laville-Heurnois et Duverne de Presle.--Elections de l'an V.--Coup d'oeil sur la situation des puissances etrangeres a l'ouverture de la campagne de 1797. CHAPITRE VIII Etat de nos armees a l'ouverture de la campagne de 1797.--Marche de Bonaparte contre les etats romains.--Traite de Tolentino avec le pape. --Nouvelle campagne contre les Autrichiens.--Passage du Tagliamento. Combat de Tarwis.--Revolution dans les villes de Bergame, Brescia et autres villes des etats de Venise.--Passage des Alpes Juliennes par Bonaparte. Marche sur Vienne. Preliminaires de paix avec l'Autriche signes a Leoben.--Passage du Rhin a Neuwied et a Dirsheim.--Perfidie des Venitiens. Massacre de Verone. Chute de la Republique de Venise. CHAPITRE IX. Situation embarrassante de l'Angleterre apres les preliminaires de paix avec l'Autriche; nouvelles propositions de paix; conferences de Lille. --Elections de l'an V.--Progres de la reaction contre-revolutionnaire. --Lutte des conseils avec le directoire.--Election de Barthelemy au directoire, en remplacement de Letourneur, directeur sortant. --Nouveaux detail sur les finances de l'an V.--Modifications dans leur administration proposees par l'opposition.--Rentree des pretres et des Emigres.--Intrigues et complot de la faction royaliste.--Division et forces des partis.--Dispositions politiques des armees. CHAPITRE X. Concentration de troupes autour de Paris.--Changemens dans le ministere. --Preparatifs de l'opposition et des clichyens contre le directoire. --Lutte des conseils avec le directoire.--Projet de loi sur la garde Nationale.--Loi contre les societes politiques.--Fete a l'armee d'Italie.--Manifestations politiques.--Augereau est mis a la tete des forces de Paris.--Negociations pour la paix avec l'empereur. --Conferences de Lille avec l'Angleterre.--Plaintes des conseils sur la marche des troupes.--Message energique du directoire a ce sujet. --Divisions dans le parti de l'opposition.--Influence de Mme de Stael; tentative infructueuse de reconciliation.--Reponse des conseils au message du directoire.--Plan definitif du directoire contre la majorite des conseils.--Coup d'etat du 18 fructidor.--Envahissement des deux conseils par la force armee.--Deportation de cinquante-trois deputes et de deux directeurs, et autres citoyens.--Diverses lois revolutionnaires sont remises en vigueur.--Consequences de cette revolution. CHAPITRE XI. Consequences du 18 fructidor.--Nomination de Merlin (de Douai ) et de Francois (de Neufchateau) en remplacement des deux directeurs Deportes.--Revelations tardives et disgrace de Moreau.--Mort de Hoche. --Remboursement des deux tiers de la dette.--Loi contre les ci-devant Nobles.--Rupture des conferences de Lille avec l'Angleterre. --Conferences d'Udine.--Travaux de Bonaparte en Italie; fondation de la republique cisalpine; arbitrage entre la Valteline et les Grisons; constitution ligurienne; etablissemens dans la Mediterranee.--Traite de Campo-Formio.--Retour de Bonaparte a Paris. Fete triomphale. CHAPITRE XII. Le general Bonaparte a Paris; ses rapports avec le directoire.--Projet d'une descente en Angleterre.--Rapports de la France avec le continent. --Congres de Rastadt. Causes de la difficulte des negociations. --Revolution en Hollande, a Rome et en Suisse.--Situation interieure de la France; elections de l'an VI; scissions electorales. Nomination de Treilhard au directoire.--Expedition en Egypte, substituee par Bonaparte au projet de descente; preparatifs de cette expedition. End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la Revolution francaise, IX., by Adolphe Thiers *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA R,VOLUTION *** ***** This file should be named 12258.txt or 12258.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/2/5/12258/ Produced by Carlo Traverso, Tonya Allen, and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr., Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. https://www.gutenberg.org/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. The path is based on the etext number (which is identical to the filename). The path to the file is made up of single digits corresponding to all but the last digit in the filename. For example an eBook of filename 10234 would be found at: https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 or filename 24689 would be found at: https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 An alternative method of locating eBooks: https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL