The Project Gutenberg EBook of Contes litteraires du bibliophile Jacob a ses petits-enfants, by Paul Jacob [Paul Lacroix] This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Contes litteraires du bibliophile Jacob a ses petits-enfants Author: Paul Jacob [Paul Lacroix] Release Date: May 5, 2004 [EBook #12271] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES LITTERAIRES *** Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. BIBLIOTHEQUE DE RECREATION DU BIBLIOPHILE JACOB CONTES LITTERAIRES DU BIBLIOPHILE JACOB a ses petits-enfants Illustrations par P. KAUFFMANN DEUXIEME EDITION [Illustration] PARIS 1897 A EDMOND FERDINAND PERIER Lorsque tu seras en age de lire ce recueil de Contes litteraires, que je depose dans ton berceau, en te le dediant, sons les auspices de tes bons parents, je ne serai plus la, sans doute, pour recevoir tes premiers remerciements; mais je suis heureux et satisfait de ceux que ton excellent pere et ta charmante mere m'adressent aujourd'hui en ton nom. Ils te diront, un jour, que j'etais leur ami, apres avoir ete celui de ton aieul, et que j'ai voulu, par cette dedicace, te rappeler plus tard l'affection sincere qui m'attachait a ta famille depuis si longtemps. Une dedicace, en tete d'un ouvrage compose pour la jeunesse, est, mon cher enfant, la benediction d'un vieillard. Paul L. Jacob, _Bibliophile_. Age de cent vingt-cinq ans. INTRODUCTION LA CONVALESCENCE OU VIEUX CONTEUR Je l'ai dit ailleurs: je suis vieux et bien vieux, quoique les centenaires deviennent de plus en plus rares depuis le temps du patriarche Jacob, dont je ne descends pas toutefois en ligne directe. J'ajouterai que mon nom est le seul point d'analogie qui me rapproche de cet antique chef d'Israel; il ne m'est pas donne, comme a lui, de voir dans mes derniers jours les enfants de mes petits-enfants, ni d'esperer une race aussi nombreuse que les etoiles. Voila pourquoi je cherche a me creer une famille chez les autres et a me consoler de mon existence solitaire par de douces illusions. Il est si aise de se persuader que tout ce qui nous aime nous appartient! J'ai donc ainsi beaucoup, beaucoup d'enfants et de petits-enfants, fils et filles, qui repondent a ces noms-la avec tendresse, et qui m'appellent a leur tour _papa Jacob_, sans qu'il leur en coute de prendre cette douce habitude. L'affection vraie et naive que je sais leur inspirer n'acquiert tout son developpement qu'a la suite d'une connaissance reciproque, plus ou moins prompte a s'etablir entre nous; je ne dedaigne jamais d'en faire tous les frais, et je crois que l'amitie peut avoir de fortes racines dans un tout jeune coeur: les petits amis n'ont pas souvent l'ingratitude des grands. Mon exterieur grave et bizarre, je l'avoue, ne previent pas d'abord en ma faveur ces esprits legers, joyeux, craintifs, nouveaux dans la vie, ignorants de tout et surtout des hommes. Les enfants qui me rencontrent pour la premiere fois, sans avoir ete apprivoises d'avance par mon nom, qui est familier a la plupart d'entre eux, s'effarouchent, s'effraient et s'enfuient, a l'aspect inaccoutume de ma physionomie et de mon costume. Il y a du Croquemitaine en mon air, et je ne m'abuse pas sur l'etrange caractere des traits de mon visage anguleux, grimacant, ride et jauni, sur la menacante longueur de mon nez, sur le regard severe de mes yeux couverts de gros sourcils blancs. Ma haute taille, encore droite, cependant, contraste avec ma maigreur et me donne un air assez imposant. Quant au costume, il est plus commode qu'elegant, et je ne trouve pas mauvais qu'on en rie; mais mon bonnet de coton, noue d'un ruban noir, preserve du froid ma tete chauve, mieux que ne ferait une perruque blonde ou poudree, et mon ample robe de chambre, en soie a fleurs, dissimule les distractions ordinaires de ma toilette: c'est, d'ailleurs, une mise fort convenable pour les bouquins qui forment ma societe et mon cortege. [Illustration: Mon exterieur grave et bizarre, je l'avoue, ne previent pas d'abord en ma faveur.] Cependant les enfants me reviennent bientot, quel que soit leur etonnement a ma premiere apparition; eussent-ils couru se cacher derriere le fauteuil de leur pere ou dans les bras de leur mere, il suffit que mon nom soit prononce, pour les ramener a l'instant jusque sur mes genoux; car ma reputation de conteur s'est repandue parmi eux, avant qu'ils aient appris a lire; on cherit tant les contes, a cet age, qu'on est plus exigeant sur la quantite que sur la qualite: sans etre un Berquin, un conteur de bonne volonte amuse et instruit facilement a la fois des intelligences neuves et impressionnables; il suffit de savoir se faire ecouter, et bientot on a un auditoire plus attentif, plus silencieux, plus fidele, que celui de toutes les academies du monde; car l'interet du recit tient lieu d'eloquence. Or, voyez comme a mon insu j'ai contracte l'engagement eternel de faire des contes aux enfants, moi qui ai rempli ma longue carriere d'etudes speciales, arides et monotones, moi qui journellement amasse dans ma memoire des dates et des materiaux historiques! Neanmoins, je n'ai jamais eu la maladresse et l'incurie de trainer mes contes dans la route battue des enfantillages frivoles, niais ou absurdes; j'accorde a l'enfance plus d'estime qu'on ne fait dans bien des systemes d'education, et je tache toujours de l'elever, au lieu de la rabaisser. Je ne lui prete pas mon dos pour y monter a cheval, comme Henri IV lui-meme m'en donne l'exemple; je ne vais pas, debile et casse que je suis, me meler a des jeux bruyants qui demandent une petulance et une vivacite que j'ai perdues depuis nombre d'annees; aussi bien, vaut-il mieux mettre l'enfance a notre portee que de descendre a la sienne, et ce serait presomption temeraire que de lutter avec elle de souplesse et d'activite, quand nous ne voyons pas sans lunettes, quand nous ne marchons pas sans canne. Selon mon systeme, justifie par la pratique, je tends toujours a developper l'intelligence, qui suit rarement les progres de la force physique, et je me plais a cultiver les fruits precoces de l'esprit dans leur naive saveur. On a le tort, en general, de priver de lumiere ce qui n'aspire qu'a germer et a croitre; on prolonge l'enfance, et moi je travaille a la rendre plus courte; je hate la jeunesse, au lieu de la retarder; car, pour augmenter la vie de l'homme, il suffit de la commencer plus tot, et la vie ne commence reellement qu'avec la pensee. Apprenons donc, de bonne heure, aux enfants, a penser. Les enfants ne sont pas, d'ordinaire, si legers et si insouciants qu'on les suppose pour toute espece de notions serieuses, utiles et raisonnees; leur memoire manque de discernement et de choix, mais elle retient les faits, lorsqu'on a pris soin de les revetir d'une forme attrayante, lorsqu'on s'adresse a cette curiosite passionnee, qui precede l'age des passions et qu'on ne songe guere a faire tourner au profit de l'enseignement. On ne sait pas jusqu'a quel point cette curiosite instinctive pourrait former la base solide d'une premiere education. L'Histoire, qui, entre toutes les sciences, reclame principalement beaucoup de temps et de lectures; l'Histoire, dont on a fait un epouvantail d'ennui et d'obscurite; l'Histoire, pour l'etude de laquelle Lenglet-Dufresnoy n'exigeait pas moins de dix ans et demi, avec neuf heures de travail par jour; l'Histoire pourrait devenir la recreation favorite des enfants. C'est donc de l'Histoire que je leur arrange en contes et en nouvelles; c'est de l'Histoire qu'ils viennent chercher autour de moi; c'est de l'Histoire vraie, dramatique et litteraire. Le passe doit servir a l'instruction du present. Il y a cinquante ans, dans une fatale annee de cholera-morbus, le vieux Conteur a failli etre enleve a ses petits-enfants. A coup sur, sa mort aurait ete pleuree par tous ceux qui escaladent a l'envi ses genoux, pour arracher quelques-uns des souvenirs, contemporains de ses cheveux blancs ou de ses gros volumes; mais, Dieu merci! je vieillirai le plus longtemps possible, je conterai encore bien des contes, si je deviens deux fois centenaire. Approchez-vous, mes enfants, oreilles et bouches beantes! Le bibliophile Jacob est convalescent. Je ne me souvenais pas d'avoir ete malade dans le cours d'une vie longue et occupee, excepte une seule fois au college de Montaigu, en 1760, ou la douleur de ne pas obtenir le prix d'histoire me causa une fievre cerebrale, qui, par bonheur, n'a point altere mes facultes mnemoniques. Je croyais donc pouvoir a toujours defier cette legion de maux, qui sont en guerre perpetuelle contre la pauvre et fragile humanite. Je me hatais pourtant d'achever, dans la retraite, un ouvrage de predilection, comme par pressentiment de le voir bientot interrompu; j'ecrivais, nuit et jour, sans quitter mon pupitre, et si ce jeu de mots est permis a la gravite de mon age, je ne m'endormais pas sur la plume. Helas! tout exces a des consequences funestes et j'eus a me repentir de m'etre trop hate. Je n'etais plus jeune, et ma volonte conservait seule une puissance d'energie que le corps n'avait plus. Les veilles avaient brule mon sang; la continuite d'une oeuvre d'imagination avait irrite ma sensibilite nerveuse. J'etais a bout de forces, sinon de courage. Il fallut, malgre moi, m'enlever de mon fauteuil, m'arracher a mes livres et manuscrits. Vainement j'essayai de persuader au medecin que la sante ne m'avait pas abandonne un instant et que cette fievre lente n'etait qu'un effet de ma preoccupation d'esprit: il froncait le sourcil, en tenant mon poignet pour interroger les rares pulsations de l'artere. Mon teint jaune et terreux, mes levres pales et mon regard eteint, dementaient le sourire que j'essayais de me donner, et les paroles de confiance, que me suggerait le desir de me faire illusion a moi-meme. Plus clairvoyant que moi, mon excellent ami le docteur Charpentier mesurait avec inquietude combien peu d'huile restait dans ma lampe, sur laquelle un vent fatal avait souffle. Des soins habiles, devoues, infatigables, parvinrent a me sauver, en s'opposant a la rage insensee qui m'excitait sans cesse a me remettre au travail, apres les crises les plus dangereuses de la maladie qui epuisait le reste de mes forces. [Illustration: Ce delire avait des acces effrayants.] Il semblait, cependant, impossible de me guerir de cette folie de lire ou d'ecrire, folie tour a tour sombre et furieuse; je demandais a grands cris ma bibliotheque; j'ordonnais, je suppliais, je ne me lassais pas des refus, et j'etais sourd aux plus sages representations. Ce delire avait des acces effrayants: tantot je m'imaginais decouvrir des caracteres d'imprimerie sur quelque partie de mon corps; tantot je me dressais sur mon seant, pour atteindre un volume qui n'etait que dans ma fantaisie; je declamais mon catalogue, en recitatif d'opera, ou bien je jouais le role du commissaire-priseur dans une vente de livres. Une fois, je poussais l'extravagance jusqu'a me persuader que j'etais metamorphose en manuscrit sur velin avec de belles lettres peintes et des miniatures rehaussees d'or; en ce pretendu equipage, je ne laissais approcher aucune tisane, qui put endommager les merveilles de mes feuillets enlumines. [Illustration: Je ne laissais approcher aucune tisane.] A ce delire aigu succeda une langueur de consomption, qui aboutit au marasme; j'etais devenu indifferent a tout, meme a mes gouts de bibliophile, que la medecine eut appeles a son secours, s'ils avaient pu arreter mon deperissement organique. Le bon docteur Charpentier desespera de moi, en remarquant l'accueil froid et passif que je fis a certain bouquin precieux, qu'il m'apportait d'une promenade le long des quais. Le sens de la bibliomanie paraissait le dernier que j'eusse a perdre; apres lui, je n'avais plus qu'a rendre l'ame. Deja, j'etais reduit a la condition de cadavre anime, absolument prive d'appetit et d'aliments, desseche jusque dans la moelle des os; je depensais mes interminables journees a ne rien faire, assis au milieu des oreillers; et mes nuits, plus penibles encore, sans fermer la paupiere. J'etais si horriblement maigre, qu'on aurait pu etudier l'anatomie a travers la peau tendue et transparente de mon squelette. Dans cet aneantissement de mes facultes, lequel avait resiste a toutes les ressources medicales, mon docteur proposa de m'envoyer a la campagne pour me remettre entre les mains de la Nature a qui en appelle souvent Hippocrate: le mal venait de l'abus du systeme intellectuel; la matiere avait besoin de rentrer dans ses droits et dans son equilibre. On me prescrivit donc, pour remplacer les juleps et les sirops, un air vif et pur,--le depart de Paris, bien entendu,--des exercices gradues, propres a retablir la vigueur du corps en la sollicitant, une alimentation sobre et frugale, l'abandon complet de tout travail d'esprit, et meme l'oubli des objets materiels de mes affections litteraires. C'etait une penitence difficile, et, pour y satisfaire, je me resignai a m'enfuir, sans dire adieu a mes bouquins; cette separation m'aurait trop coute. On m'entraina, malgre moi, loin de cette partie de mon individualite, et, tandis que je les rangeais dans mon souvenir, comme sur les rayons de ma bibliotheque, une chaise de poste m'emportait, chaudement empaquete, vers le lieu de mon exil sanitaire. Ce fut aux environs de Bourges, dans l'ancienne province du Berry, que des amis genereux m'accueillirent, a leur foyer des vacances, comme dans ces bons vieux temps d'hospitalite, ou la porte du chateau feodal s'ouvrait aussitot, au son des coquilles du pelerin; ou le chevalier blesse trouvait une prompte guerison, dans la paix du manoir, qui l'avait recu mourant. Apres un voyage qui raviva mes souffrances secouees a chaque tour de roue, je parvins a ma destination, a cette riante colonie de la Chaumelle, qui avait garde l'aspect et les coutumes d'un fief du moyen age, sous la direction paternelle de son seigneur. Lorsque je debarquai, tremblant de fievre, d'espoir et de plaisir, dans ce charmant ermitage, qui me promettait une heureuse et paisible fin, sinon le rappel a la sante et a la vie, je me vis entoure tout a coup d'enfants, empresses a conduire, a soutenir ma demarche chancelante! L'un relevait les plis de ma robe de chambre derangee dans la voiture, l'autre s'informait de mon etat, avec une discrete attention.... Mes yeux se mouillerent, et la reconnaissance gonfla mon coeur! J'etais de prime abord naturalise chef de famille. De ce moment, j'oubliai ce qui m'avait fait tant de mal, apres m'avoir procure tant de jouissances et de beatitudes: mes livres! Je cessai de regretter ces amis broches, cartonnes et relies, que j'avais laisses a Paris, pour me donner tout entier a ceux, plus vrais et moins ingrats, que j'etais venu chercher en province: les premiers m'avaient fait malade; il appartenait aux derniers de me rendre a la vie. Le spectacle de la nature champetre et agricole vaut bien la plus admirative contemplation devant une edition rare du commencement de l'imprimerie, ou sortie des presses illustres de Robert Estienne, d'Elzevier, de Barbou, de Didot. Je n'avais garde de rever parchemins, in-folios poudreux, reliures a fermoirs, arabesques et miniatures en or et en couleur, lorsque, de ma fenetre ouverte a la senteur matinale qui se degage des bois et des gazons, je regardais dans la plaine les moutons marques au sceau proverbial du Berry, les charrues attelees de huit boeufs, les patres s'accompagnant d'une chanson monotone, les tonnes de la vendange et les recoltes du chanvre. Mes jeux, affaiblis par des veilles prolongees, se reposaient sur le penchant vert des coteaux charges de vignes et dans la variete pittoresque du paysage; il y a un bonheur inexprimable a plonger, d'un horizon a l'autre, ses regards et sa pensee dans ce vaste ciel bleu, dont les citadins ne possedent que des lambeaux, entre les toits, les gouttieres et les cheminees. Je n'avais pas encore repris assez de forces pour les depenser a la promenade en plein champ, et cependant je les sentais revenir, sans y croire moi-meme. Je ne m'apercevais pas de la lenteur du temps, quoique mes joues, chose inouie pour moi, s'engraissassent d'oisivete, quoique je ne fisse pas plus de mouvement qu'un paralytique; mais, dans cette habitation elegante et commode, qui attestait le gout ingenieux du proprietaire, je n'avais pas le loisir de m'ennuyer, bien que condamne a rester en place. Mes hotes aimables, qui doublaient par leurs qualites personnelles le charme de leur residence, me procuraient une societe, que je n'eusse point echangee contre toutes les Societes savantes ensemble; c'etait, grace a la maitresse de la maison, une familiere conversation sans apprets ni pedanterie, mais instructive, nourrissante, toujours gaie et souvent brillante. Une femme qui joint le savoir a l'esprit, surpasse tous les hommes d'esprit et de savoir. Les enfants faisaient les intermedes joyeux et interessants de ces entretiens, qui tenaient a la fois de l'etude et du plaisir, de l'utile et de l'agreable; ils contribuerent aussi a mon retablissement, ces chers petits, qui m'aimaient sur la foi de ma reputation, avant d'etre a meme de me connaitre et de m'aimer en personne; leurs voeux et leurs prevenances avancerent sans doute ma convalescence, d'abord indecise et lente, puis franche et rapide. Les temoignages d'amitie qu'ils me prodiguaient adoucirent l'anxiete morose, que la maladie traine toujours apres elle. A mon lever, ils venaient, sans bruit, recueillir le bulletin de ma nuit; ils s'echelonnaient, autour de moi, avec leurs physionomies gaies ou tristes, selon le thermometre de ma sante; la ils aspiraient a me distraire par leur babil amusant, par leurs questions malicieuses, par leurs jeux innocents; c'etait a qui roulerait mon fauteuil de grand-pere, exhausserait mes oreillers, etendrait un tapis sous mes pieds, courrait chercher mes lunettes, ma canne ou ma tabatiere. Je payais en tendresse cette piete filiale, plus delicate et plus touchante que si elle m'eut ete due; je remerciais du fond de l'ame ma bonne etoile, qui eclairait a son declin la derniere et plus belle partie de ma carriere. L'epoque des vacances agrandit encore le cercle de la famille: des jeunes gens a peine delivres du college, des jeunes personnes a peine arrivees de pension, se joignirent a leurs freres et soeurs, pour soigner le vieil hote de leurs parents. La conversation prit alors des allures moins timides, et les sciences, allegees du langage technique qui fait peser sur elles une infructueuse obscurite, purent s'ebattre sous mes yeux, en reveillant mes gouts, mes instincts et mes aptitudes. J'etais le president de ces seances peu academiques, ou la discussion portait la lumiere et l'interet dans les branches arides et inconnues de l'enseignement. Chacun fournissait sa quote-part d'instruction, d'observation et d'intelligence; chacun etait a son tour orateur, commentateur ou critique. Ces enfants s'elevaient ainsi a la condition d'homme, ou bien je redevenais moi-meme enfant avec eux. Ces occupations quotidiennes et sedentaires se prolongerent avec ma convalescence. Enfin je sortis de mon fauteuil, comme Lazare de son tombeau; courbe sur un baton, j'allai parcourir, d'un pas encore tremblant, les alentours de la jolie maison blanche, le parterre couronne de dahlias, le verger embaume de fruits murs, le bocage gazouillant, et l'enclos borde d'antiques noyers. De jour en jour, mes pas s'affermissaient, et mes promenades tendaient vers un but plus eloigne; je ne restais plus dans l'enceinte trop circonscrite par les haies et les fosses; avec le bras d'un de mes jeunes guides, je m'aventurais aux environs, pour voir le pays, en peintre, en historien, en antiquaire; c'etait la sante qui s'annoncait par le retour de mes gouts favoris: j'etais encore le bibliophile Jacob. Mes chers enfants me dirigeaient et m'escortaient, dans ces excursions, a la distance de plusieurs lieues; je ramassais partout les souvenirs, empreints sur le sol et dans la pierre, de la domination romaine et du sejour de Charles VII en Berry. Je suis alle ainsi successivement visiter, a Feularde, les arches d'un de ces aqueducs que les Romains ont lies d'un ciment indestructible; a Ryans, le passage de la chaussee de Cesar, laquelle partait de Bourges, l'ancienne Biturix; a Bois-sire-Ame, les ruines du chateau d'Agnes Sorel, dame de Beaute; aux Aix-d'Angillon, les debris des remparts de la forteresse du moyen age; a Sancerre, la grosse tour qui penche sur la ville; a Bourges, ces vieilles rues, ces vieilles maisons, et ces nombreux edifices qui lui restent de sa splendeur royale et qui s'harmonisent avec l'architecture ciselee de sa merveilleuse basilique. L'automne pluvieux mit trop tot un terme a ces courses qui acheverent de consolider ma sante: je marchais sans baton, meme avant d'avoir fait un pelerinage aux reliques de la fameuse sainte Solange, qui, suivant la legende, porta sa tete coupee, a l'imitation de saint Denis. Les journees devinrent courtes, les soirees longues, et le vent du nord-est, qui soufflait sans cesse en tourbillons, depouilla les arbres de leur feuillage rouille; ensuite le ciel se fondit en eau, sans qu'un rayon de soleil put percer le voile epais des nuages. Cette nature immobile, sombre et humide, qui succedait brusquement a la nature chaude, doree et vivante, de la belle saison, rembrunit d'abord mon humeur, de ses brouillards et de ses ouragans; mais je ne pouvais que me plaire, a la maison, au coin d'un feu clair et petillant, dans l'intimite d'une famille ou je n'etais plus etranger; on n'eut donc pas a me faire violence pour me retenir, en demi-quartier d'hiver, jusqu'aux grands froids. Outre les passe-temps qui sont du domaine ordinaire de la campagne, le billard, le trictrac, les echecs et les cartes, je repris l'habitude des causeries de famille, que les veillees du soir ranimaient a l'eclat du foyer domestique, pendant que la pluie fouettait contre les vitres, et que le vent jetait de plaintifs sifflements dans les airs. C'etait un tableau digne de Rembrandt ou de Teniers, que ce salon capricieusement eclaire par les reflets d'un fagot enflamme, quand l'apres-diner nous reunissait tous, en demi-cercle, devant la cheminee, qui n'avait pas la capacite des hautes cheminees gothiques, mais qui ne devorait pas moins de bourrees et d'enormes buches. J'occupais la place d'honneur, au milieu d'un auditoire qui m'ecoutait toujours avec cette bienveillance si encourageante pour les bavards; or, la langue n'est pas de ces choses qu'on perd en vieillissant. Le pere et la mere daignaient se meler a leurs enfants, pour entendre les reminiscences decousues de mes lectures et de mes quatre-vingts ans. Mais comment peindre le groupe silencieux et attentif de ces enfants, agenouilles entre mes jambes, assis a mes pieds et debout derriere mon fauteuil? Ils suivaient de l'oeil l'histoire, qui commencait trop tard, a leur gre, et finissait trop tot; ils ne se permettaient pas de bouger, de peur de m'interrompre, et ils eussent voulu suspendre leur respiration. Je l'avouerai, si un conteur est fier de l'attention qu'on lui prete, j'avais bien largement tous les privileges et toutes les recompenses du conteur. Quelquefois, il est vrai, je me trouvais, en cette qualite, fort embarrasse d'un role ou l'on ne saurait reussir, a moins de contenter tout le monde: je devais m'adresser a des auditeurs, differents d'ages, de sexes et de caracteres. Celui-ci me suppliait a voix basse d'aborder le terrible chapitre des revenants; celui-la se serait volontiers pame d'aise a des histoires de voleurs, car ces deux sujets importants ont des attraits eternellement nouveaux pour les petits peureux. Les garcons avaient du penchant pour les batailles et pour le merveilleux; les filles s'interessaient davantage a des heroines de romans, a des details de toilette et a de simples anecdotes. Quant aux aines, qui n'avaient pourtant pas la manie de faire valoir leur superiorite de comprehension et d'instruction, il n'eut pas ete convenable de les assommer de ces contes, ennuyeusement moraux, pour l'amusement des plus jeunes; enfin, la patience des parents, que je n'aurais pas pris a tache d'ennuyer aussi, m'invitait a choisir et a orner quelques narrations d'un genre mixte et d'une portee facile, qui atteignissent a la fois tous les degres de l'intelligence. Je crus donc pouvoir rattacher mes recits a des noms litteraires, qui relevent l'interet, souvent trainant, du drame, et le font sortir de l'orniere du lieu commun. D'ailleurs, absolument denue de livres, j'aurais craint d'entrer dans l'Histoire, de fausser une date, de travestir un fait, d'omettre ou d'estropier un nom, en un mot, d'induire en erreur qui que ce fut, meme un enfant sachant a peine ses lettres. L'Histoire est une religion qui a ses fanatiques, et je m'honore d'etre un de ceux-la. Voila comment ma convalescence a produit un volume de contes, qui sera peut-etre suivi de plusieurs autres. Je n'ose pas attendre de tous mes lecteurs l'indulgence filiale et amicale a laquelle mes jeunes auditeurs de la Chaumelle m'avaient accoutume; mais je souhaite qu'ils m'encouragent a recueillir tot ou tard la suite de ces nouvelles, que j'ai composees en pensant a eux. C'est aux enfants que je parle. Mes chers petits enfants, le vieux bibliophile Jacob ne cessera de conter qu'en vous quittant pour toujours. P. L. JACOB. Bibliophile. UNE BONNE ACTION DE RABELAIS (1553) Il y avait, en 1552, un pauvre homme, d'origine juive, qui s'etait etabli dans une miserable hutte, en plein bois, aux environs du village de Meudon. On ne savait pas d'ou il venait et personne ne s'en inquietait, car, depuis son arrivee dans le pays, il n'avait eu de rapport avec personne. Il ne sortait que la nuit et ne se montrait jamais pendant le jour; la porte de sa cabane restait fermee a tout venant: on en voyait sortir quelquefois ses deux enfants, une petite fille de douze ans et un petit garcon de neuf ans a peine, qui etaient seuls charges de pourvoir aux besoins de la triste famille. Quant a la mere de ces enfants, on ne l'avait point encore apercue; on la disait fort malade, et l'on se demandait parfois si elle n'etait pas morte, sans que son mari eut averti le cure, pour lui administrer les derniers sacrements et la faire enterrer. --C'est un vilain juif! disaient entre elles dix ou douze paysannes, qui passaient pour aller au marche de Meudon, en se montrant de loin a travers bois le toit de mousse de la maisonnette mysterieuse. On ne l'a pas encore vu entrer dans l'eglise, voire meme s'agenouiller sous le porche, comme les excommunies qui font penitence et qui attendent la une absolution pleniere. --C'est plutot quelque bohemien qui se sera separe de sa bande, dit la plus vieille de ces paysannes. Les bohemiens ne croient ni a Dieu ni a diable; ils n'ont ni eglise ni cure; ils naissent sans bapteme et meurent comme des chiens, apres avoir couru le monde en vivant de vols et de pilleries, car le meilleur metier, selon eux, est de tromper les pauvres gens et de s'enrichir aux depens des chretiens. --Oh! m'est avis que celui-ci ne s'est point enrichi et ne s'enrichira jamais! dit en riant une commere, qui designait du doigt la fille du pretendu bohemien, vetue de haillons sordides, courant pieds nus sur le bord de la route et disparaissant tout a coup dans les taillis. Avez-vous vu la petite mendiante, qui s'enfuit a notre approche, comme une biche en chasse? --Nenni dea! reprit une autre: elle ne mendie mie que je sache! Bien au contraire; elle est fiere et orgueilleuse autant et plus qu'une princesse, et quand elle porte son pain a cuire au four banal, elle ne parle a quiconque et s'en va seule courant, et ne demandant rien a ceux ou a celles qui lui donneraient de bon coeur l'aumone pour l'amour de Jesus-Christ et de sa bienheureuse mere Notre-Dame. --Si elle ne mendie et si le pere ne vole, repliquerent quelques bonnes langues, on ne comprend pas comment ils peuvent vivre de l'air du temps; aussi bien, la farine coute cher cette annee, et il faut du vrai argent pour en acheter chez le boulanger. --Ce n'est pas l'argent qui leur manque, ce dit-on, s'ecria une de ces femmes avec la satisfaction de paraitre en savoir plus que les autres. La fillette a la renommee d'etre habile a faire de la dentelle, et le garconnet, qui a la malice d'un singe, fait la chasse aux viperes, qu'il s'en va vendre a Paris aux apothicaires pour faire des drogues. --Il y a plus, ajouta une autre en baissant la voix, ce coquin de bohemien s'est empare d'un champ en friche qui appartenait a defunt Jean le Court et qui est tombe en desherence depuis sa mort. Le champ n'est pas de trop riche terre, de telle sorte qu'il y poussait plus d'ivraie que de froment, mais ce diable d'homme le cultive, au clair de la lune, et y seme des plantes veneneuses, que lui achetent les sorciers pour en faire des philtres et des poisons. Ecoutez bien cela et n'en soufflez mot, mes commeres. C'est ce que m'a conte le gros chantre de l'eglise de Meudon.... --Silence! interrompit celle qui marchait en avant. Voici venir messire le recteur, notre bon et digne cure, qui se rend au chateau pour visiter notre revere seigneur le duc de Guise et madame la duchesse. Le recteur et cure du village de Meudon etait alors un savant illustre, un ecrivain de grand renom, le fameux Francois Rabelais, qui avait ete tour a tour pretre et cordelier dans le couvent de Fontenay-le-Comte, medecin de l'hopital de Lyon, medecin et secretaire du cardinal du Bellay a Rome, religieux seculier de l'abbaye de Saint-Maur-des-Fosses pres de Paris, et qui s'etait fait connaitre non seulement par des ouvrages de science medicale et d'erudition litteraire, mais encore par une admirable satire de la societe tout entiere, ainsi que des moeurs et des idees de son temps, intitulee _la Vie du grand geant Gargantua et les Faits et prouesses de son fils Pantagruel_, espece de roman fantastique, dans lequel la plus haute raison se cachait sous un masque de bouffonnerie extravagante. Rabelais avait alors pres de soixante-dix ans; il etait de taille moyenne, avec un embonpoint florissant qui temoignait de sa belle sante; il portait la tete haute et droite, marchant d'un pas ferme et presque solennel; sa figure, toujours souriante, empreinte a la fois de bonte et de malice, inspirait de prime abord la sympathie et la confiance; malgre son grand age atteste par ses cheveux blancs, rien n'accusait en lui la decrepitude ni la senilite. C'etait un vieillard qui conservait les forces et les apparences de la jeunesse. Son costume annoncait un medecin de la Faculte, ou un docteur de Sorbonne, plutot qu'un homme d'eglise; il etait coiffe d'une sorte de toque ou bonnet carre en velours noir, qu'on appelait _barrette_ et qui cachait sa calotte de cuir bouilli; il n'avait ni rabat, ni surplis, mais une longue robe ample et flottante, boutonnee par devant, en etoffe de grosse laine ou etamine noiratre; il avait les mains nues et s'appuyait sur un gros baton en bois d'ebene a pomme d'ivoire. C'etait la, il est vrai, un habillement de ceremonie, puisqu'il venait rendre visite a ses bons paroissiens, le seigneur et la dame du chateau de Meudon, ou il etait toujours le bien-venu et l'hote desire; mais, d'ordinaire, quand il allait voir les malades, faire l'aumone aux pauvres ou consoler les affliges, il n'etait pas autrement vetu qu'en bon paysan, avec des grosses bottes qu'on nommait des _houscaux_, une casaque de bure usee et des _gregues_ ou calecon flottant, un large chapeau de feutre gris a grands bords rabattus, et, en temps de pluie, une _galvardine_ ou manteau court par-dessus ses vetements. --Or ca, mes enfants! dit Rabelais aux paysannes qui s'etaient arretees respectueusement a vingt pas de lui, pour le laisser passer, sans le deranger de son chemin, Dieu vous garde, mes cheres soeurs en Jesus-Christ! --Monsieur le cure, repondit une des plus vieilles au nom de ses compagnes, nous prions Dieu qu'il vous accorde bonne vie et longue! --Or ca, reprit gaiment le cure, vous n'avez pas besoin de moi ce matin, puisque vous n'allez point a l'eglise, m'est avis, et vous me semblez de trop belle humeur, pour penser a venir au confessionnal? Donc je vous avertis que j'ai fait dire la messe, par mon vicaire, de meilleure heure, et que je m'en vais de ce pas chez monseigneur le duc de Guise, qui m'a envoye chercher, avant l'aube, pour assister un de ses vieux serviteurs au lit de mort. --Nous l'aiderons de nos prieres a entrer en paradis! repliquerent plusieurs villageoises en se signant. --D'ou venez-vous, bonnes femmes? leur demanda familierement Rabelais. Etes-vous contentes de vos maris, de vos enfants, de vos vaches et de vos volailles? --Grand merci, messire! repartit la plus deluree de la compagnie. Nous venons de Velisy, a travers bois, et nous apportons, au marche de Meudon, du lait, des oeufs et des herbes, pendant que nos hommes travaillent. --Oui da, mes enfants! s'ecria le bon cure, en hochant la tete et clignant de l'oeil. N'etes-vous pas un peu trop imprudentes de faire route ainsi, en pleine nuit, par les bois, sans escorte ni sauvegarde? --Oh! notre bon pere, dit une vieille, ce n'est pas la saison des loups, et nous sommes en assez bon nombre pour leur faire peur et les mettre en fuite, s'ils nous rencontraient au passage. [Illustration] --Bah! la mere! objecta plaisamment Rabelais, souvenez-vous du dicton: "Le plus mechant loup, c'est un mechant homme." Ce proverbe populaire donna sujet de rire aux femmes de Velisy, qui avaient entendu parler de la gaite du cure de Meudon et qui se sentaient d'humeur a y repondre. Mais Rabelais n'avait pas le temps de faire une plus longue station sur la route du chateau. --Or ca, mes filles! leur dit-il, ne vous attardez pas trop au marche, car on vous attend dans vos demeures et l'on vous gronderait quand vous rentreriez! Les paysannes s'appreterent a suivre ce bon conseil et, avant de s'eloigner, elles prierent le cure de leur donner sa benediction: il la leur donna de bon coeur et paternellement. --Nous faisons des voeux, dit une de ces femmes, pour que votre sainte benediction, monsieur le cure, s'etende jusqu'a ce scelerat de juif ou de bohemien, qui est venu avec ses louveteaux se loger dans nos bois, a seule fin de nous porter malheur. --Je ne sais si c'est un bohemien ou un juif, reprit severement Rabelais, mais a coup sur ce n'est pas un scelerat: c'est un pauvre homme qui merite qu'on le plaigne, et qu'on lui vienne en aide, parce qu'il est malheureux. Rabelais s'eloigna, en laissant les paysannes un peu confuses de la lecon qu'il leur avait donnee et qui leur rappela que le cure de Meudon passait dans le pays pour un partisan deguise de la Reforme calviniste. L'Angelus etait sonne a l'eglise du village, quand le cure revint du chateau ou il avait passe toute la journee avec le duc et la duchesse de Guise. Le jour commencait a baisser, et l'on voyait dans le lointain les vapeurs du soir monter et s'etendre au dessus des bois qui environnaient le village. En approchant d'un sentier qui conduisait dans la foret, Rabelais crut entendre des sanglots etouffes, et il apercut a quelque distance une jeune fille immobile au pied d'un arbre. Il s'approcha rapidement et retint par le bras cette jeune fille qui se disposait a s'enfuir. --Vous pleurez, mon enfant? lui dit-il avec douceur. Avez-vous donc sujet de pleurer, a votre age ou tout est si bon et si beau dans la vie! Quelle est la cause de vos larmes? Je serais heureux de pouvoir les essuyer et de vous faire gaie et joyeuse. --Est-ce que je pleure, mon tres honore seigneur? dit-elle, en devorant ses sanglots. Je ne pleure pas, reprit-elle avec un accent de depit et de colere, non, je ne pleure pas, mais les gens de ce pays sont bien mechants! --Ils sont comme partout, pauvre petite! repliqua Rabelais, qui regardait avec interet cette jeune fille, miserablement vetue, mais dont la physionomie intelligente ne manquait ni de distinction ni de fierte. Il y a sans doute plus de mechants que de bons, mais aussi il y a plus de betes que de mechants. Vous a-t-on fait du mal? Auriez-vous a vous plaindre de quelqu'un? C'est un devoir pour moi de vous faire rendre justice et de vous prendre sous ma protection. --Il faut que vous ne soyez pas de ce pays-ci, monseigneur, pour etre aussi bon que vous etes, dit l'enfant, reprenant confiance et se hasardant a regarder en face Rabelais qui la regardait egalement avec bonte. Je n'ai rencontre que des mechants, excepte vous, depuis que nous sommes a demeure dans la seigneurie de Meudon. --Ah! vous faites partie de ma paroisse? lui demanda Rabelais, qui ne put se defendre d'un mouvement de curiosite. Je ne crois pourtant pas vous avoir encore vue a l'eglise? La jeune fille ne repondit rien et baissa les yeux. Elle paraissait vouloir se derober a cet entretien; elle avait ramasse un panier couvert d'un linge, qui etait a terre, et elle se preparait a s'eloigner, lorsque Rabelais l'arreta encore par le bras. --Ma chere fille, lui dit-il d'une voix insinuante et persuasive, ayez foi en ma promesse: j'entends vous proteger contre quiconque oserait vous faire tort, et je ne veux pas que dans ma paroisse vous ayez a vous plaindre de qui que ce soit. Je vous prie de me dire tout franc quel est le prejudice qu'on a pu vous causer en ce pays de Meudon. --Ils veulent que nous mourions de faim! s'ecria l'enfant, avec un redoublement de sanglots. C'est la premiere fois sans doute qu'on me refuse de cuire notre pain au four banal... Ils m'ont chassee, en disant qu'ils me bruleraient comme une juive maudite, si je m'obstinais a presenter a la cuisson mon pain avec le leur. --Vous etes donc juive, ma pauvre enfant? lui demanda Rabelais avec bienveillance. Peu importe! ajouta-t-il en voyant que l'enfant restait muette et se refusait a repondre a cette question. Vous etes malheureuse, et a ce titre, la Providence vous a placee sous ma tutelle et ma protection. Venez avec moi au village. --Helas! je ne puis, mon bon seigneur, repondit-elle. Ce n'est pas que j'aie faute de confiance, mais mon pere m'attend.... --Votre pere? Ou est-il? Voulez-vous me mener vers lui? Est-ce que je vous fais peur? Ne savez-vous pas qui je suis? --Quoi! dit-elle en tremblant, vous voudriez me conduire au four banal?... Ils etaient la comme des betes feroces, les femmes aussi bien que les hommes.... Ils me tueraient sans pitie ni merci, ces mauvaises gens! --Eh bien! ma fille, j'irai seul, a votre place, repartit Rabelais. Confiez-moi cette corbeille qui contient le pain en pate, que vous deviez mettre vous-meme au four. Dans deux heures, je vous rapporterai votre pain cuit. Mais ou vous le remettrai-je? Dans deux heures il fera nuit close, et vous ne pouvez rester ici a m'attendre. --Ah! je n'ai pas peur, repliqua-t-elle avec une energie bien superieure a son age.... Je suis accoutumee d'ailleurs a me trouver seule, dans les champs ou dans les bois, pendant la nuit.... Vous etes bien bon, bien genereux, mon digne et venere seigneur, mais je n'ose accepter votre bienfaisante proposition.... Et pourtant il faudrait que ma famille ne mourut pas de faim!... Tenez, j'accepte le service que vous voulez bien me rendre et que Dieu vous rendra en notre nom. --Mon enfant, lui dit Rabelais avec emotion, je ne sais qui vous etes, mais, puisque vous avez foi en Dieu, vous etes une de mes paroissiennes, et c'est a moi d'etre votre serviteur devant Dieu. Dans deux heures vous aurez votre pain, et nous vous le benirons. Le cure de Meudon ne se separa qu'a regret de cette interessante jeune fille, qu'il se reprochait de laisser seule, mais elle s'etait refusee absolument a l'accompagner jusqu'a Meudon. Il se hata de rentrer au village et d'aller porter au four banal le pain qu'il avait a y faire cuire. Il n'adressa la parole a personne et ne repondit a aucune des questions qu'on se permit de lui adresser indirectement. Il dit seulement: "Ceci est le pain des pauvres; je le recommande a mes paroissiens." Il alla dans son presbytere attendre, en lisant quelque auteur grec, que le pain de l'inconnue fut cuit. Deux heures n'etaient pas ecoulees, qu'il revint au four banal chercher le pain chaud et dore, qu'il remit sous le linge dans la corbeille, et qu'il emporta, en hatant le pas, a l'endroit ou il devait le remettre entre les mains de la jeune fille. Celle-ci ne se trouvait pas encore au lieu du rendez-vous. Devait-elle y venir? Combien de temps faudrait-il l'attendre? Il faisait nuit noire, et Rabelais se prenait a desirer que cette jeune fille ne vint pas, car une fille de douze ans avait a craindre dans le voisinage des bois les malfaiteurs non moins que les loups, et a cette epoque de civilisation imparfaite, ou les haines de religion devenaient plus ardentes que jamais, une juive etait cent fois plus exposee qu'une chretienne a de mauvais traitements de ta parc de tant de gens qui ne respectaient rien. Rabelais etait trop philosophe pour se faire illusion sur les dangers de la perversite humaine, dans toutes les conditions sociales, et, quels que fussent ses sentiments de mansuetude et de charite, il savait que la simple prudence lui commandait toujours de se mettre en garde lui-meme contre la mechancete et la violence. Cependant il n'avait jamais d'armes pour se defendre, lorsqu'il s'en allait ainsi a toute heure de nuit dans la campagne, soit pour observer les astres et l'etat du ciel, car il etait astronome, soit pour chercher des oiseaux et des insectes, car il etait naturaliste, soit pour donner des soins a des malades, car il etait medecin, soit pour porter des consolations a des mourants, car il etait pretre, soit pour etudier et admirer la nature, car il etait surtout philosophe, et sa pensee s'elevait sans cesse vers Dieu, en interrogeant les mysteres de la sagesse divine. Il n'y avait pas de lune, ce soir-la, mais le ciel etait etoile, et une pale clarte, qui traversait par intervalles l'obscurite, permettait de reconnaitre de loin la forme des objets sans en percevoir les couleurs. Rabelais apercut une espece de grande ombre mouvante, qui semblait s'avancer de son cote; puis il entendit tres distinctement le pas lourd et lent d'un homme qu'il entrevoyait de temps a autre a travers les arbres qui bordaient la route. Il preta l'oreille et resta immobile, les yeux fixes sur cet homme qu'il ne distinguait pas encore suffisamment pour juger s'il devait s'inquieter ou se rassurer; mais il ne songea point a fuir pour eviter une rencontre qui pouvait etre indifferente et inoffensive. L'homme venait aussi d'apercevoir Rabelais: il s'etait arrete soudain en face de lui, dans une sorte d'attente et d'indecision. Ils se trouvaient alors a cent pieds de distance l'un de l'autre, tous deux absolument degages des ombres que projetaient les arbres dont ils etaient entoures, mais cette distance etait trop grande et la nuit trop obscure, pour qu'ils pussent apprecier leurs intentions reciproques d'apres leur physionomie et leur contenance. Apres quelques instants de reflexion, Rabelais, remarquant que l'inconnu n'avait plus fait un pas, ni en avant ni en arriere, marcha droit a lui et le vit s'eloigner tout doucement et disparaitre sans bruit. Il craignit alors de tomber dans une embuscade et s'arreta de nouveau. On n'entendait pas le plus leger bruit. [Illustration: L'enfant s'enfuit en courant et disparut.] --Y a-t-il quelqu'un ici? demanda Rabelais a haute voix. La personne que je suis venu chercher est-elle la? Personne ne repondit, et aucun bruit vivant ne se fit entendre. Mais tout a coup voici qu'une petite ombre se detache de la masse des feuillages et s'approche de Rabelais, qui reconnait bientot un enfant, mais ce n'etait pas la jeune fille a qui il avait promis d'apporter son pain cuit. L'enfant, dont on voyait briller les yeux comme deux charbons ardents, ne prononcait pas une parole et continuait a s'avancer deliberement jusqu'a ce qu'il fut devant Rabelais, qui n'eut que le temps de l'examiner un moment. Cet enfant, age de neuf ou dix ans, avait l'air sournois et malicieux, avec une physionomie tres intelligente; ses vetements en haillons annoncaient la misere la plus sordide. Il s'empara, sans facon, par un mouvement brusque et decide, de la corbeille que le cure de Meudon tenait a la main, et l'ayant enlevee rapidement, il s'enfuit en courant et disparut. Rabelais ne put s'empecher de rire aux eclats. --A la grace de Dieu! dit-il a haute voix, en s'en allant. Voila un petit garconnet, qui n'est ni manchot, ni boiteux, et qui prend son bien, sans dire gare, ni merci. Quelques jours s'ecoulerent, sans que le bon cure eut des nouvelles de la jeune fille, qui n'avait pas reparu au four banal: il avait fait savoir, dans le village, qu'il entendait qu'elle ne fut ni meprisee, ni molestee, quand elle reviendrait. Elle n'etait pas encore revenue. Quant au petit voleur de pain, ce devait etre, suivant les renseignements qu'il avait pris avec bienveillance a Meudon et aux environs, le propre frere de la jeune fille, un enfant qui n'avait pas meme ete baptise, disait-on et qui ne se montrait pas plus a l'eglise que sa soeur et ses parents; ce qu'on n'aurait pas du trouver etrange, puisqu'on assurait qu'ils etaient tous de la religion juive. Un soir que maitre Francois Rabelais retournait, bien fatigue, a son presbytere, apres etre alle par les bois de Meudon jusqu'au hameau de Villacoublay, pres de Velisy, pour administrer les derniers sacrements a un moribond, il se separa tout a coup de son sacristain, qui portait les saintes huiles et l'eau benite; puis, il se mit a la recherche des vers luisants qui brillaient dans les herbes, comme des feux follets, et il en ramassa une quantite pour les rapporter dans son cabinet d'etude, ou il faisait de curieuses experiences sur la nature de la lumiere phosphorescente que ces insectes repandent autour d'eux durant les chaudes nuits de l'ete. Il n'avait pas pense a se pourvoir d'une boite fermee afin d'y mettre le produit de sa chasse, sans l'endommager; mais il eut bientot imagine un moyen de suppleer a l'absence de l'attirail d'un naturaliste: il releva les bords de son grand chapeau, de maniere a former tout a l'entour une espece de cuvette, dans laquelle il deposa sur une jonchee d'herbes tous les vers luisants qu'il put recueillir, et ces vers jetaient des eclairs intermittents qui l'environnaient d'une aureole lumineuse. Il avait aussi ramasse a terre une grosse chauve-souris, blessee par quelque oiseau de proie qui n'avait pas reussi a l'emporter a moitie morte. Cette chauve-souris, qu'il voulait conserver pour la dissequer et en etudier l'organisme anatomique, il eut l'idee de l'attacher, sur le sommet de son chapeau, avec trois ou quatre longues epingles qui lui avaient servi a relever sa robe sur ses genoux, pour marcher plus librement, sans s'accrocher et se dechirer aux epines des buissons de houx. La lune etait dans son plein quand il sortit du bois et marcha quelque temps a decouvert, dans un sentier peu frequente, qui traversait une plaine aride, a peine cultivee sur quelques points, dans laquelle il n'avait pas encore passe. Il aurait pu se croire egare, s'il n'avait pas su s'orienter par la position des etoiles, et il reconnut qu'apres avoir fait beaucoup de chemin, au hasard, dans la foret, il se trouvait presque a son point de depart, c'est-a-dire peu eloigne de Meudon, et qu'il ne tarderait pas a rencontrer la grande route qui etablissait une communication directe entre ce village et le hameau de Velisy. Le bon cure avait donc erre deux ou trois heures dans les bois, et il s'en apercevait a sa fatigue; mais il n'avait plus guere qu'une demi-lieue a faire, pour rentrer dans son presbytere. L'idee lui vint que l'endroit de la foret ou il etait en ce moment ne devait pas etre autre chose que le _Camp des Sorcieres_, cette plaine deserte et mal famee, dont les gens du pays n'osaient point s'approcher, surtout la nuit, parce qu'ils la regardaient comme hantee par les sorciers et sorcieres, qui y venaient faire le sabbat. Mais Rabelais n'avait pas l'esprit accessible a ces croyances superstitieuses, et il continua de marcher en avant, sans doubler le pas et sans eprouver la moindre frayeur. Il se rappela, toutefois, que c'etait dans ces parages qu'un inconnu, qu'on nommait le Juif ou le Bohemien, avait pris possession d'un coin de terre, pour y construire une pauvre cabane ou il demeurait avec sa famille. Rabelais donc poursuivait tranquillement son chemin, au clair de la lune, et le sentier qu'il suivait le rapprochait d'un bouquet de bois qu'il avait a cotoyer pour atteindre la route de Meudon, quand tout a coup il vit, a peu de distance de lui, un homme qui travaillait a la terre en poussant de gros soupirs. Ces soupirs, il les avait entendus de loin, sans se rendre compte de ce que pouvait etre ce murmure lugubre et intermittent. Il continuait a s'avancer vers cet homme, qui lui tournait le dos et ne l'avait pas encore apercu. La clarte de la lune lui permettait de suivre tous les mouvements du personnage, qui avait le corps courbe et la tete penchee vers le sol pierreux, qu'il remuait peniblement a coups de pioche. Rabelais s'arreta pour le regarder faire, car il ne douta plus que ce fut un paysan malheureux qui labourait son champ. --Bonhomme! lui cria-t-il, que fais-tu la, dans ce lieu desert, a l'heure ou tout le monde dort? L'homme se retourna vivement, a cet appel inattendu qui n'avait pourtant rien de comminatoire ni d'imperieux, et il laissa tomber sa pioche, en se jetant a genoux, car il n'eut pas la force de s'enfuir, et il resta tout tremblant, tout fremissant, la tete basse, sans oser regarder davantage la terrible apparition qu'il n'avait fait qu'entrevoir. C'est que Rabelais, sous les rayons de la lune qui le mettaient en pleine lumiere, avait un aspect etrange et vraiment effroyable, pour qui ne l'eut pas reconnu: les vers luisants qu'il avait recueillis entre les bords de son chapeau lui faisaient une espece de couronne de feu et illuminaient de reflets fantastiques la chauve-souris morte qu'il avait arboree comme un panache sur le haut de ce singulier chapeau; en outre, il avait coupe, dans les bois, une bottelee de plantes medicinales qu'il portait sur son epaule, et il tenait d'une autre main le produit de sa chasse aux insectes, soigneusement enferme dans un mouchoir. Il avait l'air d'un veritable sorcier, mais il ne se rendait pas compte lui-meme de l'incroyable figure que lui donnait ce bizarre equipage. [Illustration: Il avait l'air d'un veritable sorcier.] --Eh bien, bonhomme, reprit-il avec moins de douceur et plus d'autorite, ne veux-tu pas repondre a la question que je t'adresse? Qui es-tu? Que fais-tu? Reponds, et vite! --Helas! mon bon seigneur, repondit d'une voix etranglee le pauvre homme qui continuait a trembler et qui ne se relevait pas, je vous jure, par Moise et par Aaron, que je ne fais pas de mal. J'ai trouve cette piece de terre inculte, qui semblait n'appartenir a personne, et j'y ai seme des navets qui ne sont pas tres bien venus, tant la terre de ce champ est dure et ingrate. Voici que je suis en train de faire ma recolte, a grand'peine et a grand effort, mon doux seigneur, attendu que je suis bien malade! --Quand on est malade, on garde le lit, repartit Rabelais avec un sentiment de defiance mele de commiseration. A-t-on vu jamais un malade quitter sa couche, a la mi-nuit, pour s'en venir piocher la terre, au clair de la lune? --Helas! seigneur mon Dieu! s'ecria douloureusement le laboureur nocturne: qu'est-ce qui nourrira ma pauvre femme et mes pauvres enfants, si je ne travaille pas pour eux jusqu'a la mort? --Tu as femme et enfants, dit Rabelais avec une profonde pitie, et tu es pauvre? et tu es malade? --Bien malade! bien pauvre! repliqua l'homme, qui n'avait pas meme la force de se remettre sur pied. Oh! bien malade, mon venerable seigneur! Aussi mieux vaudrait-il que je fusse deja mort. --Quand on est malade et bien malade, dit Rabelais, on envoie querir le medecin et l'on se soigne, pour guerir, s'il plait a Dieu. Or ca, mon brave homme, quel est donc le mal qui te tourmente? --Je n'ose pas l'avouer, mon tres venere seigneur! repondit en hesitant le miserable, qui recommencait a trembler de tous ses membres. Ah! je vous en conjure, ne le dites pas aux gens du pays! ils me chasseraient a coups de fourche.... Je suis maudit du Dieu d'Israel et maudit de tous les dieux, puisque j'ai la lepre. --La lepre! repeta Rabelais, la lepre! C'est une grande maladie et difficile a traiter. Nous y aviserons toutefois. Mon ami, ayez foi en Dieu, n'importe lequel, celui des juifs ou celui des chretiens, et Dieu vous guerira. --A Dieu plaise, mon cher seigneur! murmura l'homme, qui etait parvenu a se relever et qui ne songeait plus qu'a s'evader. --Ecoute-moi et fais ce que je t'ordonne, dit Rabelais: tu vas quitter ton travail et partir d'ici, sans tourner la tete, ni regarder derriere toi, en laissant la ta pioche et le panier ou tu devais mettre les navets; demain, au jour leve, tu reviendras ici et trouveras besogne faite. Mais va-t'en de ce pas te recoucher et dormir, si tu peux, apres avoir prie Dieu, en lui demandant humblement et pieusement qu'il daigne te rendre la sante. --Il y a cinq ans que je le prie, repliqua le pauvre homme avec amertume, et le mal n'a fait qu'empirer, ce qui temoigne manifestement que le Seigneur m'a maudit et ne veut pas me guerir. --Ne blaspheme pas, mon ami, lui dit Rabelais avec un geste imperatif: aie foi en la bonte et la misericorde de Dieu! Le lepreux n'essaya pas de resister a l'ordre qu'on lui donnait d'une maniere si solennelle, d'autant plus qu'en se relevant il avait contemple avec effroi l'etre extraordinaire qui etait devant lui, et qu'il prenait pour un sorcier ou pour un spectre. Il obeit donc en silence et s'eloigna aussitot. Rabelais executa immediatement le projet qu'il avait concu. Il ne pensait plus a la fatigue qu'il ressentait avant d'avoir rencontre sur son chemin le pauvre lepreux. Il se debarrassa lestement de son chapeau lumineux, de sa gerbe de plantes et de feuillages, de sa collection d'insectes et de petits animaux nocturnes; il ota sa robe et sa casaque de dessous, qui auraient gene ses mouvements; puis, en manches de chemise, comme un moissonneur, il saisit la pioche et s'en servit d'une main vigoureuse pour remuer la terre et en arracher les navets qui y avaient pousse. La besogne fut longue et penible, mais, au bout de trois heures de travail, il avait fini de retourner le petit champ de navets, et la recolte qu'il en avait tiree formait un tas considerable, qu'il devait laisser sous la garde de Dieu avec la pioche dont il s'etait mieux servi que le malheureux proprietaire de la culture. On n'avait pas lieu de craindre les voleurs dans un endroit aussi desert. Rabelais, au moment de se r'habiller et de se remettre en route, ne rattacha pas son escarcelle, grosse bourse en cuir, fermee par un ressort de cuivre, qu'il portait d'ordinaire sous ses vetements; il la cacha parmi les navets, qui la couvrirent entierement de leurs feuilles. Il n'avait pas songe a verifier quelle pouvait etre la somme d'argent contenue dans cette bourse, qu'il avait apportee vide au chateau de Meudon et qu'il en avait rapportee pleine peu de jours auparavant, mais les aumones, qu'il repandait a pleines mains, avaient deja sans doute beaucoup diminue le petit tresor dont la duchesse de Guise lui confiait la distribution charitable. Il se hata de reprendre ses habits, son chapeau et son butin de naturaliste; puis, apres avoir remercie Dieu qui lui donnait encore la force et les moyens d'etre utile a un malheureux, il se remit en marche et ne tarda pas a gagner Meudon, lorsque les premieres lueurs matinales commencaient a monter dans le ciel et a dorer l'horizon. [Illustration: Le sacristain avait fini par s'endormir.] Il n'avait rencontre personne sur son chemin et il n'eut pas besoin d'expliquer les causes de sa presence dans la campagne a une heure aussi indue. Il etait accable de fatigue en rentrant au presbytere, ou son sacristain l'avait attendu une partie de la nuit, avec l'inquietude de ne pas le voir revenir. Rabelais n'eut garde d'eveiller ce fidele serviteur, qui avait fini par s'endormir profondement, et des qu'il se fut couche, sans l'eveiller, il s'endormit lui-meme d'un sommeil plus profond, de telle sorte qu'il n'entendit pas sonner l'Angelus et qu'il dormait encore de bon coeur, quand le sacristain, qui s'inquietait de ce sommeil prolonge, entra dans la chambre du cure. --Guillot, mon ami, je ne dirai pas ma messe aujourd'hui, s'ecria Rabelais, qui s'etait reveille en sursaut: il me faut aller visiter un malade. --Par Notre-Dame! monsieur le cure, repliqua le sacristain avec une douce et familiere gaite, l'heure de la messe est passee depuis longtemps. --En verite, je ne croyais pas qu'il fut si tard, dit Rabelais en se hatant de se vetir. Je me suis oublie, cette nuit, a chercher des simples et des insectes dans les bois, et j'ai fait belle chasse, je t'assure. --Ah! monsieur le cure, reprit Guillot en soupirant, comment vous amusez-vous a ramasser toutes ces mauvaises herbes et toutes ces vilaines betes, dont vous remplissez notre saint presbytere? Il y a la, Dieu me pardonne, une chouette ou un hibou.... --Non, c'est une chauve-souris, interrompit d'un air placide le cure naturaliste: ce n'est pas moi qui l'ai tuee, car je ne me resigne pas volontiers a faire mourir des etres qui ont vie. Cette pauvre chauve-souris est morte des blessures que lui avait faites un mechant oiseau de proie. J'ai la des grenouilles et des crapauds, qui doivent etre encore vivants; j'ai aussi quantite de beaux insectes, que je compte fort conserver en leur donnant de quoi se nourrir, mais je crains bien que mes vers luisants soient eteints pour toujours. Ce sont comme de petites lanternes que la nature allume le soir dans les bois, je ne sais par quel mystere ni pour quel usage. Tout a sa raison d'etre, tout a son objet et son but, dans les choses de la nature. Le sacristain Guillot n'etait plus la pour ecouter les reflexions savantes et philosophiques de son cure; on avait frappe a la porte du presbytere, et il etait alle ouvrir. Il revint, quelques instants apres, annoncer au cure, qu'un enfant en guenilles, qui ne pouvait etre qu'un mendiant, demandait instamment a le voir, et attendait, a la porte, la tete et les pieds nus, que M. le recteur daignat lui accorder quelques minutes d'audience. --Un enfant! dit Rabelais, de bonne humeur: selon les paroles de l'Evangile, laissez toujours venir a moi les petits enfants. --Ce petit bonhomme n'est pas de notre paroisse, reprit le sacristain en s'en allant, et je le regrette fort, car nous en ferions un joli enfant de choeur. Rabelais avait passe dans son cabinet d'etude, pour recevoir cet enfant, que lui amenait le sacristain, et qui s'arreta sur le seuil, tout etonne et trouble du spectacle etrange que presentait ce cabinet de naturaliste et de savant. La chambre etait tapissee de vieux livres, de gros volumes relies en parchemin, et surtout de toiles d'araignees; des poissons desseches et vernis pendaient au plafond; sur la table de travail, des manuscrits et des livres ouverts les uns sur les autres, des papiers entasses ou epars, noircis d'encre; des plumes, des compas, des telescopes; dans un coin de cette chambre remplie de poussiere, un atelier d'alchimiste, un fourneau avec des alambics, des cornues, des creusets, et des vases en verre ou en cuivre de toutes formes; dans un autre coin, un bahut ou armoire en bois de chene, surcharge de pots, de fioles, de bouteilles, de _silenes_ ou boites en fayence et en plomb, contenant des onguents et des elixirs de pharmacie; enfin, ca et la, au milieu du cabinet, des animaux quadrupedes empailles, des amas d'herbes et de plantes medicinales, des mappemondes et des spheres astronomiques, des sieges et des escabeaux encombres d'un pele-mele d'objets divers de toute espece, applicables a differents usages de science et d'art. Le cure, assis dans une grande _chaire_ ou fauteuil en bois sculpte, accueillit par un sourire avenant et de bon augure l'enfant qui s'avancait timidement, les yeux baisses, derriere le sacristain. Cet enfant avait la figure la plus intelligente et la plus malicieuse. Rabelais reconnut aussitot le petit demon, leste et hardi, qui, un soir precedent, lui avait enleve des mains la corbeille de pain sortant du four banal de Meudon. --C'est toi, lui dit le cure en eclatant de rire, c'est toi, n'est-ce pas, qui vins prendre, l'autre soir, le pain cuit que j'allais rendre a ta soeur? Je te reproche seulement d'avoir decampe trop vite, car je n'ai pas eu le temps de te donner quelque chose, pour t'empecher de manger ton pain sec. Ne rougis pas, mon garcon, et ne sois pas en peine de t'excuser de ton escapade; il y avait faim chez tes pauvres pere et mere, je m'en doute, et il te faut louer, au contraire, d'avoir avise au plus presse, en pareil cas; quant a moi, je pouvais attendre sans inconvenient, et j'ai donc attendu ton retour jusqu'a present. Or ca, voyons ce qu'on peut faire pour venir en aide a ta famille. L'enfant, qui avait ecoute, sans repondre, cette allocution paternelle, n'y repondit pas davantage, quand elle fut terminee, mais il vint, tout emu, s'agenouiller aux pieds de Rabelais, avec un pieux respect, et lui tendit en silence l'escarcelle, que celui-ci avait laissee expres, la nuit meme, parmi les navets entasses dans le champ du lepreux. --Va-t'en voir a la cuisine si le four chauffe, dit le cure, en congediant son sacristain que la curiosite avait fait temoin de cette scene touchante. Depeche, et mets la nappe, pour que nous allions savoir si le vin est tire. En meme temps, il relevait doucement l'enfant, qui eut voulu rester a genoux devant lui, et il l'attirait avec bonte dans ses bras, sans avoir repris la bourse que cet enfant etait venu lui rapporter dans une intention de probite delicate, qu'on devinait de prime abord. --Monseigneur le cure, lui dit l'enfant les larmes aux yeux, ce matin, mon pere a trouve dans son champ cette escarcelle qui vous appartient, puisque votre nom est grave dessus, et il m'a envoye au plus tot vous la remettre, pensant bien que quelqu'un vous l'avait volee. --Non, mon cher enfant, repondit Rabelais avec emotion, cette escarcelle je vous la donne de bon coeur, avec le peu d'argent qu'elle renferme, en regrettant qu'elle n'en contienne pas davantage. --Mon pere m'a ordonne, continua l'enfant, de vous declarer, sur sa foi, qu'il ne l'a pas ouverte et qu'il ignore ce qu'elle peut contenir. Il s'excuse tres humblement de ne vous l'avoir rapportee lui-meme, mais mon bien-aime pere est bien malade. --Nous irons le visiter tout a l'heure, repliqua Rabelais qui admirait la probite de ces pauvres gens; oui, mon fils, nous irons ensemble, et avec l'aide de Dieu, j'ai bel espoir que nous le guerirons. Rabelais avait repris enfin l'escarcelle, qui portait cette inscription en or, gravee sur le cuir noir dont elle etait faite: _A messire Francois Rabelais, tresorier des pauvres de Jesus-Christ_; il l'ouvrit, pour savoir ce qu'il y avait dedans et il en tira vingt ecus d'or, qu'il etala, tout neufs et tout brillants, sur le bord de la table. L'enfant fixait sur cet or des yeux emerveilles, comme s'il n'en eut jamais vu. Le bon cure reflechit un instant, puis il etendit la main vers un coffret de fer cisele, a demi cache sous les papiers dont la table etait couverte; il l'ouvrit en faisant jouer un ressort qui le fermait et il y prit dix pieces d'or, qu'il reunit aux premieres; il remit ensuite le tout dans l'escarcelle, qu'il fit disparaitre dans une des poches de sa robe. --Nous allons dejeuner avant de partir, dit Rabelais a l'enfant qui ne revenait pas encore de son etonnement admiratif. Il y a loin d'ici au Camp des Sorcieres! Je m'apercois que nous avons l'un et l'autre l'estomac aussi vide que la bourse d'un pauvre homme. Il emmena l'enfant, par la main, dans une salle basse, ou la table etait copieusement servie: un jambon, des andouilles fumees sortant de dessus le gril, un chapon gras sortant de la broche et deux flacons de vin rouge et blanc. L'enfant aspirait delicieusement l'odeur de la chair cuite, et regardait d'un oeil stupefait les apprets de ce succulent repas. --Nous ne mangerons qu'une bouchee, dit Rabelais, et ne boirons qu'un coup de vin pour nous donner coeur au ventre. Mange et bois, mon fils! Que la sainte benediction de Dieu descende sur ta pauvre et honnete famille! Il avait servi lui-meme son jeune convive, qui hesitait encore a manger et a boire, mais qui bientot, encourage par la bonne humeur du cure, se mit a l'imiter a belles dents et a plein gosier. Il buvait et mangeait comme s'il avait soif et faim depuis six mois. Rabelais se rejouissait de lui voir ce furieux appetit, et il lui donnait l'exemple a plaisir. --Dis-moi, petit, lui demanda-t-il, lequel de vous sait donc lire dans la famille? --Nous savons tous lire, monseigneur le cure, repondit l'enfant le plus simplement du monde. --Tous? s'ecria Rabelais surpris et charme. Voila de braves et dignes gens! La fille et le fils savent lire aussi! Ne veux-tu pas rester avec moi, mon cher enfant, ajouta-t-il, en l'embrassant encore une fois comme un pere. --Oh! bien volontiers, reprit l'enfant avec une vive emotion, oui, volontiers, monseigneur le cure! Mais vous me permettrez de voir souvent mon pere, et ma mere, et ma soeur? --Assurement, dit Rabelais. Ce n'est pas moi, Dieu merci, qui voudrais separer a toujours l'enfant de son pere et de sa mere! Ca, mon cher fils, quel est ton nom de bapteme? Que je puisse te donner ce nom desormais, comme si j'etais ton second pere, ton pere adoptif. Je ferai de toi un gentil enfant de choeur, et tu seras, un jour, apres moi, cure de Meudon, si le bon Dieu te fait cette grace. --Je me nomme Thadee, repondit tristement l'enfant apres un moment de silence et de reflexion, mais je ne puis etre ni enfant de choeur, ni cure, mon tres venere seigneur, puisque je suis ne israelite. Rabelais respecta les scrupules religieux de cet enfant, qui avait ete eleve dans la foi de ses peres, et il n'ajouta pas une parole qui fut de nature a le troubler et a le chagriner a cet egard; mais, ayant remarque que le petit Thadee n'oubliait pas ses parents, puisqu'il mettait de cote pour eux une partie des aliments qui lui etaient attribues et qu'il semblait ne toucher qu'a regret, Rabelais appela son sacristain, et lui ordonna de rassembler dans un panier tout ce qui se trouvait sur la table et d'attacher le panier sur la selle de l'anesse du presbytere. --Tu viendras avec nous, Guillot, lui dit-il; tu conduiras l'anesse par le licou, et si j'etais trop fatigue de la route, tu me ramenerais, sur l'anesse, a Meudon, comme notre Seigneur Jesus entrant a Jerusalem pour s'y faire crucifier. --Est-il possible, monsieur le cure, repondit a voix basse le sacristain, qui avait ecoute a la porte l'entretien de Rabelais avec l'enfant, est-il possible que vous vouliez nous mener chez des juifs, avec ce petit fils de Barrabas et de Judas? --Guillot, interrompit severement le cure, j'aime mieux un juif honnete homme, qu'un chretien malhonnete! Le cortege se mit en marche: Guillot conduisant l'anesse avec les victuailles, et faisant assez piteuse mine; Rabelais, en costume ecclesiastique, tenant par la main l'enfant, qui avait honte de se montrer, nu-pieds et tete nue, aupres du cure de Meudon. On regardait, en effet, avec surprise, ce bizarre cortege. Un page de la maison de Lorraine arriva, sur ces entrefaites, et resta confondu, en voyant M. _le Recteur_, ainsi qu'on le qualifiait au chateau, donner la main a un petit gueux deguenille et sans souliers. Il venait, de la part de la duchesse de Guise, saluer Rabelais et l'inviter a souper ce soir-la. Rabelais fit reponse qu'il s'y rendrait certainement, d'autant plus qu'il aurait une belle histoire a conter a la bonne duchesse et une belle oeuvre de charite a lui proposer. [Illustration: On regardait avec surprise ce bizarre cortege.] Le petit Thadee se chargea d'indiquer le meilleur chemin et le plus court, que Rabelais ne connaissait pas, pour arriver a la plaine du Camp des Sorcieres, ou le sacristain, qui en avait oui parler en assez mauvaise part, ne se trouva pas trop rassure, quoiqu'il fit grand jour et que les sorciers qu'on accusait d'y tenir leurs assemblees fussent sans doute occupes ailleurs. C'etait un lieu d'un aspect sauvage, mais tres pittoresque, dans lequel on etait bien sur de ne rencontrer jamais ame vivante. Voila pourquoi le lepreux y avait elu domicile avec sa famille; il avait construit, de ses mains, dans le fourre du bois le plus epais, une cahute en torchis, qui etait un mortier compose de terre glaise et de paille hachee, sans autre toit qu'une couverture de gazon et de mousse appliques sur quelques grosses branches, sans autre porte que des branchages entrelaces assez ingenieusement et entremeles de bruyere et d'epines. Rabelais dit a son sacristain de rester en arriere avec l'anesse et d'attendre qu'on le vint avertir d'apporter le panier de provisions. Le pauvre Guillot vit avec terreur qu'on allait le laisser seul dans un endroit aussi desert et aussi mal fame: il se mit a pleurer, comme un enfant peureux. --Que vais-je devenir ici? disait-il tout eplore. Il y aura quelque sorcier qui me tordra le cou, sinon quelque sorciere qui m'emportera en enfer sur son balai! Monsieur le cure, ayez pitie de moi et ne m'abandonnez pas, sans m'avoir donne l'absolution. --Tant que tu resteras avec l'anesse, tu n'as rien a craindre, lui cria Rabelais en s'eloignant: le diable respecte les betes et les tient pour ce qu'elles sont, en se disant qu'il n'y a pas la d'ame a prendre! L'enfant avait quitte la main du cure et courait en avant pour prevenir sa famille: la porte de la cabane etait ouverte, mais on ne voyait paraitre que la jeune fille, rouge d'emotion et tremblante d'embarras, que son frere poussait devant lui, en l'empechant de se derober a cette presentation inattendue et forcee. Rabelais remarqua que cette fille etait fort belle, sous ses haillons ignobles et que sa figure interessante se recommandait par une expression de candeur pudique et de noble fierte. Il fut touche de commiseration, en s'apercevant que cette pauvre jeune fille avait a peine les vetements indispensables pour se preserver des atteintes du froid. --Mon enfant, lui dit Rabelais avec douceur et interet, je vous prie de vouloir bien prevenir votre pere et votre mere, que c'est le cure de Meudon qui s'en vient les voir et leur porter des consolations. --Mon bon seigneur, repondit la jeune fille avec deference et simplicite, votre Eminence daignera excuser mon pere et ma mere, s'ils ne s'empressent d'aller au devant d'un si venerable personnage que vous etes. Ils ne sauraient bouger de leur lit, tant ils sont malades et rendus de fatigue l'un et l'autre: mon pere a travaille aux champs, cette nuit et ce matin; ma mere est quasi toute paralysee et percluse de tous ses membres, depuis le dernier hiver. --Je ne suis pas une Eminence, mon enfant, reprit Rabelais, je suis votre frere en Jesus-Christ, qui veut vous consoler; je suis votre medecin, qui veut vous guerir. --Sara! dit le frere a sa soeur, avec un elan de reconnaissance: monsieur le cure est si bon, si bienfaisant, si genereux, que c'est comme un ange du Seigneur, qui vient nous visiter dans notre affliction. Sara et Thadee annoncerent, par un geste respectueux, que le cure n'avait qu'a les suivre, et ils entrerent les premiers, en disant: "Notre pere, notre mere! Voici l'envoye du Seigneur! Que le saint nom du Seigneur soit beni!" Rabelais, en penetrant derriere eux dans la cabane, ou regnait une demi-obscurite, entendit deux profonds soupirs meles de sanglots, qui partaient de l'endroit le plus sombre de cette miserable demeure et qui le dirigerent vers les deux malades couches cote a cote sur des feuilles seches recouvertes d'une vieille serpilliere, grosse toile d'emballage qui leur tenait lieu de draps, et enveloppes d'une horrible couverture de laine, usee, dechiree, et aussi noire qu'un drap mortuaire. La porte entr'ouverte faisait entrer assez de jour dans ce triste reduit pour que Rabelais put distinguer les deux compagnons de cet affreux lit de misere: la femme, dont le visage cadavereux ressemblait a celui d'une morte; le mari, qui n'avait plus figure humaine, la lepre ayant envahi son visage et confondu tous ses traits dans une plaie vive et purulente, ou les yeux seuls avaient encore de la vie et de l'expression, Rabelais, a cet aspect, eprouva un invincible sentiment d'horreur et de pitie. --Que le bon Dieu vous benisse, pauvres gens! dit-il, en se penchant vers eux. Rappelez-vous que le seigneur Job, sur son fumier, quoique moribond et couvert de plaies, adorait encore la main de Dieu qui l'avait frappe et le glorifiait avec reverence dans le secret de sa sainte volonte. --Si je n'avais foi en Dieu, comme Job, repondit d'une voix caverneuse le pauvre lepreux, je n'aurais pas supporte jusqu'a present le fardeau de la vie! Depuis tantot un an, j'ai ete tout a coup afflige de la lepre, qui me fait souffrir mille morts et me rend un objet d'horreur a moi-meme; depuis tantot un an, j'ai perdu tout ce que j'avais loyalement acquis dans le negoce et qui etait la fortune de mes enfants; depuis tantot un an, ma bien chere femme est atteinte de paralysie et ne peut plus se mouvoir; depuis tantot un an, mes deux chers enfants sont sans habits, sans chaussures, sans linge, et souffrent avec constance et resignation tout ce qu'on peut souffrir du froid, de la misere, et souvent de la faim... Eh bien! ceux de ma race et de ma religion m'ont ferme leur coeur et leur bourse, et je n'ai trouve que vous, monsieur le cure, vous pretre chretien, qui daignez me porter secours et vous interesser a ma deplorable et irreparable situation! Vous seul au monde m'avez pris en pitie. --Je ferai de mon mieux, et Dieu fera le reste! dit Rabelais, dont Sara et Thadee baiserent les mains. --Monsieur le cure, lui dit tout bas l'enfant, vous plait-il que j'aille querir un peu de nourriture pour mon pere, qui meurt quasi de besoin et qui n'a rien mange depuis hier? --Est-il vrai, ajouta la jeune fille, a qui son frere avait eu le temps de rendre compte de sa mission au presbytere de Meudon, est-il vrai, mon venere seigneur, que je puisse offrir quelques gouttes de vin a ma mere, qui s'en va trepasser d'inanition et de faiblesse? Rabelais n'avait pas entendu la fin de cette supplique filiale; il s'etait elance hors de la cabane, pour appeler Guillot et faire apporter le panier qu'il avait eu la precaution de bien remplir; rien n'y manquait, ni le vin, ni pain, ni les viandes froides. Ce fut lui-meme qui deposa ce panier devant le grabat des deux malades et qui leur presenta de sa propre main les aliments qu'ils accepterent avec reconnaissance. Il assistait en silence a ce spectacle emouvant et terrible de la faim, d'une faim aux abois, qu'on semblerait ne pouvoir jamais apaiser, et qu'il faut pourtant contenir par prudence. --Et toi, Sara, dit Thadee a sa soeur, qui n'osait pas prendre sa part de ce repas qu'elle contemplait avec un oeil d'envie, n'as-tu pas une aussi belle faim que nos pauvres parents? Approche, soeur, et fais grande chere avec eux. Quant a moi, j'ai dine chez monseigneur le cure. On n'entendait, dans la cabane, que le bruit continu de trois machoires en mouvement, qui devoraient a belles dents la nourriture que Rabelais lui-meme leur distribuait par petites portions, en leur recommandant vainement de moderer et de restreindre leur insatiable appetit. --Pauvres gens! murmurait-il, en sentant ses yeux se mouiller de larmes. Ils seraient morts tous, si nous ne fussions venus a leur secours. Arretez-vous, mes amis, je vous en conjure, et restez un peu sur votre faim, pour ne pas mourir de l'avoir satisfaite outre mesure. Je vais dire les Graces, a la levee de table: associez-vous d'intention a ma priere, en vous tenant pour assures que vous mangerez a present tous les jours. Rabelais, en effet, prononca la priere des Graces en latin, comme si ses trois convives eussent ete les meilleurs catholiques du monde, et il admira leur pieuse contenance pendant cette courte priere qu'ils ne comprenaient pas. La reconnaissance de l'homme envers Dieu est un principe de toutes les religions. --Monsieur le cure, notre sauveur, dit le lepreux des qu'il put parler, mon fils Thadee vous a rendu la bourse avec tout ce qu'elle contenait, car je vous jure, par la loi de Moise, que je ne l'ai pas ouverte. --Oui, mon pauvre homme, repondit Rabelais en la sortant de sa poche et en l'ouvrant pour en retirer le contenu. Je garderai cette escarcelle, qui m'a ete donnee par la bonne madame de Guise, mais ce qui est dedans vous appartient, par droit coutumier, puisque c'est vous qui l'avez trouve, ce matin, dans votre champ. --Le champ n'est point a moi, reprit l'honnete juif, qui refusait d'accepter ce que Rabelais voulait lui mettre dans la main: ce champ etait en friche et paraissait n'avoir pas de maitre; je l'ai cultive en pleine nuit, et j'ai cru pouvoir, sans faire tort a personne, m'en approprier la recolte, une chetive recolte de navets, la terre n'ayant pas ete fumee et meme suffisamment remuee... Dieu d'Abraham! de l'or! s'ecria-t-il, en voyant briller les pieces d'or que le cure l'avait force de recevoir. Ne serait-ce pas une illusion, une tromperie du sorcier, que j'ai vu, cette nuit, dans le champ? --Quel sorcier? lui demanda Rabelais, qui avait oublie la scene de la nuit et qui pensa que son malade devenait fou. --Ah! monsieur le cure, dit le juif, qui ne cessait de faire sonner les pieces d'or dans sa main, c'est une bien redoutable aventure: j'etais alle, vers minuit, dans ce champ, qui ne m'appartient pas, arracher les navets qui y avaient pousse. Ce devait etre notre repas de famille; on l'attendait avec grande impatience chez nous, car personne n'avait mange depuis la veille. J'avais a peine la force de manier la pioche et de faire sortir les navets de terre. Voici qu'un sorcier m'apparait tout a coup; il avait la face lumineuse d'un etre infernal; il portait sur sa tete un grand oiseau qui battait des ailes, en hululant comme un hibou, et autour de cet oiseau diabolique s'elevaient des flammes qui ne l'atteignaient pas, mais dont je sentais a distance la chaleur brulante. Ce sorcier avait sur son epaule une botte de ces plantes veneneuses qu'on ne cueille qu'au sabbat et qui ne poussent que dans les cimetieres; il tenait a la main un paquet tache de sang... Rabelais interrompit par de bruyants eclats de rire le narrateur, qui s'arreta dans son recit, sans se rendre compte de l'exces de gaiete qu'il avait provoque. Il s'etait tu, tout trouble, et Rabelais riait toujours. --Le sorcier, c'etait moi! s'ecria le cure, avec de nouveaux eclats de rire. C'etait moi, vous dis-je, mes bons amis, et je vous assure que je ne fus jamais le moindrement sorcier et n'ai pas souci de le devenir. --Ne savez-vous pas, repartit le juif, que n'avaient pas convaincu les affirmations du cure, ne savez-vous pas que ce lieu-la s'appelle le Camp des Sorcieres, et que tous les sorciers des environs y vont faire leur sabbat? --Mon ami, dit Rabelais, qui avait cesse de rire, il n'y a pas d'autres sorciers que les mechants et les fourbes. Il n'y a de sabbat, que celui qui se fait dans les mauvais menages ou bien chez les ivrognes et les libertins. --Ecoutez la suite, monsieur le cure, repliqua le lepreux, dont la croyance aux sorciers n'etait pas encore ebranlee: j'ai voulu fuir, mais il semblait que mes pieds fussent attaches au sol, et je ne pouvais remuer de la place ou j'etais. Le sorcier m'ordonna de laisser la ma pioche et de partir de la, sans tourner la tete. Aussitot je retrouvai la force de me mouvoir, et je m'enfuis a toutes jambes. Quand je fus a quelque distance, je tournai la tete, malgre le commandement du sorcier, et ne vis plus les flammes, ni l'oiseau, ni l'homme a la face lumineuse. Je n'osai toutefois retourner sur mes pas, et ce matin, quand il fut grand jour, j'allai au champ, et trouvai que la recolte des navets avait ete faite et tres soigneusement faite par le sorcier... --C'etait moi, vous dis-je! interrompit Rabelais, en recommencant a rire. C'etait moi, le sorcier, moi, moi, moi! --Qui donc avait arrache les navets? repartit le juif, qui refusait de croire a l'assertion de Rabelais. Qui donc les avait mis en tas avec tant de savoir-faire? Qui donc avait cache parmi les navets l'escarcelle pleine d'or? --C'etait moi! repliqua Rabelais. Vous aviez seme, bonnes gens, et j'ai fait pour vous la moisson, a telle enseigne que je suis encore fatigue et plus fatigue qu'un sorcier ne pourrait l'etre. Croyez en Dieu, mes enfants, ajouta-t-il, et ne croyez pas aux sorciers! Il s'etait leve pour prendre conge de la famille, qu'il venait de sauver d'une mort certaine et qu'il promettait de ne pas abandonner. Il fut suivi par le pere et les enfants, qui le comblaient de benedictions, auxquelles la femme paralytique unissait mentalement les siennes. Rabelais les quitta, en s'engageant a revenir les voir le lendemain et en leur conseillant de se defier maintenant des voleurs plutot que des sorciers, puisqu'il leur laissait un petit pecule pour subvenir a leurs premieres necessites. Il monta sur l'anesse du presbytere et se fit conduire, par son sacristain, au chateau de Meudon. --Madame, dit-il en arrivant, a la duchesse de Guise, je vous apporte une bonne action a faire pour gagner des benedictions en ce monde et des indulgences dans l'autre, ou je souhaite que vous alliez le plus tard possible. --Que faut-il faire pour cela? repondit la duchesse. Je vous remercie d'avance, monsieur le cure, de me faire participer a une de vos oeuvres de charite. Mais de quoi s'agit-il? [Illustration: Madame, je vous apporte une bonne action a faire.] --Il s'agit, dit Rabelais, de guerir un lepreux et une paralytique, de donner le gite, la nourriture et le vetement a quatre miserables, qui, depuis un an et plus, souffrent du froid, de la faim et de toutes les privations; il s'agit de convertir quatre juifs a notre sainte religion, de marier une jolie fillette et de donner un enfant de choeur au cure de Meudon. Rabelais raconta son aventure avec une eloquence qui mit les larmes aux yeux de la duchesse et qui en meme temps la fit rire de bon coeur. Elle promit tout ce que voulait son bon cure, et le duc de Guise, qui se fit conter l'histoire pendant le souper et qui en fut aussi touche que diverti, declara, en riant, qu'il entendait etre le parrain du petit juif, que Rabelais se proposait de baptiser lui-meme. --Et moi, dit la duchesse, je serai la marraine de la petite juive, que je dois marier, quand elle aura l'age, en la dotant et en l'attachant a mon service. --Helas! madame, dit le bon cure de Meudon avec un triste pressentiment, je crains bien que ce ne soit pas moi qui fasse ce beau mariage, car je suis bien vieux et je sens que je touche a la fin de ma carriere, mais, du moins, ajouta-t-il en riant, j'espere avoir le temps de baptiser un juif et d'en faire un gentil enfant de choeur. Rabelais mourut l'annee suivante. Au lit de mort, le joyeux auteur du roman de Gargantua et de Pantagruel put se dire qu'il avait converti quatre juifs au christianisme et qu'il laissait, apres lui, pour repondre aux calomnies de ses ennemis, quatre bons chretiens de sa facon. LES PRESSENTIMENTS MATERNELS DE MADAME DESROCHES (1571) Dans une maison d'un des faubourgs de la ville de Poitiers, demeurait, au XVIe siecle, une dame aveugle, avec sa fille unique, nommee Catherine. Cette dame, encore jeune, avait perdu la vue, disait-on, par suite d'un accident. Elle possedait une fortune independante, qui lui venait de son mari, qu'elle avait vu mourir peu d'annees apres son mariage; elle se faisait appeler madame Madeleine Neveu, mais on assurait que ce n'etait pas son veritable nom et que, du vivant de son mari, qui devait etre de bonne noblesse, elle avait habite, sous un autre nom, une ville de la Bourgogne, car elle conservait de grands biens en terres et en vignobles dans cette province. Jamais elle ne parlait de sa famille, ni de sa fortune, ni de son epoux defunt. Elle vivait tres retiree, ne s'occupant que de bonnes oeuvres et de l'education de sa fille, agee alors de 14 ou 15 ans, aussi belle et aussi gracieuse que simple et modeste, intelligente et naive a la fois, et beaucoup plus instruite que ne l'etaient a cette epoque les demoiselles de qualite. [Illustration: La mere et la fille s'entretenaient ensemble] Un matin de printemps, en l'annee 1571, la mere et la fille s'entretenaient ensemble dans une vaste chambre, sombre et froide, ou elles couchaient l'une pres de l'autre, la mere dans un lit immense, entoure de courtines ou tentures de laine, toujours fermees, pour empecher les courants d'air, la fille dans un petit lit bas et sans rideaux, car celle ci, depuis plus de dix ans, avait pris a tache de soigner sa mere et de veiller sur elle jour et nuit. --Chere mere, disait Catherine, vous etiez terriblement agitee dans votre sommeil. Vous avez plus d'une fois parle a haute voix, en invoquant Dieu et lui demandant grace avec tant de ferveur et de foi, que je retenais mon haleine, dans la crainte de vous eveiller et d'interrompre quelque beau reve. --Plut a Dieu que tu l'eusses fait, mon enfant! s'ecria madame Neveu, car ce reve avait de profondes emotions, et apres avoir failli mourir de joie, j'en ai failli mourir de douleur. --Vous m'avez mainte fois assuree, reprit Catherine, que les reves ont une origine bienfaisante ou funeste, divine ou infernale, quand ils expliquent le passe et revelent l'avenir. Telle etait sans doute l'opinion des anciens sur la nature des songes, comme je le lisais encore hier dans les livres de Plutarque. Mais, aujourd'hui, il vaut mieux croire que les reves, du moins la plupart, ne sont que des efforts incoherents de la pensee et de la memoire, qui travaillent dans une sorte d'etat de fievre durant le sommeil. --Je dormais, il est vrai, dit madame Neveu, mais j'avais dans mon reve l'esprit si clairvoyant, si eveille, que je voyais les choses aussi nettement que j'aurais pu les voir avec les yeux, si je n'etais pas aveugle. Ainsi, j'ai vu ton frere Jacques, qui venait a moi, souriant, les bras tendus, pour m'embrasser; je lui tendais les miens, pour le recevoir et pour le presser sur mon coeur, mais nous avions beau marcher l'un vers l'autre, nous restions toujours a la meme distance, moi l'appelant a grands cris, lui me repondant avec une voix qui semblait s'eloigner toujours et qui a fini par s'eteindre tout a fait. Comme il etait beau! Comme il avait grand air, avec sa tete de cherubin blond, ses yeux pleins de douceur et de tendresse, sa bouche rubiconde entr'ouverte par un sourire, qui laissait briller ses belles dents de nacre!... --Chere maman, interrompit la jeune fille, je vous conjure de ne pas vous exalter et vous emouvoir ainsi, pour un reve, qui n'est et ne peut etre qu'un reve! Vous savez bien que mon frere n'avait pas plus d'un an, lorsqu'il a peri dans une inondation de la Saone, et vous ne l'aviez revu depuis le jour de sa naissance, puisque mon pere l'emporta, malgre vos prieres, pour le mettre en nourrice.... --Cela est vrai, repliqua madame Neveu, qui fondait en larmes; je n'avais fait que l'entrevoir quelques instants, quand il fut venu au monde, et aussitot on me l'a enleve cruellement, helas! Puis, un an apres, quand j'accourais, toute impatiente, toute joyeuse de le revoir, j'appris avec desespoir qu'il n'existait plus.... --Et que mon pauvre malheureux pere, ajouta Catherine, etait mort avec lui! Ma mere, vous etes injuste, bien injuste, pour mon pere, que nous avons eu le malheur de perdre, en cette fatale nuit ou mon frere a peri au berceau. Je n'avais pas cinq ans d'age et je me rappelle encore a present cet horrible moment, qui vous a rendue veuve et qui m'a rendue orpheline. Je ne vous ai pas quittee de toute la nuit, quand vous alliez gemissant au bord de la Saone et appelant le pere et l'enfant, sans que personne vous repondit. Je me cramponnais a vos vetements, pleurant ainsi que vous et tremblant de vous voir tomber dans l'eau noire du fleuve, qui grondait a vos pieds. Enfin, apres de longues heures, qui me semblaient des eternites, le jour parut, et c'est moi qui vous servais de guide, car vous etiez devenue aveugle, comme vous l'etes encore! --Oui, aveugle, aveugle pour toujours! s'ecria madame Neveu, avec un accent lamentable. Il y a dix ans que je ne t'ai vue, ma pauvre Catherine, mais du moins ton image est empreinte dans ma memoire, et je puis te voir encore avec les yeux de l'ame. Il me semble meme que je te vois reellement, quand je t'entends parler, quand je te serre dans mes bras, quand je te sens a mes cotes.... C'est pourtant bien affreux de vivre ainsi dans des tenebres eternelles! C'est affreux de penser que si mon fils venait tout a coup a reparaitre, je ne le verrais pas! --Je donnerais ma vie pour vous le rendre! repartit tristement Catherine. Vous etes si malheureuse de sa perte, que je voudrais etre morte a sa place. --O ma fille, tu ne sais pas ce que c'est qu'un coeur de mere! Il me faut mes deux enfants, puisque le ciel me les avait donnes! Pourquoi m'en a-t-il ote un? Est-ce que celui qui me reste peut me faire oublier celui que j'ai perdu? Crois-tu donc que je te cherirais moins, si j'avais mes deux enfants? Ne les aimais-je pas autant l'un et l'autre?... Voila ce que je disais a Dieu dans mon reve, et Dieu m'avait si bien comprise, qu'il faisait droit a mes plaintes, a ma priere, et qu'il finissait par me rendre mon fils! Mais, helas! ce n'etait qu'un reve! Et ce reve n'est plus meme qu'un souvenir qui est deja presque efface!... Cependant je le vois, comme je le vois toujours, ce cher enfant! Catherine n'avait plus le courage de repondre et de donner ainsi de nouveaux aliments a l'agitation croissante de sa mere: elle s'etait levee, en pleurant, et s'habillait, sans bruit, tandis que madame Neveu, qui pleurait aussi, restait sous l'impression de son reve et paraissait chercher autour d'elle un objet qu'elle ne parvenait pas a retrouver. C'etait son fils qu'elle cherchait de la sorte, et depuis dix ans qu'elle l'avait perdu, elle ne se resignait pas encore a subir cette perte, qui lui etait toujours aussi douloureuse qu'au moment meme de ce funeste evenement; et, singulier effet d'un pressentiment maternel, elle s'obstinait, au fond de l'ame, a douter de la mort de son fils, tout en accusant son mari d'avoir ete cause de cette mort, qu'elle ne voulait pas lui pardonner, quoiqu'il eut peri lui-meme avec son enfant. Voici en quelles circonstances la catastrophe avait eu lieu: Madeleine Neveu, d'une ancienne famille de Poitiers, etait orpheline, lorsqu'elle epousa Andre Fadounet, seigneur des Roches, qui l'emmena en Bourgogne, ou il possedait la terre seigneuriale des Roches, sur la rive droite de la Saone, a quelques lieues de Macon. Cette union ne fut pas heureuse; les caracteres des deux epoux etaient absolument antipathiques, et la discorde entra dans leur menage. Le seul lieu qui existat entre eux et qui faisait diversion a leur mesintelligence, ce fut une sorte d'estime reciproque pour leurs aptitudes et leurs connaissances litteraires; ils avaient tous deux la meme ardeur pour l'etude et le meme gout pour la poesie, mais avec des qualites d'esprit bien differentes. Andre Fadounet, qui inclinait vers les opinions de la Reforme, avant d'avoir ouvertement embrasse la religion protestante, ne composait que des vers religieux et moraux, des psaumes et des poemes evangeliques; sa femme, au contraire, qui etait bonne catholique et qui tenait a la foi de ses peres, avait cherche ses modeles chez les poetes grecs et latins, qu'elle lisait couramment dans leur langue originale. La naissance d'une fille ne rapprocha pas les epoux, qui vivaient d'autant plus separes que le mari quittait souvent sa femme pour faire des voyages secrets a Geneve, dans l'interet de sa foi nouvelle. C'etait le temps ou les parlements de France poursuivaient criminellement les huguenots, c'est-a-dire les heretiques, lutheriens ou calvinistes. Andre Fadounet avait ete signale et menace de poursuites judiciaires. Il se tint prudemment a l'ecart. Mais quand sa femme lui eut donne un fils, qui vint au monde en 1560, et qui fut baptise sous ses yeux dans la chapelle du chateau des Roches, Andre Fadounet obeit a une inspiration malfaisante, en ne craignant pas de reparaitre en Bourgogne, ou il pouvait etre arrete comme huguenot: il avait brave ce danger, pour enlever le nouveau-ne, sous pretexte que la mere etait incapable de le nourrir elle-meme et que le salut de l'enfant exigeait qu'il fut confie a une nourrice. La dame des Roches n'avait pas eu de nouvelles de son fils depuis plusieurs mois, lorsque le pere lui ecrivit qu'ayant resolu d'abandonner pour toujours sa patrie ou allait eclater une guerre de religion, il se faisait un devoir de lui rendre leur enfant qu'il avait mis en nourrice, et qui, devenu fort et bien portant, serait mieux soigne desormais par sa mere. La joie de celle-ci fut aussi vive que sa douleur avait ete profonde au moment ou son fils lui avait ete enleve. Le jour et l'heure de la restitution de l'enfant etaient donc fixes. Andre Fadounet devait revenir de Geneve avec cet enfant, pour le remettre a la mere: il n'avait qu'a traverser la Saone, a un endroit designe, au-dessous de Macon, et la dame des Roches, qui l'attendrait a cet endroit, en pleine nuit, recevrait de ses mains l'enfant, qu'il la priait de faire elever dans la crainte du Seigneur et qu'il se reservait de reprendre plus tard, disait-il, pour en faire un bon chretien selon l'Evangile. La dame des Roches eut le courage de venir, seule avec sa fille, au-devant de ce cher enfant, que son mari lui ramenait. Ce fut une nuit epouvantable: la Saone avait deborde, et l'inondation couvrait en partie les plaines avoisinantes; les eaux etaient trop grosses et trop rapides pour qu'une barque, si bien conduite qu'elle put etre, parvint a traverser le fleuve. Madeleine des Roches attendit, toute la nuit, sur la rive, au milieu de l'inondation qui montait et s'etendait autour d'elle. La presence de sa fille, agee alors de quatre a cinq ans, la forca de songer a sa propre conservation, et de ne pas se sacrifier a sa douleur; mais les six heures d'angoisse et de desespoir qu'elle passa, cette nuit-la, au bord de la Saone, par le vent et l'humidite, eurent une action immediate sur sa vue: elle la perdit spontanement, sous l'influence d'une goutte sereine, et elle etait aveugle quand on lui annonca qu'une barque, qui traversait le fleuve, avait ete brisee et coulee a fond par le choc d'un arbre deracine, et que deux ou trois personnes s'etaient noyes. On retrouva leurs corps, entre autres celui du seigneur des Roches, qu'on n'eut pas de peine a reconnaitre et qui fut inhume dans la chapelle de son chateau. Mais l'enfant au berceau, qu'il devait avoir avec lui, fut vainement cherche dans les eaux du fleuve: on ne le retrouva pas. La mere aveugle presidait en personne a ces recherches qui durerent plusieurs jours, et qui n'eurent aucun resultat. Elle concut des lors un tel ressentiment, une telle horreur contre son mari, a qui elle attribuait la mort de leur pauvre enfant, qu'elle ne voulut meme plus porter son nom de veuve et qu'elle reprit le nom patronymique de _Neveu_, en retournant s'etablir a Poitiers, sa ville natale, ou elle ne comptait plus un seul parent, ni an seul ami. Depuis dix ans, son unique occupation avait ete l'education de sa fille, qu'elle avait faite aussi savante qu'elle, et dont elle reconnaissait avec orgueil la superiorite intellectuelle, mais toute la peine qu'elle se donnait pour cultiver et perfectionner cette belle intelligence ne pouvait la distraire de son idee dominante, exclusive: la perte de son fils. [Illustration: La mere aveugle presidait aux recherches.] Ce jour-la, apres deux heures consacrees a l'etude, dans la chambre de sa mere et sous la direction attentive de cette tendre institutrice, Catherine lui demanda la permission d'aller a la rencontre du savant medecin Jules de Guersens, qui avait promis de leur faire visite dans la matinee. Madame Neveu y consentit volontiers, car elle n'etait point assez egoiste pour vouloir imposer a sa fille les privations qu'elle avait a supporter elle-meme en raison de son infirmite. --Va, mon enfant! lui dit-elle avec bonte, mais ne t'eloigne pas trop et sois prudente en suivant le bord de l'eau, car, bien que le Clain soit une riviere peu dangereuse et peu profonde, je n'en ai pas moins une defiance involontaire a l'egard des rivieres.... Ne reste donc pas trop longtemps absente, lors meme que le Clain, ajouta-t-elle en souriant, t'inspirerait d'aussi beaux vers, que l'Hippocrene et le Permesse, ces celebres sources de l'Helicon, en inspiraient autrefois aux poetes de la Grece. Catherine n'avait rien a changer a sa toilette, qui etait plus elegante que luxueuse, et qui devait son plus bel ornement a sa gracieuse maniere de la porter; elle se couvrit seulement la tete d'un chapeau d'etoffe blanche, qui encadrait son joli visage, comme celui d'une madone d'Italie. C'etait seulement pour se garantir du hale et du soleil, en cette tiede matinee de printemps, qui s'annoncait par un concert d'oiseaux dans les branches verdoyantes des arbres. Elle avait pris, pour compagnon de promenade, un livre de papier blanc, sur les pages duquel elle avait deja ecrit au crayon les premieres scenes d'une tragi-comedie en vers, intitulee _Tobie_. Pendant que la jeune poetesse s'en allait, le long de la riviere, a petits pas, meditant son oeuvre et ne s'arretant que par intervalles, afin de transcrire sur son carnet quelques vers qu'elle venait de composer, sa pensee se penetrait intimement du sujet biblique qu'elle avait choisi pour en faire un petit drame en six ou sept scenes: elle n'etait plus a Poitiers, en ce moment. Le paysage qui se deployait sous ses yeux avait change d'aspect et de couleur: la riviere du Clain etait devenue un grand fleuve de la Medie; elle se figurait approcher de la ville de Rages, ou Tobie allait se rendre sous la garde de l'ange Raphael; mais elle n'apercevait ni l'Ange ni Tobie, qui etaient les personnages de son drame. Soudain elle entend le bruit de l'eau qui jaillit et qui clapote, et ses regards hallucines se portent sur un enfant, qui s'est mis a l'eau et qui s'essaye a nager dans le Clain; elle a cru voir le jeune Tobie se baignant dans le fleuve, et elle imagine que le poisson monstrueux va paraitre, tel que le decrit la Bible. La vision ne dure qu'un instant et s'efface aussitot. Ce n'est plus l'ange Raphael qu'elle voit devant elle, c'est Jules de Guersens, le medecin de sa mere et son maitre ou plutot son emule en poesie: il l'avait reconnue de loin et il venait a elle, en silence, pour la surprendre au milieu de son inspiration poetique. Jules de Guersens, originaire de Gisors en Normandie, etait venu fort jeune a Paris, pour suivre les cours des facultes de droit et de medecine, n'ayant pas encore choisi sa vocation et ne sachant s'il serait medecin ou avocat. Il eut de brillants succes dans ses etudes, quoique suivant a la fois deux carrieres differentes; il fit de si rapides progres dans l'une et l'autre, qu'a l'age de vingt-cinq ans il etait simultanement docteur en droit et docteur en medecine. Mais il s'arreta tout a coup au seuil des deux carrieres qu'il s'etait ouvertes avec tant de succes, et il ne songea plus qu'a devenir poete; son gout le portait vers le genre dramatique; il avait commence a ecrire une tragedie, tiree de Xenophon, qu'il nommait _Panthee_ et qu'il se proposait de faire representer au theatre de l'hotel de Bourgogne, ou l'on ne jouait plus de mysteres, par ordonnance du Parlement. En revanche, on y jouait des farces, tres plaisantes et tres divertissantes, bien qu'assez grossieres, et les acteurs de ce theatre ne savaient ce que pouvait etre une tragedie a la maniere des grands tragiques grecs. On conseilla donc a Jules de Guersens de se transporter a Poitiers, avec sa tragedie, parce qu'il y avait, dans cette ville, une troupe de comediens, qui representaient encore des mysteres, ces vieux drames bibliques et historiques que le Parlement de Paris avait interdits depuis dix ou douze ans dans la capitale. Les mysteres offraient sans doute quelque analogie avec la tragedie, imitee du theatre grec, qui etait encore bien nouvelle en France, puisque la premiere qu'on y representa, dans un college de Paris, en 1552, fut la _Cleopatre captive_ de Jodelle, et cet heureux essai avait fait naitre un petit nombre de tragedies, de la meme espece, qui ne trouvaient des acteurs et des spectateurs que dans les colleges. L'auteur de _Panthee_ etait un grand et beau jeune homme, distingue de tournure et de manieres, qui n'avait rien de l'apparence solennelle et pedante d'une personnalite medicale: sa physionomie franche et ouverte respirait la bonte et la douceur, mais elle se voilait, par moments, d'une teinte melancolique et chagrine. Il n'avait pu se soustraire a l'obligation de porter le bonnet carre de velours noir et la longue robe d'etamine noire, boutonnee du haut en bas par-devant, avec de larges manches tombantes a parements de velours; il avait meme le petit rabat de toile blanche, qui caracterisait les maitres es arts et les docteurs de Faculte; mais ce costume severe et magistral n'etait chez lui que noble et meme elegant, par la facon simple et naturelle dont il le portait, contrairement aux habitudes de ses confreres du doctorat, qui se donnaient autant que possible un air imposant et majestueux. --Merci Dieu! gentille Catherine! dit-il en l'abordant. Je suis aise de vous rencontrer par cette radieuse matinee de mai! J'ecoutais a distance votre voix melodieuse murmurant des vers, que j'admirais sans les entendre. Sont-ce pas des vers de notre _Tobie_? --Oui, repondit-elle avec un charmant sourire: je faisais parler l'ange Raphael, pour inviter Tobie a se baigner dans le fleuve. L'enfant obeit a cette benevole invitation; il se recommande au Seigneur, avant d'entrer dans l'eau, mais il pousse un cri de terreur en voyant venir a lui un poisson monstrueux, qui, la gueule beante, semble pret a le devorer; il veut s'enfuir et regagner le bord.... --C'est la que l'ange doit l'encourager, reprit Jules de Guersens, en lui adressant ces deux vers, par exemple: Arme-toi de courage, enfant, au nom du ciel! Ce monstre peut t'aider: il vient t'offrir son fiel. --Je pensais, dit Catherine, montrer Tobie qui court gros risque de se noyer, et l'ange qui arrive a point pour lui tendre la main et le sauver. N'est-ce pas la le role d'un bon ange, et l'enfant aura-t-il, a lui seul, la force de tuer ce vilain poisson? Tout a coup des cris de detresse s'elevent du cote de la riviere, et Catherine se rappelle sur-le-champ qu'elle a vu, en passant, un enfant a demi-nu, qui s'etait avance au milieu de l'eau, sans perdre pied et qui s'efforcait d'apprendre a nager. C'etait, ce ne pouvait etre que cet enfant qu'on entendait appeler au secours; c'etait lui qui se noyait, comme le _Tobie_ de la tragi-comedie de mademoiselle Neveu; c'etait la scene meme de cette tragi-comedie, que la jeune poetesse allait avoir sous ses yeux. --C'est Tobie qui se noie! s'ecria-t-elle, en courant vers l'endroit d'ou partaient ces cris desesperes, qui s'affaiblissaient par degres et qui finirent par cesser tout a fait. L'enfant! l'enfant! Il a deja perdu connaissance! il va perir! L'ange Raphael n'est-il plus la pour le sauver! Sauvez-le, pour l'amour de Dieu! Jules de Guersens avait suivi mademoiselle Neveu, sans savoir le motif qui l'entrainait vers la riviere, ou il apercut un enfant qui disparaissait deja au fond de l'eau. Il ne prit pas le temps de quitter ses vetements, et il entra tout habille dans l'eau, qui, par bonheur, n'etait pas profonde, il n'eut pas de peine a y retrouver l'enfant evanoui, qu'il prit dans ses bras et qu'il deposa sans mouvement sur la rive. Le pauvre petit respirait faiblement, mais, comme sa respiration devenait plus rare et plus penible, le medecin jugea que l'asphyxie faisait des progres et que l'etat de cet enfant exigeait des soins aussi prompts qu'energiques. Il le prit entre ses bras, esperant encore le rappeler a la vie, et il l'emporta, en courant, jusqu'a la maison de madame Neveu. --Vite! vite! disait-il a Catherine. Qu'on allume un grand feu! Il nous faut du linge bien chaud! Il n'y a pas une minute a perdre! le pouls ne bat plus! Ou allons-nous coucher cet enfant? Il est bien malade, s'il n'est pas deja mort! Ce fut dans sa propre chambre, ou elle ne couchait jamais, que Catherine, toute emue et toute en larmes, fit transporter l'enfant, que le medecin avait debarrasse de ses hardes mouillees pour l'envelopper de linges chauds, pendant qu'on allumait dans la large cheminee un beau feu petillant, avec des fagots et des bourrees. Il s'agissait de ramener la chaleur dans ce corps glace, qui ne donnait plus signe de vie, mais Jules de Guersens percevait encore un leger battement du coeur. Tout espoir n'etait donc pas perdu: il se mit a frotter doucement, avec de la laine, toutes les parties du corps, que le froid de la mort semblait avoir deja envahies; puis, il insuffla de l'air dans la poitrine, qu'il presentait alternativement a l'action de la flamme du foyer. Enfin, l'enfant poussa un faible soupir et entr'ouvrit les yeux qu'il referma aussitot. Il etait sauve; on le mit dans le lit sous d'epaisses couvertures, et on le laissa reprendre ses sens, en evitant de l'emouvoir et de le troubler, pendant qu'il achevait de revenir a lui. Jules de Guersens s'apercut seulement alors de l'etat ou il se trouvait lui-meme, mouille des pieds a la tete et ayant besoin de changer de vetements. Il demanda donc a Catherine Neveu la permission de s'absenter, en lui promettant de ne pas rester longtemps eloigne de son petit malade et la rassurant absolument sur les suites d'un accident qui avait failli causer la mort de cet enfant. Catherine, assise au chevet du lit dans lequel on avait couche l'enfant, qui commencait a se ranimer, ne l'avait pas encore quitte des yeux: elle pleurait silencieusement, en regardant cette gracieuse et sympathique figure, empreinte d'une paleur mortelle, ou n'apparaissaient pas encore les signes evidents du retour a la vie. --Cet enfant est hors de danger, dit le medecin en partant; mais il reclame toujours des soins, et je conseillerais d'avertir les parents. --Ce malheureux enfant n'a peut-etre pas de mere, objecta Catherine; s'il en avait une, elle ne l'eut pas laisse s'exposer ainsi a se noyer dans le Clain. Pauvre cher enfant! ajouta-t-elle avec un accent de tendre pitie, tu n'as donc plus de mere? L'enfant avait entendu cette voix penetrante, qui lui allait jusqu'au fond du coeur. Il fit un mouvement et rouvrit les yeux, puis il les ferma et les rouvrit encore, en jetant autour de lui des regards etonnes. Il ne savait pas ou il etait, et tous les objets qui l'entouraient n'eveillerent aucun souvenir dans son esprit, qui avait ressaisi quelques lambeaux de sa memoire; mais, quand ses yeux se furent fixes sur mademoiselle Neveu, qui le contemplait avec une emotion inexplicable, il ne cessa plus de la regarder, a travers les larmes de joie et de reconnaissance qui debordaient de ses paupieres. [Illustration: J'etais venu pecher aux ecrevisses.] --Mon enfant! repeta Catherine, qui eprouvait un interet singulier pour cet enfant qu'elle ne connaissait pas, et qu'elle semblait vouloir reconnaitre. On eut dit qu'elle l'avait vu ailleurs, a une epoque et dans des circonstances que sa memoire ne parvenait pas a determiner. --Mon enfant, vous n'avez donc pas de mere? --Non, Madame, repondit-il timidement d'une voix faible et voilee, je n'ai pas de mere. --Et votre pere? demanda Catherine, en hesitant a pousser plus loin cet interrogatoire, qui paraissait embarrasser visiblement le malade, et lui causer une agitation extraordinaire. Comment vous a-t-on permis de vous baigner seul dans cette riviere, ou vous auriez pu vous noyer? --Je n'ai pas cru mal faire, Madame, reprit-il en fixant sur elle de grands yeux inquiets et attendris. Je n'ai pas de pere! murmura-t-il, en pleurant a sanglots. J'ai commis sans doute une grande imprudence, et voici seulement que je me souviens de ce qui s'est passe! J'etais venu pecher aux ecrevisses, et ma peche terminee, j'ai trouve le lieu si engageant, l'air si tiede, l'eau si limpide, que l'idee m'est venue de me baigner, sans trop m'ecarter du bord, et j'avais presque reussi a me soutenir sur l'eau, en nageant comme j'avais vu nager; mais soudain j'ai perdu pied, j'avalais de l'eau a pleines gorgees et j'enfoncais dans la riviere. J'ai crie a l'aide, j'invoquais mon saint patron, en me debattant au milieu de l'eau qui bourdonnait dans mes oreilles; je n'avais plus la force de crier, je perdais haleine, je voyais tout noir, et je ne sais plus rien de ce qui est advenu. N'est-ce pas vous, Madame, qui m'avez secouru dans ce terrible moment ou j'allais mourir? N'est-ce pas vous qui m'avez sauve? --Ce n'est pas moi, mon enfant, dit-elle en cherchant a le calmer. Rendez grace a Dieu qui vous est venu en aide; ne vous agitez pas comme vous faites, et tachez de reposer, sous les auspices de votre ange gardien qui vous a sauve! L'enfant etait en proie a un violent acces de fievre, qui le fit tomber dans le delire: il prononcait des paroles sans suite et jetait des cris etouffes; il voulait s'elancer hors du lit, ou mademoiselle Neveu avait peine a le retenir; il repassait, en imagination, par toutes les horreurs de la catastrophe dans laquelle il avait failli perir; il croyait encore se debattre au milieu des eaux qui l'engloutissaient, et il repetait d'une voix eteinte: "Plus de pere! plus de mere!" Catherine, inquiete et desolee de l'exaltation delirante de son malade, se sentait impuissante a le soulager. Jules de Guersens revint, par bonheur, avec les medicaments dont il avait juge prudent de se munir; il administra une potion calmante a l'enfant, qui pouvait etre atteint d'une fievre chaude: l'effet salutaire de cette potion fut presque immediat; le malade s'apaisa comme par enchantement et s'endormit d'un sommeil bienfaisant et reparateur. --Mon cher maitre, dit Catherine a Jules de Guersens, cet enfant est un orphelin que Dieu nous a envoye pour que nous lui servions de pere et de mere. Voyez comme il dort d'un bon sommeil? Il s'eveillera gueri. Mais quand s'eveillera-t-il? C'est a moi de le garder et de veiller sur lui, pour achever votre oeuvre, car c'est vous qui l'avez sauve, comme l'ange qui protegeait Tobie. Je vous adjure de voir ma mere et d'inventer quelque beau pretexte qui motive mon absence, vis-a-vis d'elle. Dites-lui que je suis un peu souffrante, et que je viens de rentrer, incommodee de ma promenade sous le soleil du printemps... Mais, non, cherchez plutot un pretexte quelconque qui n'ait pas lieu de lui donner du souci a mon egard; dites-lui que vous me laissez avec mon Tobie et que je viens de composer une scene bien touchante, dont l'ange Raphael aura tout l'honneur. Jules de Guersens serra la main de la jeune fille, et il la contempla en silence avec une tendre admiration. Catherine avait repose ses regards sur l'enfant qui dormait du sommeil le plus paisible. Le medecin s'eloigna en soupirant, emu et charme de la delicate sollicitude avec laquelle mademoiselle Neveu remplissait son role de garde-malade. --Heureux, pensait-il en se rendant chez madame Neveu, qu'il eut volontiers oubliee pour rester avec sa fille, heureux celui qui sera juge digne d'obtenir la main de cette muse d'innocence, que j'ai surnommee la Minerve francaise. Elle vaut plus, a elle seule, que les neuf Muses du Parnasse antique! Madame Neveu s'etonnait et s'attristait que sa fille l'eut abandonnee si longtemps, et encore n'etait-ce pas elle qui lui amenait le medecin. Celui-ci ne reussit pas a faire agreer a cette mere jalouse et exigeante les excuses qu'il s'etait charge de lui presenter de la part de Catherine. Madame Neveu ne put reprimer un mouvement de depit et d'impatience: elle leva au ciel ses yeux sans regard et ne put s'empecher de gemir. --Je comprends, dit-elle, que la compagnie d'une mere aveugle et souffreteuse ait assez peu de charmes pour une jeune fille, qui doit penser au mariage et qui met son plaisir dans l'etude et la culture des lettres. Certes, a cet egard, tres cher et bon docteur, je dois vous savoir mauvais gre d'avoir eveille, par des eloges, l'ambition poetique de Catherine. Elle ne songe maintenant qu'a faire imprimer ses poesies et a les dedier a notre souverain poete Pierre de Ronsard, le grand chef de la Pleiade. --Certes, on voit tous les jours sortir de dessous la presse maintes poesies qui ne valent pas celles de mademoiselle Catherine, repondit Jules de Guersens. Je l'encourage fort a mettre en lumiere ses beaux vers, avec les votres, Madame.... --Oh! ne parlez pas de ces vanites du monde qui n'ont plus d'attraits pour moi! reprit madame Neveu, avec tristesse. Catherine a eu grand tort de vous montrer ces faibles essais de ma frivole jeunesse, que j'avais oublies et que je veux aneantir. J'etais heureuse alors, ou plutot je croyais l'etre un jour; j'avais foi dans l'avenir, j'allais m'unir par les liens sacres du mariage a un homme qui me semblait digne de mon estime et de mon attachement; la vie s'ouvrait a moi avec toutes ses joies, toutes ses esperances, toutes ses promesses, la poesie debordait de mon coeur, et je celebrais dans mes vers tout ce qui semblait fait pour m'inspirer, la nature et ses merveilles, les plaisirs des champs, les grandeurs de notre sainte religion, les nobles sentiments de l'ame, l'amour conjugal, l'amour maternel...Helas! je suis entree bientot dans les deceptions et les amertumes de l'existence humaine, et l'etoile de la poesie a cesse de luire sur mon chemin sombre et douloureux. Madame Neveu avait une vive sympathie pour Jules de Guersens, qui l'environnait de soins vigilants et qui ne desesperait pas de lui rendre la vue. Il ne la flattait pourtant pas de cet espoir, qu'il craignait de ne pouvoir realiser aussi promptement et aussi surement qu'il l'eut voulu, mais il lui disait que la nature etait plus puissante que l'art, et il l'invitait a mettre sa confiance en Dieu, qui faisait encore des miracles dans les cures de la medecine. Il n'ignorait pas que la pauvre aveugle avait perdu un fils au berceau, dont la perte lui etait toujours presente et la faisait inconsolable; mais madame Neveu gardait un silence absolu sur les circonstances de sa vie et ne laissait pas meme soupconner qu'elle etait fort riche, qu'elle possedait en Bourgogne un domaine seigneurial, qu'elle portait un nom noble, et que sa fille serait un grand et riche parti pour l'epoux qu'elle lui choisirait. Ce n'etaient donc pas ces considerations qui avaient amene le jeune medecin a desirer son union avec Catherine Neveu, quoiqu'il n'eut pas fait connaitre ses intentions a la mere de cette belle et spirituelle personne. Celle-ci se sentait tout naivement engagee d'amitie envers Jules de Guersens, dont elle appreciait les belles qualites morales; elle n'etait pas eloignee de le regarder comme un frere, en lui accordant toute confiance et toute affection, mais elle n'avait jamais songe a en faire un mari, d'autant plus qu'elle eprouvait une repulsion invincible pour le mariage. Les plaintes continuelles de sa mere a l'egard d'un epoux qui n'etait pas digne d'elle et le tableau des miseres conjugales que la malheureuse veuve ne se lassait pas d'etaler sous les yeux d'une enfant, avaient contribue sans doute, de bonne heure, a faire naitre dans l'esprit de Catherine une ferme resolution de ne pas se marier. --Bonne mere, disait-elle quelquefois a madame Neveu, si vous n'etiez plus la pour me servir de guide et de compagne ici-bas, j'irais me mettre sous la garde du bon Dieu dans un couvent; mais, a coup sur, je ne vous quitterai jamais pour devenir l'esclave d'un mari. Madame Neveu aurait du empecher peut-etre cette etrange idee de s'enraciner dans le coeur de Catherine, si elle eut cherche a la dissuader d'une opinion fausse, qui pouvait influer sur le reste de sa vie et qui ne tarda pas a devenir la regle de sa conduite; mais la mere en riait et n'y attachait aucune importance, parce que le moment de songer a l'etablissement de sa fille a peine nubile lui paraissait s'eloigner de jour en jour, au lieu de s'approcher, car elle avait trouve dans Catherine une compagne fidele et presque inseparable, qu'elle n'eut pas eu le desinteressement de ceder a un mari. --La mythologie, lui disait encore Catherine, a bien fait les choses en ne donnant pas de maris aux Muses: elles ont, pour elles toutes, une sorte de conseiller et de precepteur dans Apollon, qui n'en epouse aucune. Et moi, j'aurai aussi mon Apollon, c'est Jules de Guersens. Catherine etait encore aupres de l'enfant, qui dormait toujours et qu'elle regardait sans cesse avec la meme emotion. Elle vint a penser que cet enfant, dont il avait fallu enlever les haillons trempes d'eau, ne trouverait pas de vetements a reprendre, en se reveillant. Elle envoya donc dans la ville, pour lui procurer de quoi se vetir d'une maniere convenable, et on apportait les habits qu'elle avait fait acheter, quand l'enfant s'eveilla. Ses premiers regards furent pour elle. --N'etes-vous pas, lui dit-il avec attendrissement, une de ces fees qui sont toujours pretes a aider et a secourir les pauvres gens, des qu'on a besoin d'elles? Vous etes la premiere que j'aie vue, et je souhaite n'en plus voir d'autres que vous. Catherine appela un vieux valet et lui ordonna d'habiller l'enfant, pendant qu'elle irait s'informer de la sante de sa mere et ne demeurerait que peu d'instants absente. En la voyant se disposer a sortir de la chambre, l'enfant la suivit d'un oeil fixe et plein de larmes. --Oh! revenez, je vous en conjure! lui dit-il avec tendresse, revenez bientot! Si vous ne revenez pas, je me sentirai mourir! La jeune fille le quitta, toute emue, ayant peine a retenir ses larmes et ne comprenant pas la cause d'une si singuliere emotion. Lorsqu'elle entra dans la chambre de sa mere, Jules de Guersens y etait encore; il rougit en la voyant paraitre et se leva d'un air timide et embarrasse, qu'elle ne se souvenait pas d'avoir remarque chez lui en toute autre occasion. Elle en fut troublee et inquiete, en attribuant cet embarras a un entretien que son arrivee avait interrompu. --Je ne viens qu'un moment aupres de vous, bonne mere, lui dit-elle. Je constate avec plaisir que notre ami vous tient compagnie et vous empeche de vous apercevoir de ma longue absence. --Elle a dure, en effet, bien longtemps, reprit madame Neveu: deux heures au moins, et je dois maudire la poesie qui me prive ainsi de ta presence, surtout dans un moment ou il etait grandement question de toi... --De moi? repliqua Catherine, qui tourna les yeux vers Jules de Guersens, pour avoir l'explication de ce reproche. --Ne devines-tu pas? lui dit sa mere. Jules de Guersens, que nous estimons, que nous aimons, comme si c'etait un vieil ami, voulait me rendre le fils que j'ai perdu, en devenant mon gendre, et me demandait ta main? --Monsieur, je ne saurais etre que tres sensible a une telle marque de bienveillance et d'affection, dit Catherine en baissant les yeux. Vous pouviez deja compter sur mon amitie; j'y joindrai maintenant une bien douce reconnaissance. Mais, je pensais vous l'avoir deja declare avec franchise, le mariage n'est pas fait pour moi! --Et cependant, Mademoiselle, repondit Jules de Guersens avec tristesse, nulle mieux que vous n'est faite pour le bonheur d'un mari! Vous ne m'accuserez point de m'etre trop presse de parler et d'avoir revele un secret que vous deviez etre la premiere a connaitre. C'est votre mere elle-meme qui m'a force de le trahir... --Contentez-vous d'etre mon ami, mon meilleur ami, reprit-elle en lui tendant la main et en serrant la sienne qu'elle sentait tremblante et glacee. Je vous jure, devant ma mere, que je ne me marierai jamais. A ces mots, elle dissimula sa profonde emotion, en faisant comprendre, par un signe, a Jules de Guersens, qu'elle etait appelee ailleurs par des motifs qu'il pouvait apprecier, et elle sortit en le priant de rester encore avec madame Neveu, jusqu'a ce qu'elle eut fini une tache d'humanite dans laquelle il avait eu sa part. Elle revint donc, sous l'impression d'un grand trouble, aupres de l'enfant, qui etait deja habille et qui se regardait avec surprise dans ses nouveaux habits, si beaux et si riches qu'il n'en avait jamais porte de pareils dans toute sa vie. Ce costume lui donnait un air de distinction native, qui frappa Catherine et lui causa une satisfaction intime, dont elle ne s'expliquait pas la cause. Elle se felicita davantage d'avoir conserve la vie d'un enfant qui devait etre si cher a ses parents. Elle ne se rappelait pas que ce pauvre enfant etait un orphelin. --On est probablement bien inquiet de vous, dans votre famille? lui dit-elle. Il serait temps de vous y reconduire ou du moins d'avertir vos parents que vous etes ici sain et sauf et en surete. --Je n'ai pas de famille, Madame, repondit-il avec un sourire melancolique. Ne vous l'avais-je pas dit? Je ne suis pas trop presse, j'en conviens, de retourner a la boutique de maitre Nicolas Courtois, ajouta-t-il en souriant avec malice. J'avais fait aujourd'hui l'ecole buissonniere, pour aller a la peche, et sans vous, ma tres noble demoiselle, sans votre ami qui m'a gentiment tire de l'eau, j'etais bel et bien noye, pour ma punition. --Ce maitre Nicolas Courtois, lui demanda Catherine, n'est-ce pas l'imprimeur de Poitiers? --Je n'en connais pas d'autre, ne vous deplaise, repliqua l'enfant; c'est un honnete homme qui sait son metier, mais qui est un peu rude pour ses pauvres apprentis. Imaginez qu'il les bat comme platre, a propos de rien et de tout. --Vous a-t-il donc battu, ce mechant homme, mon enfant? dit Catherine. Ce n'est pas dans son imprimerie qu'on imprimera mes vers, je vous assure! Un homme qui bat les enfants est un vrai monstre! Vous etes donc ouvrier imprimeur, mon cher enfant? --Je le suis et je m'en fais gloire, repartit l'enfant. C'est le plus noble des metiers, et je ne le changerais pas contre une maitrise d'epicier ou d'orfevre. Et vous, madame, ne parlez-vous pas de faire des vers? Oh! combien je serais heureux d'avoir a les composer en beaux caracteres neufs, sans laisser passer des bourdons ni faire des coquilles! --Mon ami, lui dit-elle enchantee de son ardeur au travail, vous ne m'avez pas encore fait connaitre votre nom? --Je me nomme Jacques des Roches, repondit l'enfant avec modestie, et je n'ai pas plus de douze ans, si je les ai... --Jacques des Roches? s'ecria Catherine. Jacques des Roches! C'est bien la votre nom, cher enfant? --Assurement, Madame, c'est le nom qui me fut donne a l'hopital de Lyon, quand on m'y apporta dans mon berceau. --Jacques des Roches! repetait Catherine. Et vous avez douze ans, ou peu s'en faut? Vous dites qu'on vous apporta dans votre berceau a l'hopital de Lyon? D'ou veniez-vous, lorsqu'on vous y apporta, mon pauvre enfant? --Je n'en sais, ma bonne dame, que ce qu'on m'en a dit, repliqua Jacques des Roches, etonne et tourmente de l'agitation extraordinaire qui s'etait emparee de sa protectrice. J'ai ete eleve dans l'hospice des Orphelins a Lyon, et l'on ne m'y donnait pas d'autre nom que celui que j'ai toujours porte depuis. J'avais sept ans ou environ, quand un compagnon d'imprimerie, qui avait perdu un fils unique, offrit de m'adopter et de m'apprendre son etat; ce qu'il fit, le digne homme, et je profitai si bien de ses lecons, qu'avant ma dixieme annee, je travaillais a la casse assez proprement dans l'imprimerie des Griphes, les premiers imprimeurs de Lyon. Je gagnais honnetement ma vie chez ces braves patrons, et j'y serais encore, si je n'avais pas eu le malheur de perdre mon pere adoptif. Je pris des lors en horreur le sejour de Lyon, et tout jeune que j'etais, je commencai a faire mon tour de France, tantot comme compositeur, tantot comme garcon de presse. Le sort me conduisit a Poitiers, il y a six ou sept mois, et je m'enrolai, pour deux ans, dans l'imprimerie de maitre Nicolas Courtois, ou je me trouverais fort bien, s'il ne battait pas si dru ses apprentis. Enfin, suivant le dicton: Ou la chevre est attachee, il faut qu'elle broute... --Mais vous ne me dites pas, mon enfant, ce qui m'interesse le plus, interrompit Catherine, qui ne le quittait pas des yeux une minute. Racontez-moi comment et pourquoi ce nom de Desroches vous a ete donne. --J'y etais, certainement, dit-il en souriant avec candeur, mais je ne me rappellerais pas dans quelles circonstances je suis arrive a Lyon par la Saone, une grande et belle riviere, qui passe a Lyon et va se joindre a la Loire. Mon berceau venait on ne sait d'ou; il avait descendu le fleuve, moi dedans et bien paisiblement endormi, a ce qu'on m'a raconte; le berceau s'arreta au pied d'un amas de roches, qui forment un ecueil a l'entree de la ville. Les bonnes gens qui m'avaient sauve me servirent de parrains, en rapportant de quelle facon ils m'avaient trouve dormant dans mon berceau: ce sont eux qui me nommerent _des Roches_. Quant au nom de Jacques, qui devait etre mon nom de bapteme, il etait inscrit sur le berceau et brode sur mes langes. On m'a dit aussi que le nom de Desroches se trouvait egalement, sur mon berceau, a la suite du nom de Jacques. Enfin, depuis lors, on ne m'a jamais appele que Jacques Desroches... --Jacques, mon bien-aime Jacques! criait Catherine, folle de bonheur: Je suis ta soeur! Tu es mon frere! [Illustration: Mere! voici Tobie! Voici mon frere! Voici votre fils Jacques!] Elle prit Jacques dans ses bras et le couvrit de baisers meles de larmes, et Jacques Desroches partageait, sans y rien comprendre, l'emotion dont il etait l'objet et la cause. Il ne s'expliquait pas comment, lui pauvre orphelin abandonne et simple ouvrier apprenti dans une petite imprimerie de Poitiers, il pouvait etre le frere de cette noble et belle demoiselle, qu'il ne connaissait que pour avoir ete sauve et soigne par elle. Soudain Catherine, dont la joie et l'enthousiasme n'avaient fait que s'accroitre, trouva la force de le soulever de terre et de l'emporter entre ses bras jusqu'a la chambre de sa mere, aupres de qui Jules de Guersens etait encore, sans pouvoir se remettre du coup qui l'avait frappe dans ses plus cheres illusions. --Mere! voici Tobie! cria-t-elle, d'un accent imposant et prophetique: voici mon frere! voici votre fils Jacques! Madame Neveu, qui n'avait pas ete preparee le moins du monde a cette resurrection miraculeuse de son fils, eprouva dans tout son etre une telle commotion, une telle secousse morale, que la crise physique, dont Jules de Guersens avait prevu le resultat, se produisit tout a coup: elle recouvra la vue aussi spontanement qu'elle l'avait perdue onze ans auparavant; ses yeux fermes se rouvrirent, en se ranimant, et elle put s'assurer que son fils etait la, devant elle, dans les bras de sa fille. Elle poussa un cri terrible et tomba evanouie, les mains jointes dans l'elan d'une priere mentale, qui avait un echo dans le coeur de toutes les meres. Son fils retrouve, Madeleine Neveu rendit mieux justice a son mari defunt, dont elle honora la memoire, en reprenant son nom de Desroches, sous lequel elle se fit connaitre desormais comme une des femmes les plus brillantes et les plus aimables de son temps. Sa maison devint le centre des reunions de tous les poetes et de tous les gens d'esprit qui passaient par Poitiers ou qui souvent y venaient expres pour la voir. Elle ne desavoua plus les jolis vers qu'elle avait faits dans sa jeunesse. Quant a Catherine, elle n'epousa pas Jules de Guersens, en haine ou en crainte du mariage, mais elle demeura la plus fidele amie de son maitre et de son admirateur, qui l'avait surnommee la _Pallas de la France_ et qui lui dedia la tragedie de _Panthee_, en declarant qu'il n'avait fait que s'inspirer du genie poetique de son eleve. La belle et incomparable Mademoiselle Desroches lui offrit en echange la dedicace de sa tragi-comedie biblique de _Tobie_, qu'elle fit representer, sous les yeux de sa mere, dans l'amphitheatre romain de Poitiers. Son jeune frere Jacques avait voulu prendre part a cette memorable representation, ou il joua de la maniere la plus touchante le role de Tobie. Ce fut Jules de Guersens qui se chargea de faire imprimer a Paris, chez Abel l'Angelier, les oeuvres de la mere et de la fille, en tete desquelles Mademoiselle Desroches s'adressait a ses vers, dans un sonnet preliminaire, ou elle leur disait avec un gracieux enjouement: Ou voudriez-vous aller? He! mes petits enfants, Vous etes habilles d'une trop faible ecorce! Les premiers poetes et les meilleurs ecrivains contemporains n'en deposerent pas moins leurs hommages admiratifs aux pieds de la sage et docte Muse de la ville de Poitiers. LES PREMIERES ARMES DE JEAN DE LAUNOY (1613) Au commencement du XVIIe siecle, vivait a Coutances une pauvre veuve, que son mari, le sieur de Launoy, d'une famille ancienne et noble de Normandie, avait laissee dans la misere, avec deux enfants en bas age, un fils et une fille. Cette malheureuse femme etait trop fiere pour recourir a la pitie de ses parents, qui n'eurent garde de venir d'eux-memes a son aide, et qui n'auraient pas repondu davantage a son appel suppliant: elle prefera donc, malgre la condition distinguee qu'elle tenait de sa naissance comme de son mariage, devoir son existence et celle de ses enfants, au travail de ses mains, plutot qu'a des aumones achetees par le mepris et l'humiliation. C'etait de Dieu seul qu'elle esperait tot ou tard la recompense de son courage et de sa vertu. Tous les soirs, apres les occupations d'une journee laborieuse, elle se rendait, accompagnee de ses deux enfants, a la cathedrale de Coutances, afin d'y faire une priere devant l'autel de la Vierge; et cette oraison, prononcee d'une voie emue, avec des larmes et des elans de devotion, lui redonnait du coeur pour supporter les epreuves du lendemain, qui n'apportait pas toujours le strict necessaire dans sa triste demeure. Souvent elle avait manque de pain; mais sa confiance en la misericorde de Dieu ne diminuait pas, et elle redoublait de zele, au contraire, dans l'accomplissement du pieux devoir qu'elle s'etait prescrit. La Providence, cependant, la favorisait assez pour l'empecher de mourir de faim. [Illustration: Accompagnee de ses deux enfants, elle se rendait a la cathedrale.] Le plus grand chagrin de cette infortunee etait de ne pouvoir donner a son fils une education digne du nom qu'il portait, et surtout de l'intelligence naturelle que cet enfant avait montree de bonne heure; car le petit Jean, des sa huitieme annee, avait manifeste une envie extraordinaire d'apprendre, et comme ces heureuses dispositions ne furent ni encouragees ni conduites vers un but special d'enseignement, il se mit a etudier par ses yeux, ce qu'il voyait chaque jour et ce qui avait attire son attention; c'est ainsi que la cathedrale de Coutances devint, pour lui, en quelque sorte, un livre ouvert, dans lequel il s'amusait a dechiffrer une langue inconnue. Il errait sans cesse, autour de ce magnifique edifice, qui est le triomphe de l'art gothique, et qui n'a pas son pareil, non seulement en Normandie, mais encore dans l'Europe; il admirait d'instinct les proportions gigantesques de cette architecture aerienne, qui semble suspendue par la main des anges et scellee a la voute du firmament avec des chaines invisibles; il s'emerveillait, en silence, de la hauteur des grosses tours, de la legerete des tourelles nommees _fillettes_, de l'eclat des vitraux, de la multitude des ornements de sculpture. Il interrogeait les pretres, les sacristains, les ouvriers, les sonneurs, pour s'instruire sur tous les points de l'histoire du monument, fonde, au commencement du XIIe siecle, par une pieuse duchesse de Normandie nommee Gonor, et termine vingt ans apres par l'eveque Geoffroi, chancelier de Guillaume le Conquerant; il ecoutait surtout avec une admiration beante les legendes et les miracles des premiers eveques de Coutances, depuis saint Ereptiole, qui vivait, vers 470, du temps du roi des Francs Childeric; mais parfois, au recit des prodiges incroyables attribues a ces saints personnages, qu'on faisait remonter a des epoques si reculees, un sourire malicieux d'incredulite errait sur ses levres, et rayonnait dans ses yeux narquois, quoique sa mere lui eut inspire des sentiments de piete sincere, des sa plus tendre enfance. Il connaissait donc toutes les parties de l'exterieur et de l'interieur de cette eglise dediee a Notre-Dame, et il ne se lassait pas de la parcourir, de la visiter, en y decouvrant sans cesse de nouveaux sujets de surprise et d'admiration; soit qu'il examinat les figures grotesques d'un chapiteau; soit qu'il s'arretat a contempler les vieilles tombes sur lesquelles dorment des statues de chevaliers armes de toutes pieces, ayant un chien ou un lion emblematique a leurs pieds; soit qu'il se glissat, effraye a l'entree des caves sepulcrales; soit qu'il plongeat un regard indiscret a travers le cristal d'un antique reliquaire. Son imagination s'echauffait au spectacle de ces antiquites religieuses, et la tendance innee qu'il avait a tout approfondir et a douter de tout, ne faisait que s'accuser davantage vis-a-vis des traditions etranges de moyen age, effacees sur la pierre, mais gravees dans la memoire des bons vieux paroissiens de la cathedrale. Il hochait la tete, quand on lui racontait que saint Lo avait ete eveque a douze ans, et que ce saint ne pouvait dire la messe, sans qu'une colombe de feu voltigeat au-dessus de sa tete. En un mot, Jean de Launoy joignait a une veritable piete l'aversion la plus inflexible pour toutes les croyances populaires, qui n'etaient pas des dogmes fondamentaux de la religion et qui pouvaient etre combattues par le raisonnement; il jugeait faux tout ce qu'il ne comprenait pas et n'avait pas meme peur du Diable, quoiqu'il en vit la representation hideuse, peinte et sculptee, a chaque pas, dans cette venerable cathedrale gothique. Un soir (c'etait en 1613), au coucher du soleil qui faisait flamboyer les rosaces comme des fournaises, madame de Launoy alla faire sa station accoutumee sur les marches de l'autel de Notre-Dame; ses deux enfants etaient a ses cotes; sa fille agenouillee et recueillie comme elle, les mains jointes, les yeux leves vers l'image d'argent de la Mere de Jesus; son fils debout et saisi d'une distraction profane par les reflets lumineux des vitraux colories sur les dalles tumulaires de la nef. Le petit Jean avait apporte en offrande une couronne de roses sauvages et de fleurs blanches, choisies expres dans les bois des environs, ou il etait alle courir a l'aventure, cherchant la trace du passage des premiers apotres de la Normandie et les debris des temples paiens, qu'avaient renverses ces apotres des anciens temps, pour y planter la croix du Christ. Lorsque madame de Launoy acheva sa priere, qui avait rempli de douces larmes ses paupieres alourdies, elle n'apercut plus son fils. Comme elle etait restee plus longtemps qu'a l'ordinaire en oraison, elle pensa que l'enfant, fatigue de demeurer a la meme place, avait promene sa curiosite, de chapelle en chapelle, de tombeau en tombeau, pendant que sa mere et sa soeur priaient pour lui. Madame de Launoy se leva donc sans inquietude, fit le tour de l'eglise en regardant a droite et a gauche si elle ne verrait pas Jean accroupi sur une epitaphe ou se hissant le plus pres possible d'une des fenetres de l'abside, car souvent il grimpait le long du jube pour s'approcher des admirables peintures de ces merveilleuses verrieres. Mais madame de Launoy ne le trouva, ne l'apercut nulle part; elle ne vit aucune ombre mouvante, dans les chapelles, ni dans le choeur, ni dans la nef, ou le jour commencait a s'eteindre; elle n'entendit aucun bruit de pas retentissant sur le pave sonore. Supposant donc que l'enfant etait sorti de la cathedrale et rentre seul au logis, elle se promit de le punir pour ce nouvel acte de legerete et de desobeissance. Elle revenait chez elle, cependant, l'esprit console et raffermi par la priere, avec un vague pressentiment d'une prochaine amelioration de son penible sort; mais elle tomba tout a coup dans une douloureuse anxiete, en ne voyant pas son fils venir a sa rencontre. Elle retourna sur ses pas vers la cathedrale; elle traversa les rues voisines de Notre-Dame, elle interrogea vainement le sacristain qui fermait les portes de l'eglise; elle appela Jean sous les murs du cimetiere. La nuit s'epaississait, et sa terreur augmentait par degres; elle repassa plusieurs fois dans les endroits qu'elle avait parcourus; plusieurs fois elle revint a sa demeure pour s'assurer que l'enfant n'y avait pas reparu. Elle employa une partie de la nuit a des recherches inutiles et elle veilla, cette nuit-la qui lui semblait eternelle, au milieu des sanglots et des plus sinistres preoccupations. Dans son desespoir, craignant qu'un accident ne fut arrive a son fils, elle alla jusqu'a reprocher son malheur a la sainte Mere de Dieu. Aucun accident n'avait cause l'absence du petit Jean de Launoy: il s'etait endormi dans une stalle du choeur, sa tete blonde cachee entre ses mains. Comme sa levite de bure grise se confondait avec l'obscurite qui l'enveloppait, le sacristain, arme de sa lanterne, ne l'avait point apercu, quoiqu'il eut visite tous les coins et recoins de l'eglise, sans soupconner qu'un etre vivant y fut enferme. L'horloge qui sonnait minuit eveilla l'enfant, tout transi de froid: apres six heures de profond sommeil, il ne savait pas d'abord ou il pouvait etre. Il n'eprouva pas pourtant le moindre sentiment de terreur, quand il ouvrit les yeux dans les tenebres. Il etendit ses mains en avant et rencontra les tetes d'anges sculptees aux extremites de la stalle, ou il etait assis: il se rendit bien compte de l'endroit ou il se trouvait; mais il ne s'expliquait pas encore comment, a cette heure avancee de la nuit, il avait pu s'introduire dans la cathedrale, ou il se voyait enferme avec la certitude d'y rester jusqu'au jour. Tandis qu'il contemplait, avec une muette emotion, l'imposant aspect de cet immense edifice plein d'ombre et de silence, ou les souvenirs de six siecles planaient au-dessus de la poussiere de tant de morts couches dans leurs tombeaux, il fut frappe de stupeur, a certain bruissement vague, qui se fit, tout a coup, au fond de la nef: c'etaient les eclats d'une vitre qui se brisait. Il ecouta, en retenant son haleine. A ce bruit du verre tombant de haut sur les dalles d'une chapelle laterale, succederent d'autres bruits qui annoncaient que quelqu'un etait entre dans l'eglise. On marchait, on avancait vers lui: l'enfant attendit et ne bougea pas. Tout autre que Jean de Launoy serait mort de peur, en s'imaginant qu'un fantome etait sorti des sepultures, ou bien que des demons s'emparaient de la maison du Seigneur; mais Jean de Launoy n'etait pas superstitieux le moins du monde, et il n'attribua point a un etrange changement dans l'ordre des lois de la nature ces bruits inquietants, dont la cause lui etait encore inconnue, et qui prenaient un caractere redoutable, dans cette sombre solitude de pierre. Jean se preparait donc a bien voir et a bien entendre, sans meler le ciel ni l'enfer a ce qu'il verrait et entendrait. Il vit un homme seul, qui venait droit a l'autel de la Vierge; ce n'etait pas, a coup sur, pour y prier. Cet homme approchait lentement, avec precaution, comme pret a faire retraite des le moindre indice de danger. Les tenebres du lieu ne permettaient pas de juger, a sa figure et a son exterieur, quel pouvait etre le motif de sa presence nocturne dans l'eglise; mais l'enfant n'eut plus de doute a cet egard, lorsqu'il remarqua que cet audacieux voleur s'adressait a la grande statue d'argent de la Vierge, qu'il avait deja descendue de l'autel et qu'il s'appretait a prendre dans ses bras pour l'enlever. [Illustration: Grace, mon Dieu!] A l'aspect de ce sacrilege, Jean de Launoy fut emu d'une pieuse indignation, qui lui arracha un cri. Le voleur se crut decouvert et tira de sa poche un couteau, dont la lueur menacante inspira aussitot a l'enfant une ruse ingenieuse. --Miserable! cria-t-il d'une voix claire et vibrante, a laquelle l'echo des souterrains preta un accent solennel: qu'es-tu venu faire ici? --Grace, mon Dieu! repondit cet homme epouvante, en se jetant a genoux la face contre terre; ayez pitie de moi, sainte Vierge Marie! --Oses-tu bien, sacrilege, porter la main sur cette image benite! continua du meme ton Jean de Launoy, qui se divertissait de la frayeur du larron. --Ah! madame la sainte Vierge, murmurait le voleur, tremblant de tous ses membres, pardonnez-moi! Je suis un pauvre homme que le diable a tente. --Va-t'en, coquin! reprit l'enfant, qui riait sous cape. Je t'ordonne de dire cinq cents _Pater_, et cinq cents _Ave_, pour faire penitence de ta mauvaise action. --Madame la sainte Vierge, demanda le Normand, qui s'etait ravise au moment de partir les mains vides, tenez-vous donc beaucoup a votre image? --Comment, scelerat! Une belle statue d'argent, que m'a dediee le roi Louis XI, pour me remercier de l'assistance que je lui ai pretee dans sa maladie! --Sans doute, l'image est fort belle, repartit le voleur en la caressant de nouveau; mais, si elle etait de bois, ne serait-ce pas pour vous la meme chose? --Infame sacrilege, ne touche pas davantage a mon effigie, que profanent tes mains criminelles! s'ecria Jean de Launoy, qui avait devine le projet de ce mecreant. --Vous qui etes si riche, madame la Vierge, dit le Normand en chargeant sur ses epaules la statue qu'il voulait emporter, vous pouvez bien faire ce don a un pauvre diable comme moi? --Ecoute! dit l'enfant, que sa presence d'esprit n'abandonna pas: je veux bien t'epargner un peche mortel. Laisse la ma statue, et fais un acte de contrition, pour que le bon Dieu te pardonne; ensuite, en guise de recompense, je te montrerai un tresor, qui t'empechera de piller a l'avenir les richesses de l'Eglise. --Un tresor! s'ecria le credule et avide Bas-Normand. Je ferai volontiers un acte de contrition, voire meme deux, s'il vous plait, et quand j'aurai de quoi vivre, par votre grace, Madame la sainte Vierge, je deviendrai un honnete homme. --Fais donc ce que je t'ordonne! dit Jean de Launoy. Il y a, derriere le tombeau du cardinal-eveque Gilles Deschamps, une porte fermee d'un simple verrou: ouvre-la! --Mais le tresor? objecta le voleur, qui avait peine a renoncer au butin qu'il voulait emporter, pour un autre qu'il ne tenait pas encore. --Ouvre cette porte! repliqua Jean de Launoy avec autorite; descends vingt marches, et va toujours en avant, a tatons, jusqu'a ce que je t'avertisse d'arreter... --Mais le tresor? disait a voix basse le voleur, qui avait suivi les instructions de la voix mysterieuse et qui se trouvait deja dans un souterrain profond. O bonne sainte Vierge, je vois la briller quelque chose! s'ecria le malfaiteur, au fond de ce labyrinthe tenebreux ou il s'etait imprudemment engage. Est-ce le tresor? --Oui, tu peux le prendre. A ces mots, le bruit d'un corps tombant dans l'eau apprit a Jean de Launoy que sa supercherie avait reussi. Le voleur s'etait precipite lui-meme dans une citerne, ancienne piscine destinee a laver les linges impregnes des saintes huiles. Dans ce puits, alimente par les eaux du ciel qu'il recevait par une ouverture de la voute, un rayon de la lune fit l'erreur du larron, qui s'imagina voir briller l'or a ses pieds et qui s'elanca pour s'en saisir. En meme temps, Jean de Launoy se suspendit a la corde d'une petite cloche qu'il parvint a mettre en branle. Le guetteur des tours acheva de donner l'alarme. Le voleur s'etait noye. Nicolas de Briroy, alors eveque de Coutances, manda l'enfant qui avait sauve la Notre-Dame d'argent de la cathedrale et lui fit raconter cette aventure, dans laquelle il avait montre un courage et une adresse si extraordinaires. Le prelat ne douta pas que cet enfant ne fut predestine a de grandes choses. En consequence, il le fit elever, aux frais de l'eveche, dans le college de la ville. Jean de Launoy devint plus tard un savant docteur de Sorbonne, et se servit de son erudition critique contre certaines mauvaises legendes du Martyrologe, ce qui lui valut le plaisant surnom de _Denicheur de saints_. --J'arrache l'ivraie, disait-il, et je l'empeche d'etouffer le bon grain. C'est par respect pour notre sainte religion, que je m'attaque aux superstitions des temps d'ignorance et de credulite. LES HAUTS FAITS DE CHARLES D'ASSOUCY (1617) Charles Coypeau d'Assoucy, qui mit en vogue le genre bouffon au XVIIe siecle, et qui merita par ses faceties souvent spirituelles le surnom d'_Empereur du Burlesque_, etait ne en 1604, fils d'un avocat au Parlement de Paris. Son pere, d'origine italienne, avait epouse une fille noble de Lorraine, qui lui donna beaucoup d'enfants et n'en eleva aucun sous ses yeux, parce que, lasse de vivre en mauvais menage avec un mari joueur, ivrogne et gueux, elle se delivra de tous les embarras maternels, en quittant la maison conjugale, ou elle laissait le desordre, la misere, et six petites creatures a peu pres orphelines. Le sieur d'Assoucy eut bien souhaite que sa femme, en partant, le soulageat du fardeau de la paternite; mais, comme il etait plus libertin que mechant, il ne jeta pas dans la rue ces pauvres abandonnes, dont le plus jeune etait encore a la mamelle: il gronda et jura beaucoup, puis noya ses inquietudes dans des flots de vin orleanais, tellement, qu'au sortir du cabaret, il avait oublie que ses six enfants mouraient de faim. Ils ne moururent pas cependant, et malgre les privations journalieres qu'ils eurent a souffrir, selon la chance des des, qui favorisait peu leur pere au brelan, ils grandirent tous, en force, en sante et en malice, et se montrerent precoces, surtout en fait de defauts et de vices. [Illustration] Une servante, qui dominait au logis par l'insouciance coupable de son maitre, etait une veritable maratre pour eux; elle les maltraitait d'injures et de coups, sans se soucier de leurs penchants les plus pervers, que developpait cette negligence; elle leur refusait souvent le necessaire, les faisait jeuner plus que des ermites, les abandonnait a eux-memes, et les voyait volontiers vagabonder par la ville. Ils ignoraient la couleur de l'argent et ne soupaient pas tous les jours; ils sortaient, le matin, couverts de haillons, et ne rentraient que le soir, encore plus malpropres, pour etre largement battus, et non jamais caresses. A force de recommencer ce beau train de vie, ils excellerent dans le mensonge, l'effronterie et le vol, au point d'en venir a ne plus craindre meme le lieutenant civil du Chatelet. Quant au bon Dieu, ils ne l'avaient jamais craint, les maudits garnements! Leur pere riait de leurs tours de passe-passe, et de leurs plus abominables actions, qu'il rangeait dans le domaine des espiegleries de leur age. Combien de fois les encouragea-t-il en ces termes indignes d'un pere de famille: --Ca, mes mignons, j'en sais de moins avises qui ont fini en l'air au gibet de Montfaucon, mais aussi ils n'avaient pas a leur aide l'eloquence avocassiere du sieur d'Assoucy, votre brave et digne pere, fameux aux tavernes, comme en la grande salle du Palais. Tachez, toutefois, de n'embrasser la potence que le plus tard possible, et donnez-vous du bon temps auparavant. Si vous apprehendez le branle des pendus, qui sera votre derniere danse, transformez-vous en procureurs, afin de larronner et piller a votre aise, sans facheux accident. Ces maximes perverses et une foule d'autres, debitees du ton de la plaisanterie, devaient porter des fruits funestes, corrompant tous les germes des qualites honnetes et sociales, dans ces jeunes coeurs, deja faconnes au vice; et s'ils n'accomplirent pas rigoureusement la sinistre prediction de leur pere, il fallut un privilege particulier du sort, qui ne sema point leur existence de prisons, de juges, de galeres et de potences: ils eurent tous le bonheur de mourir vieux et dans leur lit. L'aine, nomme Charles, etait le plus malicieux garcon qu'il y eut alors sur la rive gauche de la Seine, dans ce populeux quartier de l'Universite, toujours plein de disputes et de batailles d'ecoliers, imitees des habitudes turbulentes de la philosophie et de la controverse de l'Ecole. Charles, age de douze ans et demi, aurait pu apprendre aux eleves barbus des colleges de Navarre et de Montaigu mille inventions neuves et hardies, pour tromper et railler les marchands et les bourgeois; il joignait a ce talent de ruse et d'audace un esprit original, plus grossier que delicat, mais vif et mobile dans ses imaginations comme dans ses reparties: il aimait le rire et le faisait aimer. Il dressait et executait seul ses entreprises aventureuses et ses farces divertissantes, parce que, confiant en sa superiorite de langue et de main, il ne voulait pas s'exposer a payer d'audace pour un autre moins souple et moins ingenieux que lui; mais il s'associait toujours ses freres, ses soeurs et ses camarades, pour le partage du butin ou pour le spectacle amusant de ses joyeuses inventions: il etait donc la providence des petits polissons du Pre-aux-Clercs et du Pont-Neuf. Le Pre-aux-Clercs commencait alors a se couvrir de maisons, a partir de la vieille tour de Nesle, qui faisait face au Louvre, jusqu'a l'abbaye de Saint-Germain-des-Pres: apres avoir ete, pendant cinq ou six siecles, le theatre des ebats de la jeunesse parisienne, il etait moins frequente, depuis que le Pont-Neuf, ouvert a la circulation, attirait et rassemblait, du matin au soir, les oisifs des deux rives de la Seine; car, de tout temps, il y eut une innombrable quantite de badauds a Paris. Ce pont, qui passait pour le plus beau de l'Europe, a cause de sa longueur et de son architecture, justifiait encore son nom de Pont-Neuf, puisque, fonde sous le regne de Henri III, il n'avait ete completement acheve que sous le regne de Henri IV; il reunissait, par ses douze arches, a la ville haute et basse, l'ile de la Cite, agrandie de deux petits ilots. Jacques Androuet Ducerceau et Guillaume Marchand, qui l'avaient construit avec magnificence, s'etaient pour la premiere fois abstenus de le surcharger de maisons, comme le voulait l'ancien usage, et les curieux, etonnes de cette nouveaute, ne se lassaient pas d'admirer un pont, qui n'avait pas l'aspect d'une rue et qui laissait a decouvert le cours de la riviere en amont et en aval. La foule le traversait sans cesse, en s'arretant, ca et la, le long du parapet, d'ou la vue embrassait a la fois la Cite, l'Universite et la ville, ces trois parties distinctes de la capitale, herissees de tours et de clochers: c'etait merveille qu'un pont de pierre, du haut duquel les passants voyaient couler l'eau et les bateaux descendre ou remonter la riviere. L'affluence de monde qui encombrait a toute heure non seulement les bas cotes de ce pont, reserves aux pietons, mais encore la large voie du milieu destinee exclusivement au passage des voitures, etait appelee la par divers objets et diverses fantaisies: les uns y venaient ecouter le carillon des heures, a la Samaritaine, joli edifice bati sur pilotis contre la seconde arche, du cote du Louvre, et servant a la fois d'horloge, de pompe et de fontaine; les autres y venaient, pour respirer un air plus pur que celui des rues, et visiter la place Dauphine, qui rivalisait avec la place Royale, sinon en grandeur et en magnificence, du moins en tristesse et en monotonie: ceux-ci se tordaient le cou a regarder au-dessous d'eux les tetes gigantesques de satyres, qui supportent la corniche exterieure du pont; ceux-la circulaient, en extase, devant la statue equestre de Henri IV, en bronze, chef-d'oeuvre de Jean Boulogne, dont le piedestal et les bas-reliefs n'etaient pas encore termines; mais le plus grand nombre, femmes, enfants et gens de toute espece, accouraient aux representations gratuites que les charlatans, arracheurs de dents, vendeurs d'onguents et crieurs de reliques, offraient au public qui entourait leurs treteaux, pour recruter des chalands et des dupes. Le Pont-Neuf resonnait du bruit perpetuel des trompes, des fifres, des tambours et des luths, accompagnes de chants, de cris, de rires, de huees ou d'applaudissements. Chaque pile du pont etait couronnee d'une plate-forme demi-circulaire, que remplissait une tente soutenue par des perches, ou bien une baraque mobile en bois. Ici un bohemien en costume mauresque, le visage jauni avec du safran, et coiffe d'un bonnet pointu, accaparait une nombreuse et credule clientele, en pronostiquant l'avenir, d'apres les planetes, les nombres, les songes et les lignes de la main; la, un operateur, en robe noire, besicles sur le nez, et tenant une fiole d'eau claire, promettait la guerison de tous les maux, et debitait sa marchandise, qu'il decorait des titres les plus pompeux et les plus bizarres, puis loin, des pelerins, le bourdon a la main, le manteau parseme de coquilles sur les epaules, racontaient les miracles des lieux saints, qu'ils n'avaient jamais vus, et vendaient prieres, croix, chapelets, qu'ils disaient benits par le pape; ailleurs, des escamoteurs et des prestidigitateurs, habilles de couleur eclatante, stupefiaient leur auditoire par les phenomenes de la magie blanche; tel montrait un chien savant, tel un ane sauteur, tel un singe gambadant et grimacant, pour affriander les badauds autour d'un etal de bimbeloterie, ou de mercerie, ou de sucrerie; le bon public se laissait prendre a ces amorces, qui reussissaient toujours, quoique plus vieilles que le Pont-Neuf. Mais, a cette epoque, les deux coryphees de ce fameux pont, lesquels, a toute heure et en toute saison, avaient le secret de retenir autour d'eux un cercle d'auditeurs credules et benevoles, c'etaient le Savoyard et le seigneur Fagottini, dont les echoppes s'elevaient face a face sur le terre-plein du Pont-Neuf, vis-a-vis l'entree de la place Dauphine, et semblaient s'etre emparees de tout cet espace vide, que dominait le _Cheval de bronze_, surnom populaire donne a la statue equestre du roi Henri IV. Le _Savoyard_, qui devait ce sobriquet a son pays de naissance et a son patois fortement accentue, s'appelait, de son nom de famille, Philippe ou Philippot. C'etait une sorte de _rhapsode_ ou poete chanteur, taille en Hercule, aveugle comme Homere et velu comme un ours. Il composait des chansons ou des complaintes populaires en vers baroques, et les repetait, lentement, d'une voix enrhumee et monotone, qu'accompagnaient en desaccord les sons du luth et des instruments de cuivre. La generosite des spectateurs n'etait pas taxee, et la vente de quelques naives poesies, imprimees sur papier gris et vetues de papier bleu, suffisait pour faire vivre maitre Philippe, ses deux petits valets, appeles _pages de musique_, qui jouaient du luth et des cimbales, et son chien galeux, qui battait la mesure avec sa patte. Le seigneur, ou plutot le signor Fagottini, etait un Napolitain, qui cherchait fortune loin de sa patrie, et qui savait l'art de delier les cordons des bourses les plus serrees; son metier se composait de plusieurs branches lucratives: il arrachait les dents, teignait la barbe et les cheveux, tondait les chiens, et possedait une pharmacopee de drogues, pour cicatriser les plaies, adoucir la peau, farder le visage, et vendait a bas prix _la tres veridique eau de Jouvence_, disait-il, en aspergeant le vulgaire d'une eau puante qu'on recevait a la ronde comme manne celeste. Mais, pour ajouter un nouveau prix a ses consultations, il les faisait preceder premierement d'une scene de marionnettes mecaniques, qui se mouvaient avec des fils invisibles, et auxquelles il pretait un langage humain. Ces petites figures de bois, sculptees, peintes et accoutrees comme des etres vivants, produisaient de loin une illusion si etrange, que le peuple attribuait a leur proprietaire la puissance d'un veritable sorcier, et tremblait de peur, en faisant un signe de croix, au grincement de la crecelle qui annoncait a l'assemblee qu'on allait tirer le rideau et commencer le spectacle. On assurait que le cure de Saint-Germain-l'Auxerrois avait failli excommunier les marionnettes et le sorcier qui les montrait. Enfin, pour comble de merveilleux, Fagottini avait un singe apprivoise et plus instruit, disait-il, qu'un bachelier es-lettres de la tres venerable Universite; on eut dit qu'une ame intelligente s'etait egaree dans ce corps de bete, tant il deployait de grace et de gentillesse dans les exercices qu'il savait faire, sans parler des grimaces: il dansait des sarabandes italiennes, sautait sur une corde tendue, tirait la bonne aventure aux filles a marier, et gagnait le plus habile joueur a tous les jeux de cartes. Il eut fallu moins que cela pour eveiller et irriter la jalousie du Savoyard, qui ne pouvait plus empecher la foule de deserter ses concerts en plein vent, et dont les plus joyeux refrains etaient impuissants a maintenir l'ancienne vogue du celebre "chantre du Pont-Neuf", comme on l'appelait, comme il se qualifiait lui-meme. Il s'apercevait de cet abandon du public, a son escarcelle qui ne se remplissait pas, et il entendait, d'une oreille d'envie, les liards, les gros sous, et meme la monnaie d'argent, tomber dans le plat de cuivre, que le singe de son voisin Fagottini promenait a la ronde en gambadant et en grimacant de gratitude. Charles d'Assoucy etait alors l'hote le plus assidu du Pont-Neuf; il s'echappait, au point du jour, de la rue des Grands-Augustins, ou il habitait chez son pere, et il n'y rentrait qu'au soleil couche; ete comme hiver, la pluie, le vent, la neige, le froid et la chaleur, ne le chassaient pas de sa station favorite devant les treteaux du Cheval de bronze, en depit des tristes abois de son estomac et des baillements lamentables de ses chausses dechirees; la, souvent il avait vecu, tout le jour, de quelques vieilles croutes de pain qu'il trempait dans l'eau de la Samaritaine pour les amollir; il se delectait a regarder les parades du singe et les comedies des marionnettes de Fagottini; mais il n'avait jamais donne une coquille de noix a la quete de ce singe qui lui gardait rancune et le mordait du regard. Charles d'Assoucy savait par coeur tous les airs du Savoyard, tous les contes des bateleurs, tous les horoscopes des devins, tous les programmes des charlatans emerites, mais il trouvait tant de plaisir, sur le Pont-Neuf, qu'il evitait d'y chercher de la peine: il restait honnete, au milieu des escrocs et des voleurs qui y tenaient leurs assises quotidiennes, diurnes et nocturnes; il respectait les poches les plus beantes, et s'abstenait meme de faire le moindre tort aux boutiques des marchands, qui ne le voyaient pas de meilleur oeil. C'etait dans tous les quartiers de Paris qu'il allait ramasser ca et la de quoi satisfaire sa gourmandise; il enlevait une oie aux rotisseries du Chatelet, derobait des fruits aux Halles, degustait les ragouts des sauciers, et penetrait jusque dans le couvent des Augustins pour decrocher leurs jambons; en un mot, une fois hors du Pont-Neuf, il vivait largement aux depens du prochain, et, tout jeune qu'il fut, buvait autant de vin que son ivrogne de pere, sans financer d'un liard; mais il etait liberal du bien d'autrui et volait toujours au dela de ses besoins, pour ses freres et petits amis, qui le suivaient a distance, comme une nuee de corbeaux a la trace d'un cerf blesse. Le Pont-Neuf etait le rendez-vous general, ou Charles d'Assoucy distribuait son butin et mystifiait plaisamment quelque digne badaud pour la recreation de son cortege ordinaire qu'il nourrissait de ses larcins. Un beau matin de mai de l'annee 1616, il arriva sur le Pont-Neuf, avant que Fagottini, son singe et ses marionnettes fussent leves. Il y avait deja une belle assemblee vis-a-vis le theatre ferme et silencieux. Ses compagnons journaliers de plaisir et de filouterie redoutaient sans doute les brouillards de la Seine, car pas un ne vint a sa rencontre pour avoir part a sa premiere aubaine; Charles d'Assoucy, qui mettait sa vanite a ne faire ses coups qu'autant qu'il pouvait etre admire de ses jeunes emules, alla s'asseoir philosophiquement sur le parapet, les jambes pendantes et les mains dans ses poches: il s'ennuyait. Ce fut pour se distraire et passer le temps, qu'il se mit a interpeller les passants avec une verve et une malice qui lui etaient coutumieres. --Monsieur l'animal, criait-il a un gentilhomme qui marchait tout fier de son pourpoint de satin taillade, quelle est cette queue qui traine derriere vous? Oui-da, messire, ce n'est rien que votre epee. --Madame la poissonniere, disait-il a une vendeuse de maree, vous sentez plus fort que la rose; allez vous laver aux etuves de la Croix-du-Tiroir, pour parfumer les bains qui sont chauds a cette heure et qui attendent pratique. --Bonjour, gentil neveu d'Angoulevent! repondait-il a un vendeur de soufflets qui lui offrait sa marchandise; est-ce pas toi qui fais tourner les moulins de Montmartre? --Mon ami, portez-vous au fripier la garde-robe de votre maitre? disait-il a un laquais habille de neuf. --Quelle heure vient de sonner a la Samaritaine? demandait-il a un moine qui revenait de la quete aux aumones: a coup sur, c'est l'heure de boire, mon Pere. --Ohe! mesdames, sommes-nous pas en la saison des pies? repliquait-il a des commeres, qui maugreaient contre lui et menacaient de lui couper la langue. Ses insolentes provocations n'avaient pas de resultat facheux pour ses epaules; car tous les rieurs se tournaient de son cote, et chaque individu qu'il avait attaque d'un ton goguenard se hatait de poursuivre son chemin, au milieu des eclats de rire. Tout a coup il cessa de jeter des quolibets, et porta son attention muette vers un marchand qui etalait sa boutique de confitures et de sucreries, en glapissant cette annonce de son commerce: _Co, co, cot, cot, coti, coti, cotignac, cotignac d'Orleans!_ Cette confiture seche de coings, renfermee dans des boites de bois blanc de differentes grandeurs, etait depuis des siecles en faveur speciale aupres des amis de la friandise: elle avait eu tant de renommee au moyen age, que l'on en offrait aux rois et aux reines, a leurs entrees dans les villes du royaume; les enfants en raffolaient, et Charles d'Assoucy, qui obeissait toujours aux caprices de son ventre, regarda le cotignac avec un appetit qu'il brulait de satisfaire a tout prix, mais sans argent. Il se leva, les yeux fixes sur ces pates transparentes a la couleur de carmin; il s'en approcha, pas a pas, par circonvolutions, jusqu'a ce qu'il se fut arrete, debout en face du marchand, qui crut avoir trouve un acheteur, et qui attendit que l'argent parut; mais l'argent ne paraissait pas, et le chaland, immobile, devorait du regard plus de cotignac que son estomac n'en aurait pu contenir; il se pourlechait les levres, comme un chat qui va s'elancer sur un bon morceau, et il souriait avec une perfide hypocrisie, en remuant ses machoires a vide. --_Co, co, cot, cot, coti! coti, cotignac!_ repetait le marchand, en criant a tue-tete, pour exciter davantage la convoitise du petit gourmand. Mon cher enfant, c'est du veritable cotignac de la bonne ville d'Orleans, du cotignac royal au sucre et au vin blanc: ce soir, ma boutique sera toute epuisee, sans que les rats s'y mettent. En voulez-vous pas gouter? [Illustration: Le marchand de cotignac excitait la convoitise du petit gourmand.] --Certainement! j'en gouterai volontiers! reprit d'Assoucy, qui oubliait la condition sous-entendue de payer comptant. Ce cotignac a le teint plus clair et plus rose qu'une fille de quinze ans; ce cotignac est digne d'orner les buffets du Louvre; ce cotignac est divin, et vous meritez d'etre complimente par messieurs les echevins de la bonne ville de Paris, pour l'avoir apporte de si loin. Je vais vous envoyer un tas de gens qui se battront afin d'acheter toutes vos bottes: baillez-moi seulement, s'il vous plait, la plus petite, que j'y goute, suivant votre honnete intention. --Merci de vos louanges, mon ami. Prenez la plus grande boite moyennant un ecu, et mangez-la devotement, pour l'amour de moi. Rien qu'un ecu! --Vous etes le plus genereux homme que je sache, dit le drole en s'emparant d'une boite qu'il eut mise a sec en un tour de langue. Je saurai reconnaitre ce don gracieux. --Il suffit de me donner un ecu, repetait le marchand, qui devint pale a l'idee seule du peril que courait son benefice; non un ecu d'or de cinq livres, mais un ecu blanc de soixante sous, et j'ose declarer que nul autre ne fabrique de cotignac a si bon compte. Vous plait-il de choisir une seconde boite et de payer toutes les deux ensemble? --Volontiers! J'irai jusqu'a trois, riposta d'Assoucy, faisant main basse sur le cotignac, et je vous assure ma chalandise: quant a l'argent, bonhomme, allez voir a la Monnaie, s'il y est venu. --Au voleur! cria le marchand, qui ne fut que trop convaincu d'avoir ete dupe; arretez ce filou effronte! Il a mange mon cotignac et ose nier sa dette! mordienne!... Que ce mechant garcon me montre l'ame de sa bourse, sinon, je le mene aux prisons du Chatelet! --Ma bourse est en la poche de quelqu'un, allez-y voir! dit le voleur, affectant bonne contenance, au lieu de s'enfuir. Je ne vous ai pas trompe, monsieur du cotignac; je n'ai fait qu'accepter votre offre obligeante de gouter vos pates, que je declare exquises et incomparables. Or donc j'invite les bonnes gens ci-presentes a en prendre aussi, s'ils ne me croient sur parole. Prenez, Messieurs! cela ne coute qu'un grand merci. Le marchand se desolait et jurait que son cotignac n'avait pas ete paye; d'Assoucy lui rendait invective pour invective, et le raillait en termes si gais, que les passants s'arretaient pour rire aux eclats. La mine irritee du vendeur et la grimace sardonique du trompeur presentaient un contraste amusant, et personne n'aurait pris parti pour le premier, si le second n'avait de longue date amasse bien des haines qui saisirent cette occasion de vengeance commune. Aux rires succederent les murmures et les menaces; ceux qui avaient eu a se plaindre de l'impertinence loquace et de l'habile rapacite de ce petit mauvais garnement entrainerent l'opinion des indifferents, et d'Assoucy remarqua que les visages se rembrunissaient autour de lui, et que la presse des curieux, en s'epaississant, lui fermait deja la retraite: il baissa le ton et les yeux avec inquietude. --C'est lui! disait-on a ses oreilles, c'est le plaisant du Pont-Neuf! Il a pendu une queue de vache au dos de ma femme! --Il m'a nomme l'oison plume! --Oui-da, il vint m'appeler, l'autre jour, a cause de ma perruque blonde: _M. le soleil de la rue des Marmouzets!_ --Il a soustrait de mon ouvroir un jambon de Paques! --Il a casse hier le vitrage de ma fenetre! --Il ronge, mieux qu'une souris, mon beurre et mon fromage! --Vraiment, il semble que je chauffe le four sans cesse a son usage, sans voir jamais l'ombre de sa bourse! --Il a rompu les reins de ma chatte! --Le malandrin attire mon vin, par le soupirail de ma cave, a l'aide d'un tuyau de paille! --En prison! a l'amende! Il a merite mieux que la potence! Charles d'Assoucy, effraye de ces menacantes recriminations qu'il avait peine a dementir par signes negatifs (car la rumeur couvrait sa voix), et se voyant cerne de toutes parts, fut sur le point de crier grace et d'avouer tous ses mefaits. On se preparait a l'arreter et a le conduire devant le lieutenant civil au Chatelet, lorsque, profitant de la diversion causee par le recit du vol que le marchand exagerait de plus en plus, il reussit a percer la foule, en baissant la tete, en se faisant mince et fluet. On ne s'apercut de son evasion, qu'au moment ou il courait de toutes ses forces, et la foule aussitot s'ebranla, en criant, a sa poursuite. D'Assoucy, prevoyant bien qu'il ne pouvait lutter de vitesse avec tant de jambes plus grandes que les siennes, se jeta brusquement dans un autre groupe agglomere devant le Savoyard, qui chantait, en ce moment, des couplets satiriques contre le marechal d'Ancre, favori de la reine-mere et regente Marie de Medicis, et a ce titre, fort deteste du peuple et des gens de cour; ce groupe etait donc trop attentif aux chansons pour avoir egard au passage presque invisible d'un enfant qui se frayait une route entre les jambes des spectateurs. Aussi, le fugitif parvint a se glisser sous la toile peinte de l'echoppe des musiciens, avant que les assistants fussent instruits de ce dont il s'agissait. Pendant ce temps, le tumulte s'etendait d'un bout a l'autre du pont, ou chacun s'interessait a la recherche du voleur dont on avait perdu la trace, si bien que tous les jeux et divertissements demeurerent suspendus en un instant. --Hola! petit page, cria le chanteur aveugle a son accompagnateur qui cessait de pincer du luth; qu'est-ce donc? Que se passe-t-il? Mene-t-on pendre quelque pauvre diable? Ou bien a-t-on enfin change les sots ministres de Sa Majeste, recompense le marechal d'un beau logis a la Bastille, et fouette par les rues madame son epouse, Leonora Galigai? Quel evenement est-ce la? --Moins que rien, monseigneur, repondit respectueusement le page de musique. J'ai pense d'abord que les gens du roi venaient vous prendre pour vos chansons politiques; mais ce n'est qu'un petit larron, qui a fait camus le marchand de cotignac, et qui s'est evade parmi la presse. Pendant qu'on le cherche, vous plait-il de dejeuner? --Oui, ma fi! la faim chante dans mes boyaux. Quant au voleur, je lui souhaite heureuse chance, surtout s'il veut enlever a tous les diables le singe et les marionnettes de maestro Fagottini. A ces mots empreints d'un aigre ressentiment, il etendit son poing ferme du cote des treteaux de Fagottini, ou le singe battait le tambour sans se soucier du bruit confus qui regnait sur le Pont-Neuf; il entra dans son tabernacle, au moyen d'une echelle, et se deroba lentement aux regards de ses auditeurs, pendant que son page de musique etait alle acheter, pour leur dejeuner, des saucisses chez le charcutier et du vin clairet chez le tavernier. Tout a coup le Savoyard, qui s'etait assis devant une table avec autant d'aisance que s'il eut fait usage de ses yeux, sentit un obstacle a ses pieds qu'il voulut allonger, et, y portant la main vivement, rencontra un bras, une tete, puis un petit etre vivant, qu'il tira de dessous la table, et qui n'eut pas donne signe de vie, sans une chiquenaude que l'aveugle lui appliqua sur le nez, et sans une rude secousse a laquelle il obeit en se mettant a deux genoux, dans la posture d'un enfant qui attend une correction souvent donnee et recue. --Hola! qui est celui-ci? demanda le Savoyard, d'un accent terrible: encore quelque malin compagnon, qui s'est introduit ceans pour piller mes chansons et ma musique! J'ai promis d'etrangler le premier que je trouverais en flagrant delit de vol, fut-ce un fils de famille.... Mordie! pourquoi ne vas-tu pas recolter une riche moisson d'ecus chez maitre Fagottini, drole? --Parlez plus bas, compere, interrompit d'Assoucy qui ne se debattait point sous la vigoureuse etreinte du Savoyard; sauvez-moi de la prison, en m'honorant de votre benoite sauve-garde. Ces gens sont trop outres contre moi, qui ne les ai pourtant offenses, et s'ils me decouvrent, ils n'auront pitie de mon age, ni de mon innocence: j'en tremble! --Ma fi! c'est le voleur de cotignac, j'imagine, repliqua le chanteur, en ricanant. Tu as sans doute, petit drole, l'innocence de Barrabas ou du bon larron de l'Evangile? Eh bien! je serai clement, et ne te livrerai pas, a condition que tu t'engageras a mon service, pour remplacer mon second page de musique, qui est mort hier de la gale. --Ne vous moquez pas, maitre Philippe, un ane brait mieux que je ne chante, et je ne sais jouer d'aucun instrument, sinon de la pince, du croc et de la truche. --Tu parles l'argot des voleurs, mon fils, comme si tu avais rame sur les galeres du roi, mais je redresserai ton education boiteuse, je t'apprendrai a jouer du luth, a rimer des vers en vaudeville, a debiter de plaisants discours, et surtout a lacher le ventre aux escarcelles; enfin, tu deviendras, sous ma loi, poete, orateur et musicien. Charles d'Assoucy, seduit par ces belles promesses plus encore que contraint par la circonstance, signa son engagement, aux cris de la foule qui le cherchait, et renonca sans regret a la maison paternelle pour eviter la prison et ses facheuses consequences. D'ailleurs, le Savoyard ne lui laissa pas le temps de la reflexion; et, tirant d'un coffre la defroque du galeux defunt, invita son nouveau page de musique a s'en revetir a l'instant. D'Assoucy hesita d'abord, et il faisait la moue, au souvenir de la maladie contagieuse a laquelle son devancier avait succombe; mais il n'osa pas s'aliener par un refus la bienveillance de son nouveau maitre, et il se rappela qu'il avait souvent risque plus que de gagner la gale; il s'affubla donc, sans resistance, du manteau de velours rouge troue, des chausses de laine jaune, semees de taches, du chapeau de feutre a plumes fanees, et des autres insignes de sa profession future. Cependant, il eprouva un serrement de coeur, quand l'aveugle eut renferme dans son coffre les guenilles que son nouveau page de musique venait de quitter, pour endosser la livree de sa nouvelle profession; c'etait pour lui comme un adieu au monde, ou son costume de baladin ne lui permettrait plus de se montrer. Ce deguisement l'avait change de telle sorte, que son pere meme eut hesite a le reconnaitre; d'amples moustaches postiches acheverent la metamorphose. D'Assoucy s'apercut bientot que la perte de sa liberte n'avait guere de compensations agreables, et s'il l'avait pu, des le lendemain de son entree en fonctions, il eut repris son ancien genre de vie; mais il etait garde de pres par son maitre, et surtout par le premier page de musique, dont la jalousie ne fit que s'accroitre, en raison des progres etonnants qui signalerent l'apprentissage musical de son jeune rival. Ce fut meme la seule consolation du pauvre d'Assoucy, qui apprit a composer, des airs et a jouer du luth, avec une si merveilleuse facilite, qu'au bout de six mois il surpassait de beaucoup les talents de son camarade: celui-ci en avait concu une haine feroce contre ce dernier venu, qui lui disputait la faveur du Savoyard et du public. Le Savoyard n'etait pourtant pas un maitre commode, dont les bonnes graces meritassent de faire des jaloux: il avait le parler aussi brutal que le geste, et ses coleres suivaient leur libre cours a tort ou a raison, sans que la soumission la plus humble de la part de ses valets servit a le calmer. Il n'epargnait pas les coups ni les avanies a ses deux pages de musique, pour la moindre distraction, pour la moindre negligence, pour la moindre fausse note, dans l'execution musicale dont ils etaient charges: souvent, en public, il interrompait sa chanson, par un double soufflet distribue a droite et a gauche; souvent il avait le pied aussi leste a frapper, que la main. D'Assoucy seul se regimbait et protestait contre ces admonitions imprevues, mais l'aveugle frappait de plus belle et ne voulait rien entendre. Ces inconvenients du metier se reproduisaient, chaque jour, sans amener au moins quelque dedommagement; le Savoyard etait frugal dans ses repas, mais les deux pages avaient a patir de ses rares exces de boisson; l'ivresse l'excitait alors a battre monnaie sur la joue de ses deux esclaves, suivant sa propre expression, car il ne les aimait pas et les regardait comme des outils a lui appartenant. Grossier, inaccessible a tous les sentiments d'affection et de reconnaissance, il subissait a la fois l'influence de deux haines egalement implacables, d'une nature differente: l'une noble et hardie, contre l'Italien Concini, marechal d'Ancre, qui tenait le roi en tutelle et la reine regente en servage; l'autre, basse et miserable, contre les marionnettes et le singe de Fagottini qui faisaient une concurrence redoutable a ses vers et a sa musique. D'Assoucy conservait, d'ailleurs, son insouciance, et ne trempait pas dans les deux haines de son maitre: il ne connaissait que de nom le marechal d'Ancre, et il se divertissait au spectacle du singe et des marionnettes, contre lesquels le premier page de musique tramait sournoisement un complot, pour etre utile et agreable au Savoyard. D'Assoucy, aspirait a se soustraire a cet esclavage insupportable et essaya d'abord de l'adoucir par les licences qu'il se permettait en trompant les yeux toujours ouverts de son perfide collegue et la perspicacite clairvoyante de l'aveugle; il regrettait ses bonnes aubaines d'autrefois et son aventureux vagabondage dans Paris, honteux qu'il etait de se voir reduit a voler le chetif souper et le vin aigrelet de son tyran. Combien de fois, en reconnaissant ses freres et amis au milieu de l'auditoire du Savoyard, combien de fois ouvrit-il la bouche pour les appeler a son secours! Mais un coup d'oeil jete sur son grotesque deguisement lui faisait monter le rouge au front et le forcait a se taire. Il n'aurait pas rougi d'etre pris en flagrant delit dans l'accomplissement d'un vol adroit ou audacieux, et il se croyait avili par son costume de baladin! Il ne se contenta pas de faire main basse sur le maigre ordinaire du Savoyard, qui, s'apercevant de la diminution des parts a la mesure de son appetit et de sa soif, grondait entre ses dents et rudoyait son premier page, seul charge de regler et de diriger toutes les depenses de la table. D'Assoucy se rejouissait des mauvais traitements qu'il attirait ainsi sur le dos de son compagnon. Quant a lui, qui avait le role de presenter le bassin a la ronde pour la recolte pecuniaire parmi les auditeurs du Savoyard, il faisait rapidement passer les pieces de monnaie dans sa poche, et souvent rapportait le bassin vide au chanteur aveugle, qui murmurait contre le malheur du temps et le resserrement des bourses. D'Assoucy raflait toujours la meilleure partie de la recette. Le lundi 14 avril de l'annee 1617, il attendait que son maitre eut acheve de chanter un nouvel air sur les courtisans; et, assis au coin de la balustrade de l'orchestre, il contemplait de loin, en se rongeant les ongles, trois malheureux, qu'on venait d'attacher au grand gibet dresse au bas du Pont-Neuf, pour l'epouvante des langues legeres et satiriques; car ce n'etaient pas des malfaiteurs qui meritassent la corde, mais bien de pauvres bourgeois coupables seulement d'avoir desapprouve, tout haut, la marche des affaires publiques ou injurie le marechal d'Ancre. Aussi, personne n'osait plus exprimer son mecontentement avec franchise, depuis que les paroles imprudentes etaient punies de mort, sans forme de proces. Soudain de grandes clameurs retentirent du cote du Louvre, et la ville entiere cria d'une seule voix: _Vive le roi_! Concini, en se rendant chez le roi avec une escorte de ses partisans, avait ete assassine, sur le Pont-Tournant du Louvre, par les favoris du jeune prince, qui, empresses de succeder au marechal d'Ancre, ensanglanterent ainsi le commencement du regne de Louis XIII; mais ce crime, execute au moyen d'un lache guet-apens, satisfit la fureur du peuple contre les conseillers de la reine-mere, et la joie publique se revela par des atrocites. Le corps du marechal, enterre en secret, le soir meme, sous les orgues de Saint-Germain-l'Auxerrois, devint le jouet de la populace, qui, par vengeance, le traina dans les ruisseaux, avant de le bruler sur le Pont-Neuf. Le Savoyard ne fut pas le dernier a celebrer la delivrance du roi et de la France: il improvisa une complainte bouffonne sur _la Passion du seigneur Concini et sa descente aux enfers_. Cette piece eut les honneurs de l'a-propos. Ce jour-la, le singe et les marionnettes de Fagottini furent abandonnes: d'Assoucy ne cessait pas de faire circuler le bassin, ou pleuvaient les hards, les sous et meme les ecus; tout le monde apportait son offrande a la poesie et a la musique; mais le malin page, songeant a profiter de cette abondante recette qui ne se renouvellerait peut-etre pas de sitot, detournait tres adroitement a son profit le cours de ce Pactole inusite, qui roulait de plus grosses pieces qu'il n'en avait jamais vues dans son plat de cuivre; il se jetait si avidement sur ce butin, que ses dix doigts ne lui suffisaient pas pour prendre; et l'aveugle, a qui revenait, apres chaque tour de quete, le bassin allege de la moitie de son poids, n'etait pas peu surpris que la generosite de l'auditoire fit tant de bruit pour un si modeste resultat: depuis longtemps il soupconnait la probite de ses pages de musique, et il preta l'oreille au son des especes de billon et d'argent, qu'il comptait tout bas a mesure qu'elles tombaient dans le bassin; ses calculs se trouverent faux de tout ce que s'etait adjuge le voleur, avant de rendre le reste de sa collecte. Le Savoyard faillit eclater de rage, en acquerant la preuve certaine de la supercherie de son second page de musique, et il fixa sur lui des yeux blancs sans regard, comme pour epier un geste ou un mouvement de main accusateurs; il interrogeait de toute la puissance de l'ouie les bruits vagues et indecis qui pouvaient l'aider a surprendre en flagrant delit le larron, de maniere a lui oter la ressource de nier l'evidence. D'Assoucy se fiait aveuglement a l'infirmite permanente de son maitre et a l'absence momentanee de son camarade, pour cacher a peine les continuels larcins qui enflaient ses poches, lorsque le Savoyard, qui se tenait derriere lui, le coiffa d'un enorme coup de poing et l'arreta la main pleine. --Mordie! s'ecriait-il en blasphemant et en reiterant les bourrades, nierez-vous, messire le fripon, que vous me ravissez le plus clair de mon bien? Ca, messieurs, dit-il en s'adressant aux temoins de la scene, je vous interpelle tous: quel chatiment merite ce fourbe qui s'enrichit a mes depens? Admirez, messeigneurs, comme vos dons et charites enrichissent ce gueux d'hopital! Mais je ne suis pas si prive d'yeux qu'on imagine, car le sort m'a plante des yeux aux oreilles. O le mecreant, fils de Juif et d'Arabe! combien de sous marques se sont evanouis entre ses doigts! L'ingrat, que j'ai retire du peril de la prison et de pire, me paie de la sorte ma folle humanite! Mordie, pour le punir, je m'en vais le battre, devant vous, en gamme chromatique. Le Savoyard, sourd aux supplications de l'enfant qui se debattait de toutes ses forces, lui deboucla ses chausses, d'ou l'argent vole tombait en s'eparpillant, et lui infligea publiquement la punition du fouet, qui n'etait pas encore banni de la justice legale. D'Assoucy, essouffle de resistance et de prieres, subit heroiquement ce supplice, et se vengea en piquants jeux de mots, quand il se retrouva debout sur ses pieds, et ne montrant plus que son visage narquois a l'assemblee. Les spectateurs qui avaient ri de cette execution rirent davantage des plaisants quolibets que la colere inspirait au patient; le Savoyard, deconcerte par cette verve d'invectives, proposa lui-meme, a son page des conditions de paix, qui ne furent pas acceptees; ce ne fut qu'une treve de part et d'autre. Sur ces entrefaites, une horde de sauvages de la lie du peuple se precipita sur le Pont-Neuf, ou le gibet avait ete, pendant la nuit, renverse et brule: le cadavre du marechal d'Ancre, horriblement outrage, servait de jouet et de trophee a ces miserables, parmi lesquels des femmes, d'horribles megeres, se distinguaient par leur acharnement sur ces informes restes, souilles de sang et de boue. On chantait en choeur d'odieux couplets, on dansait autour de ce pauvre corps defigure; on melait le nom de la reine mere a celui de son ministre favori, dans un chaos de maledictions a la memoire du defunt; ensuite on traina le cadavre vis-a-vis le Cheval de bronze et on le depeca par morceaux, en criant toujours: _Vive le roi!_ Des paysans de la province acheterent des lambeaux de cette chair saignante, pour l'emporter avec eux, et il y eut des monstres qui en mangerent, pour mieux assouvir une haine abominable qui survivait a la victime. --Mordie! je veux aussi aller le voir, ce damne Italien! dit le Savoyard, oubliant qu'il etait aveugle. Vraiment, je ne le verrai point, mais je le toucherai et taterai, a l'endroit de ses blessures, que j'eusse voulu faire moi-meme. Viens ca, Charlot, conduis-moi, en pincant du luth, tandis que je chanterai gratis la complainte du detestable Concini. D'Assoucy, qui gardait trop de rancune a ce brutal aveugle pour se resigner a une plus longue servitude, crut l'occasion opportune pour s'enfuir, a la faveur du tumulte; il eut soin d'emporter le petit tresor qu'il devait a ses vols journaliers et qu'il avait enfoui sous un pave; puis, se recommandant tout bas au dieu des aventuriers, il accompagna son maitre, en jouant de la musique, pendant que celui-ci hurlait ses fureurs poetiques contre la memoire de l'Italien Concini. Mais la foule etait plus curieuse de voir que d'ecouter, et le Savoyard se plaignait de ce qu'on ne lui ouvrit point un chemin jusqu'a l'objet inanime de son fougueux ressentiment; la difficulte d'avancer augmentant a chaque pas, d'Assoucy donna tout a coup un croc en jambe a l'aveugle, qui, en perdant l'equilibre, entraina dans sa lourde chute plusieurs de ses voisins, aux vetements desquels il s'etait accroche. Ils tomberent les uns sur les autres, en jurant tous a la fois et s'entortillerent mutuellement, sans pouvoir se relever, tandis que d'Assoucy se hatait de gagner le large. --O le traitre! o le felon! se mit a crier le Savoyard, attribuant aussitot sa culbute a son page, qu'il soupconnait d'avoir pris la fuite; a l'aide! au secours! bonnes gens, arretez-le, ramenez-le-moi, je vous prie! Il court a belles jambes de ce cote, vous le reconnaitrez a son habit de perroquet. C'est un larron, c'est lui qui a vole le cotignac! C'est lui qui volait le produit de mon travail! Nous le ferons pendre au son de ma musique. D'Assoucy, qui s'eloignait en tapinois, apres avoir fait choir son maudit aveugle, fut frappe de terreur, quand il l'entendit se dechainer ainsi en ameres recriminations: le vol de cotignac, qu'on lui reprochait a haute voix, vint se representer vivement a son esprit, et il se persuada que plus d'un passant en avait ete temoin. Il s'imagina aussitot que tous les regards, que tous les sourires le designaient comme le voleur de cotignac: sa vue s'obscurcit, ses membres tremblerent, ses idees s'egarerent, ses jambes se deroberent sous lui: il faillit se livrer lui-meme, faute de pouvoir s'enfuir. Il errait sur le pont, d'un bord a l'autre, sans savoir quelle route tenir, ni quel parti prendre; il croyait voir partout des mains s'etendre vers lui pour le happer, et il eut beau marcher en tous sens, le Cheval de bronze avait l'air de le poursuivre toujours; enfin les cris de l'aveugle se rapprocherent, repetes de bouche en bouche, et le cotignac devenait pour le voleur un spectre menacant. Effare, haletant, il s'arreta devant la Samaritaine et se glissa, par un passage noir qui s'offrait a lui, dans un escalier en limacon, qu'il descendit en larges enjambees, sans s'inquieter de savoir ou il etait et ou il allait, pourvu qu'il echappat aux regards de mille spectateurs. Peu s'en fallut qu'apres une annee d'intervalle il eut une indigestion de cotignac. Enfin il respira, en se trouvant dans un lieu voute, obscur et solitaire, qui ressemblait a une cave, et il esperait n'avoir plus rien a redouter, lorsque le bruit d'une porte qu'on fermait, en haut de l'escalier, a doubles verroux et a triples serrures, lui apprit qu'il etait prisonnier. Alors il craignit de n'avoir echappe a un peril, que pour tomber dans un pire. Allait-il etre condamne a mourir de faim dans un horrible cachot? Il regretta de n'avoir pas ete ressaisi par le Savoyard, fut-il a demi mort entre les mains de ce brutal; il eut l'idee de pousser des cris percants pour se faire entendre du dehors et pour qu'on vint le delivrer. Tout a coup, son effroi prit le caractere du vertige, quand un coup d'oeil, jete autour de lui parmi les tenebres, lui fit croire qu'il n'etait pas seul, comme il l'avait pense d'abord, et que les habitants de ce sombre repaire etaient venus la pour le recevoir. Ce fut une vision surnaturelle, un aspect inoui et mysterieux, que l'assemblee de vingt ou trente personnages des deux sexes, droits, immobiles et muets ranges contre la muraille. Ces fantomes, dont les vetements et les joyaux brillaient dans l'obscurite, avaient l'air de tenir cour pleniere, en silence, au fond de cette cave, et si leurs costumes magnifiques n'eussent pas annonce des seigneurs et des princes de la plupart des nations de l'Orient, on aurait pu supposer que c'etaient des etres du monde ideal, des spectres ou des demons, tant leur reunion, dans un pareil endroit, tenait du merveilleux. D'Assoucy n'etait pas peureux; mais son imagination, exaltee par la lecture de quelques histoires romanesques et surtout des _Metamorphoses d'Ovide_, sortait volontiers des limites du vrai et du vraisemblable: il ne prit pas le temps de reflechir, il n'eut pas meme le courage de regarder en face ces etres singuliers, qui n'avaient encore ni bouge, ni parle, et qui ne lui demandaient pas compte de sa presence: il courut, tout hors de lui, pour chercher une issue, pour s'arracher a ce terrible cauchemar; son effroi multipliait le nombre et grossissait la forme de ces fantastiques apparitions. Malgre l'epouvante qui paralysait ses sens, il se trouva au pied de l'escalier, qu'il commencait a gravir peniblement pour revoir la lumiere du soleil et le sejour des hommes; mais il n'avait pas franchi la dixieme marche, qu'il entendit les degres de pierre retentir, au dessus de sa tete, sous les bonds d'un etre vivant, qui venait d'en haut et qui, l'ayant heurte violemment, se cramponna en grognant a son collet. Le pauvre enfant, stupefait de cette rencontre offensive, frissonna de tous ses membres, le corps mouille d'une sueur froide, et, pour la premiere fois de sa vie, il pria le bon Dieu de le defendre contre la griffe du diable. Cette priere mentale lui rendit un peu d'energie, de telle sorte qu'il put arreter et serrer dans ses bras un animal velu, porteur d'une longue queue, qui faisait presumer l'existence des cornes accessoires pour completer les attributs de Satan en personne: or, l'animal ou Satan lui-meme, etonne et irrite de se sentir captif, s'agita de toutes ses forces et mordit au sang le visage de son adversaire. Une lutte s'engagea entre l'homme et la bete, qui s'etreignaient mutuellement, qui se dechiraient des ongles et des dents, qui se lancaient d'un mur a l'autre, et s'epuisaient en efforts successifs et reciproques: par intervalles, un cri de douleur, un soupir de fatigue, un grondement de rage. D'Assoucy eprouvait la cruelle agonie d'un mauvais reve, qui s'acheve peniblement entre la veille et le sommeil, et que vont dissiper les premiers rayons du jour; enfin, egratigne, mordille et maltraite par le demon inconnu qu'il combattait dans l'ombre, il appela toute sa vigueur a un assaut desespere, qui acheva son triomphe; il coucha son ennemi sur la pierre humide de l'escalier, et lui pressant la poitrine avec le genou, il l'etouffa, sans autres armes que ses dix doigts. Un ralement entrecoupe fut le signal de sa victoire, et l'ennemi mort lui parut moins redoutable: le demon n'etait qu'un singe, et cette decouverte inattendue enhardit le vainqueur, au point de lui permettre de promener ses yeux autour de lui et d'explorer la retraite que la hasard lui avait offerte. Sa terreur panique ne survecut pas au malheureux singe, qui gisait a l'entree du caveau, comme une sentinelle morte a son poste; il osa penetrer jusqu'au fond du souterrain, et s'approcher des spectres formidables qui l'avaient tant effraye et qui n'etaient autres que les marionnettes du signor Fagottini. Cet operateur italien, qui, en sa qualite de compatriote, avait toujours ete un devoue partisan du marechal d'Ancre, s'etait hate, au premier avis qu'il eut de l'assassinat de son protecteur, de mettre en surete toute sa fortune, c'est-a-dire son singe et ses acteurs automates, dans le souterrain que lui louait a bail Linclair, le gouverneur machiniste de la Samaritaine. Ce souterrain, qui traversait la seconde arche du pont, sous la chaussee, avait ete menage lors de la construction du Pont-Neuf, pour servir de cave aux maisons qu'on devait elever primitivement de chaque cote de ce pont, et il n'avait pas ete comble depuis. C'est la, dans cette galerie tenebreuse, a la voute suante et au pave moussu, que Fagottini emmagasinait le materiel de son theatre en plein vent: decorations, garde-robe dramatique, acteurs au rebut et a la retraite, debutants non encore faconnes; cette fois, la troupe tragi-comique y siegeait tout entiere sous la garde du singe. Charles d'Assoucy eut le coeur gros et les larmes aux yeux, en s'accusant d'avoir tue son bon ami le singe, qu'il avait tant de fois festoye d'oublies et de gimblettes, a la barbe du Savoyard. Apres un court instant accorde a cette oraison funebre, apres une enquete des localites, apres enfin une visite de curiosite a chacun des hauts et puissants seigneurs de bois, qui etaient pour lui de vieilles connaissances, d'Assoucy demeura convaincu de l'inutilite de ses tentatives pour sortir immediatement de ce souterrain; il resolut donc d'accepter sa destinee avec une stoique resignation, mais, pour passer le temps et se desennuyer, il se hissa jusqu'a l'ouverture d'une petite lucarne, par laquelle il aurait pu s'amuser, en toute autre circonstance, a cracher dans l'eau pour faire des ronds et a saupoudrer de poussiere les bateliers qui passaient sous la seconde arche du Pont-Neuf. L'ebranlement des pas et le son confus des voix cesserent de retentir sous la voute du pont; la nuit etait venue, et on entendait encore, le long des rives de la Seine, les cris de: _Vive le roi!_ se melant a des cris de joie et de vengeance, comme les derniers echos de l'odieux assassinat commis dans le Louvre par ordre du jeune Louis XIII: d'Assoucy avait vu jeter dans la riviere les cendres du marechal d'Ancre. Quand le silence se fut repose sur la ville plongee dans l'obscurite, il n'espera plus qu'on vint lui rendre la liberte avant le lendemain, si toutefois l'on devait venir. Il entendit avec chagrin le carillon de la Samaritaine, qui sonnait l'heure du couvre-feu: tout Paris avait soupe, excepte lui. Affame et altere, grelottant de froid, il choisit, afin de s'y blottir, le coin le plus recule de la cave, et s'enveloppa d'une vieille tapisserie, pour dormir, au lieu de souper. Il dormait donc de bon appetit, depuis deux heures, et se rassasiait, en reve, des plus excellents mets: il fut reveille par le bruit lointain d'une porte qu'on ouvrait et qu'on refermait avec precaution; puis, il entendit les pas de deux personnes qui descendaient ensemble dans l'escalier. Ce n'etait point un songe, et il fut sur le point de s'elancer vers ses liberateurs; mais, a la clarte d'une lanterne de corne, que portait l'un des deux arrivants, il reconnut avec douleur le Savoyard conduit par son page de musique. Il se demandait tout bas quel malin genie se plaisait a lui forger de nouveau la penible chaine qu'il avait brisee avec tant de peine, et il pleurait d'avance sur son evasion manquee; mais il ne tarda pas a s'assurer que ce n'etait pas lui qu'on cherchait pour le ramener en servitude: la conversation du maitre et du valet suffit pour le tirer d'erreur et le tranquilliser a ce sujet. --Mordie! la plaisante vengeance que tu as inventee! disait le Savoyard, avec une emotion de plaisir qui deridait son austere physionomie. Vite, attaquons les marionnettes de Fagottini, et taillons-les en pieces. Ou sont-elles? Ne les vois-tu pas? Elles doivent etre ici certainement! J'ai hate de les fouler aux pieds, pour leur faire expier les torts que ce mecanicien etranger a faits a ma musique. --Il semble que le Ciel seconde notre querelle! s'ecria le page, qui, heurtant du pied le cadavre du singe, dirigea vers cet objet indistinct le rayon de la lanterne. Voici deja le grand singe du signor Fagottini, qui a rendu l'ame sans coup ferir, et avec lui s'en va en fumee la gloire de son theatre; voici maintenant la loge des acteurs de bois, qui sont a notre merci et que nous allons mettre a mal. --Bien, mon fils! dit le Savoyard, en poussant du pied le corps du singe. Le temps des represailles est venu: hier l'Italien Concini mourut, aujourd'hui l'Italien Fagottini sera ruine. Ca! remets entre mes mains ces mechantes betes de marionnettes, et, mordie! je veux chanter faux comme un ane rouge, si je fais grace a pas une. Bien! donne-moi tous ces coquins d'acteurs! J'en veux faire un massacre general, plus complet que le massacre des saints Innocents. Je me rejouis de songer a la piteuse grimace que fera monsieur mon voisin du Pont-Neuf. Le Savoyard, qui ne perdait pas les moments en paroles, soulageait ainsi son humeur vindicative par un monologue d'injures et d'ameres railleries, pendant qu'il demembrait et dissequait avec un feroce plaisir les automates, que son complice lui apportait un a un, en faisant solennellement le panegyrique des personnages dans les divers roles ou ils avaient obtenu le plus de succes. D'Assoucy riait tout bas de cette execution a huis-clos, et plusieurs fois il faillit eclater en bruyante hilarite, au spectacle incroyable qu'il avait sous les yeux: le Savoyard, gravement assis sur les degres de l'escalier, comme un magistrat en fonction, recevait des mains de son page chaque marionnette, a laquelle il adressait une allocution furieuse et qu'il condamnait ensuite capricieusement a differents supplices; il arrachait les bras a celle-ci, et les jambes a celle-la; il dechirait en lambeaux les robes dorees des princesses et cassait le nez a des majestes royales, le tout avec un veritable raffinement de cruaute, qui eut fait envie a un bourreau de la Greve. Un amas de membres rompus, de tetes brisees, de bustes defigures et de debris confondus, ce fut bientot tout ce qui resta de la troupe de ces innocents comediens. Le Savoyard et son complice ne se retirerent que fatigues de carnage, et contents de leur nocturne expedition, sans soupconner que le secret en fut compromis, tous deux se felicitant d'avoir tue la concurrence dangereuse de Fagottini sur le Pont-Neuf. D'Assoucy avait la pensee de les suivre de loin, par derriere, et d'effectuer sa retraite a leur suite; mais, en sortant, ils eurent grand soin de ne pas laisser ouverte la porte de l'escalier, qu'ils avaient trouvee bien fermee, avant de descendre dans le souterrain. Le grincement de la cle dans la serrure apprit au temoin de leur mauvaise action qu'il serait encore prisonnier, au moins toute la nuit. Il se resigna donc a prendre son parti, et, se vouant a la protection du hasard, qui pouvait seul le tirer d'embarras, il se rendormit du sommeil insouciant de son age. Ce ne fut pas le jour qui le reveilla, mais un bras d'homme qui l'enlevait par les cheveux et qui le deposa, tout tremblottant, devant le cadavre du singe et les debris des marionnettes. Le seigneur Fagottini, les yeux hagards, les joues tremblantes et les levres blanches de colere, se preparait a interroger le coupable, en face de ses victimes. Le matin, des l'aube, sous l'empire d'un sinistre pressentiment, que lui inspirait la mort tragique du marechal d'Ancre, il etait descendu dans son caveau, et le premier objet qui frappa sa vue avait ete son pauvre singe etendu sans vie, la bouche ouverte et les yeux sortis de leurs orbites; puis, le desastre irreparable de la nuit s'etait offert a lui, dans toute son horreur. Ses cheres marionnettes, qu'il avait quittees la veille en si belle sante, n'etaient plus que des debris meconnaissables; il contempla d'un oeil sec son malheur, posa la main sur la poitrine de son singe pour y chercher en vain un battement de coeur, remua du pied les morts et les blesses de sa troupe mecanique, invoqua dans sa langue maternelle les saints et les saintes du paradis, et s'interrogea lui-meme pour approfondir le mystere de ces laches assassinats. Le premier soupcon qui s'etait presente a son esprit tombait sur le Savoyard, et ce soupcon se changea en certitude, ainsi que la douleur en rage, lorsqu'il apercut l'enfant endormi, qu'il reconnaissait pour l'avoir vu, la veille encore, au service du chansonnier aveugle du Pont-Neuf. Il ne pouvait douter que cet enfant, a l'instigation de son maitre, ne fut sans doute le seul auteur du massacre des marionnettes et du meurtre du singe; il l'avait donc considere, un moment, avec une fureur muette, incertain de la vengeance qu'il choisirait contre ce petit coquin, mais etonne cependant de son paisible sommeil, qu'eut envie l'innocence, a cote des preuves trop certaines du flagrant delit. Il le secoua rudement, pour l'eveiller, et le mit sur ses jambes, tout emu et tout effraye, en lui tirant les cheveux et les oreilles. --Malfaisant garcon, lui dit-il d'une voix claire qu'il s'efforcait de rendre tonnante, as-tu de quoi payer l'amende autrement que sur tes epaules? Quelle mechancete est la tienne d'avoir commis cet odieux attentat? Mais tu n'en seras pas quitte pour la prison et le pilori. On te pendra de compagnie avec le scelerat qui t'a conseille de me nuire de la sorte, en tuant mon singe et saccageant mes pauvres marionnettes! --Grace, monseigneur! reprit d'Assoucy, qui comprit le danger de sa position: je vous proteste que ce n'est pas moi qui ai fait cela. Je vous nommerai, s'il vous plait, les coupables. --Oui-da! Bien fou qui se fierait a tes mensonges! Certes, le Savoyard a conseille ce beau dessein, mais c'est toi seul qui l'as execute. --Vraiment, mon bon seigneur, c'est ce vilain aveugle qui a fait le dommage, et je vous l'affirme bien naivement, puisque j'etais cache la, ou j'ai tout vu et tout entendu sans etre decouvert. --Ce sont bourdes et balivernes, maitre fourbe! Pense-t-on m'en donner a garder? Comment un aveugle, tel que le Savoyard, eut-il su trouver seul le chemin de ma cave, pour commettre tels degats? --Nul autre que lui, cependant, n'a fait rage contre vos machines, je vous l'atteste. Il est vrai que son mechant page de musique le conduisait et l'aidait bel et bien a saccager vos belles marionnettes. --N'es-tu pas toi-meme page de musique du Savoyard, infame? Oseras-tu soutenir, aussi, que tu n'as point tue mon pauvre bonhomme de singe? Tu as encore le visage egratigne de ses griffes et meurtri de ses dents. Ca! je ne sais quelle pitie me retient de te mettre a mort, comme tu as assassine cette digne bete, qui valait mieux que tu ne vaux et vaudras jamais. --Eh bien! compere, repliqua d'Assoucy avec effronterie, quand j'aurais tue cette maligne bete, qui me combattait, le peche serait-il irremissible? Eussiez-vous mieux aime qu'il me tuat et que vous en portassiez la peine en ce monde et dans l'autre? Nous, avons eu ensemble un furieux duel, je vous assure, et il s'en est fallu de peu que j'eusse le dessous. Je vous prie donc de me laisser aller.... --Non, par les cles de saint Pierre! petit vagabond! interrompit Fagottini, en le saisissant de nouveau par les cheveux et le soulevant ainsi a deux pieds du sol. Tu seras fouette par les rues et les carrefours, comme voleur de race, et M. le lieutenant civil, par devant qui je vais te mener, au grand Chatelet, a de bonnes cages de pierre pour les oiseaux de ton espece, a moins que tu ne meures lapide par le peuple, qui pleurera mon singe et vengera mes cheres marionnettes. As-tu bien eu le farouche courage de mutiler et de detruire ces miracles d'un travail ingenieux? Je voudrais pareillement te rompre, a plaisir, bras et jambes, et ensuite te tordre le cou! --N'en faites rien, monseigneur, si vous etes bon catholique! s'ecria d'Assoucy, a qui la faim et la crainte commandaient l'humilite suppliante; soyez plutot charitable, en me faisant l'aumone d'une miche de pain, pour remplir mon estomac a jeun, qui semble etre sans fond, comme le tonneau des Danaides: ordonnez ensuite, de moi, ce qu'il vous plaira. --Par la damnation de Judas! reprit Fagottini, en reflechissant au parti qu'il pouvait tirer de ce petit drole, reste en otage dans ses mains, pour repondre de l'attentat du Savoyard, je consens a te pardonner, a condition que tu veuilles me servir avec le meme zele que tu servais ton ancien maitre. Il s'agirait de jouer du luth et de divertir les passants, au lieu et place de mon singe defunt. --Sans doute, je le veux bien, monseigneur, pourvu que vous me donniez abondante nourriture et de gros gages en surplus, sans aucune pitance de coups, chiquenaudes, nasardes, etc. Si tel est notre marche, je suis, de ce jour, votre tout devoue serviteur. Le traite fut conclu de part et d'autre, avec un empressement qui ressemblait a de la bonne foi, et aussitot il commenca d'etre en vigueur; car, avant d'apporter a son nouveau valet la nourriture dont celui-ci avait le plus pressant besoin, Fagottini se l'appropria tout a fait, en l'habillant d'un vieux costume italien, dont la richesse primitive avait disparu sous une double couche de poussiere et de crasse: c'etait la livree du singe aux grands jours de gala, et d'Assoucy, qui succedait directement a l'animal, quitta presque a regret l'habit galeux et la pauvre condition de page de musique. Il esperait que la metamorphose qu'on lui faisait subir ne s'etendrait point au dela; mais Fagottini, pour mieux deguiser l'origine de son heureuse acquisition, lui barbouilla la figure et les mains d'une teinture noire, qui penetrait dans les pores de la peau et y laissait une empreinte ineffacable. L'infortune d'Assoucy protesta vainement contre cette violation de son traite, qui, en faisant de lui le successeur d'un singe, ne lui imposait pas le devoir de devenir un negre. Fagottini lui rit au nez, en jurant par tous les saints du calendrier que l'Afrique ne produisait pas de plus joli visage d'ebene. Des ce moment, la discorde fut allumee entre le maitre et son valet. Ce dernier se consolait du moins, a l'espoir d'un copieux et succulent repas; mais le fourbe Italien ne lui donna que du pain bis et des oignons crus, en assaisonnant d'eloges hyperboliques cette pretendue chere de prince. D'Assoucy etait tellement affame, que les oignons crus et le pain bis ne lui parurent ni trop durs ni trop lourds, quoiqu'il n'eut que de l'eau pour les faire passer. Il avait pourtant reve un meilleur diner, et il se prit a regretter d'avoir abandonne le Savoyard et perdu ainsi les benefices frauduleux qu'il pouvait detourner a son profit. Il se rappela alors qu'il avait oublie toute sa fortune, composee de quelques beaux ecus, dans les poches de son ancien vetement; mais Fagottini, qui aurait entendu d'une lieue sonner un liard, avait deja confisque l'argent, et d'Assoucy eut le chagrin de voir son petit pecule s'engouffrer dans une enorme bourse de cuir bouilli, qui presentait une rotondite assez respectable. Cette inique spoliation ne fut pas soufferte sans vehements reproches et gestes menacants de la part du proprietaire de la petite somme, qui allait s'ajouter aux economies de son maitre. Celui-ci, dont le rire redoublait aux emportements de son impuissant adversaire, le defia de s'enfuir, apres l'avoir enchaine a un anneau de fer, pour lui enseigner la patience et la resignation. Pendant que Fagottini ecorchait son singe pour l'empailler, et raccommodait tant bien que mal celles de ses marionnettes qui n'etaient pas tout a fait hors de service, d'Assoucy, mis a la chaine comme un animal domestique, cria, s'agita, ecuma, puis pleura, puis s'apaisa; il avait eu le temps de comprendre que, dans sa nouvelle condition, le plus sage etait de se soumettre au joug de la necessite et d'attendre une occasion favorable pour s'y soustraire, en prenant sa revanche, s'il etait possible, contre son odieux bourreau. Il promit donc d'obeir desormais aux volontes du despote qu'il s'etait donne, mais il se promit tout bas a lui-meme de se derober a cet ignoble asservissement. Helas! le pauvre garcon ne savait pas encore jusqu'ou irait sa misere. [Illustration: L'apparition d'un musicien negre.] Le lendemain, il suivit, en silence et la tete basse, Fagottini, qui avait, ce jour-la, le regard plus louche et plus faux, le sourire plus moqueur, le teint plus enlumine et l'abord plus impudent qu'a l'ordinaire; tous deux monterent sur le theatre, veuf de ses acteurs mecaniques, et la toile fut tiree, aux sons du luth que d'Assoucy pincait dans la coulisse. Le Savoyard et son page, enchantes du lache coup de main qu'ils avaient fait pendant la nuit pour ruiner Fagottini, jouissaient d'avance de la situation critique a laquelle ils croyaient avoir reduit l'inventeur des marionnettes: ils se regarderent avec etonnement, en reconnaissant le luth d'Assoucy qui jouait un de leurs airs; ils ne douterent pas que leur eleve ne fut passe dans le camp de l'ennemi. Mais l'apparition d'un musicien negre, qui remplacait le singe mort, deconcerta leurs esperances et les decouragea tout a fait, en leur montrant que Fagottini n'etait pas a bout de ressources, puisqu'il semblait avoir deja trouve le moyen de faire face a la perte de son industrie. Ils se reprocherent meme l'inutile destruction des marionnettes, lorsqu'ils virent la curiosite du public, allechee par un nouveau spectacle, rassembler autour du theatre de leur rival une foule plus nombreuse et plus impatiente que jamais, dans l'attente de ce spectacle. Les assistants cherchaient des yeux le singe et les automates de Fagottini; on s'informait bien des causes de leur absence, attribuee a quelque indisposition subite de ces acteurs, mais on se demandait aussi a quel role etait destine ce negre, qu'on n'avait pas encore vu sur la scene de Fagottini, et deja chacun s'appretait a mettre la main a la poche, pour payer sa place et son plaisir. Le Savoyard ne remarquait pas de si avantageuses dispositions dans son auditoire clairseme: il preludait tristement a sa fameuse complainte sur la mort du malheureux Conchine (on avait francise ainsi le nom italien de Concini); mais l'evenement qui avait fait le succes de cette complainte etait vieux de deux jours, et la vindicte populaire s'etait rassasiee sur un cadavre. On ne s'occupait meme plus de la marechale d'Ancre, qui, emprisonnee a la Bastille, devait etre jugee pour crime de lese-majeste divine et humaine, et condamnee six mois apres, a etre brulee vive comme sorciere. --Bourgeois et habitants de la celebre et bonne ville de Paris, reine et capitale du monde, s'ecriait le Savoyard, en accordant son instrument, je suis Philippe, dit le Savoyard, heritier legitime du poete grec Homere, auquel j'ai l'honneur de ressembler en ma qualite d'aveugle; le Pont-Neuf est mon Parnasse, le Cheval de bronze est mon Pegase, et la Samaritaine est la source de mon Helicon. Je veux aujourd'hui, si vous ne jeunez de grasse gaiete, vous chanter la chanson pitoyable et recreative d'un cordonnier, qui se coupa la gorge de son tranchet, parce qu'il avait fait des souliers trop etroits a ses pratiques. Oyez, oyez, messeigneurs, oyez cette gentille poesie, la belle complainte de l'honnete cordonnier. L'annonce d'une chanson que recommandait un titre aussi piquant opera un mouvement dans le public qui se partagea en deux groupes tumultueux, selon la preference de chacun pour l'un ou l'autre spectacle; mais le Savoyard n'eut pas plutot entonne sa chanson plaintive, que ses auditeurs lui furent enleves par la langue doree de Fagottini. --Bons chretiens que tourmente le mal de dents! disait d'une voix percante le signor Fagottini, tandis que d'Assoucy gambadait a ses cotes en remuant les machoires, monsieur mon singe est mort hier, et mes marionnettes en ont pris le deuil. Avant qu'elles se soient consolees, ce qui ne sera pas de longtemps, puisque je les mene en Italie, a la cour d'un grand monarque, j'ai fait voeu d'arracher, gratis ou a petits frais, toutes les dents malsaines, puantes ou douloureuses, qui sont encore plantees dans vos bouches; cela, s'il vous plait, pour la gratitude singuliere que j'ai toujours eue a l'egard des gens de Paris. C'est pourquoi je possede un miraculeux secret, pour faire repousser sur-le-champ les dents que j'ote, de telle sorte que, deux jours apres la dent arrachee, les choses se retablissent d'elles-memes en leur premier etat. On peut dire avec assurance que les plus grands saints du paradis n'inventeraient pas un remede plus efficace: par exemple, une vieille edentee retrouvera de quoi mordre, et je pourrais citer un venerable cardinal, qui onc ne perdra plus ses dents, les ayant fait enlever toutes, dut-il vivre deux fois centenaire. Cette impertinente allocution, debitee avec une assurance emphatique, rencontra peu d'incredules; mais si chacun se rendait bien compte, a part soi, de ce qui pouvait manquer a sa machoire, personne n'osait courir la chance de l'essai du fameux remede. Fagottini avait deploye ses formidables tenailles d'acier, qui firent reculer d'abord meme les plus intrepides, determines a tenter l'aventure et sacrifier une mauvaise dent pour en avoir une bonne; il recueillit bientot une brillante moisson d'ecus blancs, comme l'expression palpable de la confiance et de l'interet des spectateurs. Il se rengorgeait avec suffisance, appretait les ustensiles de son metier, en agitant un collier de vieilles dents de cheval enfilees comme des perles: tout a coup il prit d'une main d'Assoucy par la tete, lui ecarta les levres, avec l'autre main, et mit a decouvert deux superbes rangees de dents, dont la blancheur contrastait avec la noirceur factice de son teint. L'enfant, que le menacant appareil de l'art du dentiste avait trouble et inquiete, supposa naturellement une facheuse intention contre sa bouche, quand il se sentit saisi de la sorte a l'improviste par Fagottini; il ne cessa de crier et de se debattre, qu'en entendant ces paroles rassurantes du perfide Italien adressees a son auditoire: [Illustration: Tout a coup il prit d'Assoucy par la tete.] --Messieurs et mesdames, avisez cette denture plus aiguisee que canif, et plus polie qu'ivoire. Eh bien! ce garconnet avait de naissance toutes les dents ebrechees, gatees et mal agencees: c'etait un chaos piteusement entasse dans sa bouche; or, il nous fallut arracher toutes ces mechantes dents pour les remettre en plus bel ordre, et la nature fut si retive, qu'elles ne revinrent dans le bel etat ou vous les voyez, qu'a la troisieme pousse. Tenez-moi donc pour ignorant et calomniateur, si demain cette dent-ci que je vous montre et qui n'est plus bonne a rien n'a produit nouveau germe et nouvelle dent, pour le triomphe de mon art! Goutez vous-meme apres, si cela fait le moindre mal a l'estomac! Il voulut joindre l'exemple au precepte et fit semblant de tirer une grosse dent de la bouche de d'Assoucy, qui n'eut pas meme le temps de se preparer a ce tour de passe-passe, et qui jeta un cri de douleur, en contradiction avec les promesses du charlatan. Celui-ci ne daigna plus s'occuper de son negre, qui, pale et tout en larmes, crut avoir perdu la dent et la voir toute sanglante entre les mains de l'operateur. Fagottini prolongeait l'effet de ce coup de theatre imprevu, par de burlesques commentaires. --Par sainte Appoline qui guerit les maux de dents! disait-il en se pavanant: arracher ou plutot extraire une dent, fut-ce la plus grosse et la mieux enracinee, c'est moins que rien, et la douleur a les airs du plaisir. Voyez mon petit negrillon, qui se soucie de sa dent comme d'un cheveu, parce qu'il sait qu'elle ne tardera pas a reparaitre plus belle qu'elle n'etait. Or, je vous convie a venir demain voir la dent neuve, qui aura pousse, cette nuit, et si ce n'est pas assez d'une pour vous convaincre, je veux en faire sauter deux trois, l'une apres l'autre, tant la graine est abondante, tant le terrain est fertile. --N'approchez pas, abominable homme! interrompit d'Assoucy a voix basse, epouvante du regard satanique de l'Italien qui le menacait de ses terribles tenailles: n'approchez pas, sinon je vous mords jusqu'au sang, je vous egratigne la face et vous creve les deux yeux! --Mon fils, quelle mouche te pique! reprit doucereusement Fagottini, qui ne voulut pas pousser a bout le desespoir du malheureux enfant, qu'il emporta dans ses bras derriere le theatre, en lui disant, a l'oreille, de compter ses dents et de se taire. N'ayez pas peur, messires et mesdames, dit-il en reparaissant devant son public: mon negre n'est point enrage, comme on pourrait le croire; c'est une maladie qu'il prit en nourrice, pour avoir ete pique d'un serpent; mais, des que l'acces commence, j'ai grand soin de l'ecarter du monde, afin qu'il ne blesse, ne morde et n'empoisonne personne. N'aurais-je pas plus sagement fait de lui arracher toutes les dents? Cependant d'Assoucy jetait de tels cris, que le ruse Italien jugea prudent d'aller lui imposer silence, bon gre, mal gre, et n'essaya pas de le calmer avec de bonnes paroles: il se jeta sur lui, sans mot dire, et le serrant dans ses bras, a lui faire perdre haleine, pour l'empecher de mordre et de crier, il le deposa evanoui dans le fond de l'echoppe; puis, avant que l'enfant eut repris sa fureur avec ses sens, il le baillonna et le lia de fortes cordes comme un condamne a mort qu'on va mener a la potence. Apres avoir pris cette cruelle precaution contre la peur et la fureur du pauvre garcon, il reparut en public et annonca que son negre sortait a peine d'une violente crise, qu'il avait domptee, heureusement, au moyen d'un elixir, panacee souveraine contre toute espece de maux. L'elan etait donne, et ce fut a qui viendrait tendre la bouche aux tenailles de l'impitoyable executeur: le fauteuil consacre aux victimes de ses actives operations ne restait pas vide une minute, et la concurrence augmentait a mesure que les dents tombaient autour de l'impassible Fagottini, qui se surpassa en adresse et en activite; il ne deposait ses outils que pour recevoir le prix de ses services, quelquefois avec les maledictions de ses clients: quelquefois la gencive suivait la dent arrachee, ou bien, par quiproquo, la dent saine eprouvait le sort reserve a la dent malade, ou bien aucun effort ne reussissait a extirper une racine engagee profondement dans ses alveoles; mais, en general, sauf des cris d'hommes et des pleurs de femmes, chacun s'en allait en silence, la machoire plus ou moins degarnie ou ebranlee, avec la consolante persuasion de voir les dents absentes repousser, la nuit meme, par la vertu de l'elixir avec lequel on devait laver la plaie. --Par le grand saint Hubert, qui preserve de la rage! repetait Fagottini, a chaque dent enlevee: empechez que, pendant une heure, votre salive ne mouille la plaie saignante; autrement; i'elixir que je vous baille gratuitement, par dessus le marche, serait comme nul et sans puissance; efforcez-vous aussi de retenir votre haleine, qui peut corrompre et detruire le germe de la dent a venir. Cependant d'Assoucy, en revenant a lui, avait gemi de se trouver baillonne et garrotte comme un criminel; son ressentiment ne fut pas diminue quand il reconnut que sa machoire etait intacte et qu'il n'avait pas perdu une seule de ses dents, mais il ne detesta pas moins, dans son for interieur, la barbarie tyrannique de l'arracheur de dents, qu'il eut voulu poignarder de sa propre main; il se calma pourtant, en pensant que bien d'autres seraient plus maltraites que lui, et la souffrance qu'il avait ressentie en idee etait compensee par la souffrance plus reelle des imbeciles badauds qui ajoutaient foi aux grossiers mensonges de leur bourreau; il ecoutait donc, en riant, les hurlements que Fagottini arrachait, avec les dents, a quelques-uns des patients. Mais il ne songea plus qu'a se derober a de plus longs tourments, des qu'il s'apercut que la corde mal nouee n'entravait pas la liberte de sa main droite: il se servit de cette main pour se debarrasser de ses liens et de son baillon. Aussitot qu'il eut recouvre l'usage de ses membres, il oublia tous ses serments de vengeance et n'eut plus a coeur que de mettre en surete sa machoire; il s'arma d'audace et de resolution, pour traverser le theatre ou Fagottini operait en public, et l'affluence y etait si compacte et si empressee, qu'il ne fut pas meme remarque dans la foule, au milieu du bruit; deja il se croyait sauve, et son masque noir, qu'il avait efface a demi avec un linge mouille, ne pouvait plus aider a le faire reconnaitre: par malheur, son cou et ses oreilles n'avaient point ete debarbouilles comme sa figure. Fagottini, qui calculait sa recette d'apres le nombre de clients que lui promettait la multitude de curieux arretes devant ses treteaux, distingua dans cette foule mouvante une toque a plumes jaunes, qui cachait mal des oreilles et un cou de negre; il adjura saint Michel, vainqueur du diable, et laissant la les dents qui s'offraient a ses pinces infatigables, il s'elanca au bas de son estrade, en interpellant le fugitif: il fendit la presse, et rattrapa par la manche l'infortune d'Assoucy, qui, en se retournant a la secousse, rencontra la grimace horrible de son tyran; le pauvre enfant joignit les mains avec desespoir, et, decide a tout, plutot que de se soumettre a cet homme impitoyable, il lui resista de toutes ses forces. Par le martyre de saint Etienne! disait Fagottini aux gens qui l'entouraient, toujours enclins a prendre parti pour le plus faible contre le plus fort; c'est mon valet qui a ses attaques d'epilepsie, et, si je ne l'avais apprehende au corps, il s'allait precipiter dans la riviere. Secourez-moi, s'il vous plait, bonnes gens, pour l'emporter precieusement, comme un saint, jusqu'a mon laboratoire, ou je trouverai bien un remede a son vilain mal. --Ne croyez pas cet imposteur! criait d'Assoucy, implorant par gestes la pitie des assistants. Il m'a noirci le visage, pour faire de moi un esclave, comme si j'etais un negre, et il m'accable de mille duretes, ce sorcier heretique! C'est moi qui suis le second page de musique du Savoyard; souvenez-vous de moi, mes amis! C'etait moi qui jouais du luth et chantais a l'unisson avec mon maitre Philippe, l'aveugle du Pont-Neuf! J'aimerais mieux etre esclave chez les Algonquins, que de subir la tyrannie de ce diable, de ce paien, qui bientot m'ecorcherait vif. Hola! assistez-moi, bonnes gens, pour l'amour de Dieu, sinon il me tuera sans remission! Dites, je vous en prie, au bon Savoyard, mon ancien maitre, qu'il me tire de cet enfer. --Mordie! dit le Savoyard, frappe de cet accent plaintif, qu'il reconnut: c'est toi, mon fils, c'est toi, fin voleur de cotignac! Dieu te garde, mon enfant! Tu n'auras point en vain appele le Savoyard a ton aide! En parlant ainsi, l'aveugle, qui s'etait fait instruire du sujet de ce tumultueux debat, descendit de son estrade, et, guide par les voix, s'ouvrit un chemin, a travers la foule, jusqu'aux combattants sur lesquels il fit tomber au hasard ses lourds poignets, comme des marteaux sur l'enclume; d'Assoucy, il est vrai, recut la moitie des coups destines au charlatan, qui etait un champion indigne de l'Hercule de la chanson. Fagottini, neanmoins, ne lachait pas l'enfant, qu'il presentait en maniere de bouclier a son formidable ennemi: mais ce bouclier vivant, meurtri et contusionne, recommenca ses plaintes pour interesser les assistants a sa delivrance, determine qu'il etait a ne jamais rentrer sous la domination de l'un ou de l'autre maitre, egalement odieux et redoutes. --Ayez misericorde, et le bon Dieu vous le rendra! cria-t-il, en ne s'interrompant dans ses prieres que pour eviter le choc de ce poing pesant, qui menacait de lui briser le crane chaque fois qu'il retombait. Sauvez-moi de ces deux ravisseurs, qui sont acharnes contre moi et qui me retiennent captif, malgre ma volonte, depuis une annee de gene, d'injustices et de privations. Je suis Charles Coypeau d'Assoucy, fils aine d'un illustre avocat au Parlement de Paris, et peut-etre ma famille croit-elle que je suis defunt a cette heure. Un ecu d'or a qui s'en ira avertir messire Coypeau d'Assoucy, mon pere, en la rue des Grands-Augustins, ou il demeure! Compatissez a mon destin malencontreux, braves gens, si vous etes des chretiens, car vous voyez, sous ces guenilles de comedie, le fils d'un avocat renomme! En verite, je vous le dis, je suis Charles Coypeau d'Assoucy. --Est ce bien toi, mon bien-aime Charlot? s'ecria un avocat en robe, qui, revenant du Palais, vint a passer, tout charge de sacs a proces. Certes, messieurs, c'est lui-meme, c'est mon propre fils, que j'avais perdu depuis l'an dernier! Je vais, sur l'heure, dresser une procedure contre ces larrons d'enfant, et le jugement me vaudra une grosse somme pour les dommages qu'ils m'ont faits! Ah! mechants bohemiens, vous teniez a la chaine ce gentil garcon de noble race, et vous le maltraitiez comme un ane retif? C'est bien, mes comperes: nous compterons ensemble, et il n'est pas un soufflet octroye a mon cher fils, que je veuille rabattre sur le prix, que je vous en dois reclamer. Viens ca, mon Chariot, viens baiser ton pere, qui te promet justice contre ces corsaires! [Illustration: Le pere de Charles d'Assoucy dressant une procedure.] L'avocat, trempant sa plume dans le _galimard_ ou encrier pendu a sa ceinture, s'etait mis en devoir de verbaliser, sur son genou, en guise de pupitre, et repoussait doucement son enfant prodigue qui l'assaillait de caresses. Le Savoyard et Fagottini, effrayes des menaces d'un personnage en robe, avaient brusquement tourne le dos, pour se soustraire au proces-verbal; mais ils n'eurent pas plutot regagne leurs treteaux respectifs, que le peuple, indigne de cette aventure, voulut se venger de ces voleurs d'enfant, envahit leurs theatres et y mit le feu, apres les avoir cherches eux-memes pour les bruler aussi. Le charlatan et le chansonnier, qui avaient eu le bonheur de s'enfuir, n'assoupirent qu'a force d'argent une affaire qui pouvait les envoyer, comme des forcats, ramer sur les galeres du roi. L'experience du malheur n'avait guere corrige le jeune d'Assoucy, et sa conduite ne devint pas plus reguliere, a mesure qu'il avancait en age: il etait trop paresseux pour se plaire a la profession de son pere, et il prefera une existence aventuriere a une vie tranquille et honorable. A l'exemple de son premier maitre le Savoyard, il se fit poete et musicien, composant des airs de musique et des vers bouffons, parodiant les poemes latins d'Ovide et de Stace, qu'il traduisit ou travestit en poemes facetieux, jouant du luth dans les maisons des grands seigneurs et meme a la cour de Louis XIII, voyageant avec son bagage poetique et musical, ecrivant son histoire vagabonde, mal fame pour les desordres de ses moeurs, toujours gai et plaisant, toujours ivre et gueux, toujours en guerre avec Boileau, qui l'a immortalise dans ses satires, comme le rival du poete Scarron et comme l'_Empereur du Burlesque_, ainsi qu'il s'etait surnomme lui-meme. --Pauvre empereur du burlesque! disait d'Assoucy, dans sa vieillesse: tu n'as pas meme un morceau de pain a te mettre sous la dent! LA MASCARADE DE SCARRON (1627) Paul Scarron, qui, au XVIIe siecle, acquit une bizarre reputation comme createur du genre bouffon qu'il mit a la mode par ses ouvrages en prose et en vers, n'etait pas infirme et contrefait de naissance, tel que son portrait nous le represente, avec le visage bleme et amaigri, le front chauve, le cou tordu, les jambes arquees et le corps en Z, selon sa propre expression, et tel qu'il se depeint lui-meme dans une de ses lettres, ou il regrette tout ce qu'il avait perdu, en disant: "Ah! si le Ciel m'eut laisse des jambes qui ont bien danse, des mains qui ont su peindre et jouer du luth, et enfin un corps tres adroit!" Il vint au monde, en 1610, sans le plus leger desagrement de nature, et son pere, conseiller au Parlement de Paris, put se flatter d'avoir un successeur aussi bien fait qu'il l'etait lui-meme. Le jeune Scarron fut eleve avec soin, et son esprit se developpa plus rapidement que son physique; a douze ans, outre les etudes du college qui ne suffisaient pas a son avidite de savoir, il rimait deja, en style agreable excellait a peindre la miniature, dansait a merveille et jouait du luth en s'accompagnant de la voix, complements indispensables d'une education de gentilhomme, a cette epoque ou la poesie, la peinture, la danse et la musique etaient les bien-venues a la cour et a la ville. Scarron etait d'une taille mediocre, mais elegante et gracieuse; ses cheveux blonds, ses yeux bleus et son teint de femme, donnaient a sa physionomie une douceur, que ne dementaient pas son parler et son regard caressants; il avait l'abord affable et le geste noble, avec cette exquise politesse qui etait en usage dans les societes des beaux esprits. Malheureusement son pere, dont le patrimoine avait ete devore par d'anciennes dettes de famille, n'ayant pas les moyens de soutenir la position elevee que cet enfant etait appele a prendre dans la magistrature, fut contraint de lui ouvrir une autre carriere; il decida donc que Paul Scarron entrerait dans les ordres ecclesiastiques. Cette decision, il est vrai, avait ete sollicitee de longue date par un vieil oncle du jeune Scarron, et cet oncle, chanoine du Mans, riche de deux abbayes en Beauce, s'engageait a faire son neveu heritier de tous ses biens pourvu qu'il en fit un pretre. Scarron, d'une humeur joviale et libertine, ne sentait aucune vocation pour les devoirs austeres de la pretrise; mais il dut obeir a l'autorite absolue de ses parents et surtout a la tendresse qu'il portait au bon chanoine, dont l'indulgente affection ne se scandalisait pas trop des espiegleries du petit mauvais sujet; d'ailleurs, celui-ci voyait, dans les commencements de sa nouvelle carriere, une occasion de se donner du bon temps, de prolonger les heures de sa liberte et de gaspiller gaiement les annees de sa jeunesse, en attendant qu'il eut l'age et les qualites d'un vrai chanoine; il s'accommoda ainsi d'un apprentissage ennuyeux de theologie, qui ne l'empechait pas de frequenter les reunions les plus joyeuses et les plus dissipees, tandis que l'esclavage du metier de clerc de procureur ne lui eut permis que l'ecole buissonniere et les divertissements crapuleux de la bazoche. Content de son sort, il n'aurait demande ni benefice, ni canonicat, si cette vie de plaisir avait pu durer toujours. Scarron n'habitait pas, a Paris, la maison paternelle, mais celle de son oncle, dans la rue d'Enfer, vis-a-vis le couvent et le vaste enclos des Chartreux, qui n'etaient pas encore enfermes dans l'enceinte des murs de la ville, laquelle ne s'etendait pas alors au dela de la place Saint-Michel. Le pere de Scarron avait mis son fils sous la direction immediate de son frere, le chanoine, excellent homme, aussi depourvu de fermete que de jugement, et le jeune homme etait cense travailler a son instruction clericale, en suivant les lecons d'un celebre professeur de droit sacre au college de Montaigu, sur la montagne Sainte-Genevieve, et en observant la regle du noviciat des Peres Feuillants, qui etaient voisins de la demeure du bon chanoine. Mais Scarron n'entrait au noviciat, que par hasard, pour troubler les novices, boire le vin de leur cave et depouiller leur jardin de ses fleurs et de ses fruits; quant au college de Montaigu, il n'y paraissait jamais, et lorsque son oncle venait a l'interroger sur quelque point de doctrine religieuse, le malin garcon eludait la question par un bon mot et citait les vieux auteurs francais, Clement Marot et Rabelais, au lieu des Peres de l'Eglise. L'oncle riait en le grondant et finissait par rire sans le gronder, ce qui encourageait le neveu a continuer cette vie debauchee, qu'il passait au jeu de paume et au cabaret, rendez-vous ordinaire des seigneurs a la mode, en meme temps que dans _les ruelles_ et les _bureaux d'esprit_: c'est ainsi qu'on appelait les chambres et les salons des hotels de la place Royale, ou _les beaux esprits_ et les _precieuses_ tenaient leurs assemblees. Scarron jouait et buvait, le matin et le soir; il menait de front la danse, la musique et la poesie: aussi, malgre sa jeunesse, etait-il recherche pour ses talents et sa galanterie, dans ces assemblees qui composaient la belle compagnie a la mode. Il depensait, en rubans, en passements d'or ou de soie, l'argent qu'il avait et surtout celui qu'il n'avait pas, car il empruntait sur son canonicat futur, pour avoir une toilette elegante conforme a sa bonne mine: enfin, a l'age de dix-sept ans, il s'etait deja battu trois fois en duel. A cette epoque, le titre d'abbe, equivalant a un titre de noblesse, ne prescrivait rigoureusement rien autre chose que le celibat; on avait une abbaye comme une ferme, et un abbe pouvait etre courtisan, militaire, artiste, tout enfin, excepte homme d'eglise. On ne distinguait les abbes dans le monde qu'a leur petit collet et a leur costume noir. Il en etait de meme pour certaines abbesses, que la possession d'une abbaye n'empechaient pas de vivre dans le monde plus librement que dans leur abbaye. Le roi nommait seul aux benefices, qu'il distribuait selon son bon plaisir, sans tenir compte de la position sociale ni du caractere personnel du postulant. Cette singularite, passee en usage, ne scandalisait pas meme les gens d'une piete sincere. Paul Scarron devait la plupart de ses mauvaises habitudes a l'exemple pernicieux d'un ami, qu'il imitait en toute chose, comme un modele parfait. Armand de Pierrefuges etait une sorte de chevalier d'industrie, qui se disait noble a trente-six quartiers, et qui, a la faveur d'un nom sonore, se glissait dans les maisons les plus distinguees, ou il se faisait remarquer par ses airs de gentilhomme, bien que le velours de son manteau, la soie de son pourpoint, et les rubans de ses chausses, n'eussent pas trop la fraicheur irreprochable reclamee par la mode; mais il suppleait de son mieux aux desavantages de sa toilette par une belle prestance, des manieres recherchees et un verbiage spirituel. Il n'avait pas d'autre revenu que celui du jeu, et encore ne gagnait-il pas toujours, s'il trichait souvent. C'etait lui qui endoctrinait son jeune ami; lui, qui puisait dans la bourse de l'oncle par le canal du neveu; lui, qui conduisait Scarron au bal, a la comedie et dans les tavernes; lui qui l'avait rendu habile dans l'art de manier les cartes ou l'epee; lui qui le presentait comme son eleve, en mauvaise compagnie, et comme son cousin, dans les cercles de la place Royale. Scarron remplissait egalement bien tous les roles qu'on voulait lui donner. Un soir du mois d'octobre de l'annee 1627, Scarron, s'etant echappe du logis de son oncle qui dormait apres souper, vint en courant au quartier de l'Arsenal, rue Beautreillis, ou Armand de Pierrefuges s'etait loge, pour etre au centre de la noblesse du Marais, qu'il frequentait assidument. Son logement, qui se composait de deux petites chambres hautes dans une maison de chetive apparence, etait loin de repondre a la condition qu'il s'attribuait: deux vieux fauteuils delabres, une table branlante, un coffre de bois et un lit de plume sur un miserable grabat, sans tapisserie et sans rideaux, tels etaient les meubles uniques dont Armand avait la jouissance locative. Encore ne payait-il pas toujours exactement son loyer, pour mieux ressembler aux debiteurs du bel air, qui s'amusaient aux depens de leurs creanciers et qui ne les payaient jamais. Scarron, accoutume au spectacle de cette pauvrete mobiliere, qu'il admirait, comme un temoignage de l'insouciance d'un petit maitre, entra brusquement dans le taudis, ou Pierrefuges, assis la tete dans ses mains, devant un feu presque eteint, paraissait livre a de tristes reflexions. L'arrivee de son cher Paul ne derangea pas sa reverie maussade, et lorsque celui-ci se fut jete dans un fauteuil vacant, Pierrefuges se leva en silence, pour allumer, aux dernieres etincelles du foyer, une chandelle de suif, qui n'eclairait pas tous les soirs son coucher. [Illustration: Pierrefuges livre a de tristes reflexions.] --Armand, ou plutot monseigneur de Pierrefuges! dit le jeune homme, avec cette hilarite sardonique et bouffonne, qui eclatait dans tous ses propos. Que fais-tu la, ainsi acoquine dans la cendre froide, comme si tu preparais une lessive? Es-tu jaloux des cloches de l'eglise Saint-Paul, qui ont la voix plus sonnante et plus argentine que la tienne? Ne songerais-tu pas que ces belles cloches, offertes en don a la paroisse par plusieurs rois de France, feraient bien mieux, ton affaire, s'il t'etait permis de les faire fondre en monnaie? --Du premier coup, mon fils, tu devines mon mal, qui n'est autre que ventre et bourse vides! reprit Armand, en clignant de l'oeil, pour inviter Scarron a remedier a ce mal dont il se plaignait souvent. Mes coquins de fermiers tardent tant a m'apporter leurs redevances, et les joueurs de lansquenet, qui me doivent sur parole, ont si retive memoire, que je n'ai pas une piece blanche pour entrer au cabaret, et ce soir, je me coucherai a jeun, comme un carme dechausse. Bien plus, ce qui m'afflige davantage, je ne puis aller a la mascarade chez la baronne de Soubise. --Une mascarade nouvelle? interrompit Scarron, dont les yeux petillerent du desir d'y aller. En verite, mon cher Armand, vous m'y menerez, n'est-ce pas, dussions-nous voler un tailleur d'habits? --Non, certes, je n'irai point, et je passerai la nuit a dormir sur l'oreiller de mon appetit, afin de courir la fortune en songe. Vingt ecus pourtant eussent suffi a me mettre en bel equipage! --Vingt ecus, mon maitre? Ca, dites-moi ou ils sont, que je les prenne! Mais, a quoi bon ces vingt ecus? Quand vous aurez soupe avec ces patisseries, que je vous apporte du buffet de mon oncle, vous vous dorloterez dans votre lit en revant a la mascarade. Cependant c'est une belle chose qu'une mascarade! Est-il donc si malaise de trouver et d'inventer, a peu de frais, un deguisement? Il ne faut que vetir votre pourpoint a l'envers et acheter un masque de facon grotesque. Parbleu! j'y veux aller avec vous! --Allez-y, s'il vous plait! mais certainement vous serez mal recu, sinon chasse par les valets, car la mascarade, inventee par un des poetes les plus raffines de la cour, representera la naissance de la deesse Venus et son arrivee dans l'Olympe des Dieux. Or, pour cet effet, chaque convie est tenu d'avoir la figure de son role. Aussi, m'avait-on assigne le role d'un Prince des Tenebres, de la suite de Pluton. --Eh bien! au lieu d'un seul prince, nous en ferons deux, pour le cortege de sa majeste infernale. Pardieu! compagnon, je suis en veine d'imagination, et voici que je vous offre de diaboliques accoutrements pour la fete. --Lesquels? J'avais bien songe a porter seulement sur ma poitrine un ecriteau indiquant mon rang et mes honneurs dans l'empire de Pluton.... Mais, non, je resterai au logis, faute d'avoir vingt louis, que j'ai perdus sur parole, en jouant avec le marquis de Senneterre et qu'il serait homme a ne pas me reclamer. --Baste! si ce n'est que cet obstacle a vaincre, dans une heure je te procure quarante ecus pour parfaire ta dette et nos menues depenses. Ecoute ce qu'il faut faire a cet effet: des que je serai endiable a ma guise, tu prendras bel et bien mes habits et tu les porteras chez mon oncle le chanoine, en lui racontant que je me suis noye dans la riviere, et que les bateliers qui ont peche mon corps demandent quarante ecus pour leur recompense. Sans doute, que cette facheuse nouvelle mettra en deuil mon revere et digne oncle; mais il en aura ensuite plus vive joie a me revoir sain et sauf, le lendemain. --Voila, pardieu, une plaisante ruse! reprit Armand, qui en augura un succes productif, et qui se mit a ramasser les pieces d'habillement que Scarron avait deja quittees: c'est une bagatelle que quarante ecus, et je pousserai la generosite de ton oncle jusqu'a cent. Ca, mon mignon, n'est-ce pas quelque fee, qui te conseille et t'inspire? Grace a cette fee, nous allons avoir cent ecus en belle monnaie trebuchante. Mais que fais-tu la? Pourquoi defaire mon lit de la sorte? --Ce sont nos costumes de bal que j'apprete, s'il vous plait! repliqua Scarron, qui, a moitie deshabille deja, commencait a decoudre le lit de plume: a vous l'enveloppe de votre coite! Je me rappelle, a ce propos, le conte d'un diableteau, qui affina un grand diable dans le partage du butin et qui mangea les noix, en ne lui baillant que les coquilles. Oh! le galant diable que je ferai! A moi le reste! Jamais l'enfer n'aura vu diables plus comiques, et madame Venus rira de l'invention, je vous assure. Mais n'avez-vous plus de ce bon miel, que je tirai expres pour vous de l'office de mon oncle? --Tiens, friand! Le pot n'est pas meme entame, puisque j'ai tous les jours mange en ville, repondit Armand, qui lui designait dans un coin le vase de faience rempli de miel. --C'est bien, mon galant seigneur. Je vous laisse la toile du matelas, pour en faire une robe trainante et un turban, et je me charge de dessiner, avec de l'encre, sur cette toile, une foule de dessins diaboliques. Il ne faudra, apres, que nous charbonner le museau, pour paraitre dignement dans la diablerie. Je m'en vais donc disposer nos costumes, et vous, allez vite ou vous avez affaire, c'est-a-dire chez mon oncle le chanoine, tandis que j'acheverai notre mascarade; vous trouverez ici a votre retour tout ce qu'il faudra pour vous habiller a la diable. Toutefois, si vous tardez trop, je ne vous attendrai point, pour m'introduire chez madame la baronne de Soubise. Armand de Pierrefuges pensa mourir d'un acces de folle gaiete, en voyant Scarron, qui s'etait mis presque entierement nu, se frotter de miel tout le corps, comme les athletes de l'antiquite se frottaient d'huile pour se preparer a la lutte. Scarron accomplissait son oeuvre en silence, avec un serieux imperturbable, que les plaisanteries et les eclats de rire ne reussirent pas a emouvoir. Cependant, il fit observer a son camarade, que le prix du lit de plume, qu'il avait mis a mal, se trouverait amplement paye avec l'argent que fournirait le chanoine, et sur ce, il le pressa de partir, pour etre plus tot revenu. Mais les rires d'Armand redoublerent et ne cesserent plus, lorsque Scarron, couvert des pieds a la tete d'un leger enduit de miel, s'elanca parmi la plume qu'il avait entassee sur le plancher, et s'y roula en tout sens, de telle sorte qu'il se releva entierement revetu du duvet qui s'etait colle partout sur sa peau emmiellee. Sous son enveloppe de plume, il n'avait plus rien d'humain que le visage et la voix. Il dut pourtant s'attacher solidement autour des reins une couverture de laine brune, qui lui donnait l'apparence d'un sauvage de la mer du Sud. Enfin, pour mieux caracteriser ce costume, il noircit de suie detrempee son visage, que la plume ne recouvrait pas, et planta sur sa tete une grande paire de cornes en papier dore. Armand oubliait l'argent qu'il devait aller prendre chez le chanoine, pour examiner en detail l'etrange travestissement, auquel Scarron ajoutait encore des ornements et attributs nouveaux, outre la queue caracteristique en carton decoupe, qu'il entortilla d'un vieux galon d'argent et qu'il s'attacha ensuite le plus solidement possible au bas des reins. --Dieu fasse, lui dit son ami, que les pauvres joueurs qui ont tire le diable par la queue, ne s'en prennent pas a la tienne, avec l'espoir de faire fortune! --Un diable ne peut aller les mains vides, comme un donneur d'eau benite? objecta Scarron. Trouvez-moi quelque outil qui ressemble a une fourche et qui me tienne lieu de sceptre ou de baton d'honneur! Armand de Pierrefuges tira de la cheminee un grand crochet de fer, qui avait servi, dit-il, dans les cuisines du roi Charles V, et dont l'extremite, en effet, etait faconnee en forme de fleur de lys. Scarron jugea l'instrument propre a l'usage qu'il comptait en faire, et se declara tres satisfait de son deguisement. Les deux amis se donnerent rendez-vous au bal, et Armand, qui etait bien resolu a ne pas se compromettre avec un pareil masque, s'achemina, en riant de souvenir, vers le but de son expedition d'adroite fourberie, qui devait lui donner les moyens de retourner au jeu, la bourse pleine. Scarron ayant termine sa burlesque metamorphose, dont il ne pouvait avoir lui-meme qu'une faible idee, faute de miroir ou se regarder, s'arma de resolution et d'audace, pour briller dans la mascarade de madame de Soubise, qui ne le connaissait pas; l'incognito l'enhardissait, et il sortit du logis d'Armand de Pierrefuges, sans avoir ete apercu, marchant legerement sur la pointe du pied, de peur d'eclabousser son blanc plumage. Il arriva, sans accident, dans la rue des Tournelles, ou etait situe l'hotel de madame de Soubise. Dans les rues desertes, que Scarron, deguise en diable, traversa comme une ombre, il n'avait rencontre qu'une vieille femme, qui s'enfuit et tomba presque morte de peur, au coin d'une borne, en recommandant son ame a Dieu et a tous les saints; cette femme attira, par ses gemissements, quelques voisins a qui elle conta l'effrayante apparition, que tous attribuerent aux fumees du vin qu'elle avait bu; neanmoins, le bruit courut, dans les environs, qu'une espece d'homme sauvage, emplume et cornu, s'etait montre a plus de dix personnes, et on en conclut que le diable etait venu faire des siennes dans le quartier de l'Arsenal. Le diable ou l'homme sauvage avait penetre dans l'interieur de l'hotel de Soubise, sans autre passe-port que son etrange deguisement, auquel les valets, a moitie ivres, n'avaient pas pris garde, dans le tumulte des masques qui arrivaient de toutes parts. Le vestibule etait mal eclaire par deux torches, et la diablerie de Scarron n'avait ete vue ni remarquee de personne. Il monta hardiment le grand escalier, et s'introduisit d'abord dans une galerie, qui precedait la grande salle du bal, etincelante de lumieres, embaumee de fleurs et retentissante de musique. Cette musique animee, cette foule bigarree de couleurs, cette magnificence de ceremonial, cette lumiere eblouissante de chandelles de cire, ne deconcerterent pas l'impudence de Scarron, qui se fiait a la bizarrerie de son costume fantastique, pour obtenir un succes de franche gaiete, sous les yeux de tout ce que la noblesse de cour avait de plus raffine et de plus charmant. Ce n'etaient que Dieux et Deesses dans les costumes les plus originaux, les plus riches, les plus gracieux, au milieu d'une decoration theatrale representant l'Olympe, tel que les poetes anciens l'avaient decrit. L'aspect enchanteur de cet Olympe, qui eut fait envie a celui de la mythologie par la beaute des Deesses et la galanterie des Dieux, exalta encore la folatre imagination du poete. Il se mela, en bondissant, a une sarabande, que dansaient Mars et les trois Graces, Neptune et trois Tritons: un cri d'horreur signala d'abord sa presence, et tous les regards se fixerent sur lui, pendant qu'il s'epuisait en sauts et en grimaces, quoique l'orchestre eut cesse d'accompagner sa danse turbulente; bientot un rire universel circula dans l'assemblee, avant qu'on eut reconnu l'auteur de cette bouffonnerie et surtout la nature de son deguisement. Cependant quelques dames, que ce singulier masque emplume avait heurtees au passage, s'etonnaient des taches gluantes qui gataient leurs robes de satin et de velours. On se persuada que, sous ce plumage, on trouverait plus tard certain seigneur, fameux par ses faceties, et madame de Soubise, pour amuser les Divinites de son Olympe, ordonna aux musiciens dejouer un branle, que, par hasard, Scarron dansait a merveille: il dansa donc, avec autant de souplesse que de vigueur, au bruit encourageant des rires et des applaudissements. L'homme a plumes etait donc rehabilite par sa grace et sa legerete de danseur; on le pria de continuer ses danses, qu'il n'interrompit que par lassitude. Les assistants lui etaient si favorables, qu'on lui fit servir une collation de fruits et de confitures, avec un flacon de vin d'Espagne. Pendant qu'il mangeait et buvait, pour reparer ses fatigues de danseur, tout le monde s'empressait autour de lui, pour admirer son costume heteroclite et reconnaitre ses traits, s'il etait possible, sous un masque de suie, que ses longues moustaches et ses sourcils de duvet rendaient meconnaissables. Il etait impossible d'attacher aucun nom de la cour sur ce visage, aussi hideux que malpropre, a cause des gouttes de sueur noire qui couvraient son front et qui ruisselaient sur ses joues noircies. --Demon lutin et baladin, qui venez chez nous des rivages du Styx et de l'Acheron! lui dit madame de Soubise, qui s'etait attribue le role de Venus dans sa mascarade olympique, grand merci de vos danses, qui ont diverti les seigneurs et les dames de l'Olympe! Mais voici que nos Deesses s'informent de vos noms et qualites veritables, pour s'en souvenir dans le ciel ou dans l'enfer! Scarron ne pouvait eluder cette question directe et aussi categorique. La pensee lui vint de se faire passer pour son propre pere, vieux conseiller au Parlement, qui ne devait pas etre connu personnellement dans cette societe toute aristocratique, mais la crainte de recevoir un dementi en face l'arreta court, pour l'honneur de la magistrature. Cependant il fallait repondre, et son silence, en se prolongeant, quoiqu'il eut encore la bouche pleine, etait de nature a diminuer la bonne opinion qu'on avait concue de lui en raison de sa belle humeur. Comme il composait assez facilement les vers, pour sortir d'embarras par un madrigal et une cabriole, voici ceux qu'il improvisa, en les recitant d'une voix sympathique: Je suis le diable Lucifer, Qui ne regrette point l'enfer, Trouvant bon ce siecle de fer: Quoiqu'il espere, par sa danse. Plaire a tant d'objets pleins d'appas, Son habit met en evidence Qu'en fait de cornes, il n'a pas La belle corne d'abondance. La poesie du diable eut autant de succes que sa danse, et un poete de l'ecole de Malherbe, qui etait la pour figurer Apollon, eut la modestie d'avouer que ce diable-la l'avait detrone en huit rimes. Scarron, echauffe par les eloges, par le bruit, par la foule, et surtout par le vin d'Espagne, que la deesse Hebe lui versait a pleine coupe, eparpilla les madrigaux et les quatrains, avec une vivacite d'improvisation qui aurait pu lui tenir lieu de tout autre merite; ses plus jolis vers, inspires par un esprit galant et facetieux, coulaient de source, et les dames ne se lassaient pas de puiser a cette source vivante de douceurs, sans crainte de la tarir," suivant l'expression d'une Precieuse, qui representait la neuvieme Muse. Quelqu'un declara, d'enthousiasme, que le poete Theophile, mort l'annee precedente, n'avait fait que changer de corps, par metempsycose, et revivait, plus gaillard que jamais, dans cet aimable improvisateur. Mais un examen plus attentif de l'accoutrement extraordinaire du diable emplume avait fait naitre de singuliers soupcons: les deux levriers que Diane menait en laisse lechaient les jambes de Scarron, comme s'ils prenaient gout a ce regal; car le miel, fondant a la chaleur, egouttait sur ses traces et laissait a nu la peau, en quelques endroits du corps, surtout aux coudes et aux genoux; enfin, ce miel, fermente et mele a des ruisseaux de sueur, exhalait une odeur acre, qui ne ressemblait pas trop a l'ambroisie. Tout a coup, par malice ou curiosite, les neuf Muses, qui entouraient ce diable de poete, lui arracherent quelques plumes, assez adherentes a la chair pour n'en etre pas separees qu'avec une cuisante douleur; Scarron cria qu'on l'ecorchait vif, mais l'exemple etait donne; ces plumes arrachees avaient mis a decouvert une peau luisante et collante: alors ce fut a qui plumerait, de toutes mains, le malheureux: hurlant comme un veritable demon, il implorait grace, il se debattait, il se roulait par terre, il poussait des cris, mais ses contorsions et ses clameurs ne faisaient qu'exciter les rires et les cruautes de la bande celeste, qui se ruait sur lui pour le depouiller de son duvet postiche. La plaisanterie tourna en injures et en mauvais traitements, lorsque le pauvre homme fut completement deplume, et Scarron aurait peut-etre ete dechire en lambeaux, ainsi qu'Orphee par les Bacchantes, si, poursuivi et haletant, il n'etait parvenu a gagner le vestibule. Il eut le bonheur de ne pas tomber dans les mains de la valetaille, qui aurait imite ses maitres, en rencherissant sur l'exemple: ceux des valets, laquais et porteurs de chaises, qui n'etaient pas etendus ivres-morts, sous le peristyle et dans les cours, ne quittaient plus des levres le goulot de la bouteille et n'avaient des yeux entr'ouverts que pour voir couler le vin dans leur bouche. Scarron, tout degouttant de miel et de sueur, avait l'epiderme irrite de brulantes demangeaisons, et tremblait de tomber au pouvoir de quelques-uns de ses bourreaux, qui le suivaient de pres avec de bruyants eclats de rire: il descendit, a tatons, un escalier obscur, et sortit de l'hotel, comme il y etait entre, sans rencontrer personne sur son passage. Une fois dans la rue, il se preparait a prendre ses jambes a son cou, pour regagner le faubourg Saint-Michel, ou demeurait son oncle, quand deux porteurs de chaise, qui attendaient leur maitre pour le ramener a son hotel, ayant la vue obscurcie par le vin et le sommeil, s'imaginerent que c'etait lui qui venait a eux, et ouvrirent la portiere de la chaise, en l'invitant a se garer de l'air glacial de la nuit. Scarron, que ce brusque changement de temperature avait saisi, et qui grelottait deja de tous ses membres, ne laissa pas echapper une si belle occasion de se mettre a l'abri du froid et de la bise: profitant d'un heureux quiproquo, il se jeta dans la chaise qui s'ouvrait devant lui et que les porteurs refermerent aussitot. Une chaise a porteurs etait une espece de boite, rembourree et garnie en dedans de tapisserie ou d'etoffe, pouvant contenir une personne assise. La reine Marguerite de Valois avait mis a la mode, depuis quarante ans, ce moyen de transport, et tout le monde s'en servait, dans la societe polie, avant l'adoption generale des carrosses; deux hommes, l'un devant et l'autre derriere, portaient, a l'aide de brancards et de bricoles de cuir, cette boite fermee par une portiere a vitre, qui faisait face au siege interieur. Ce vehicule, qui etait fort commode pour franchir de courtes distances, sans etre incommode par le froid ou le hale et sans avoir a craindre la pluie ou la boue, resta en usage jusqu'a l'epoque de la Revolution, ou la quantite des voitures a roues n'a plus permis de l'employer dans les rues de Paris. Les porteurs, qui croyaient avoir affaire a leur maitre, n'avaient pas distingue, dans l'ombre de la nuit, quelle sorte de masque s'installait au fond de la chaise, qu'ils souleverent et emporterent d'un pas lent et mesure, en chantant des couplets bacchiques. Scarron, a peine remis de son emotion, se peletonna sur lui-meme, pour rappeler la chaleur dans ses pauvres membres engourdis et endoloris, car le miel, qui couvrait sa peau et en obstruait tous les pores, lui causait de vives demangeaisons. Il s'endormit bientot de lassitude, au bercement cadence de la chaise, sans savoir ou on le conduisait et sans s'etre demande quelle serait la fin, bonne ou mauvaise, de son aventure de carnaval. Il etait, d'ailleurs, a moitie ivre et tout a fait philosophe. Cependant Armand de Pierrefuges, toujours riant a part soi de la plaisante figure que ferait Scarron et de l'accueil qu'il recevrait chez madame de Soubise, arriva chez le bon chanoine, qui venait de se mettre au lit, apres avoir sommeille digestivement a la suite d'un copieux souper. Les habits de Scarron, que Pierrefuges apportait, a cette heure indue, determinerent la gouvernante a l'introduire aussitot dans la chambre du vieillard, qui ne s'etait pas couche sans demander des nouvelles de son neveu. Il fallait qu'il fut sous l'impression d'un sinistre pressentiment, car enfin Scarron ne rentrait jamais de si bonne heure, lorsqu'il rentrait avant l'aube. Armand, en se presentant devant le chanoine a peine eveille, feignait de s'essuyer les yeux, qu'il avait aussi secs que le coeur; mais, a l'aspect de cette face epanouie et rubiconde, a laquelle l'inquietude ne donnait pas meme un caractere grave et serieux, il ne put s'empecher de rire, par un retour de pensee vers la mascarade du futur abbe Scarron, qui, en ce moment meme, s'exercait a jouer un role de diable. Le chanoine le regardait avec un etonnement, que ce rire intempestif augmentait encore; mais, des qu'il reconnut les vetements de son cher Paul, que l'inconnu etalait devant lui, il s'elanca hors de son lit, les mains et les yeux leves au ciel, en se preparant a apprendre un grand malheur. Rien n'etait plus vrai que son emotion douloureuse, mais il avait, avec son costume et sa coiffure de nuit, une physionomie si bouffonne, que le rire malhonnete d'Armand de Pierrefuges en redoubla. --Monsieur, Monsieur! disait le bon chanoine: ce pourpoint, ces chausses appartiennent a mon neveu, a mon fils, a celui que j'aime par-dessus tout! En quel lieu les avez-vous trouves? Ou donc est-il alle, mon pauvre Paul, apres s'etre ainsi devetu? Ah! Monsieur, n'aurait-il point perdu au jeu ses hardes et son trousseau, le mechant garcon? Retirez-moi d'angoisse, par pitie! --Reverend pere! repondit Armand, qui riait sous cape, quoi qu'il fit pour tourner ses idees du cote tragique de la situation; je viens vers vous tristement, pour vous annoncer l'accident le plus funeste, le plus lamentable, le plus imprevu, et pour vous prier de depenser cent ecus, en memoire de votre infortune neveu Paul Scarron. --Qu'est-ce? Cent ecus! reprit l'oncle, qui n'eut pas le coeur d'etre avare, en presence d'un douloureux evenement qu'il apprehendait plus que tout. Paul est-il mort? --Helas! mon digne seigneur! repartit l'imposteur, avec un interminable eclat de rire, qui simulait des sanglots etouffes: ce jeune homme, de si noble race, de si fiere esperance, de savoir si precoce, d'esprit si mignard, qui avait pour vous si chaude amitie et si profonde reconnaissance.... Las! si vous l'aviez vu en cet etat!... --Bon Dieu, secourez-moi! s'ecria le chanoine, trop preoccupe de sa douleur pour en etre distrait par les rires inextinguibles de ce fatal messager. O ciel! qu'est-il advenu? --Voici les habits de votre cher neveu, que je vous apporte, messire: ne les reconnaissez-vous pas? Las! c'est moi qui l'ai deshabille, l'heroique jeune homme, quand les bateliers ont tire son corps de la riviere.... --Quoi! mon neveu est noye! Mon Paul a rendu l'ame! interrompit le chanoine, en pleurant comme un enfant, pendant que le fourbe riait a se pamer. O le malheureux sort!... Sans doute, il ne s'est pas donne la mort volontairement? Qui eut pense que je survivrais a cet enfant cheri? Je mourrai volontiers, a present qu'il n'est plus. --Ca, consolez-vous, mon Pere, et priez Dieu qu'il nous le ressuscite, par miracle.... Mais remettez-moi, s'il vous plait, les cent ecus, qu'il faut pour racheter le corps aux bateliers. [Illustration: Pierrefuges etalant devant le chanoine les chausses de Paul Scarron.] --Cent ecus? Certes, je les donnerai, et davantage, pour lui faire un pompeux enterrement, pour les messes, pour la cire, pour les pauvres! Mais dites-moi seulement, s'est-il defait lui-meme? --Vraiment, il s'est lance du Pont-Neuf, pour l'ennui qu'il avait d'etre menace de se faire ordonner pretre: "J'aime mieux donner mon corps aux poissons!" disait-il souvent, et lorsque les bateliers l'eurent repeche, je l'ai vu dans le singulier equipage que je vous ai depeint ... un vrai costume de diable! Enfin, mon tres honore seigneur, sans plus de retard, baillez-moi les cent ecus, et demain vous aurez des nouvelles de la riviere. Le bon chanoine etait si amerement frappe de la perte cruelle, qu'on lui avait annoncee tout a coup, sans aucun menagement, au milieu du travail de sa digestion nocturne, qu'il etait devenu sourd et aveugle pour tout ce qui l'entourait; il ne voyait pas sa gouvernante en larmes et il n'entendait pas Armand en instances. Celui-ci eut l'odieux courage de pousser a bout ce desespoir, jusqu'a ce qu'il en tirat cent ecus, que le chanoine lui compta un a un, en les accompagnant de lamentations qu'il partageait entre l'argent et le neveu. Mais la secousse avait ete trop violente pour la tendresse et pour l'age de ce vieillard inconsolable; aux sanglots succederent la stupeur, et une attaque de paralysie lui ota le sentiment et la connaissance avec la parole, tandis que l'insensible Armand, a l'esprit duquel revenait sans cesse l'image de Scarron emmielle et emplume, s'esquivait, en remplissant de ses rires redoubles la maison du chanoine, et allait, a la taverne de Tonneau-Aile, boire et jouer toute la nuit, aux frais de l'oncle de Paul Scarron. Pendant ce temps-la, Scarron, ramasse en boule au fond de la chaise a porteurs, dans laquelle il se laissait voiturer a l'aventure, ronflait agreablement d'un profond somme qui lui offrait en reve tous les plaisirs de la fete, qu'il avait goutes chez la baronne de Soubire. Il s'eveilla en sursaut, sans avoir la moindre idee de sa situation: que les porteurs, qui l'avaient ramene a son insu presque devant la maison de son oncle le chanoine, venaient de deposer leur chaise dans le vestibule d'un hotel de la rue d'Enfer, attenant au couvent des Chartreux, sur le terrain desquels cet hotel etait bati. Scarron se frotta les yeux et regarda devant lui, d'un air effare, au moment ou un laquais ouvrait la portiere, a la clarte de six flambeaux portes par autant de valets; mais ceux-ci, qui s'appretaient a recevoir leur maitre, palirent, tremblerent et s'enfuirent, avec des cris d'effroi et d'horreur, eteignant leurs torches, ou les agitant, comme eussent fait des furies: l'effroyable figure de Scarron leur etait apparue, a la lueur de ces torches, et ils ne s'imaginerent pas avoir affaire a un masque, fort embarrasse de lui-meme. Le pauvre diable etait tres inquiet des nouveaux desagrements que son costume diabolique pouvait lui susciter. La maison entiere semblait en rumeur, des lumieres passaient et repassaient aux fenetres: on entendait des bruits d'armes, des appels effares, des exclamations aux saints et saintes du paradis, et des prieres murmurees a voix basse. "C'est le diable! repetait-on de tous cotes: c'est le diable! le diable! le diable!" Scarron, encore mal eveille, comprit pourtant que lui seul etait la cause et l'objet de ce concours tumultueux de gens qui s'armaient pour se mettre a sa poursuite; il sentait encore les meurtrissures des coups qu'il avait recus aviver la cuisson irritante que le miel lui causait a la peau; il craignit d'etre maltraite une seconde fois et peut-etre davantage, avant de se voir conduit en prison, sans avoir pu se debarrasser du deguisement malhonnete, qu'il osait porter en public; il ressentait tour a tour, par tout le corps, des frissons de glace et des ardeurs insupportables; sa tete, echauffee par les fumees du vin d'Espagne, s'exaltait de plus en plus, et sa pensee confuse s'egarait a chercher quelque expedient pour sortir de ce mauvais pas, en trouvant des habits, du feu et un lit, dont il avait grand besoin. Il s'etait elance lestement hors de la chaise, ou il se voyait deja prisonnier; il s'enfuyait au hasard dans un jardin, ou les masses noires des charmilles l'invitaient a se cacher; il passait a travers les allees et les plates-bandes, renversant, brisant tout ce qui lui faisait obstacle, sans s'inquieter de la direction qu'il suivait, pourvu qu'elle l'eloignat de la meute de ces gens armes de fourches, de batons et d'arquebuses, dechaines contre lui et courant sur ses traces. Le decouragement allait s'emparer de son moral non moins ebranle que son physique; deja il se retournait pour se livrer, pour demander grace, quand le terrain manqua tout a coup sous ses pieds et l'entraina dans une chute perpendiculaire a trente pieds environ de profondeur; il poussa un faible cri, en tombant dans une citerne ouverte presque au niveau du sol, et quoique etourdi, abasourdi, effraye de cette chute inattendue, il eut la presence d'esprit, au moment ou il plongeait dans l'eau, d'etendre les bras et de s'attacher a une corde qu'il rencontra sous sa main, par bonheur, et sans laquelle il eut ete noye infailliblement. Il se hissa hors de l'eau, a l'aide de cette corde flottante entre ses doigts crispes, et se reposa, tout essouffle et transi, sur les bords vacillants d'un seau qui surnageait dans la citerne. A peine etait-il installe dans une position assez incommode, puisqu'il devait garder un equilibre difficile et maintenir immobile la corde qui menacait de lui echapper, le jardin, eclaire par des torches et des lanternes, retentit de pas, de cris et de maledictions. Scarron, qui avait reveille tout le faubourg par une apparition et une disparition qu'on regardait egalement comme surnaturelles, se garda bien d'appeler du secours, lorsqu'il eut entendu un des jardiniers, arrete aupres de la citerne, s'entretenir de l'evenement avec un des domestiques de l'hotel. --Mon ami, disait ce jardinier avec force signes de croix, c'est une histoire ancienne, que m'a contee un vieux Pere chartreux, qui est decede il y a vingt ans. Dieu lui fasse misericorde! Le diable, que vous avez vu et que nous pourchassons en vain, n'est pas ne d'hier, car il a fait de bons tours, en ce meme lieu, sous le regne du bon roi saint Louis, patron de la confrerie des barbiers. --Sacrebleu! maitre Pierre! interrompit le domestique terrifie: c'etait un grand diable que celui-ci, tout habille de plumes comme un coq, enfume comme un jambon de carnaval, et lancant des flammes par les yeux et la bouche! On ne sait pas encore ce que M. le comte est devenu, et l'on se demande si ce diable ne l'a pas emporte tout vif dans l'enfer. --Le cas ne serait pas neuf, Andre, reprit le jardinier. M. le comte a peche grievement, en allant a cette folle mascarade qui s'est donnee cette nuit dans la rue des Tournelles. Or ca, l'ami, ecoute mon histoire: En ce temps-la, ce n'etait pas hier, on voyait, a la place qu'occupe aujourd'hui la Chartreuse des reverends Peres, un chateau ruine, ou le diable menait son sabbat et tordait le cou a ceux qui s'en approchaient, malgre le bruit infernal qu'on y faisait; mais les Chartreux obtinrent du roi d'alors la donation de cette maison assez mal famee, et ils en chasserent le malin esprit, a force d'exorcismes et d'eau benite. Depuis que Dieu a conquis ce domaine du diable, qu'on nommait alors le chateau de Vauvert, le diable s'efforce d'y revenir, de temps a autre, pour reprendre son bien; a cet effet, le tentateur maudit emprunte maintes formes diverses, les plus diaboliques qu'il peut imaginer. Il faut donc, si on le rencontre sur son chemin, le battre sans misericorde, jusqu'a ce que le jeu ne lui plaise guere, fit-il semblant de demander grace et de rendre l'ame, comme une personne mortelle: on est sur de gagner ainsi le paradis. Scarron, qui n'avait pas perdu un mot de cet entretien, n'osait pas bouger, de peur de porter la peine du diable de Vauvert, et de n'avoir pas, comme ce vieux diable, la ressource de se refugier en enfer. Un reflet de la torche du jardinier, errant sur son visage noirci, ajoutait un caractere merveilleux a son etrange aspect; mais les deux interlocuteurs s'ecarterent, sans jeter un coup d'oeil au fond de la citerne. Scarron respira plus librement, quoique ses dents claquassent de froid, quoique ses jambes mouillees fussent comme paralysees, et quoique le miel penetrat dans ses chairs comme des pointes d'aiguilles rougies au feu. Les recherches aux flambeaux continuerent durant une heure, redoublant les terreurs du pretendu diable, qui, nonobstant les souffrances intolerables qu'il avait a subir, songeait moins a sortir de la citerne, qu'a s'y cacher en surete contre les terribles menaces qui lui figeaient le sang dans les veines. Enfin les lumieres s'eteignirent, les pas et les cris s'eloignerent: on renoncait a rejoindre le demon, qui n'avait fait que se montrer, et on allait se coucher, sous l'influence de cette apparition infernale, que le cauchemar devait renouveler dans un penible sommeil. Scarron aurait dormi plus tranquillement, s'il avait pu poser ses pieds et appuyer sa tete sur une surface solide; mais, a chaque instant, il lui fallait inventer une posture moins incommode, arcbouter ses pieds aux interstices des parois de la citerne, arreter le perpetuel balancement de la corde mobile, et maintenir au-dessus de l'eau le seau qui s'enfoncait sous le poids de son corps. Ses mains rouges et glacees s'efforcaient, de toute la puissance de leurs nerfs, a trouver un point d'appui: vingt fois il tenta une ascension perilleuse en se hissant le long de la corde, et il n'atteignait le milieu du puits que pour retomber bientot a son point de depart. La fievre, par bonheur, survenait alors et ranimait son energie. Il vit poindre le jour, avec l'espoir de la delivrance, et apres trois heures de tortures inouies, qu'il fut tente de terminer en se laissant couler au fond de l'eau, il entendit une marche lente et avinee s'avancer du cote de la citerne, et il ouvrait deja la bouche pour crier, preferant risquer sa vie une derniere fois plutot que de mourir cent fois par minute; d'ailleurs, il se flattait que son piteux etat le justifierait du soupcon d'etre le diable en personne; mais il eut, par prudence, la precaution d'attendre qu'il fut hors de sa prison pour se faire connaitre: la corde remuait et se tendait, en criant sur la poulie; il apercut le jardinier, qui s'etait mis en devoir de tirer de l'eau: il s'accrocha d'une main a cette corde qu'il n'avait pas quittee, et se suspendit de l'autre main au seau qui montait, en se recommandant a son ange gardien. --Tais-toi, poulie criarde, demain tu seras graissee! disait le jardinier, en chancelant, par suite des libations auxquelles l'alerte de la nuit avait donne lieu parmi la valetaille. En verite, l'eau pese plus que le vin, et je suis sage de n'en jamais boire. Ce vilain seau n'est pourtant pas rempli d'or, mais on croirait, a sa lourdeur, que le diable est dedans! A ces mots, il se trouva face a face avec Scarron, qui, craignant de se voir de nouveau precipite dans la citerne, s'etait elance d'un bond sur la margelle du puits, en tenant avec ses deux mains la corde immobile. Le jardinier ferma les yeux, lacha la corde, plia les genoux sous lui et murmura les prieres des agonisants, pendant que, sans le remercier, Scarron, qui avait mis pied a terre et qui reconnaissait les jardins de l'hotel ou il se trouvait, degourdissait ses jambes presque inertes, en courant a perdre haleine, avec l'esperance de gagner une petite ruelle qui longeait le clos des Chartreux et aboutissait a la rue d'Enfer. Le jardinier, se sentant fort de l'eloignement du diable qui ne l'avait pas meme touche, se releva, en criant a pleins poumons, et mit en branle une cloche qui servait a appeler les ouvriers. On repondit, on accourut a ses clameurs, a son carillon, et le diable, qui fuyait a travers le jardin, fut poursuivi de pres. Scarron n'eut pas d'autre moyen d'echapper a cette nouvelle poursuite, que de sauter dans le clos des Chartreux, de ramper entre les ceps de vigne qu'on avait vendanges la veille, et de se glisser a quatre pattes dans le pressoir, dont la porte etait entre-baillee. On aurait, en effet, perdu sa trace, si un aide jardinier ne se fut trouve la pour garder la vendange, dont il avait goute un peu plus que de raison. [Illustration: "Tais-toi, poulie criarde! disait la jardinier. Demain tu seras graissee."] --Merci Dieu! dit l'aide, en tombant le front contre terre, a la vue de ce bipede humain, dont les plumes mouillees ressemblaient a des ecailles. Grand saint Bruno, protegez-moi! Arriere, vision satanique! murmurait-il a voix basse, sans oser lever la tete: le Seigneur me chatie pour avoir peche par gourmandise, en goutant a la vinee du couvent.... Au secours! au secours! cria-t-il a plein gosier, lorsque la conscience d'un peril imminent lui eut rendu la voix. A moi, mes amis! sauvez-moi de l'enfer! Je t'exorcise, Belzebuth! Plut a Dieu que j'eusse a ma devotion une tonne d'eau benite! Scarron faillit se jeter sur ce braillard, qui allait donner l'alarme a tout le couvent; mais la prudence lui fit comprendre que ce robuste garcon le terrasserait d'une chiquenaude et il se hata de chercher une autre cachette, avant qu'on arrivat aux cris du maudit ivrogne. Une echelle dressee contre les douves exterieures de la cuve l'invitait a y monter et a descendre en dedans de cette cuve, au risque de courir la chance d'etre noye dans le vin nouveau; il s'enfonca donc jusqu'au cou dans un bain fumeux et enivrant, qui lui parut chaud en comparaison de l'eau de la citerne; il s'y desaltera meme, pour calmer le feu interieur qui le consumait. Le gardien du pressoir s'epoumonnant a hurler et a interceder saint Bruno, fondateur de l'ordre des Chartreux, les moines sortirent de leurs cellules. On mit en branle les cloches du monastere, comme si ce fut un incendie: tous les religieux etaient sur pied, toute la communaute accourait au pressoir. On accourut aussi des environs. L'aide jardinier qui jurait avoir vu le diable, delirait d'effroi, en racontant la vision qu'il avait eue; le vin nouveau dont il s'etait gorge lui inspirait les plus extravagantes hallucinations: il en vint a raconter que le diable qui avait fait invasion dans le couvent ne pouvait etre que le diable legendaire de Vauvert, d'autant plus qu'il avait trois tetes, six bras et quatre jambes. On chercha, on regarda partout, excepte dans la cuve: on ne trouva que quelques plumes gluantes collees au plancher, on les exorcisa, on les brula, on recita des prieres, on aspergea d'eau benite le vin qui bouillonnait, puis on se retira, en placant a la porte du pressoir deux hommes, au lieu d'un, pour empecher le demon de reparaitre. La superstition et la credulite etaient si grandes, a cette epoque, qu'on faisait intervenir le diable en tout ce qui semblait anormal et inexplicable dans l'ordre des choses naturelles. Scarron, plus tranquille enfin dans la cuve du pressoir qu'au fond de la citerne ou il avait failli perir de froid, souhaitait neanmoins etre hors de ce bain chaud, dont les vapeurs commencaient a lui troubler la cervelle: il s'adossa, debout et immobile, aux parois de la cuve, pour ne pas etre entraine, par le vertige, sur un lit de grappes de raisin, qui fut devenu son tombeau. Mais le vin en fermentation l'enveloppait d'un nuage perfide; il chancelait sur le marc mouvant; il allait peut-etre perir, lorsqu'un dernier sentiment de conservation lui inspira l'energique volonte de se soustraire a un danger, que les delices de l'ivresse rendaient plus inevitable; il s'accrocha des deux mains et des dents au bord de la cuve: il s'aida si activement des genoux et des pieds qu'il parvint a s'asseoir sur le haut d'une echelle, pour raffermir ses sens et rappeler ses idees, qui tournoyaient dans un nuage avec tous les objets environnants. Son sejour parmi la vendange ecumante avait peint tout son corps d'une couleur rougeatre, qui lui donnait une figure encore plus extraordinaire et plus effrayante. Les deux hommes, qui priaient a la porte du pressoir, furent distraits de leurs prieres par le mouvement qui s'operait dans la cuve, et des qu'ils virent s'elever au-dessus de cette vaste cuve un personnage auquel leur epouvante preta des formes gigantesques et des traits surnaturels, ils se signerent et s'enfuirent. Scarron jugea prudent de les imiter, avant qu'ils eussent donne l'alarme, et il fit si bonne diligence dans cette derniere fuite, qu'il heurtait a la porte de son oncle, en meme temps qu'on sonnait les cloches au couvent. La vieille gouvernante, qui vint ouvrir, tout en larmes, ne pouvait reconnaitre son petit Paul, sous ce masque de suie, de plumes et de vin. Elle s'imagina que le diable emportait l'ame de son maitre, et elle recula en arriere, les yeux fermes, les dents serrees et les bras au ciel. Scarron essayait de la rassurer, en lui demandant du linge et un lit chaud, mais sa voix et ses caresses ne reussirent pas a la tirer d'erreur, et elle se cachait le visage, se bouchait les oreilles et s'obstinait a ne repondre qu'en marmotant le _De profundis_. Scarron, perclus de froid et tremblant de fievre, changea de ton et de manieres, l'invectiva et la rudoya, ce qui fut plus efficace. --Or ca, sorciere du diable! s'ecria-t-il en colere: veux-tu que j'eveille mon oncle par ce vacarme, et desires-tu que je sois reprimande, par lui, de ma triste mascarade? --Seigneur Jesus! reprit la gouvernante, en gemissant; monsieur votre oncle est pres d'expirer. Des qu'il apprit que vous etiez noye, il fut attaque de paralysie et d'apoplexie; maintenant il git sans connaissance et pame de douleur a votre sujet. Le medecin a declare qu'il n'en releverait point, et d'un instant a l'autre, il s'en va trepasser. Scarron n'eut pas ete plus stupefie, si la foudre l'avait atteint; il se frappa le front, et oubliant ses propres souffrances pour ne songer qu'a son pauvre oncle qu'il avait tue par une insigne folie, il jura de se venger d'Armand de Pierrefuges, sans se souvenir que c'etait lui-meme qui l'avait envoye au chanoine; il courut, etouffe de sanglots, dans la chambre du vieillard, qui, apres une crise favorable, avait repris ses sens et tachait de renouer les fils brises de sa memoire. L'apparition de son neveu eut sans doute porte un nouveau desordre dans ses idees et compromis plus gravement sa sante, si Scarron ne se fut precipite entre ses bras, presque insense de chagrin et de remords. Le digne oncle, qui n'etait pas plus que sa gouvernante un esprit fort, faillit partager les terreurs que ce diable avait semees partout sur son passage; mais il aimait trop son mauvais sujet de Paul, pour douter de son identite en l'ecoutant parler. --Mon venere oncle, disait Scarron avec une vraie sensibilite, on vous a trompe! Je ne suis pas encore defunt, et je vivrai longtemps pour vous obeir, si Dieu me prete vie. --Est-ce le cas de se noyer, mechant, parce que tu n'as point gout a te faire abbe? reprit le bonhomme, que la joie ressuscitait. Deviens greffier, notaire, procureur, si tu veux, plutot que mort! --Ah! mon bon et excellent oncle! interrompit Scarron, redoublant d'embrassades; a votre tour, guerissez-vous, mon second pere, et, pour expier mes fautes, je serai abbe, chanoine et pape, si cela vous agree en quelque chose. Aussi bien, je puis dire adieu au monde desormais, car il m'en cuira d'avoir fait le diable, durant cette terrible nuit! Ces mots, prononces avec une melancolie qui s'efforcait d'etre plaisante, avertirent le chanoine de jeter les yeux sur le singulier personnage qu'il embrassait tendrement: en voyant cette face de ramoneur, ces plumes rougies, ces cornes dorees, et cette queue ruisselante de vin, il perdit la gravite de son age et de sa robe monacale, pour tomber dans des convulsions de rire, qui dissiperent les restes de sa maladie; il fut donc gueri radicalement par cet exces de gaite et cette explosion de joie. Quant a Scarron, qui riait aussi de le voir rire, il eut beau, a force de bains, se debarrasser de ces plumes et de ce miel diaboliques incrustes dans sa peau, sa jeunesse et sa sante furent le prix de son imprudente mascarade; les rhumatismes, qu'il avait gagnes a ces alternatives subites de chaud et de froid, desorganiserent son temperament et paralyserent tout son corps; sa tete se pencha sur sa poitrine; ses jambes, dont les nerfs s'etaient retires, lui refuserent leur service, et il ne conserva de mouvement que dans les yeux, la langue et la main droite; mais sa bonne humeur ne l'abandonna pas et s'accrut, au contraire, en compensation des autres facultes qui lui manquaient. Son oncle lui legua le canonicat du Mans, et la reine le nomma son _malade en titre d'office_, avec une bonne pension pour se faire soigner. Malgre les tortures a peu pres continuelles qui le clouerent, pour toute sa vie, sur un fauteuil, Paul Scarron composa les ouvrages les plus bouffons, en vers et en prose, qui aient jamais ete ecrits dans notre litterature. LE REVENANT DU CHATEAU DE LA GARDE (1643) Dans le courant de l'hiver de l'annee 1643, le bruit se repandit a Paris, que la peste s'y etait declaree, et ce bruit, grossi par l'effroi, amena bien des departs precipites, quoique la police n'epargnat rien pour tranquilliser les esprits. Tous les jours, le quartier du Marais, ou habitait la noblesse a cette, epoque, se depeuplait, et des familles entieres, malgre la rigueur de la saison, s'empressaient de quitter la capitale, et de fuir un peril imaginaire. Ce fut bien pis, lorsqu'on publia que le fleau s'etait propage dans les provinces! Ceux qui etaient sortis de la capitale ne savaient plus s'ils devaient y rentrer, et ceux qui y restaient encore, hesitaient a s'en eloigner. [Illustration: On publia que le fleau s'etait propage.] Madame du Ligier de La Garde, dont le mari etait maitre d'hotel de la reine-mere Anne d'Autriche, et qui remplissait elle-meme une charge analogue aupres de cette princesse, se voyait forcee de demeurer a la cour, residant alors au Chateau de Saint-Germain-en-Laye. Or, sa fille Antoinette, agee de neuf ans, se trouvait seule a Paris, loin des yeux et des soins de sa famille, dans le couvent des Carmelites de la rue du Bouloy, pour y commencer son education. Madame de La Garde fremit du danger qui pouvait menacer son enfant, au milieu d'une ville infectee par la contagion et dans le sein d'une communaute religieuse ou ne penetraient pas facilement les secours de l'art. Elle eut voulu, pour rassurer sa tendresse, proteger de ses regards maternels cette jeune tete, sur laquelle reposaient tant d'esperances, mais des ordres severes de la cour ne permettaient a personne de venir de Paris a Saint-Germain, et elle se fut exposee a une disgrace en meme temps qu'a la perte de sa charge, si elle avait essaye de s'absenter pour se rendre aupres de sa fille. Une de ses amies, madame d'Urtis, etait dans une position identique: mademoiselle Therese d'Urtis, qui avait a peu pres l'age de mademoiselle de La Garde, elevee dans le meme couvent qu'elle, devait etre egalement separee de sa mere, par des obstacles resultant de la charge de celle-ci dans la maison de la reine. Les deux meres se confierent donc leurs inquietudes, et tinrent conseil pour les faire cesser, en ecartant leurs enfants du foyer de l'epidemie. Un matin, pendant que Therese et Antoinette se promenaient, cote a cote, dans le cloitre du couvent de la rue du Bouloy, et se recitaient mutuellement quelques vers qu'elles avaient retenus de leurs lectures d'enfance, on les avertit de se preparer a monter en carrosse. Elles bondirent de joie, a cette nouvelle, sans s'informer du motif d'une sortie, contraire a la regle du couvent, et l'idee ne leur vint pas d'en tirer un facheux augure. Elles se haterent de revetir leurs plus beaux habits des jours de fete, leurs robes de taffetas toutes garnies de rubans et de dentelles, avec leurs souliers de satin a talons rouges et leur beguin de velours noir a passements d'argent, toilette mondaine et coquette, qui ne se sentait pas du costume lugubre et austere des religieuses Carmelites. Antoinette de La Garde etait deja jolie, avec ses yeux vifs, son teint vermeil, sa bouche toujours souriante, son air espiegle et mutin; Therese d'Urtis ne le cedait pas en beaute a sa compagne, quoique ses cheveux fussent blonds comme de l'or, au lieu d'etre noirs comme le plumage d'un corbeau, quoique sa physionomie noble et presque grave eut, dans sa paleur et dans son immobilite, une expression habituelle de melancolie. Aussi, leur avait-on donne des surnoms qui convenaient bien a leur figure et a leur caractere dissemblables; on appelait l'une _Feuille-morte_ et l'autre _Printaniere_. A coup sur, ces sobriquets n'avaient pas ete imagines dans l'austerite du cloitre, mais parmi les delicatesses de la societe des Precieuses, ou brillaient a la fois l'esprit et les charmes de mesdames de La Garde et d'Urtis, qui ne differaient pas plus que leurs filles entre elles. --Bonjour, Germain! dit avec petulance mademoiselle de La Garde au cocher de sa mere, qui attendait a la porte avec la voiture. Que se passe-t-il donc a la cour, s'il vous plait, pour qu'on songe a nous tirer de notre purgatoire? --Le roi est peut-etre decede? dit mademoiselle d'Urtis, avec douceur. J'en aurais beaucoup de deplaisir, car la mort d'un roi de France me semble de plus haute consequence que la mort d'un oiseau, et j'ai verse force larmes, quand mon perroquet a ete tue par le singe de madame la superieure.... --Mesdemoiselles, depechons! interrompit Germain, en fermant la portiere du carrosse dans lequel il avait fait monter les deux amies: Madame m'a commande de ne m'arreter guere dans la ville. --Il faut que la chose presse? reprit Antoinette, riant de la grimace mysterieuse du cocher. Sans doute que notre couvert est mis a Saint-Germain et que le roi ne veut pas diner sans nous? --Je suis sure qu'il y a quelque mort! murmura Therese qui ne put se defendre d'une emotion d'anxiete. J'ai reve, cette nuit, que je cueillais des soucis et des immortelles, c'est un mechant pronostic. --Et moi, j'ai reve que je faisais des pelotes de neige, et, en effet, il a neige toute la nuit durant. --Vois-tu, _Printaniere_, nous n'allons pas a Saint-Germain. Ce n'est pas la route que prend le carrosse. --He, Germain, mon ami, as-tu la visiere nette ou troublee? demanda mademoiselle de La Garde. Ta raison est-elle restee dans la bouteille? Tu te trompes de chemin et tu touches tes chevaux en aveugle. Ou nous conduis-tu? --A La Garde, Mademoiselle, sauf votre respect, comme ordonne Madame. --A La Garde? s'ecria la jeune fille, bondissant a ce nom qui lui rappelait un temps de liberte et de recreation, que le couvent lui avait fait regretter bien des fois. Sommes-nous en vacances? --Je ne sais rien, Mademoiselle, sinon que je dois vous mener a La Garde, et vous y laisser sous la surveillance de Marie-Jeanne, la femme du jardinier. Ainsi, ne trouvez pas mauvais que j'obeisse a Madame. --Je le trouve tres bon, au contraire! reprit gaiment Antoinette, qui voyait sans apprehension le but de ce voyage qu'elle ne comprenait pas: je vais realiser mon reve, et faire des pelotes de neige tout a mon aise. La Garde etait un ancien chateau feodal, dont le pere d'Antoinette tirait son nom patronymique. Ce chateau, qu'on a rebati depuis avec l'architecture du XVIIIe siecle, presentait encore en 1643 l'aspect d'une forteresse flanquee de tours, munie de creneaux et entouree de fosses. L'interieur de ce manoir repondait a son exterieur et temoignait partout de son antiquite. Vastes salles, aux murailles tendues de tapisseries ou couvertes de cuir dore, aux larges cheminees a manteau exhausse, aux fenetres etroites fermees de petits vitraux; longues galeries decorees de trophees d'armes et de portraits de famille; sonores escaliers en colimacon; multitude de chambres et de cabinets, de portes et de trappes; meubles rares et delabres; pave froid et humide; en un mot, habitation aussi triste que peu commode. C'etait la pourtant que les aieux de madame de La Garde confinaient leur vieillesse, apres une vie consacree au service de leur pays et de leur souverain. Madame de La Garde, que son rang retenait a la suite de la cour, ne venait que tres rarement visiter ce chateau; mais sa fille y avait ete elevee jusqu'a ce qu'elle fut en age d'etre admise au couvent. Ce fut donc avec bonheur que mademoiselle de La Garde, apres une route de cinq heures par des chemins presque impraticables, reconnut de loin les combles d'ardoise du vieux chateau. [Illustration: L'ancien chateau de La Garde.] --Oh! ma petite _Feuille-morte_, dit-elle en l'embrassant, que je suis heureuse de ce qu'on nous traite comme des enfants! C'est ici que nous nous amuserons, sans penser qu'il y a des couvents au monde! La voiture s'etait arretee. Germain, descendu de son siege, sonnait et frappait a la porte d'honneur, qui retentissait sous les coups et ne paraissait pas devoir s'ouvrir; on n'entendait ni pas ni voix, dans la maison ou dans les cours; seulement, les corneilles s'envolaient hors de leurs nids et planaient effrayees autour des girouettes en poussant des cris plaintifs. Germain continuait d'appeler et de heurter, non sans s'impatienter du retard qu'on mettait a lui ouvrir. --Bonte de Dieu! murmura-t-il: sont-ils tous morts de la peste? --Ah! c'est Germain! s'ecria de loin Marie-Jeanne, qui arrivait enfin lentement et avec une espece de defiance, pour connaitre la cause de ce vacarme. C'est Madame!... Non, c'est Mademoiselle! Et la vieille paysanne, que son mari plus vieux et plus casse accourait rejoindre, s'approcha du carrosse, aida les deux enfants a en descendre, et se confondit en respects, en reverences, en signes de croix, devant la fille de sa maitresse. Antoinette, qui n'avait pas appris a etre orgueilleuse dans l'ordre des Carmelites, sauta au cou de Marie-Jeanne, l'embrassa sans facon et demanda tout d'abord comment se portaient les poules, les oies, les moutons et les poissons, qu'elle aimait a nourrir de sa main. Marie soupira, en lui donnant les details qu'elle demandait et en fixant sa vue inquiete sur les tourelles du chateau. Pendant ce premier echange de paroles, le jardinier eut le temps de se reunir au groupe, qui etait en active conference, au sujet de Cybele, la chienne de basse-cour, qu'on n'avait pas apercue depuis huit jours et qui s'etait enfuie au bois avec le loup, disait Marie-Jeanne. --Et ma tres chere et tres honoree dame de La Garde? dit la vieille, en avancant la tete dans le carrosse pour chercher si cette dame n'y etait pas. Qu'avez-vous fait de notre dame, compere Germain? --Elle ne vient pas ceans, du moins aujourd'hui, repondit le cocher. Elle ne saurait s'en aller de Saint-Germain, en cette vilaine saison. --C'est vrai, cela, que la saison ne vaut pas grand'chose, et il a fait, ces jours-ci, une rude froidure. --Il ne fait pas chaud encore, la mere, dit Antoinette, et l'on s'en apercoit en plein air, ou le vent nous coupe le visage. Entrons, je vous prie, pour nous entretenir de tout ce qui s'est passe ici, depuis que j'en suis dehors. --Entrer la-dedans! s'ecria Marie-Jeanne, en reculant: ce serait pour que le diable nous emportat! --Le diable! dit mademoiselle de La Garde, en eclatant de rire: pourquoi pas Croquemitaine? --Oh! ma bonne demoiselle! reprit le jardinier, qui unit ses efforts a ceux de sa femme, pour dissuader Antoinette, d'entrer dans la maison: il y aurait moins de danger a coucher dans un cimetiere, que de s'aventurer dans le chateau. Madame de La Garde en fera jeter les murs par terre, quand on lui dira ce qui en est. --Jean-Pierre, vous avez aussi une dose de la folie de votre femme! Mais ce n'est ni le lieu ni l'heure d'etablir la-dessus une discussion: nous avons froid, nous avons faim, nous avons sommeil, ce sont toutes choses qui vous exemptent d'un plus ample entretien a la porte. Allez nous querir du fromage a la creme et du lait. --Marie-Jeanne, dit Germain, Madame qui m'envoie vous ordonne de faire en sorte que rien ne manque a ces demoiselles, mais de ne pas souffrir qu'elles sortent de l'enceinte du parc dans la campagne. --Eh quoi! monsieur Germain, demanda Marie-Jeanne, madame de La Garde ne viendra-t-elle point? Nous voila dans un bel embarras! --Monsieur Germain! ajouta d'un air effare le fermier, qui tournait frequemment la tete, comme si quelqu'un s'approchait derriere lui, ou logerons-nous ces demoiselles? La ferme de Jacques Lupin n'est pas propre a les loger. --Vous voila en peine de peu! repartit le cocher, profitant d'un moment ou les deux amies s'etaient ecartees de quelques pas, pour admirer des stalactites de glace aux bords de l'urne d'un Fleuve de marbre, qui alimentait d'eau l'etang voisin. La verite est, ajoute-t-il a demi-voix, que Madame a peur de la peste, pour Mademoiselle, et qu'elle l'envoie au chateau, dans l'intention de la mettre a l'abri d'un malheur. --Au chateau! repeta Jean-Pierre, en faisant un signe de pitie a sa femme, qui leva les yeux au ciel. --Au chateau! reprit-elle, d'une voie dolente: mieux vaudrait l'abandonner dans les bois! --Bah! est-ce que vous avez aussi la peste a La Garde? s'ecria Germain, qui fit, un bond en arriere et se boucha le nez. --Nous serions plus tranquilles avec la peste qu'avec des esprits! dit Jean-Pierre. --Quels esprits? demanda le cocher, que cette confidence effraya visiblement: qu'est-ce a dire? --Qu'il revient des esprits au chateau, depuis plusieurs jours, repondit le jardinier. --Et que les revenants y font leurs sabbats! ajouta la jardiniere. --Des revenants! cria de loin mademoiselle de La Garde, dont la curiosite fut mise en jeu, a ce seul mot qu'elle entendit sans la moindre terreur. Ou sont-ils? ou sont-ils?... Therese, des revenants! Quel plaisir! --Ils sont dans le chateau de monsieur votre pere, Mademoiselle, dit Jean-Pierre. Tenez! ce bruit... ecoutez! --C'est l'eau de la fontaine qui tombe goutte a goutte, repliqua mademoiselle d'Urtis apres avoir ecoute. Ce bruit-la est fort agreable a entendre, surtout par une nuit calme de printemps.... --Il s'agit bien d'eau et de fontaine! interrompit gaiment Antoinette: il s'agit de revenants, ma chere _Feuille-morte_. --Je les ai vus, Mademoiselle, aussi vrai que je m'appelle Jean-Pierre pour vous servir. --Vrai! Vous les avez vus, Jean-Pierre? dit Germain, qui se rejouissait tout bas de n'avoir pas a rester au chateau. --Et moi, de meme, je les ai vus, monsieur Germain! reprit a son tour Marie-Jeanne, en baissant la voix. --Moi, je voudrais bien les voir! s'ecria mademoiselle de La Garde, qui narguait par sa moue railleuse la credulite de deux paysans et qui augmentait leurs craintes en ne les partageant pas. Et toi, Therese, ne les voudrais-tu pas voir? --Assurement, repondit-elle sans s'emouvoir plus qu'a l'ordinaire; mais nous ne les verrons pas. --Pourquoi cela, puisqu'ils se laissent voir, ces honnetes revenants? --Parce que de leur naturel les revenants fuient qui les cherche et cherchent qui les fuit. --Vous qui les avez vus, maitre Jean-Pierre, saurez-vous dire comme ils sont faits? s'enquit Germain. --Le premier, que j'ai vu, etait enveloppe d'un drap blanc et dansait, au clair de la lune. --Celui qu'il a vu ensuite, continua Marie-Jeanne, n'etait pas plus gros qu'une tonne, mais il grognait comme un porc et il agitait des bras plus longs que des faucilles. --J'en ai vu un autre couvert de poils noirs, reprit le jardinier rencherissant sur le recit de sa femme. --Quant a celui que j'ai rencontre, sur la brune, dans le cellier, interrompit encore la jardiniere, il avait l'apparence d'une naine, mais cette naine etait pourvue de cornes et d'une queue en facon de boudin.... --Eh bien! je serais charmee d'avoir en spectacle ces messieurs les revenants! dit Antoinette, qui entra enfin, avec son amie, dans une salle basse du chateau, ou Marie-Jeanne et son mari ne les suivirent qu'avec repugnance, en se disposant a s'enfuir au moindre sujet d'alarme. Tarderont-ils a paraitre, vos revenants? --Il faut que la nuit soit plus noire, repartit vivement Jean-Pierre: les revenants n'aiment pas plus le grand jour, que les voleurs. --Jesus de Dieu! Mademoiselle, est-ce que vous pensez serieusement a passer la nuit ici? demanda la vieille, saisie de compassion pour cette curieuse imprudente: etes-vous decidee a vous faire tordre le cou? --Je n'ai que faire de votre compagnie, Marie-Jeanne: je resterai seule avec mademoiselle d'Urtis, et demain, au jour, je vous donnerai des nouvelles de nos revenants. --Crois-tu bonnement qu'ils s'en vont faire la conversation avec nous? objecta Therese. --Ma chere demoiselle, dit Marie-Jeanne en pleurant, ne vous exposez pas a quelque malheur. Si vous persistez en votre fatale intention, j'irai prier M. le cure de Saint-Pierre de venir se mettre en oraison avec vous et jeter de l'eau benite aux revenants. --Gardez-vous-en bien, Marie-Jeanne! Nous ne voulons pas faire peur a ces revenants, et nous les recevrons de notre mieux, pour qu'ils ne s'effarouchent pas trop. Que je sens d'impatience de leur souhaiter la bienvenue, avec mille prosperites! --Helas! mes jeunes demoiselles! dit le jardinier, en montrant son front chauve: vous devriez avoir plus de confiance en moi, et monsieur Germain ferait sagement de vous ramener a Paris, chez vos parents. --J'ai des ordres qu'il faut executer, dit le cocher qui remonta sur son siege et se hata de repartir dans la crainte d'etre oblige de passer une nuit a La Garde. Un bon avis l'emporte sur cent mauvais, mesdemoiselles; ayez egard au mien, qui est fonde sur la connaissance des choses: je vous engage a ne pas jouer avec les esprits! Germain renouvela encore a Jean-Pierre les instructions de madame de La Garde, relativement au genre de soins et de precautions que l'etat sanitaire du pays paraissait recommander: puis, il se remit en route, pour retourner a Saint-Germain. Marie-Jeanne et son mari delibererent ensemble sur ce qu'ils avaient a faire pour se rendre dignes de la confiance de leurs maitres et en meme temps pour ne pas contrarier la resolution des deux jeunes amies: ils se deciderent a laisser celles-ci accomplir leur audacieuse epreuve, mais a rester en observation, a peu de distance de ces deux imprudentes, pour etre avertis de ce qui arriverait. Ils comptaient sur leurs prieres pour empecher les revenants de faire du mal a mademoiselle de La Garde et a sa compagne. En attendant que la nuit fut venue, ils dominerent assez leur epouvante, pour circuler ensemble, en se tenant par la main, dans la partie du chateau ou mademoiselle de La Garde avait fait preparer une petite chambre, un frugal souper et un grand feu; mais comme ils fremissaient a l'echo de leurs pas! comme ils tremblaient au battement de leurs propres arteres! comme ils se serraient l'un contre l'autre, en croyant voir, a chaque instant, une apparition formidable se lever devant eux! Lorsque le crepuscule commencait a changer les formes et les couleurs, Jean-Pierre et sa femme, qui se voyaient entoures d'images fantastiques et menacantes, declarerent a mademoiselle de La Garde, qu'ils ne se sentaient plus la force de demeurer aupres d'elle, et ils se retirerent precipitamment, comme s'ils etaient poursuivis par des etres invisibles. Les deux amies ne s'effrayerent pas de se trouver seules dans une chambre dont la decoration bizarre devait contribuer peu a leur inspirer des idees saines et logiques: la vieille tapisserie, qui cachait les murs, representait la tentation de saint Antoine, avec son appareil grotesque de diableries, et le vent, mal intercepte par les vitres deplombees de la fenetre, circulait derriere cette tenture, qu'il agitait par instant, de telle sorte que les personnages semblaient s'animer, prets a s'elancer hors de la trame de laine. Un immense lit s'enfoncait profondement sous le baldaquin et entre les rideaux de damas cramoisi: dans cette alcove, luisaient une glace de Venise et un crucifix d'ivoire. Un feu de bruyere et de sarment petillait dans l'atre et envoyait a l'entour de la cheminee une clarte etincelante, dans laquelle s'absorbait la faible lueur de la lampe; tous les meubles antiques, tables, chaises, armoires, etaient ornes de tetes d'animaux fabuleux, qui refletaient ca et la leurs ombres monstrueuses. Antoinette de La Garde, grace aux sages enseignements de sa mere, n'avait jamais eu un mouvement de peur, et Therese, moins inaccessible a ce genre de sensation nerveuse, ne s'y abandonnait pourtant qu'a de rares intervalles, quand la realite empruntait du hasard ces apparences singulieres, qui naissent frequemment d'une reunion de faits peu importants en eux-memes, et qui perdent de pres le masque trompeur qu'elles ont recu de loin: encore fallait-il que son organisation sensible fut exaltee par quelque cause preexistante. Or, ce soir-la, Therese etait encore sous l'influence du souvenir de son reve, qu'elle interpretait comme un presage de mort. --Therese, lui dit son amie, qui avait pris une forte disposition au sommeil dans une grande tasse de lait qu'elle venait de boire, ne nous couchons-nous pas? --Et les revenants? repartit mademoiselle d'Urtis, qui s'etait plus moderee dans son appetit, a souper, et qui n'eprouvait pas la torpeur d'une digestion laborieuse. Je leur demanderai seulement, a ces aimables revenants, de vouloir bien poser devant moi, pour que je fasse leur portrait d'apres nature. --Moi, je ne leur demanderai rien, si ce n'est de me laisser dormir jusqu'au grand jour. --Tu etais tantot plus empressee de voir des revenants! --Passe encore si on en voyait quelque chose! Mais rester, la nuit, a regarder la lumiere d'une lampe ou les tisons allumes dans les cendres, c'est se moquer de soi-meme. Je me couche et je m'endors. --Je resterai donc a veiller, et dans le cas ou j'entendrais du bruit, tu serais bientot levee. --Sans doute, puisque je me jette, toute habillee, sur le lit. Bonsoir, _Feuille-morte_! Gare aux revenants! Mademoiselle de La Garde dormait profondement depuis deux ou trois heures, quand son amie, qui reflechissait vaguement, le menton appuye sur sa main, en regardant s'illuminer, dans le foyer, le bois noirci et calcine, que parcouraient des serpents de feu, entendit dans le lointain une porte s'ouvrir, puis une autre gemir sur ses gonds, puis une troisieme plus proche, ensuite des pas legers qui s'avancaient avec precaution. --Antoinette! dit-elle d'un accent etouffe. Antoinette! Le revenant! le revenant! A cette exclamation repetee deux fois de suite par mademoiselle d'Urtis, Antoinette de La Garde se leva sur son seant, regarda autour d'elle, sans paraitre effrayee, et se jeta vivement a bas du lit, pour courir vers la cheminee et y saisir les tenailles a feu, qu'elle brandit comme une massue. Therese, pale, emue, n'avait pas bouge de sa place et restait assise, les jeux fixees sur la porte qui etait encore fermee, mais qu'elle jugeait prete a s'ouvrir. On marchait a petits pas, dans le corridor qui precedait la chambre, et par intervalles l'etre inconnu, qu'on entendait marcher ainsi, venait se heurter contre la muraille, qu'il frolait ensuite en passant: ce qui donnait lieu de penser que le revenant avait fort a faire pour se diriger a tatons dans l'obscurite. Ce revenant s'avancait donc avec lenteur et timidite, mais il se dirigeait toujours vers la chambre des deux amies, au point que le bruit de sa respiration arrivait jusqu'a leurs oreilles. Antoinette tenait ses tenailles hautes; Therese, terrifiee, attendait que la porte s'ouvrit et leur montrat quelque terrible apparition. --Le revenant se fait bien desirer, dit mademoiselle de La Garde a voix basse. S'il tarde davantage, je vais lui epargner le reste du chemin. --Oh! ne me quitte pas, ma bonne Antoinette! reprit mademoiselle d'Urtis, en l'arretant par un pan de sa robe: tu ne veux pas que je meure de peur! --Le revenant a l'air d'avoir plus peur que nous, car il fait bien des facons pour entrer. --A Dieu plaise qu'il n'entre pas! Marie-Jeanne avait raison: c'est un veritable revenant. --Ne parle pas ainsi, Feuille-Morte, car tu le rendrais trop joyeux, et il se dispenserait de nous faire voir sa figure. Dans ce moment, on entendait un bruit d'un autre genre: c'etait une sorte de souffle ou de flairement, qui murmurait le long des fentes de la porte; puis, ce bruit se changea en un grognement plaintif; puis, on secoua la porte, on gratta, on frappa. Mademoiselle d'Urtis etait prete a s'evanouir. Antoinette, qui commencait a s'etonner, fit signe a Therese de prendre et d'allumer un des lourds chandeliers de cuivre qui reposaient sur un gueridon: mademoiselle d'Urtis obeit machinalement, sans detacher de la porte ses regards inquiets. --Je vais a la fenetre appeler du secours, dit-elle en tremblant de tous ses membres: Jean-Pierre n'est peut-etre pas couche. --Garde-t'en bien, ma chere! reprit mademoiselle de La Garde: on se moquerait de nous dans tout le pays, et d'ailleurs Jean-Pierre ni personne n'osera s'aventurer dans le chateau, a cette heure avancee de la nuit. --Nous nous laisserons donc tordre le cou par les revenants! dit Therese avec desespoir. Soudain, la porte de la chambre s'entrebailla doucement, et une tete chevelue, que les deux amies n'eurent pas le loisir de bien distinguer, dans l'anxiete ou elles etaient, se presenta un instant a l'ouverture et disparut. En meme temps, la porte s'ouvre toute grande, et une forme animee, de couleur noire, se traine a quatre pattes dans la chambre, en grognant. Mademoiselle d'Urtis posa sur la table le flambeau qu'elle tenait et tomba presque sans connaissance sur un fauteuil; mademoiselle de La Garde poussa un eclat de rire tres rassurant, et quand Therese se hasarda enfin a regarder ce qui se passait, elle vit son amie aux prises avec le monstre qui semblait pret a la devorer: son premier mouvement fut de la defendre, avec un courage emprunte a l'amitie; mais, comme Antoinette continuait a rire, malgre les grognements et les bonds du fantome, mademoiselle d'Urtis examina plus attentivement les choses et s'apercut que ce revenant qu'elle s'imaginait arme de griffes, de dents et de cornes, n'etait autre qu'un gros chien noir. --C'est un chien! dit-elle, stupefaite de cette tardive decouverte; un chien! --Appelle donc du secours par la fenetre, repliqua mademoiselle de La Garde, en s'amusant de la surprise de Therese. --Quel chien? demanda Therese, qui n'etait pas encore completement tranquille: es-tu bien sure que ce soit un chien? Le revenant a choisi cette forme pour nous abuser!... On raconte des histoires epouvantables du diable metamorphose en chien.... --Pauvre _Feuille-morte_! tu as peur du diable maintenant! dit mademoiselle de La Garde, en riant plus fort. Le diable serait certes bien malin, s'il pouvait passer dans le corps de Cybele, notre chienne de basse-cour. --Quoi! c'est Cybele, cette bonne chienne, qu'on disait perdue depuis huit jours? --Sans doute, c'est elle-meme, un peu vieillie, ce me semble, car elle a de la peine a se tenir sur ses deux pattes.... Je le crois bien! le malheureux animal a eu les deux pattes de derriere cassees ou du moins fort endommagees par quelque accident!... O mon Dieu! vois ces linges pleins de sang autour de ses pauvres pattes!... Cybele, ma petite Cybele, comment t'es-tu blessee?... Elle m'a reconnue, cette excellente bete!... Tiens, elle me leche, elle me fait fete, elle me remercie de l'interet que je lui temoigne.... A coup sur, nous pourrons pretendre avoir vu un veritable revenant, comme tu disais tout a l'heure. --Oui, voila Cybele retrouvee, mais elle n'etait pas seule, et cette tete affreuse qui s'est montree.... --Une tete affreuse! Bah! j'ai cru voir, en effet, quelque chose qui ressemblait a la tete d'un enfant mal peigne!... --Quel aveuglement! Mieux vaudrait nier tout, que de vouloir expliquer les faits les plus extraordinaires, avec ton systeme d'incredulite absolue. Va, j'ai de bons yeux et j'ai bien vu.... --Qu'as-tu donc vu? interrompit mademoiselle de La Garde, occupee a examiner les blessures de Cybele, deja presque cicatrisees sous les bandelettes de toile grossiere qui les enveloppaient. --J'ai vu cette tete, que tu as vue aussi, j'ai vu ses yeux semblables a des charbons ardents, sa bouche qui exhalait une fumee lumineuse, ses cheveux.... Oh! quels cheveux! n'etaient-ce pas des serpents? --Bon! des serpents! Tu te souviens des Furies de marbre, qui sont dans le parc de Saint-Germain et qui ont, en effet, une coiffure de cette espece. Mais nous retrouverons bien, j'en suis sure, la tete et l'individu qui la porte. --Tout a disparu, Dieu merci! et nous sommes delivrees de cette vision de l'enfer! --Il la faut chercher, cette tete affreuse, pour l'observer de plus pres et lui demander ce qu'elle desire de nous, des prieres ou des exorcismes. --Quoi! tu veux aller sur les traces du mauvais esprit? Tu n'iras pas, Antoinette, tu ne me laisseras pas seule! --Non, car tu m'accompagneras, en portant la lumiere, d'autant que je compte peu sur l'haleine lumineuse et les yeux flamboyants de cette fameuse tete, pour nous eclairer en chemin. --Vraiment, je ne sortirai pas d'ici avant le grand jour, et la nuit prochaine, je coucherai plutot dans le parc, en plein air, malgre le froid et la neige. --Un lit de gazon ne serait guere agreable par la froidure qu'il fait. Mais n'aie donc pas peur, ma petite _Feuille-morte_. Tu vois bien que les apparitions ne font pas de mal, et maintenant nous avons, pour nous defendre, ou du moins pour appeler a notre aide, cette brave Cybele qui ne craint pas les revenants et qui aboierait de la belle maniere s'ils venaient a se montrer. --Va fermer la porte a double tour et aux verrous, _Printaniere_, car il peut reparaitre! --Fi donc! Therese, c'est pitoyable de faire ainsi l'enfant! Veux-tu nous rendre ridicules, nous faire montrer au doigt! J'aimerais mieux me trouver en compagnie de tous les revenants du monde. Sois donc plus raisonnable. D'abord, il n'y a pas de revenants.... --Il n'y a pas de revenants! Regarde! regarde! disait mademoiselle d'Urtis, en designant d'une main tremblante une partie de la tapisserie que la bise faisait flotter, de sorte que les personnages avaient l'air de vouloir s'avancer vers les deux amies. --J'avoue que ces figures-la ne sont pas rejouissantes repondit mademoiselle de La Garde, qui se dirigea sans hesiter vers la tapisserie mouvante, et qui la toucha de la main, en riant; mais il faut avouer que saint Antoine, qu'on a represente sur cette tapisserie, pouvait du moins croire aux revenants, en compagnie de ces vilains masques. --Antoinette! on marche, on marche encore! Ecoute!... Qu'est-ce qui marche ainsi? --Ce doit etre la tete qui t'a si fort effrayee tout a l'heure. Certes, je ne perdrai pas cette belle occasion de me trouver en face du revenant. Prends ton flambeau et suis-moi, ma chere, avec Cybele, qui ne se fera nul scrupule de mordre les jambes d'un revenant. --Antoinette, je n'aurai jamais la force.... Pourquoi braver?... Mais, puisque tu es resolue d'affronter ce danger, je le partagerai, et je perirai avec toi plutot que de te survivre! En prononcant ces mots avec des larmes que faisait couler une exaltation de sensibilite romanesque, mademoiselle d'Urtis se jeta dans les bras de son amie, qui riait du peril imaginaire que celle-ci lui annoncait d'une maniere presque solennelle; seulement, elle essaya de calmer, par quelques bons raisonnements, les inquietudes de Therese, qui etait determinee pourtant a s'associer au sort de la temeraire Antoinette. On entendait toujours, dans le lointain, un pas trainant et indecis, auquel se melaient quelques cris inarticules, semblables a ceux d'un enfant nouveau-ne, et les fremissements des portes, qu'un courant d'air engouffre dans les longs corridors faisait osciller et gemir sur leurs gonds. Cependant la chienne, au lieu de manifester la moindre crainte, semblait ecouter aussi avec une attention intelligente et temoignait, par des grognements de bonne humeur, l'impatience qu'elle avait de mener mademoiselle de La Garde vers le lieu d'ou partaient ces bruits etranges: elle attendait, assise sur son derriere, la tete et les oreilles droites, en regardant la porte; puis, elle se remettait a tourner, en grognant, autour de sa maitresse, qui comprenait bien que ce manege, ces grognements, cette impatience, etaient un langage chez le pauvre animal, a defaut de la parole. Mademoiselle de La Garde, toujours armee des tenailles a feu, sortit de l'appartement, precedee de Cybele qui allait en avant comme pour la conduire, et suivie de Therese, qui tenait le flambeau; celle-ci regardait sans cesse derriere elle, reculait ou s'arretait a chaque pas, effrayee par les ombres mobiles que faisait surgir autour d'elle le passage de la lumiere; mais, n'osant pas rester en arriere, elle se hatait de rejoindre son amie, en ecoutant avec effroi le murmure de sa propre respiration que precipitaient les battements de son coeur. Quant a Antoinette, elle n'etait accessible a aucune autre emotion, qu'a celle de la curiosite, et elle marchait en avant d'un pas delibere, sans prendre garde a tous les motifs de terreur qu'elle rencontrait sur son chemin: silhouettes fantastiques, anciens portraits de famille grimacant le long des murailles, tapisseries flottantes, voutes sombres, corridors sonores, portes gemissantes. Elle s'abandonnait a la conduite de Cybele, qui avait l'air de la remercier, en lui montrant la route et en lui indiquant du regard un but mysterieux. --Antoinette! lui cria mademoiselle d'Urtis, qui s'appuya contre le mur pour se soutenir, au moment ou mademoiselle de La Garde allait franchir le seuil d'une chambre, dans laquelle la chienne avait disparu et ou l'on entendait s'elever une voix humaine a travers de petits cris qui n'avaient rien d'humain. [Illustration: Mademoiselle de La Garde, precedee de Cybele et suivie de Therese portant le flambeau.] --Courage, _Feuille-morte_! repondit mademoiselle de La Garde, en brandissant son arme avec une comique fierte de matamore. Je te promets qu'il ne t'arrivera rien, tant que j'aurai une goutte de sang dans les veines! --N'entre pas ici, je t'en conjure, oh! n'entre pas! disait Therese, qui s'attachait a la robe de son amie. --Reste la, si bon te semble, reprit vivement Antoinette: je reviendrai tout a l'heure t'apprendre ce qu'il y a la-dedans! Elle s'etait debarrassee des mains de mademoiselle d'Urtis, qui, la voyant s'aventurer dans la formidable chambre, l'accompagna machinalement plutot que de rester seule dans le corridor; mais elle fut trompee dans son attente: cette chambre ne lui offrait pas le spectacle de quelque scene du sabbat, que son amie apprehendait; tout y etait dans l'ordre, et les meubles se trouvaient a leur place ordinaire, si ce n'est que les rideaux du lit avaient ete tires a demi. Ou n'apercevait rien qui put donner a penser que les revenants hantassent de preference cette chambre paisible, qu'on nommait la Chambre Rouge, a cause de son ameublement, et qui n'etait jamais habitee depuis que la mere de madame de La Garde y avait rendu le dernier soupir, plusieurs annees auparavant. Cette circonstance lugubre, encore presente a la memoire d'Antoinette, coincidait assez avec les bruits etranges et inexplicables, dont la cause ne lui etait pas connue, pour la faire reflechir, et, si brave qu'elle fut, elle sentit un frisson courir par tout son corps, la sueur monter a son front et le sang lui affluer au coeur, lorsqu'elle se rappela sa grand'mere mourante dans le meme lit, qu'on eut dit encore occupe, car la courte-pointe de soie, dont il etait recouvert, pendait a terre, et les coussins qui garnissaient les fauteuils avaient ete entasses sur ce lit, comme pour tenir lieu d'oreillers, de draps et de couvertures. --Antoinette, Antoinette! C'est la que ta grand'maman est morte! murmura Therese, a qui mademoiselle de La Garde avait raconte vingt fois, dans les plus grands details, cette mort solennelle, sans oublier la description de la chambre mortuaire. --Y a-t-il quelqu'un ici? cria mademoiselle de La Garde, a trois reprises differentes, separees par un intervalle de silence qui rendait plus distincte la respiration embarrassee de plusieurs personnes. --Il y a quelqu'un! dit Therese, en etendant la main vers le lit qui semblait s'agiter. --Cybele! Cybele! reprit Antoinette, qui jugea prudent d'appeler a elle ce fidele auxiliaire. Dans le meme instant, un etre vivant se glissa hors du lit et vint tomber aux pieds de mademoiselle de La Garde, qui s'etait mise en posture de defense, pendant que Therese se retirait vers la porte. C'etait une petite fille, en haillons, cheveux epars et pieds nus, offrant l'aspect de la plus affreuse misere; elle se prosterna, en gemissant, le visage contre le plancher, et lorsqu'elle leva la tete vers Antoinette pour l'implorer du regard, celle-ci distingua une jolie figure d'enfant, inondee de larmes et presque ensevelie sous une chevelure blonde qui tombait en grosses boucles sur son cou. Antoinette reconnut, du premier coup d'oeil, que le revenant n'etait pas d'une nature bien redoutable, et Therese, qui se fit violence pour regarder aussi, cessa ses clameurs et ne continua pas sa retraite vers la porte; la vue de cet enfant, au contraire, produisit sur elle une impression de pitie, qui surmonta ses terreurs et qui les lui fit oublier par degres; apres avoir entendu les premieres paroles de l'entretien qui commencait entre son amie et la petite fille inconnue, elle se rapprocha d'elles, pour n'en rien perdre, et bientot des larmes d'interet coulerent le long de ses joues pales. --Grace, Madame, oh! grace! pardonnez-nous! disait la pauvre petite, en joignant les mains et en sanglotant. --Qui etes-vous? lui demanda mademoiselle de La Garde avec vivacite, mais sans menace dans la voix ni dans le geste. --Je suis bien malheureuse! reprit l'enfant, qui sanglotait plus fort et cachait sa figure entre ses mains. Ah! bien malheureuse! --Pourquoi vous trouvez-vous ici? Qu'y venez-vous faire? Aviez-vous de mauvais desseins? Etes-vous seule? L'enfant ne repondit pas a ces questions reiterees, mais etendit le bras vers le lit et parut hesiter en silence, tandis que les coussins tremblaient sur ce lit que Cybele avait tout a coup accapare, car on voyait le museau de cette chienne s'allonger hors de la courte-pointe: ce qui renouvela les craintes de mademoiselle d'Urtis et provoqua un eclat de rire de la part de mademoiselle de La Garde. --Je vois que Cybele vous tient compagnie, dit-elle avec bonte; mais etes-vous entree seule dans le chateau? --O mon Dieu! murmura l'enfant, que la timidite empechait de parler: elle etait si malade, si malade!... --Cybele? demanda mademoiselle de La Garde; en effet, elle parait avoir ete blessee aux pattes de derriere. --Elle est encore bien malade! reprit l'enfant, qui se remit a pleurer. Si je pouvais au moins la soulager!... --Cybele? demanda encore Antoinette, qui soupconna enfin un quiproquo. Cybele n'a pas l'air malade.... --Maman! dit la petite fille, en se relevant pour s'elancer vers le lit. Alors une main seche ecarta les rideaux, et la lueur du flambeau que tenait Therese se projeta sur une espece de figure jaune et decharnee, dont les yeux brillants, au regard fixe, semblaient seuls avoir encore de la vie. A cette apparition imprevue, mademoiselle d'Urtis poussa de nouveaux cris et fit quelques pas pour s'enfuir; mais elle revint aupres de mademoiselle de La Garde, qui la rappelait d'un ton imperieux et la rassurait, en lui montrant la scene de douleur qu'elles avaient sous les yeux: la petite fille serrait dans ses bras cette femme agonisante, qui avait a peine la force de se tenir sur son seant et de faire signe qu'elle allait parler. Elle parla enfin d'une voix sourde et mourante. --Pardonnez-nous, mes jeunes demoiselles.... C'est ma fille qui l'a voulu.... Mais j'etais mourante de froid.... On me repoussait partout, on m'aurait tuee!... Le hasard, le bon Dieu nous a conduites ici.... Je suis encore bien faible.... Cependant je crois que je vivrai pour ma chere petite Marie!... --Vous vivrez, Madame, repondit noblement mademoiselle de La Garde, et l'on vous donnera tous les soins qu'exige votre maladie.... Ne parlez plus; cela vous epuiserait, dans l'etat de faiblesse ou vous etes; votre fille nous instruira de ce qui est necessaire. Therese, va chercher du lait dans notre chambre!... Va donc, tu sais bien que nous n'avons pas autre chose jusqu'a ce que le jour soit leve! --Que vous etes bonnes, mes belles demoiselles! C'est toujours le Ciel qui vient a mon aide. Therese fit quelques difficultes pour retourner seule dans la chambre verte, quoique mademoiselle de La Garde consentit a rester sans lumiere avec la petite fille, qui, joyeuse et reconnaissante de trouver des coeurs compatissants, lui apporta un siege et se tint debout contre le dossier. Therese, a qui la peur et la charite pretaient des ailes, reparut, au bout de quelques minutes, avec une jatte de lait, que la malade but a longs traits en benissant la main qui la lui avait presentee. Mademoiselle de La Garde recommanda doucement a cette pauvre femme de ne plus se fatiguer a fournir des explications que sa fille donnerait pour elle, et aussitot l'enfant raconta naivement les evenements qui l'avaient amenee, avec sa mere, dans l'interieur du chateau, sans y etre autorisee par personne. --Nous sommes de la Champagne, dit-elle; nous habitions dans le faubourg de Troyes, ou mon pere exercait le metier de tonnelier: il y a quinze jours, une maladie se declara dans le pays; bien du monde en mourut, mon pere un des premiers; alors, maman, se voyant sans ressources, et craignant aussi que je devinsse malade, partit avec moi pour Paris, ou j'ai un oncle qu'on dit assez riche. C'etait chez lui que nous avions le projet d'aller; mais, comme nous n'avions pas le moyen de louer des places dans le carrosse public, nous faisions la route a pied; et maman, de lassitude et de chagrin a la fois, eut la maladie, dont mon pere etait mort: elle croyait mourir aussi dans l'endroit ou elle s'arreterait, car nous etions sur le grand chemin, sans asile et sans argent. Elle fit de grands efforts, souffrante comme elle etait, et nous arrivames enfin a un gros village; les mechantes gens de ce village nous refuserent l'hospitalite et nous menacerent meme de nous maltraiter, si nous ne nous eloignions pas: ils disaient que nous avions la peste! [Illustration: Un soir, comme la neige tombait dru, la veuve et sa fille s'abriterent dans une masure.] --La peste! interrompit mademoiselle de La Garde. --La peste! repeta Therese, qui s'abandonna un moment a des terreurs plus reelles que les precedentes. --Ce n'etait pas la peste, puisque nous n'en sommes pas mortes, dit l'enfant. Nous nous eloignames pour chercher gite ailleurs; mais, partout ou nous allions, on nous accueillait de meme, en nous fermant les portes et en nous criant de passer notre chemin. La maladie de maman augmentait, et il fallut toute la tendresse qu'elle me porte pour l'empecher de rendre l'ame dans les champs. On nous criait de ne pas aller a Paris, parce que nous n'y serions pas recues. Je ne sais quel chemin nous suivimes: nous marchions a l'aventure, a travers la campagne; nous errions dans les bois. Les journees etaient horribles, les nuits plus horribles encore! Et la faim! et le froid!... J'ai mange de l'herbe, Mesdemoiselles!... Maman ne prenait que de l'eau ou de la neige, sans pouvoir eteindre la fievre brulante qui la consumait. Je demandais a Dieu de nous rappeler a lui pour abreger nos souffrances, car nous etions destinees a mourir sans secours. Un soir, comme la neige tombait dru, nous nous abritames dans une masure, qui est fort proche de ce chateau, et deja j'arrangeais une litiere avec de la paille enlevee aux granges voisines, pour y coucher maman qui se sentait plus mal, lorsqu'un chien entra, en se trainant sur le ventre, dans la cachette ou nous etions. J'eus peur d'abord et crus qu'il allait nous chasser a belles dents; mais il n'aboyait pas et il se plaignait, comme s'il souffrait beaucoup. Je m'apercus que le pauvre animal avait les pattes de derriere tout en sang et ne pouvait s'en servir. On lui avait tire un coup de mousquet, sans doute parce qu'on l'avait pris pour un loup. Je dechirai ma chemise et bandai ses blessures le mieux qu'il me fut possible; ensuite je partageai avec lui un morceau de pain qui me restait: il me lecha, il me flatta, il m'invita par tant de caresses a le suivre, que je le suivis, en quittant maman qui s'etait endormie. Il me conduisit dans la cour de ce chateau et se glissa par une porte que je m'etonnai de trouver ouverte pendant la nuit: il me mena dans cette chambre, ou j'entendis crier des petits chiens; c'etaient ceux que cette chienne avait mis bas, peu de jours auparavant, et je l'aidai a remonter sur ce lit qu'elle avait choisi pour y faire sa nichee. --Il y a des petits chiens? s'ecria Therese, en courant au lit avec la petulance de son age et en decouvrant la courte-pointe qui cachait Cybele allaitant quatre jolis boule-dogues. --En verite, il s'agit bien de chiens! dit Antoinette, fachee de cette interruption peu serieuse, au milieu d'un recit touchant. Les hommes vous ont refuse l'hospitalite, ajouta-t-elle avec emotion en embrassant Marie, et cet animal vous l'a donnee! [Illustration: Marie-Jeanne et son mari furent glaces d'horreur en trouvant vide la chambre verte.] --Maman etait si malade! reprit la petite fille: je retournai a la masure et je decidai, par un mensonge, maman a m'accompagner ici, en lui disant qu'on m'avait permis de loger dans cette belle chambre. C'est la que nous sommes cachees depuis plusieurs jours; cette bonne chienne ne nous a pas quittees, et nous ne l'avons pas chassee de son lit. Ce chateau n'est point habite, du moins personne n'y demeure pendant la nuit, et je n'y ai rencontre qu'une vieille femme, qui s'est sauvee a toutes jambes, en criant, des qu'elle m'a vue.... --Et comment avez-vous vecu depuis que vous etes ici? demanda mademoiselle de La Garde, dont tes paupieres s'etaient mouillees de larmes. --C'est un vol, repondit la petite fille en rougissant, mais quand on a faim, quand on a sa mere malade, on est plus excusable! Je suis descendue a la cave et j'y ai pris du vin, qui a fait beaucoup de bien a maman; j'ai trouve encore quelques provisions dans un cellier, des figues, des raisins secs.... Ce n'est pas tout, un matin, on cuisait au four banal du village: j'ai emporte un pain, aux yeux de trois personnes qui n'ont pas essaye de me poursuivre; ce pain, je l'ai partage avec la chienne, qui avait partage son lit avec nous! --Voici le jour, dit mademoiselle de La Garde. Therese, reste aupres de notre malade, pendant que j'irai jusqu'a Saint-Pierre avertir M. le cure, qui est aussi habile que les medecins et les apothicaires de Paris. Mademoiselle de La Garde etait absente depuis une heure, lorsque Marie-Jeanne et son mari, qui s'etaient figure durant la nuit entendre des cris plaintifs, et qui avaient fremi a l'idee des malheurs annonces par ces cris, se hasarderent a venir au chateau, pour voir et savoir ce qui s'y etait passe. Ils penetrerent jusqu'a la chambre verte et furent glaces d'horreur, en la trouvant vide; le feu etait eteint, le lit defait, la porte ouverte: ils se regarderent, quelques moments, sans se communiquer, autrement que par des regards effares, leurs mutuelles apprehensions; puis, ils se mirent a crier de toutes leurs forces: "Mesdemoiselles! Mademoiselle Antoinette!" --Eh bien! qu'y a-t-il? demanda celle-ci, qui arrivait avec le cure. --Oh! Jesus! dit Marie-Jeanne. C'est vous, monsieur le cure? Je vous prenais pour le revenant! --Le revenant? reprit mademoiselle de La Garde: il y en a deux, sans compter Cybele et ses quatre petits chiens! La pauvre femme etait en voie de guerison, et la prudence du cure, qui la soignait avec sollicitude, ne fit que hater son heureuse convalescence. Le lendemain, mesdames d'Urtis et de La Garde, arrivant de Saint-Germain, rejoignirent leurs enfants et leur apporterent de bonnes nouvelles de Paris: la peste n'etait nulle part, et les fievres epidemiques, qui avaient fait repandre de fausses alarmes, n'exercant plus de ravages, la ville et la cour se rassuraient aussi vite qu'elles s'etaient effrayees d'abord. --Que faisiez-vous en nous attendant? leur demanda madame de La Garde. --Antoinette etait garde-malade, repondit gaiement mademoiselle d'Urtis. Quant a moi, j'avais a garder une petite fille et quatre petits chiens. --Maman! dit Antoinette, entrainant sa mere dans la chambre rouge: venez voir un revenant de ma facon. Antoinette de La Garde, dont l'esprit avait devance l'age, fut depuis la celebre madame Deshoulieres, que ses poesies touchantes et gracieuses ont placee au premier rang parmi les illustrations litteraires du siecle de Louis XIV. MME DE SEVIGNE ET SES ENFANTS A LA COUR DE VERSAILLES (1662) Marie de Rabutin Chantal, marquise de Sevigne, etait restee veuve, en 1651, a l'age de vingt-cinq ans, apres sept annees de mariage. Le marquis de Sevigne, qui estimait sa femme et ne l'aimait pas, disait-il lui-meme, s'etait fait tuer dans un duel, dont la cause n'avait rien de bien honorable pour sa memoire. Madame de Sevigne, qui aimait son mari et ne l'estimait guere, le regretta sincerement et ne se consola de l'avoir perdu qu'en se consacrant a l'education de ses deux enfants, un fils, ne en 1647, une fille, nee en 1648. La marquise de Sevigne etait une des femmes les plus remarquables du temps de Louis XIV. Elle appartenait, par sa naissance, aux plus hautes classes de la noblesse francaise, et elle avait ete elevee, avec la plus soigneuse sollicitude, sous les yeux de son oncle, l'abbe de Coulanges, qui prit a tache de cultiver en meme temps la raison et l'intelligence de cette interessante orpheline. C'est aux conseils paternels de son digne tuteur que Marie de Rabutin Chantal fut redevable du bon emploi qu'elle fit, pendant toute sa vie, de ses grandes qualites morales. Elle avait recu, de bonne heure, une instruction aussi solide qu'etendue. Le savant Menage, son precepteur, lui apprit le latin, l'italien et l'espagnol, en lui enseignant tous les raffinements, toutes les delicatesses de la langue francaise; Chapelain, qui passait pour le critique le plus judicieux, avait bien voulu joindre ses lecons a celles de Menage. La gracieuse eleve de ces deux litterateurs eminents brilla donc, a la cour d'Anne d'Autriche, par son esprit autant que par sa beaute; elle fut aussi une des Precieuses les plus admirees de l'hotel de Rambouillet, si celebre par les reunions de femmes distinguees qui composaient le cercle fameux de la marquise de Montausier; car, a cette epoque, le nom de _precieuse_ n'etait pas encore pris en mauvaise part et ne s'appliquait qu'a des personnes d'un esprit superieur. Apres son veuvage, la marquise de Sevigne, qui etait alors dans tout l'eclat de la jeunesse, renonca au monde et se donna tout entiere a ses enfants, qu'elle eleva comme elle avait ete elevee elle-meme. Elle vivait retiree, a Paris, dans le quartier du Marais, sans vouloir reparaitre a la cour et sans tenir compte des occasions qui s'offraient a elle de se remarier avec avantage. Elle bornait ses relations au commerce de quelques amis, que lui recommandaient l'honorabilite de leur caractere et les agrements de leur societe. Elle avait meme ferme sa porte a son cousin le comte de Bussy-Rabutin, malgre l'attachement qu'elle lui conservait depuis leur enfance, quand ce gentilhomme, qui etait marechal de camp dans les armees du roi, et qui pouvait aspirer a une position importante dans les grandes charges de l'Etat, s'il eut ete plus sage et plus prudent, se laissa entrainer au courant d'une vie folle et desordonnee. Cependant, les deux enfants de madame de Sevigne etaient en age de faire leur entree dans le monde, et la mere n'avait plus de motifs pour continuer a se sequestrer avec eux dans une retraite presque claustrale. C'etait a la fin de 1662. Charles de Sevigne avait atteint sa seizieme annee, sa soeur Francoise allait avoir quinze ans: l'un devait bientot se preparer a entrer dans la carriere militaire; l'autre etait deja digne de paraitre a Versailles, aupres de sa mere, la belle et charmante marquise de Sevigne, qu'une absence de douze annees n'avait pas fait oublier de ses contemporains de l'ancienne cour. Cette jeune fille se trouvait douee de tous les avantages que la nature avait departis a sa mere, mais elle n'en savait pas encore le prix, car elle etait d'une modestie sans pareille et d'une excessive timidite, qui ne diminuait pas la conscience qu'elle pouvait avoir de la distinction de sa figure et de son esprit. Son frere, au contraire, qui n'etait, ni moins beau, ni moins bien fait, ni moins spirituel, s'exagerait peut-etre ses qualites et son merite, en se croyant appele a marcher l'egal des plus nobles et des plus brillants seigneurs de la cour de Louis XIV. Au mois de novembre 1662, la marquise de Sevigne recut une lettre de Francois de Beauvillier, comte de Saint-Aignan, premier gentilhomme de la chambre, qui lui annoncait que le roi avait parle d'elle avec eloges et que Sa Majeste desirait la voir figurer, ainsi que sa fille, dans le _Ballet des Arts_, qu'on montait alors a Versailles pour y etre represente vers le milieu de janvier de l'annee suivante. A la reception imprevue de cette lettre, madame de Sevigne tint conseil avec ses enfants: son fils ne se sentait pas de joie, a l'idee d'etre presente a la cour; mais sa fille eut prefere se voir dispensee d'accepter un honneur qui lui causait d'avance tant de trouble et d'embarras. Une invitation du roi etait un ordre, auquel il fallait se soumettre, sous peine d'etre a jamais en disgrace. Cependant madame de Sevigne cherchait un pretexte pour se faire une excuse et un motif de refus. Elle ecrivit a son cousin, le comte de Bussy-Rabutin, qui etait l'ami du comte de Saint-Aignan, et elle le pria de trouver l'excuse qu'elle put faire valoir. Bussy-Rabutin s'empressa de lui repondre qu'il n'y avait pas d'excuse admissible; que le roi avait daigne, en effet, remarquer son absence a la cour, et que ce serait perdre l'avenir de son fils, compromettre celui de sa fille, et se rendre pour toujours indigne des bonnes graces de Sa Majeste, que d'hesiter a se montrer a Versailles, avec ses deux enfants, quand le roi daignait l'y inviter. Madame de Sevigne ne balanca plus et repondit au comte de Saint-Aignan, qu'elle etait vivement touchee des bontes du roi a son egard, et qu'elle se conformerait humblement aux intentions de Sa Majeste. De ce moment, tout est change dans l'interieur de la marquise de Sevigne. On ne songe plus qu'aux preparatifs d'un premier voyage a Versailles. Il y a bien un vieux carrosse sous la remise et un assez bon cheval dans l'ecurie: le second cheval est achete; le carrosse est repeint et remis a neuf; le cocher et le petit laquais auront des livrees neuves. Madame de Sevigne n'avait qu'a se souvenir, pour aviser aux necessites de toilette qu'exigeait une presentation a la cour. Les joailliers, les lingeres, les couturieres, les cordonniers, tous les marchands qui concourent a l'oeuvre compliquee du costume feminin et masculin, sont mandes a la fois pour executer en toute hate les habits de cour, pour la mere et ses deux enfants. Depuis pres de douze ans que madame de Sevigne etait veuve, elle avait affecte la plus grande simplicite dans sa maniere de se vetir, mais elle n'avait pas perdu le sentiment et le gout de l'elegance. Ce fut donc elle qui prit plaisir a diriger et a inspirer les ouvriers et les ouvrieres, qui travaillerent aux riches habillements que son fils et sa fille devaient porter a Versailles. [Illustration: La marquise de Sevigne recut une lettre du comte de Saint-Aignan.] C'etait le commencement des splendeurs du regne de Louis XIV. Aussitot apres son mariage en 1660, le roi avait eu la pensee de faire de Versailles la ville royale et le siege de la royaute. Le petit chateau, construit par Louis XIII, n'avait pas ete fait pour y etablir une cour, et la cour la plus magnifique de l'Europe. Le roi s'etait refuse, toutefois, a faire disparaitre cet ancien chateau; il l'avait conserve, au contraire, en souvenir de son pere, et il ordonna seulement, en 1661, a son architecte, Louis Levau, de faire un nouveau plan, dans lequel il encadrerait de nouveaux batiments magnifiques le petit chateau primitif. On commenca sur-le-champ les constructions, qui furent poussees avec tant de vigueur et de promptitude, que, dans l'espace de dix-huit mois, on avait eleve une partie de ces batiments, qui devaient composer le chateau neuf. Louis XIV se plaisait a suivre les travaux, et il etait si impatient de prendre possession de sa residence de Versailles, qu'il venait de temps a autre occuper l'ancien chateau avec ce qu'on appelait la jeune cour. Mais les grandes receptions avaient toujours lieu dans les chateaux, de Saint-Germain, de Vincennes et de Fontainebleau, ou la cour n'etait pas genee par l'exiguite du local. Ce fut dans ces differents chateaux que se donnaient les representations de ballets et de comedies, qui ne furent definitivement transportes au chateau de Versailles qu'au printemps de l'annee 1664. Louis XIV voulait cependant inaugurer, en quelque sorte, ce chateau, par une fete theatrale, des les premiers jours de 1663, et il avait commande a Benserade le programme d'un ballet, qu'il devait danser, en personne devant les deux reines, la reine-mere Anne d'Autriche et la reine Marie-Therese sa femme, avec sa belle-soeur Madame Henriette d'Angleterre. Ce ballet, intitule: _Ballet des Arts_, se composait de sept entrees ou intermedes sur des sujets divers, savoir: l'Agriculture, la Navigation, l'Orfevrerie, la Peinture, la Chasse, la Chirurgie et la Guerre. Le roi avait choisi lui-meme les dames et demoiselles qui seraient chargees des roles de danse, dans chacune de ces entrees. C'est ainsi qu'il se rappela la belle figure que la marquise de Sevigne faisait dans les ballets de cour, avant son veuvage, et ayant ete prevenu que la fille de cette dame n'etait pas inferieure a sa mere en beaute et en grace, il avait manifeste le desir de les avoir toutes deux parmi les danseuses de son ballet. Les repetitions de la danse et du chant se faisaient alors une fois par semaine dans la salle provisoire du theatre, et le roi ne dedaignait pas d'y assister avec les princes et princesses de sa famille. Madame de Sevigne fut donc invitee a venir passer deux jours au chateau de Versailles, avec sa fille et son fils, qui auraient chacun a remplir un role dans le ballet. Le jeune marquis de Sevigne devait etre un des guerriers de la suite de Mars, a l'entree de la Guerre; mademoiselle de Sevigne, une des nymphes de Diane, a l'entree de la Chasse. Quant a madame de Sevigne, qui avait un caractere de beaute noble et majestueuse, le comte de Saint-Aignan lui avait reserve le role de Cybele, dans l'entree de l'Agriculture, ou la duchesse d'Orleans avait demande le role de Flore. L'heure de la repetition exigeait que tous les personnages du ballet fussent a leur poste, vers la tombee du jour, car le roi arrivait ordinairement a la repetition, vers sept heures du soir, avec les deux reines, et se retirait, une heure apres, pour aller souper. La marquise avait decide qu'elle partirait de Paris a midi, pour avoir le temps de se reposer un peu avant la repetition. Au moment ou elle montait en voiture avec ses enfants, un courrier, venu de Versailles a franc etrier, lui remit un billet sans adresse, ferme d'un cachet aux armes de Bussy-Rabutin. Elle l'ouvrit d'une main tremblante et reconnut l'ecriture de son cousin. Le billet ne contenait que ces mots: "Je suis victime d'une infame calomnie et gravement compromis: il est question de m'envoyer a la Bastille et de me faire juger au criminel. Je me trouve fort en peine, chere cousine, si vous ne me venez pas en aide. On m'assure que vous avez un credit, que vous emploierez mieux que personne a me sauver. Depechez-vous de venir a Versailles. Je vous prie, a votre arrivee, de suivre le gentilhomme, qui vous dira le mot du guet, c'est-a-dire: _Trop est trop_." Madame de Sevigne ne fit aucune reponse a cette lettre et se garda bien d'en rien dire a ses enfants, mais elle fut tres preoccupee, pendant le voyage, qui ne s'accomplit pas en moins de trois heures et demie. Ses enfants respecterent sa preoccupation et resterent silencieux, a leur place, en regardant distraitement ce qui se passait sur la route. Cette route, assez mal entretenue et semee d'ornieres profondes, etait constamment obstruee par des chariots de toutes sortes qui se dirigeaient lentement sur Versailles, ou ils voituraient des pierres, du platre et des bois, pour la construction du chateau; des rocailles, des tuyaux de plomb et des statues, pour les jardins. Le cocher de madame de Sevigne avait besoin de toute sa prudence pour eviter des chocs et des accidents, que les charretiers ne songeaient pas a lui epargner, et ses plaintes, ses coleres, ne servaient qu'a rendre sa position plus mauvaise et plus difficile vis-a-vis de ces gens brutaux et mechants, qui n'ecoutaient ni menaces, ni prieres. Le jeune marquis essaya de leur adresser la parole, mais il ne recueillit, de leur part, que des railleries, des injures et des eclats de rire. Charles de Sevigne, qui etait tout fier de se voir habille en gentilhomme, les menacait de se plaindre a Sa Majeste. [Illustration: Le marquis de Sevigne se querelle avec les charretiers, sur la route de Versailles] --Monseigneur, lui repondit d'un air moqueur le voiturier auquel il s'adressait, Sa Majeste sera bien aise d'apprendre que nous ne cessons, ni jour ni nuit, d'apporter des materiaux sur les chantiers de Versailles, pour achever les travaux de la batisse. Il y a, tous les jours, deux mille charrois qui passent et repassent, pour le service du roi, sur cette route, ou les carrosses ont grandement tort de s'aventurer. En ce moment, passait, sur la route, a travers un lac de boue liquide, une bien etrange voiture, qui n'etait autre qu'un petit haquet, traine par un petit cheval, qui galopait a fond de train, en faisant jaillir autour de lui un deluge de boue. Ce baquet etait charge d'une espece de bahut, enveloppe de vieilles couvertures et de toiles de matelas, lequel oscillait a chaque cahot de la charrette, en rendant des sons metalliques et des murmures plaintifs, auxquels se melait une voix humaine. Ce singulier vehicule avait pour conducteurs une vieille femme, qui pouvait etre prise pour une bohemienne, a cause d'un costume de theatre aux couleurs eclatantes, qu'elle cachait sous un vieux manteau a capuchon rapiece, et un jeune garcon, a la mine fine et malicieuse, qui portait aussi un vieux costume de toile a carreaux bleus et rouges, sur un veritable deguisement theatral en velours, rehausse de passementeries d'or. Il avait sur la tete une calotte en cuir noir, qu'il couvrait d'un immense chapeau de feutre a larges bords, surmonte d'une plume de coq. La voiture de madame de Sevigne avait ete si abondamment eclaboussee par le passage de ce haquet, qui etait deja loin, qu'elle ne presentait plus, d'un cote, qu'une couche de boue jaunatre. Le marquis de Sevigne, indigne du vilain procede des conducteurs du haquet, mit la tete a la portiere et les somma de s'arreter, sous peine d'avoir affaire au lieutenant civil du Chatelet de Paris. Les gens du haquet ne repondirent a ces menaces que par des eclats de rire, et fouetterent de plus belle leur petit cheval, qui les eut bientot mis hors de la portee de la voix et de la vue. --Ce sont des coquins de bohemiens, dit Charles de Sevigne avec emportement. Ces fripons-la n'obeissent qu'au baton. Si je les puis rencontrer plus tard, je les forcerai bien a essuyer, avec leur langue, la boue qu'ils nous ont envoyee. --Fi donc! reprit la marquise de Sevigne. Iriez-vous, mon fils, vous commettre avec de pareilles gens! --Si c'etaient des gens de ma sorte, ajouta le jeune homme irrite, ce n'est pas un baton, mais une bonne epee, que je leur mettrais sous le nez, pour les contraindre a nous demander pardon, madame ma mere! Ils arriverent a Versailles, une heure apres, et la colere de Charles de Sevigne se reveilla plus terrible, quand il vit que la livree du cocher et du laquais etait mouchetee de boue et semee de taches, comme une peau de panthere. Les alentours du chateau ressemblaient a un vaste chantier de construction; partout, des ouvriers taillant les pierres, equarrissant le bois, martelant le fer; partout, des charrois et des charretiers, en mouvement. Ce ne fut pas sans peine que le carrosse parvint a se frayer un chemin, entre mille obstacles, jusqu'a l'entree du chateau. La stationnait un gentilhomme, de grand air, coiffe d'un chapeau a panache noir, drape dans un manteau de couleur sombre, la main gantee sur la poignee de son epee, les jambes serrees dans de grosses bottes de cuir vernis avec eperons d'argent. Il attendait le carrosse et il l'avait reconnu de loin aux armes peintes sur les portieres: il s'en approcha et le fit arreter, en saluant respectueusement la marquise de Sevigne. --Madame,_Trop est trop!_ lui dit-il, avec un coup d'oeil d'intelligence. J'aurai l'honneur, s'il vous plait, de vous mener la ou vous etes attendue et souhaitee, comme l'etait, apres le Deluge, la colombe, revenant a l'arche de Noe, avec une branche d'arbre verte dans le bec. --Monsieur, repondit madame de Sevigne, qui, dans toute autre circonstance, aurait ri de cette comparaison assez ridicule, veuillez me dire ou il faut aller, et je donnerai ordre de m'y conduire sur l'heure, car je ne suis pas seule, et mes enfants doivent attendre mon retour, sans quitter la voiture. --Vous ne serez pas longtemps absente, Madame, reprit l'inconnu en saluant de nouveau, mais votre carrosse ne saurait suivre le chemin que nous allons prendre. L'affaire presse, et vous seriez la premiere chagrine des consequences d'un retard. Il vaut mieux que votre carrosse s'en aille attendre votre retour, dans la cour basse des Communs, ou il vous faudrait descendre pour gagner le logement qui vous est reserve au chateau. --Monsieur, se prit a dire Charles de Sevigne, pendant que sa mere sortait de la voiture, ne tenez pas en mauvaise part le facheux etat ou vous voyez notre carrosse et la livree de nos gens. C'est un malotru qui les a ainsi eclabousses, sur la route, et je suis encore confus et depite de n'avoir pas chatie son insolence. Si je connaissais son maitre, ce maitre-la paierait au double pour son valet. --Ne vous echauffez pas pour si peu, Monsieur le marquis, repartit le gentilhomme: il suffira d'un coup de brosse, ou d'un coup d'eponge, pour remettre les choses en leur etat presentable, et si nous retrouvons le malotru, je vous aiderai a le rosser d'importance. Le jeune Sevigne rougit d'orgueil, en s'entendant qualifier de marquis par un homme qui, a en juger par le ton et par l'habit, devait appartenir a la maison militaire du roi ou d'un prince du sang. Il se redressa d'un air de suffisance et envoya un regard satisfait a sa soeur, qui s'etait cachee dans ses coiffes. La marquise de Sevigne, quoique richement et galamment habillee sous son costume de voyage, n'avait pas fait difficulte de descendre de voiture et d'accompagner a pied son guide inconnu, d'autant plus qu'elle etait pourvue d'une double chaussure qui lui permettait de braver la marche dans de plus mauvais chemins. Elle donna des ordres a ses domestiques, en leur laissant la garde de ses enfants, et elle s'eloigna, en suivant le gentilhomme qui n'eut pas ose lui offrir le bras. D'apres ses instructions, le cocher conduisit le carrosse, en contournant les nouveaux batiments du chateau, dans une des cours de service, ou devaient se rendre les voitures de toutes les personnes qui avaient recu des invitations de la part du roi, Charles de Sevigne causa d'abord de choses et d'autres avec sa soeur, qui n'etait pas rassuree, en se voyant seule avec lui, en l'absence de leur mere, et qui jetait des regards furtifs par la portiere. Elle apercut avec inquietude un homme qui semblait faire le guet derriere la voiture et qui ne la perdait pas de vue un moment. Elle examina timidement les allures de cette espece d'espion, avant de le faire remarquer a son frere. C'etait un petit bout d'homme, gros et court, qui portait fierement une tete enorme avec la figure la plus heteroclite, et qui ne paraissait pas embarrasse de montrer une pareille figure: des yeux ronds de chat-huant, un long nez crochu comme un bec de vautour, une enorme bouche aux dents saillantes, le tout au milieu d'un masque grimacant sous une peau jaunatre et ridee. Ce monstre avait, d'ailleurs, une physionomie joviale et comique, qui n'etait pas faite pour inspirer de la defiance ou de l'effroi, malgre la difformite des traits de son visage. Il etait assez bien pris dans sa taille et ne manquait pas, dans son port, d'une certaine distinction, qui provenait surtout de l'assurance que lui donnait sa position personnelle, sinon son rang, a la cour. Le costume de ce singulier personnage n'annoncait pas cependant un courtisan. Il etait vetu a l'espagnole: casaque longue a manches bouffantes et chausses egalement bouffantes autour des reins, tout en satin noir, avec des creves de satin rouge; il portait une collerette tuyautee a quatre rangs et une large ceinture de cuir de Cordoue dore. Il tenait a la main une espece de sceptre, a l'extremite duquel s'agitaient quatre grelots d'argent. Ce sceptre de bois d'ebene, qui n'etait pas une canne, devait etre un baton de commandement, et servir d'attribut aux fonctions qu'il avait a remplir dans le chateau. --C'est probablement un des concierges du chateau, dit Charles de Sevigne. On croirait volontiers qu'il a ete choisi expres pour faire peur aux gens. --Si nous etions en carnaval, reprit mademoiselle de Sevigne, je penserais que c'est un vrai careme-prenant. Tout a coup Charles de Sevigne reconnut, dans un coin de la cour des Communs, le haquet qui avait si bien eclabousse le carrosse de sa mere. Le bahut, enveloppe de couvertures et de toiles a matelas, qu'il se souvenait d'avoir vu sur ce haquet, ne s'y trouvait plus, mais le cheval etait encore attele, et le petit marquis apercut, a l'entree d'un passage voute, le conducteur du haquet, lequel ne portait plus son costume deguenille, en toile a carreaux de couleurs, mais qui se montrait dans un costume de theatre en velours noir parseme d'or, avec une toque a plumes noires, comme s'il allait monter sur la scene. --Par la mordieu! s'ecria Charles de Sevigne, voici le coquin qui nous a inondes de boue et qui n'en a fait que rire. Je veux lui dire son fait et le traiter comme il merite de l'etre. --Quelle folie! reprit mademoiselle de Sevigne, qui cherchait a le raisonner. Tu n'iras pas sans doute te commettre avec ce comedien! Mais Sevigne avait deja saute a bas du carrosse et courait demander une explication a ce grand garcon, qui avait aussi reconnu le carrosse couvert de boue et qui n'etait plus dispose a soutenir une querelle, en plein chateau de Versailles, contre un jeune seigneur de la cour. Il voulait se derober a cette rencontre delicate, mais Charles de Sevigne ne lui en donna pas le temps et le saisit rudement par le bras. --Mordieu! monsieur le comedien, lui dit-il, je vous retrouve a propos pour vous faire essuyer avec votre langue les jolies eclaboussures que vous avez faites sur mes armoiries et sur la livree de mes gens. --Mon prince! repliqua le conducteur du haquet, interdit de cette brusque allocution et ne sachant a qui il avait affaire: je vous jure que l'accident dont vous vous plaignez est arrive a mon insu, et je m'en lave les mains.... --Vous laverez d'abord mon carrosse, interrompit Sevigne, qui avait le caractere le plus querelleur et le plus obstine. Prenez une brosse, s'il vous plait, et venez nettoyer la livree que vous avez si joliment accommodee! Autrement, j'appelle mes gens et je leur ordonne de vous batonner de la belle maniere! --Batonner quelqu'un, dans le palais du roi! cria une voix glapissante, qui forca Sevigne a changer d'objet et d'adversaire. Batonner M. Raisin! ajouta le petit homme, vetu de satin noir, qui venait d'accourir, en secouant son sceptre a grelots. C'est la une audace extraordinaire. --Si Monsieur etait gentilhomme, repliqua Sevigne en designant le comedien qui ne songeait qu'a s'esquiver, je lui aurais propose de mesurer son epee avec la mienne et de me rendre raison de son insulte. --Juste ciel! ce jeune seigneur a perdu le sens! repartit le petit homme qui brandissait sa marotte en la faisant tourner a tour de bras. Provoquer les gens en duel, dans le palais du roi! Vouloir forcer M. Raisin a tirer l'epee! Avoir l'idee infernale de tuer M. Raisin, chez le roi! C'est la un crime de lese-majeste. [Illustration: Vous laverez d'abord mon carrosse! dit au comedien le marquis de Sevigne.] --Monsieur, je vous fais sincerement mes excuses! dit, en s'adressant au marquis de Sevigne, le comedien qui s'effrayait des consequences de cette querelle bruyante, et je m'en remets a mon ami Langeli pour vous donner satisfaction. En disant cela, le comedien salua profondement et disparut dans un corridor sombre ou il s'etait jete pour echapper a un plus long entretien. Charles Sevigne resta interdit et furieux, il s'appretait a porter sa colere contre l'etrange personnage qui l'avait empeche d'avoir raison d'une injure, lorsque celui-ci lui toucha l'epaule avec le sceptre a grelots qu'il n'avait pas cesse d'agiter, comme l'embleme de son autorite. --Monsieur le marquis! dit-il avec un accent imperieux et severe, que dementait l'expression burlesque de sa figure grimacante, nous avons le regret de vous placer sous notre surveillance immediate, pour eviter un scandale dans la maison du roi, et pour nous opposer a un duel entre deux hommes d'honneur. Vous plait-il de me suivre, Monsieur le marquis? Sevigne crut avoir affaire a un officier du palais ayant a executer un pouvoir quelconque, que cet officier tenait de ses fonctions; il ne fit aucune resistance et suivit silencieusement ce nain grotesque, qui marchait en avant, son sceptre leve, comme pour affirmer le droit d'arrestation qu'il avait invoque. Ils entrerent sous la voute principale des Communs du chateau et s'enfoncerent dans des corridors tortueux et sombres que connaissait le guide de Charles de Sevigne. Ce dernier n'avait pas peur, mais il eprouvait une sorte d'inquietude, en s'imaginant qu'il allait comparaitre devant un tribunal, car il n'ignorait pas que les duels etaient interdits sous les peines les plus rigoureuses et que le Tribunal des Marechaux de France ou de la Connetablie reglait sans appel toutes les querelles de point d'honneur. Mademoiselle de Sevigne avait compris que son frere, dont elle redoutait les emportements et les violences, s'etait engage imprudemment dans une querelle dont elle ne pouvait apprecier a distance l'objet et la portee, mais elle avait vu se former autour du centre de la dispute un groupe de spectateurs, qui l'empechaient de distinguer ce qui se passait. Elle entendait seulement le bruit confus d'une altercation, dans laquelle dominait la voix de Charles de Sevigne. Elle attendit avec anxiete la fin de l'aventure et elle avertit le petit laquais, qui etait debout a la portiere du carrosse, de preter secours a son maitre, des qu'il en serait temps. Le petit laquais, qui n'etait pas d'age a intervenir utilement dans un conflit ou son jeune maitre aurait besoin d'aide, profita de la permission qu'on lui en donnait, pour venir se reunir aux curieux qui etaient bien aises d'assister au debat d'un jeune seigneur avec un comedien. Quand mademoiselle de Sevigne constata que son frere n'etait plus la, et que la foule qui l'avait entoure se dispersait, elle eut a coeur de savoir ce qu'il etait devenu et de lui porter elle-meme aide et secours, s'il en avait besoin. Elle triompha de sa timidite naturelle, sous l'empire de son affection fraternelle, et elle descendit de carrosse, sans attendre le retour du petit laquais qui s'etait eloigne. Elle se dirigea resolument vers l'endroit ou Charles de Sevigne avait disparu et elle n'hesita pas a s'avancer dans un corridor solitaire, que son frere avait du suivre en partant du meme point qu'elle. Mais, quand elle arriva dans une espece de carrefour auquel aboutissaient cinq ou six chemins differents, elle en prit un au hasard, lequel n'etait pas sans doute celui que Charles de Sevigne avait pris, car elle n'eut bientot plus l'espoir de le rejoindre: elle marchait hativement, sans rencontrer personne, au milieu d'un dedale de passages obscurs, qui l'eloignaient du but qu'elle esperait atteindre, et lorsqu'elle essaya de retourner en arriere, elle reconnut avec anxiete qu'elle s'etait tout a fait egaree. Son effroi s'augmenta de plus en plus, quand elle entendit pousser des cris, qui retentissaient par intervalles a travers les longues galeries voutees et que les echos souterrains se renvoyaient de l'un a l'autre, en rendant ces cris lointains plus inarticules et plus confus. Elle ecoutait, immobile et terrifiee: a plusieurs reprises, elle avait cru reconnaitre la voix de son frere, mais aussitot cette voix, qui semblait prendre le caractere de la menace et de la colere, avait ete couverte par des eclats de rire prolonges. Puis, des portes s'ouvrirent et se fermerent avec fracas, et tout rentra dans le silence. Mademoiselle de Sevigne fut plus effrayee de ce silence, qu'elle ne l'avait ete des bruits vagues et incertains, qui lui annoncaient du moins la presence de quelques etres vivants. Elle doubla le pas et n'eut plus d'autre idee que de sortir de l'ombre qui semblait a chaque instant s'epaissir autour d'elle, car la nuit approchait, et la pauvre jeune fille pouvait prevoir que, d'un moment a l'autre, elle se trouverait arretee, sans savoir ou elle serait, au milieu des tenebres. C'est alors qu'elle se vit au pied d'un grand escalier, qui paraissait aboutir aux etages superieurs. Elle ne songea plus a descendre, pour arriver a un passage qui la ramenerait a la grande cour des Communs; elle se preoccupa plutot de monter dans les Communs, ou elle aurait chance de rencontrer un des gens du chateau, qui l'aiderait a regagner son carrosse. Malheureusement, c'etait l'heure du souper, et elle ne trouva pas sur son chemin un seul domestique. Enfin, apres bien des tours et des detours, elle parvint, quand le jour lui faisait defaut, a gagner un corridor eclaire par une lampe. Elle se crut sauvee, d'autant plus qu'elle distinguait, a l'extremite de ce corridor, une assez vive clarte qui venait d'une porte entr'ouverte. Elle se dirigea rapidement vers cette porte et entra dans une grande chambre, ou elle entendait une voix etouffee et inintelligible, accompagnee de petits coups repetes, qu'on frappait contre les parois d'une caisse sonore. La personne qui occupait cette chambre ne devait pas etre loin, car elle avait laisse sur une console deux grosses bougies allumees. Au milieu de la piece, il y avait une espece de coffre immense, dont la forme etait assez inusitee, pour que mademoiselle de Sevigne se rappelat avoir vu, le jour meme, ce coffre bizarre, porte sur un haquet, que trainait un cheval et que conduisait un homme en costume de comedien, celui-la meme avec qui le jeune marquis de Sevigne s'etait pris de querelle sur la route de Versailles. Ce souvenir imprevu n'annoncait rien de bon a mademoiselle de Sevigne, qui n'avait rien de plus presse que de sortir de cette chambre, mais elle en fut empechee par l'approche de deux personnes qui allaient y rentrer, en parlant a demi-voix. En meme temps, les petits coups, qu'elle avait entendus resonner comme dans un meuble, retentirent de nouveau, et la voix qui les accompagnait sourdement devint plus distincte et plus grondeuse. --Voulez-vous donc que je meure la-dedans! criait la voix. J'aimerais mieux etre enferme dans un cachot, que dans cette boite! Pere, delivre-moi, pour l'amour de Dieu! J'ai grand besoin de respirer un peu, avant de commencer mes exercices. Je me passerai de nourriture, bien que je n'aie ni bu ni mange depuis notre depart! Hola! vous m'avez donc abandonne, que vous ne repondez pas a mes plaintes? Par pitie! grand'mere, obtiens pour moi un quart d'heure de liberte, afin que je puisse reprendre haleine! Pere, au nom du Ciel! Grand'mere, bonne grand-mere, sauve la vie a ton petit Jean-Baptiste! Mademoiselle de Sevigne n'avait pu saisir qu'une partie de ces paroles, prononcees avec l'accent de la priere dans l'interieur du grand coffre, ou devait etre renferme un personnage invisible, qui ne se lassait pas de cogner contre les parois de sa prison. Elle n'osa pas attendre de pied ferme les deux individus, qui se querellaient, au moment ou ils allaient reparaitre dans la chambre, et elle se cacha, toute tremblante, derriere une tapisserie qui la derobait a la vue de ce comedien et de cette vieille bohemienne, qu'elle n'avait pas oublies, depuis la querelle de son frere avec eux. --Auras-tu bientot fini de faire le sabbat, mechant garcon? s'ecria le comedien, d'une voix de stentor. As-tu jure de ruiner ta famille? Je ne sais qui me tient que je ne te roue de coups, mauvais drole! Je t'emprisonnerai dans ta boite, dix jours durant! --Jacques, sois donc plus humain pour l'enfant! reprit la vieille femme, d'un ton suppliant. Le pauvre petit est encore a jeun depuis ce matin.... --Il a eu le temps de dormir, repliqua durement le comedien. Le fripon sait bien que tu ne voudrais pas qu'il se couchat sans souper! N'est-il pas juste que nous commencions par souper nous-memes, nous qui avons le plus de peine et de travail? --L'enfant a faim, dit la vieille. Depeche-toi de lui donner de l'air, mon cher Jacques, et permets-lui de manger et de boire tranquillement ce que je lui destine. Mais d'abord, crainte de surprise, fermons les portes, avant d'ouvrir la boite. La bohemienne s'assura que les portes de la chambre etaient fermees au verrou, pendant que le comedien enlevait d'abord le dessus du coffre et mettait a decouvert un orgue portatif, sur les touches duquel il promena ses doigts, pour verifier si l'instrument avait conserve son accord. Puis, oubliant qu'un malheureux prisonnier attendait impatiemment sa delivrance, il se mit a executer un grand morceau de musique sacree, en faisant vibrer les cordes de l'instrument qui rendait un son aussi puissant que celui de l'orgue dans une eglise. Le son allait se prolongeant et se repercutant hors de la chambre, a faire croire aux personnes qui pouvaient l'entendre, qu'on celebrait quelque part une ceremonie religieuse. Ce n'etait pourtant ni l'heure ni le lieu, pour cela. --Jacques, nous ne sommes pas mandes a Versailles pour executer un _stabat_ dans la chapelle du roi, dit la vieille, en posant sa main decharnee sur l'epaule de l'organiste, qui s'exaltait sous l'inspiration musicale. Il ne s'agit, pour ce soir, que de musique profane et divertissante. Le musicien ne repondit pas, et changeant de theme il se mit a jouer un air d'opera, avec tant d'eclat et de belle humeur, que ses auditeurs, s'il en avait eu, ne se fussent pas lasses de l'ecouter et de l'applaudir. Mais il fut interrompu, par de nouveaux coups frappes doucement contre le clavier de l'orgue et par une voix lamentable, qui s'en echappait, en repetant: "Pere, j'ai faim, j'ai faim! Grand'mere, j'ai bien faim!" --Ce petit masque ne fera jamais un musicien! s'ecria l'executant, qui cessa de jouer et qui alla, en grommelant, ouvrir par derriere le coffre, ou le mecanisme de son orgue etait renferme. Ne suis-je pas bien malheureux d'avoir un fils si peu sensible aux charmes de la musique! La petite porte qui venait de s'ouvrir, a l'aide d'un ressort cache, au bas de l'instrument, etait deguisee avec tant d'art, qu'il n'eut pas ete possible de soupconner son existence. Il sortit de la un enfant de six ou sept ans, a moitie nu, qui se traina sur le carreau, marchant a quatre pattes, comme un animal, et qui ne pouvait plus se relever, tant ses pauvres membres etaient devenus raides et inertes, par suite de la position genante et comprimee qu'il avait du garder, depuis plusieurs heures, dans l'etroit espace ou il se trouvait blotti. La bohemienne le prit entre ses bras et l'enveloppa dans le pan de sa robe, comme pour le rechauffer et lui rendre, avec la chaleur vitale, la souplesse de ses mouvements. --Cher petit, tu vas faire un bon repas, lui disait-elle avec tendresse: j'ai la pour toi du bon vieux vin, de la table du roi, une belle langue fumee, un pigeon roti, un rable de lievre, des patisseries, des confitures.... --N'avez-vous pas honte, la mere, de gater ce maudit paresseux? murmurait le comedien, qui s'etait empare du flacon de vin destine a l'enfant et qui l'eut vide en trois traits. Il n'a pas encore travaille aujourd'hui, et apres avoir dormi comme un loir, il crie la faim et se plaint d'avoir le ventre vide, quand le notre est a peine rempli! Vous allez maintenant le gorger et l'etouffer de nourriture, de telle sorte que son jeu s'en ressentira et qu'il est capable de s'endormir ensuite sur son epinette! [Illustration: L'enfant ne pouvait plus se relever, tant ses pauvres membres etaient raides et inertes.] --Mange, petit, disait la vieille, et ne te soucie pas de ces gronderies. Il n'est pas mechant, ton pere, ajoutait-elle, en presentant a l'enfant les aliments qu'il devorait en silence, les yeux pleins de larmes; non, il n'est pas mechant, et il a besoin de toi, puisque tu es l'ame de sa machine, mais c'est sa musique qui l'occupe et l'interesse plus que tout.... Mange a ta faim, cher petit, ne te presse pas. Nous avons le temps, et tu peux manger a ton aise.... Le pauvre enfant mourait de faim! dit-elle; en s'adressant au musicien. Vois, comme il mange de bel appetit! Je regrette vraiment, reprit-elle a voix basse, qu'il n'ait pas un coup de vin a boire, pour se donner des forces.... --Il s'agit bien de boire! murmura le pere, qui tirait de son orgue quelques accords isoles pour s'assurer que les touches du clavier faisaient vibrer exactement toutes les cordes de l'instrument. Il s'agit de mon honneur, il s'agit de notre fortune. Nous allons jouer notre va-tout devant le roi et devant la cour. Ce soir, nous serons riches et heureux; sinon, il me faudra renoncer a la musique et remonter sur le theatre, pour gagner notre vie peniblement, miserablement, car il y a trop de comediens en France, et le metier devient plus mauvais tous les jours. --Nous reussirons, j'en suis sure, Jacques! repliqua la vieille, qui n'avait des yeux que pour l'enfant, dont elle dirigeait et encourageait l'appetit. Quand notre Jean-Baptiste aura mange a sa faim, il fera des merveilles.... --Aura-t-il bientot fini de tordre et avaler? grommela le musicien, qui avait termine l'examen de la tonalite des accords de son instrument. Il est grand temps qu'il rentre dans sa boite.... --Rien ne presse, Jacques, dit la bohemienne avec un air suppliant. L'enfant etait si affame, apres avoir jeune tout le jour.... D'ailleurs, mon pauvre petit, tu emporteras la-dedans les patisseries et les sucreries.... --Oh! qu'il se garde bien de faire le moindre bruit! s'ecria le musicien avec colere, car nous devons paraitre devant le roi, a neuf heures precises, et le moment est proche. Entends-tu, Jean-Baptiste, si tu manques ton jeu, si tu fais une fausse note, je te fouetterai jusqu'au sang, et meme, si je ne reussis pas, par ta faute, oui, par ta faute, je t'etranglerai de ma main! Tout a coup, un cri etouffe fut suivi de la chute d'un corps, derriere la tapisserie, qui formait dans la chambre une espece d'alcove ou de cabinet. C'etait mademoiselle de Sevigne, qui venait de s'evanouir, sous l'empire de l'emotion ou de la crainte. Mais, comme tout rentra dans le silence, a la suite de ce bruit imprevu et inexplique, le comedien et sa mere, qui en avaient ete surpris plutot qu'effrayes, ne se rendirent pas compte de son origine et ne chercherent pas a la decouvrir. --Il y a du monde, dans une chambre voisine, ou l'on a fait tomber quelque chose? dit la bohemienne, en baissant la voix. A Dieu ne plaise qu'on n'ait pas entendu ta menace horrible que tu as faite a ce pauvre petit! On nous prendrait pour des bourreaux. C'est mal, Jacques, c'est le fait d'un mauvais pere, que de martyriser ainsi un enfant! L'enfant etait rentre, en pleurant, dans l'interieur du coffre, ou une cachette lui avait ete menagee, et le pere, sans lui adresser une parole de tendresse ou d'encouragement, s'etait hate de refermer soigneusement l'etroite issue, par laquelle le petit prisonnier avait regagne son gite. Le musicien ne repondit pas au reproche de sa mere et se jeta, l'air hargneux et renfrogne, dans un fauteuil ou il feignit de s'endormir. La vieille femme s'etait accroupie contre le coffre ou l'enfant etait cache, et elle pleurait, la tete appuyee sur la cloison de bois, derriere laquelle ce malheureux enfant pleurait sans doute aussi. Apres quelques instants de douleur muette, elle voulut de nouveau admonester son fils et l'interesser en faveur de l'innocente victime, qu'il traitait avec tant de rudesse et d'inhumanite. --Je ne sais pas, en verite, dit-elle en parlant a la sourdine, s'il faut savoir gre au sieur Langeli de t'avoir fait obtenir la grace de jouer de ton instrument devant le roi. Je maudis aussi ton invention, qui a fait le malheur de notre petit Jean-Baptiste. C'est l'ambition qui te possede, Jacques; tu veux etre riche, tu veux devenir un personnage, comme monseigneur Langeli? Mais, pour faire figure a la cour, tu devrais d'abord te deshabituer de boire, de boire sans cesse, d'etre toujours entre deux vins.... Tu ne me reponds pas? Tu fais semblant de dormir, Jacques? Ecoute ta vieille mere, qui n'a pas longtemps a vivre et qui se desole a l'idee de te laisser l'enfant, ce pauvre enfant, que tu maltraites a plaisir, et que tu tuerais, si je n'etais pas la pour le defendre. Ecoute-moi, Jacques: je prendrai l'enfant avec moi et nous irons ensemble, lui et moi, dans quelque troupe de bohemiens, ou du moins il ne sera pas injurie, menace, battu par son pere. Quant a toi, tu n'es pas en peine de gagner ta vie, si tu cesses de boire: tu redeviendras comedien, dans quelque troupe ambulante, car c'est en vain que ton ami Langeli se flatte de l'espoir de t'enroler dans la troupe royale de l'Hotel de Bourgogne. Tu as encore la ressource de retourner a Troyes et d'y etre, comme naguere, organiste de la cathedrale.... Mais repondras-tu, mechant garcon? Je te jure ma foi, que si tu n'as point pitie de mon enfant, que si tu le frappes, que si tu le prives d'air et de nourriture, que si tu le tiens impitoyablement enferme dans ta machine, j'irai, moi, ta vieille mere, me jeter aux pieds du roi et lui demander justice contre toi, pour le salut de mon enfant! Le musicien n'avait rien ecoute de cette longue et lamentable allocution, mais mademoiselle de Sevigne, qui avait repris connaissance, entendait les plaintes de la grand'mere et se promettait tout bas de prendre la defense de cet enfant qu'il fallait arracher a la cruaute d'un pere sans entrailles. La bohemienne, n'obtenant pas de reponse, s'etait mise a prier Dieu et lui recommandait la destinee de son petit-fils. Cependant, depuis plus de trois heures que la marquise de Sevigne avait quitte ses deux enfants en les laissant dans son carrosse sous la garde du cocher et du laquais, elle n'avait pas perdu son temps, et son bon coeur avait eu une serieuse occasion de montrer ce qu'il etait capable de faire. La marquise, a la descente de voiture, suivit le gentilhomme, qui s'etait fait reconnaitre en prononcant le mot du guet, que le comte de Bussy-Rabutin avait indique d'avance a sa cousine. Ce gentilhomme, dont le costume et la tournure militaire annoncaient qu'il appartenait ou avait appartenu a un regiment de cavalerie legere, que Bussy avait commande sans doute huit ou dix ans auparavant, en qualite de mestre de camp, ce gentilhomme marcha, d'un pas modere, en se retournant de temps a autre pour s'assurer que madame de Sevigne venait derriere lui. Celle-ci, dont la confiance n'avait pas failli, dans la conviction que son cousin Bussy l'attendait et qu'il avait grand besoin d'elle, n'hesitait pas a suivre jusqu'au bout cette espece d'officier de chevau-legers, qui devait la conduire a un but qu'elle ignorait. Elle s'enveloppait seulement dans ses coiffes, pour n'etre pas remarquee ni reconnue. Elle traversa ainsi plusieurs cours, plusieurs galeries, plusieurs passages, qui semblaient s'eloigner du palais central, de ce petit chateau que Louis XIII avait fait batir et que Louis XIV avait pieusement conserve, en l'entourant de superbes batiments et en l'encadrant avec beaucoup de gout dans les nouvelles constructions. Tant qu'elle avait rencontre, sur la route qu'on lui faisait tenir, des gens du chateau, des domestiques en livree, des officiers de la maison du roi, des gentilshommes et des seigneurs de la cour, qui se rendaient a leurs affaires ou a leurs devoirs, elle n'avait pas eu la moindre inquietude, ni le moindre soupcon; mais, quand elle se vit engagee dans une sorte d'allee sombre, entre deux murailles nues qui n'offraient aucune voie de retraite, elle eprouva un sentiment de defiance, qui ne faisait qu'augmenter a mesure qu'elle avancait dans cette allee solitaire. Tout a coup elle s'arreta et fit mine de retourner sur ses pas. Le gentilhomme, qui la precedait parut comprendre le trouble et l'hesitation qui s'emparaient d'elle; il revint de son cote et la rejoignit, avant qu'elle eut commence a faire retraite. --Monsieur! lui dit-elle avec un air froid et severe, vous plairait-il de me faire savoir quel est l'endroit ou vous devez me conduire? --Volontiers, Madame, repondit-il en la saluant avec respect, maintenant que je puis vous parler ici sans temoins. Le comte de Bussy-Rabutin, sous les ordres de qui je servais a la bataille des Dunes en 1654, m'a donne la commission de vous mener aupres de lui, dans l'interet d'une affaire qui ne souffre pas de retard.... --Mais, ce me semble, Monsieur, interrompit-elle en souriant, ce n'est pas la un chemin qui puisse honorablement nous mener chez M. le comte de Bussy-Rabutin, lieutenant-general des armees du roi? --Ce n'est pas chez M. le comte, que j'ai l'honneur de vous mener. Madame, repliqua-t-il en s'inclinant; j'ai le regret de vous conduire, par un assez vilain chemin, je l'avoue, aux prisons du chateau, dans lesquelles M. le comte a ete amene hier par ordre du roi. --M. de Bussy dans les prisons du chateau de Versailles! s'ecria madame de Sevigne, aussi etonnee qu'attristee de cette nouvelle. --Il est probable qu'il n'y restera guere, repartit le gentilhomme, puisque vous avez pris la peine, Madame la marquise, de venir lui preter votre appui. Tous les amis de M. le comte de Bussy l'esperent du moins. Si vous ne fussiez pas venue, Madame, M. le comte de Bussy serait transfere, cette nuit meme, a la Bastille, d'ou l'on ne sort pas aisement, une fois qu'on y est entre. --Je ne sais pas trop, dit-elle, ce que je puis faire pour etre utile a M. de Bussy, dans une affaire que j'ignore absolument. --J'ignore de meme quelle est cette affaire, repliqua le gentilhomme, mais on peut affirmer d'avance qu'elle ne touche pas a l'honneur de M. le comte, qui est l'honneur meme en personne. Voila pourquoi M. le comte de Saint Aignan a donne des ordres, pour que vous soyez admise d'urgence aupres de M. le comte de Bussy, et certainement avec l'approbation de Sa Majeste. Madame de Sevigne fit un geste qui marquait son impatience de voir M. de Bussy, et elle suivit d'un pas plus presse le gentilhomme qui devait etre son introducteur dans la prison. Des que son nom fut prononce, les portes s'ouvrirent devant elle, et elle se trouva en presence de son cousin, qui vint a sa rencontre avec un joyeux empressement et qui s'autorisa de la politesse de cour pour lui baiser la main avec une amicale familiarite. --Je vous demande pardon, chere cousine, lui dit-il galamment, de ne pas vous recevoir en un lieu plus digne de vous. --En verite, mon pauvre Roger, je ne m'attendais pas a venir visiter a Versailles un prisonnier d'Etat! repondit-elle, avec une vive expression de sympathie et d'interet. O mon Dieu! ajouta-t-elle, emue du bruit des verroux qu'on fermait derriere elle: est-ce a dire que je suis desormais emprisonnee avec vous, comme votre complice? Que je sache du moins quel est le crime dont vous etes accuse? --Je suis d'abord tout au plaisir de vous revoir, apres une assez longue absence, bonne cousine, et de vous revoir plus belle que jamais.... --Etes-vous toujours aussi leger et aussi fou, Roger? interrompit en souriant madame de Sevigne. Songez, pour devenir un peu plus serieux, que vous etes en prison, accuse de quelque mechante action, et que vous me faites partager votre captivite, toute innocente que je sois de vos mefaits. Allons, plaisanterie a part, apprenez-moi vite la cause de cet incroyable emprisonnement. --Je vous retiendrai ici le moins longtemps possible, je vous jure, mais veuillez d'abord vous asseoir, cousine, pour m'entendre, pour me plaindre, et pour me conseiller, car je vous ai surnommee, s'il vous en souvient, la Dame des bons conseils. [Illustration: La marquise de Sevigne visite le comte de Bussy-Rabutin dans sa prison.] Bussy-Rabutin avait, a cette epoque, pres de quarante-cinq ans, mais il etait encore aussi peu sage, aussi peu prudent, aussi ardent et emporte, que dans sa jeunesse. Quoique lieutenant-general des armees du roi, il passait son temps dans la societe des plus jeunes seigneurs de la cour; quoique marie et pere de famille, il ne s'imposait aucun frein dans son existence de folie et de desordre: le jeu, la table, les plaisirs les plus bruyants et les plus fougueux faisaient l'occupation ordinaire de ses journees et de ses nuits. Il vivait pourtant a la cour, bien qu'il y fut presque constamment en disgrace, et le roi lui-meme le craignait, comme le craignaient les courtisans: on lui attribuait tous les bons mots, toutes les epigrammes, toutes les satires, qui couraient de bouche en bouche, parce qu'il etait capable de faire les plus spirituelles et les plus mordantes. Suivant une boutade de Madame Henriette d'Angleterre, femme du duc d'Orleans, Bussy etait "la plus dangereuse langue et la plus venimeuse qu'il y eut parmi les scorpions de Versailles et les viperes de Fontainebleau". --Je gagerais que vous avez encore mordu quelqu'un ou quelqu'une? lui dit madame de Sevigne, qui ne lui pardonnait pas son defaut ordinaire de railler et de medire. Vous vous faites toujours de terribles affaires, mon cousin, et il en resultera, un jour ou l'autre, que les femmes vous creveront les yeux et que les hommes vous couperont la langue. --Je n'en suis pas encore la, Dieu merci, et certes il m'en couterait trop d'etre pour vous un objet d'horreur. Mais voici mon histoire, ou je porte la peine de mes vieux peches. Je vous atteste, ma cousine, que depuis dix jours je n'ai pas fait trois epigrammes. Au surplus, c'est une chanson qui a fait tout le mal, et je n'en suis pas l'auteur, par cette excellente raison, que cette chanson est sotte et plate. Je ne devrais donc pas avoir a m'en defendre. Mais la chanson s'adresse d'une maniere tres impertinente a Madame la duchesse d'Orleans, qui s'en est montree fort blessee, et avec raison. Vous plairait-il, belle cousine, que je vous chantasse cette chanson, qui a le mot pour rire? --Chut! Voulez-vous vous faire prendre en flagrant delit? Soyez donc plus circonspect, sinon plus sage! --En trois mots, voici ce qui s'est passe. Madame la duchesse d'Orleans a trouve la chanson ecrite sur la semelle de ses souliers, un de ces soirs ou elle allait chez la reine. Le roi y etait. Madame s'est indignee contre les chansonniers de la cour, qui ne respectaient rien, pas meme ses souliers. La-dessus, elle fit voir la chanson qu'elle portait a la semelle de sa chaussure, et, comme on faisait mine d'en rire, elle s'emporta, en disant que le comte de Guiche lui avait appris que j'etais l'auteur de cette vilaine chanson. Sa Majeste mit sa colere au diapason de celle de Madame et declara qu'on ferait bien de m'envoyer chansonner a la Bastille. On vint m'avertir, le lendemain meme, de ce tripotage. Je guettai le comte de Guiche, et l'ayant trouve qui allait chez Monsieur, frere du roi, je l'arretai pour lui dire au passage: "Monsieur, quand nous vous aurons coupe les oreilles, nous irons les clouer a la porte de Madame la duchesse d'Orleans." Je ne pouvais faire moins, ma cousine, que d'imposer silence a M. de Guiche. Mais cette mechante langue, a qui je laissais encore ses oreilles, s'en servit assez mal pour entendre que ma menace s'adressait, non a lui, mais a Monsieur lui-meme; ce qui etait un effronte mensonge. Je me lave donc les mains de ce qui est advenu de cette calomnie. Monsieur alla conter la chose a Madame, qui courut la conter au roi, et qui versa des torrents de larmes, en jurant ses grands dieux que j'avais dessein de lui tuer son mari, si le premier prince du sang de France se refusait a se battre en duel avec moi. Voyez, cousine, ce que sont les caquets de la cour de notre grand roi. Sa Majeste, pour essuyer les pleurs de Madame et pour rassurer Monsieur, a ordonne de m'arreter et d'instruire mon proces, a la Bastille, proces criminel a propos d'une ridicule chanson, qui n'est pas mon fait et qui ne vaut pas une chiquenaude.... Vous convient-il que je vous la chante? --La chose est plus grave que vous ne pensez, Roger, repartit madame de Sevigne, et vous avez tort d'en rire. Je n'ai que faire de connaitre la chanson, et je serai plus a mon aise, ne la connaissant pas, pour prendre votre defense. --M. le comte de Saint-Aignan, qui sait mieux que personne ma parfaite innocence, a eu l'excellente idee d'user de votre venue a Versailles, pour faire de vous une belle solliciteuse, la plus eloquente et la plus persuasive qu'on puisse souhaiter. Il s'est offert a vous presenter lui-meme a Monsieur, devant qui vous plaiderez et gagnerez ma cause.... --Non, interrompit la marquise, je n'ai que faire d'aller chez Monsieur, qui ne recoit pas les dames; j'irai plutot chez Madame, avec mes deux enfants, Charles et Francoise. --Pardieu! j'eusse ete charme de les voir et de les embrasser, s'ils sont venus avec vous, ma cousine, et je vous garde rancune de ne pas me les avoir amenes. Je parie que votre fille Francoise est en passe de devenir aussi belle que vous l'etes, mais, a coup sur, si spirituelle qu'elle puisse etre, elle ne le sera jamais autant que vous. --Adieu, flatteur! lui dit Madame de Sevigne. Vous me faites oublier que mes enfants sont restes dans mon carrosse, ou ils m'attendent depuis tantot une heure, en s'inquietant de l'approche de la nuit. Adieu, Roger! Je m'en vais me rendre chez M. le comte de Saint-Aignan, ou nous aurons bel a faire pour vous tirer de ce mauvais pas. Faites en sorte, mon ami, que je vous retrouve moins extravagant, lorsque je reviendrai vous apporter vos lettres de grace. --Cousine, cousine, la plus precieuse lettre de grace sera celle que vous m'ecrirez de votre plus fine plume et de votre meilleure encre, vous qui savez ecrire de plus belles lettres que Balzac et Chapelain! La marquise de Sevigne fut ramenee a son carrosse, par le gentilhomme qui l'avait attendue et qui lui fit escorte respectueusement jusque-la. Mais quelle fut l'emotion, quelle fut l'inquietude de cette tendre mere, lorsqu'elle apprit, de la bouche du cocher et du laquais, que son fils avait saute a bas de la voiture pour chercher querelle a une espece de comedien et qu'il avait ete emmene par un officier du palais! Quant a mademoiselle de Sevigne, qui n'avait pas reparu, depuis qu'elle etait descendue aussi de voiture, on supposait qu'elle avait eu l'intention d'aller rejoindre sa mere. Ces renseignements vagues et insuffisants ne firent qu'accroitre les angoisses de la marquise, qui, sachant, par experience, a quels exces de violence pouvait se porter son fils, s'imagina que ce jeune presomptueux etait capable d'avoir provoque ou accepte un duel avec un adversaire indigne de lui. Elle ne se rappelait que trop le fatal duel qui lui avait enleve son mari! Elle etait moins inquiete au sujet de sa fille, parce qu'elle croyait avoir a compter sur la raison, l'intelligence et la sagesse prematurees de cette jeune personne. L'idee lui vint que mademoiselle de Sevigne, voyant son frere en altercation avec un inconnu, avait juge necessaire de lui assurer immediatement une protection puissante et s'etait fait conduire chez le premier gentilhomme de la chambre du roi, M. le comte de Saint-Aignan. La pauvre mere pensa qu'elle devait infailliblement retrouver son fils et sa fille, en allant les reclamer chez le comte de Saint-Aignan. Le gentilhomme qui l'avait conduite a la prison de son cousin ne s'etant pas encore retire, elle le pria de la conduire, sur l'heure, a l'appartement du premier gentilhomme de la chambre, mais elle ne songeait plus, en ce moment, a la demarche qu'elle avait promis de faire aupres de ce seigneur, dans l'interet du comte de Bussy-Rabulin. Elle n'avait plus d'autre souci, plus d'autre pensee que de savoir ce que ses enfants etaient devenus. Elle ne les trouva, ni chez le comte, ni chez la comtesse de Saint-Aignan, qui n'avaient pas entendu parler d'eux et qui n'etaient pas meme avertis de leur arrivee a Versailles. Le comte et la comtesse prirent une vive part a l'inquietude croissante de la marquise et s'efforcerent de la tranquilliser, en donnant des ordres partout pour qu'on se mit en quete du jeune marquis de Sevigne et de sa soeur. On les avait vus, en effet, dans la cour des Communs, mais ils n'avaient fait que paraitre et disparaitre, sans qu'on put savoir de quel cote ils etaient alles, car personne ne les connaissait, et ils n'avaient parle a personne. On avait bien idee d'un entretien que le jeune homme aurait eu avec Langeli, le bouffon du roi, mais, comme ce Langeli etait craint et deteste de tout le monde, on se garda bien de le mettre en cause dans une circonstance ou l'on ne pouvait le faire intervenir sans s'exposer a sa vengeance et a sa haine. L'heure s'ecoulait avec une eternelle lenteur pour la mere, qui esperait a chaque instant voir reparaitre son fils et sa fille. La comtesse de Saint-Aignan eut beaucoup de peine a l'empecher de se porter elle-meme a leur recherche, en lui disant que si elle s'eloignait d'un cote, ses enfants viendraient d'un autre, et que ce serait pour elle un nouveau retard dans la joie de les revoir. --Aussi bien, objecta la comtesse, il n'y avait pas lieu d'avoir la moindre crainte, les deux enfants etant arrives avec elle a Versailles et ne pouvant etre qu'au chateau. Peut-etre, ajouta-t-elle en s'arretant a une idee qui lui vint, peut-etre seraient-ils alles dans les jardins voir les beaux travaux qu'on y fait? Je vais donner ordre qu'on s'enquiere s'ils y sont. Un peu de patience encore, chere marquise, et nous allons vous les rendre, heureux de mettre fin au souci qu'ils vous ont donne, a leur insu et bien a contre-coeur. --Il est possible, dit le comte de Saint-Aignan, qui n'avait aucune nouvelle des enfants de madame de Sevigne, il est possible qu'en vous attendant, Madame, ils se soient fait conduire au theatre, ou l'on repete quelques entrees du _Ballet des Arts_, dans lequel ils ont un role l'un et l'autre; vous ne l'avez pas oublie, Madame la marquise, et vous trouverez bon qu'ils s'en souviennent, quand il s'agit pour eux d'examiner les galants costumes qu'on leur a prepares. La representation est un peu retardee, mais elle aura lieu dans trois jours, au plus tard.... Madame de Sevigne ne repondait pas; elle etait absorbee dans l'attente de ses enfants qui ne venaient pas, et chaque minute lui semblait un siecle. Elle ecoutait tous les bruits du dehors, et elle cherchait a reconnaitre ceux qui pourraient lui annoncer le retour de son fils et de sa fille. Son coeur battait si fort, que les battements faisaient echo dans ses oreilles, et des larmes roulaient dans ses yeux inquiets. --Ah! si le pauvre Bussy eut ete la! reprit le comte de Saint-Aignan, qui essayait de distraire la preoccupation de cette mere desolee: il vous aurait demande la faveur de se faire le tuteur et le gardien de vos enfants, quoiqu'il soit et ait toujours ete le plus inconsequent des hommes.... --Je ne vous disais pas que j'ai vu mon cousin de Bussy! interrompit madame de Sevigne, qui eut presque un remords d'avoir oublie la promesse qu'elle avait faite a son parent. Je l'ai vu, ce maitre ecervele, je l'ai vu dans une triste situation, surtout s'il est innocent de ce dont on l'accuse. Est-il vrai qu'on doive le conduire a la Bastille? --Cette nuit meme, repondit le comte de Saint-Aignan, a moins que Sa Majeste ne change d'avis et ne daigne donner contre-ordre. I1 ne faudrait qu'une bonne parole bien dite, comme vous sauriez la dire, Madame la marquise, pour obtenir, de Monsieur, son intervention aupres du roi. --Etes-vous certain, Monsieur le comte, demanda-t-elle, que Bussy ne soit pas l'auteur de cette vilaine chanson contre Madame? --J'en jurerais, par la raison que si Bussy l'avait faite, il s'en vanterait, au lieu de s'en defendre; son seul crime, c'est de l'avoir chantee, dans une debauche ou il n'avait pas la tete trop saine. Madame ne lui en gardait pas grande rancune, mais Monsieur en a ete gravement offense et s'en est plaint au roi. --Si mes enfants etaient ici, dit en soupirant madame de Sevigne, je ne me refuserais pas a faire une tentative aupres de Monsieur, bien que Monsieur me connaisse a peine de nom, car il n'avait pas plus de onze ans, lorsque j'ai quitte la cour, a la mort de mon mari. --Monsieur vous connait bien, Madame la marquise, repartit M. de Saint-Aignan, Monsieur vous admire entre toutes les femmes, et c'est lui qui m'a charge secretement de tout faire au monde, pour vous rendre a la cour qui vous avait perdue depuis plus de douze ans. Il lit, il copie de sa main toutes les lettres que vous ecrivez a vos amis et qui circulent ici de main en main, des qu'on les a recues. Monsieur en est le plus curieux collecteur, et ces jours derniers, il declarait tout haut, devant le roi, qu'une femme qui ecrit de pareilles lettres, est au-dessus de toutes les princesses et de toutes les reines de la terre. --Pensez-vous que Madame soit de son avis? repliqua-t-elle malignement, flattee d'un tel eloge, qui lui venait de la part du premier prince du sang de France. O mon Dieu! ajouta-t-elle avec un air d'indifference, je n'ecris qu'a des amis, et ce sont des lettres sans facon, que je n'ecris pas pour qu'on les montre. De telles lettres ne sont que des conversations intimes et familieres... En ce moment, on entendit dans les antichambres la voix d'une personne qui etait en debat avec les valets et qui affichait bruyamment la pretention d'entrer, malgre eux, sans attendre qu'on l'introduisit aupres du premier gentilhomme de la chambre. Madame de Sevigne, s'imaginant que c'etaient ses enfants qu'on lui ramenait, courut a la porte et l'ouvrit elle-meme. Elle se trouva en presence d'un personnage ridiculement habille, qu'elle reconnut tout d'abord, pour l'avoir vu souvent a la cour, a l'epoque ou elle en faisait partie, et lorsqu'elle etait en grande faveur dans l'entourage de la reine-mere. Elle fit un mouvement de degout et de surprise, en se repentant d'avoir montre un empressement si mal justifie, car ce n'etaient pas ses enfants; c'etait seulement Langeli, le bouffon du roi, le dernier qui ait rempli son emploi dans la vieille charge des fous en titre d'office. --Que nous veut maitre Langeli? demanda severement le comte de Saint-Aignan, qui sut mauvais gre a ce bouffon de s'etre presente chez lui sans sa permission. N'est-ce pas un message de Sa Majeste, que m'apporte votre eminente folie? --Monseigneur, dit Langeli en s'inclinant profondement devant la marquise de Sevigne, permettez-moi de saluer cette belle dame, que j'avais l'honneur autrefois de rencontrer a la cour de ma veneree souveraine Sa Majeste la reine-mere Anne d'Autriche, quand elle etait regente de France. Je n'oublierai jamais, s'il plait a Dieu, les coups de canne que feu son epoux M. le marquis de Sevigne m'a fait administrer par ses laquais... --Il fallait donc que vous les eussiez merites, reprit vivement M. de Saint-Aignan, pour en avoir, apres douze ou quinze ans, aussi chaud souvenir? Depechez, s'il vous plait, car nous n'avons pas de temps a perdre a ces bagatelles. Venez-vous pas nous donner des nouvelles du jeune marquis de Sevigne et de mademoiselle de Sevigne, que je fais chercher partout le chateau? Cela seul nous importe a cette heure. --Je venais, en effet, monseigneur, repondit Langeli, vous annoncer, qu'ils ont ete conduits l'un et l'autre chez son Altesse royale Madame la duchesse d'Orleans. --Dieu soit loue! s'ecria la marquise de Sevigne, en adressant un sourire de reconnaissance a Langeli, qu'elle meprisait et detestait pourtant de longue date. Monseigneur, dit-elle en se tournant vers le comte de Saint-Aignan, ne vous semble-t-il pas opportun que j'aille en personne reprendre mes enfants et faire ma cour a son Altesse royale, pour la remercier d'avoir bien voulu les recueillir, en l'absence de leur mere? --Je serais tres honore, Madame, dit Langeli avec une malice perfide, de me faire votre chevalier d'honneur, et de vous conduire moi-meme jusqu'aux antichambres de son Altesse Royale. --Monseigneur, repartit la marquise de Sevigne en se rapprochant du comte de Saint-Aignan avec un mouvement d'effroi, vous m'avez offert de m'accompagner chez son Altesse Royale Madame; vous me donnerez ainsi l'assurance qui me manque, et si vous le jugez a propos, je serai heureuse d'etre presentee, sous vos auspices, a Monseigneur le duc d'Orleans. --Nous allons donc de ce pas chez son Altesse Royale Madame, dit le comte de Saint-Aignan. Quant a vous, maitre Langeli, je vous dispense de porter la queue de la robe de madame la marquise de Sevigne. --Vous savez, Monseigneur, reprit vivement Langeli, que sa Majeste daignera entendre, ce soir, le clavecin magique du sieur Raisin, ex-organiste de la ville de Troyes? Nous nous retrouverons donc l'un et l'autre, a cette occasion, en face de sa Majeste. Quant a madame la marquise, je desire qu'elle se souvienne, comme je m'en souviens et m'en souviendrai toujours, de la gracieuse epigramme qu'elle m'a jetee jadis au visage, devant ma bonne maitresse la reine-regente Anne d'Autriche: "Il y a ici-bas tant de fous, dont les agreables folies sont gratuites, que je ne comprends pas comment on trouve bon de payer les folies maussades de Langeli." Adieu vous dis, Madame la marquise: vous vous rappellerez que tout se paie ici, meme les folies des autres. Langeli salua encore, d'un air goguenard, et s'enfuit en poussant des eclats de rire. Le comte de Saint-Aignan etait indigne et fit mine de donner un ordre pour mettre a la raison le fou du roi. --Ce malotru semble se rejouir d'une mechancete qu'il aurait faite, dit-il inquiet et preoccupe. En tout cas, Madame la marquise, il accuse un sentiment de vengeance contre vous et contre votre mari defunt. Il faudra debarrasser la cour de cette vermine. La marquise de Sevigne, en se presentant chez la duchesse d'Orleans, apprit, avec beaucoup de contrariete, que Madame etait allee chez le roi et la reine, avec les deux enfants, que Langeli avait mis sous sa garde. Le comte de Saint-Aignan ne s'expliquait comment ces enfants, qu'il avait fait chercher si longtemps dans tous les coins du palais, avaient ete retrouves par Langeli et conduits directement par lui chez Madame. Il proposa donc a la marquise de Sevigne qui devait etre rassuree a leur egard, de l'introduire aupres de Monsieur, frere du roi, dans l'intention de degager sa promesse vis-a-vis du comte de Bussy, en le tirant d'un mauvais pas. Philippe de France, duc d'Orleans, la recut avec autant d'empressement que de curiosite; il avait depuis longtemps le desir de connaitre la femme distinguee, qui ecrivait ces incomparables lettres que les beaux esprits de la cour regardaient comme des chefs-d'oeuvre. Apres les compliments qu'il se plut a lui adresser, il se felicita de la voir revenir a la cour, ou elle etait toujours presente, depuis douze ans, par les sympathies et les admirations qu'elle y avait laissees, en se retirant a Paris, avec ses enfants. --Monseigneur, reprit-elle, je m'etais eloignee de la cour, a la suite du plus grand malheur qui put arriver a une mere de famille, mais aujourd'hui la mere de famille reparait avec un fils et une fille, qu'elle a eleves dans son veuvage et qu'elle vient mettre sous la protection de Sa Majeste et de l'auguste famille royale. --Vous devez etre assuree de cette protection, repondit Monsieur, et pour ma part, je me tiendrai tres heureux de vous prouver, en toute circonstance, combien je vous porte d'interet et combien je me rejouis de vous revoir parmi nous. --Monseigneur, reprit-elle, j'ai besoin de compter sur la bienveillance de Votre Altesse Royale, en venant, des le premier jour de mon rappel a la cour de Sa Majeste, adresser au roi une requete et recommander respectueusement cette tres humble requete a Votre Altesse. --Quel que soit l'objet de la requete que vous voudrez bien me presenter, dit le prince, vous devez etre sure, Madame la marquise, que j'y ferai droit aussitot, et m'estimerai tres heureux de vous temoigner toute l'estime que vous meritez. --Il s'agit de mon cousin le comte de Bussy-Rabutin, repliqua-t-elle en se hatant de profiter des bonnes dispositions du duc d'Orleans. Il faut que je sois bien persuadee que je plaide une cause juste et honorable, ajouta-t-elle chaleureusement, pour oser venir devant vous, Monseigneur, combattre et repousser une accusation, qui ne m'inspirerait que de l'horreur et du mepris, si elle etait fondee. --Vous savez, Madame, dit le duc d'Orleans avec un embarras melange de tristesse, que le comte de Bussy a commis une bien mauvaise action, en offensant gravement Son Altesse Royale Madame, et en m'offensant moi-meme par le meme fait, qui a inspire au roi la plus juste indignation. --Monseigneur, reprit vivement la marquise de Sevigne, je n'hesite pas a declarer que mon parent est innocent de l'abominable action qu'on lui impute, et je me porte caution de son innocence, en priant M. le comte de Saint Aignan de vouloir bien se faire garant de ma declaration formelle a cet egard: M. le comte de Bussy-Rabutin, marechal de camp des armees du roi, est incapable d'une pareille noirceur et d'une si odieuse ingratitude, il proteste de toutes ses forces contre ses accusateurs et il demande a etre place en face d'eux pour les confondre. Je supplie M. le comte de Saint-Aignan de venir en aide a la demarche que je me suis permis de tenter aupres de Votre Altesse Royale, avant d'aller me jeter aux pieds du roi et lui demander justice et grace pour un de ses plus fideles serviteurs. --Je ne fais aucune difficulte d'appuyer la demarche si honorable que madame la marquise de Sevigne a ose faire aupres de Votre Altesse Royale, dit le comte de Saint-Aignan. J'ai etudie l'affaire en question, et je me plais a reconnaitre qu'il n'existe pas la moindre charge serieuse a l'egard du comte de Bussy. La miserable chanson qu'on l'accuse d'avoir composee ne saurait lui etre attribuee, a aucun point de vue, car, sans parler de l'infamie de cette piece lachement calomnieuse, c'est une oeuvre si plate, si grossiere et si ridicule, qu'on ne peut supposer qu'elle soit de l'homme le plus raffine et le plus spirituel de la cour. --On croirait, il est vrai, dit le duc d'Orleans en se rangeant a l'opinion du comte de Saint-Aignan, on croirait qu'elle a ete faite par quelque sot de bas lieu, qui ne soupconne pas meme ce que c'est que la langue, l'orthographe et la poesie. Mais ne vous souvient-il pas d'un autre gentilhomme, que je ne veux pas nommer, puisqu'il a fait amende honorable et qu'il est a jamais en disgrace? Il n'etait pas sot, celui-la, et pourtant il avait fait fabriquer, par son laquais, une chanson du meme style, qu'il colportait et chantait lui-meme dans les reunions de debauche.... --Ah! monseigneur s'ecria le comte de Saint-Aignan, il y a entre Bussy et le seigneur dont parle Votre Altesse Royale, il y a la distance du soleil a la planete de Mercure. Bussy est un poete excellent, malicieux sans doute, mais de l'esprit le plus fin, le plus delicat, le plus charmant.... --Hola! Saint-Aignan, vous vous enflammez trop pour le talent de votre mauvais sujet! interrompit le prince. Je me range a votre avis, quant au talent, mais il faut avouer, en revanche, que le comte de Bussy est bien aussi le plus leger, le plus imprudent, le plus inconsequent des hommes. Mais, puisque madame la marquise veut bien se porter caution pour son cousin, je ferai reparation d'honneur a ce pauvre Bussy, qui est assez puni par vingt-quatre heures de prison, et nous allons, s'il vous plait, prier de faire mettre en liberte le prisonnier, qui pourrait, des ce soir, venir remercier Sa Majeste le roi. Le duc d'Orleans, accompagne du comte de Saint-Aignan, se rendit aussitot chez le roi, ou Madame etait encore avec les deux enfants de la marquise de Sevigne. Celle-ci ne fut pas admise sur-le-champ a les voir, car ils avaient ete meles a un bien etrange evenement, que leur mere ignorait. Au moment ou ils entraient dans l'appartement de Madame, sous la conduite du bouffon Langeli, qui se retira en riant, comme il en avait l'habitude, un papier roule etait tombe d'une des poches du marquis de Sevigne qui n'y prit pas garde, et la duchesse d'Orleans, ayant remarque la chute de ce papier, avait prie tout bas une de ses dames de le ramasser et de le lui remettre. Ce papier n'etait autre qu'une copie de la chanson injurieuse, qu'on avait fait circuler contre elle, en l'attribuant a Bussy-Rabutin. L'indignation de Madame fut grande, mais ne pouvait pas subsister longtemps a l'egard du marquis de Sevigne, qui n'avait pas plus connaissance du papier tombe de sa poche, que de la chanson que contenait ce papier. L'agent inconnu de cette lache machination avait pousse la perfidie jusqu'a signer du nom de Bussy-Rabutin la chanson satyrique, qu'on avait voulu faire passer ainsi sous les yeux de la princesse, qui y etait l'objet des plus ignobles injures. Elle demanda pourtant des explications au marquis de Sevigne, qui lui raconta le plus naivement du monde comment Langeli l'avait enferme a son insu dans une cave des Communs, et comment ce bouffon du roi l'en avait fait sortir, deux heures apres, pour le conduire, avec sa soeur, chez la princesse. Il n'en savait pas davantage, et il se plaignait amerement de ce que cet impertinent individu s'etait permis d'attenter a sa liberte, sous pretexte de l'empecher de chatier un comedien qui l'avait insulte. Louis XIV avait donc fait comparaitre Langeli, pour l'interroger sur les mefaits dont il paraissait coupable, car ce ne pouvait etre que lui qui avait glisse dans la poche du jeune Sevigne la chanson diffamatoire, que ce dernier ne soupconnait pas meme avoir apportee avec lui dans la chambre de la duchesse d'Orleans. Celle-ci, irritee de longue date contre les insolences du bouffon du roi, etait bien aise de tirer parti d'une occasion qui s'offrait de debarrasser la cour d'un personnage hostile et desagreable a tout le monde, mais que le roi tolerait et meme soutenait, par deference pour la reine-mere, qui le lui avait specialement recommande. Il s'agissait d'obliger Langeli a se reconnaitre l'auteur de la malice infernale qu'on ne devait imputer qu'a lui, attendu que le marquis de Sevigne ne savait pas meme quel etait le papier qu'on avait vu tomber de sa poche; or, ce jeune homme, depuis son arrivee a Versailles, avait ete livre exclusivement aux etranges sevices de cet etre malfaisant. Celui-ci niait effrontement ou refusait de repondre. La situation changea quand mademoiselle de Sevigne, qui etait restee neutre jusqu'alors dans le debat, declara que Langeli, en la menant avec son frere chez Madame, tenait a la main un papier roule. --Langeli, dit tout a coup le roi avec un visage menacant et une voix terrible, si tu t'obstines a mentir ou a refuser de parler, je te ferai trancher la tete, comme a un rebelle et a un parjure! --Ah! sire, reprit le bouffon effraye, vous ne ferez pas cela, pour l'honneur de votre tres honoree mere, ma bonne maitresse! --Je le ferai tout a l'heure, poursuivit le roi, si tu ne declares pas qui a fait la copie de cette execrable chanson; qui l'a signee du nom de Bussy-Rabutin, et qui l'avait glissee dans la poche du marquis de Sevigne, pour qu'elle tombat dans la chambre meme de Son Altesse Royale. --C'est moi, sire, c'est moi! repondit Langeli, qui avait pris au serieux la menace du roi; je n'y entendais pas malice, je voulais seulement divertir Votre Majeste, en mettant les gens dans l'embarras et en chassant de la cour le fils d'un gentilhomme, du defunt marquis de Sevigne, mort en duel il y a douze ans, qui m'avait fait battre par ses laquais, alors que la reine-mere, ma bonne maitresse, etait encore la pour me proteger. Je me suis venge aussi, en meme temps, du comte de Bussy, qui depuis dix ans ne m'avait pas rencontre une seule fois, sans me crier aux oreilles: "Monsieur le fou, quand aurez-vous un collier de chanvre autour du cou, pour vous payer de vos merites?" [Illustration: Louis XIV avait donc fait comparaitre Langeli, pour l'interroger sur ses mefaits.] --Langeli, lui dit le roi avec une froide severite, tu es trop vieux maintenant, pour qu'on te fasse fouetter par les pages, en chatiment de tes mechancetes, mais je te defends de reparaitre jamais devant mes yeux, sous peine d'etre mis a la chaine et enferme dans une cage de fer, avec les betes de ma menagerie. Va-t'en! Louis XIV etait le seul homme au monde que Langeli n'osait pas regarder en face: il n'essaya pas de protester contre son arret et partit, la tete basse, en poussant de gros soupirs et en pleurant a sanglots. Il alla se cacher au fond des jardins, ou on l'entendit gemir toute la nuit. Le lendemain, on le trouva noye dans un des bassins du parc de Versailles. Cependant le roi avait daigne ecouter la justification du comte de Bussy, que Monsieur se chargea de presenter lui-meme, en faisant intervenir sa femme, qui se plut a declarer qu'elle ne se sentait pas le courage de garder rancune a un parent et ami de la marquise de Sevigne. Ordre fut donne a l'instant de mettre en liberte le prisonnier, qui demandait a venir humblement se jeter aux pieds de Sa Majeste. --Qu'il ne soit plus parle de cette sotte affaire, dit le roi, et que M. de Bussy se contente de remercier sa cousine, madame la marquise de Sevigne, qui pourra, si elle le juge bon, nous l'amener, ce soir, a l'audition de l'orgue magique du sieur Raisin. Cet orgue magique avait fait grand bruit, depuis quelque temps, a Troyes, en Champagne, et dans les autres villes de la province. C'etait, disait-on, une invention extraordinaire qui tenait du prodige, et peu s'en fallut que l'organiste Raisin, qui en etait l'auteur, ne passat pour sorcier, car l'instrument, qu'il avait invente, et dont il dirigeait les operations mecaniques, reproduisait, comme en echo, tous les airs que le musicien executait lui-meme sur le clavier de son orgue, et cette reproduction de ces memes airs, absolument identique, se repetait autant de fois qu'on pouvait le desirer et toujours avec la meme perfection. Langeli, qui connaissait l'inventeur de l'Orgue magique (c'est ainsi que cet orgue merveilleux etait nomme), n'avait pas eu de cesse que son ami Raisin ne fut mande a Versailles, pour se faire entendre, avec son instrument devant le roi. L'audition devait avoir lieu, ce soir-la, et toutes les personnes de la cour qui se trouvaient au chateau furent averties de venir a cette curieuse seance musicale. L'assemblee etait peu nombreuse, parce que la plupart de ceux qui devaient assister, peu de jours apres, a la representation du _Ballet des Arts_, n'etaient pas encore arrives a Versailles. Il n'y avait donc pas plus de cent personnes, reunies dans un nouveau salon du palais, lequel, tout resplendissant de dorures et de peintures, etait a peine abandonne par les habiles ouvriers qui en avaient acheve l'ornementation, que faisait ressortir le brillant eclairage de mille bougies. On avait depose sur une estrade la lourde caisse en bois noirci qui contenait l'orgue magique, et Raisin, revetu d'un riche habillement espagnol qu'il avait porte au theatre dans plusieurs comedies, attendait, debout, a cote de son instrument, l'entree du roi et de la famille royale. Il etait fort preoccupe du succes de l'epreuve decisive qu'il allait tenter devant une pareille assemblee; il avait cherche des yeux, pour s'encourager, sou ami Langeli, et il s'etonnait de ne pas l'apercevoir dans la salle. Quant a sa vieille mere, la pauvre femme avait obtenu a grand'peine l'autorisation de rester cachee derriere une porte, ou elle pouvait tout entendre sans rien voir. Toute sa pensee se concentrait sur son petit Jacques, qu'elle savait renferme dans l'interieur de l'instrument, ou il devait rester, sans air et sans lumiere, pendant plusieurs heures. --Malheureux enfant! murmurait-elle tout bas: un jour ou l'autre, il mourra etouffe dans cette affreuse boite, ou il est condamne a passer la plus grande partie de sa vie. Dieu fasse qu'il grandisse assez vite pour etre delivre de sa prison! On annonca le roi, et Louis XIV parut, dans tout l'eclat de son grand habit de cour, suivi de la reine Marie-Therese, de son frere Monsieur le duc d'Orleans, de sa belle-soeur Madame Henriette d'Angleterre, et de plusieurs princes et princesses de sa famille, qui prirent place a ses cotes. Madame avait fait reserver des sieges aupres d'elle pour la marquise de Sevigne et ses deux enfants, qu'elle comblait d'attentions et de politesses. Des que tout le monde fut assis, on vit s'avancer le comte de Bussy-Rabutin, en grand costume de cour, qui, conduit par son ami, le comte de Saint-Aignan, venait saluer le roi. --On est satisfait de vous voir, apres une courte absence, lui dit le roi avec moins de froideur qu'a l'ordinaire. Je vous avais fait inviter par votre gracieuse parente, madame la marquise de Sevigne; vous ferez bien de vous rapprocher d'elle et de vous guider souvent d'apres ses avis. Bussy s'inclina profondement et alla occuper un siege qu'on avait laisse vide a cote du marquis de Sevigne. Le roi donna l'ordre de commencer le concert. Le musicien, dont l'emotion s'augmentait a chaque instant, ouvrit d'une main tremblante le clavier de l'orgue magique, et il n'etait plus visible de personne, lorsqu'il se fut assis devant cet orgue, qui le couvrait entierement. Mais mademoiselle de Sevigne l'avait vu, l'avait reconnu, et sa memoire lui rappelait alors tout ce dont elle avait ete le temoin involontaire dans une chambre des Communs du palais, ou elle etait restee assez longtemps evanouie. L'effroi et l'aversion que lui avait inspires ce musicien ivrogne et brutal, qui maltraitait son fils, en l'accablant d'injures et de menaces, se raviverent tout a coup dans l'esprit de cette jeune personne, que tenaient emue et oppressee les souvenirs confus de sa bizarre aventure. Elle ne se rendait pas bien compte de ce qui s'etait passe pendant son sejour accidentel au milieu de cette famille de bohemiens, qui n'avaient eu pour elle que des egards respectueux et attentifs; mais elle se rappelait que le coffre, contenant l'orgue magique renfermait aussi un etre vivant, un pauvre enfant malade, une victime qui souffrait peut-etre cruellement a cette heure-la meme, et qui devait souffrir ainsi en silence jusqu'a ce qu'on lui eut permis de remuer, d'etendre ses membres comprimes et de respirer a l'air libre. Les sons de l'orgue, que Raisin touchait admirablement, produisaient dans l'assemblee une profonde impression: c'etait un hymne religieux, dans lequel l'executant imitait le chant gregorien de la chapelle du pape, en l'entrecoupant par des choeurs de voix feminines. Le morceau acheve, le musicien se leva et vint se replacer debout a cote de son orgue. Apres quelques instants de silence et d'emotion, l'instrument, qui etait devenu muet, reprit tout a coup la parole, et repeta sur un mode plus lent et moins energique le morceau de musique religieuse, que l'organiste venait de jouer avec une execution si puissante et si habile. On eut dit qu'un echo, cache dans les profondeurs de cet orgue, avait retenu fidelement les accords que l'organiste savait tirer des tuyaux de son instrument. Tous les assistants, malgre la presence du roi, ne purent se defendre de manifester leur etonnement et leur admiration. L'orgue ayant fait silence, le musicien se remit a son clavier et fit entendre un air italien, compose de flutes et de hautbois dans le genre tendre et langoureux. Puis, son execution terminee, le musicien descendit de son estrade, pour montrer qu'il etait entierement etranger a l'action mecanique de son orgue, qui executa seul, apres lui, le meme air italien, avec plus de douceur encore et de melodie. L'organiste renouvela trois fois de suite une experience analogue, et trois fois l'orgue magique, sans subir aucun contact avec la main de l'homme, rendit en echo un peu affaibli les divers morceaux executes par le musicien. Un dernier essai fut moins heureux. Raisin venait d'achever une cantate, entremelee de symphonies brillantes, et il attendait, avec anxiete, que l'orgue se mit a executer son solo magique; car il n'etait sorti de l'orgue qu'un soupir qui ressemblait a un gemissement. --Madame! dit Mademoiselle de Sevigne, en se penchant a l'oreille de la duchesse d'Orleans, Madame! Il y a la-dedans un enfant qui se meurt! La princesse avait compris, avait devine; elle se pencha, a son tour, a l'oreille du roi, et lui fit remarquer la contenance effaree du musicien, qui, pale, les yeux hagards, s'etait approche de son instrument et avait l'air de s'y attacher avec les mains pour se soutenir et ne pas tomber sans connaissance. Soudain, une voix stridente se fit jour a travers l'entrebaillement d'une porte fermee, et retentit dans le salon, ou l'emotion apparente du musicien avait gagne de proche en proche tous les spectateurs. --Jacques! disait cette voix lamentable: le petit se meurt, le petit va mourir etouffe! Ouvre, ouvre ta machine! Jacques, pour l'amour de Dieu, sauve notre enfant! Louis XIV avait donne un ordre, et deux pages de la chambre etaient deja en conference avec Raisin, qu'ils sommaient, au nom du roi, de mettre a decouvert le secret de l'orgue magique. Le musicien essayait de resister et demandait avec instances qu'on se contentat de transporter dans une autre salle le coffre qui contenait son jeu d'orgue; il suppliait a mains jointes, il invoquait son privilege, ses droits d'inventeur mecanicien et organiste. --O mon Dieu! disait Mademoiselle de Sevigne, qui connaissait seule le secret de l'orgue magique: ce mauvais pere laissera perir son enfant! --Que de retards! que de resistances! disait le roi a Madame: cet homme est bien ose de desobeir a mes ordres? Ca, qu'on brise sa machine a coups de marteau! Je veux voir ce qu'il y a la-dedans. Raisin ne se le fit pas dire une seconde fois; il alla ouvrir lui-meme le compartiment, dans lequel son fils etait renferme, et il l'en tira evanoui, sans haleine et sans mouvement. Une rumeur immense d'inquietude et d'indignation s'eleva de toutes parts. Mais le musicien eut recours aux moyens qu'il avait deja employes souvent, pour combattre un commencement d'asphyxie: il secoua l'enfant, lui souffla dans la bouche, lui frotta les tempes et lui humecta les paupieres avec de la salive. L'interet palpitant de cette scene inattendue tenait en emotion tous ceux qui en etaient temoins; les femmes poussaient des exclamations, aussitot reprimees; quelques-unes etaient sur le point de perdre le sentiment. Enfin, l'enfant avait rouvert les yeux, et il portait autour de lui un regard indecis; il se ranima rapidement et parvint a se mouvoir, en retrouvant la conscience de lui-meme, lorsque son pere lui ordonna de s'agenouiller et d'implorer le pardon du roi; mais cet enfant etait incapable de prononcer une parole. --Sire, dit Raisin, qui reprit l'assurance et la hardiesse d'un ancien comedien, j'expose respectueusement aux regards de cette illustre assemblee le secret de l'orgue magique, ce secret qui etait l'unique ressource de ma pauvre famille. Cet enfant est mon fils, age de six ans a peine et deja fort bon musicien; s'il n'etait pas si jeune, je demanderais a Votre Majeste de vouloir bien l'attacher a sa chapelle, tandis que, moi, je reviendrais a mon premier metier, qui fut l'etat de comedien, et j'aspirerais a entrer dans la troupe royale de l'Hotel de Bourgogne. --L'enfant est de bonne mine, disait le duc d'Orleans, qui n'osait prendre une decision sans l'aveu du roi. Je pourrais le faire elever et instruire par le gouverneur de mes pages, et plus tard, il ferait un tres bon valet de musique. La bohemienne, aieule de cet enfant, s'etait echappee des mains de la livree, qui s'efforcait de la retenir et de faire taire ses lamentations et ses cris; elle fit irruption dans le salon et alla se precipiter aux pieds du roi. --Sire! sire! disait-elle, en sanglotant, que Votre Majeste daigne me laisser mon petit Jacques, que son pere martyrise et qu'il a failli, sans le vouloir, faire perir aujourd'hui meme sous les yeux de Votre Majeste! Je suis la vieille mere de tous les Raisin, qui se distinguent dans la comedie et dans la musique; j'ai ete moi-meme musicienne et comedienne. Si Votre Majeste daignait m'accorder le privilege de la troupe des petits comediens de Monseigneur le dauphin.... --Etes-vous folle, la mere! interrompit Louis XIV. Le dauphin, qui est ne au mois de novembre 1661, n'a guere plus d'une annee, a cette heure. --Monseigneur le Dauphin grandira, repartit la vieille avec vivacite, et alors le premier comedien de sa troupe sera mon petit-fils Jacques, presentement age de six ans et demi. Louis XIV, qu'on n'avait jamais vu rire, excepte au theatre, accueillit en riant la requete de la mere de tous les Raisin, et lui promit de signer, le lendemain meme, les lettres patentes etablissant la troupe des petits comediens du dauphin. Cette troupe, d'une espece toute nouvelle, devait avoir de grands succes a la cour, grace au talent de son principal acteur. Quant a Jean-Baptiste Raisin, il obtint des lettres du roi pour entrer dans la troupe royale de l'Hotel de Bourgogne, et, sans etre un des meilleurs comediens de cette excellente troupe, il se corrigea du defaut de boire comme un musicien. Peu de temps apres la derniere seance ou l'on entendit l'orgue magique, le _Ballet des Arts_ fut represente, a Versailles, avec pompe: le roi y dansa, ainsi que son frere et Madame. Cependant, la marquise de Sevigne refusa absolument d'y figurer, en disant que sa condition de veuve s'opposait a sa reapparition sur la scene des ballets de la cour, ou sa fille etait en age de paraitre a sa place pour obeir aux volontes du roi. --Maintenant que Langeli est mort, dit a ce sujet l'incorrigible Bussy-Rabutin sauve par sa cousine, de la Bastille et d'un proces facheux, personne n'osera dire a Sa Majeste, qu'un roi qui danse dans un ballet n'est pas meme le roi des baladins. LES ESPIEGLERIES DE CREBILLON (1680) Prosper Jolyot de Crebrillon, ne en 1674 a Dijon, fils d'un greffier de la Cour des Comptes de cette ville, est envoye, de bonne heure, a Paris, pour y faire des etudes qui pussent lui permettre d'entrer avec distinction dans la carriere de la magistrature, ou sa famille s'etait illustree depuis plusieurs generations. Des l'age de dix ans, il annoncait les belles qualites d'ame et d'esprit qui lui meriterent l'estime et l'admiration de ses contemporains, comme homme et comme auteur dramatique; mais son imagination ne s'etait pas encore preparee au genre sombre qu'il devait imiter du theatre grec dans ses tragedies d'_Atree et Thyeste_, d'_Idomenee_, d'_Electre_ et de _Rhadamiste et Zenobie_; il aimait deja le merveilleux, les contes et les aventures originales; lui-meme s'amusait a inventer une foule de ruses comiques, d'intrigues ingenieuses, de joyeuses faceties, pour le passe-temps de ses camarades du college Louis-le-Grand. Il se livrait, tout jeune, avec delices, a une paresse dont il ne se corrigea jamais: c'etait une reverie somnolente de poete, qui le captivait, au moment de l'inspiration, et qui revelait d'avance les allures capricieuses de son genie; rien n'avait le pouvoir de dompter cette humeur fantasque, souvent en guerre ouverte avec les regles du college et l'autorite des maitres. Ses dispositions a la mollesse faineante se montraient surtout au dortoir, ou il etait toujours le premier et le dernier au lit. Quand une fantaisie de repos ou de pensee l'enchainait, le matin, sur son oreiller, le bourdon de Notre-Dame n'eut pas sonne assez fort pour l'eveiller, et il ne se serait pas leve plus vite si le feu avait pris a la maison; les punitions, le jeune, le fouet et le cachot echouerent contre son invincible entetement. La cloche, qui forcait les ecoliers a sortir de leurs draps avant le jour, n'avait pas de plus implacable ennemi que notre poete en herbe, qui faisait semblant de ne jamais l'entendre. Cette obstination invincible, qui peut avoir quelquefois de graves et serieuses consequences dans la vie de l'homme, est, d'ordinaire, intolerable chez les enfants, car elle encourage a l'effronterie et a l'orgueil. Crebillon, neanmoins, n'etait pas deteste des jesuites, ses instituteurs. Les Peres jesuites avaient le talent de deviner, d'apprecier la valeur intellectuelle et morale de leurs eleves; ils n'epargnaient aucun moyen de seduction pour enroler les plus distingues dans leur Societe, que protegeaient alors la haute capacite et le merite eclatant de ses membres. Crebillon avait donc fixe les yeux de ces savants professeurs, par la facilite de son travail, la richesse de sa memoire et les ressources de son intelligence; il etait devenu, presque sans y penser, le plus instruit de sa classe, et ses succes, aussi solides que brillants, faisaient couvrir d'un manteau d'indulgence sa conduite legere et turbulente, ses eternels bavardages, ses tours malicieux et son inflexible tenacite. Outre la cloche du college, son ennemie irreconciliable, Crebillon avait en aversion ceux qui la sonnaient, et ceux-la le payaient aussi de retour. C'etaient les deux correcteurs ou Peres fouetteurs, qui s'etaient rendus dignes de cet emploi executif, par un long zele eprouve au service de la Compagnie de Jesus, laquelle croyait utile d'appliquer a l'education la severite des peines corporelles. Le Pere Griffon et le Pere Fremion reunissaient, a cette penible charge, qui les mettait sans cesse en fonctions, le poste de sonneurs qu'ils occupaient a tour de role. Leur rigoureuse exactitude avait lieu de se manifester, tous les jours, dans l'un et l'autre ministere. Ainsi ils ne retardaient pas d'une seconde le chatiment que le regent ou maitre de classe avait decrete contre un coupable, et les verges, dans leurs mains equitables, n'etaient ni des armes d'injustice, ni des instruments de vengeance, excepte cependant lorsque c'etait Crebillon qu'on livrait a leur bras seculier: alors leur ressentiment personnel faisait d'un devoir un plaisir, et les coups tombaient dru, sans que la victime daignat faire entendre une plainte. Ils sonnaient la cloche a tour de bras, pour appeler les collegiens au dortoir, au refectoire, a l'eglise et a la classe; mais ils avaient beau se relayer tous les matins, pour venir tourmenter Crebillon, toujours endormi ou immobile dans son lit, a l'heure du lever, celui-ci ne tenait compte de leur avertissement, soit qu'ils lui tirassent l'oreille, soit qu'ils lui adressassent un bon coup de verges, soit qu'ils le secouassent par les cheveux, il ne pleurait pas de douleur, mais quelquefois il pleurait de rage. Cette inimitie, si cordialement partagee par le jeune eleve, datait de plusieurs annees. Crebillon, en arrivant au college de Louis-le-Grand, apres une enfance heureuse et libre au sein de sa famille, avait eu peine a s'accoutumer aux punitions usitees chez les jesuites, et la premiere fois que le Pere Griffon, qui etait sourd, fut requis pour lui donner le fouet il se defendit d'abord avec une inutile eloquence, et finit par lutter contre le droit du plus fort, non sans avantage, puisque le visage de l'homme aux verges en conserva les cicatrices plus longtemps que le derriere du petit rebelle. Le Pere Fremion, qui etait muet, fut encore plus maltraite, la seconde fois que Crebillon passa sous les verges, et il laissa presque la moitie de son nez sous la dent d'un adversaire, indigne d'un traitement brutal, dont son corps avait moins encore a souffrir que son orgueil. Depuis cette double execution, qui commenca la querelle du fustigie contre les deux Peres fouetteurs, Crebillon n'avait pas cesse de se venger d'eux par toutes les malices que lui suggerait cette haine profonde et ardente, qui devait plus tard lui inspirer de si terribles scenes dans ses pieces de theatre. Tantot il leur lancait, en tapinois, une balle, une pomme, une pierre, un encrier; tantot il les aspergeait d'encre ou les inondait d'eau; tantot il les attachait l'un a l'autre par le bas de leur soutane; tantot il tendait une ficelle sur leur passage, pour les faire tomber; tantot il cachait leur chapeau et le remplissait de sable ou de cendre; tantot il emiettait du pain dur dans leurs draps, pour les empecher de dormir. Il savait aussi semer adroitement, entre eux, des germes de discorde, qui se developpaient par le seul fait de leurs infirmites reciproques, de telle sorte que le muet ne pouvait se faire comprendra du sourd, et que le sourd ne comprenait rien de ce que le muet voulait lui dire. De la des coleres amusantes qui se traduisaient par des pantomimes burlesques. [Illustration: Le pere Griffon qui etait sourd, fut requis pour lui donner le fouet.] C'etait Crebillon qui derobait le vin de leurs repas c'etait lui qui jetait du poivre dans leur soupe et qui enlevait la viande sur leur assiette. C'etait lui surtout qui les induisait en erreur pour les heures de travail, en allant deranger la marche de l'horloge du college. En un mot, il etait sans pitie pour ces deux etres inoffensifs, respectables par leur age comme par leur habit. Un jour, il enferma le muet dans le donjon de l'horloge, ou personne ne remarquait d'en bas les signes desesperes par lesquels le prisonnier reclamait sa delivrance, tandis que son collegue etait emprisonne dans un souterrain, aussi sourd que lui, au fond duquel il serait mort d'inanition, si un tonnelier qui travaillait pres de la ne fut accouru a ses cris. Le Pere Griffon, le sourd, avait vieilli dans le college que sa robe noire balayait depuis cinquante ans, sans y avoir ramasse la moindre instruction. Il etait chauve, louche, et remarquable par son nez de rubis; il buvait sec et frequentait la cave du _principal_, qui, disait-on, etait trop bon chretien pour ne pas s'apercevoir que son vin avait ete baptise. Le Pere Griffon, renomme pour sa dexterite a manier les verges de bouleau et le fouet a lanieres de cuir, avait besoin de se donner des forces, qu'il n'eut point tirees d'une nourriture trop frugale; aussi mangeait-il de la chair de porc, en jambons, en andouilles et en saucisses, avec d'autant meilleur appetit, qu'il n'avait pas a observer la religion juive. Quant au Pere Fremion, le muet, qui ne cultivait pas moins attentivement les sensualites de l'estomac, il etait de haute taille, maigre, pale et jaune. Malgre la servilite de ses attributions, il passait pour avoir accueilli ca et la quelques bribes de latin, que son mutisme le dispensait de montrer aux ecoliers; il affectait toujours un maintien grave et solennel, quoiqu'il n'eut pas de plus serieuses affaires que ses verges et sa cloche. Il est vrai qu'il ne perdait jamais de vue le cadran de l'horloge, au milieu de ses promenades solitaires dans la grande cour du college, pendant lesquelles il remuait toujours les levres, comme s'il se parlait a lui-meme. [Illustration: Les eleves de cinquieme, au college de Louis-le-Grand, reunis dans leur quartier, autour du poele.] Un soir d'hiver de l'annee 1680, les eleves de cinquieme, reunis dans leur quartier, autour du poele, apres le souper maigre du vendredi, s'entretenaient tout bas de leurs miseres scolaires, pendant que le maitre, absorbe dans la lecture d'un livre theologique du P. Sanchez, negligeait d'epier et d'ecouter leurs conversations, qui degeneraient en propos factieux. Crebillon maudissait energiquement l'horrible tyrannie qu'il y avait a mettre sur pied de pauvres enfants, avant l'aube, par la froide temperature de decembre; ses auditeurs opinerent tous du bonnet, mais n'opposerent que des lamentations timides et passives aux projets de revolte que le jeune dramaturge essayait de fomenter; tant, a cette epoque, sous l'empire absolu de la Compagnie de Jesus, l'enfance etait soumise a la regle du college et craintive devant la rigueur du chatiment. --Mes amis, disait Crebillon avec ce genereux devouement qui exalte les plus timides, c'est trop longtemps souffrir que les Peres Griffon et Fremion, ces suppots du diable, qui ont l'ame plus noire que leur robe, nous oppriment jusque dans notre sommeil, pour tyranniser les eleves les plus studieux, que leurs brutalites ne peuvent atteindre. Cependant il ne nous faudrait qu'un peu d'adresse pour venir a bout d'un sourd et d'un muet. Je ne demande pas qu'on me seconde, mais qu'on me promette seulement le secret, quoi qu'il arrive, dans ce que j'ai resolu de faire. --Ah! qu'as-tu resolu, Prosper? interrompirent en choeur les assistants, qui reconnaissaient tous chez Crebillon une superiorite d'esprit et de finesse. Dis-nous cela vite. Vraiment, nous te promettons de subir la retenue, les arrets et le fouet, comme des Spartiates, pourvu que le tour en vaille la peine, et malheur a celui d'entre nous, qui, comme un cafard, s'en irait rapporter aux Peres!... --Je sais que vous etes de braves garcons, reprit Crebillon d'un air protecteur, et c'est plaisir que de se risquer a se faire punir pour vous rendre service; mais vous n'etes point assez hardis, pour vous venger. Moi, je ne craindrais pas meme le general de la Compagnie de Jesus! Ainsi, je me moque des Peres fouetteurs. Comptez donc sur moi pour dormir tout votre soul, demain matin et jours suivants, en depit de la cloche, que ni sourd ni muet ne pourra faire tinter pour le reveil. Cette cloche, dont les sons retentissants avaient force de loi dans le college de Louis-le-Grand, depuis cinq heures du matin jusqu'a neuf heures du soir, etait suspendue justement au-dessous du dortoir ou couchait Crebillon, et la corde qui servait a la mettre en branle se trouvait renfermee, en bas, a hauteur d'homme, dans une sorte d'armoire, dont les sonneurs avaient seuls la cle. Le petit conspirateur, sachant que c'etait le pere Griffon qui devait le lendemain sonner le reveil, ainsi que tous les exercices de la journee, eut l'idee de supprimer le son de la cloche, pour tromper l'oreille du pauvre sourd; il attendit que le college fut endormi, et, s'armant d'une tenaille cachee sous son chevet, il se leva doucement, s'habilla sans bruit et sortit du dortoir a pas de loup, sur un palier dont la fenetre, qu'il avait laissee ouverte d'avance, lui permettait de toucher la cloche avec la main; il decrocha habilement avec sa tenaille le battant de cette cloche et l'emporta dans son lit, ou il attendit, en dormant d'un plein sommeil, l'effet de sa mysterieuse expedition. Le lendemain, comme il l'avait prevu, l'heure du reveil se passa sans que la cloche avertit les dortoirs, qui resterent silencieux plus tard qu'a l'ordinaire ce matin-la. Le Pere Griffon s'etait reveille aussi exactement que les autres jours, au moment ou le marteau de l'horloge, qu'il n'entendait pas, s'ebranlait pour frapper le coup de quatre heures, car jamais sonneur de cloche ne fut plus fidele a son devoir. Il descendit, a moitie vetu, dans la cour, malgre le froid apre et brumeux qui precedait le point du jour; il saisit de confiance la corde qu'il avait tiree de l'armoire, et la secoua longtemps, sans que la cloche rendit aucune vibration; mais la routine avait tellement supplee au sens de l'ouie, qui lui manquait, que le mouvement etait pour lui l'image du bruit. Son oreille complaisante crut percevoir le son eclatant de la cloche, qu'il agitait en mesure, sans que l'airain prit sa voix accoutumee. Cette voix si discordante et si tyrannique ne se faisant pas entendre aux dormeurs, pas un d'eux ne bougea, et ceux qui, par habitude, s'etaient eveilles a l'heure ordinaire, en baillant, s'assoupirent de nouveau pour profiter du supplement de sommeil qu'ils devaient, comme ils le pensaient bien, a quelque ruse adroite de Crebillon. Celui-ci, satisfait de la reussite de son invention, s'en alla remettre le battant a sa place, avant que le Pere Griffon se fut apercu de la supercherie. En effet, le principal, etonne de ne pas avoir entendu la cloche matinale, manda le sonneur, qui declara que le reveil avait sonne depuis une heure et que les eleves ne pouvaient tarder a descendre aux classes; mais il eut beau protester, avec serment, qu'il n'avait rien a se reprocher dans les devoirs de sa charge sonnifere, le principal l'accusa de negligence ou d'oubli et lui ordonna en penitence un jeune extraordinaire. Le Pere Griffon, qui savait bien ne pas avoir reve, sonna une seconde fois plus reellement et plus efficacement que la premiere; mais il n'echappa point aux remerciments goguenards des ecoliers, qui repetaient, en defilant devant lui: --Grand merci, pere Griffon! Nous avons ronfle une bonne heure de plus, a votre sante: nous ne maudirons pas votre satanee cloche, si vous nous laissez dormir ainsi tout notre soul, o digne pere Griffon! Et le Pere Griffon, qui ne soupconnait pas la verite, jugeant, aux eclats de rire, qu'on se moquait de lui, grommelait entre ses dents, enrageait et se promettait d'avoir sa revanche, des qu'un de ces railleurs deviendrait son justiciable. --Quoi! mon Pere, vous etes si matinal? lui dit Crebillon, en ayant l'air d'ignorer quelle heure il etait, quoique le crepuscule l'indiquat assez; aviez-vous la puce a l'oreille, pour vous lever plus tot que de raison? Cela peut vous enrhumer, pere Griffon, cela peut vous gater le teint; mais vous avez sans doute souffert du cauchemar, cette nuit, ou bien le Moine-bourru vous aura fort maltraite, au sortir du lit? Et tout le monde riait de ces interrogations adressees inutilement au sourd ebahi, pour qui la grimace sardonique de Crebillon etait aussi peu comprehensible que ses paroles. Le Moine-bourru, dont Crebillon demandait des nouvelles au sonneur, etait connu au college de Louis-le-Grand, par une ancienne superstition, qu'on retrouve encore dans le peuple. Il parait qu'a l'epoque de l'expulsion des jesuites par Henri IV, apres l'attentat d'un de leurs eleves, nomme Jean Chatel, contre ce prince, la Compagnie de Jesus, dont les doctrines theologiques venaient d'etre condamnees au Parlement comme dangereuses pour la vie des rois et pour la surete des Etats, fut, en quelque sorte, personnifiee par cette denomination allegorique de Moine-bourru, a laquelle se rattachait le souvenir du parricide commis sur un roi cher a ses sujets. Le Moine-bourru devint des lors un fantome malfaisant, qui etait cense parcourir les rues de Paris, pendant la nuit, surtout en hiver, et le college de Louis-le-Grand, qui ne portait encore a cette epoque que le nom de college de Clermont, a cause de son fondateur Guillaume Duprat, eveque de Clermont en Auvergne, passa naturellement pour la retraite de ce mechant moine, qui assommait de coups les gens qu'il rencontrait eveilles dans ses rondes nocturnes. La terreur que ce personnage imaginaire causait aux habitants de Paris s'etait tellement accreditee dans les esprits et si bien enracinee au college de Louis-le-Grand, que les jesuites eux-memes n'en etaient pas tous exempts. Le Pere Griffon et le Pere Fremion contribuaient aussi a la perpetuer, dans les traditions du college, par des recits ridicules qu'ils faisaient aux eleves, de la meilleure foi du monde. Quand ceux-ci, aux heures de recreation, interrogeaient les deux vieux correcteurs sur l'histoire redoutable du Moine-bourru et parvenaient a les mettre sur ce chapitre inepuisable, le Pere Griffon narrait avec emotion les faits et gestes de cette espece de demon, et son collegue muet approuvait, d'un signe de tete ou d'un signe de croix, ces terribles recits, tant il avait lieu de redouter le Moine-bourru, qu'il accusait de torts graves a son egard, car il montrait une cicatrice qu'il avait au front, et faisait raconter, par son compere, qu'une belle nuit de Noel, le Moine-bourru avait voulu le poignarder, pour l'empecher de sonner la messe de l'Aurore. Le Pere Griffon possedait donc, sur le Moine-bourru, un repertoire d'aventures et de temoignages, capables au moins d'inspirer le doute au plus incredule; ces aventures fantastiques, il les amplifiait de plus en plus, depuis quarante ans qu'il les prodiguait sans cesse a l'insatiable curiosite de ses jeunes auditeurs, qui fremissaient d'horreur, en se serrant autour de lui. L'orateur, que la peur gagnait a son tour, finissait par en perdre la voix, aussi completement que le Pere Fremion, qui avait accompagne d'une effrayante pantomime, en sa qualite de muet, les recits de son collegue, qu'il n'entendait pas, mais qu'il savait par coeur. Crebillon, le seul qui dans le college ne croyait pas au diable, avait ose traiter de visionnaires les deux innocentes victimes des malices du Moine-bourru. --Visionnaires! murmurait le pere Griffon, avec indignation. Ce mauvais garcon ne croit a rien; il mourra dans la peau d'un heretique. Le jour suivant, ce fut le pere Fremion, qui dut remplacer le pere Griffon dans les fonctions de sonneur. Il avait, comme tout le monde, blame son confrere d'un oubli qu'il croyait bien avoir constate lui-meme. Il se rendit a son poste, avant quatre heures du matin, bien determine a faire retentir un carillon, qui ne put etre revoque en doute, meme par les sourds; il ouvrit donc l'armoire, pour empoigner la corde qu'il cherchait a tatons, sans la trouver et sans la voir dans l'obscurite. --Encore un maudit tour du Moine-bourru! pensait le sonneur. Pourvu qu'il n'ait pas avale la corde de ma cloche! Mais Crebillon ne dormait pas: il avait devance le sonneur, et pour empecher la cloche de sonner, il en avait detache la corde et il la tenait par un bout, en laissant pendre l'autre bout de cette corde, garni d'un bon noeud coulant, qu'il sut diriger adroitement de maniere a faire passer ce noeud coulant dans le bras du pere Griffon. La chose faite, Crebillon attira la corde a lui, en serrant le noeud coulant dans lequel se trouvait engage le bras du sonneur. [Illustration: Le bras du sonneur se trouvait engage dans le noeud coulant de la corde.] Celui-ci sentit cette etreinte subite, sans oser y porter la main qui lui restait libre, et cela, dans la crainte de rencontrer quelque chose d'horrible, ou de se bruler les doigts a l'anneau de fer rouge que la pression de la corde lui faisait imaginer autour de son bras; il resta donc petrifie, fermant les yeux et poussant des soupirs, faute de pouvoir crier au secours, presque defaillant au fond de l'ame, et promettant des prieres au bon saint qui le delivrerait des griffes du Moine-bourru. Crebillon, du haut de la fenetre ou il avait pris position pour jouer son role, se divertissait beaucoup de l'epouvante d'un ennemi, qu'il tenait humilie en sa puissance, et il tiraillait la corde, par brusques secousses, pour redoubler l'horreur de cette espece de possession magique a laquelle se croyait condamne le malheureux Pere Fremion. Ce matin-la, le reveil ne fut pas sonne plus tot que la veille, et le renouvellement d'une pareille negligence irrita le principal, qui envoya chercher le sonneur en defaut, dans sa chambre, ou il n'etait point. Le pere Griffon, avec l'assurance et l'entetement d'un sourd, assura positivement que son confrere etait descendu a l'heure precise et avait sonne le reveil. On ne trouvait pas le Pere Fremion, qui etait bien empeche de repondre a son nom, qu'il n'entendait pas repeter, quoique tous les echos du college le portassent a ses oreilles. On le cherchait partout, excepte sous la cloche, muette comme lui, ou il desesperait de sa vie et de son salut. Crebillon, que le danger d'etre decouvert invitait a la retraite, rejeta sur la tete du malheureux sonneur le bout de la corde, qu'il tenait encore en la secouant de plus belle, et s'enfuit dans le dortoir, en poussant un eclat de rire qui eut fait honneur au Moine-bourru lui-meme. Le Pere Fremion, qui avait cru sentir sur sa tete s'abattre la formidable main du Moine-bourru, etait tombe a la renverse, le bras droit toujours leve en l'air, bien que la corde detendue ne le contraignit plus a cette position penible, que les nerfs raidis de son bras rendaient machinale. On arriva enfin, on le releva, on l'interrogea, on remarqua son bras lie d'un noeud coulant; mais, a ses gestes effares et a sa physionomie contractee, on ne put que former des conjectures defavorables sur l'etat de son cerveau, trouble de vin ou de folie; il eut beau analyser, par ecrit, ses impressions et ses sensations, pendant qu'il sonnait la cloche a tour de bras, assurait-il, et preter a son effroi une cause reelle qu'il essayait de peindre avec des gestes et des grimaces horribles, le principal s'irrita davantage d'une credulite qu'il ne partageait pas, et le punit de sa negligente en lui ordonnant de passer, chaque nuit, trois heures en prieres: c'etait ne pas menager les terreurs superstitieuses du pauvre homme. Toutefois, les eleves profiterent de ce retard et de ce desordre pour donner une heure de plus au sommeil et une heure de moins au travail. Pendant qu'ils s'habillaient avec une lenteur que la cloche n'avait pas encore activee, Crebillon eut le temps de leur conter en detail l'aventure plaisante du Pere Fremion, qui n'etait pas remis de sa peur, et ceux-ci, en passant devant lui, se detournaient pour rire, quand ils voyaient les yeux egares et le teint bleme du sonneur muet, qu'ils saluaient de condoleances ironiques et facetieuses. --Comment se porte le Moine-bourru? lui disaient-ils, en riant. Il parait que cet honnete moine ne veut pas qu'on l'eveille si matin; donc, prenez garde a vous, Pere Fremion: un jour, il vous pendra au bout de votre corde, et vous sonnerez vous-meme le glas de vos funerailles. Notre Pere, delivrez-nous de votre sonnerie! Ainsi-soit-il. Le Pere Fremion ne savait sur quelle face moqueuse faire tomber, en grele de soufflets, l'orage de sa colere, car c'etait une procession de rires et de sarcasmes, qui pourtant ne lui inspirerent pas le soupcon qu'il eut ete la victime d'un tour d'ecolier. Crebillon, composant son visage avec une expression de fatalite tragique, avait l'air de compatir a sa juste frayeur. --Eh bien! mon reverend Pere, lui dit-il d'un ton lugubre, si le Moine-bourru recommence ses courses nocturnes dans le college, c'est presage de malheur, et le diable emportera la cloche avec vous. Digne Pere Fremion, le Moine vous a-t-il bien rosse? Heureusement que les indulgences, que vous gagnez chaque jour, en nous donnant le fouet le plus consciencieusement du monde, vous consoleront en paradis. N'avez-vous pas prononce un bel exorcisme? Oh! que j'eusse voulu etre la pour venir en aide au Moine-bourru! Le Pere Fremion, a voir l'air compatissant de Crebillon, eut la bonhomie de croire que le malin garcon s'interessait a lui et ajoutait foi a l'apparition du Moine-bourru; il lui sut gre, au fond, de cette apparente bienveillance, et il se promit tout bas, de le menager, la premiere fois que Crebillon meriterait la correction favorite des jesuites; ensuite le bon Pere, faute de pouvoir s'exprimer avec la parole, essaya de reproduire, par la pantomime la plus expressive, tout ce qu'il avait eprouve de souffrances morales et physiques, sous la possession du Moine-bourru. Crebillon, qui avait envie de lui rire au nez, eut beaucoup a faire pour continuer son role d'auditeur benevole, et pour garder son serieux, qui lui echappait, au souvenir de ce Moine-bourru qui n'etait autre qu'un noeud coulant dans les mains d'un ecolier. Crebillon etait trop enchante du succes de sa comedie, pour ne pas tenter de la renouveler une seconde et une troisieme fois, sans qu'elle fut decouverte. Tout reussit au gre de ses esperances: le Pere Griffon sonna encore la cloche privee de battant; le Pere Fremion eut encore le poignet lie a la corde; les collegiens gagnerent encore, a ce manege, quelques heures de bon sommeil et un sujet journalier de plaisanteries. Mais ceux qui, ces jours-la, passerent sous les verges des Peres correcteurs, se plaignirent d'etre traites en victimes expiatoires. Le Pere Griffon surtout frappait plus fort que jamais, c'est-a-dire comme un sourd. Cependant le principal, qui n'etait ni superstitieux, ni credule, n'attribuait point les incroyables aventures des sonneurs a la magie ou a des causes surnaturelles, d'autant plus que rien ne paraissait derange dans l'economie de la cloche, qui avait la voix aussi claire qu'auparavant pour appeler le college a table, a l'etude, a la recreation et au lit. Apres avoir impose de nouveaux jeunes et de nouvelles penitences aux deux sonneurs, sans que ceux-ci fussent parvenus a sonner la cloche du reveil; comme le Pere Fremion offrait la demission de sa charge pour complaire au Moine-bourru, le principal annonca qu'il irait lui-meme sonner le reveil, en depit des timides remontrances de ses deux subordonnes qui croyaient fermement que le Moine-bourru lui tordrait le cou. Cette nouvelle, qui fut bientot dans toutes les bouches, ne fit que ranimer l'imagination de Crebillon, qui changea de batteries, pour conquerir encore a ses camarades l'addition de sommeil qu'il leur avait promise, et a laquelle ils s'etaient deja accoutumes depuis quatre nuits. Avant qu'aucun bruit de pas eut retenti sous les voutes du college, avant qu'aucune lumiere eut brille aux fenetres du pavillon de l'Horloge, Crebillon sortit de son lit bien chaud, avec un heroique devouement, qui bravait un froid de six degres, accompagne de la bise du nord; il alla, pieds nus, sur le palier, theatre de ses premiers exploits, et parvint, non sans peine et sans danger, a enlever la cloche, dont il avait enveloppe soigneusement le battant avec son mouchoir; puis, il se sauva entre ses draps, avec sa lourde capture, encore indecis de l'usage qu'il en ferait. [Illustration: Crebillon traina la cloche jusqu'aux greniers.] Sa premiere pensee avait ete de faire disparaitre la cloche pour toujours, comme pour la punir de tous les griefs que le sommeil des collegiens avait recus d'elle, et il songeait a l'aller jeter dans le puits, mais il fut arrete par cette reflexion que ce ne serait pas se delivrer a jamais d'une pareille ennemie, que de laisser la place a une autre cloche, peut-etre plus grosse, plus bruyante et plus inattaquable. Il se determina donc a lui chercher une cachette, ou elle serait, du moins, en paix et en silence. Dans cette intention il s'habilla, sans faire de bruit, et quitta le dortoir, avec la cloche, qu'il avait peine a porter: il la porta cependant ou la traina jusqu'aux greniers, et ensuite il la fit passer, par une lucarne, sur les toits: la, il choisit expres le corps de cheminee qui communiquait avec l'appartement du principal, pour suspendre et fixer, dans l'interieur meme du tuyau de cette cheminee, la cloche, muette encore, au moyen de la corde et d'un morceau de bois attaches le plus solidement possible; ensuite il accrocha, au battant de la cloche, une longue ficelle, qu'il fit descendre dans le tuyau d'une cheminee voisine, ou aboutissait le poele de la classe de son quartier. Ces preparatifs, que l'obscurite et la gelee rendaient plus difficiles et plus perilleux, avaient ete faits avec la plus grande precaution; ils ne furent termines qu'a quatre heures du matin, au moment ou le principal sortait de sa chambre pour venir lui-meme dans la cour faire sonner le reveil en sa presence. Crebillon, durant son penible travail, avait dirige souvent ses regards vers la fenetre de la chambre du principal, et quand l'horloge sonna quatre heures, il se tint pour averti de rentrer au dortoir, ou son absence n'avait pas ete remarquee; mais, auparavant, il eut le temps de voir une partie de la scene comique a laquelle donnait lieu l'enlevement de la cloche. Le principal ne trouva meme pas la corde qui servait a sonner la cloche, lorsqu'il ouvrit de sa propre main la petite armoire ou cette corde devait etre renfermee, et le Pere Fremion, qui le suivait en frissonnant, s'ecria que le Moine-bourru avait sans doute emporte la cloche avec la corde. Quant au Pere Griffon, il se rejouissait, en sournois, de l'etonnement et de l'embarras de son superieur. Il fallut eveiller un a un les eleves, qui s'excuserent de leur paresse sur le silence de la cloche, et qui poursuivirent de leur gaite matinale les deux sonneurs, qu'ils voyaient lever les yeux en l'air, a chaque instant, dans l'espoir que leur cloche reviendrait d'elle-meme reprendre sa place ordinaire. --Reverends Peres, leur disaient les complices de Crebillon, elle a pris des ailes et s'est envolee, pour devenir un astre au ciel; ou bien le diable, qui se mele de tout, l'aura prise et fondue au feu de l'enfer. Mais ne vous desolez pas: elle est peut-etre en voyage, comme toutes les cloches de nos paroisses, qui s'en vont a Rome, dit-on, pendant la semaine sainte. C'est votre faute aussi de l'avoir enrhumee, madame notre cloche, pour l'avoir fait parler trop matin. Cette cloche clochetait mal, avancant l'heure du travail et retardant l'heure du repos: le Moine-bourru fera bien de la battre un peu, pour la corriger. Et les deux sonneurs, qui se communiquaient leurs inquietudes relatives a la cloche absente, se felicitaient d'etre justifies de tout soupcon de negligence, par la deconvenue du principal, et ils en augurerent qu'une puissance invisible empechait l'usage des cloches dans le domaine de la Compagnie de Jesus; ils supportaient donc avec resignation les epigrammes et les rires de la gent ecoliere. Le principal etait moins resigne a tolerer la soustraction de la cloche, qu'il ne pouvait attribuer a des voleurs du dehors; il pensait qu'un college sans cloche etait semblable a un corps sans ame, et jugeant bien que ceux-la seuls etaient capables d'avoir fait le coup, qui avaient interet a le faire, il n'en accusa que ses eleves: en consequence, il assembla les Peres Jesuites en conseil secret et leur demanda leur avis, apres avoir hautement exprime le sien, qui fut de briser, par un redoublement de severite, cette espece de rebellion contre la discipline de la maison, et de retrouver, a force de menaces et de punitions, la cloche volee et le voleur. La fable du Moine-bourru n'invitait personne a la tolerance, et les moyens de rigueur les plus redoutables furent adoptes dans cette espece de concile. --Mes enfants! dit d'un air paternel le principal, qui avait reuni tous les eleves autour de lui dans la grande salle des distributions de prix, vous devez connaitre celui d'entre vous qui s'est rendu coupable de vol et de desobeissance, en derobant et en cachant la cloche du college. Il est de votre devoir de vous separer de l'auteur d'un acte aussi reprehensible, en me le designant vous-memes: ce que je vous somme de faire immediatement. Les eleves ne bougerent pas et se turent, comme s'ils n'avaient pas entendu cette severe admonition, ou comme s'ils n'avaient rien a y repondre; les tetes, les yeux, demeurerent immobiles, et quelques ricanements etouffes circulerent seulement de rang en rang. Crebillon, qui se tenait derriere un pilier, pour mieux juger des dispositions de l'assemblee, faisait le geste de se denoncer lui-meme, mais ses voisins l'en empecherent, en lui rappelant leurs conventions mutuelles. --Jeunes eleves, je vous laisse reflechir jusqu'a demain apres la messe! reprit le principal, d'un ton qui temoignait de son mecontentement; j'espere que vous n'attendrez pas le terme de ce delai, pour me signaler le coupable; mais, passe l'instant de l'indulgence, il sera trop tard pour le repentir; alors vous serez tous compris dans le chatiment, et condamnes, sans remission, a dix jours de jeune, et a un mois de retenue, pour copier chacun dix mille vers latins. Nous verrons bien si ces mesures extremes reussiront mieux que le bon conseil et la persuasion, pour vaincre vos resistances criminelles. Des que le principal se fut retire, avec la ferme volonte de ne pas flechir devant l'obstination la plus intrepide, les ecoliers tinrent conseil entre eux, a leur tour, et comme le voleur de la cloche courait grand risque d'etre chasse du college, apres avoir recu le fouet a outrance, il fut resolu, a l'unanimite, que le secret serait garde inviolablement, puisqu'en tous cas il n'etait pas possible de fouetter et de chasser tous les eleves. Crebillon, qui ne voulait pas etre en reste de generosite avec ses camarades, leur jura de tourmenter tant et si bien leurs persecuteurs, qu'il les forcerait a quitter l'offensive et a demander merci. Apres un discours d'apparat, dans lequel on eut retrouve en germe les defauts et les beautes des tragedies qu'il devait composer plus tard, il s'empressa de realiser ses promesses, en recommencant, a lui seul, la lutte avec le principal et ses sonneurs. Il attira donc immediatement, par une des ventouses du poele, l'extremite de la ficelle qu'il avait attachee au battant de cloche, et qu'il avait ensuite fait descendre, du haut du toit, dans la cheminee voisine de celle ou la cloche etait suspendue: le battant, mis en branle par la ficelle, vibra dans le tuyau de cette cheminee, en remplissant d'un murmure prolonge les six etages du batiment. Les petits mutins applaudirent a ce coup de theatre qu'ils n'avaient pas prevu, et le regent, qui accourut a cette revelation du bronze sonore, chercha en vain, dans tous les coins du quartier, dans les pupitres et sous les bancs, la cloche invisible qu'on entendait encore fremir sourdement. Ces sons de cloche se repeterent plusieurs fois par jour, grace a l'ingenieux artifice de la ficelle, que Crebillon s'etait reserve de tirer seul a sa convenance, en temps utile. Les Peres jesuites et leurs domestiques se lasserent bientot de rechercher l'endroit d'ou partaient ces sons de cloche, grossis et denatures par l'echo de la cheminee. A chaque vibration de la cloche, le principal tressaillait de colere et adressait des voeux au Ciel pour decouvrir le demon qui presidait a cette sonnerie mysterieuse; les deux sonneurs, les bras croises, s'indignaient contre la malicieuse audace du Moine-bourru; les ecoliers se divertissaient de cette comedie _tintinnabulante_, ainsi qu'ils l'appelaient en riant aux eclats, comme s'ils n'eussent pas du payer l'amende. Le lendemain arriva, le delai fatal etait expire, et il ne se trouva pas, dans tout le college, un delateur: jeunes, arrets, pinsums, de commencer. Le proviseur ne fut pas moins perseverant que les petits revoltes, qui supportaient la punition generale avec un entetement unanime; le supplice perpetuel de leurs regents, que la cloche narguait sans cesse, suffisait a leur plaisir et a leur vengeance. La regle quotidienne du college semblait interrompue: les repas, les classes, le lever et le coucher n'etaient plus indiques que par ordre verbal, puisque la cloche faisait defaut; quant aux recreations, elles avaient completement cesse, et il fallait, du matin au soir, tenir la plume, qui s'usait plus vite que la patience des condamnes. Mais cette cloche, qui avait disparu et qu'on ne retrouvait pas, se faisait entendre sans cesse, comme un gemissement, au milieu de la nuit, depuis que Crebillon avait eu l'adresse de faire passer, dans son dortoir, une seconde ficelle, qu'il agitait tout doucement, sans sortir de son lit. Chaque fois que le son se renouvelait, tout le college etait en rumeur, et le principal, arme d'un flambeau, conduisait les recherches jusque dans les caves, au lieu de les diriger du cote des toits. Enfin, on mit tant de monde en sentinelle, que Crebillon se vit force, sous peine d'etre decouvert, de supprimer sa diabolique sonnerie. Pendant deux jours, la vigilance des subalternes et des superieurs fut aux ecoutes, et la cloche demeura muette, si ce n'est qu'une hirondelle, en sortant de son nid, ebranla d'un coup d'aile le battant, qui retentit encore comme une harpe eolienne. Cependant les arrets continuaient avec plus de rigueur, sans que le clocheteur fut denonce par ses complices, sans que la cloche absente eut ete remise a sa place. Le Pere Fremion et le Pere Griffon ne doutaient pas que le Moine-bourru ne fut le seul coupable, et comme ils s'obstinaient a le dire a tout venant, on les avait relegues, en observation ou en penitence, dans les caves: la, ils puisaient du courage dans les tonneaux, qu'on ne leur avait pas donnes a garder; c'est de cette maniere qu'ils dissipaient leurs frayeurs, au point de braver le Moine-bourru lui-meme, quand ils etaient ivres. Le proviseur, furieux d'une resistance qu'il ne parvenait pas a vaincre, eut recours a des ordonnances aussi cruelles qu'injustes: il declara que, tous les jours, dix eleves, choisis entre les plus mauvais sujets, seraient fouettes extraordinairement, et aussitot il designa ceux qui subiraient d'abord la peine du fouet. Crebillon fut compris dans cette premiere fournee, et le Pere Griffon, qui etait charge d'executer la sentence, acquitta les vieilles dettes de son propre ressentiment, jusqu'a ce qu'il eut le bras fatigue de frapper sur ce malin garcon, qui ne lui epargnait pas les egratignures et les coups de pied. Le martyr ne pardonna pas a son bourreau, et, sous les verges meme, il ne revait qu'aux represailles. Les choses avaient ete poussees si loin de part et d'autre, qu'il n'etait plus possible de continuer la lutte, sans peril pour l'auteur de ce desordre collegial, et les eleves, a qui Crebillon offrait de se livrer lui-meme au terrible jugement de la Compagnie de Jesus, lui repondirent genereusement qu'ils recevraient tous le fouet, apres lui. Neanmoins, Crebillon, inquiet des graves consequences d'une rebellion generale qui persistait depuis plus de quinze jours, resolut de remettre enfin la cloche a sa place, sans en avertir personne, dans l'esperance que cette restitution volontaire apaiserait le ressentiment du principal. On avait abandonne les veilles de nuit, depuis que la cloche ne se faisait plus entendre. Crebillon se leva donc, la nuit meme, monta sur le toit et en redescendit avec la cloche, qu'il se disposait a replacer, tant bien que mal, a l'endroit ou il l'avait prise, lorsqu'il vit d'en haut la lueur d'une lanterne errer sous la galerie du rez-de-chaussee et un homme s'avancer lentement dans l'ombre des arcades. Il reconnut le Pere Griffon, qui ouvrit la porte des caves et disparut. Crebillon avait une vengeance a exercer contre ce Pere fouetteur, qui, dans l'exercice de ses fonctions, ne les menageait guere: ne voulant pas perdre une si bonne occasion de le surprendre en flagrant delit de vol et d'ivrognerie, quoique a demi vetu, transi de froid et plein de sommeil, il s'empressa de descendre dans la cour et de suivre les pas du pere Griffon, sans avoir pris le temps de se debarrasser de la cloche, qui entravait un peu sa marche, mais dont le battant immobile etait encore prudemment emmaillotte. [Illustration: Crebillon renverse le pere Griffon, et sautant par-dessus lui, balance la cloche a ses oreilles.] La porte des souterrains etait demeuree ouverte derriere le Pere Griffon, qui, sous pretexte de guetter le Moine-bourru, allait visiter le meilleur vin des reverends Peres. Crebillon, conduit par la trainee de lumiere que projetait la lanterne, traversa plusieurs caves, a la suite du sourd, qui ne se retournait point, au bruit d'un pas regle sur le sien, et qui, aussitot arrive a son but, s'agenouilla devant une barrique, et la tint amoureusement embrassee, en collant sa bouche au robinet qu'il avait ouvert. Crebillon le regarda humer a longs traits le vin qui degouttait de son menton, et ne le troubla point dans cette operation consciencieuse; mais, des que les yeux de l'ivrogne se fermerent voluptueusement et que sa tete dodelina comme celle d'un enfant au sein de sa nourrice, il decapuchonna le battant de la cloche et s'elanca tout a coup sur l'ivrogne, qu'il renversa en arriere; puis, sautant par-dessus lui, les jambes ecartees, il balanca la cloche a ses oreilles, avec un carillon a rendre sourd quiconque ne l'eut pas ete deja comme le Pere Griffon. Celui-ci, spontanement derange dans la plus delicieuse orgie, n'eut pas ete plus epouvante par les trompettes du jugement dernier; il crut que la voute et les six etages du batiment s'ecroulaient sur lui, et, avant de rouvrir les yeux, il jeta des cris aigus: il entendait a peine la cloche qui sonnait a lui briser le tympan, mais, ayant essaye de se redresser sur ses mains, il retomba la face contre terre, en voyant une espece de monstre qui lui faisait d'effroyables grimaces et qui suspendait au-dessus de sa tete une cloche en branle, comme pour le coiffer de ce bonnet d'airain. La lanterne, qui avait roule a terre sans s'eteindre, eclairait de bizarres reflets cette scene burlesque et fantastique. Le pere Griffon se persuada qu'il etait au pouvoir du Moine-bourru, et redoubla ses hurlements, que couvrait le son de la cloche. Crebillon jouissait de l'effroi du malheureux ivrogne, a ce point qu'il oubliait de faire une prudente retraite, avant que tout le college fut eveille par les sons de cloche et les cris lamentables, qui retentissaient au fond des caves; il ne cessait de tinter, comme pour un mort, et chaque fois que le battant frappait en cadence les parois metalliques de la cloche, il pietinait le corps de son ennemi etendu a terre sans force et sans mouvement; mais, pendant qu'il s'enivrait de cette douce vengeance, de meme que le pauvre Griffon s'etait enivre de vin vieux, il sentit s'imprimer, sur ses epaules presque nues, la meurtrissure d'un coup de fouet, qui lui arracha une exclamation de douleur et de surprise: il arreta sa sonnerie, pour voir d'ou lui venaient les coups qui lui labouraient le dos et les reins, et il apercut la robe du Pere Fremion, lequel n'avait pas trouve de langage plus expressif que son fouet a lanieres, pour exorciser le Moine-bourru, qu'il n'eut pas le temps de reconnaitre pour un etre humain assez peu redoutable; aussi, ne resta-t-il pas bien convaincu que son terrible fouet avait frappe sur de la chair vive, quand Crebillon eut ecrase la lanterne avec son pied et se fut enfui, a tatons, avec la cloche qui murmurait entre ses mains, jusqu'au dortoir, ou il se fourra dans son lit, tout tremblant de froid et d'anxiete, sans se dessaisir de cette cloche accusatrice, qu'il se repentait de n'avoir pas lancee a la tete du Pere Fremion. Celui-ci etait tellement epouvante dans les tenebres ou le laissa Crebillon, qu'il eut peine a rassembler ses idees, lorsqu'on accourut avec des flambeaux: il expliqua, par signes, que, guide par les sons de la cloche, il etait arrive dans la cave, au moment ou son collegue luttait contre un demon, qui ne pouvait etre que le Moine-bourru. Quant au Pere Griffon, qui gisait dans une mare de vin et qui n'avait pas recouvre sa raison, il declara ne pas savoir comment il se trouvait dans la cave, au lieu d'etre a son poste de garde; il jura que c'etait le Moine-bourru en personne, qui l'avait attire dans un piege et lui avait fait souffrir tous les tourments du purgatoire: la description de ces tortures infernales deguisa l'etat de trouble ou l'avaient mis le vin et la peur. Le principal ne savait plus que penser de ces incomprehensibles apparitions; il refusa de se recoucher, et passa le reste de la nuit a parcourir les cours, les caves et les batiments, sans rien voir ni rien entendre de surnaturel. Le Moine-bourru, par suite de cette aventure merveilleuse, obtint de nouveaux temoignages, en faveur de son existence reelle, qui des lors fut dument constatee. Crebillon, qui avait fait semblant de dormir, malgre tout ce tumulte, ne repondait pas aux questions de ses camarades; il feignit d'etre malade, le lendemain matin, et ne se leva point en meme temps que les autres. Il n'osait remuer en son lit, parce que le moindre son de cloche eut amene la decouverte de cette cloche dans ses draps et la preuve irrecusable de sa culpabilite. Il avait pourtant cherche, dans son cerveau, le plus sur et le plus prompt expedient pour se debarrasser de cet incommode et dangereux corps de delit. A peine les dortoirs furent-ils deserts, qu'il s'habilla precipitamment et emporta la cloche, avec bonheur, dans la chambre de la Correction, qu'il trouva toute grande ouverte, par suite d'une distraction et d'un affolement du Pere Griffon. C'etait dans cette chambre que les Peres fouetteurs enfermaient leurs provisions de bouche et les nombreux cadeaux qu'ils recevaient des parents et des ecoliers, comme ces galettes de farine et de miel que le sage et pieux Enee presente a Cerbere, dans l'_Eneide_ de Virgile, pour endormir la ferocite de ce chien a trois tetes. Crebillon etait descendu, frais et riant, au quartier, avec un objet soigneusement entoure de papier, qui circula de pupitre en pupitre, avant que les Peres Fremion et Griffon allassent rendre visite a leur buffet pour se remettre des fatigues morales et physiques de la nuit; ils avaient aussi besoin d'un surcroit de forces, dans la distribution quotidienne des corrections ordinaires et extraordinaires, qu'ils avaient charge d'administrer aux incorrigibles ecoliers. Le Pere Griffon tira de l'armoire une monstrueuse andouille de Troyes, qu'il avait goutee la veille; mais il n'y eut pas plus tot mordu, qu'il jeta bien loin cette andouille et porta les mains a sa joue, en hurlant: "O mes dents!" Pendant ce temps-la, le Pere Fremion decouvrait, avec stupeur, dans la peau de l'andouille, un battant de cloche, qu'il eut ete difficile d'entamer d'un coup de dent. Le Pere Griffon, encore stupefait de cette trouvaille, continuait a gemir, en tenant sa machoire endommagee et en marchant a grands pas sur les dalles qu'il frappait rageusement du pied; tandis que le Pere Fremion soulevait la croute d'un magnifique pate d'Amiens, pour y chercher des compensations gastronomiques: son couteau rencontra une telle resistance, que la lame se brisa, et le pate entr'ouvert etala, aux regards des deux gourmands confondus, la cloche elle-meme, silencieusement assise dans le saindoux et occupant la place de trois ou quatre succulents canards, que les ecoliers etaient en train de devorer a belles dents, sans songer a cette meme cloche, dont l'agreable son avait tant de fois charme l'attente de leurs estomacs vides, a l'heure du repas! Cloche et battant furent emportes, tout luisants de graisse, dans le cabinet du principal, qui ne sut jamais ni ou ni comment on les avait retrouves. Le jour meme, les Peres correcteurs, remarquant parmi les eleves du quartier de la classe de cinquieme, des sourires railleurs sur toutes les bouches comme dans tous les yeux, et flairant une agreable odeur d'ail et de charcuterie, qu'ils ne pouvaient meconnaitre, devinerent la destination qu'avaient eue la chair de l'andouille et le contenu du pate; ils en garderent rancune aux voleurs gastronomes: ceux-ci porterent longtemps les marques des verges, qui ne les avaient pas menages, surtout Crebillon, qui fut soupconne, sinon convaincu d'etre l'auteur de l'enlevement de la cloche et de sa disparition: il avait, d'ailleurs, assume sur lui seul la responsabilite du vol de l'andouille et du pate, par une belle indigestion, dont il etait difficile d'accuser la maigre chere du college, c'est-a-dire, les lentilles, les haricots, les pois-chiches, le fromage et l'eau claire. Quarante ans apres, Jolyot de Crebillon etait devenu un grand poete tragique, le successeur de Racine et le rival de Voltaire. Un de ses amis eut la curiosite de connaitre le jugement que ses premiers maitres du college de Louis-le-Grand avaient porte sur son compte, dans les registres secrets ou la Compagnie de Jesus consignait le caractere et la tendance morale de chacun de ses eleves; on lisait, a l'article relatif au jeune Crebillon: _Puer ingeniosus, sed insignis nebulo_; horoscope latin qu'on pourrait traduire ainsi: "Enfant plein d'esprit, mais insigne vaurien." LA VOCATION DE JAMERAY DUVAL (1704) Valentin Jameray Duval etait fils unique d'un paysan d'Arthonay en Champagne, et cet enfant, qui des ses premieres annees se sentait possede d'un desir immodere de s'instruire, n'avait jamais pu s'accoutumer a la vie laborieuse, dont son pere lui donnait l'exemple; il ne se refusait pas aux travaux manuels, par paresse ou par esprit de contradiction, mais il s'y pretait si mollement, si indifferemment, qu'on ne pouvait meconnaitre son aversion instinctive pour tout ce qui etait effort et action physiques, pour tout emploi des forces du corps, pour toute occupation active et purement materielle. Son pauvre pere, le plus illettre et le plus rustique des paysans, avait renonce cependant a lui imposer le moindre labeur, et il prenait meme le parti de cet enfant, doux et bon de caractere, mais indolent et flegmatique de temperament, contre sa mere, qui voulait le contraindre, bon gre, mal gre, a travailler a la terre et a faire du moins, comme elle disait, oeuvre de ses dix doigts. --Laisse donc le petit a ses fantaisies, disait le pere; a chacun ici-bas son lot et sa tache. Valentin ne fera point un laboureur, ni un vigneron: il n'a ni nerf ni poigne; tout ce qu'il a de vaillant, c'est dans sa tete. Il semble bati, m'est avis, pour faire un cure. Valentin, en effet, avait eu de bonne heure l'intelligence ouverte et disposee a recevoir toutes les impressions exterieures qui font la connaissance des choses et qui se completent par la reflexion et le raisonnement. Il ne savait ni lire ni ecrire; il n'avait rien appris de ce qui s'acquiert dans la frequentation des personnes eclairees et instruites; il n'etait jamais sorti du milieu grossier et agreste dans lequel il se trouvait confine par la condition miserable de ses parents, et il arriva ainsi jusqu'a l'age de sept ans, sans avoir meme appris le catechisme, car le hameau ou il etait ne n'avait pas de cure ni d'eglise: il fallait aller a trois lieues de distance, pour trouver l'un et l'autre. Le petit Valentin etait pourtant tres avance pour son age, au point de vue des notions pratiques et usuelles en fait d'agriculture et d'economie rurale: il avait recueilli autour de lui les observations et les renseignements que les gens de la campagne pouvaient lui communiquer, et rien ne s'etait perdu, pour ainsi dire, de ce qui lui etait entre dans l'esprit par les yeux et par les oreilles. Malheureusement personne autour de lui n'eut ete capable de lui apprendre a lire, et il avait honte de ne pas meme connaitre son alphabet, en depit de l'espece d'instruction experimentale qu'il s'etait donnee lui-meme. Il avait huit ans, quand son pere, en mourant, le laissa dans une profonde misere; il n'etait pas en etat de gagner sa vie avec le travail de ses mains et il aurait rougi de rester a la charge de sa mere, qui pouvait a peine se suffire a elle-meme. --Mere, lui dit-il avec l'energie d'une resolution bien arretee, j'irai demain trouver M. le Cure de Monglas, qui m'a toujours fait accueil, lorsqu'il m'a rencontre dans les champs. Je lui demanderai de me prendre chez lui comme enfant de choeur ou plutot comme aide de sa gouvernante, qui est bien vieille et qui n'a quasi plus la force de faire son menage. Ce ne sera pas pour moi grosse besogne, mais j'y aurai mon profit, puisque M. le Cure me montrera sans doute a lire et a ecrire, en m'enseignant mes devoirs religieux. Quant a toi, mere, je te conseille, je te prie d'aller te mettre au service des bonnes soeurs Ursulines ou Visitandines, soit a Tonnerre, soit a Auxerre, soit a Troyes. La, tu trouveras le bien-etre et le repos dont tu as besoin, en attendant que je t'aie fait une petite fortune, que je viendrai partager avec toi. La mere du petit Valentin fut touchee jusqu'aux larmes du devouement filial que cet enfant lui temoignait avec tant de noblesse et de simplicite; elle ne voulait pas lui permettre de la quitter, mais il ne fit que se fortifier dans la decision qu'il avait prise, apres mur examen de la situation: il embrassa, le lendemain, la pauvre femme, qui avait pleure toute la nuit, et lui promit de la tenir au courant de tout ce qu'il ferait pour arriver a une position lucrative et honorable. Il avait trois lieues a faire a pied, a travers champs, pour aller au village de Monglas; il mit dans sa poche une miche de pain, des noix et des pommes; puis il partit tout courant, sans tourner la tete, de peur de perdre courage en regardant du cote de sa mere, qui l'appelait d'une voix faible et dolente. Il marchait d'un bon pas et ne s'arretait point en route: au bout de trois heures, il fut chez le vieux Cure, qui venait de dire sa messe et qui, le voyant seul, s'imagina que cet enfant etait envoye en toute hate pour l'appeler aupres du lit d'un mourant. Comme il n'avait pas ete averti de la mort du pere de Valentin, il pensa qu'on venait le chercher pour administrer les derniers sacrements au pere ou a la mere de cet enfant. --Qu'est-ce qui est en danger de mort chez toi, mon ami? lui dit-il avec interet: ton pere et ta mere, mon enfant, ne sont pas tres vieux, et toi, pauvre petit, tu es bien jeune. Je vais prendre les saintes huiles et tout ce qu'il faut pour la ceremonie.... --Monsieur le cure, interrompit naivement Valentin, les choses se sont passees sans vous: mon pauvre pere est mort, il y a cinq jours, et en voila quatre qu'il est enterre dans notre cimetiere d'Arthonay. Il n'y avait donc pas lieu de vous deranger, et aussi je ne viens a vous que pour moi. --Pour toi? demanda le cure, un peu surpris de cette visite tardive. Je ne comprends pas, objecta-t-il d'un ton de reproche, qu'on enterre un bon chretien comme un paien, sans pretre et sans prieres des morts! --Oh! Monsieur le cure, repartit l'enfant, les prieres n'ont pas manque: c'est le cure de la commune voisine qui les a dites; mais mon pere etant decede subitement, le digne homme, vous n'aviez plus rien a voir la-dedans. Je ne vous sais pas moins de gre de vos bonnes intentions a notre egard. J'y comptais bien, d'ailleurs, Monsieur le cure, puisque me voici. --C'est tres bien, dit le cure en souriant. Il te reste a me dire en quoi je puis t'etre utile, mon enfant? --Vous ne devinez pas, Monsieur le cure? repliqua Valentin, en le regardant d'un air timide et confiant a la fois. Le pere est mort, la mere n'a plus son pain cuit. C'est raison que j'aille gagner ma vie ailleurs, et l'idee m'est venue, Monsieur le cure, de vous prier de me recevoir au presbytere, ou je puis vous rendre nombre de petits services, ainsi qu'a madame votre gouvernante qui n'est plus jeune et qui se trouverait bien de mon aide.... --Helas! mon cher enfant, reprit le cure avec emotion, ma pauvre gouvernante Jacqueline s'en est allee vers Dieu, le mois dernier, et alors il m'a semble que je pouvais, avant de la rejoindre la-haut, me demettre de ma cure et me retirer dans un ermitage, ou j'aurai plus de loisir pour me preparer a faire une bonne mort, comme celle de Jacqueline. C'est demain matin que je pars, sans dire adieu a mes bons paroissiens, qui m'oteraient peut-etre le courage de partir. Je vais en Lorraine, ou je suis ne, et je me rends a l'ermitage de Sainte-Anne, pres de Luneville. --Si j'avais neuf ou dix ans de plus, Monsieur le cure, dit Valentin anime d'un pieux sentiment d'imitation chretienne, je vous supplierais de m'accorder la permission de vous accompagner, et je me consacrerais avec vous a la vie monastique! Le bon cure fut touche de ce premier elan de la vocation religieuse; il rappela neanmoins a Valentin que son devoir etait de rester avec sa mere et de travailler pour elle. Puis, il s'informa des moyens que l'enfant aurait de gagner quelque chose, en essayant de faire un metier et de se destiner a une profession industrielle. Mais Valentin repondit, d'un ton determine, mais non sans rougir, qu'il ne se sentait propre a aucun metier, et qu'apres s'etre longtemps consulte dans son for interieur, il n'aspirait qu'a devenir un grand savant. --Un grand savant! s'ecria le cure, surpris d'entendre un enfant de la campagne exprimer un pareil desir. N'est pas savant qui veut, mon cher petit! Mais il n'y a pas encore de temps perdu, et l'on verra plus tard quel savant tu peux etre. --Je ne demanderais qu'a savoir lire et ecrire, dit gravement Valentin; le restant viendrait tout seul. --Lire et ecrire! repeta le cure en riant: un savant, en effet, ne peut demander moins. C'est bien facheux que je parte demain, mon ami, car, a voir ton ardeur pour apprendre, je crois bien que tu saurais lire et ecrire dans deux ou trois mois. --Vous etes si bon, monsieur le cure, reprit l'enfant, que vous me donnerez bien, ce soir, ma premiere lecon de lecture? Le cure, etonne, enchante de l'ardeur extraordinaire que manifestait cet enfant de neuf ans, commenca sur-le-champ a lui donner la lecon de lecture que Valentin sollicitait, et il se servit, pour cela, de son breviaire, n'ayant pas d'autre livre a son service. L'enfant etait tout yeux et tout oreilles; il se rendit compte non seulement de la forme des lettres, mais il en retint la valeur, le son et l'usage, de telle sorte qu'il comprenait deja leurs rapports entre elles et qu'il les liait l'une a l'autre pour composer des syllabes et des mots. Il ecoutait attentivement la demonstration et l'explication que lui donnait son maitre, et il repetait de la maniere la plus fidele ce qu'il avait entendu. Jamais intelligence plus spontanee, jamais intuition plus lumineuse, ne s'etaient revelees chez un enfant. Le bon cure etait emerveille; il encourageait son eleve et ne se lassait pas de lui adresser des eloges. Il n'interrompit sa lecon que par un frugal repas qu'il fit partager a cet enfant si bien doue et si bien inspire, qui oubliait le boire et le manger pour s'instruire, en profitant de l'obligeance infatigable de son premier instituteur. La lecon ayant ete reprise, au sortir de la table, ce fut l'eleve qui fatigua le maitre. Celui-ci ne revenait pas de sa surprise, et il eut de la peine a croire que le petit lecteur ne connaissait pas ses lettres, avant d'etre venu au presbytere de Montglas. Valentin ne songeait pas a retourner aupres de sa mere, et il eut volontiers suivi a pied le cure jusqu'en Lorraine, pour savoir lire. Le soir venu, le cure se vit oblige de le garder au presbytere et de lui faire un lit, ou l'enfant se coucha tout habille; il aurait prefere ne pas interrompre la lecon, la seule que le digne cure lui avait donnee, et cette lecon il la repassa dans sa memoire durant la nuit entiere, au lieu de dormir. Sa preoccupation etait d'avoir un livre, dans lequel il pourrait, sans les conseils du maitre, s'exercer a la lecture, car il en avait retenu les premiers elements, et des que le jour parut, il se remit a etudier tout seul, avec une incroyable perspicacite, ce qu'il se souvenait d'avoir appris la veille dans le breviaire. Le cure de Monglas ne pouvait ajourner son depart, mais il le retarda de quelques heures, pour donner encore une lecon a Valentin et pour le conduire chez un gros fermier voisin, qu'il pria de recueillir et d'employer dans sa ferme cet enfant, qui ne demandait qu'a gagner son pain de chaque jour. Ce fermier etait un avare egoiste et brutal, qui ne prenait conseil que de son interet personnel et qui n'aurait pas donne un liard a un pauvre, si ce liard ne lui eut pas rapporte un sou: il fit mine pourtant d'avoir egard a la recommandation pressante du cure, et il consentit a promettre la nourriture et le gite a cet enfant, qui serait charge de conduire les dindons aux champs et de les garder du matin au soir. Le cure n'en demanda pas davantage, et comme il etait bon et charitable, il pensa que le fermier le serait aussi a l'egard d'un orphelin, qu'on lui confiait en le priant d'en avoir soin. Valentin aurait voulu que le cure lui laissat un livre, pour y etudier ses lecons, mais le cure n'avait que son breviaire; cependant il trouva, dans un coin, un Catechisme, a moitie dechire, que son enfant de choeur y avait oublie, et il le donna, faute de mieux, a Valentin, qui le recut avec reconnaissance; il lui donna, en outre, quelque argent, et, comme il lui rappelait, en montrant une vieille carte de geographie clouee au mur, que le but de son voyage etait l'ermitage de Sainte-Anne, pres de Luneville, ou il comptait finir ses jours, l'enfant lui dit, avec attendrissement, qu'il se promettait bien de l'y rejoindre, des qu'il serait devenu savant: ce qui etait le but invariable de ses esperances. --Vous plait-il, M. le cure, lui dit-il, de me laisser, en souvenir de vous, cette carte que vous n'avez pas l'air de vouloir emporter a Sainte-Anne? --De grand coeur, je te la donne, mon ami, reprit le cure en souriant, mais que feras-tu de cette carte, si je ne suis pas la pour t'enseigner son usage? C'est un grimoire inintelligible pour toi. --Oh! que non pas, M. le cure! repartit l'enfant, qui se redressa d'un air capable; j'en ai vu deja une chez M. le bailli d'Arthonay, il y a un an, quand mon pere m'y mena avec lui, et comme je la regardais a pleins yeux, le commis de M. le bailli eut la bonte de m'expliquer tout ce qu'on trouvait sur cette carte, les routes et les chemins, les rivieres et les cours d'eau, les collines et les vallees, les bois et les champs, les clochers et les paroisses, les villages et les villes. C'est plus aise a comprendre que la lecture, et je me reconnais la-dedans, comme si je voyais tous les lieux qui y sont representes. Oh! la belle chose que la geographie!... N'est-ce pas ainsi qu'on appelle la science qui fait connaitre les pays, sans y etre et sans les avoir sous les yeux? Je donnerais deux doigts de ma main, pour posseder cette science-la! Le cure etait touche et emerveille d'une pareille envie d'apprendre et de savoir, chez un enfant qui annoncait ainsi ses dispositions naturelles a l'etude et qui promettait de ne pas rester en route dans la voie de l'instruction, s'il avait le bonheur d'arriver au but, sous la protection de Dieu. L'enfant remercia le cure de toutes ses bontes et s'engagea tres serieusement a venir le rejoindra en Lorraine. Valentin entra aussitot en fonctions dans la ferme: on mit sous sa garde une vingtaine de dindons, qu'il devait conduire tous les jours dans les patures et qu'il ramenerait tous les soirs a la ferme. On lui donna, pour sa nourriture de la journee, deux livres de pain et un morceau de fromage, en lui disant qu'il aurait de quoi boire dans les ruisseaux, ainsi que ses dindons; on lui remit, pour sa defense contre les renards et aussi pour celle de ses betes, une petite houlette armee d'un fer tranchant, avec une corne ou cornet rustique, dont il se servirait pour appeler a son aide, s'il avait besoin d'avertir les domestiques de la ferme. Il avait serre soigneusement sous ses habits delabres le Catechisme et la carte de geographie, que le bon cure lui avait donnes en partant, et il etait impatient de s'en servir souvent pour son instruction elementaire, car il se sentait capable d'apprendre a lire, en peu de temps, au moyen des notions premieres qu'il avait acquises dans ses deux lecons. Quant a la geographie, c'etait une science dont il avait toujours eu l'instinct et qui semblait s'offrir d'elle-meme aux preferences et aux habitudes de son esprit. La condition infime et subalterne qu'il avait acceptee sans repugnance lui offrait les deux biens du monde qu'il appreciait le mieux: la liberte et le repos. Il se felicitait de pouvoir vivre seul, au milieu des champs, en gardant les dindons, sans avoir besoin de se trouver en contact avec les hommes. Ce fut donc dans la solitude, en face des charmants tableaux de la nature champetre, que Valentin commenca un cours d'etudes generales, sans autre guide que son bon sens inne et sa raison superieure a son age, sans autre maitre que son intelligence naturelle et son desir de s'instruire. Par un effort inoui de volonte et de patience, il apprit a lire couramment, en concentrant sa pensee sur chaque ligne, sur chaque page de ce Catechisme qui lui tenait lieu d'Alphabet et de Grammaire. Ce n'est pas tout: il avait pris un crayon, sur la table du bon cure, avec quelques feuilles de papier blanc qu'il conserva comme un tresor, pour y tracer des lettres et des mots bizarrement caracterises par des traits d'ecriture informes et qu'il imitait tant bien que mal, d'apres le texte imprime de ce Catechisme dans lequel il avait pris toutes ses lecons de lecture. Il ecrivait donc d'une maniere barbare et incorrecte, mais il avait fini par savoir lire si parfaitement, qu'il lut et relut a plusieurs reprises tout ce qui restait du Catechisme, ou il apprit les dogmes fondamentaux de la religion catholique et les premiers principes de la morale. Son instruction en geographie ne fut pas poussee au-dela de l'etude minutieuse de la carte qu'il possedait, et cette etude minutieuse lui permit de se rendre bien compte de la configuration geographique d'une province de France, que cette carte lui mettait sous les yeux. Il ne lui manquait plus que des livres pour faire des progres rapides dans une science qui se pretait bien a la nature de son esprit exact et methodique. Un heureux hasard le servit a souhait pour encourager ses dispositions a la connaissance de la geographie. Un vieux berger, qui menait paitre ses moutons dans une prairie voisine, entra en rapport avec lui et le prit en amitie: ce berger lui donna les premieres notions de l'astronomie, en lui indiquant la place que les etoiles occupaient dans le ciel selon la saison de l'annee, et Valentin apprit de la sorte les noms des astres qu'il reconnut bientot, d'apres leur position, avec autant de certitude que son maitre lui-meme. Il comprit des lors, par une espece de divination, les rapports qui devaient exister entre la position des astres au ciel et celle de toutes les regions de la terre, les unes a l'egard des autres. C'etaient encore des livres qui lui faisaient defaut pour l'enseignement approfondi de la geographie, de cette science, qui lui semblait la plus belle et la plus utile de toutes. Le vieux berger, qui devint son guide et son ami, lui apprit, en outre, tout ce qui composait le savoir et l'experience des bergers, c'est-a-dire les proprietes des herbes et des plantes, la medecine usuelle de l'homme et des animaux, les signes du temps, les pronostics des saisons, les epoques de tous les travaux des champs et mille details secrets de la vie pastorale et agricole. Valentin etait toujours aussi mal vetu, aussi mal nourri, aussi mal couche; mais il semblait indifferent a ces privations, parce qu'il s'absorbait dans l'etude et dans la meditation. Il etait dit, cependant, que sa destinee ne le condamnait pas a garder les dindons toute sa vie, et il pensait quelquefois a rejoindre en Lorraine le bon cure de Monglas, qui l'avait engage a y venir. Il etait toujours aussi miserable, et l'avare fermier ne lui avait pas donne depuis six mois une seule piece d'argent, lorsque sa situation changea, par force majeure, sans s'ameliorer. Un soir, un de ses dindons manquait a l'appel: il le chercha en vain; un renard l'avait emporte. Il rentra tristement a la ferme et n'osa pas avouer l'accident arrive a une de ses betes. Il esperait la retrouver, et il partit, le lendemain, de meilleure heure, pour recommencer des recherches qui lui porterent malheur. Pendant qu'il s'ecartait imprudemment de son troupeau de dindons, le renard revint a la charge et en prit encore un, dont les cris desesperes avertirent trop tard le malheureux gardien: il eut beau courir apres le renard, en lui jetant des pierres, il dut revenir a ses dindons, qui faisaient entendre des plaintes lamentables et qui se rangerent autour de lui, comme pour l'inviter a les defendre. Il demeura indecis, tout le jour, sur le parti qu'il avait a prendre; puis, le soir venu, il ramena ses dindons a la ferme et n'y entra pas avec eux, tant il redoutait la colere de son patron. Il avait resolu de chercher fortune ailleurs, et il s'en alla passer la nuit dans la maisonnette roulante du vieux berger, qui le consola le mieux qu'il put et qui lui offrit de partager avec lui les chetifs profits de sa bergerie. --Non, repondit Valentin, j'aurais trop peur de rencontrer le fermier qui me demanderait compte des deux dindons que le renard m'a voles et que je serais bien en peine de lui rendre. Demain, je decamperai, au point du jour, et je serai bientot hors de la portee de ce mechant maitre, en suivant la route de Langres.... --Bonte divine! s'ecria le berger, chagrin de ce projet qu'il essaya de combattre: il y a vingt lieues d'ici a Langres. --Je n'en avais compte que dix-sept, sur la carte que je sais par coeur, dit l'enfant. Ce n'est rien que vingt lieues a faire: j'arriverai donc a Langres, en moins de deux jours de marche... --Oui, bien, reprit le berger, mais, pendant ces deux jours, il faut manger et se reposer, et tu n'as pas un sou vaillant. --Oh! dit Valentin, on trouve du pain partout, et l'on couche dans les granges. Ce n'est pas ce qui m'inquiete. --Tiens, voici deux ecus, qui pourront payer tes frais de route, objecta le bon berger, car on ne se nourrit pas gratis en ce monde, et les bourses ne s'ouvrent pas plus aisement que les coeurs. Il serait plus sage peut-etre de retourner a la ferme et de dire a ton maitre: "Le renard a pris deux de vos dindons, mais je viens vous offrir en echange deux ecus qui les valent..." --Il m'accuserait d'avoir vendu ses betes, interrompit Valentin, et de ne lui rendre que la moitie du prix de la vente. Il recevrait l'argent, et me battrait, par-dessus le marche. Nenni, je ne veux pas m'y risquer. Aussi bien, j'ai foi dans la Providence qui n'abandonne pas les gens, quand on se recommande a elle. Priez pour moi, mon digne ami, et moi, je prierai pour vous, de loin ou de pres. Valentin executa donc son projet tel qu'il l'avait concu: il partit, des l'aube, apres avoir fait ses adieux au vieux berger, en le conjurant de presenter au fermier des excuses de sa part, avec la promesse de restituer tot ou tard la valeur des deux dindons que le renard lui avait pris. Il n'emporta que sa corne, qui pouvait lui etre utile, et une longue corde, qu'il tortillait en guise de ceinture autour de ses reins; il avait accepte aussi un baton noueux en bois de houx, que le berger lui donna pour se defendre contre les chiens errants ou meme contre les loups, qu'il viendrait a rencontrer sur son chemin. Il n'avait pas de but determine, en se dirigeant vers la ville de Langres, et il ne songeait qu'a s'eloigner de la ferme ou il n'aurait eu rien de bon a attendre. Il marcha donc a grands pas, pendant plus de trois heures, et ne suspendit sa marche, que pour faire honneur aux provisions que le vieux berger avait mises dans son havresac. Valentin s'etait arrete au bord d'une petite riviere, assez profonde, qui longeait la route, a dix ou douze pieds en contre-bas de la chaussee. Il mangeait de bon appetit, et revait aux circonstances imprevues qui allaient decider de son avenir, lorsqu'il entendit le trot d'un cheval qui s'approchait de son cote, mais il se trouvait dans un fond ombrage, d'ou l'on n'apercevait pas la route. En ce moment, le cavalier, qu'il ne pouvait voir, venant a passer a peu de distance de lui, fut tout a coup desarconne par sa monture, qui l'envoya tomber, la tete en avant, dans la riviere. Cet homme ne savait pas nager et il aurait ete noye infailliblement, si Valentin, qui ne savait pas nager davantage, n'eut fait acte de courage et d'adresse pour le sauver. L'enfant eut assez de presence d'esprit, en face du danger que courait cet homme, pour lui porter secours a l'instant: il deroula rapidement la corde qu'il avait autour de son corps, fit un noeud coulant a l'un des bouts de cette corde, et la lanca si adroitement, au milieu de la riviere, que le noeud coulant saisit par le cou le malheureux qui se noyait et le ramena, presque etouffe, au bord de la riviere. Valentin avait reconnu son ancien maitre, le redoutable fermier, et celui-ci, qui avait repris pied dans l'eau, la corde au cou, reconnaissait aussi son petit gardeur de dindons. --C'est donc toi qui veux m'etrangler, mauvais sujet? lui cria-t-il d'une voix haletante. --Moi, vous etrangler, Monsieur! repondit Valentin, stupefait d'une pareille accusation: moi, vouloir vous faire du mal, lorsque sans mon assistance vous alliez perir! --Je te conseille, petit fourbe, de me donner le change! murmurait le fermier qui n'etait pas encore sorti de l'eau, mais qui ne courait plus aucun danger. Tu as voulu m'assassiner, pour m'empecher de te punir, comme un voleur que tu es! --Moi, un voleur! repartit Valentin, avec indignation: moi qui viens de vous sauver la vie! --Attends-moi, friponneau! s'ecria le fermier, dont la colere n'avait fait que s'accroitre. Je vais te payer ma vieille dette, voleur de dindons, et je me servirai, pour ton chatiment, de la corde avec laquelle tu as essaye de m'etrangler, apres avoir effraye mon cheval, qui m'a fait tomber dans l'eau. C'est moi qui te pendrai, au premier arbre de la route. Valentin eut une telle peur de cette menace, qu'il ramassa son baton et s'enfuit a toutes jambes, sans regarder derriere lui. Il courut ainsi, le long de la route, pendant un quart d'heure, et ne ralentit sa course qu'en perdant haleine. Le fermier n'avait pas songe a le poursuivre et s'en etait retourne, pour se secher, a la ferme. Le pauvre enfant se mit a pleurer a chaudes larmes, en pensant a l'ingratitude et a la mechancete de ce vilain homme, qui l'aurait recompense de sa bonne action, croyait-il, en le pendant a un arbre. Il n'eut jamais imagine qu'un chretien put etre aussi injuste et aussi mauvais a l'egard de ses semblables: il tira de sa poche son Catechisme et il en parcourut quelques pages, afin de se reconforter, en elevant son ame a Dieu. Ses yeux s'etaient fixes machinalement sur des maximes morales et religieuses, que le cure de Monglas avait ecrites sur la couverture du livre, et, quoiqu'il ne fut pas encore tres capable de dechiffrer les ecritures faites a la plume, il lut presque couramment cette maxime, qui lui rendit toute sa confiance dans la Providence: [Illustration: Valentin lanca si adroitement la corde an milieu de la riviere, que le noeud coulant saisit par le cou le malheureux qui se noyait.] _Le bien qu'on fait sur la terre nous est rendu au centuple dans le ciel._ Il avait continue sa route, en marchant d'un bon pas; il ne voyait sur son chemin aucun village, et il allait toujours en avant, dans l'espoir d'en trouver un. Il avait fait au moins cinq lieues, quand il arriva devant une maison de poste. Le lieu lui paraissait bon, pour demander les renseignements dont il avait besoin, afin de se diriger plus surement vers le but plus ou moins eloigne qu'il se proposait d'atteindre. Il sentait son estomac vide, et il s'apercut alors qu'il avait laisse son havresac et ses provisions a l'endroit ou il dejeunait, quand son repas fut interrompu par la chute du fermier dans la riviere. Il possedait bien dans sa poche deux ecus qui composaient toute sa fortune et que le vieux berger l'avait force d'accepter, mais cet argent lui semblait indispensable pour achever son long voyage. Une carriole, couverte en toile ciree, stationnait a la porte de la poste; le cheval, a moitie detele, mangeait son picotin d'avoine, mais la voiture, remplie de ballots et de paquets, n'etait gardee par personne. Valentin entra resolument dans le bureau de la poste. Le conducteur de la carriole etait la, qui se reposait en buvant un verre de vin avec le maitre de poste. Valentin salua poliment les deux buveurs, en otant son bonnet a deux mains, et adressa la parole a celui qui avait la figure la plus avenante. C'etait un gros homme, a la mine rubiconde et a l'air rejoui, vetu d'une blouse de laine grise et coiffe d'un chapeau de feutre gris a larges bords. --Monsieur, lui demanda Valentin, en restant la tete decouverte, auriez-vous l'extreme bonte de me dire si je suis bien sur la route qui mene a Langres? --Sans doute, mon petit, repondit le gros homme en riant, mais Langres n'est pas pres d'ici, et il faut encore neuf ou dix heures de voiture pour y arriver. --Dix heures de voiture! repeta l'enfant avec inquietude. Il faudrait donc quasi le double de temps pour faire la route a pied? --A pied? repartit le gros homme, en riant plus fort; c'est toi, mon petit, qui voudrais faire a pied douze grandes lieues de pays? --Dix-sept lieues de poste, ajouta flegmatiquement l'autre homme qui remplissait son verre de vin et qui le vida d'un trait. --Il reste trois ou quatre heures de jour, dit le gros homme qui avala aussi un grand verre de vin. Un homme, qui marcherait bien et sans trainer la patte, arriverait dans deux heures a Rolampont et dans quatre heures a Humes, pour passer la nuit. Puis, demain, il y aurait a faire neuf bonnes lieues dans la journee, pour arriver a Langres vers la tombee du jour. Diable! je plaindrais celui qui aurait demain ces neuf lieues-la dans les jambes. --Il faut pourtant que je les fasse, dit l'enfant avec simplicite, mais je coucherai en route, soit a Rolampont, soit a Humes, et le lendemain j'irai jusqu'a Langres, ou je compte me reposer, avant de me remettre en route pour la Lorraine. --C'est en Lorraine que tu vas, petit? repliqua le gros homme, qui parut s'interesser davantage a l'enfant. Et moi aussi, je vais en Lorraine, mais je n'y vais pas a pied comme toi, mon pauvre garcon; j'ai une bonne voiture, un bon cheval, et si je savais ce que tu vas faire en Lorraine, je pourrais bien t'y conduire. --Oh! Monsieur, vous etes bien bon! dit Valentin, en rougissant de surprise et de joie. Mais vous ne me connaissez pas! --Tu as une honnete frimousse, qui me plait et me donne confiance, repondit le gros homme. Je ne te connais pas, en effet, mais, tous les jours, on fait connaissance et bonne connaissance. D'ailleurs, tu me rendras quelques services. Tu donneras l'avoine au cheval, tu l'attelleras et le detelleras, tu lui feras sa toilette, et quand nous serons en ville, tu porteras mes paquets de livres.... --Eh quoi! Monsieur, vous avez des livres a porter? interrompit Valentin. Je serais si heureux de voir des livres! --Tu en verras, dans ma voiture, plus que tu n'en as jamais vu, dit le gros homme, car je suis colporteur et marchand de livres. Est-il possible qu'un marmot de ton age s'avise d'aimer les livres? Mais tu ne sais pas lire? --Je ne sais pas lire aussi bien que vous, sans doute, repartit l'enfant avec modestie; plus tard, je lirai mieux, sans doute, quand M. le cure de Monglas m'aura donne encore quelques lecons. --Puisque tu connais un cure, petit, je n'ai pas besoin d'autre recommandation, dit gaiement le gros homme. Nous allons partir. Va mettre ton bagage dans la voiture, attelle le cheval, et attends-moi. --Je n'ai pas de bagage, Monsieur! reprit Valentin, qui regardait d'un oeil d'envie le pain et le fromage sur la table. Mais j'ai bien faim! --Que ne le disais-tu plus tot? s'ecria le gros homme: tu aurais deja le ventre plein. Allons, assieds-toi la, et mange, et bois! ajouta-t-il, en lui versant un grand verre de vin. Il a vraiment faim, le pauvre diable! repetait-il, en voyant que l'enfant ne s'etait pas fait prier pour faire honneur a cette collation inattendue. Depeche-toi de tordre et d'avaler, mon petit affame et souhaitons le bonsoir a la compagnie. Valentin n'avait pas eu le temps de satisfaire son appetit, mais son compagnon de voyage lui permit d'emporter ce qui restait de pain et de fromage, en l'invitant a boire un second verre de vin. L'enfant, qui n'en avait pas bu une goutte, depuis son souper chez le cure de Monglas, eut l'esprit plus eveille que trouble, en finissant a la hate le bon repas qu'on lui avait fait faire. Il avait encore la bouche pleine, en montant dans la voiture du colporteur, et il continuait a devorer son pain et son fromage. --Et tout cela, ce sont des livres? demanda-t-il au colporteur, quand il fut assis au milieu des ballots soigneusement ficeles. Quel plaisir on aurait a lire tout cela! Et comme on serait savant, apres avoir lu tant de livres! Il etait en humeur de parler et il parla autant que le voulut son compagnon deroute, qui lui avait demande le recit de ses aventures et qui en apprit les details avec interet, car ce compagnon de route, le pere Lalure, colporteur de livres imprimes a Troyes et a Nancy, d'images en couleur fabriquees a Epinal, et d'ouvrages de piete vendus dans les couvents, etait un excellent homme, quoique tres ignare, assez grossier et souvent ivrogne. --Ecoute, petit, dit-il a Valentin: tu as besoin de gagner ta vie, et comme on ne gagne qu'en travaillant, je t'offre de travailler avec moi; tu sais lire, tu es intelligent et tu seras bientot plus instruit que moi. Mon metier est d'aller de ville en ville vendre en detail les livres et les images, que j'achete en gros; le metier n'est pas tres mauvais, puisqu'il me donne de quoi entretenir ma voiture, nourrir mon cheval et me nourrir moi-meme, en faisant de jolies economies. L'an dernier, j'ai pu mettre de cote trois mille francs. Je gagnerais davantage, si je faisais plus d'affaires, et pour faire plus d'affaires, il me faut un aide. J'ai pense a toi: si tu veux faire un marche avec moi et le bien tenir, tu auras du pain cuit pour le reste de tes jours, et ce pain-la, tu pourras le partager des a present avec ta pauvre vieille mere, qui en manque peut-etre; tu seras nourri, habille, loge, voiture, comme le patron, en recevant un ecu par mois pour tes menus plaisirs, et de plus, trente ecus d'honoraires a la fin de l'annee. Cela vaut mieux que de gueuser sur les routes, de n'avoir que des guenilles sur le corps et de marcher sur les semelles du pere Adam. Valentin ne repondait pas; il baissait la tete et avait l'air de reflechir, mais il etait bien resolu a suivre sa vocation et a n'etre qu'un savant. Il craignait, neanmoins, de blesser et d'irriter le pere Lalure, en n'acceptant pas ses offres. Il se disait, tout bas, que ce serait un avantage pour lui de se trouver au milieu des livres, et de pouvoir lire jour et nuit, s'il en avait le temps; mais il n'eut pas de peine a se persuader que des relations journalieres avec le cure de Monglas profiteraient mieux a son instruction generale, que son association avec cet homme bon et genereux, sans doute, mais ignorant, depourvu d'education, et incapable de s'elever au dessus de sa naissance par l'intelligence et le savoir. --Ce n'est pas tout, mon garcon! ajouta le pere Lalure, pour achever de le seduire et de le decider; je n'ai ni femme, ni enfant, ni famille, et par consequent, dans le cas ou je viendrais a m'en aller dans l'autre monde, tu heriterais de tout ce que j'ai, de ma voiture, de mon cheval, de mes marchandises et de ma reserve, qui monte bien a neuf ou dix mille livres... --Vous avez neuf ou dix mille livres en reserve! s'ecria Valentin, emerveille de ce qu'il prenait pour une bibliotheque. --Dix mille livres, ce sont des francs! reprit le colporteur, qui n'avait garde de confondre une livre monnaie avec un livre imprime; oui, je possede au moins dix mille livres en bon argent, et tout cela pour toi, petit, sauf a me faire enterrer chretiennement et a payer quelques messes pour le repos de mon ame. --Je suis bien touche de vos propositions, M. Lalure, repondit enfin l'enfant dont la resolution n'avait pas flechi; vous etes bien bon et bien honnete: je vous conserverai une eternelle reconnaissance, mais je veux etre un savant, et pas autre chose. Tant que je serai avec vous, je vous rendrai de grand coeur tous les services qui sont en mon pouvoir, je vous aiderai a vendre vos livres et je serai votre devoue serviteur, jusqu'a ce que nous soyons en Lorraine, ou M. le cure de Monglas m'attend a l'Ermitage de Sainte-Anne. Je ne reclame de vous qu'une seule faveur, c'est que vous me permettiez de lire dans vos livres, pendant la route, et quand vous n'aurez pas besoin de mes services. --Je suis fache de n'avoir pas reussi a faire de toi un bon marchand de livres, dit le colporteur: on s'enrichit plutot en vendant des livres, qu'en les lisant. Eh bien! tu peux lire maintenant a ton aise tout ce qu'il y a dans ma voiture. Aie l'oeil seulement sur le cheval, qui a l'habitude du chemin et qui va son petit train, la bride sur le cou. Bien du plaisir, Monsieur le liseur! Moi, je dors! Il s'endormait deja, en parlant, et il ne tarda pas a dormir d'un profond sommeil. Valentin, au contraire, n'avait jamais ete mieux eveille; pour la premiere fois de sa vie, il se trouvait au milieu des livres et il ouvrit tous ceux qui etaient a sa portee, comme pour faire connaissance avec eux: il en lisait les titres et il en parcourait quelques pages. Le hasard lui mit d'abord entre les mains des ouvrages traitant de matieres qui ne lui etaient pas tout a fait etrangeres, et qui se rapportaient a ses longs entretiens avec le vieux berger de Monglas. C'etaient surtout ces petits livres que l'imprimerie de Troyes repandait par milliers chez le peuple des campagnes: le celebre _Calendrier des Bergers_, la _Grande pronostication des laboureurs_, la _Chasse du loup_, le _Parfait Bouvier_, etc. Valentin se delectait a feuilleter ces volumes, et sa passion pour la lecture se manifestait spontanement par l'amour des livres. Il eut voulu deja connaitre tout ce qu'il y avait de livres imprimes dans la carriole du colporteur. Celui-ci dormait toujours, comme il en avait l'habitude, en se confiant a la marche sure et a la direction routiniere de son cheval. Valentin continua ses lectures, sans interruption et sans distraction, tant qu'elles furent favorisees par le jour, qui allait diminuant et qui finit par s'eteindre tout a fait. Il repassa d'abord dans son esprit ce qu'il avait lu, et il occupa sa memoire des sujets divers qu'il avait abordes tour a tour dans cette premiere excursion a travers les livres; puis, ses idees devinrent moins nettes et moins suivies: de la reflexion il passa dans la reverie et tomba par degres dans le sommeil. Ce fut le pere Lalure qui s'eveilla le premier en sursaut, au bruit d'un grognement effare de son cheval, qui secoua rudement la voiture par une triple ruade et commenca une course folle, comme s'il s'emportait a l'aventure. Le colporteur n'eut que le temps de serrer les renes et de maintenir le cheval sur la chaussee, au moment ou il se jetait hors de la route, au risque de se precipiter dans un ravin. Il faisait pleine nuit et l'on pouvait a peine distinguer les objets environnants. Le cheval, qu'il aurait ete impossible d'arreter sur place, ralentit un peu son galop, toujours grognant et hennissant, sous l'empire d'une peur ou d'un vertige. L'enfant s'etait eveille aussi, et ses regards se portaient de tous cotes avec inquietude, pour chercher la cause de l'effarement subit du cheval, si paisible et si indolent d'ordinaire. Le pere Lalure regardait, comme lui, en dehors de la carriole, qui avait failli verser et qui oscillait a droite et a gauche, selon les mouvements desordonnes que lui imprimait la course effrenee du cheval. Il y avait danger certain d'un accident inappreciable, et ce danger pouvait renaitre d'un moment a l'autre. La route, alternativement montueuse et declive, etait bordee tantot par des clairieres et tantot par de grands bois touffus. Tout a coup Valentin, qui se penchait hors de la carriole pour savoir s'il n'apercevrait pas sur la voie quelque chose d'insolite, vit briller dans les tenebres doux points lumineux, semblables a des charbons ardents. --Monsieur! dit-il au colporteur, en baissant la voix: Monsieur, n'avez-vous pas un briquet, je vous prie? --Un briquet? repartit le pere Lalure, qui ne comprit pas le but de cette question inattendue. Nous avons bien affaire d'un briquet, quand notre cheval s'emporte! Il s'en est fallu de peu que la voiture ne versat. --Au nom du Ciel, Monsieur, reprit l'enfant, avec des gestes d'impatience, pretez-moi un briquet! Il n'est que temps! --Tiens, le voici! dit le colporteur, en le lui donnant. Mais, pour Dieu! qu'en veux-tu faire? --Je veux, dit tranquillement l'enfant, en battant le briquet, je veux chasser le loup. --Quel loup? s'ecria le pere Lalure, qui ne parvenait pas a moderer le galop emporte de son cheval. Il y a un loup? ajouta-t-il avec epouvante. Est-ce possible? Je ne m'etonne plus de l'effroi de ma pauvre bete! Valentin avait fait jaillir l'etincelle sur l'amadou et il s'empressa d'en approcher une allumette, qu'il lanca tout enflammee en dehors de la voiture. On entendit un hurlement, et le cheval se mit a ruer, en courant plus fort. --Dieu fasse qu'il n'y en ait pas une bande! dit Valentin. Vite, vite, donnez-moi des papiers bons a bruler! Le pere Lalure chercha de vieux papiers, qui avaient servi a envelopper ses livres, et il les tendit a Valentin qui lui dit de les rouler en boule et de faire une provision de ces boules destinees a mettre en fuite les loups. Il y avait, en effet, trois ou quatre loups, qui suivaient la voiture et qui menacaient de s'attaquer au cheval, des que le moment leur semblerait propice a cette agression. Le malheureux cheval avait conscience du peril, qui devenait plus serieux a chaque instant, mais Valentin etait pret a le conjurer. Il alluma successivement plusieurs des boules de papier chiffonne, que le colporteur avait preparees, et il les jetait l'une apres l'autre sous les pieds du cheval pour tenir a distance les loups qui voulaient s'elancer sur lui. Il semblait que le pauvre animal avait compris qu'on lui venait en aide et que les projectiles enflammes n'avaient pas d'autre objet que d'eloigner ces animaux feroces. Il hennissait de joie et galopait de meilleur coeur, toutes les fois qu'une boule de feu tracait dans l'air un sillon de lumiere et tombait, enflammee, a ses pieds. Les loups, en revanche, perdaient de leur audace et restaient en arriere; ils ne renoncerent pourtant a suivre la carriole, que quand elle fut sortie des bois et que la route se prolongea a decouvert dans la plaine. Alors seulement le pere Lalure fut rassure, et il embrassa cordialement l'enfant, qui l'avait sauve d'un danger presque inevitable, avec tant de presence d'esprit et tant de courage. --Ah! mon cher petit! lui dit-il sympathiquement, combien je regrette de ne pouvoir te garder avec moi! Je te traiterais comme mon fils et tu serais plus tard la consolation de ma vieillesse. Je te marierais, un jour, a une bonne femme, qui te donnerait des enfants et qui nous ferait une famille. --Un savant n'est pas fait pour se marier, repondit l'enfant, qui avait des idees aussi arretees et aussi muries que s'il eut atteint deja l'age de la raison. Je ne veux pas d'autre famille que beaucoup, beaucoup, beaucoup de livres. Le voyage du colporteur et de son petit compagnon s'acheva de la maniere la plus heureuse. Ce dernier avait rendu a son patron les plus grands services, pour la vente des livres et des images qui faisaient le commerce du pere Lalure. Cette vente avait ete si prospere, que le colporteur voulut recompenser son jeune commis, en lui offrant une somme de vingt-cinq ecus, comme temoignage de satisfaction. Valentin ne les accepta que pour les envoyer a sa mere, et il demanda au brave colporteur, en arrivant a Sainte-Anne, quelques volumes qui feraient le fonds de sa premiere bibliotheque. Le pere Lalure se fit un plaisir de lui en donner une centaine a son choix, et ne quitta pas sans emotion cet enfant ingenieux et intelligent, en lui repetant qu'il perdait la meilleure occasion d'avoir autant de livres qu'il en voudrait et plus qu'il n'en pourrait jamais lire. Valentin avait hesite a se separer du pere Lalure, car il apprit, a son entree dans l'ermitage de Sainte-Anne, que le digne Cure de Monglas etait mort, quelques jours auparavant; mais ce bon Cure ne l'avait oublie, en mourant: il avait recommande, par testament, aux Peres ermites, de faire bon accueil a un enfant, nomme Valentin Jameray Duval, qui devait venir, un jour ou l'autre, a l'ermitage, pour y faire son education religieuse. L'enfant fut donc accueilli avec la plus gracieuse bienveillance, comme un eleve du defunt cure de Monglas. On s'informa du genre de vie qu'il avait mene et du genre d'emploi qu'il exercait, avant de venir chercher chez les Ermites une retraite hospitaliere; Valentin raconta naivement son histoire, et l'on crut qu'il se trouverait tres honore de garder les vaches, apres avoir garde les dindons.... L'ermitage de Sainte-Anne, a une demi-lieue de Luneville, etait pauvre, malgre son ancienne origine, qui lui assurait la protection des ducs de Lorraine; mais les trois ou quatre ermites qui vivaient dans cette sainte maison n'avaient pas besoin des biens de la terre: ils ne mangeaient pas de viande, ne buvaient pas de vin, et se nourrissaient de pain noir, de fromage et de lait, quand ils ne jeunaient pas. Valentin n'eut pas a se faire violence pour se soumettre a ce regime, n'ayant pas ete accoutume a une nourriture moins frugale et plus abondante. Il s'astreignit volontiers a ces privations, d'autant plus que les ermites, absorbes par leur vie ascetique, le laissaient entierement libre de son temps, et ne lui imposaient pas d'autre devoir que de soigner les quatre vaches de l'ermitage, de les mener au paturage, de les traire et d'employer une partie de leur lait a faire des fromages. Il etait meme dispense d'assister aux offices, excepte le dimanche. Depuis le lever du soleil jusqu'a la nuit, il donnait a l'etude, c'est-a-dire a la lecture la plus attentive et la mieux meditee, tous les moments dont il pouvait disposer. Les six heures qu'il passait tous les jours avec ses betes, dans un paturage solitaire, sur la lisiere d'une foret immense, n'etaient pas les moins bien remplies: il ne faisait son metier de vacher qu'entoure de livres; il les lisait avec une telle ardeur, qu'il oubliait souvent de rentrer a l'ermitage pour le souper et qu'il devait alors se coucher a jeun. Il eut bientot lu et relu tous les livres que le pere Lalure lui avait donnes en prenant conge de lui; il fut oblige alors, pour fournir des aliments a son insatiable amour de la lecture, de s'adresser a la bibliotheque des Peres ermites. Malheureusement cette bibliotheque, composee d'une centaine de gros volumes de theologie, ecrits en latin la plupart, ne lui offrait pas les ressources qu'il eut souhaitees pour travailler seul a son instruction: il y decouvrit cependant quatre ou cinq ouvrages francais, qui convenaient a ses gouts et a ses aptitudes: l'un sur l'astronomie, l'autre sur la geographie, et les derniers sur la numismatique. Il prit en si grande affection cette derniere science, qu'il en devina les principes et les differents caracteres, avant meme d'avoir appris le latin. Ce fut un des ermites, auquel il demanda de lui donner les premieres notions de la langue latine, et des qu'il en eut acquis les elements, presque a lui seul et sans maitre, il fit des progres rapides dans cette langue, qu'il lut bientot a livre ouvert. Il etait moins avance sous les rapports de l'ecriture, faute de bons modeles et de bonne direction; aussi son ecriture, imitee bizarrement des types d'impression qu'il avait sous les yeux, fut-elle toujours mauvaise, etrange et illisible. --Mon frere, lui dit un matin l'ermite qui lui avait donne des lecons de latin, nous avons ete avertis, hier soir, qu'un juif allemand vole tout le betail du pays et va le vendre aux marches d'Alsace: je vous prie de veiller avec soin sur nos pauvres vaches. --J'espere, repondit Valentin, que ce voleur ne commet pas ses larcins a main armee, car, dans ce cas-la, le plus sage serait de ne pas faire sortir les betes et de les garder quelques jours a l'etable. --Non, reprit l'ermite, cet homme a, dit-on, un secret pour endormir le gardien, et c'est a la faveur du sommeil de celui-ci qu'il peut emmener les betes et quelquefois tout un troupeau. --Mon pere, dit en riant Valentin, s'il ne faut que resister au sommeil, pour n'avoir rien a craindre du voleur de bestiaux, je saurai bien lui tenir tete, et au moindre danger, je cornerai si fort, avec mon cornet, qu'on m'entendra de l'ermitage et que vous me viendrez en aide avec des batons et des chiens. Valentin sortit donc, ce jour-la, comme a l'ordinaire, avec les quatre vaches des ermites et s'en alla dans la prairie sur la lisiere de la grande foret, ou le duc de Lorraine Leopold venait souvent chasser avec les princes et les seigneurs de la cour. Il faisait une chaleur extraordinaire: les rayons du soleil tombaient d'aplomb sur la terre dessechee, et les herbes semblaient pretes a s'enflammer. Les vaches que Valentin menait paitre s'etaient rapprochees de la foret, pour trouver un peu d'ombre. On voyait passer, dans les airs, des essaims d'abeilles qui avaient quitte les roches voisines et qui allaient chercher ailleurs de nouvelles demeures. Valentin prenait un vif interet a ces emigrations des jeunes abeilles, et il en avait etudie plus d'une fois les curieux episodes, en admirant le merveilleux instinct de ces mouches industrieuses. Il vit un de ces essaims, qui s'abaissait vers le sol avec des bourdonnements confus et qui semblait vouloir s'arreter quelque part, pour se mettre en groupe et pour attendre le moment favorable d'achever son voyage. Il suivit a distance, en s'avancant avec lenteur, l'essaim qui se portait d'un endroit a un autre, et cherchait la meilleure place ou il pourrait camper et se reposer; mais l'essaim, apres avoir choisi successivement plusieurs arbres autour desquels il se rassemblait comme pour tenir conseil, reprit tout a coup son vol, en s'elevant dans les airs et en s'eparpillant a travers la foret. Valentin, a son insu, avait employe plus d'une heure a cette etude de naturaliste; lorsqu'il revint au paturage, ou il avait laisse les quatre vaches; il ne les retrouva pas, et, s'imaginant qu'elles etaient entrees dans le bois pour y prendre le frais et pour paitre a l'ombre, il y entra aussi, en les appelant par leurs noms et par des sifflements qu'elles avaient l'habitude d'entendre et de comprendre. Pas le moindre beuglement ne repondit a ces appels redoubles, que lui renvoyaient seulement les echos de la foret. Alors il se rappela l'avertissement que le Pere ermite lui avait communique la veille, et il se demanda anxieusement si les vaches n'avaient pas ete volees par ce juif allemand, qu'il regardait comme un etre imaginaire cree par la peur des patres et des bergers. Les vaches ne pouvaient etre que dans les bois, puisqu'il ne les avait point apercues dans la prairie, et ce fut dans les bois qu'il se mit a les chercher ca et la, en cornant de toutes ses forces. Enfin, il entendit ou crut entendre loin, bien loin, quelques beuglements qui se turent presqu'aussitot. Il corna de nouveau et de plus belle, sans obtenir aucun resultat; il se dirigeait tantot d'un cote, tantot de l'autre, cornant, appelant, criant. Cette fois, ce n'etait pas une illusion: une vache avait beugle, et ce beuglement fut suivi de plusieurs autres. Les vaches devaient se trouver a une portee de fusil, et Valentin resta convaincu que quelqu'un les emmenait en grande hate, puisque les beuglements s'eloignaient de minute en minute. Il cessa d'appeler et de corner, afin de mieux suivre le voleur qui lui avait enleve ses betes. Il esperait ainsi le rejoindre la ou betes et voleur viendraient a stationner jusqu'a la nuit. Son plan de poursuite reussit completement; il parvint a franchir la distance qui le separait du voleur de vaches, sans que celui-ci dut supposer qu'on pouvait l'atteindre. Il ne voyait pas encore ses betes, mais il les entendait souffler entres les branchages qu'elles brisaient en passant. Puis, il jugea tout a coup qu'elles s'etaient arretees et que le voleur, fatigue a une longue fuite a travers bois, reprenait haleine. Valentin n'avait pas d'arme, ni aucun moyen de defense: il ne devait donc pas songer a user de vive force pour revendiquer son bien et pour ramener ses vaches a l'etable. Il resolut de se borner a surveiller le voleur et a le suivre pas a pas. La prudence lui conseilla de ne pas s'approcher davantage et d'eviter de faire le plus leger bruit, d'autant plus que le voleur n'avait pas encore choisi l'endroit ou il serait le mieux cache avec son butin. Valentin eut alors l'idee de monter sur un arbre et d'y rester en observation; il monta donc le plus doucement possible sur un grand orme, qui s'elevait au milieu d'un emplacement degarni d'arbrisseaux et de broussailles, mais tapisse de gazon et de plantes bocageres. Du haut de cet arbre, il dominait les environs, et il apercut a travers la feuillee ses quatre vaches, qui ruminaient en fourrageant dans les taillis; mais il ne voyait pas l'homme qui les gardait, et il fut tente de croire qu'elles etaient en liberte. Son attention fut detournee par le bruit des bourdonnements d'abeilles, qui voltigeaient au-dessus de lui et qu'il n'avait pas remarquees, en montant sur cet arbre, ou l'essaim etait venu se poser a l'extremite d'une des branches les plus basses. En meme temps, il constata un mouvement decisif dans la station des vaches qui avaient quitte leur gite et qui venaient de son cote, conduites par un homme de mauvaise mine, qui les tirait par la longe, en maugreant contre elles. --Ces maudites betes ne veulent pas se tenir tranquilles! disait-il a part lui. Mais voici justement ce qu'elles cherchent: de l'herbe a brouter. Il y en a la de quoi paitre jusqu'au soir. [Illustration: Valentin monta donc sur un grand orme.] Il avait attache a son bras les quatre cordes qui pendaient aux cornes des vaches, et il les empechait ainsi de s'ecarter. Il s'assit par terre, sous l'orme, dans lequel Valentin etait monte; il bourra et alluma sa pipe, puis il commenca de fumer un affreux tabac, dont les exhalaisons nauseabondes arrivaient a l'enfant cache dans l'epais feuillage de l'arbre. La fumee du tabac n'avait pas tarde a envelopper l'essaim d'abeilles, suspendu en boule a une des branches inferieures de l'orme, et cette fumee acre et soporative agit de telle sorte sur les mouches, qu'elles tomberent en masse, a moitie etourdies, mais furieuses, sur le fumeur, en s'attachant a ses mains et a son visage, qu'elles criblaient de piqures. Il poussa de terribles cris d'effroi et de douleur, auxquels Valentin repondit en cornant a plein gosier, tandis que les vaches essayaient de s'enfuir en beuglant et brisaient le bras du voleur en serrant les noeuds coulants des cordes qui les retenaient. Cet horrible vacarme fit accourir des bucherons, qui travaillaient dans la foret, et qui vinrent aider Valentin a reprendre possession de ses vaches, pendant qu'on transportait a l'hopital le malheureux voleur, cruellement blesse et defigure. L'aventure eut quelque eclat dans le pays et l'honneur en revint a Valentin qui avait fait preuve de tant de perseverance, d'adresse et de courage. On lui attribua meme l'invention d'avoir lance sur le voleur un essaim d'abeilles, qui en avaient fait justice. A peu de jours de la, le duc de Lorraine chassait dans la foret. Valentin n'avait pas mene paitre ses vaches a cause des agitations et des tumultes de la chasse ducale, mais il s'etait revetu de son habit d'ermite, comme pour un jour de fete, et il avait emporte avec lui des livres et des cartes de geographie, pour aller lire et etudier dans les bois. Il etait donc assis au pied d'un arbre, les yeux attaches tantot sur un livre et tantot sur une carte, et paraissait absorbe dans ses etudes, lorsqu'un inconnu, en costume de chasseur tout galonne d'or, s'approche de lui et lui demande ce qu'il fait la. --Vous le voyez, Monsieur, repond Valentin avec deference: j'etudie la geographie. --La geographie! reprend l'inconnu, en souriant avec bonte: est-ce que vous y entendez quelque chose? --Je ne m'occupe que des choses que j'entends, repliqua l'enfant sans lever les yeux de la carte qu'il etudiait. --C'est une carte d'Allemagne? dit l'inconnu. Que cherchez-vous dans cette carte? --Je cherche la route qui conduit a Heidelberg, reprend Valentin, car je songe a me rendre a la celebre universite de cette ville, pour y continuer mes etudes. --Pourquoi penser a l'universite d'Heidelberg, quand vous etes en Lorraine, mon enfant? dit l'inconnu. Nous a avons le college des jesuites de Pont-a-Mousson, ou l'on fait d'excellentes etudes, et c'est la que vous irez achever les votres. [Illustration: Il etait assis au pied d'un arbre, les yeux attaches sur un livre.] C'etait le duc de Lorraine en personne, et Valentin, qui ne l'avait pas reconnu, se vit tout a coup entoure des chasseurs revenant de la chasse. On lui fit mille questions; le duc fut enchante de ses reponses et declara qu'il le prenait sous sa protection. Valentin entra donc au college de Pont-a-Mousson; il s'y appliqua, de preference, a la geographie, a l'histoire et a l'archeologie; il en sortit avec une pension qui lui etait payee sur la cassette du duc Leopold. Valentin etait desormais un savant, comme il l'avait souhaite; le premier usage qu'il fit de ses economies fut d'envoyer de l'argent a sa mere, de reconstruire la chapelle de l'ermitage de Sainte-Anne, et de dedier un tombeau monumental a la memoire du cure de Monglas. Il fut plus tard bibliothecaire du duc de Lorraine. --Son Altesse serenissime, disait-il avec modestie, daigne me payer honorablement pour ce que je sais; mais, si 1'on devait me payer pour ce que j'ignore, tous les tresors du duc de Lorraine ne suffiraient pas. TABLE DES MATIERES Introduction.--La convalescence du vieux conteur Une bonne action de Rabelais Les pressentiments maternels Les premieres armes Les hauts faits de Charles d'Assoucy La mascarade de Scarron Le revenant du chateau de la Garde Madame de Sevigne et ses enfants a la cour de Versailles Les espiegleries de Crebillon La vocation de Jameray Duval End of the Project Gutenberg EBook of Contes litteraires du bibliophile Jacob a ses petits-enfants, by Paul Jacob [Paul Lacroix] *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES LITTERAIRES *** ***** This file should be named 12271.txt or 12271.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/2/7/12271/ Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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