Project Gutenberg's Quelques ecrivains francais, by Emile Hennequin This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Quelques ecrivains francais Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. Author: Emile Hennequin Release Date: May 7, 2004 [EBook #12289] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK QUELQUES ECRIVAINS FRANCAIS *** Produced by Tonya Allen, Wilelmina Malliere and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr., ETUDES DE CRITIQUE SCIENTIFIQUE QUELQUES ECRIVAINS FRANCAIS FLAUBERT--ZOLA--HUGO--GONCOURT HUYSMANS, ETC. PAR EMILE HENNEQUIN 1890 PREFACE Ces articles ont ete publies a diverses epoques dans diverses revues, et l'auteur se proposait de les revoir et de les completer. Emile Hennequin, qui avait a un haut degre le respect de son talent et le respect du livre, n'aurait certainement pas consenti a former un volume d'etudes plus ou moins heterogenes, qu'il n'y a pas de raison peremptoire pour reunir sous un meme titre, et qui ne constituent pas un ensemble comme les _Ecrivains francises_. Soucieux de conserver tout ce qu'a produit ce rare esprit, nous n'avons pas cru devoir nous laisser arreter par les considerations qui l'auraient arrete lui-meme, et il nous a semble que, prise isolement, chacune des etudes que nous presentons aujourd'hui offrait un assez haut interet pour honorer encore la memoire d'Emile Hennequin et pour entretenir les regrets de ceux qui ont vu disparaitre avec lui une des plus belles intelligences et l'un des plus purs talents de la jeune generation. L'Editeur. GUSTAVE FLAUBERT ETUDE ANALYTIQUE I LES MOYENS _Le style; mots, phrases, agregats de phrases._ Le style de Gustave Flaubert excelle par des mots justes, beaux et larges, assembles en phrases coherentes, autonomes et rhythmees. Le vocabulaire de _Salammbo_, de _l'Education sentimentale_, de la _Tentation de saint Antoine_ est denue de synonymes et, par suite, de repetitions; il abonde en serie de mots analogues propres a noter precisement toutes les nuances d'une idee, a l'analyser en l'exprimant. Flaubert connait les termes techniques des matieres dont il traite; dans _Salammbo_ et la _Tentation_, les langues anciennes, de l'hebreu au latin, aident a designer en paroles propres les objets et les etres. Sans cesse, en des phrases ou l'on ne peut noter les expressions cherchees et acquises, il s'efforce de dire chaque chose en une langue qui l'enserre et la contient comme un contour une figure. A cette dure precision de la langue, s'ajoute en certains livres et certains passages une extraordinaire beaute. Les paroles sollicitent les sens a tous les charmes; elles brillent comme des pigments; elles sont chatoyantes comme des gemmes, lustrees comme des soies, entetantes comme des parfums, bruissantes comme des cymbales; et il en est qui, joignant a ces prestiges quelque noblesse ou un souci, figent les emotions en phrases entierement delicieuses: "Les flots tiedes poussaient devant nous des perles blondes. L'ambre craquait sous nos pas. Les squelettes de baleine blanchissaient dans la crevasse des falaises. La terre a la fin se fit plus etroite qu'une sandale;--et apres avoir jete vers le soleil des gouttes de l'ocean, nous tournames a droite pour revenir." Et ailleurs: "Il y avait des jets d'eau dans les salles, des mosaiques dans les cours, des cloisons festonnees, mille delicatesses d'architecture et partout un tel silence que l'on entendait le frolement d'une echarpe ou l'echo d'un soupir." Par un contraste que l'on percoit deja dans ce passage, Flaubert, precis et magnifique, sait user parfois d'une langue vague et chantante qui enveloppe de voiles un paysage lunaire, les inconsciences profondes d'une ame, le sens cache d'un rite, tout mystere entrevu et echappant. Certaines des scenes d'amour ou figure Mme Arnoux, l'enumeration des fabuleuses peuplades accourues a la prise de Carthage, le symbole des Abaddirs et les mythes de Tanit, les louches apparitions qui, au debut de la nuit magique, susurrent a saint Antoine des phrases incitantes, la chasse brumeuse ou des betes invulnerables poursuivent Julien de leurs mufles froids, tout cet au dela est decrit en termes grandioses et lointains, en indefinis pluriels abstraits et approches qui unissent a l'insidieux des choses, la trouble incertitude de la vision. Cet ordre de mots et les autres, les plus ordinaires et les plus rares sont assembles en phrases par une syntaxe constamment correcte et concise. Par suite de l'une des proprietes de la langue de Flaubert, de n'employer par idee qu'une expression, un seul vocable represente chaque fonction grammaticale et s'unit aux autres selon ses rapports, sans appositions, sans membres de phrase intercalaires, sans ajouture meme soudee par un qui ou une conjonction. Chaque proposition ordinairement courte se compose des elements syntactiques indispensables, est construite selon un type permanent, soutenue par une armature preetablie, dans laquelle s'encastrent successivement d'innombrables mots, signes d'innombrables idees, formulees d'une facon precise et belle, en une diction definitive. Cette parite grammaticale est le principal lien entre les oeuvres diverses de Flaubert. Sous les differences de langue et de sujet, unissant des formes tantot lyriques, tantot vulgaires, les rapports de mots sont semblables de _Madame Bovary_ a la _Tentation_, et constituent des phrases analogues associees en deux types de periode. Le plus ordinaire, qui est determine par la concision meme du style, l'unicite des mots et la consertion de la phrase, est une periode a un seul membre, dans laquelle la proposition presentant d'un coup une vision, un etat d'ame, une pensee ou un fait, les pose d'une facon complete et juste, de sorte qu'elle n'a nul besoin d'etre liee a d'autres et subsiste detachee du contexte. Ainsi de chacune des phrases suivantes: "Les Barbares, le lendemain, traverserent une campagne toute couverte de cultures. Les metairies des patriciens se succedaient sur le bord de la route; des rigoles coulaient dans des bois de palmiers; les oliviers faisaient de longues lignes vertes; des vapeurs roses flottaient dans les gorges des collines; des montagnes bleues se dressaient par derriere. Un vent chaud soufflait. Des cameleons rampaient sur les feuilles larges des cactus." De la presence chez Flaubert de cette periode statique et discrete, decoulent l'emploi habituel du preterit pour les actes et de l'imparfait pour les etats; de la encore l'apparence sculpturale de ses descriptions ou les aspects semblent tous immobiles et places a un plan egal comme les sections d'une frise. Ce type de periode alterne avec une coupe plus rare dans laquelle les propositions se succedent liees. Aux endroits eclatants de ses oeuvres, dans les scenes douces ou superbes, quand le paragraphe lentement echafaude va se terminer par une idee grandiose ou une cadence sonore, Flaubert, usant d'habitude d'un "et" initial, balancant pesamment ses mots, qui roulent et qui tanguent comme un navire prenant le large, pousse d'un seul jet un flux de phrases coherentes: "Trois fois par lune, ils faisaient monter leur lit sur la haute terrasse bordant le mur de la cour; et d'en bas on les apercevait dans les airs sans cothurnes et sans manteaux, avec les diamants de leurs doigts qui se promenaient sur les viandes, et leurs grandes boucles d'oreilles qui se penchaient entre les buires, tous forts et gras, a moitie nus, heureux, riant et mangeant en plein azur, comme de gros requins qui s'ebattent dans l'onde." Et cette autre periode, dans un ton mineur "Maintenant, il l'accompagnait a la messe, il faisait le soir sa partie d'imperiale, il s'accoutumait a la province, s'y enfoncait;--et meme son amour avait pris comme une douceur funebre, un charme assoupissant. A force d'avoir verse sa douleur dans ses lettres, de l'avoir melee a ses lectures, promenee dans la campagne et partout epandue, il l'avait presque tarie; si bien que Mme Arnoux etait pour lui comme une morte dont il s'etonnait de ne pas connaitre le tombeau, tant cette affection etait devenue tranquille et resignee." En cette forme de style Flaubert s'exprime dans ses romans, quand apparait une scene ou un personnage qui l'emeuvent; dans _Salammbo_ et la _Tentation_, quand l'exaltation lyrique succede au recit. Ces deux sortes de periodes s'unissent enfin en paragraphes selon certaines lois rhythmiques; car la prose de Flaubert est belle de la beaute et de la justesse des mots, de leur tenace liaison, du net eclat des images; mais elle charme encore la voix et l'oreille par l'harmonie qui resulte du savant dosage des temps forts et des faibles. Constitue comme une symphonie d'un _allegro_, d'un _andante_ et d'un _presto_, le paragraphe type de Flaubert est construit d'une serie de courtes phrases statiques, d'allure contenue, ou les syllabes accentuees egalent les muettes; d'une phrase plus longue qui, grace d'habitude a une enumeration, devient comprehensible et chantante, se traine un peu en des temps faibles plus nombreux; enfin retentit la periode terminale dans laquelle une image grandiose est proferee en termes sonores que rythment fortement des accents serres. Ainsi qu'on scande a haute voix, ce passage: "Ou donc vas-tu? Pourquoi changer tes formes perpetuellement? Tantot mince et recourbee tu glisses dans les espaces comme une galere sans mature; ou bien au milieu des etoiles tu ressembles a un pasteur qui garde son troupeau. Luisante et ronde tu froles la cime des monts comme la roue d'un char." Et cet autre passage d'une mesure plus alanguie: "Il n'eprouvait pas a ses cotes ce ravissement de tout son etre qui l'emportait vers Mme Arnoux, ni le desordre gai ou l'avait mis d'abord Rosanette. Mais il la convoitait comme une chose anormale et difficile, parce qu'elle etait noble, parce qu'elle etait riche, parce qu'elle etait devote,--se figurant qu'elle avait des delicatesses de sentiment, rares comme ses dentelles, avec des amulettes sur la peau et des pudeurs dans la depravation." C'est ainsi, par des expansions et des contractions alternees, moderant, contenant et precipitant le flux des syllabes, que Flaubert declame la longue musique de son oeuvre, en cadences mesurees. Et chacun de ses groupes de breves et de longues est si bien pour lui une unite discrete et comme une strophe, qu'il reserve, pour les clore, ses mots les plus retentissants, les images sensuelles et les artifices les plus adroits. C'est ainsi que frequemment, a defaut d'un vocable nombreux, il modifie par une virgule la prononciation d'un mot indifferent, contraignant a l'articuler tout en longues: "Ca et la un phallus de pierre se dressait, et de grands cerfs erraient tranquillement, poussant de leurs pieds fourchus des pommes de pin, tombees." Joints enfin par des transitions ou malhabiles ou concises et trouvees, telles que peut les inventer un ecrivain embarrasse du lien de ses idees, les paragraphes se suivent en laches chapitres qu'agrege une composition ou simple et droite comme dans les recits epiques, ou diffuse et lache comme dans les romans. _L'Education sentimentale_ notamment, ou Flaubert tache d'enfermer dans une serie lineaire les evenements lointains et simultanes de la vie passionnelle de Frederic Moreau et de tout son temps, presente l'exemple d'un livre incoherent et enorme. Ainsi, d'une facon marquee dans les oeuvres ou le style est plus libre des choses, moins nettement dans les romans, chaque livre de Flaubert se resout en chapitres dissocies, que constituent des paragraphes autonomes, formes de phrases que relie seul le rhythme et qu'assimile la syntaxe. Ces elements libres, de moins en moins ordonnes, ne sont assembles que par leur identite formelle et par la suite du sujet, comme sont continus une mosaique, un tissu, les cellules d'un organe, ou les atomes d'une molecule. _Procedes de demonstration: descriptions, analyse:_ De meme que l'ecriture de Flaubert se decompose finalement en une succession de phrases independantes douees de caractere identiques, ainsi ses descriptions, ses portraits, ses analyses d'ames, ses scenes d'ensemble se reduisent a une enumeration de faits qui ont de particulier d'etre peu nombreux, significativement choisis, et places bout a bout sans resume qui les condense en un aspect total. La ferme du pere Rouault, au debut de _Madame Bovary_, puis le chemin creux par ou passe la noce aux notes egrenees d'un menetrier,--un canal urbain, un champs que l'on fauche dans _Bouvard et Pecuchet_, sont decrits en quelques traits uniques accidentels et frappants, sans phrase generale qui designe l'impression vague et entiere de ces scenes. Le merveilleux paysage de la foret de Fontainebleau, dont l'idylle apparait au milieu de l'_Education sentimentale_, est peint de meme avec des types d'arbre, de petits sentiers, des clairieres, des sables, des jeux de lumiere dans des herbes; le fulgurant lever de soleil a la fin du banquet des mercenaires dans le jardin d'Hamilcar, est montre en une suite d'effets particuliers a Carthage, etincelles que l'astre met au faite des temples et aux clairs miroirs des citernes, hennissements des chevaux de Khamon, tambourins des courtisanes sonnant dans le bois de Tanit; et pour la nuit de lune ou Salammbo profere son hymne a la deesse, ce sont encore les ombres des maisons puniques et l'accroupissement des etres qui les hantent, les murmures de ses arbres et de ses flots, qui sont enumeres. Les portraits de Flaubert sont traces par ce meme art fragmentaire. Mannaei, le decharne bourreau d'Herode, la vieille nourrice au profil de bete qui sert Salammbo, sont depeints en traits dont le lecteur doit imaginer l'ensemble. Que l'on se rappelle toutes les physionomies modernes que le romancier a mises dans notre memoire, les camarades de Frederic Moreau, les hotes des Dambreux, le pere Regimbard imposant, furibond et sec, Arnoux, la delicieuse heroine du livre; puis la figure de _Madame Bovary_, les grotesques, Rodolphe brutal et fort, les croquis des comices, le debonnaire aspect du mari, et les merveilleux profils de l'heroine,--toutes ces figures et ces statures sont retracees analytiquement, en traits et en attitudes; ainsi: "Jamais Mme Bovary ne fut aussi belle qu'a cette epoque.... Ses paupieres semblaient taillees tout expres pour ses longs regards amoureux ou la prunelle se perdait, tandis qu'un souffle fort ecartait ses narines minces et relevait le coin charnu de ses levres qu'ombrageait a la lumiere un peu de duvet noir. On eut dit qu'un artiste habile en corruptions avait dispose sur sa nuque la torsade de ses cheveux; ils s'enroulaient en masse lourde negligemment et selon les hasards de l'adultere qui les denouait tous les jours. Sa voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi; quelque chose de subtil qui vous penetrait se degageait meme des draperies de sa robe et de la cambrure de son pied." Et cet art de raccourci qui surprend en chaque etre le trait individuel et differentiel, atteint dans la _Tentation de saint Antoine_ une perfection superieure; dans ce livre ou chaque apparition est decrite en quelque phrases concises, il n'en est pas qui ne fixe dans le souvenir une effigie distincte, dont quelques-unes--la reine de Saba, Helene-Ennoia, les femmes montanistes,--sont inoubliables. Par un procede analogue, fragmentaire et laborieux, Flaubert montre les ames qui actionnent ces corps et ces visages. Usant d'une serie de moyens qui reviennent a indiquer un etat d'ame momentane de la facon la plus sobre et en des mots dont le lecteur doit completer le sens profond, il dit tantot un acte significatif sans l'accompagner de l'enonce de la deliberation antecedente, tantot la maniere particuliere dont une sensation est percue en une disposition; enfin il transpose la description des sentiments durables soit en metaphores materielles, soit dans les images qui peuvent passer dans une situation donnee par l'esprit de ses personnages. Le dessin du caractere de Mme Bovary presente tous ces procedes. Par des faits, des paroles, des gestes, des actes, sont signifies les debuts de son hysterisme, son aversion pour son mari, son premier amour, les crises decisives et finales de sa douloureuse carriere. Par des indications de sensations, la plenitude de sa joie en certains de ses rendez-vous, et encore l'ame vide et frileuse qu'elle promenait sur les plaines autour de Tostes: "Il arrivait parfois des rafales de vent, brises de la mer, qui, roulant d'un bond sur tout le plateau du pays de Caux, apportaient jusqu'au loin dans les champs une fraicheur salee. Les joncs sifflaient a ras de terre et les feuilles des hetres bruissaient en un frisson rapide, tandis que les cimes se balancant toujours continuaient leur grand murmure. Emma serrait son chale contre ses epaules et se levait." Penetrant davantage la sourde eclosion de ses sentiments, d'incessantes metaphores materielles disent le neant de son existence a Tostes, son intime rage de femme laissee vertueuse, par le depart de Leon et son exultation aux atteintes d'un plus male amant: "C'etait la premiere fois qu'Emma s'entendait dire ces choses; et son orgueil, comme quelqu'un qui se delasse dans une etuve, s'etirait mollement et tout entier a la chaleur de ce langage." Et encore la contrition grave de sa premiere douleur d'amour: "Quant au souvenir de Rodolphe, elle l'avait descendu tout au fond de son coeur; et il restait la plus solennel et plus immobile qu'une momie de roi dans un souterrain. Une exhalaison s'echappait de ce grand amour embaume et qui, passant a travers tout, parfumait de tendresse l'atmosphere d'immaculation ou elle voulait vivre." Puis des recits d'imagination[1], aussi nombreux chez Flaubert que les recits de debats interieurs chez Stendhal, completent ces comparaisons, devoilent en Mme Bovary l'ardente montee de ses desirs, l'existence ideale qui ternit et trouble son existence reelle. Des hallucinations internes marquent son exaltation romanesque quand elle vit a Tostes, amere et decue; de plus confuses, le desarroi de son esprit tandis qu'elle cede a la fete des comices sous les declarations de Rodolphe; d'autres, l'elan de son ame liberee quand elle eut obtenu de partir avec son amant; des imaginations confirment et attisent sa derniere passion que mine sans cesse l'indignite de son amant, et emplissent encore de terreur sa lamentable fin. De ces procedes, ce sont les moins artificiels qui subsistent dans l'_Education sentimentale_; les personnages de ce roman sont montres par de tres legeres indications, un mot, un accent, un sourire, une paleur, un battement de paupieres, qui laisse au lecteur le soin de mesurer la profondeur des affections dont on livre les menus affleurements. Les conversations de Frederic et de Mme Arnoux, puis ce diner ou celle-ci, Mme Dambreuse et Mlle Roques, reunies par hasard, entrecroisent curieusement les indices de leurs amours et de leurs soucis, montrent la perfection de ce procede, qui est encore celui des oeuvres epiques, et de tout psychologue qui ne substitue pas l'analyse interne a la description par les dehors. Il faut retenir en effet combien ces procedes de Flaubert conviennent aux necessites de son style. Un enonce de faits, une metaphore, un recit d'imaginations se pretent parfaitement a etre concus en termes precis, colores et rhythmes. En fait, les plus beaux passages de _Madame Bovary_ et de l'_Education_ sont ceux ou l'auteur s'exalte a montrer la pensee de ses heroines. Decrite comme une vision, frappee en eclatantes figures et chantee comme une strophe, elle donne lieu a de splendides periodes, ou se deploient tous les prestiges du style. L'art de ne reveler d'un paysage, d'une physionomie et d'une ame qu'un petit nombre d'aspects saillants, cette concision choisie et savante, ressortent encore des tableaux d'ensemble ou se melent les peripeties et les descriptions. Que l'on prenne la scene des comices dans _Madame Bovary_, les files de filles de ferme se promenant dans les pres, la main dans la main, et laissant derriere elles une senteur de laitage, la myrrhe qu'exhalent les sieges sortis de l'eglise, les physionomies grotesques ou abeties de la foule, l'attitude nouvelle de Homais, les passes conversationnelles ou Rodolphe conquiert la chancelante epouse, tout est saisi en de brefs aspects particuliers, sans le narre du train ordinaire qui dut accompagner ces faits d'exception. Dans l'_Education sentimentale_, cette contention et le choix adroit des details significatifs tiennent du prodige. Une certaine phase que connaissent tous les habitues de traversees, est notee par ces simples mots: "Il se versait des petits verres". Les courses, l'attaque singuliere du poste du Chateau-d'Eau pendant les journees de Fevrier, qui est exactement ce qu'un passant verrait d'une emeute,--une seance de club, l'elegance et le luxueux ennui d'une reception chez un financier, sont decrits de meme en traits discontinus et marquants. Et jusqu'aux merveilleuses et poignantes entrevues de Frederic et de Mme Arnoux, a cette idylle d'Auteuil, ou, vetue d'une robe brune et lache, elle promenait sa grace douce sous des feuillages rougeoyants,--qui sont notees en faits indispensables et depourvues de toute phraseologie inutile. Que l'on se rappelle, pour confirmer ces notions, les scenes exactes et comme percues de _Salammbo_, ou l'extreme concision des preludes descriptifs dans la _Tentation_, les sobres et eclatantes phrases dans lesquelles un detail baroque ou raffine revele tout un temps; le festin d'Herode, ou, dans la succession des actes, pas une page ne souligne l'enorme luxure latente des convives qu'enivre la fumee des mets et la chaude danse de l'incestueuse ballerine; tous ces rayonnants tableaux sont peints en touches sures et rares, qui ne montrent d'un spectacle que les fortes lumieres et les attitudes passionnantes. _Caracteres generaux des moyens_: Nous venons d'analyser avec une minutie qui sera justifiee plus loin, les moyens dont use Flaubert pour susciter en ses lecteurs les emotions qui seront designees. Leur caractere commun est aise a demeler, et rarement, du style a la composition, de la description a la psychologie, des mots aux faits, un artiste a fait preuve d'une plus rigide consequence. Du haut en bas de son oeuvre, Flaubert est celui qui choisit avec rigueur et assemble avec effort des materiaux tries. Qu'il s'agisse de l'election d'un vocable, il le veut unique, precis et tel que chacun ou chaque serie realise des ideaux sensuels et intellectuels nombreux. La syntaxe est correcte, sobre, liante, de facon a modeler des phrases presque toujours aptes a figurer isolees. Et comme cette rigueur concise exclut de la langue de Flaubert toute superfluite, des lacunes existent, ou le semblent, entre les unites dernieres de son oeuvre; les paragraphes se suivent sans se joindre, et les livres s'etagent sans soudure. De meme, si l'on considere ses procedes d'ecriture par le contenu et non plus par le contenant, les faits aussi soigneusement elus que les mots, forces d'ailleurs d'etre tels qu'on les puisse exprimer dans une langue determinee,--sont significatifs pour qu'ils donnent lieu a de belles phrases, et significatifs encore, parce qu'ils resultent d'un choix d'ou le banal est exclu. De ce triage perpetuel des mots et des choses, resulte la concision puissante, la haute et difficile portee de ce qu'exprime Flaubert; de la ses descriptions ecourtees, disjonctives et pourtant resumantes, sa psychologie, soit transmutee en magnifiques images, soit reduite en sobres indications d'actes, sous lesquelles certains esprits percoivent ce qui est intime et d'ailleurs inexprime; de la le sentiment de formidable effort et d'absolue reussite parfois, que ces oeuvres procurent, qui, ramassees, trapues, planies, parachevees et polies grain a grain, ressemblent a d'enormes cubes d'un miroitant granit. NOTES: [Note 1: La signification de ce procede d'analyse est excellemment developpee dans les _Essais de psychologie_ de M. Paul Bourget.] II LES EFFETS _L'ensemble_: L'oeuvre de Flaubert est double, departie entre le vrai et le beau. La tragique histoire de _Madame Bovary_ raconte en sa froide exactitude la ruine d'une ame forte et irresignee qu'avilit et qu'ecrase la bassesse stupide de tous. L'_Education sentimentale_ conduit, par l'infini dedale des laches amours de Frederic Moreau, de la rubiconde infamie d'Arnoux, a la double beaute de Marie Arnoux; ce livre apprend a mesurer les extremes de l'humanite. Il est des heures ou du spectacle des choses s'exhale le pessimisme parfois pueril de _Bouvard et Pecuchet_, que corrige la cordiale pitie empreinte dans le premier des _Trois Contes_. Les pages qui le suivent consolent par d'augustes spectacles d'avoir vu et penetre la vie. L'irresistible charme de la _Legende_, la seche beaute d'_Herodias_, induisent a _Salammbo_ ou la pourpre et les ors du style expriment, en une supreme fanfare, l'exquis, le grandiose et le fulgurant. En l'oeuvre maitresse, la _Tentation de saint Antoine_, le beau et le vrai s'allient par l'allegorie; penetree de signification et decoree de splendeur, cette oeuvre consigne en un dernier effort tout le testament spirituel et mystique de Gustave Flaubert. Cette ordonnance n'est point absolue. Les oeuvres ou Flaubert s'est le plus abandonne au terne cours de la vie, sont teintes parfois d'incomparables beautes de style et d'ame. Il est meme des passages dans l'_Education sentimentale_ qui, dans leur tentative d'exprimer d'indefinissables mouvements d'ames, touchent au mystere. Et si la beaute rayonne dans _Salammbo_, la _Tentation_, _Herodias_, la _Legende_, elle y est definie et corroboree par un realisme historique plein de minutie. Le pessimisme qu'affirme _Bouvard et Pecuchet_ ne ressort pas plus des tristes denouements des romans, que des farouches destinees qui s'appesantissent dans _Salammbo_ et des continus effarements avec lesquels saint Antoine contemple l'ecroulement de ses erreurs. Ainsi melees en des alliages ou chaque element predomine alternativement, les deux passions de Flaubert, la beaute exaltee jusqu'au mystere, et la verite suivie de pessimisme, composent les livres que nous analysons. _Le realisme_: Le realisme, qu'il faut definir la tendance a voir dans les objets denues de beaute matiere a oeuvre d'art, est pousse chez Flaubert a ses extremes limites, et, en fait, certains cotes exterieurs de _Madame Bovary_ et de l'_Education_ n'ont pas ete depasses par les romanciers modernes. Flaubert s'est astreint a decrire de niaises campagnes, comme les environs d'Yonville, ou les plates rives de la Seine entre lesquelles se passe le debut de son second roman. Des interieurs sordides apparaissent dans ses livres, de la cahute pres d'Yonville, ou Mme Bovary trouva l'entremetteuse de ses liaisons, a la mansarde dans laquelle Dussardier blesse fut soigne par cette enigmatique personne, la Vatnaz. Mais la mediocrite attire Flaubert davantage. Il excelle a peindre en leur ironique denument de toute beaute, certains interieurs bourgeois, decores de lithographies, plancheies, frottes et balayes. Certaines hideurs modernes le requierent. Il s'adonne a rendre minutieusement le ridicule des fetes agreables aux populations, comme les comices d'Yonville et les solennites publiques de la capitale. Tout ce qui forme le contentement de la classe moyenne, les gros dejeuners de garcons, les seances au cafe, les parties fines pour des villageois dans la ville proche, la maitresse chichement entretenue, les cadeaux que M. Homais rapporte a sa famille, sa gloriole de pere infatue, le bonnet grec, la politique, les joies solitaires en un metier d'agrement, sont complaisamment decrits. Et de meme, plus haut, les aimables fourberies de M. Arnoux riche, la religion du chic dont est imbu le jeune de Cisy, les plaisirs mondains de Mme Dambreuse et les galanteries maquignonnes de son premier amant, sont detailles avec une insistance dont l'ironie n'exclut pas toute exactitude. Les etres de ce milieu sont des ames journalieres et ordinaires, toute la moyennete des fonctions sociales, le pharmacien, l'officier de sante, le notaire, le banquier, l'industriel d'art, le repetiteur de droit, l'habitue d'estaminets, et les femmes de ces gens. Decrits, analyses, mis en scene, avec une moquerie tacite, mais aussi avec la penetration adroite d'un connaisseur d'hommes, ils donnent de la vie et de la societe une image au demeurant exacte pour une bonne part de ce siecle. Que l'on joigne a cette mediocrite des lieux et des gens, le mince interet des aventures, un adultere diminue de tout l'ennui de la province, la vie campagnarde de deux vieux employes, l'existence sociale de quelques familles moyennes a Paris, que traverse le desoeuvrement d'un jeune homme nul, on reconnaitra dans les romans de Flaubert, tous les traits essentiels de l'esthetique realiste. Il en possede la veracite. S'efforcant sans cesse de rendre exactement du spectacle des choses ce que ses sens en ont percu, il arrive, quand il s'efforce de demeler les mobiles des actes et les phases des passions, a une extraordinaire penetration, qui est le resultat de sa connaissance des modeles qu'il a pris, et de son application a rester dans le domaine du naturel et de l'explicable. Sa science des causes qui produisent les grands traits du caractere est merveilleuse, comme le montrent les antecedents parfaitement calcules d'Emma et de Charles Bovary, la vague adolescence de Frederic Moreau. Puis ces caracteres jetes dans l'existence, soumis a ses heurts et consommant leurs recreations, evoluent au gre des evenements et de leur nature, avec toute l'unite et les inconsequences de la vie veritable, tantot nobles, decus et victimes comme Mme Bovary, tantot perpetuant a travers des fortunes diverses leur permanente impuissance comme Frederic Moreau, tantot sages et victorieux comme Mme Arnoux. Et dans ces existences; dont les menus faits decelent perpetuellement en Flaubert une si profonde perception des mobiles, de leur complication, de la dissimulation des plus puissants, de toute la vie inconsciente qui rend chacun different de ce qu'il se croit et de ce qu'on le croit etre, Flaubert est parvenu a distinguer et a rendre le trait le plus difficile: la lente transformation que le temps impose a ceux qu'il detruit. Seul, avec les plus grands des psychologues russes, il saisit les personnes successives qui apparaissent tour a tour au-dehors et au dedans de chaque individu. Que l'on observe combien Mme Bovary est parfaitement, aux premiers chapitres, la jeune femme soucieuse d'interieur et reconnaissante de l'independance que le mariage lui assure; puis l'inquietude croissante de toute sa personne ardemment vitale, et son chaste amour pour un jeune homme frequentant sa maison, prelude coutumier des adulteres plus consommes. Et combien est nouvelle celle qui se livre avec une grace presque mure a son aime, et comme on la sent, a travers ses cris de jeune maitresse, la femme de maison, etre deja responsable et denue d'enfantillages. Puis les epreuves viennent, sa chair se durcit en de plus fermes contours et, par le revirement habituel, il lui faut un plus jeune amant, pour lequel elle est en effet la maitresse, la femme chez qui de despotiques ardeurs precedent les attitudes maternelles, que coupent encore les coups de folie d'une creature sentant le temps et la joie lui echapper, jusqu'a ce qu'elle consomme virilement un suicide, en femme forte et faite, qui sentit les romances sentimentales des premiers ans se taire sous les rudes atteintes d'une existence sans pitie. On pourrait retracer de meme les lentes phases du caractere de Frederic Moreau et de Mme Arnoux, qui tous deux eprouvent aussi l'humiliation de se sentir transformes par le passage des jours, petris et malleables au cours des passions et des incidents. Le souci du vrai et la reussite a le rendre que montrent la psychologie et les descriptions realistes de Flaubert, le suivent dans ses oeuvres d'imagination. Quand cet homme, qu'excede visiblement le spectacle du monde moderne, s'adonne a l'evocation d'epoques que son esprit apercevait eclatantes et grandioses, il ne peut depouiller son realisme et se sent imperieusement force d'etayer sa fantaisie du positif des donnees archeologiques. Avant d'entreprendre _Salammbo_, il explore le site de Carthage, note le bleu de son ciel et la configuration de son territoire. Puis, remuant les bibliotheques, s'etant assimile le peu que l'on sait sur la metropole punique, incertain encore et connaissant le besoin d'amplifier son recueil de faits, il recourt par surcroit a l'archeologie biblique et semitique, s'emplit encore la cervelle de tout ce que les litteratures classiques contiennent de farouche et de fruste. Pour la _Tentation de saint Antoine_, de meme, pas une ligne dans cette serie d'hallucinations qui n'eut pu donner lieu a un renvoi en italiques. "Je suis perdu dans les religions de la Perse, ecrit-il dans sa correspondance, je tache de me faire une idee nette du dieu Hom, ce qui n'est pas facile. J'ai passe tout le mois de juin a etudier le bouddhisme, sur lequel j'avais deja beaucoup de notes, mais j'ai voulu epuiser la matiere autant que possible. Aussi ai-je un petit Bouddha que je crois aimable." Et pour l'extravagant final de ce livre: "Dans la journee, je m'amuse a feuilleter des belluaires du moyen age; a chercher dans les "auteurs" ce qu'il y a de plus baroque comme animaux. Je suis au milieu des monstres fantastiques. Quand j'aurai a peu pres epuise la matiere, j'irai au Museum revasser devant les monstres reels, et puis les recherches pour le bon saint Antoine seront finies." Enfin, M. Maxime du Camp nous dit que pour ce pur conte, la _Legende de saint Julien l'hospitalier_, il a prete a Flaubert toute une collection de traites de venerie et d'armurerie. Que l'on rapproche ces lectures de celles qu'il fit pour ecrire _Bouvard et Pecuchet_ ou l'_Education_. Le procede apparaitra le meme. Avant de laisser enfanter son imagination, de preter a sa puissance verbale de beaux themes a phrases magnifiques, Flaubert avait rempli sa memoire de l'infinite de faits que reclamait son style particulier, disconnexe et concis, et que son realisme le poussait a rechercher aussi veridiques que peuvent les fournir les livres. Avant d'avoir ecrit un paragraphe de ses oeuvres epiques ou lyriques, il connaissait d'un Carthaginois, l'habillement, l'armure, la demeure, le luxe, la nourriture; ses fetes, ses rites, sa politique, les institutions de sa ville, les alliances, les peuplades ennemies, les hasards de son histoire et la legende de son origine. Et quand il lui fallut, en quelques pages, mettre debout l'ancienne Byzance, Babylone sous Nabuchodonosor, evoquer les dieux et les monstres, il composa en sa cervelle ces visions de donnees aussi exactes et d'aussi minutieux renseignements que ceux pour les chasses de Julien, et celles-ci que les notes par lesquelles il decrivait un bal chez un banquier ou une noce au village. Cet art realiste etaye de faits et d'ou l'imagination est presqu'exclue, atteint, par la, selon le voeu d'une de ses lettres "a la majeste de la loi et a la precision de la science". L'oeuvre concue comme l'integration d'une serie de notes prises au cours de la vie ou dans des livres, n'ayant en somme de l'auteur que le choix entre ces faits et la recherche de certaines formes verbales, possede l'impassible froideur d'une constatation et ne decele des passions de son auteur que de rares acces. Elle est, comme un livre de science, un recueil d'observations,--ou, comme un livre d'histoire, un recueil de traditions, bien differente de tous les romans d'idealistes que composent une serie d'effusions au public a propos de motifs ordinaires ou de faits clairsemes. Masque par une esthetique qui consiste a montrer de la vie une image et non pas une impression, l'ecrivain garde en lui ses opinions et ses haines, ne fournissant qu'a l'analyse de legers mais suffisants indices. _Pessimisme_: Il est manifeste pour quiconque conserve l'arriere-gout de ses lectures, que les romans de Flaubert tendent a donner de la vie un sentiment d'amere derision. Sur la stupidite et la mechancete de certains etres, sur l'inconsciente grossierete d'autres, sur l'injustice ironique de la destinee, sur l'inutilite de tout effort, la muette et formidable insouciance des lois naturelles, Flaubert ne tarit pas en dissimules sarcasmes. Certains personnages, Homais, mieux encore le formidable Regimbart de l'_Education_, exposent toute la platitude humaine, folatre ou grognonne, en des individuations si completes qu'elles peuvent etre erigees en types. D'autres, pris, semble-t-il, avec une particuliere conscience, au plein milieu de l'humanite courante, Charles Bovary, cet etre essentiellement mediocre et chez qui une bonte molle ajoute a l'insupportable pesanteur morale,--Jacques Arnoux, plus canaille et plus rejoui, mais non moins irresponsable, beat, et odieux, traduisent tout ce que le type humain social de la moyenne contient de lourde bassesse et de haissable laisser-aller. Et ces etres qui presentent a la vie la carapace de leur stupidite, rubiconds et point mechants, oppriment, grace a d'obscenes accouplements, ces admirables femmes, Mme Bovary, superieure par la volonte, Mme Arnoux superieure par les sentiments, qui, avilies ou contenues, subissent le long martyre d'une vie de tous cotes cruellement fermee. Qu'elles se debattent, l'une entre une tourbe de niais et avide de trouver une ame assonante a la sienne, elle prostitue son corps et ses cris a de bas goujat et meurt abandonnee de tous par le fier refus de l'indulgence de celui qui la fit la femme d'un imbecile; que l'autre, plus intimement malheureuse, froissee sans cesse par le choquant contact d'un rustre, renoncant en un pudique et sage pressentiment, a l'amour probablement chetif d'un jeune homme "de toutes les faiblesses", insultee par les filles, haie de son enfant, et finissant en une hautaine indulgence par faire a son mari l'aumone de soins delicats,--toutes deux mesurent l'amertume de la vie, hostile aux nobles, et paient la peine de n'etre pas telles que ceux qui les coudoient. Et la vie passe sur elles; de petits incidents ont lieu: la betise d'une republique succede a la niaiserie d'une royaute; quelques annees de vie de province s'ecoulent en vides propos et minces occurrences; des entreprises sont tentees aupres d'elles, reussissent ou echouent sans qu'il leur importe, et dans ce plat chemin qui les conduit et tous a une formidable halte, elles ne sentent intensement que le malheur de songer a leur sort. Car Flaubert interdit de troubler la tristesse du reve par l'excitation de l'acte. Dans ce curieux livre, _Bouvard et Pecuchet_, qui est comme la necrologie de toutes les occupations humaines, il s'attache a montrer comment tout effort peut aboutir a quelque echec, et accumulant les insucces apres les tentatives, il proscrit le delassement de toute entreprise. Et si degoute de l'action, l'on tente le refuge de la speculation, voici qu'un autre livre barre le chemin. La _Tentation de saint Antoine_ dresse, en une eblouissante procession, la liste formidable de toutes les erreurs humaines, tire le neant des evolutions religieuses, entrechoque les heresies, compare les philosophies et, finalement, quand d'elimination en elimination on touche a l'agnosticisme pantheiste des modernes, montre l'humanite recommencant le cycle des prieres des que le soleil se leve et l'action la reclame. Cet effrayant tableau de la vie qui, apres en avoir decrit les duretes reelles, evalue a l'inanite de consolations, trace avec une impassibilite qui le corrobore, par une methode strictement realiste ou des faits ruinent les illusions, n'est point tout entier aussi rigoureusement hautain. Il semble qu'a la fin de sa vie, le pessimisme de Flaubert se soit penetre de douceur. Dans les deux premiers des _Trois Contes_, dont l'un, _Un coeur simple_, decrit l'humble vie de sacrifices d'une servante, et l'autre, la _Legende de saint Julien l'hospitalier_ raconte la dure destinee d'un innocent parricide, l'ecrivain parait compatir aux maux qu'il montre, et peut-etre est-il juste de croire qu'aux abords de la vieillesse, Flaubert a senti qu'il ne convenait pas de separer la cause des grands de celle des petits, qui, victimes autant que bourreaux, prennent sans doute leur part des souffrances qu'ils contribuent a aigrir. _La beaute_: De quelque facon qu'il envisageat la vie, compatissant ou sardonique, Flaubert la detestait. "Peindre des bourgeois modernes ecrit-il, me pue etrangement au nez". Aussi quitte-t-il, sans cesse, la realite que l'acuite de ses sens et les besoins de son esprit le forcaient sans cesse aussi a apercevoir, et s'essaie-t-il a se creer un monde plus enthousiasmant, en abstrayant et en resumant du vrai ses elements epars d'energie et de beaute sensuelle. Soit par l'harmonie de phrases superieures a leur sens, soit dans la grandeur d'ames douloureusement separees du commun, soit dans l'evocation d'epoque mortes et sublimees dans son esprit en leur seule splendeur et leur seule horreur, il sut s'eloigner de ce qui existe imparfaitement. Sans cesse, dans les plus vulgaires pages, la beaute de l'expression concue en termes nets, simplement lies, semble proferer une note lyrique plus haute que les choses dites. La phrase s'ebranle, decrit son orbe et s'arrete, avec la force precise d'un rouage de machine, et sans plus de souci, semble-t-il, de la besogne a accomplir. Qu'il s'agisse de rendre la strophe que prononce Apollonius de Thyane, suspendu immacule sur l'abime, ou les simples incidents du sejour d'une provinciale dans un Trouville prehistorique, les mots se deroulent parfois avec la meme grandiloquence, et bondissent au meme essor. L'enfant niais et veule qui fut Charles Bovary, se trouve par le hasard d'une periode doue d'une forte existence de vagabond des champs et finit par commettre des actes dits en termes heroiques! "Il suivait les laboureurs et chassait a coups de mottes de terre les corbeaux qui s'envolaient." Et meme Homais, l'homme au bonnet grec, dans une colere pedante contre son apprenti, en vient a etre designe par une reflexion ainsi concue: "Car, il se trouvait dans une de ces crises ou l'ame entiere montre indistinctement ce qu'elle renferme, comme l'Ocean qui dans les tempetes s'entrouve depuis les fucus de son rivage jusqu'au sable de ses abimes." D'autres echappatoires sont plus legitimes et moins caracteristiques. Flaubert use le premier du procede naturaliste qui consiste a compenser la mediocrite des ames analysees par la beaute des descriptions ou l'auteur, intervenant tout a coup, prete a ses plus pietres creatures des sens de nerveux artistes. Felicite, la simple bonne de Mme Aubain, porte au catechisme ou elle accompagne la fille de sa maitresse, une sensibilite delicate et tactile, jusqu'a de pareilles elevations: "Elle avait peine a imaginer sa personne; il n'etait pas seulement oiseau mais encore un feu et d'autres fois un souffle, c'est peut-etre sa lumiere qui voltige la nuit, au bord des marecages, son haleine qui pousse les nuees, sa voix qui rend les cloches harmonieuses; et elle demeurait dans une adoration, jouissant de la fraicheur des murs et de la tranquillite de l'eglise." En s'accoutumant a rendre le dialogue en style indirect, Flaubert se debarrasse encore de la necessite des modernistes, forces de hacher leur phrase a la mesure de paroles lachees. Enfin place devant les scenes ou le menent ses romans, Flaubert quitte tout a coup l'exacte realite et s'abandonne a l'admiration du spectacle. Les Champs-Elysees dans l'_Education_, le jardin d'un cafe-concert, ou a un certain instant, dans les bosquets, "le souffle du vent ressemblait au bruit des ondes", le bal chez Rosanette, la foret de Fontainebleau, presentent d'admirables pages. Dans _Madame Bovary_, le sejour au chateau de la Vaubyessard, avec ses minuties d'elegance, la foret ou l'heroine consomme son premier adultere, le tableau de l'agonie et de l'Extreme-Onction, jettent des eclats entre le restant d'ombre. Enfin Flaubert satisfait son amour de l'energie et de la beaute en concevant les admirables femmes de ses romans, pales, noires, fines et tristes, Mme Bovary et Mme Arnoux. Des qu'il parle de l'une d'elles, son style s'adoucit, chatoie et chante. Il doue Mme Bovary de toute la seduction d'une ame aceree dans un corps souple, elance et blanc. Les fantasmagories de son imagination insatisfaite, les sourds elans de son ame vers des bonheurs plus profonds, les gouttes de joie qu'elle parvient a exprimer de la secheresse de sa vie, culminent en cette scene d'amour ou l'ineffable est presque dit: "La lune toute ronde et couleur de pourpre se levait a ras de terre au fond de la prairie. Elle montait vite entre les branches des peupliers qui la cachaient de place en place comme un rideau noir, troue. Puis elle parut eclatante de blancheur, dans le ciel vide qu'elle eclairait, et alors se ralentissant, elle laissa tomber sur la riviere une grande tache qui faisait une infinite d'etoiles; et cette lueur d'argent semblait s'y tordre jusqu'au fond, a la maniere d'un serpent sans tete couvert d'ecailles lumineuses. Cela ressemblait a quelque monstrueux candelabre d'ou ruisselaient tout du long, des gouttes de diamant en fusion. La nuit douce s'etalait autour d'eux; des nappes d'ombre emplissaient les feuillages, Emma, les yeux demi-clos, aspirait avec de grands soupirs le vent frais qui soufflait. Ils ne se parlaient pas trop, perdus qu'ils etaient dans l'envahissement de leur reverie. La tendresse des anciens jours leur revenait au coeur, abondante et silencieuse, comme la riviere qui coulait, avec autant de noblesse qu'en apportait le parfum des syringas, et projetait dans leurs souvenirs des ombres plus demesurees et plus melancoliques que celles des saules immobiles qui s'allongeaient sur l'herbe. Souvent quelque bete nocturne, herisson ou belette, se mettant en chasse, derangeait les feuilles, ou bien on entendait par moments une peche mure qui tombait toute seule de l'espalier." Et cette passion decue, la cruelle corruption de Mme Bovary, la flamme intense de ses prunelles et le pli hardi de sa levre, son existence de hasard, le coup de folie de sa luxure, et enfin pourchassee, outragee, et rageuse, cette agonie par laquelle elle s'acquitte de toutes ses hontes, quelle violente evasion, en toutes ces scenes, hors le banal de la vie! Mme Arnoux est plus idealement belle encore. Avec ses lisses bandeaux noirs sur sa douce face mate, une fleur rouge dans les cheveux, lente, surprise et pure, elle inspire a Flaubert ses plus charmantes pages. Son apparition dans le salon de la rue de Choiseul, avec son "air de bonte delicate"; puis a la campagne ou Frederic echange avec elle les premiers mots intimes, plus tard la scene d'interieur ou il la trouva instruisant ses enfants: "ses petites mains semblaient faites pour repandre des aumones puis essuyer des pleurs, et sa voix un peu sourde naturellement avait des intonations caressantes et comme des legeretes de brise";--la visite qui lui est rendue dans une fabrique, et cette conversation ou la beaute s'eleve au mystere et a l'auguste: "Le feu dans la cheminee ne brulait plus, Mme Arnoux sans bouger restait les deux mains sur les bras de son fauteuil; les pattes de son bonnet tombaient comme les bandelettes d'un sphinx; son profil pur se decoupait en paleur au milieu de l'ombre. Il avait envie de se jeter a ses genoux. Un craquement se fit dans le couloir; il n'osa. Il etait empeche d'ailleurs par une sorte de crainte religieuse. Cette robe se confondant avec les tenebres lui paraissait demesuree, infinie, insoulevable ..." --Une rencontre dans la rue, le revirement mysterieux ou elle s'avoue "en une desertion immense" aimer Frederic, puis l'entrevue capitale dans le magasin de porcelaine de son mari et les levres de son amant touchant ses magnifiques paupieres;--enfin ce centre de tout le livre, l'idylle d'Auteuil, et les longues visites souffreteuses: "Presque toujours, ils se tenaient en plein air au haut de l'escalier, et des cimes d'arbre jaunies par l'automne se mamelonnaient devant eux, jusqu'au bord du ciel pale, ou bien ils allaient au bout de l'avenue dans un pavillon ayant pour tout meuble un canape de toile grise. Des points noirs tachaient la glace; les murailles exhalaient une odeur de moisi,--et ils restaient la, causant d'eux-memes, des autres, de n'importe quoi, avec un ravissement pareil. Quelquefois les rayons du soleil, traversant la jalousie, tendaient, depuis le plafond jusque sur les dalles, comme les cordes d'une lyre. Des brins de poussiere tourbillonnaient dans ces barres lumineuses. Elle s'amusait a les fendre, avec la main;--Frederic la saisissait doucement; et il contemplait l'entrelac de ses veines, les grains de sa peau, la forme de ses ongles. Chacun de ses doigts etait pour lui plus qu'une chose, presqu'une personne ... Il l'appelait Marie, adorant ce nom la fait expres, disait-il, pour etre soupire dans l'extase et qui semblait contenir des nuages d'encens, des penchees de roses." D'aussi belles pages marquent encore la sensualite contenue de ces deux etres murs pour l'amour, et exacerbant leurs nerfs malades; la promesse de son corps accordee et ce sacrifice empeche par la maladie de son fils tandis que dehors l'emeute se dechaine,--puis la separation des deux amants, jusqu'a cette scene effroyablement aigue ou Frederic, se trouvant un soir chez elle pale et en larmes, est emmene par sa maitresse, tandis que les rires delirants de Mme Arnoux sonnent dans l'escalier, et en trouent l'ombre; la ruine de cette femme, cette chose intime et presque obscene, la vente de ses effets: enfin cette supreme et dure entrevue, ou eclairee tout a coup par la lampe, elle montre a son amant vieilli, et travaille de concupiscences, la froideur pure sur ses doux yeux noirs, de ses cheveux desormais blancs, dont deroules, elle taille une meche, "brutalement a la racine" ... Par ce type de femme de la grace la plus haute, Flaubert se compensait de toutes les brutes que son souci de la verite le forcait a peindre. Mais le prodige qu'il lui fallait accomplir pour imposer au reel ce reflet de beaute, le visible effort avec lequel ses phrases plus grandes s'elevent au-dessus des paragraphes qu'elles ornent, l'acre degout sans doute mele d'ironie, de devoir ensuite se remettre a noter en mots impassibles les turpitudes d'une foule de niais, tout le supplice volontaire d'un artiste s'astreignant a une besogne vengeresse mais repugnante, faisaient se detourner Flaubert avec joie du roman, ecrire apres _Madame Bovary_, l'epopee de _Salammbo_, refaire apres l'_Education_ ce poeme mi-didactique, mi-fantastique, la _Tentation_, et preluder par la _Legende_ et _Herodias_ a son entreprise la plus abetissante de toutes, _Bouvard et Pecuchet_. L'on entre par ces livres epiques dans la region de la pure beaute. La phrase non plus reduite a une elegante armature dans laquelle s'enchassent n'importe quels mots bas, ordonne des vocables sonores, colores et beaux, les rythme en retentissantes cadences, developpe de nobles visions, splendides, grandioses ou d'une haute horreur. Des hommes gigantesques et primitifs, a l'ame concise et puisant dans cette retraction de leur etre une formidable energie, accomplissent ou subissent d'effroyables forfaits. Leurs actes se deploient en etincelants decors ou se fige la splendeur des ors, des porphyres, des pourpres, des airains, et que lavent parfois de larges ruisseaux de sang. Et parmi ces architectures, entre l'embrasement des catastrophes, sous les yeux droits et males, d'etranges femmes passent. Elles sont menues, graves, soumises, et comme dormantes. Tantot sortant du temple, elles supplient, cambrees, au haut de leur palais, les astres qui tressaillent au fremissement de leurs levres; tantot elles prennent de leur corps anxieux de purete, des soins inouis, le macerant de parfums, l'enduisant d'onguents, le frolant de soies, au point que la jouissance de leur lit promet une joie delictueuse et mortelle. Sous les platanes, dans un jardin diapre de lis et de roses, les mercenaires celebrant leur festin; la lente apparition de Salammbo descendue les apaiser, a la fois peureuse et divine, l'expedition nocturne de Matho et Spendius dans le temple de Tanit, l'horreur de ces voutes et le charme du passage du chef par la chambre alanguie ou Salammbo dort entre la delicatesse des choses; le retour d'Hamilcar, son recueillement dans la maison du Suffete-de-la-Mer; Salammbo partant racheter de son corps le voile de la deesse, son accoutrement d'idole et ses rales mesures, quand le chef des barbares rompt la chainette de ses pieds; puis le siege enorme de Carthage, la foule des peuplades accourues, l'ecrasement des cadavres, l'horreur des blessures, et sur ce carnage rouge, l'implacable resplendissement de Moloch; l'agonie de toute une ville, puis par un revers l'agonie de toute une armee, les dernieres batailles, et, entre celles-ci, l'entrevue si curieusement mievre et grave, ou Salammbo voilee et parlant a peine recoit le prince son fiance en un jardin peu fleuri que passent des biches trainant a leurs sabots pointus, des plumes de paons eparses, enfin le supplice de Matho et les joies nuptiales, melant des chocs de verres et des odeurs de mets au dechirement d'un homme par un peuple, jusqu'a ce qu'aux yeux de Salammbo defaillante en l'agitation secrete de ses sens, Schahabarim arrache au supplicie son coeur et le tende tout rouge au rouge soleil, final tonnant dans lequel se melent le beau, l'horrible, le mysterieux et l'effrene en un supreme eclat. Et il est dans la _Tentation_ de plus belles scenes encore et de plus magnifiques paroles. L'etrange et bas palais de Constantin precede le festin farouche de Nabuchodonosor; l'apparition de la reine de Saba galante et vieillote en son charme de chevre; dans le temple des heresiarques la beaute fletrie, monacale et livide des femmes montanistes, le culte horrible des ophites, conduisent a l'evocation d'Apollonius de Thyane qu'un charme maintient suspendu sur l'abime, planant et montant en sa noble robe de thaumaturge; le defile des theogonies et sur la frise qu'a formee le pullulement des dieux brahmaniques, le Bouddha apparaissant assis, la tete ceinte d'un halo et sa large main levee; le catafalque des adonisiennes, Aphrodite, puis l'immortel dialogue de la luxure et de la mort ou les mots sont tantot liquides de beaute, tantot lourds de tristesse; et ces dernieres pages ou tous les monstres se degagent et se confondent en un protoplasme qui est la vie meme,--quelle grandiose suite d'episodes, dont chacun figure une plus charmante ou rayonnante ou tragique beaute. Et que l'on joigne a ces grandes oeuvres certaines pages de l'_Herodias_, les imprecations de Jeochanann, la scene gracieuse ou Salome, nue et cachee par un rideau, etend dans la chambre du tetrarque son bras ramant l'air pour saisir une tunique; enfin cette _Legende de saint Julien_ qui contient les plus divines pages en prose de ce siecle, la vie pure et fiere du chateau, les combats et les hasards de Julien fuyant son destin de parricide, les lieux luxurieux ou il se marie, son crime, sa rigueur, sa transfiguration finale;--certes pas meme chez les grands poetes de ce temps et d'autres on ne trouve un pareil ensemble de scenes aussi purement belles et hautes flattant l'oreille, les sens, l'esprit et toute l'ame, au point que certaines pages entrent par les yeux comme une caresse, se delayant dans tout le corps, et le font frissonner d'aise comme une brise et comme une onde. Par ces dernieres oeuvres, Flaubert restera l'artiste de ces temps qui sut assembler les mille elements epars de beaute materielle et sensible, en de plus ravissants ensembles. _Le mystere, le symbolisme_: Cet artiste explicite et precis qui excelle a montrer la beaute sans voile par des phrases qui l'expriment toute, sait aussi, dans des occasions plus rares mais marquantes, susciter la delicieuse emotion qui resulte de la reticence, de la preterition du mystere suggere, sait avec un art profond et charmant s'arreter au bord des images et des pensees auxquelles la parole est trop pesante. Certaines emotions a peine senties des entrevues dernieres de Mme Arnoux et de Frederic, sont voilees sous des mots a demi-revelateurs et discrets qui ne laissent entrevoir les complications intimes d'ames tristement genereuses, qu'a quelques inities. Et l'emoi mystique de la pretresse phenicienne s'efforcant sous les symboles des dieux et les mythes des theogonies de saisir l'essence de l'etre et la signification de ses sourdes ardeurs, puis Hamilcar dans le silence diurne de la maison du Suffete-de-la-Mer, se prosternant sur le sol gaze de sable, et adorant silencieusement les Abaddirs, sous la lumiere "effrayante et pacifique" du soleil, qui passe etrange par les feuilles de lattier noir des baies,--d'autres scenes ou lunaires ou souterraines, sont decrites en phrases obscures, distantes, qui parlent a certains esprits une langue comme oubliee mais comprise, et suscitant dans les limbes de l'ame des emotions muettes. La _Tentation de saint Antoine_ a son debut, les voix qui susurrent aux oreilles de l'ascete des phrases insidieuses de crepuscule, les images qui passent sous ses yeux, continues et disconnexes, ont l'illogisme du reve et l'apprehension de l'inconnu; les visions se suivent et se lient imprevues; des communions subites ont lieu: "Elle sanglotte, la tete appuyee contre une colonne, les cheveux pendants, le corps affaisse dans une longue simarre brune. "Puis ils se trouvent l'un pres de l'autre loin de la foule,--et un silence, un apaisement extraordinaire s'est fait, comme dans le bois quand le vent s'arrete et que les feuilles tout a coup ne remuent plus." "Cette femme est tres belle, fletrie pourtant et d'une paleur de sepulcre. Ils se regardent, et leurs yeux s'envoient comme un flot de pensees, mille choses anciennes, confuses et profondes ..." D'autres scenes, l'apparition d'Helene Ennoia, le culte des Ophites, se passent en demi-tenebres, et apparaissent vagues et passageres comme des songes, persuasives comme des hallucinations. Que l'on se rappelle encore les chasses fantastiques de Julien, et surtout cette expedition ou, quittant le lit nuptial, il parcourt une foret enchantee dont les betes indestructibles le frolent, et d'autres, qu'il abat, s'emiettent pourries dans ses mains,--puis l'immense horreur des lieux glaces, dont l'hostilite expie son crime involontaire; Flaubert paraitra posseder le sens des choses a peine percues, des sentiments naissants et balbutiants, que le mot, clair exposant de l'idee precise, peut rendre seulement par la suggestion, de mysterieuses analogies ou d'indirects symboles. Le symbolisme des discours de Schahabarim et des hymnes de Salammbo est au fond de l'oeuvre de Flaubert. Detestant la realite de toute la haine d'un idealiste qui se trouve contraint de la voir, il s'est enfui du monde moderne en un monde antique embelli; et non content de cette evasion vers le splendide, il a sans cesse tendu et parfois reussi a echapper radicalement au reel, en substituant aux individus les types, a un recit de faits particuliers, un recit de faits allegoriques. Comme M. de Maupassant le dit dans sa preface aux lettres de Flaubert a George Sand, meme les romans, _Madame Bovary_, l'_Education_, bien que realistes, pleins d'actes et de lieux precis, ont pour personnages principaux des etres si parfaitement choisis entre une foule de similaires, qu'ils representent une classe, ou une espece plutot qu'un individu. Madame Bovary est par certains cotes la femme, et Homais reste comme l'exemple grotesque de toute une categorie sociale. Dans l'_Education_, plus realiste par le milieu et par le faire, les jeunes gens Moreau, Deslauriers, Martinon, sont les types l'un d'une energie trop tourmentee, l'autre d'une faiblesse minee de folles et vaines aspirations, le troisieme de la grossierete heureuse et finaude, interpretation que confirme la portee generale du titre de toute l'oeuvre. Passant sur _Salammbo_ dont le sens est simplement d'etre belle, dans la _Tentation_ une fantaisie plus libre permet une histoire plus significative. Dans ce livre, qui est l'oeuvre supreme du style, des procedes fragmentaires, de la science historique, de l'amour du beau, de la philosophie de Flaubert, celui-ci a signifie toutes les passions, les cultes et les speculations de l'humanite. L'ascete est l'homme prive et assiege de satisfactions charnelles; les amorosites faciles de la reine de Saba le sollicitent; la magie, de celle des brahmanes a celle des Alexandrins tentent sa soif de pouvoir; il passe, n'adherant definitivement a aucune, par toutes les religions et les heresies; la metaphysique lui propose ses antinomies irresolues, et il hesite de desespoir, a s'abimer dans la luxure ou a s'aneantir dans la mort; mais sa curiosite le fait encore balancer entre le mystere du sphinx et les fables de la chimere qui l'entraine a travers les mythes et les ebauches de la creation, a l'intuition de ces germes de vie qui la contiennent toute; il l'adore pour se relever et se remettre par la priere dans le cycle des cultes, quand le soleil le rappelle de la speculation nocturne a l'action diurne. Dans ce livre, dans _Bouvard et Pecuchet_ qui en est l'analogue, plus ironique et moins profond, Flaubert tente par une synthese generale, en dehors de toute intrigue et de toute psychologie, de representer l'histoire du developpement de l'esprit humain, de son insatiable inquietude, sans cesse assaillie de solutions, de systemes, de revelations qu'il adopte, qu'il subit et qu'il abandonne en une revolution que le scepticisme de l'ecrivain le portait a concevoir circulaire. Que l'on prenne le niais anachorete de la Thebaide ou les deux bonshommes de Chavignolles, ces etres bornes, credules, dociles et etonnes sont bien les representants de la dupe qu'il y a en tout homme. L'imperissable myope, toujours zele de croire les images confuses et partielles qu'il apercoit, alternant toute affirmation d'une autre, adherant a la verite actuelle et oubliant constamment que l'ancienne fut verite aussi, protege par ces continuels mirages contre la glacante notion de l'inconnaissable dans la science et de l'inutile dans les actes, parvient a vivre presque tranquille et presque heureux, en une existence de reve et de paix. C'est dans cette idee narquoise et amere, qu'est le fond de la philosophie de Flaubert, la morale de ses romans et la signification de ses poemes. Dans la _Tentation_ il s'est eleve a l'intuition pure de cette idee speculative et la propose aux regards avec la moindre somme d'elements connexes, mais non sans que ceux-ci interviennent. La suite des visions n'est pas clairement symbolique; chacune d'elles est non de fantaisie, mais extraite de livres et condense en quelques lignes tout un ordre de renseignements positifs; enfin elles sont choisies aussi pour leur beaute et leur mystere; a tel point que l'on peut tour a tour considerer la _Tentation_ soit comme un poeme didactique, soit comme un tableau des epoques antiques jusqu'au bas-empire, soit comme un admirable et precieux ballet ou se melent la fantaisie et les magnificences. En cette oeuvre se reflete toute l'ame de Flaubert, cet esprit contradictoire et dechire, que le reel sollicitait et repoussait, que la beaute attirait mais qui ne parvint a l'imaginer qu'antique et documentaire, qui sentit la seduction du mystere et fut le plus explicite des stylistes, qui concut la synthese du particulier dans le general et cependant dissequa des ames particulieres, ecrivit en phrases analytiques et discretes, et s'abstint de toute generalisation. Dans ces alliances adverses, dans ces ideaux contradictoires, semble resider le genie, l'originalite, le caractere, l'indice psychologique particulier de Flaubert, qui n'eut dans toute sa carriere, que cette chose chez lui primordiale et terme commun, le style. III LES CAUSES _Resume des faits:_--Apres avoir fait l'analyse du vocabulaire, de la syntaxe, de la metrique, de la composition de Flaubert, nous avons enumere ses procedes de description et de psychologie qui se reduisent a ceux du realisme,--les caracteres generaux de son art, qui sont la concision, la contention, et, resultat saillant general, le statisme. Les impressions principales que nous parurent produire les oeuvres ainsi edifiees, furent la verite, la beaute, le mystere, le symbolisme, effets que coordonne en serie un pessimisme violent ou ironique. Il faut ajouter a ses renseignements isoteriques sur Flaubert ceux que fournissent la connaissance de sa methode de travail, la lenteur et la difficulte de sa redaction, son effort constant, une fois le plan general arrete et les notes recueillies, pour achever chaque phrase, chaque paragraphe, chaque page avant de passer a la suite. Ces donnees mettent en presence deux series de faits contradictoires; d'une part, l'amour des mots precis, des phrases autonomes et statiques, des descriptions exactes, de la psychologie analytique, l'abondance des faits dans la contexture de l'oeuvre, le recours constant a l'observation et a l'erudition, l'impression de verite que donnent les livres de Flaubert; d'autre part, son excellence a rendre la beaute pure, le mystere, le general, sa haine et sa souffrance du reel, ses echappees vers le roman historique et vers l'allegorie, la splendeur de son style, l'harmonie de ses periodes, la magnificence diffuse ou precise de ses mots. Les _Souvenirs_ de M. Maxime Ducamp attestent la perpetuelle oscillation de Flaubert entre le roman realiste et des oeuvres plus ideales. Enfin certains passages de ses lettres indiquent a la fois l'une et l'autre de ces tendances, la conscience qu'eut Flaubert de leur coexistence, et la solution probable de cet antagonisme. Voici qui montre son obsequiosite et son impersonnalite devant la nature: "Je me suis mal exprime en vous disant qu'il ne fallait pas ecrire avec son coeur; j'ai voulu dire, ne pas mettre sa personnalite en scene. Je crois que le grand art est scientifique et impersonnel. Il faut par un effort d'esprit se transporter dans les personnages et non les attirer a soi." (_Lettres de Flaubert, a George Sand_, ed. Charpentier, p. 41.) "Quelle forme faut-il prendre pour exprimer parfois son opinion sur les choses de ce monde sans risquer de passer plus tard pour un imbecile? Cela est un rude probleme. Il me semble que le mieux est de les peindre tout bonnement, ces choses qui nous exasperent; dissequer est une vengeance." (Ib. p. 47.) "Je me borne donc a exposer les choses telles qu'elles m'apparaissent, a exprimer ce qui me semble le vrai. Tant pis pour les consequences; riches ou pauvres, vainqueurs ou vaincus, je n'admets rien de tout cela. Je ne veux avoir ni amour, ni haine, ni pitie, ni colere. Quant a de la sympathie, c'est different: jamais on en a assez ... Est-ce qu'il n'est pas temps de faire entrer la justice dans l'art?" (Ib. p. 283.) Voici pour la tendance contraire: "Peindre des bourgeois modernes et francais, me pue au nez etrangement (ib. p. 41). Ceux que je vois souvent et que vous designez, recherchent tout ce que je meprise et s'inquietent mediocrement de ce qui me tourmente. Je regarde comme tres secondaire le detail technique, le renseignement local, enfin le cote historique et exact des choses. Je recherche par dessus tout la _beaute_, dont mes compagnons sont mediocrement en quete." (Ib. p. 274.) Ce passage-ci constate la contradiction de ses penchants: "Je suis comme M. Prudhomme qui trouve que la plus belle eglise serait celle qui aurait a la fois la fleche de Strasbourg, la colonnade de Saint-Pierre, le portique du Parthenon, etc. J'ai des ideaux contradictoires; de la embarras, arret, impuissance."(Ib. p. 72.) Et voici qui met sur la voie de la cause de cette opposition: "Je ne sais plus comment il faut s'y prendre pour ecrire, et j'arrive a exprimer la centieme partie de mes idees apres des tatonnements infinis."(Ib. p. 17.) "Ce souci de la beaute exterieure que vous me reprochez est pour moi une _methode_. Quand je decouvre une mauvaise assonance ou une repetition dans une de mes phrases, je suis sur que je patauge dans le faux; a force de chercher, je trouve l'expression juste qui etait la seule et qui est, en meme temps, l'harmonieuse." (Ib. p. 279.) "Ainsi pourquoi y a-t-il un rapport necessaire entre le mot juste et le mot musical? Pourquoi arrive-t-on toujours a faire un vers, quand on resserre trop sa pensee? La loi des nombres gouverne donc les sentiments et les images, et ce qui parait etre l'exterieur est tout bonnement le dedans?" (Ib. p. 283.) _Analyses des faits; causes_.--Ces derniers passages sont extremement significatifs; ils semblent indiquer en Flaubert le sentiment qu'entre ses idees et la phrase particuliere dont il veut les revetir une lutte existe, dans laquelle la forme l'emporte sur le fond et exclut celles des pensees qu'elle ne peut figurer. Que l'on rapproche de cette reflexion, le desaccord frequent note plus haut entre l'expression et l'exprime, notamment dans les realistes ou les mots sont sans cesse au-dessus des choses; enfin que l'on tienne compte de ce fait extraordinaire que Flaubert a ecrit les oeuvres les plus diverses avec le meme style, que sa _Lettre a la municipalite de Rouen_ est concue comme le discours de Hanon dans le temple de Moloch, que Frederic Moreau parle de Mme Arnoux comme saint Antoine d'Ammonaria; il paraitra evident qu'en Flaubert, au-dessus de la division fondamentale de son esprit egalement sollicite par le beau et par le reel, une tendance superieure et unique existait, celle d'assembler en une certaine forme de phrase, certaines categories de mots. Cette aptitude et ce penchant verbaux sont permanents, antecedents, fondamentaux. Car dans les caracteres memes de la syntaxe et du vocabulaire de Flaubert, sont incluses les contradictions plus generales que developpe son oeuvre. Son amour du mot precis et definitif,--c'est-a-dire tel qu'il enserrat une categorie bornee d'images et celle-ci seulement,--dut diriger son esprit a l'intuition des choses individuelles, l'eloigner de toute generalisation abstraite. Son amour des beaux mots,--c'est-a-dire tels qu'ils soient sonores, ou eveillent dans l'esprit des images exaltantes,--le determina a sentir et a vouloir exprimer le grandiose, le magnifique, l'harmonieux, a qualifier en termes enthousiastes des choses en soi minimes; par ces mots, il echappe encore a l'abstraction, et evite de plus la secheresse de l'analyse psychologique qu'il transpose en eclatantes descriptions. Le conflit entre cette tendance verbale et la precedente determine son pessimisme; le triomphe de cette tendance sur la precedente, un symbolisme. Son amour des mots indefinis,--c'est-a-dire tels qu'ils provoquent dans l'esprit non une image, mais la sourde tendance a en former une et le vif sentiment d'effort et d'elation qui accompagne toute tendance intellectuelle confuse,--le porta aux sujets ou il pouvait le satisfaire, aux epoques lointaines et vagues, aux mouvements intimes de l'ame feminine, aux scenes lunaires et aux theogonies mortes. Enfin sa facon de joindre ces sortes de mots determinerent les autres caracteres de son art. Sa tendance a ecrire en phrases statiques, c'est-a-dire qui soient completes, explicites et independantes du contexte,--lui imposa la necessite d'enclore un fait ou plusieurs en chaque periode. Par la le nombre de ces faits dut etre enormement multiplie. S'abstenant de toute repetition, de tout developpement, il lui fallut des actes, des choses, des details; il dut etre en roman moderne un realiste, et en roman historique, l'erudit qu'il fut. La difficulte de bien faire cette sorte de phrase, la peine qu'elle lui donnait proscrivant toute prolixite, le fit condenser ses descriptions et ses analyses, en leurs points les plus significatifs, rendit son style tendu et stable. L'enorme tension intellectuelle qu'exigeait cette sorte de phrase, le fit concentrer en elle, en sa facture et en sa disposition rhythmique, la plupart de ses forces, et le rendit moins attentif a la composition generale. Enfin, les rares passages de passion et de poesie pure qui eclatent ca et la dans son oeuvre et que la forme statique ne saurait expliquer, procedent de son autre type de phrase, le periodique, que nous avons vu alterner avec son style habituel. Cette reduction de tout un developpement intellectuel, en l'ascendant de quelques formes verbales, la contradiction entre les facultes d'un esprit explique, par la contradiction entre les diverses parties d'un systeme de style, c'est, dans l'investigation du mecanisme intellectuel de Flaubert, passer de la psychologie a la theorie du langage. En fonction de cette science, il existait dans l'intelligence de Flaubert d'une part une serie de donnees des sens et une serie de mots qui s'accordaient avec elles et les exprimaient naturellement; de l'autre, une serie de formes verbales acquises, et developpees, auxquelles correspondaient non des donnees sensorielles, mais de simples prolongements ideaux et qui tendaient pourtant comme les autres vocables, a etre articulees. Quand l'oeil de Flaubert etait braque sur la realite, les details importants des choses et des hommes fidelement enregistres trouvaient dans le vocabulaire de l'ecrivain une serie de mots exactement adaptes, qui les rendaient d'une facon precise et du premier coup, en phrases telles que chacune enveloppant l'idee a exprimer, entiere, il ne fut nul besoin d'y revenir. C'est ce que nous avons appele le style statique precis, et il n'y a la rien d'anormal, mais simplement la perfection du langage usuel. Quand Flaubert dit a la premiere phrase de _Madame Bovary_: "Nous etions a l'etude quand le proviseur entra suivi d'un nouveau, habille en bourgeois, et d'un garcon de classe qui portait un grand pupitre, ..." il dit simplement, en le moins de mots necessaires, et en des mots simplement justes, un fait dont son imagination contenait l'image. Et cette sobre exactitude est la moitie de son art et de son style. Mais une autre faculte existait dans son esprit, et provoquait d'autres desirs. Par une cause inconnue, probablement en partie par suite de lectures exclusivement romantiques, Flaubert possedait un grand nombre de mots beaux, harmonieux, vagues, exprimant de la realite certaines abstractions faites pour plaire plus que les choses, aux sens et a l'esprit humains. Il s'etait empli l'oreille de cadences sonores, l'intelligence d'images demesurees, d'adjectifs exaltes et amples, de rutilantes visions verbales. Or nul ne peut emmagasiner en soi une aptitude qui ne se transforme en desir et en acte. Cette force de son intelligence purement vocabulaire, et a laquelle ses sens restes normaux et actifs n'apportaient qu'un contingent d'images ou defectueuses, ou hostiles, jamais animatrices,--ne pouvant s'employer a la description de la realite, ou la faussant quand elle s'y adonnait, le contraignit, par une echappatoire et par un compromis, a faire un livre d'archeologie, ou tous les faits sont exacts, mais ou tous les faits ne se trouvent pas, et sont choisis de facon a fournir au plus magnifique style de ce temps, la faculte de se librement deployer. Dans _Salammbo_, dans la _Tentation_, dans deux des _Trois contes_ c'est le verbe, le nombre de la periode, l'eclat et le mystere des images, qui sont primitifs, et non les incidents ou les scenes evidemment choisis de facon a donner lieu a d'admirables phrases. Cet art, ou les mots precedent et determinent obscurement les idees, est anormal. Car il est l'exces et le contraire meme de la faculte du langage. Le mot, qui, selon les linguistes allemands (Steinthal, Geiger), est a l'idee ce que le cri est a l'emotion, ne peut constituer l'antecedent de l'idee, que lorsque le langage, enormement developpe par des genies verbaux de premier ordre, devient quelque chose que l'on apprend, que l'on emmagasine, et non un mince bagage traditionnel, qu'il faut utiliser et augmenter selon ses besoins. Or que l'on se rappelle que Flaubert vecut au declin du romantisme, qu'il put absorber et absorba en effet l'enorme vocabulaire du plus grand genie verbal de tous les temps, qu'il admira Hugo avec la ferveur d'un disciple et d'un semblable[2]. Evidemment, l'esprit surcharge par ces acquisitions, il ne put se borner a etudier et a decrire la vie moderne pour laquelle le vocabulaire lyrique du grand poete n'est point fait, est trop riche et reste en partie sans emploi. Il lui fallut Carthage, les hymnes a Tanit, les lions crucifies, les temples, le desert, le siege, les somptuosites barbares d'une epoque, que, lointaine, il put se figurer grandiose. Et ce besoin le poursuivit toute sa vie, l'arrachant sans cesse au roman moderne qui ne representait de ses facultes que quelques-unes, se satisfaisant, s'irritant de nouveau, et croissant sans cesse, de son noviciat artistique a sa mort. Comme toute tendance anormale, cette phrasiomanie de Flaubert portait en elle des menaces de destruction. Se bornant de plus en plus a elaborer reiterement la sorte de periode qui l'enthousiasmait, frappant perpetuellement comme un balancier la meme medaille, et la jetant d'un mouvement continu a cote de celle precedemment issue du coin, Flaubert perdit le sentiment et la faculte de la liaison, associa en livres presque diffus de laches chapitres, et ne sut maintenir la cohesion et le mouvement de sa pensee au-dela de brefs paragraphes. Cette disposition latente, contenue, reduite encore a une faible intensite et coercible par d'autres, constitue visiblement la premiere phase de l'incoherence des maniaques, et n'en differe que quantitativement, comme se distinguent toujours les fonctions anormales chez les "geniaux", de celles chez leurs congeneres nevropathes. Que l'on compare en effet ce passage d'une lettre d'un aliene, citee par Morel, _Traite des maladies mentales_ (p. 430): "Lorsque le cholera a eclate, j'avais une bosse froide dans le cerveau; le miasme cholerique est tres irritant, j'ai eu par consequent le cholera cerebral. Etant a l'asile, j'ai eu l'intelligence de ce qui m'est arrive. Mes acces anterieurs ont eu lieu par violations exercees sur ma personne; mais le bras de Dieu s'est appesanti d'une maniere effrayante sur ceux qui ne sont pas revenus a lui ... etc." Que l'on fasse abstraction de l'absurdite des idees et que l'on considere seulement la brievete et la rondeur des phrases, leur suite incoherente ou faiblement liee, toute l'allure mesuree et cadencee de ce petit morceau; il semblera incontestable aux personnes qui ne repugnent pas par prejuge a l'assimilation d'un fou et d'un homme de genie, que certains passages de Flaubert sont l'analogue lointain et cependant exact de cette litterature d'asile. Que l'incoherence resulte d'une concentration volontaire puis habituelle de l'effort d'exprimer successivement en une forme difficile chacune des pensees qui le traversent, ou qu'elle provienne chez l'aliene--comme cela est probable,--d'une irregularite de la circulation sanguine cerebrale, semblable a celle qui produit la fantaisie des reves,--en d'autres termes que ce soit l'attention[3] ou la maladie qui abaissent l'activite commune de l'encephale, au profit de ses parties, le resultat est physiologiquement et psychologiquement le meme. L'incoherence faible de Flaubert, terme extreme de celle de tous les artistes qui "font le morceau" est l'antecedente de celle du reve, qui precede celle du delire, et celle des maniaques. Entre tous ces derangements, il n'est de contraste que ceux de l'intensite et de la permanence. _Generalisation sur les causes_: L'on remarquera que cette alteration du langage qui produisit chez Flaubert de si belles et maladives fleurs, est analogue si l'on abstrait de ses developpements ultimes, a celle qui cause chez tout un groupe d'ecrivains nommes par excellence les "artistes", ce qu'on appelle encore par excellence, le "style". On sait qu'entre lettres ces termes ne sont appliques qu'a des prosateurs et des poetes posterieurs au romantisme, et a aucun des etrangers. Si l'on note le caractere commun de "l'ecriture artiste" chez des gens aussi dissemblables que les de Goncourt, Baudelaire, Leconte de l'Isle, Th. de Banville, Huysmans, Villiers de l'Isle-Adam, Cladel, on remarquera que tous affectionnent une forme de phrase et une serie de mots qui demeurent identiques a travers les sujets divers qu'ils traitent; en d'autres termes, tous poursuivent deux buts, et non un seul en ecrivant: exprimer leur idee,--construire des phrases d'un certain type; en d'autres termes encore tous sont doues d'un certain nombre de formes verbales et syntactiques, dans lesquelles ils s'emploient avec une extraordinaire adresse a rendre les idees qui s'associent ou qui penetrent dans leur esprit. Les uns n'ont que la somme de pensees que produit la richesse meme de leurs mots. Nous avons montre que Victor Hugo est l'exemple de ce type. Les autres parviennent a un accord parfait entre leurs idees et leur vocabulaire; tels Villiers et Baudelaire. D'autres enfin, et ce sont les plus artistes des artistes, reussissent par des miracles d'adresse a exprimer une enorme portion de realite, des idees absolument adventices et variees, en une langue toujours la meme et qui joint une beaute propre au rendu de la verite; les de Goncourt et M. Huysmans sont de ceux-ci, Flaubert en fut aussi dans ses romans. Mais cet artifice ne suffit ni aux uns, ni a l'autre. Que M. de Goncourt se plut a laisser libre carriere a son style en une oeuvre speciale et supreme, _La Faustin!_ Flaubert aussi, et plus completement, s'echappa resolument a plusieurs reprises hors des sujets qui violentaient son style; il satisfit pleinement ses besoins esthetiques, son amour du beau et de l'indefini, creant la _Salammbo_ et la _Tentation_, sans plus se souvenir que Paris existait et que le XIXe siecle devait etre depeint. _Flaubert_: Cependant le siecle le tentait, le heurtait, et le blessait. Le pessimisme que provoquait en lui la nostalgie du beau et la vue d'etres et d'objets sans noblesse, se compliquait de celui qui affecte tous les artistes, l'acuite pour ressentir la souffrance que cause l'exces general et delicat de la sensibilite, le pessimisme sociologique, "l'indignation" a propos de tout que donne aux grandes intelligences la vue de la betise se passant d'eux pour se mal conduire, la lassitude qu'implique chez l'artiste moderne sa vie d'etre inutile, spolie de tout interet humain[4]. Il vecut ainsi douloureusement au declin de sa vie, ce grand homme, haut de taille, portant sur ses lourdes epaules, une grosse face rubiconde, benigne et naive, que coupait une moustache blanche de vieux troupier, que dominait le vaste ovale d'un front rouge, sur des yeux bleus, "dont la pupille, dit M. de Maupassant, toute petite, semblait un grain noir toujours mobile." Et cet homme a la carrure de cuirassier, qui semblait fait, avec sa mine bonasse de reitre, pour courir les aventures, enlever les bataillons a la charge, se tanner le cuir sous des soleils incendies ou de glaciales bruines, passa sa vie,--domine par on ne sait quelle infime modification vasculaire de son encephale,--comme un mince artisan, fabriquant, dans l'ombre de la chambre, des objets infiniment delicats. Il ploya sa longue stature a la mesure des fauteuils, sedentaire, sortant a peine, crispant ses gros doigts gourds sur le fetu d'une plume; et la tete courbee, le sang au front, les yeux injectes, il pesa des syllabes, accoupla des assonances, equilibra des rhythmes, degagea le mot juste de ses similaires, lia des vocables par d'indissolubles relations; il peina, geignit et souffla a mettre en une forme a laquelle il requerait des qualites compliquees et rares, de precises, images de realite ou de grands reves de beaute, qui, s'efforcant de prendre forme, subjuguerent a cette tache toute l'intelligence et tout le corps de cet enorme et vigoureux et lourd tailleur de gemmes. Il peinait, il souffrait; les minuties toujours mieux apercues de son metier, bornaient de plus en plus son horizon intellectuel; il souhaita des succes de livres, puis des succes de pages, puis des succes de phrases[5]; il sacrifia graduellement toute sa vie a sa passion; il vecut dans le sourd malaise des phenomenes, qui logent en leurs corps une ame heteroclite, jusqu'a ce que cette despotique activite cerebrale, apres avoir impose au corps, sans en etre atteinte, une maladie nerveuse,--l'epilepsie transitoire[6] de sa jeunesse et de sa vieillesse,--l'aneantit et le foudroyat au pied de sa table de travail par une derniere et deletere victoire d'un organe sur un organisme. Le destin de Gustave Flaubert aurait pu etre different, mais non plus glorieux. Il lui appartient d'avoir introduit definitivement l'etude du reel et l'erudition dans la litterature, d'avoir ecrit les plus beaux livres de prose qui soient en francais; il lui est du encore d'avoir fait resplendir un certain ideal de beaute energique et fiere, d'avoir produit en la _Tentation de saint Antoine_ le plus beau poeme allegorique qui soit apres _le Faust_. NOTES: [Note 2: Cette assertion dut rester a l'etat de simple hypothese. Pensant que des acquisitions verbales, failles en etat de somnambulisme, seraient l'analogue du souvenir inconscient que Flaubert pouvait garder de ses lectures, nous avons prie M. le Dr Ch. Fere, de la Salpetriere, de nous aider a faire des experiences sur des hypnotiques. Nous avons tente deux essais: dans le premier, nous avons lu a l'hypnotique somnambule un fragment de la _Tristesse d'Olympio_ et de _l'Homme qui rit_. Le sujet se trouvait vaguement influence a son reveil par le ton de la declamation et par le sens de l'episode. Il fut impossible de reconnaitre dans son langage des traces de style romantique. Je remis ensuite a M. Fere trois listes de mots, les uns d'un sens joyeux, les autres d'un sens triste; la troisieme liste se composait de mots abstraits et rares. M. Fere a lu chacune de ces listes au sujet somnambule en repetant les mots plusieurs fois. Au reveil du sujet, aucune des trois listes ne determina chez lui soit un courant particulier d'idees, soit une modification de langage qui le forcat a exprimer des pensees habituellement etrangeres. Il nous a donc ete impossible a M. Ferre--auquel j'adresse ici mes remerciements--et a moi, de reconnaitre chez les hypnotiques, une modification de l'ideation, par suite d'acquisitions verbales inconscientes. Ce resultat negatif n'infirme pas, je crois, la theorie exposee plus haut, et tient surtout au complet oubli qui separe l'etat somnambulique de l'etat de veille. L'influence des acquisitions verbales sur les idees me semble le seul moyen d'expliquer l'unite des ecoles litteraires, surtout de la romantique, l'unite meme d'une nation formee d'elements ethniques divers et notamment l'assimilation rapide des etrangers naturalises.] [Note 3: Voir Luys. _Le cerveau_, sur les phenomenes physiologiques de l'attention.] [Note 4: Lire sur ce dernier motif de pessimisme un tres remarquable article de M. P. Bourde dans le _Temps_ du 24 Sept. 1884.] [Note 5: Lire l'etude de M. E. Zola sur Flaubert.] [Note 6: Aucune des particularites intellectuelles de Flaubert, sauf son emportement, n'a d'analogues parmi celles des epileptiques.] * * * * * EMILE ZOLA M. Zola celebre un nouveau triomphe. _Germinal_ est, pour des causes diverses, entre les mains, de tout le public et de tous les lettres. L'un ne voit dans ce livre qu'une oeuvre de realisme, la peinture brutalement exacte d'un lieu et d'une classe; les autres admirent en plus de surprenantes qualites poetiques, le don du grandiose, l'amour passionne de la force et de la masse. Les livres de M. Zola sont, en effet, plus complexes que les preceptes de ses articles, et le romancier differe dans une mesure inattendue du polemiste. L'analyse peut discerner dans son oeuvre des elements disparates, dont certains, negliges jusqu'ici, completent et modifient la physionomie de l'auteur des _Rougon-Macquart_. I M. Zola n'est pas un styliste, dans le sens tres moderne de ce mot. Quand il lui faut decrire un objet ou un ensemble, noter un dialogue, exprimer une idee, il ne tente pas de choisir, entre les termes exacts possibles, ceux doues de qualites communes independantes de leur sens, la sonorite et la splendeur comme chez Flaubert, le mouvement et la grace comme chez les de Goncourt, la rudesse cladelienne ou la noblesse et le mystere de M. Villiers de l'Isle-Adam. Le vocabulaire de M. Zola n'a d'autre caractere specifique que l'abondance, qualite appartenant a tous ceux qui ont fraye avec les romantiques, et, par endroits, un coloris fumeux. De meme, la facon dont M. Zola assemble ses mots en phrases est extremement simple, commode, apte a tout. Il procede d'habitude par l'accolement, sans conjonction, de deux propositions a sens presque identique, qui redoublent l'idee, l'enfoncent en deux coups de maillet, et marchent puissamment dans un rythme balance, jusqu'a ce que soit atteinte la fin du paragraphe, que M. Zola termine indifferemment par un retentissant accord, finale d'une gradation ascendante, ou par une phrase surajoutee et superflue qui laisse en suspens la voix du lecteur. En cette facon d'ecrire aisee, maniable et large, propre a tout dire et appliquee par M. Zola a tous les usages, celui-ci polemise, expose, raconte, parlent decrit, enonce l'enorme masse de petits faits qui lui servent a poser ses lieux, ses personnages et ses ensembles. En opposition au procede classique qui decrit en quelques mots generaux, et au procede romantique, qui decrit en quelques mots particuliers, conformement a l'acte, de la vision qui est une synthese de mille perceptions elementaires, M. Zola, avec tous les realistes, forme ses tableaux de l'enumeration d'une infinite de details resumes parfois en un aspect d'ensemble. Chaque spectacle est depeint en ses parties constituantes, marquees chacune par l'adjectif colore qui correspond a sa perception; puis, en une phrase generale, le tout est repris avec des termes ou domine celui des caracteres de forme ou de nuance, qui existe en le plus de parties. Le chef-d'oeuvre descriptif de M. Zola, le _Ventre de Paris_, abonde en passages appliquant cette theorie. Des le debut, le vague remuement des Halles a l'aube est montre par une serie de faits confus, de formes rodantes et accroupies autour d'entassements mous en un indecis brouhaha. Florent et Claude Lantier parcourant plus tard les abords de Saint-Eustache, allant des charretees de choux gaufres aux caisses de fruits parfumants, puis Florent promenant seul sa faim a travers l'accumulation enorme des nourritures de Paris, rendent ce spectacle, par le simple narre des sensations que percoivent leurs yeux et leurs narines. L'etal de la Sarriette, la vitrine de la belle Lisa, la fromagerie, les poissons d'eau douce de Claire Mehudin, les gibiers et les volailles, sont decrits en des paragraphes pleins de faits, que resume une phrase-theme, de volupte, d'obscenite, de perfidie, de grace, de fermentante chaleur. Que l'on compare ces descriptions a celles de la maison de la Goutte-d'Or et du boulevard exterieur, a midi, dans l'_Assommoir;_ du retour du Bois dans la _Curee_, et de ce rose cabinet de toilette ou Mme Saccard laisse de sa mince nudite, a mille autres tableaux encore prodiguement epars dans l'oeuvre du peintre le plus complet de la vie moderne,--un meme procede sera reconnu, de separer en tout spectacle ses nombreux composants reels, de les enumerer en un detail merveilleusement visible, de les recombiner par une phrase comprehensive de l'ensemble. Par un procede identique exactement--serie d'actes condenses en trois ou quatre qualificatifs frequemment rappeles--M. Zola pose ses personnages. Leur aspect physique determine, le romancier les place dans une scene, soit journaliere, soit exceptionnelle, montre par une conduite concordante de quelle facon particuliere tel etre se caracterise. Puis la dominante psychologique, habituellement analogue a la dominante physiologique, etablie, il les resume en une phrase appositive qu'il accole sans cesse au nom de l'individu ainsi presente. Coupeau, gouailleur, bon enfant les yeux gais et le nez camus, un peu niais en plusieurs occasions, se trouve montre tel dans sa cour aupres de Gervaise, et resume de meme par ces mots: "avec sa face de chien joyeux"; aux premiers chapitres du _Ventre de Paris_ est decrite la beaute calme de Lisa, puis des actes de raisonnable placidite, double trait que condense encore cette apposition repetee "avec sa face tranquille de vache sacree": Saccard, brule de toutes les fievres et de toutes les cupidites, est sans cesse suivi des adjectifs "grele, ruse, noiratre", comme Renee, possede cette "beaute turbulente" qui concentre la physionomie ardemment avide de joie, et les passions a subites sautes, de celle dont les faits d'egarement tiennent tout le volume. La force d'Eugene Rougon, la noble beaute de Mme Grandjean, la seduction d'Octave Mouret et la douce fermete de Denise, sont ainsi empreints en une effigie, marques par des faits et resumes en une phrase. Ce dernier procede, qui ressemble fort a celui des phrases-themes de Wagner, ayant le tort d'enserrer en formule constante un etre variable, est elimine d'habitude de la figuration des personnages de second plan parmi lesquels se trouvent les etres les plus vifs que M. Zola ait produits. La Mme Lerat, de l'_Assommoir_, le sous-prefet de Poizat, le louche et gai boheme Gilquin, Lantier pale, lent et ravageur, le marquis de Chouard, Trublot, sont tous admirablement saisis et jetes dans la vie commune, parlent et agissent avec des facons, des physionomies uniques. La meme maniere realiste caracterise chez M. Zola les ensembles ou les personnes agissent dans des lieux. Le salon de M. Rougon dans la _Fortune_, et le campement des insurges la nuit, dans Plassans, l'abbe Mouret et frere Archangias courant les Artaud, les luttes exasperees de Florent contre les poissardes de la Halle commandees par la dynastie Mehudin, toutes ces scenes parfaitement localisees se passent fait par fait. Rien de plus realiste que, dans _Son Excellence_, Eugene Rougon disgracie, demenageant de son cabinet au milieu des interessees condoleances de ses creatures, ni de plus visible que le debraille lascif de l'hotel ou Clorinde Balbi pose nue la Diane. L'_Assommoir_ est tout entier en magnifiques ensembles, de la bataille du lavoir a la noce, du large repas de la fete de Gervaise, a cette magistrale ribote ou Lantier conduisant Coupeau au travail, l'egare en une interminable suite de bibines, de la forge Goujet a la cellule capitonnee de l'asile Saint-Anne. _Nana_, _Pot-Bouille_, le _Bonheur des Dames_, la _Joie de vivre_, sont de meme brosses en larges scenes, traversees de gens visibles constitues eux-memes de lineaments, de notes biographiques, de menues perceptions de mouvements et de couleurs. Du haut en bas de son esthetique, M. Zola est l'assembleur de petits faits, qui compose ses caracteres d'actes, ses descriptions de details, et edifie son oeuvre par ces atomes artistiques indefiniment associes. Pour la partie la plus etendue de son ensemble de romans, M. Zola emprunte ces elements a la vie reelle, et les reproduit tels que sa memoire et ses sens et les ont percus et emmagasines. Les livres de M. Zola, comme ceux de tout grand realiste, possedent une verite superieure. Constamment construits par un minutieux detaillement de faits, d'anecdotes, d'observations, de notes prises sur les lieux, et de spectacles reellement vus, ils tendent a donner de la vie une image adequate, aussi complexe, aussi variee, abondante en contrastes, sans que le choix, l'_ideal_ personnel de l'auteur restreigne le rayon de son observation et resume la vie et les ames en des extraits fragmentaires. C'est la la veritable difference entre un roman idealiste et un roman realiste[7]. Les faits des recits de M. Barbey d'Aurevilly sont et peuvent etre chacun aussi vrais que ceux d'un roman de Balzac. La difference est que l'un ne peint qu'une sorte de personnages, n'eprouve de sympathie artistique que pour un cote de l'ame humaine, et un genre de catastrophes, tandis que l'autre de sa vaste et souple cervelle embrasse le monde en tous ses aspects, reflechit, affectionne et reproduit toutes les ames, respecte leur complexite et donne d'une societe a une epoque, une image qui lui equivaut. En ce sens, que des personnes peu habituees a l'analyse trouveront subtil, les romans de M. Zola sont vrais. Ils arrivent a representer l'homme, ses habitudes, sa nature, ses penchants et ses passions, completement, sans choix ou presque ainsi. La _Fortune des Rougon_ contient a la fois une serie de faits sur la lachete stupide de quelques bourgeois, et une fraiche et sanglante idylle d'amour. La _Conquete de Plassans_ regorge de contrastes, du dur abbe Faujas a la molle femme qu'il domine; tout un village grouille dans _la Faute_ entre deux ecclesiastiques opposes, une fille idiote et pubere; et la charmante ensorceleuse du Paradou. Le _Ventre de Paris_ regorge de physionomies et de caracteres. La Cadine, Lisa Quenu, Gavard, M. Lebigre surveillant les conspirateurs de son arriere-boutique, les marchandes, de Claire Mehudin, en sa grace sommeillante, a la bilieuse Mme Lecoeur, Pauline et Muche galopinant sous l'oeil acere de Mlle Saget, constituent un magnifique et divers ensemble de creatures toutes humaines. _Son Excellence_ et la _Curee_ renseignent sur le Paris des demolitions, contiennent des scenes et des gens d'une admirable variete, des officieux du ministre aux convives de Saccard; a travers une promenade au Bois et une seance du Corps Legislatif, le bapteme d'un prince, un bal de filles, une fete de bienfaisance, un Compiegne, circule une foule de personnes en chair, marquees, caracteristiques et agissantes, Mme Bouchard, Maxime, Suzanne Haffner, du Poizat, qui entourent ce colosse et ce gnome Eugene Rougon et Aristide Saccard. L'_Assommoir_ et _Nana_ presentent en des pages connues tout le monde des ouvriers, tout le monde des filles et des petits theatres. _Pot-Bouille_, le _Bonheur des Dames_, _Germinal_ debitent chacun une enorme tranche de la societe, dont une _Page d'Amour_ et la _Joie de vivre_ detaillent un point. Que l'on observe, en outre, que les personnages principaux de ces groupes, dont l'ensemble reproduit une nation en raccourci, sont etudies souvent en tous leurs contrastes individuels. Dans Eugene Rougon, M. Zola marque le luxurieux, le bourgeois, l'avocassier, le courtisan, le louche coquin autant que le ministre. Dans la _Joie_, Pauline est detaillee des secrets de sa chair aux plis honteux de son ame. Clorinde Balbi a une nature courtisane, mysterieuse, superieure et baroque. Nana est naturelle, tendre, grossiere, ecervelee, stupide. Coupeau et Gervaise passent par d'admirables gradations d'une bonne sante morale a l'extreme abaissement. Que l'on joigne a l'image de tous ces etres celle des lieux ou ils vivent, des chambres, des salons, des cabinets de travail, des salles de spectacle, des echoppes, des magasins, des galetas, des bouges, des ateliers; celle des rues qui relient ces demeures, de l'avenue de l'Opera aux boulevards exterieurs, des ponts de la Seine aux buttes de Passy, des ruelles de Plassans aux routes du Coron; celle enfin des paysages qui enclosent ces villes, les seches aretes de la Provence, les plaines blemes du Nord, les efflorescences du Paradou, les deferlements des marees normandes, l'on aura dans une dizaine de volumes un large ensemble de faits humains et physiques reproduisant en abrege presque toute la complexite d'un pays en un temps. Quelques restrictions limitent, en effet, cette universalite. Les personnages de M. Zola, s'ils comptent un nombre considerable d'etres bas, infimes, incomplets, malades ou rudimentaires, ne comprennent aucune des ames superieures et choisies, complexes, delicates et rares, que montrent les hauts romanciers. Ni les grands hommes et les nobles femmes de Balzac n'apparaissent dans _les Rougon-Macquart_, ni les fervents ambitieux de Stendhal, ni les fins artistes de Goncourt. M. Zola a constamment propose a son analyse des caracteres simples et sains, ou desequilibres par une maladie concrete. La facilite choisie de cette tache permet qu'on l'accuse de manquer de psychologie, defaut dont la presence est confirmee par la fixite de ses caracteres. En tous ses livres, sauf l'_Assommoir_, les personnages restent les memes du commencement a la fin, sans que leur vie, dont l'instabilite normale est scientifiquement admise[8], varie d'un lineament. Bien plus, dans quelques-uns des livres recents de M. Zola, notamment dans _Nana_, le _Bonheur_, _Germinal_, le romancier, tout en conservant une vue tres nette des lieux ou se passe son action, et d'excellentes aptitudes descriptives, a si bien simplifie le mecanisme de ses personnages, leur prete des conversations si banales et des caracteres si generaux, qu'ils perdent toute individualite nette. Au milieu de decors magnifiquement visibles, circulent des ombres d'autant plus tenues. Enfin, M. Zola, comme tous les ecrivains peu aptes a imaginer le mecanisme interieur de la machine humaine, et comme aucun des romanciers psychologues, montre les actes de ses personnages de preference a leurs raisonnements, les effets plutot que les causes. De sorte que, le lecteur voyant ces creatures, de visage et de caractere nettement defini, reagir aux evenements sans hesitation, sans debat, sans trouble, d'une facon constamment consequente, identique et directe, se sent parfois en presence d'etres trop simples pour des hommes. De meme, mais dans une plus faible mesure, les descriptions de M. Zola ne sont pas materiellement exactes. Tout artiste choisit entre les diverses sensations d'un ensemble celles que ses nerfs lui permettent de sentir le plus vivement. Pour M. Zola, cette selection porte evidemment sur les odeurs et les couleurs. Les Halles sont decrites autant en termes olefiants qu'en termes colores. Le parterre du Paradou est aussi plein de parfums que de corolles; et de la femme M. Zola connait les senteurs comme les incarnats. Toute page atteste de meme le colorisme du romancier. De l'etal d'une poissonnerie il retient le cinabre, le bronze, le carmin et l'argent plutot que le fusele des formes. Le jardin d'Albine est depeint en larges touches roses et bleues et vertes. Du cortege baptismal du prince imperial, M. Zola percoit le blanc des dentelles, le vert des piqueurs, la nappe bleue de la Seine, l'eclat des aciers et le braisillement des glaces. En confirmation de ces faits, M. Zola, critique d'art, defendit les coloristes extremes, notamment Manet. Ces reserves diminuent deja dans une faible mesure l'aptitude de M. Zola a reproduire exactement toute l'humanite actuelle, et marquent des bornes a l'envergure de ce romancier, qui demeure cependant tres grande. Il est une autre cause d'un ordre tout different qui empeche encore M. Zola de voir et de rendre entierement toute la nature: son individualite qui, dans l'ensemble totale des faits psychologiques et materiels, l'a porte a en preferer une serie douee d'un caractere commun, a modifier certains rapports, a denaturer certains aspects, a donner de tout ce qu'il decrit une image notablement alteree dans le sens de ses sympathies, c'est-a-dire de sa nature d'esprit. Les livres de M. Zola n'echappent pas a la formule que lui-meme a donnee justement de toute oeuvre d'art: "La nature vue a travers un temperament." NOTES: [Note 7: Le critique anglais Vernon Lee a emis une theorie analogue dans son _Euphorion_.] [Note 8: Ribot, _Maladies de la personnalite_, 1885.] II Tous les caracteres que presente l'humanite ne semblent pas a M. Zola egalement dignes d'affection et d'indifference. Il en prefere certains, les montre avec faveur, et les exalte au-dela du vrai. La sante physique ou morale ou double lui parait adorable. Les quelques personnages loues dans ses romans sont bien constitues dans leur corps et leur esprit, ont des membres sans tare et une raison sans felure, sont logiques, forts et humains. Le plein developpement corporel meme, si l'activite cerebrale est atrophiee par les fonctions vegetatives et animales, est considere par M. Zola comme magnifique. Desiree, la belle idiote de _la Faute_, accroupie dans la chaleur de son poulailler et fremissante du rut de ses betes, est decrite avec dilection, comme l'est aussi ce couple bestial et rejoui de Marjolin et de Cadine, qui promene a travers les Halles son impudicite. Meme quand cet equilibre physiologique s'allie a une ame mechante et faible, M. Zola ne depouille point toute sympathie. Le teint clair et le pouls calme de la belle Lisa sont admires dans le _Ventre de Paris_, comme l'insolent bien-etre de Louise Mehudin et de sa mere. Dans _Une Page_, la noble stature et le port junonien de Mme Grandjean son complaisamment drapes, les sottises de Pauline Letellier s'excusent par le libre jeu de son corps de jeune fille saine sous ses jupes laches. Mais l'harmonie d'une ame noble, avec un corps bien portant, est preferee par le romancier. Sylvere et Miette, l'attachement de ces deux enfants nets, chastes et tendres, sont racontes avec amour. L'honnete et drue figure de Mme Francois ressort sur toutes les turpitudes du _Ventre de Paris_. Gervaise raisonnable et fraiche, au debut de _l'Assommoir_, est aimable; Mme Hedouin illumine de sa beaute de femme de tete l'ignoble bourgeoisie de _Pot-Bouille_; Denise pousse a bout la raison vertueuse; et l'heroine de la _Joie de vivre_ est de meme une fille sensee, forte et savante. Que cet amour de l'equilibre physique et moral n'est qu'une part d'un amour plus general, celui de la vie, un indice le montre. Partout ou la niaise pudeur des modernes s'attache a cacher les operations procreatrices, M. Zola, d'une touche de chirurgien, ecarte les voiles et designe le mystere. Tout le second livre de _la Faute_ celebre la beaute de l'accouplement. Les larges flux de sang des filles bien puberes ne sont point dissimules. Rien de plus noble que les pages ou est montre l'enfantement de la femme. Celui de Gervaise tombant en travail sur le carreau, puis couchee toute pale dans son lit, tandis que Coupeau s'empresse bonnement dans la chambre; l'accouchement douloureux et miserable d'Adele dans sa mansarde, aboutissent a ces pages magistrales de la _Joie_ ou Pauline, sainement instruite des mysteres sexuels, assiste et coopere a la delivrance de Louise. Il semble qu'en toutes ces occasions, M. Zola touche aux spectacles pretendus honteux, en vertu de droits superieurs, comme accomplissant une mission de grand revelateur de la vie, charge d'en decouvrir les sources charnelles. Et cette vie dont il aime les bas commencements, il l'adore en ses deux grandes manifestations masculine et feminine, la sensualite de la femme et la force de l'homme. Tous les heros qu'il exalte sont des hommes forts, se depensant en action, accomplissant une grande oeuvre ou couronnant une grande ruine. Depuis le pere Rougon qui, par un sourd travail de mine, edifie la fortune des siens, jusqu'a l'abbe Faujas conquerant Plassans, d'Aristide Saccard, qui demolit une ville, et accumule des millions, a Octave Mouret qui, par l'adultere, par le mariage, par l'incessante exploitation de la femme, ecrase Paris de ses magasins, tous les grands hommes du romancier sont robustes, puissants, actifs sans compter, acharnes en besogne, s'acquittant dans le monde de leur tache de force vive, resumes en ce colossal Eugene Rougon qui, solide et dur des epaules a l'ame, a la sourde tension d'une machine sous vapeur. Et si les hommes degagent ainsi leur force musculaire et volitionelle, les femmes exhalent, au profit de l'espece, la seduction de leur sensualite. Que ce soit le simple et presque symbolique attrait d'une enfant ignorante pour un enfant oublieux, ou la salacite diffuse d'une troupe de jeunes poissardes entourant de leurs gorges rebondies un souffreteux jeune homme, l'impudique nudite d'une courtisane italienne achetant le pouvoir de la rondeur de ses membres ou la prostitution d'une harscheuse, femelle a tous les males, la femme, chez Zola, toujours tend a l'homme le piege de son sexe. Enivrant et dissolvant toute une societe comme dans la _Curee_, victime passive dans les milieux ouvriers des grosses luxures et des coups, defaillante et amoureuse dans _Une page_, seduisant dans _Pot-Bouille_ un cacochyme delabre en un mariage aussitot souille, domptant a force de refus, dans le _Bonheur des dames_, un obstine viveur, toutes, depeintes en leur fonction uterine, se resument en cette _Nana_, folle et affolante de son corps, qui subjugue par la douceur de son embrassement toute une cavalerie, des ouvriers aux princes, des enfants aux polissons seniles. C'est en vertu de ces deux predilections, sous un souffle de volupte ou un afflux de force, que M. Zola denature le reel et le grossit. La vegetation epanouie et luxuriante du Paradou est suscitee par les amours qui s'y consomment, comme l'inceste de Renee embrase et assombrit la serre de son palais, transforme en une orgie babylonienne le bal ou sa grele silhouette transparait devetue. L'hotel de Nana sertit dans sa splendeur le corps radieux de cette invincible fille, comme sont grossies pour la rehausser les turbulences du Grand-Prix ou elle triomphe, et exagerees pour montrer son empire les ruines qu'elle accumule. Par contre, la seduction du magasin dans le _Bonheur_, le fouillis de ses soies, l'appetence de ses chalandes et la rouerie de ses vendeurs sont amplifies pour venger de cette domination, la force de l'homme, portee a l'enorme dans les speculations de Saccard et les actes de Rougon, representee invincible dans la chastete farouche de l'abbe Faujas et de frere Archangias. Tous les ensembles dans lesquels les caracteres de force humaine, de luxure, de puissance, d'exuberance, peuvent etre reconnus par association, sont exaltes par M. Zola. Dans l'_Assommoir_, la bataille des deux lavandieres est homerique, et le repas pour la fete de Gervaise pantagruelique. L'alambic du pere Colombe ronfle, tressaille et rutile comme s'il avait conscience du poison qu'il elabore. Les Halles de Paris sont assurement plus grandes dans le roman que dans l'atmosphere. Un puits de mine ou descendent des cages ressemble a un Moloch devorateur d'hommes. La mer montante livre aux falaises de Bonneville de formidables assauts. Dans toute la serie de ses romans, M. Zola ne mentionne aucune energie materielle ou humaine sans l'exagerer demesurement. Le romancier se borne d'habitude pour ce grossissement a decrire en detail l'ensemble exagere, comme si ses sens le lui avaient presente tel. Mais parfois son penchant a l'enorme et au complet l'entrainent a user de procedes que leur contradiction avec ses doctrines rend interessants. Pour montrer plus intense un acte ou un personnage, il le place de force dans un milieu similaire; pour amplifier un individu ou un sujet, il use de deux artifices romantiques: l'antithese, le symbolisme. Dans la _Faute de l'Abbe Mouret_, le Paradou fournit inepuisablement de decors assortis l'amour qui s'y passe. L'abbe renait avec le printemps; c'est sous une pluie de roses petales, qu'Albine devoile ses chairs rosees; le fauve herissement des plantes grasses exacerbe les desirs du couple, auquel il faut l'ombre d'un arbre inconnu, lascif et mystique, pour se meler; et c'est en une agonie de fleurs qu'Albine expire. Claire Mehudin, montrant ses viviers, en est douee d'aspects fluviatiles; la Sarriette est savoureuse comme les fruits qui s'etalent autour d'elle, et seulement dans l'atmosphere empestee d'une fromagerie, Mlle Saget et Mme Lecoeur peuvent echanger d'acres medisances. La serre ou se repete l'inceste de Maxime et de Renee est embrasee, lascive et delictueuse. Coupeau revenant pour la premiere fois avine chez Gervaise debraillee, passe par la puanteur du linge que l'on recompte. Dans _Une Page_, le ciel au-dessus de Paris reflete patiemment l'humeur de l'heroine, entre toutes les habitantes elues. Nana devetue dans un boudoir, les bonnes de _Pot-Bouille_, affenetree sur leur arriere-cour fetide, accomplissent dans un lieu convenable des actes appropries. Ces scenes, ces personnages et d'autres sont situes dans le milieu qui peut les rendre plus significatifs, plus librement developpes. Que ce procede revient a deranger l'ordre vrai des faits pour instituer d'artificielles coincidences, il est inutile de le montrer. Par un moyen inverse en vue d'un effet analogue, M. Zola s'accoutume a rendre plus marque un acte ou un type en l'accolant a son contraste. Dans _la Faute_, les deux pretres sont antithetiques comme les deux parties du livre, dont l'une pose la haine de la nature et l'autre sa voluptueuse revanche. Dans _Son Excellence_, a la force male de Rougon, la souple beaute de Clorinde Balbi fait contre-poids. Renee se desespere du mariage de Maxime au milieu d'un bal. Les amours de Rosalie et de son soldat sont le pendant grotesque de ceux d'Helene et du Dr Deberle. Le _Bonheur des Dames_ met en opposition Octave Mouret, l'action, et Valagnose, pessimiste inactif. Dans l'odeur des boudins que l'on coule, Florent raconte ses faims de Cayenne. A cote de Pauline, qui represente la moitie saine de la femme, est placee Louise qui en montre le cote delicatement maladif. La Maheude, chez les Gregoire, met en contraste le travail et le capital, l'aisance bourgeoise et la misere des ouvriers. Ces antitheses necessitent deja le grossissement des personnages opposes. Suivant ce penchant, M. Zola en vient a assigner a ses principales figures les caracteres de toute une classe. L'abbe Faujas est le pretre, et Nana la fille. Le _Ventre de Paris_ met aux prises les affames et les repus, _Son Excellence_, la force et la luxure. Sans cesse, par une poussee instinctive qui fait sauter le lien de ses doctrines et contredit les dehors de son art, le grand poete qu'est M. Zola tend au demesure, au typique, a l'incarnation, personnifie, en des etres devenus tout a coup surhumains, les plus simples et les plus abstraites manifestations de la force vitale. Et sans cesse aussi, ayant assimile les ames aux elements, le romancier prete, en retour, aux forces naturelles, de sourdes et inarticulees passions; parle de l'entetement des vagues et du rut de la terre; fait souffrir une machine des coups qui la mutilent; assigne a une maison l'humeur rogue de ses locataires. En cette equitable transposition, qui rend egal un individu a une energie et un ensemble materiel a un individu, apparait l'instinct fondamental de M. Zola, pour qui tout etre se reduit en force, et pour qui toute force est similaire. Ayant ainsi delaisse le reel pour l'ideal, M. Zola devint necessairement pessimiste et misanthrope. Comparant les fortes et completes creations de son esprit aux etres que ses sens lui montrent, apercevant le moment vital qu'il adore, la sante, la raison, la vertu, eparses, restreintes et melees en d'imparfaites manifestations, M. Zola est rempli d'un degout pitoyable ou ironique pour l'humanite. Il s'attache a presenter de cruels contrastes ou les personnages dignes de bonheur sombrent dans un incident grotesque. Florent, arrete et envoye a Cayenne pour s'etre epouvante sur le cadavre d'une fille tuee par la troupe, passe, a son depart, pres d'un carrosse de femmes dont les rires l'accompagnent. Le peloton de gendarmes venu pour reprimer la greve des mineurs protege les croutes de vol-au-vent destinees au diner du directeur. Le romancier prend plaisir a ne point faire reconnaitre la bonte de ses personnages sympathiques. Denise est poursuivie par d'incessantes medisances; Pauline, grugee, est haie de Mme Chanteau. De lugubres incidents, propres a faire douter de la justice sociale, la torture de Lalie par son pere, l'arrestation de Martineau mourant, sont racontes avec complaisance. Parmi les filles qui passent par l'eglise de l'abbe Mouret, pas une n'est decente; des pecheurs de Bonneville, pas un honnete; des bourgeois de _Pot-Bouille_, pas un estimable. Il accumule les catastrophes, les insucces, les defaillances et les tares. Dans le _Ventre de Paris_, les gredins triomphent des bons. La _Fortune des Rougon_, la _Faute, Une page, Germinal_, sont souilles du sang des justes. Si la _Curee, Son Excellence_, l'_Assommoir_ et _Nana_ ne se terminent pas par un deuil digne d'etre plaint, c'est que leurs personnages sont tous detestables. Et si les plaintes sur l'inutilite, la tristesse et l'odieux de la vie humaine ne sont point constantes dans les livres de M. Zola, c'est que le romancier, idealiste a demi, persiste a l'adorer, meme en ses manifestations imparfaites, mais actuelles et existantes. Que l'on remonte maintenant de ce pessimisme, terme de notre analyse, a la vue magnifiee des hommes et des choses dont il decoule; de celle-ci a l'amour de la vie, de la force, de la sensualite, de la raison et de la sante, ses causes; que l'on se rappelle le realisme de procedes et de vision que ces ideaux resument, l'on aura, je pense, les gros lineaments de l'oeuvre de M. Zola, sous lesquels les traits de sa physionomie morale commencent a affleurer. III Le cas psychologique de M. Zola est singulier. Nous possedons en lui un artiste composite chez lequel se melent en un rare assemblage, les dons du realiste et certains de ceux de l'idealiste, sans se nuire, sans que les uns annulent, refoulent ou subordonnent les autres. La cooperation des facultes exactes et de celles qui portent le romancier a alterer la realite est facile et fructueuse en des oeuvres homogenes dans lesquelles l'analyse seule distingue des disparates. Cette association intime de tendances diverses porte a leur attribuer une cause commune, et peut-etre une seule hypothese sur le mecanisme intellectuel de M. Zola, suffira a rendre compte des procedes et des emotions apparemment contraires que nous avons separees dans son oeuvre. On peut imaginer un esprit enregistreur, eminemment apte a percevoir par les sens, a retenir et a se figurer les mille manifestations de la vie decrivant les objets, les physionomies et les caracteres de la facon dont ils apparaissent par le detaillement de leurs parties et l'enumeration de leurs actes; parvenant, grace a une accumulation de notes internes, a avoir d'une nation a une certaine epoque une connaissance aussi complete que celle dont nous avons marque les limites. Cet esprit, anime comme presque toutes les ames humaines, de l'amour des conditions utiles a son espece, arriverait naturellement a les abstraire de ses experiences, a eprouver ainsi pour la sante, la raison, la sensualite, la force, un attachement admiratif, a ressentir une sourde exaltation toutes les fois qui lui arrivera de parler d'un paysage luxuriant et estival, d'une foule fluctuant, de l'obstination volontaire de ses heros, de la volupte conquerante de ses femmes, de n'importe quel grand receptacle de force deletere ou non, mais agissante et dynamique. Il est permis d'admettre qu'un esprit parvenu a ces sympathies, comparant leur objet--de pures idees--aux miserables elements dont il est extrait--la realite--se prenne de tristesse et de mepris pour l'imperfection et l'hostilite des choses, se sente irrite contre les vices mesquins et les vertus compromises des creatures vivantes, parvienne au pessimisme colere qui caracterise toute l'oeuvre de M. Zola. Cette hypothese est seduisante mais vraisemblable en partie seulement. M. Zola ne possede aucune des qualites secondaires qui permettraient de lui attribuer de grandes aptitudes a la generalisation. Cesser tout a coup de penser les choses reelles, en detacher un caractere extremement comprehensible et ne plus concevoir les individus qu'en tant qu'ils participent de cet attribut metaphysique est le fait soit d'une intelligence speculative et savante, soit parfois d'un styliste emerite, d'un homme au tour d'esprit verbal qui emploie inconsciemment la synthese que les mots ont faits de nos idees generales. Or M. Zola n'est ni un ecrivain extraordinaire tel que V. Hugo, ni un homme habitue a manier les pensees abstraites comme le montre sa psychologie rudimentaire et les quelques articles ou il a tente d'appliquer a la litterature les procedes de la science. C'est en lui-meme et non au dehors que M. Zola a trouve le type de son ideal. Doue d'un temperament combatif que marquent ses polemiques, ayant opiniatrement lutte contre la misere, contre l'insucces, contre le mepris et l'inintelligence publics, possedant la tete massive et les epaules carrees des entetes, sa volonte tenace, son amour-propre lui ont donne l'instinct et l'adoration de la force. Borne par d'autres dons a la carriere litteraire, retire des batailles dans son ermitage de Medan, la sourde tension de ses centres moteurs s'est depensee a douer d'energie consciente des etres et des elements que son intelligence lui montrait faibles et sourds comme ils sont. Choisissant parmi ses semblables et dans les grands phenomenes naturels ceux qui manifestent quelque emportement, les petrissant de ses propres mains, servant indistinctement aux hommes et aux choses les imperieuses effluves qui sourdaient en lui, il rend colossales les ames et les forces. D'un ministre mediocre, d'un calicot entreprenant il elabore les types du despote et de l'exploiteur; ses foules roulent comme des fleuves; ses mers deferlent en cataractes; ses champs suent la seve, ses edifices s'etagent demesurement; une mine, un assommoir, un magasin sont de formidables centres de forces deleteres, bienfaisants, actifs. Et la femme, force elle aussi, doublement magnifiee en sa puissance par le volontaire, en son charme par le male, devient la rayonnante et redoutable creature capable d'enivrer le monde. Cet absolu amour pour les forts qui seul eut conduit M. Zola a creer de gigantesques abstractions, controle et contrarie par son exacte vision de realiste, se retourne en un absolu mepris pour les malades, les vicieux, les mediocres, les etres mixtes et faibles, c'est-a-dire, pour toutes choses et pour tous les hommes reels. Ces spectacles quotidiens et cette humanite courante, incapables d'aucun developpement extreme, ne contenant de l'energie universelle qu'une imperceptible dose, mesquins, transitoires et negligeables, presents cependant et s'imposant sans cesse a l'attention de son intelligence realiste, l'exasperent, l'affligent, le degoutent et l'attirent. M. Zola est la victime de ses sens. Son pessimisme vient de la contradiction incessante entre la realite qu'il ne peut ne pas voir et l'ideal dynamique que sa nature de lutteur le force a creer et a aimer. En ces deux termes dont nous venons de marquer la cooperation et l'antagonisme--realisme intellectuel, idealisme volitionnel--son organisation cerebrale peut etre resumee. Avec l'exemple de Dickens, des de Goncourt, des romanciers russes, par-dessus tout de Balzac, le double temperament de M. Zola montre qu'il n'existe pas plus d'ecrivains purement realistes qu'il n'y a d'absolus idealistes. * * * * * L'OEUVRE[9] PAR EMILE ZOLA Le nouveau livre de M. Zola est un roman; il est aussi un code d'esthetique. Cette esthetique est absurde. Les lieux communs de l'intransigeance imperturbablement opposes aux lieux communs de l'ecole, prennent avec ceux-ci un air d'inconstestable ressemblance. Les uns disent: il faut peindre noble; les autres, il faut peindre en plein air, il faut peindre clair, il faut peindre d'apres nature; et voila Claude Lantier qui se met a proferer des maledictions contre les artistes sans aveu, qui fabriquent leurs tableaux dans le "jour de cave" d'un atelier. Il est oiseux de demander si Rembrandt peint en plein air, s'il peint clair, et d'apres nature, ses anges et son _Bon Samaritain_. Il vaut mieux faire observer qu'un precepte de facture reste une simple recette, que peindre d'une certaine facon ne veut jamais dire peindre bien de cette facon, que l'important est de peindre bien et que la facon n'y est pour rien, que Velasquez et Rubens se valent, que toutes les querelles et les gros mots sur les procedes manuels de l'art ne signifient rien, que la seule chose necessaire est d'avoir du genie, que les procedes meme de Cabanel, de Bouguereau, de Tony Robert Fleury, de Delaroche et d'Horace Vernet donneraient de magnifiques oeuvres s'ils etaient employes par des artistes ayant le don, qu'enfin la formule du plein air est la derniere qu'il faille defendre, puisque, a l'heure actuelle, elle n'a pas encore donne un seul chef-d'oeuvre? D'une main tout aussi experte, M. Zola touche a l'esthetique du roman, et reprenant en bouche les grands termes de positivisme et d'evolutionnisme, il part en guerre contre la psychologie et denonce tous ceux qui n'etudient de l'homme que l'ame, sans se souvenir de l'influence du corps sur le cerveau. Si M. Zola veut dire qu'il ne faut jamais oublier dans une oeuvre d'imagination que les personnages sont des etres physiques en chair et en os et qu'en une certaine mesure et sauf de nombreuses exceptions (Louis Lambert, Spinoza) le fonctionnement de leurs cerveaux s'influe du cours du sang et de l'activite des visceres, personne n'y contredira. C'est un truisme dont la nouveaute n'est d'ailleurs destinee a revolutionner que les romans absolument mediocres de toutes les epoques. Si M. Zola veut dire, par contre, que le cerveau est un organe comme un autre, que la pensee ne joue pas dans la caracterisation d'un individu un role plus considerable que son estomac ou son fiel, cela est simplement faux. C'est la pensee qui est le centre, et le corps la peripherie; la science le demontre apres que l'experience l'a constate, et au nom meme de l'evolutionnisme, l'activite cerebrale etant la plus recente est la plus haute, et l'etre qui pense le plus etant le plus noble, est le plus interessant. Faut-il citer toute la psychologie scientifique et toute l'ethnologie pour montrer que c'est retrograder vers le passe, que de considerer en l'homme l'etre instinctif et inconscient de preference a l'etre conscient, pensant, voulant, resolu et moral? Il serait cruel de battre M. Zola sur presque toutes ses assertions par les autorites qu'il invoque et de lui montrer une bonne fois qu'il n'est plus permis aujourd'hui de lancer au hasard les affirmations que lui dicte son temperament, qu'il y a des raisons aux choses et qu'en plusieurs points l'esthetique de ses adversaires, malheureusement mediocres et ineptes, des Feuillet, des Sand, est plus rationnelle que la sienne, qu'enfin Balzac, Tolstoi et meme Flaubert, ont montre une bonne fois comment on peut embrasser la nature entiere sans en omettre le couronnement et rester realistes tout en analysant le genie et la noblesse morale. Nous avons tenu a dire nettement ce que nous pensons de l'esthetique naturaliste, parce qu'elle est erronee d'abord comme toute esthetique de parti, puis parce qu'elle trouble l'appreciation exacte des oeuvres de M. Zola. Autant cet ecrivain nous parait pietre penseur, mal renseigne et peu speculatif, autant nous l'admirons pour son genie incomplet mais puissant. Toute la premiere partie de l'_Oeuvre_, cette histoire lentement developpee de l'affection de Christine et de Claude, les magnifiques scenes ou elle se resout a etre le modele de son amant, ou elle se livre a lui, revenu croulant sous les huees, leur idylle de Bennecourt, sont de grands et vrais tableaux ou la vie fremit, ou la sympathie jaillit du coeur du lecteur. Et cette lamentable fin encore du menage artistique, cette noire existence miserable et debraillee dans l'atelier du haut de Montmartre, Claude se brutalisant, s'exaltant et s'affolant a l'impossible labeur de s'extorquer un chef-d'oeuvre, tandis que Christine s'attache a son amour tari, lutte contre le dessechement de coeur de son mari, finit par l'arracher a l'art auquel il tenait de toutes ses fibres, mais l'abime et le tue du coup; toute cette tragedie humaine donnant a toucher de pauvres chairs frissonnantes, a voir des larmes dans des orbites creux, et des machoires serrees, et des poings abandonnes, nous a enthousiasme et emu. De tous nos romanciers actuels, M. Zola est le seul a donner cette sensation d'humanite vivante et souffrante, et il y parvient, comme tous les grands artistes, en nous montrant des ames, des etres moraux. Dans ce roman, l'etude du milieu artistique est deplorable, fausse et incomplete. Ce que nous y aimons, c'est cette Christine si bonne, si douce, sensee, aimante, d'une si belle noblesse d'ame et toute simple; c'est meme cette brute de Lantier, qui, s'il ne mettait une grossierete de manoeuvre a clamer des theories ridicules, serait en somme un etre bon, simple et fort, qui eut pu etre un brave homme faisant des heureux autour de lui, s'il n'etait alle se perdre dans une carriere ou il est, malgre son intransigeance, un mediocre et un rate; c'est Sandoz, d'une si belle fermete, tetu, paisible et solide, ayant une idee en tete et la realisant patiemment sans se tourner aux clameurs sur ses talons. Toutes ces ames sans doute sont rudimentaires, simples, sans developpement vers le haut et sans complexite dans la profondeur. M. Zola, qui n'aime pas la psychologie, n'est en effet pas un grand psychologue, et ce defaut interdit de le classer avec les tres grands. Mais il a le don supreme de la vie, il sait souffler sur un etre et faire que les tempes battent, que les yeux regardent, que les muscles se tendent. Il a encore ce que personne n'a eu avant lui, le don d'animer ainsi, d'une vie puissante, les etres moyens, ordinaires, sans traits exceptionnels, et sans autres qualites qu'une grande bonte et une forte volonte. Pour la classe bourgeoise, pour les gros manoeuvres de la vie, il est inimitable. Enfin, il a concu le premier, sans la realiser, malheureusement, la grande idee que le roman ne devait pas etre une etude individuelle, mais bien une vue d'ensemble ou passerait la foule, ou s'etalerait toute une epoque, et qui, decentralise et indefini, engloberait tout un peuple dans un temps et toute une ville. Ceux qui reprendront, apres M. Zola, la tache de continuer le roman moderne devront partir de ce grand ecrivain plus vaste qu'eleve, mais qui a construit, une fois pour toutes, les assises des oeuvres futures. Avec le Flaubert de l'_Education sentimentale_, avec le Tolstoi de la _Guerre et la Paix_, avec tout Balzac, avec les psychologues comme Stendhal et les individualistes comme les de Goncourt, les _Rougon-Macquart_, seront les ancetres du roman demotique futur, ou il y aura des cerveaux et des corps, le peuple et les chefs, les degrades et les genies, de la chair et des nerfs, le sang et la pensee. NOTES: [Note 9: _Revue contemporaine_.] VICTOR HUGO[10] I Au lecteur qui penetre dans l'oeuvre colossale, touffue, confuse, et melee de M. Victor Hugo, un etonnement s'impose d'abord. Il ressent la luxuriante abondance du style, la profusion des mots, des tournures, des periodes, la variete des figures, la richesse des terminologies, l'entassement de paragraphes sur paragraphes, les infinies suites de strophes. S'il s'efforce de discerner la loi de ces developpements, et la cause de cette opulence, s'il tente de classer les idees d'un alinea, les aspects d'une description, les traits d'une physionomie et les phases d'une oeuvre, il decouvrira aussitot que la principale habitude de style et de composition chez M. Victor Hugo, celle par qui il obtient ses effets les plus caracteristiques et les plus intenses, est la repetition. Pas une page et pas une suite de pages du poete, qui ne soit ainsi ecrite par une serie petite ou enorme de variations aisement separables. Chacune debute par une phrase-theme exposant l'idee que M. Victor Hugo se propose d'amplifier; puis vient une redite, puis une autre en termes de plus en plus abstraits, magnifiques ou abrupts, aboutissant de pousse en pousse a cette efflorescence, l'image, qui termine le developpement, marque le passage a un autre theme indefiniment suivi d'autres. On peut noter des vers comme ceux-ci: Nous sommes les passants, les foules et les races: Nous sentons frissonnants des souffles sur nos faces; Nous sommes le gouffre agite. Nous sommes ce que l'air chasse au vent de son aile. Nous sommes les flocons de la neige eternelle Dans l'eternelle obscurite. Des passages comme celui-ci: Aujourd'hui l'ecueil des Hanois eclaire la navigation qu'il fourvoyait; le guet-apens a un flambeau a la main. On cherche a l'horizon comme un protecteur et un guide, ce rocher qu'on fuyait comme un malfaiteur. Les Hanois rassurent ces vastes espaces nocturnes qu'ils effrayaient. C'est quelque chose comme le brigand devenu gendarme. Que l'on assemble maintenant ces paragraphes par couples, qu'on les associe en series diverses, on aura la contexture de la plupart des pieces de vers et de la plupart des chapitres de M. Victor Hugo. En de longs developpements retentissent les plaintes et la hautaine indignation d'Olympio. Les sphinx ceints de roses du sultan Zimzizimi proferent et repetent la meme desolante reponse que reprend en une autre oeuvre le ver destructeur des Sept Merveilles. Certaines pieces des _Contemplations_ sont inepuisables en dissertations sur la moralite des hommes et les consolations de la mort; certaines pages des _Chatiments_ lancent et relancent la meme insulte en invectives redoublees. Les _Chansons des Rues et des Bois_ varient avec une virtuosite paganinienne un mince recueil de themes gracieux, amplifies en formidables symphonies. Dix-huit strophes y recommandent de confondre l'antique au biblique et au moderne; dix pages de vers envoles et fugaces constatent que la femme ne se livre plus en don gratuit; seize pages a quatre strophes redisent de mille facons ironiques que Dieu n'a pas besoin de l'homme pour parachever ses oeuvres. Que l'on joigne a ces exemples les facetieux boniments d'Ursus dans l'_Homme qui rit_, ces parades funambulesques ou la meme spirituelle cabriole s'execute en mille dislocations; les resumes historiques qui ouvrent les divers livres des _Miserables_, par d'enormes variations; les grandes fantaisies de _Quatre-vingt-treize_ sur le mysterieux accord des chouans avec les halliers; et dans les _Travailleurs de la Mer_ le sinistre chapitre sur la Jacressarde, maison deserte au haut d'une falaise qui ouvre sur la nuit noire deux croisees vides. Cette insistance verbale, cette formidable obstination a echafauder mots sur mots, formule sur formule, a revenir et s'appesantir, a enserrer chaque idee sous de triples rangs de phrases, caracterise la forme de M. Victor Hugo, est normale pour tous les passages ou il developpe quelque reflexion, et constitue le procede de son style descriptif. Au lieu d'user d'une minutieuse enumeration de details, terminee et raccordee par une large periode generale, a la facon des realistes, M. Hugo recourt a l'accumulation, la reprise, la trouvaille abandonnee et ressaisie, de propositions d'ensemble, de periodes comprehensives, dont le retour est comme l'effort de deux bras, infructueux et repete, peinant a enclore un enorme et souple fardeau. Que l'on relise pour constater jusqu'ou va cette contention et cette lutte, les ressources infinies de ce style jamais las, la magnifique serie de chapitres ou se trouve decrite la tempete funeste a l'orgue des _Compachicos_: Les grands balancements du large commencerent; la mer dans les ecartements de l'ecume etait d'apparence visqueuse; les vagues vues dans la clarte crepusculaire a profil perdu, avaient des aspects de flaques de fiel. Ca et la, une lame flottant a plat, offrait des felures et des etoiles, comme une vitre ou l'on a jete des pierres. Au centre de ces etoiles, dans un trou tournoyant, tremblait une phosphorescence assez semblable a cette reverberation feline de la lumiere disparue qui est dans la prunelle des chouettes. De pareils redoublements de phrases renflent les chapitres sur le palais muet, obscur et splendide que traverse a pas hesitants Gwynplaine promu Lord Clancharlie; il en est ainsi dans les _Miserables_, a ce tableau de l'eclosion printaniere dans le jardin inculte, ou se deroulent les amours de Cosette et de Marius; et les vers du poete sont aussi riches que sa prose en ces tentatives redondantes, ces perpetuels retours du burin a graver et regraver le meme trait en de diverses et fantasques lignes. Je prends entre cent exemples la description du chateau de Corbus dans la _Legende des Siecles_: L'hiver lui plait; l'hiver sauvage combattant, Il se refait avec les convulsions sombres Ces nuages hagards croulant sur ses decombres, Avec l'eclair qui frappe et fuit comme un larron, Avec les souffles noirs qui sonnent du clairon, Une sorte de vie effrayante a sa taille. La tempete est la soeur fauve de la bataille.... Et voila le poete lance pendant plusieurs pages a decrire le fantastique combat des ruines contre les nuees. Ce meme procede cumulatif, cet effort redouble a mille detentes, M. Victor Hugo le porte dans le portrait physique ou moral de ses heros: Il y avait de l'illisible sur cette figure. Le secret y allait jusqu'a l'abstrait.... Dans son impassibilite peut-etre seulement apparente, etaient empreintes les deux petrifications, la petrification du coeur propre au bourreau, et la petrification du cerveau propre au mandarin. On pouvait affirmer, car le monstrueux a sa maniere d'etre complet, que tout lui etait possible, meme s'emouvoir. Tout savant est un peu cadavre; cet homme etait un savant. Rien qu'a le voir on devinait cette science empreinte dans les gestes de sa personne et dans les plis de sa robe. C'etait une face fossile ..., etc. De meme sont ecrits les portraits du capitaine Clubin, de Deruchette et de Gilliatt, de la duchesse Josiane et d'Ursus, de Javert, de Fantine et de Thenardier. Des personnages de son theatre, aux heros de la _Legende des Siecles_, aux femmes et aux enfants qui traversent certains poemes, tous sont ainsi peints au decuple, saisis une premiere fois d'un coup, repris, traites a nouveau, enclos de mille contours semblables et deviants, obsedes et retouches par une main sans cesse retracante. De meme pour la psychologie des personnages que M. Hugo concoit comme des etres nus et simples, qui manifestent leur passion ou leur nature par la repetition d'actes semblables. Enfin qu'il s'agisse de l'effronterie d'un gamin ou d'une vue d'ensemble sur la vie monastique, de la manie d'un ancien capitaine a pronostiquer le temps, ou d'une redoutable crise de conscience, du spectacle funebre d'un pendu epouvantant ses commensaux ailes des soubresauts dont l'anime le vent dans la nuit sur une plage, ou d'une consideration historique sur la Convention, de plaintes sur la mort ou d'exultations sur la vie, M. Hugo est essentiellement l'ecrivain de la redite, de la repetition, de la variation. De haut en bas, du sublime au fantasque, dans tous les sujets et a travers toutes les emotions, il est celui qui ne peut exprimer une seule pensee en une seule phrase. Nous avons deja note qu'au cours d'une pareille ascension de periodes a sens identique, les mots propres rapidement epuises auront pour suite des synonymes de plus en plus indirects, puis des allusions et des images. La longue ouverture du _Jour des Rois_ ou le poete essaie de montrer la figure du mendiant, spectateur infime et presque inanime des incendies allumes par les puissants aux quatre points cardinaux, aboutit a ces deux vers et s'y resume: Penche sur le tombeau plein de l'ombre mortelle, Il est comme un cheval attendant qu'on detelle. Mais dans l'oeuvre de Victor Hugo, ce symbolisme est souvent autre chose que la terminaison d'une periode ascendante. Tout symbole est a la fois une abreviation et une transposition; ce sont la les roles que l'image remplit chez le poete. Enchainees et se succedant, les metaphores, par les rudes raccourcis qu'elles infligent au style, par les sauts de pensee qu'elles impliquent, donnent a toute piece une grandeur grave, quelque chose de biblique et d'auguste. Ainsi de ces strophes de _Olympio_: Les mechants accourus pour dechirer ta vie L'ont prise entre leurs dents. Les hommes alors se sont avec envie Penches pour voir dedans: Avec des cris de joie ils ont compte tes plaies Et compte tes douleurs, Comme sur une pierre on compte des monnaies Dans l'antre des voleurs. Ton ame qu'autrefois on prenait pour arbitre Du droit et du devoir, Est comme une taverne ou chacun a la vitre Vient regarder le soir ... Que l'on note dans cette piece le double emploi des metaphores. Si elles sont d'energiques resumes, elles substituent en meme temps, a la description d'etats d'ame, durs a rendre en vers, des visions imaginables et familieres. Ce passage de l'abstrait au tangible, et de l'obscur au saisissant est marque avec la plus noble energie, dans la piece _En plantant le Chene des Etats-Unis d'Europe_, ou le poete, dans un des plus larges deploiements lyriques qui soient, adjure les elements, les cieux et la mer, de corroborer le jeune plant mis en terre: Vents, vous travaillerez a ce travail sublime, O vents sourds qui jamais ne dites: c'est assez. Vous melerez la pluie amere de l'abime A ses noirs cheveux herisses. Vous le fortifierez de vos rudes haleines, Vous l'accoutumerez aux luttes des geants. Vous l'effaroucherez avec vos bouches pleines De la clameur du neant. Que l'hiver, lutteur au tronc fier, vivant squelette, Montrant ses poings de bronze aux souffles furieux Tordant ses coudes noirs, il soit le sombre athlete D'un pugilat mysterieux. Les strophes se suivent ainsi, bondissantes et fuyantes, emportant le lecteur a ne plus voir le chene que quelques proscrits ont plante sur une plage, et l'idee revolutionnaire qu'il figure, mais un lutteur monstreux a forme demi-humaine opposant a l'assaut d'elements passionnes, des racines douees d'obstination et des branches volontairement noueuses. M. Victor Hugo excelle ainsi a rendre pittoresques par des metaphores materielles, certaines propositions psychologiques, que l'on ne saurait decrire qu'en vers ternes. La connivence des timores et des violents est ainsi transposee: Les peureux font l'audace; ils ont avec le glaive La complicite du fourreau. et la communaute de faute qui en resulte, ainsi: Reste, elle est la, le flanc perce de leur couteau Gisante; et sur sa biere Ils ont mis une dalle; un pan de ton manteau Est pris sous cette pierre. S'il est des mots qui puissent rendre la vague terreur d'un tyran inquiet des murmures des honnetes gens, ce sont des vers comme ceux-ci: Et ces paroles qui menacent, Ces paroles dont l'eclair luit, Seront comme des mains qui passent Tenant des glaives dans la nuit. La joie sereine des beaux dieux, que les poetes ont montres planant au-dessus de nuees d'or, resplendit en une magnifique succession d'images, que terminent ces deux vers radieux: Ils savouraient ainsi que des fruits magnifiques Leurs attentats benis, heureux, inexpies. De splendides paroles font presque imaginer le mystere de l'immortalite de l'ame: Quand nous en irons-nous ou sont l'aube et la foudre? Quand verrons-nous deja libres, hommes encor Notre chair tenebreuse en rayons se dissoudre Et nos pieds faits de nuit, eclore en ailes d'or? L'infinite de l'espace est presque concue comme reelle en ces vers: Il vit l'infini porche horrible et reculant Ou l'eclair, quand il entre, expire triste et lent. Ce don de materialisation, cette aptitude a transposer les choses inimaginables en correspondances plus corporelles, a permis a M. V. Hugo d'ecrire les singulieres pieces finales de la _Legende des Siecles_ et des _Contemplations_, ces tentatives desesperees d'exprimer l'inexprimable et l'inintelligible, ou le poete livrant avec les mots une terrible bataille a de vagues ombres d'idees, accomplit ses plus merveilleux prodiges de parolier, et mesure ses plus profondes chutes. En ce point s'arrete l'evolution de l'image. Nee d'une accumulation de phrases synonymiques qu'elle couronnait et resumait, prise comme un substitut de representations directes possibles mais ternes, employee a la tache de plus en plus difficile et de moins en moins reussie de figurer materiellement des idees plus obscures parce que plus creuses, elle finit par devenir le vetement de purs fantomes intellectuels, a qui elle prete seule une existence apparente. A ces deux formes de son style, la repetition et l'image, M. V. Hugo joint une troisieme habitude, la plus apparente de toutes, l'antithese. Par cette juxtaposition de deux termes, de deux objets, de deux ensembles doues d'attributs contraires, par ce contraste exalte, par ce rapprochement souligne par des repetitions et marque par des images, M. Hugo s'attache a definir plus nettement deux pensees antagonistes, amene la comparaison entre les deux termes ainsi heurtes de force, et definis par la revelation de proprietes hostiles. La phrase meme de M. Victor Hugo abonde constamment en termes durs a apparier. Parmi d'autres tendances celle d'accoler aux plus lumineux adjectifs et aux substantifs les plus clairs, le mot "sombre" est flagrante. On releve sans peine, en peu de pages: "Au grand soleil couchant horizontal et sombre; miroir sombre et clair; serenite des sombres astres d'or." Les romans sont riches en ces contrastes purement verbaux, notamment certaines oraisons comiques et grandiloquentes dans l'_Homme qui Rit_, dans les _Miserables_ la plupart des dissertations generales, parmi lesquelles il faut relever celle sur l'antithese entre les penitences du couvent et l'expiation du bagne. Dans les drames, pas un monologue ou une tirade qui n'etincelle de brusques collisions de mots. La declamation de Charles-Quint, les passages de bravoure de Don Cesar de Bazan, le premier soliloque de Torquemada sont ainsi releves de heurts sonores et eclatants. Mais les plus insignes exemples d'antitheses reprises, continuees et reduites, seront trouves dans la _Chanson des Rues et des Bois_, ou presque chaque poeme semble traverse par deux courants d'idees inverses et paralleles. Qu'il s'agisse d'ailleurs d'une anecdote ou d'une scene, presque toutes les pieces contiennent au debut ou a la fin un contraste dissonant entre deux aspects antagonistes. Les denouements de la plupart des _Orientales_ dementent l'exorde. Dans les _Chatiments_, le poeme _Nox_ met en regard des splendeurs du couronnement, l'aspect du cimetiere Montmartre, fosse des fusilles. Dans les _Voix interieures_, des sages s'attristent sur le festoiement des fous, et l'_A Olympio_, oppose a la douce gravite du poete, les clameurs des haineux. Dans les _Quatre vents de l'Esprit_, le livre satirique flagelle les mechants parce qu'ils sont mechants, et les excuse parce qu'ils sont petits. Dans la _Legende des Siecles_, les contrastes dramatiques abondent. L'apparition de Roland parmi les oncles ennemis du roi de Galice, Philippe II songeant en son palais au-dessus du jardin ou l'infante effeuille une rose, l'aigle heraldique d'Autriche contredit par l'aigle helvetique, dans le _Romancero du Cid_, le vieux heros fidele au roi qu'il censure, entrechoquent deux spectacles ou deux humeurs. A tous les tournants des drames ou des romans, se passent des coups de theatre, de poignantes alternatives, des luttes de conscience entre deux devoirs, des ironies tragiques qui font dire ou faire a un personnage le contraire de ce qu'il veut de toute son ame. La subite volte-face d'Hernani recompense et gracie, Torquemada entrant en scene sur les dernieres suppliques de Ben-Habib, l'incendie de la Tourgue egayant les enfants qu'il va tuer, Marie Tudor et Jane ne sachant si c'est l'amant de l'une ou de l'autre que l'on execute, Marius defaillant entre le desir de sauver Valjean et la terreur de perdre Thenardier, la tempete sous un crane, la Sachette reconnaissant sa fille en celle qu'elle a maudite, Ceubin saisi par la pieuvre et Triboulet tenant l'echelle a l'enlevement de sa fille, quelle liste de contrastes, d'hesitations, d'alternatives et de dechirements d'ames, d'antitheses fragmentaires qui amplifiees et soutenues deviennent la contexture meme de toute oeuvre. Que l'on observe que les _Chatiments_ sont l'ironique antiparaphrase des paroles officielles placees en epigraphes, qu'il n'est presque point de volume de poemes qui ne soit digne de porter en titre l'antithese de Rayons et Ombres, que tous les romans et les drames sont les developpements d'une psychologie, d'une situation ou d'une these bipartites. En _Triboulet_, en _Lucrece Borgia_, le sentiment de la paternite lutte contre les vices innes. En _Hernani_, en _Ruy-Blas_, en _Marie Tudor_, en _Marion Delorme_, l'amour se heurte a la haine. L'_Homme qui Rit_ est fait du contraste de la passion ideale et de la passion voluptueuse; les _Miserables_ sont la lutte de l'individu contre la societe, les _Travailleurs de la Mer_, celle de l'homme contre les elements. _Quatre-vingt-treize_, celle du droit divin contre la Revolution, du principe girondin contre le principe Saint-Just, personnifies en Lantenac, Cimourdain et Gauvain. Nous touchons ici a la facon dont M. Hugo entend l'ame de ses personnages. De meme que ses phrases, ses poemes, ses recueils, ses romans et ses drames sont le developpement d'antitheses de plus en plus generales, ses personnages sont presque tous de nature double, comme dimidies portant en eux la lutte constante ou passagere de deux passions adverses, constitues contradictoirement dans leur ame et dans leur corps, devoyes par une crise qui retranche leur existence anterieure de leur existence actuelle. Marie Tudor est reine et amante; en Gwynplaine la laideur physique offusque la beaute morale; le forcat 24601 devient en quelques heures le plus noble des hommes, et le sultan Mourad, toujours inexorable a tous, eut un instant pitie d'un porc. Se bifurquant en de plus generales oppositions, l'antitheisme divise donc toute l'oeuvre de M. V. Hugo, des mots aux ames, du plan d'une anecdote a celui d'un roman en huit cents pages, d'une fable a une trilogie, de la succession des strophes au principe de l'esthetique, qui, exposee dans la preface de _Cromwell_, se resume dans le melange de deux contraires, le comique et le tragique. Et de meme que les tendances formelles dominantes, que nous devons analyser, aboutissent l'une a des redites profuses, l'autre a une obscurite sentencieuse, la pratique constante de l'antithese semble avoir laisse des traces nocives en une des tendances caracteristiques de M. Hugo: A force de diviser son attention entre les deux termes contradictoires qu'il oppose sans cesse, de sauter de chaque objet a son oppose, de tout diversifier et de tout confondre, il semble comme si M. Hugo ne peut plus concentrer son activite intellectuelle en un seul point ou en un seul ensemble. La pensee comme la langue du poete se desagregent par endroits. De la, des hachures de style, l'abus de l'apostrophe, les phrases sans verbe, le style monosyllabique et sibyllin des grands passages. De la, la tendance marquee aux digressions, les dix phrases formant tableau eparses en dix pages, comme en ce merveilleux portrait de la duchesse Josiane nue sur son lit d'argent, dont les membres se profilent ecarteles sur tout un enorme chapitre. Enfin toute la bizarre construction des oeuvres de prose et de vers, resulte de cette dispersion de la pensee, le manque de proportion d'episodes comme la bataille de Waterloo dans les _Miserables_, l'air dejete et fruste des romans et des longues legendes, trop etendus et trop brefs, sans mesure et parfois difformes. Nous sommes au terme de notre analyse. Comme un mouvement transmis des roues petites aux plus grandes, puis au volant, qui le renvoie a toute la machine et la regle par l'allure qu'il en recoit, nous avons suivi les trois tendances formelles de l'esprit de M. Hugo, des mots aux peripeties, des peripeties a la psychologie et de la aux conceptions fondamentales des grandes oeuvres. Nous avons vu comment des habitudes qui ne paraissaient affecter que le style ont pu etre montrees influer sur les gros organes de toute l'oeuvre, comment la repetition a simplifie la psychologie, la tendance a l'image facilite l'acces de sujets metaphysiques, l'antithetisme determine la composition et l'esthetique. Il nous reste a penetrer dans ce domaine interne de l'oeuvre de V. Hugo, dont nous avons deja passe les approches, a examiner non plus les paroles, mais leur sens, non la rhetorique mais la matiere meme qu'elle ouvre, non la loi des developpements mais la nature des idees developpees, le caractere commun et saillant des scenes, des portraits, des evenements et des conceptions, qui donnent lieu a deployer des repetitions, des images et des antitheses. II Toute personne familiere avec l'oeuvre de M. V. Hugo, aura senti a certaines parties, que le nombre, l'importance et l'intensite des idees ne correspond pas a la noble opulence de l'expression. Il arrive que sous l'imperieux flux de paroles l'on decouvre le cours mince et lent de la pensee, le pauvre motif de certains passages de bravoure, la psychologie rudimentaire des personnages, l'impuissance des descriptions a montrer les choses; l'humanite et le monde reels presque exclus de cent mille vers et de cent mille lignes, tout ce denument du fond sous la luxuriance de la forme font de l'oeuvre du poete un ensemble herisse et creux, analogue au faisceau massif de tours qu'une cathedrale erige sur une nef vide. M. V. Hugo a trop souvent recours pour ses fantaisies de style, a cet amas de pensees vulgaires, simples et fausses, que l'on appelle les lieux communs; il se prete a developper les themes empruntes, qui ne sont issus ni de sa pensee, ni de son emotion. Son imagination neglige le plus souvent de puiser immediatement aux sources vives de l'invention poetique et verse dans le faux et le banal. Certaines des pieces de vers paraissent denuees de tout contenu. Elles debutent comme au hasard par un aphorisme quelconque, et continuent au cours des phrases sans que l'on puisse deviner le motif interieur qui a pousse le poete a ecrire. Une piece de vers commence ainsi: Louis quand vous irez dans un de vos voyages Vers Bordeaux, Pau, Bayonne et ses charmants rivages, Toulouse la romaine, ou dans ses jours meilleurs J'ai cueilli tout enfant la poesie on fleurs Passez par Blois. D'autres ainsi: Jules votre chateau, tour vieille et maison neuve. Se mire dans la Loire a l'endroit ou le fleuve ... Le soir a la campagne, on sort, on se promene ... Et l'on peut joindre a ce groupe de poemes nuls, une bonne partie des _Orientales_, des premieres _Contemplations_, et presque toutes les _Odes et Ballades_, auxquelles il faut ajouter ces developpements oiseux a un point stupefiant, qui tout a coup, dans les oeuvres en prose, laissent entre deux chapitres, un vide nebuleux. Une autre categorie d'oeuvres a laquelle ressortissent la plupart des _Orientales, la Legende des siecles_, une piece comme _les Burgraves_ et un roman comme _Notre-Dame de Paris_, fait se demander par quelle prodigieuse disposition sentimentale, le poete parvient a se faire le porte-voix, presqu'emu, d'une suite de personnes etrangeres et mortes, dont il epouse les causes et les passions avec une infatigable versatilite. Il parait difficile d'admettre qu'il ait pris le _Cri de guerre du Muphti, les maledictions du Derviche_ pour autre chose que des themes indifferents, aptes a de belles variations. S'il parvient dans _la Legende des siecles_ a faire passionnement declamer Dieu, saint Jean, Mahomet et Charlemagne, le Cid, les conseillers du roi Ratbert, des thanes ecossais, une montagne et une stele, on peut en conclure sa grande souplesse d'esprit, et aussi l'interet mal concentre, superficiel et passager, qu'il porte a toutes ces ombres et ces symboles. On devine que M. Hugo sait etre tout a tous les sujets, et l'on reflechit que sa faconde verbale meme, si l'on y ajoute par hypothese, une certaine debilite intellectuelle, doit le porter a chercher des themes a phrases, dans tous les cycles de l'histoire et de la legende. Il s'adresse de meme frequemment a ce fonds commun d'idees humaines qui a produit a la fois les proverbes, les lieux communs et certaines indestructibles niaiseries. Sur des themes comme ceux-ci: la nature revele Dieu; il faut faire l'aumone; l'argent que coute un bal serait mieux employe en charites; les riches ne sont pas toujours heureux; il faut se contenter de peu; les malheurs de l'exil; il est beau de mourir pour la patrie, etc. etc., M. Victor Hugo aime a revenir. Mais ou eclate avec une singuliere intensite son don de varier a l'infini le plus rebattu des dires, a faire du baton le plus nu, un thyrse divinement feuille de pampres, c'est dans la belle serie de pieces traitant ce sujet: nous sommes tous mortels. Que l'on prenne Napoleon II, le sultan Zimzizimi, dans les _Contemplations_, Claire, et ce chef-d'oeuvre _Pleurs_ dans la nuit; ces pieces enormes, tristes de la farouche ironie des prophetes juifs, tintant le glas de toutes les grandeurs mortelles, donneront la mesure extreme d'une forme grandiose, et d'une idee banale, d'un theme adventice, pris n'importe ou, laisse tel quel, sans addition originale, mais mis en splendides images, developpe en imperieuses redites, violemment heurte par le choc des antitheses, deploye en larges rhythmes, manie et remanie par une elocution prodigieuse. En toute occasion, M. Hugo en demeure a des idees vulgaires ou absurdes. La creation de la femme lui apparait comme le travail d'un potier, celle d'une sauterelle comme l'oeuvre d'un forgeron. Il proteste contre le suicide, qu'il qualifie de lachete, et soutient, contre toutes les statistiques, que l'abolition de la peine de mort et la diffusion de l'instruction diminuent la criminalite _(Quatre vents de l'Esprit_, pag. 87 et 97). Les remords de conscience lui paraissent aussi anciens que le crime. Toute la science humaine (_l'Ane_) se resume en des livres vieux, poudreux et baroques. Il explique le rictus des cadavres par la joie des morts de rentrer dans le grand tout, et la position des yeux des crapauds par leur desir de voir le ciel bleu. Il est inutile d'ajouter a ces exemples. Banal et superficiel en des matieres generales, M. Hugo, dans un domaine particulier, digne par excellence d'investigations,--l'ame humaine--a de meme abonde dans l'irreel et le vulgaire. Sur ce point, les declarations du poete sont explicites. Dans la preface de _Rayons et Ombres_ il se promet, de montrer les hommes tels qu'ils devraient et pourraient etre; dans _les Quatre vents de l'Esprit_, il declare sa croyance en l'homme entite, egal en tous ses exemplaires et s'applaudit d'abolir les differences qui mettent pourtant l'intervalle d'une espece zoologique entre deux classes sociales. Ces deux aveux de principe ont ete imperturbablement obeis. Que l'on relise une piece comme _Dieu est toujours la_; on y verra exposes avec la plus irritante certitude, ces aphorismes; l'ete est chaud, le pauvre humble, l'orphelin doux et triste, les chaumieres fleuries, le riche charitable, les enfants "innocents, pauvres et petits". Il n'est d'ailleurs pas dans toute l'oeuvre de M. V. Hugo, d'enfants qui ne soient des anges ingenus ou pensifs. Les meres sont tendres, les aieuls doux. Par _le Regard jete dans une mansarde_, M. V. Hugo est parvenu a apercevoir une grisette moins reelle encore que celles de Murger. La Tout est modeste et doux, tout donne le bon exemple. Le mouchoir autour du cou fait oublier les diamants possibles. Elle chante en travaillant a des travaux de couture, dont elle reussit a se nourrir et ne court qu'un danger: celui d'etre tentee d'ouvrir un Voltaire, situe dans un coin; des oiseaux et des fleurs sont a la fenetre. Un mendiant, auquel le poete demande comment il s'appelle, repond: Je me nomme le pauvre. Un autre, vivant dans les bois, dit au poete qui le plaint: ...Allez en plaindre une autre. Je suis dans ces grands bois et sous le ciel vermeil, Et je n'ai pas de lit, fils, mais j'ai le sommeil Etc. Tout ce passage est a lire jusqu'aux vers: Ainsi tous les souffrants m'ont apparu splendides Satisfaits, radieux, doux, souverains, candides. (_Contemplations_, livre V, 2e vol.). p/ Quant au Parisien des faubourgs, M. Hugo dit simplement: Et ce serait un archange Si ce n'etait un gamin. Cette liste suffit. On peut deja prevoir quels seront les types plus acheves qu'imaginera un poete auquel les grandes categories de l'humanite se presentent sous cet aspect. En effet, les notions psychologiques de M. Hugo sont fort simples. Elles lui font concevoir trois sortes d'ames: celles qui sont unes et nues, invariables pendant toute leur existence factice, nettes de tout melange, constituees comme une force physique ou un corps simple, par une seule tendance et une seule substance. Ce sont dans ces romans la Dea, de l'_Homme qui rit_, toute purete, la duchesse Josiane, toute frivolite charnelle, Birkilphedro le perfide; dans _les Travailleurs_, l'hypocrite Clubin, le noble Gilliatt; dans _les Miserables_, Cosette, pure amante, Marius, le jeune premier type; dans _Quatre-vingt-treize_, le marquis de Lantenac, Cimourdain, "l'effrayant homme juste"; dans les drames, tous les amoureux d'Hernani a Sanche, et de Dona Sol a Rosa, tous les vieillards de Don Ruy a Frederic de Hohenstaufen, plus quelques fourbes sans alliage. Toute cette foule, partagee en classes diverses, agit, vit et meurt d'une facon rectiligne, repete les memes actes et les memes paroles, fait les memes gestes et porte les memes mines du berceau au cercueil, sans que le poete se soucie de mettre au nombre de leurs composants un grain de la complexite, des contradictions et de l'instabilite que montrent tous les etres vivants. M. Hugo n'a pas commis toujours, et entierement, cette omission. Dans ses principales creatures il a legerement devie de cette psychologie congrue, non pourtant sans concilier avec son intuition partielle des complications humaines son amour de la simplicite. Il separe la vie de ses heros en deux parties, generalement de signes contraires, l'existence avant la crise, celle posterieure, toutes deux unes et coherentes, mais d'attributs diametralement adverses. Valjean, odieux et haineux, forcat, passe chez M. Myriel et, peu apres, devient le plus angelique des hommes vertueux; l'inexorable Javert est saisi en un moment de scrupules misericordieux qui le font se suicider. Charles Quint devient de coureur d'aventures, empereur serieux, Ruy Blas d'amant-poete, grand ministre. Marion Delorme amoureuse, n'est plus Marion la courtisane. * * * * * Enfin, M. Victor Hugo atteint, au plus bas de sa profondeur, en concevant parfois des ames geminees, partagees en deux moities distinctes et generalement contradictoires, par une absolue fissure, Marie Tudor, reine, est irritee contre son amant, puis se remet a l'aimer, puis commande qu'on le tue, puis le gracie. Cromwell passe de son attitude de mari peureux a celle de chef des tetes-rondes. Gwynplaine est oscillant entre son amour pour Dea et son amour pour Josiane; M. Gillenormand, entre sa haine des bonapartistes et son affection pour le fils de l'un d'eux. Lucrece Borgia est maternelle et scelerate; Triboulet, paternel et proxenete; Gauvain, inflexible et humain. Cette simple mecanique intellectuelle, resumee en un conflit de deux natures, de deux passions, de deux mobiles, est la plus complexe que M. Hugo ait concue. Tout l'au-dela de cette humanite chimerique lui est d'habitude inconnu. La tendance a l'irreel et au superficiel, qui lui fait simplifier et raidir toutes les ames qu'il decrit, l'amene, par un choc en retour apparemment bizarre, a concevoir la vie comme plus romanesque et plus theatrale qu'elle n'est. Sachant en gros les catastrophes et les conflits qu'elle peut presenter, ne tachant pas de penetrer dans le jeu de petits faits, d'incidents sans portee, de bevues et de hasards dont se composent les grands drames humains, les voyant de haut et de loin, comme un homme qui dans une montagne ne distinguerait pas les assises et dans une tour les moellons, M. Hugo represente la vie par ses gros evenements. De la ses romans allant de coups de theatre en crises de conscience, de situations extremes, en soudaines catastrophes, sans que meme les interstices soient combles par des files de petits incidents mediocres et quotidiens, tels que les chroniques et les memoires nous les montrent exister sous les plus grands remuements de l'histoire. De la son theatre machine, sanglant et surtendu dont les peripeties ont tantot l'air apprete des effets de M. Scribe, tantot l'air excessif des fins de drames. Que ce manque de penetration, d'analyse, de souci des dessins, de recherche du vrai sous l'apparent, cette irritante superficialite qui rend creux les moindres poemes comme les plus empanaches heros, les grosses catastrophes comme la moindre tirade amoureuse, est chez M. Hugo le resultat non d'un eloignement volontaire de la realite, mais d'une impuissance fonctionnelle, un fait significatif le montre: la pauvrete d'idees qu'etale le poete en toutes les pieces ou il a tente de developper quelque idee metaphysique donnee comme originale. Rien de plus pueril que sa conception du jugement dernier, exposee a la fin des premieres _Legendes_. Pour d'oiseux problemes debattus par de faibles arguments, _Pensar Dudar_ et _Ce qu'on entend sur la montagne_ sont a lire. Le deisme developpe dans les dernieres pieces des _Contemplations_ est aussi traditionnel, que le pantheisme de certaines pieces est celui des bonnes gens. Et quant a son idee sur la metempsychose retributive, rien ne paraitra plus confus. Il n'est pas en somme, dans toute l'oeuvre du poete, des sujets aux peripeties, de la psychologie a la philosophie, une pensee qui ne soit prise a la foule ou aux livres, qui ne doive etre tenue pour inadequate ou mal concue. S'il est un titre que M. Hugo a usurpe, c'est celui de penseur. Il est naturel que l'on demande ici comment un poete chez qui nous avons constate sous une magnifique elocution des symptomes marques de debilite intellectuelle, se trouve cependant etre un grand artiste. La reponse sera donnee par un nouvel ordre de faits que nous allons developper. Quand M. Hugo s'est empare d'une pensee vulgaire, quand il a imagine une ame sans complications, ou une peripetie sans antecedents, le poete ne s'en tient pas a cette simplicite sans interet. Emporte par sa tendance verbale a la repetition qui ne saurait s'exercer qu'en gradation ascendante, par son antithetisme qui reclame des chocs de grandes masses, par l'enivrement des belles images et l'emportement des larges rhythmes, il magnifie toutes choses au point de rendre les plus insignifiantes colossales et tragiques. M. Victor Hugo voit grand. Les plus simples scenes champetres, une vache paissant dans un pre, des enfants qui jouent, un chene dans une clairiere, une fleur au bord d'un chemin, prennent sous ses puissantes mains de petrisseur de verbe, une grandeur calme et menacante, un aspect fatidique et geant, qui emeut intimement. Rien de plus grandiose que sa grace. Il celebre dans la _Chanson des Rues et des Bois_, le printemps, le matin, de jolies filles, les nuits d'ete, avec une joie enorme. Son vers musculeux se contourne, se degage et s'elance avec la forte souplesse d'un cable d'acier, tourne a l'hymne dans l'elegie, a la bacchanale dans l'idylle, constamment robuste et magnifique. La grosse bonne humeur de la populace de Paris sous la Convention, un attroupement devant la baraque foraine d'un ventriloque, certains boniments d'Ursus et le delirant epithalame de M. Gillenormand aux noces de Marius et Cosette, sont animes et transportes de la meme joie tumultueuse, retentissent en fanfares de cuivre et en chants d'orgue, qui s'exhalent aux plus enormes eclats, quand le poete entreprend les grands spectacles et les grandes catastrophes. Rien de plus demesure et de dechaine que certaines de ses tempetes. Un incendie, celui de la Tourgue, est un flamboiement sublime. Une bataille, comme celle de Waterloo dans les _Miserables_, est un foudroiement de Titans. La charge epique des cuirassiers de Millaud, la panique, les carres de la garde tenant comme des ilots au milieu de l'ecoulement des fuyards, par la nuit tombante, et sous le feu des canons qui la trouent; cela est inhumain. M. Hugo possede les varietes de la grandeur et les etale magnifiquement partout. Il sait etre grandiose simplement dans une langue sculpturale et biblique, en un style fauve et comme recuit aux beaux passages de la _Legende des Siecles_. L'assaut des truands contre Notre-Dame, est d'une truculence fumeuse. Le marquis de Lantenac luttant contre le canon de la "Claymore" est froidement heroique. La marche de Gwynplaine dans le palais somptueux et muet de Lord Clancharlie parait quelque chose de hagard et d'enorme; la scene est monstrueuse ou Josiane, en sa lascive demi-nudite, colle ses levres junoniennes a la face tailladee de son hideux amant, et le regarde "fatale", avec ses yeux d'Aldebaran, rayon visuel mixte, ayant on ne sait quoi de louche et de sideral. Mais dans tous les livres du poete aucun recit ne monte plus haut au sublime et au tragique que celui ou Gwynplaine mene dans le caveau de la prison de Southwark apercoit le spectacle miserable de Hardquannone soumis a la peine forte et dure. Les sourdes tenebres du lieu, les vieilles et pueriles lois latines psalmodiees par le greffier, les paroles surhumainement graves, adressees par le juge, une touffe de fleurs a la main, a la miserable guenille d'homme devant lui, ecartele nu entre quatre piliers et oppresse de masses de fer, la bouche ralante, la barbe suante, la peau terreuse, muet et les yeux clos, cela est enorme et admirable. Toute l'oeuvre de M. V. Hugo est ainsi grandie et exaltee par ce don d'amplification. Les personnages y sont des heros ou des monstres: de Javert le "mouchard marmoreen" a Gauvain, le general de trente ans qui possede "une encolure d'hercule, l'oeil serieux d'un prophete et le rire d'un enfant...." Fantine, Mme Thenardier "la mijauree sous l'ogresse" sont au-dela des deux frontieres extremes de l'humanite, de meme que les guerriers de la _Legende des Siecles_ sont plus grands que des statues. Tous les incidents sont des catastrophes, toutes les entreprises heroiques, les passions et les emotions intenses, les intrigues tenebreuses, et les vertus angeliques. S'il est vrai que l'oeuvre de M. Hugo correspond a un monde plus simple que le notre, elle correspond egalement a un monde gigantesque, ou des rafales aux passions, des arbres aux crimes, de la beaute des cieux a la misere des humbles, tout est plus grand, plus fort, plus magnifique et plus enthousiasmant, qu'en ce globe par comparaison infime. Mais par dessus ces honneurs et ces monstruosites dont M. Victor Hugo sait faire du sublime, son genie atteint de plus hauts sommets encore dans toutes les scenes auxquelles se mele un element de mystere. Ici son imagination, laissee libre par la realite, profitant des interstices que la science et l'experience laissent dans le reseau de leurs notions, usant des terreurs hereditaires que les grands spectacles nuisibles ont deposees dans les ames, pousse ses plus etranges et ses plus luxuriantes vegetations. Le silence glace d'une nef vide, une cloche beante au repos, une enorme salle de festin ou les flambeaux agonisent, une apre et solitaire gorge de montagne muette sous un soleil surplombant, un burg en ruine, une sombre voute d'arbres, prennent sous son style un aspect formidablement inquietant. Une nuit etoilee vue aux heures ou tous dorment, le ciel bas d'une soiree d'hiver, L'air sanglote et le vent rale, Et sous l'obscur firmament, La nuit sombre et la mort pale Le regardent fixement, le bois sombre plein de souffles froids ou Cosette, la nuit, va pour chercher un seau d'eau, penetrent d'une horreur sacree. M. Hugo est par excellence le grand poete du Noir, et comme son satyre, connait Le revers tenebreux de la creation. Le mystere des germes, la sourde poussee du printemps et l'ascension latente de la seve, les murmures des grandes plaines, la surprise des sources perlantes dans l'ombre, ont leur voyant et leur poete en celui qui a ecrit dans les _Miserables_ seuls ces trois admirables episodes: _Choses de la nuit, Foliis ac frondibus_, et cette arrivee de Valjean, par une nuit sans lune, dans le jardin du couvent du Picpus, ce jardin silencieux, mort et regulier ou "l'ombre des facades retombait comme un drap noir". Que l'on rapproche de ces grands nocturnes, la descente de Gilliatt dans la caverne sous-marine dont la mer a fait un ecrin et un antre, cette voute, aux lobes presque cerebraux, eclairee d'une lumiere d'emeraude, tapissee d'herbes deliees, mouvantes et molles, ou roulent des coquillages roses, que frole le gonflement des vagues, venant polir un noir piedestal ou s'evoque "quelque nudite celeste, eternellement pensive, un ruissellement de lumiere chaste sur des epaules a peine entrevues, un front baigne d'aube, un ovale de visage olympien, des rondeurs de seins mysterieux, des bras pudiques, une chevelure denouee dans de l'aurore, des hanches ineffables modelees en paleur"; la description des halliers sombres, ces "lieux scelerats" d'ou les chouans fusillaient les "bleus", et dans l'_Homme qui rit_, ce merveilleux tableau de la baie de Portland par un crepuscule d'hiver, ou les cotes blafardes se profilent en contours lineaires, puis encore l'enterrement de Hardquannone, emporte silencieusement a la brune, le glas toquant a coups espaces et discords, et cette molle nuit grise ou Gwynplaine, dans l'amertume de son coeur, suit les quais gluants de la Tamise, portant le sourd desir de se suicider; M. Hugo apparaitra comme le poete des choses sombres, en qui se repercute et se magnifie tout ce que les hommes apprehendent et redoutent. Que l'on ajoute encore a toutes ces scenes certains portraits pleins d'ombre et de reticence, dont le plus grand exemple est la silhouette bizarre, sacerdotale et scelerate du docteur Geestemunde, certains ensembles brouilles et confus, la perception subtile du trouble d'une societe a la veille d'une emeute, de cet instant des batailles ou tout oscille: La ligne de bataille flotte et serpente comme un fil, les trainees de sang ruissellent illogiquement, les fronts des armees ondoient, les regiments entrant ou sortant, font des caps ou des golfes, tous ces ecueils remuent continuellement les uns devant les autres ... les eclaircies se deplacent; les plis sombres avancent et reculent; une sorte de vent du sepulcre pousse, refoule, enfle et disperse ces multitudes tragiques.... Enfin que l'on considere cette tendance poussee a bout, que l'on fasse l'enumeration de tous ces poemes douteux ou M. Hugo tente d'eteindre l'inconnu, de ses questions oiseuses sur les tenebres metaphysiques, de ses constants efforts a definir l'incertain des problemes historiques, sociaux, moraux et religieux, de son abus de l'obscurite, de ses appels a une intervention divine, et de sa vision de l'inexplicable dans les plus claires choses; il nous semble que la demonstration est suffisante. S'il est un domaine ou M. Hugo soit a la fois frequent et magnifique, c'est celui du mysterieux, du cache, du crepusculaire, du nocturne. S'il est par excellence celui qui ne sait point voir les choses reelles, il est le familier de leur envers, des terreurs, des apprehensions et du trouble, des fantasmagories et des imaginations, dont les hommes peuplent peureusement l'absence de clarte. Certains faits contradictoires ne sauraient alterer la valeur de cette induction. Les chapitres realistes des _Miserables_, ne nous sont pas inconnus, tels que la plaidoirie singulierement navrante et comique et vraie du pere Champ-Mathieu, indigne dans sa stupidite d'etre pris pour le forcat Valjean, ni tout l'episode du petit Picpus, les notes precises sur l'existence des religieuses, la bizarre conversation entre le pere Fauchelevent et la mere Superieure, ni cette excellente figure de M. Gillenormand, ni celle de Thenardier fourbe et feroce. Le faux Lord Clancharlie est historiquement vraisemblable, et de toutes les heroines de theatre, la reine Marie Tudor, se distingue par des passions humaines concues en termes vrais. Dans certaines poesies meme, comme _Melancholia_, les miseres sociales paraissent decrites et deplorees veritablement. Mais ce ne sont point ces parties eparses et sinceres qui peuvent caracteriser l'oeuvre de M. Hugo. Elles montrent que l'organisation intellectuelle de ce poete n'est pas absolument denuee des proprietes qui constituent le talent d'artistes d'une autre ecole. Elles ne prevalent point contre les faits universels et caracteristiques, les tendances generales et excessives que nous avons reconnues en cette etude, dont les resultats se resument comme suit: En un style fait de repetitions, d'antitheses et d'images, M. Hugo drape des idees soit banales, vulgaires, prises au hasard et partout, soit paraissant, comparees aux objets, plus simples, plus grandes et plus vagues. Cette nullite, cette simplification et ce grossissement du fond, sont unis aux proprietes caracteristiques de la forme non par des relations de causes a effets ou d'effets a cause, mais par un rapport indissoluble qui permet de considerer ces deux ordres de faits comme resultant a la fois d'une cause unique. En effet, toute la richesse du style de M. Victor Hugo s'associe de telle sorte a la simplicite de ses idees, qu'il reste indecis s'il use de son elocution prodigieuse pour dissimuler la faiblesse de sa pensee, ou si celle-ci s'interdit toute activite depensee en belles paroles. Le grossissement est joint a la simplicite soit pour la cacher, soit parce qu'un objet vu incompletement est vu plus en saillie; il aboutit necessairement a la repetition ascendante des mots, comme celle-ci au grossissement des idees. Le vague et le mystere de la pensee conduisent a l'emploi des images, et celles-ci facilitent le developpement de sujets purement metaphysiques. Les mots s'allient ainsi aux choses en une relation immediate et essentielle par des actions et des reactions reciproques, qu'il faut tenir en memoire. C'est par cette synthese finale, reunissant en un ensemble homogene les elements que notre analyse a dissocies, que l'on pourra reconstruire logiquement l'oeuvre immense de M. Victor Hugo. Une merveilleuse puissance verbale, abondante, fertile, coloree, sans cesse renaissante et variee comme un fouillis de lianes; sous ce revetement une pensee simple, nue, enorme, brute et a gros grains, comme un entassement de rocs; l'on aura la une image approchee des livres du poete, l'enchevetrement luxuriant de sa forme, sur l'edifice grandiose de ses simples et enormes idees, tout le deploiement de ses livres herisses et fleuris, eriges en gros blocs friables et mal assembles. En cette antithese fondamentale et inapercue du poete: la nudite du fond et la richesse de la forme, l'oeuvre de M. Victor Hugo se resume. NOTES: [Note 10: Decembre 1884, _Revue Independante_.] III De l'ensemble des faits que nous venons d'etablir, il resulte une explication psychologique? En d'autres termes aux anomalies d'expression et de pensee qui sont devenues manifestes au cours de cette etude, pouvons-nous assigner pour cause une ou plus d'une anomalie interne du mecanisme intellectuel connu, qui, admise sur hypothese, paraisse etre a l'origine de tous les caracteres marques de l'oeuvre de M. Victor Hugo? Il nous semble que l'on peut repondre par l'affirmative a une question ainsi precisee. Si nous reprenons les resultats de notre analyse, resumes en ces deux termes: simplicite de la pensee et richesse de la forme, le choix de celui qui precede et determine l'autre, ne peut-etre douteux. Il n'a jamais paru a personne que les gens d'intelligence simple, soient necessairement des orateurs copieux, tandis que le contraire semble vrai. L'opinion commune sur les gens a parole facile, les improvisateurs, les avocats, les bavards, les ecrivains de premier jet, demontre en quelque facon que chez les discoureurs abondants on a remarque une activite intellectuelle moins intense et moins vive relativement. C'est donc de l'examen des facultes orales de M. Hugo (car la psychologie ne distingue pas la parole prononcee de la parole ecrite) que nous allons partir, quitte a revenir sur nos raisonnements, si l'explication qu'elles nous auront fournie ne rend pas compte egalement des facultes mentales du poete. M. Kussmaul (_Troubles du langage_) expose que l'acte de parler se decompose en trois phases: l'impulsion interne, intellectuelle et emotionnelle; l'expression interieure; l'expression proferee. Or, nous avons discerne en M. Hugo, des le debut, l'habitude de repeter en plusieurs formules diverses une seule pensee, de sorte que fort souvent dans tout un chapitre et tout un poeme, peu d'idees distinctes sont emises. Il semble donc qu'en lui, a une seule impulsion de l'ame, a une conception, a une emotion, a une vision interieures, correspondent une multitude d'expressions, qui se presentent tumultueusement, s'ordonnent, se rangent et sont issues de suite, tandis que les facultes intellectuelles restent inactives, attendant que ce flux ait passe, pour reprendre leurs fonctions intermittentes. Que l'on admette ce don d'exprimer longuement et de penser peu, de developper magnifiquement et abondamment, le moindre jet d'emotion et d'idees; que l'on se figure en outre que pendant ces successives remissions de l'intelligence, M. Hugo porte dans sa conscience non plus des pensees, mais de purs mots; tout deviendra clair. Un esprit presentant cette anomalie de ne penser guere qu'en paroles, devra s'exprimer en antitheses et en images, devra simplifier et grossir la realite, devra parfaitement rendre le mysterieux et le monstrueux, en vertu du mecanisme meme de notre langage. Chez lui, chaque idee, au lieu d'en suggerer une autre, de se propager de terme en terme, du debut a la fin d'une oeuvre, s'etant immediatement fondue et comme dissipee dans l'abondance d'expressions qu'elle dechaine, ne subsiste pendant une duree appreciable qu'en mots. Ceux-ci comprennent d'abord les termes propres et synonymes, puis les termes analogues, enfin, et, necessairement, les termes metaphoriques. De meme le poete s'exprime, en effet, par des mots justes, puis par des mots detournes, puis par des images. Et celles-ci etant l'equivalent non de l'idee, depuis longtemps oubliee, mais des premiers mots dans laquelle elle etait concue, il suit qu'elles paraitront d'habitude imprevues, incoherentes, neuves et curieuses aux personnes habituees a penser en pensees. De meme, c'est grace a ce rapport lointain entre l'image et l'idee que M. Hugo parvient a figurer parfaitement, en apparence, des idees ou abstraites ou impensables, et qu'il se trouve amene a traiter en beaux vers les plus vagues sujets metaphysiques. La tendance du poete aux antitheses s'explique d'une maniere analogue. M. Taine, dans le premier livre de l'_Intelligence_; M. Lazarus, dans sa monographie sur l'_Esprit et le langage_, montrent que nos mots sont abstraits et absolus. Le mot "arbre" ne represente aucun arbre particulier, qui pourrait etre de telle grandeur et de telle disposition, mais bien un vague ensemble de masse globulaire verte placee au haut d'un grand tronc gris-brun. Et ainsi delimite, l'arbre se separe nettement de tout ce qui l'entoure, notamment du brin d'herbe a son pied. Seul un esprit realiste sentira qu'il n'y a au fond aucune demarcation entre les graminees des petites aux grandes, les ronces, les arbustes, les scions, les petits arbres et les gros. Le mot "homme" de meme, que nous nous figurons blanc, pourra etre verbalement oppose au mot "bete" que nous imaginons quadrupede et velue; mais en fait, ces mots font abstraction des grands singes marchant souvent debout et la face glabre, ainsi que des peuplades sauvages, les Papouas et les Boschimans, marchant courbes et les bras ballants jusqu'aux genoux, le nez epate et la face fuligineuse. On peut poursuivre ce travail pour tous les mots antithetiques, depuis lumiere-tenebres, desquels sont omis les degradations crepusculaires, jusqu'a matiere-esprit, que relient les manifestations de plus en plus subtiles de la force. On verra ainsi que la nature ne contient pas de choses opposables, et que seul le langage cree des mots qui le sont. Que M. Hugo dut s'abandonner a cette tendance antithetique que les mots eux-memes et les mots seuls possedent, paraitra naturel a qui aura suivi nos explications. Nous passons aux facultes mentales du poete. Dans tous les precedents paragraphes, nous avons tenu tacitement pour acquis que la pensee pure de M. V. Hugo n'est ni constamment active, ni analytique, ni appliquee a se conformer exactement a la nature des choses. Les faits que nous avons exposes dans le deuxieme chapitre de notre etude justifient cette petition de principe. Nous avons vu que M. Hugo se plait a executer des variations, parfois extremement belles, sur les lieux-communs les plus abuses, qu'en de nombreux endroits de son oeuvre, il s'inspire visiblement des idees simples et parfois fausses, qui ont cours dans le public sur des sujets familiers. C'est la le procede d'un homme peu habitue a penser pour son propre compte, prompt a s'emparer de themes tout faits pour donner libre cours a sa faculte de parolier. Mais il est un domaine ou le vulgaire ne peut meme le mal renseigner. C'est celui de l'ame humaine, et ici encore M. Hugo s'en tire par des mots. Quand on dit, sans trop y songer: un heros, un vieillard, une jeune fille, une mere, nous apercevons vaguement quelque chose de fort net et de fort simple. Un heros est un beau jeune homme brave et rien de plus; une jeune fille est un etre chaste, joli et timide. Qu'un heros n'est souvent ni beau, ni jeune ni meme brave; qu'une jeune fille peut etre laide, sensuelle et hardie et tous deux par-dessous cela posseder une cervelle compliquee et retorse,--les mots ne nous le disent pas et l'analyse seule nous l'apprend. M. Hugo s'en tient aux mots; de la, l'air de famille de ses creatures similaires, et leur psychologie ecourtee, qui se borne a assigner a chaque type les tendances convenables et conventionnelles, a rendre les vieillards venerables et les meres tendres, les traitres fourbes et les amantes eprises, sans nuance, sans complications et sans individualite, sans rien de ces contradictions abruptes et de ces hesitations fremissantes que presente tout etre vivant. Mais ici, le langage qui a compromis l'oeuvre de M. Hugo, la sauve. Si ce poete simplifie la realite, il la grossit, en vertu de cette meme habitude de pensee verbale, qui a faconne son style et ses conceptions. Le mot, s'il ne contient que les attributs les plus generaux, les plus caracteristiques et les plus simples de l'objet qu'il designe, les porte en lui pousses a leur plus haute puissance. Le mot "chene" figure un arbre robuste et enorme; le mot "or" rutile plus brillamment que le pale metal de nos monnaies. Il n'est pas de femme qui soit la femme, ni de pourpre vermeille qui merite d'etre appelee le rouge. Le poete dont toute l'activite intellectuelle se depense en mots, qui use sans cesse de ces brillants faux jetons de la pensee, ne pourra s'empecher de voir les choses aussi demesurees que les paroles qui les magnifient. Pour lui, necessairement, les mechants seront monstrueux, les jeunes filles virginales et les tempetes formidables. Il ne concevra d'hommes vertueux que saints, d'aurores que radieuses. La brise passant dans les arbres sera pour lui l'haleine du grand Pan, et il soupconnera des faunes dans les taillis obscurs. Le mot _Napoleon 1er_ fera surgir en son ame un fantome de statue, le mot _Revolution_ une lutte de titans, le mot _Liberte_ des hommes delies qui s'embrassent en pleurant. Que ces sentiments, cette facon de penser, d'etre emu et d'exprimer, est portee chez M. Hugo a un degre tel qu'elle devient geniale et sublime, la fin de la deuxieme partie de notre etude le montre. Reste le fait qu'entre toutes ces visions grossissantes de la nature, M. Hugo a le plus noblement exalte ses phenomenes crepusculaires et mysterieux. Ici, a son habitude de concevoir les choses aussi enormes que les mots, aucune experience antagoniste ne s'oppose. Les mots _ombre_, _antre_, _nuit_, pris verbalement et portes a leur plus haute energie, designent des lieux ou des temps dans lesquels les sens de l'homme sont forcement inactifs, c'est-a-dire ne nous donnent plus aucun renseignement. De meme les termes plus abstraits: _mystere_, _trouble_, l'_eternite_, l'_au-dela_, expriment des entites sur lesquelles nous ne savons rien. Ainsi leur agrandissement n'a pas de bornes comme il en existe pour les mots figurant des objets communs; dans le domaine du vague, la fantaisie de M. Hugo, laissee sans limites et sans resistance, se meut et se deploie a l'infini, comme s'epand un gaz infiniment elastique, laisse sans pression. Il ne s'occupe pas plus de voir la chose nulle sous le mot peu precis que la chose mesquine sous le mot enorme, la chose complexe sous le mot simple, la chose indefinie sous le mot absolu, les choses vraies enfin sans designations repetees et sans images appendues, sous les mots[11]. Certaines tendances subsidiaires de M. Hugo sont expliquees par notre theorie, et la confirment. Est-il maintenant son habitude de designer les chapitres de ses livres, ses poemes et ses recueils par les titres metaphoriques, qui ne donnent pas le contenu de l'oeuvre; son erudition qui comprend toutes les sciences verbales, la metaphysique, la theologie, la jurisprudence, la philologie, les nomenclatures, et aucune des sciences realistes et naturelles; sa reforme de la versification, qui a eu pour effet, par l'introduction de l'enjambement, de permettre d'exprimer une idee en plus de mots que n'en contient un vers; le resultat meme du romantisme qui, parti en guerre au nom de Shakespeare contre l'irrealisme classique, n'a abouti qu'a enrichir la langue francaise de nouveaux mots; toute la vie du poete, la mission sacerdotale qu'il s'est assignee, son entree en lice pour la "revolution" contre le "pape", sa haine des "tyrans" et sa philanthropie generale; tous ces traits resultent du verbalisme fondamental de son intelligence. Son immense gloire de poete national peut etre expliquee de meme. M. Hugo est en communion avec la foule, parce qu'il en epouse les idees et en redit, en termes magnifiques, les aspirations. Coutumier comme elle de ne point creuser les dessous des choses, de croire tout uniment qu'il y a des braves gens et des coquins, que tous les hommes sont freres et tous les pres fleuris, que les oiseaux chanteurs celebrent l'Eternel, que les morts vont dans un monde meilleur, et que la Providence s'occupe de chacun, ralliant les disserteurs de politique par son adoration de quatre-vingt-neuf, les meres par son amour des enfants, les ouvriers par sa philanthropie et son humanitarisme, ne choquant en politique que les aristocrates, en litterature que les realistes et en philosophie que les positivistes, trois partis peu nombreux, M. Hugo est d'accord avec toutes les intelligences moyennes, qu'il eblouit, en outre, par l'admirable, neuve, et persuasive facon dont il exprime leur pensee. Enfin, et par une cause plus profonde, M. Hugo est d'esprit essentiellement francais. Par son habitude de penser des mots et non des objets, de ne point dissequer les ames et de ne point montrer les choses, il est par excellence du pays du spiritualisme cartesien, du theatre classique et de la peinture d'academie. Il y a joui de l'enorme bonheur de ne differer de ses contemporains et de ses compatriotes que par la forme ou il a jete des idees traditionnellement nationales. Cette innovation est a la fois glorieuse et pardonnable. L'inverse ne l'est point, comme le demontre l'impopularite de l'_Education sentimentale_, de la _Tentation de saint Antoine_, des oeuvres de Stendhal et de Baudelaire. Ici notre etude finit. D'une oeuvre infiniment complexe, dont les proprietes saillantes ont ete resumees en exemples, nous avons extrait quelques caracteres generaux, ceux-ci ont ete repris en un couple fort clair et fort simple de tendances universelles; celles-ci en un fait psychologique absolument net. Il ne faut pas que cette explication qui, comme tous les principes, parait moindre que les effets causes, fasse illusion sur la beaute et la grandeur de l'oeuvre de M. Hugo. A l'intersection de deux lignes on mesure aisement leur angle; mais que ces cotes soient prolonges a l'infini, ils comprendront l'infini. De meme l'oeuvre de M. Hugo, dont nous avons resume en quelques mots l'essence, demeure une des plus enormes qu'un cerveau humain ait enfantees. Que l'on suppose jointe a la faculte verbale qui l'a produite, les facultes analytiques et realistes d'un Balzac, la grace d'un Heine, ce serait Shakespeare; que l'on joigne encore a cette intelligence reine, la pensee encyclopedique d'un Goethe, l'on aurait un poete transcendant, qui porterait en sa large cervelle toutes les choses et tous les mots. Etre de cet ensemble inoui un fragment notable, suffit a la gloire d'un homme. LES ROMANS DE M. EDM. DE GONCOURT[12] Dans une famille de vieille richesse bourgeoise, et de hautes charges militaires, sous la galante et faible tutelle d'un grand-pere epris, l'eveil d'ame d'une petite fille, sa vie de dignitaire minuscule dans l'hotel du ministere de la guerre; la naissance de son imagination par la musique, les lectures sentimentales, et cette precoce surexcitation que causent dans une cervelle a peine formee les exercices religieux preparatoires a la premiere communion,--l'esquisse de ses passionnettes et de ses amourettes,--puis le developpement de la jeune fille fixe en ces moments capitaux: la puberte, le premier bal, la revelation des mysteres sexuels,--enfin l'etude, en cette elegante, de tout le raffinement de la toilette, des parfums du corps et des facons mondaines,--son affolement de ne pas se marier, le leger hysterisme de sa chastete, l'anemie, une lugubre lettre de faire part,--en ces phases se resume le recent roman de M. de Goncourt, le dernier si l'auteur maintient, pour notre regret, un engagement de sa preface. Dans ce livre, M. de Goncourt a de nouveau consigne toutes les originales beautes de son art, l'acuite de sa vision, la delicatesse de son emotion et la science de sa methode, la sorte particuliere de style qui procede de cette sorte particuliere de temperament. Avec les trois oeuvres qui l'ont precede, jointes aux romans anterieurs des deux freres, il semble que l'on peut maintenant definir, en ses traits essentiels, la physionomie morale de l'auteur de _Cherie_, le mecanisme cerebral que ses ecrits revelent et dissimulent, comme un tapis de fleurs la terre. I Il est en M. de Goncourt trois predispositions originelles, sans lien necessaire qui les relie: physiologique, intellectuelle, emotionnelle, affectant les trois departements principaux de son organisation psychique, qui, demontrees, peuvent suffire a l'analyse et a l'explication de cet artiste. Ses livres, chaque chapitre de ses livres, plusieurs paragraphes de chaque chapitre sont constitues par le recit de faits positifs, precis, particularises, par des observations, des anecdotes, un geste, une physionomie, une mine, une locution, une attitude ou un incident. Ces faits nus, ou accompagnes de considerations et de narrations, qu'ils resument et qu'ils prouvent, ces faits soigneusement choisis, renseignant sur toutes les phases des personnages, arrivant aux moments essentiels de leur vie fictive, forment toute la contexture des romans de M. de Goncourt, sans lien presque qui les aligne, sans transition qui les assemble et les denature par une relation logique. Et de ces elements tenus mais rigides, comme les pierres d'une mosaique, M. de Goncourt sait user avec un art et des resultats merveilleux. Il excelle, a un tournant de sa fabulation, a un moment psychologique de ses personnages a montrer cette evolution et cette transformation par un fait brutal, net, dont la conclusion est laissee a tirer au lecteur. Telle est la scene ou la Faustin, surexcitee par le role qu'elle essaie d'incarner, a la veille de son exalte amour pour lord Annandale, tombe presque entre les bras d'un maitre d'armes en soeur; telle encore cette conversation erotique que Cherie, a la campagne, par une apres-midi torride, ses sens pres de s'eveiller, surprend de sa fenetre, entre deux filles de ferme. C'est par une suite d'incidents et de tableaux de ce genre que M. de Goncourt depeint en leurs moments caracteristiques de larges periodes de l'existence de ses creatures, l'enfance de Cherie et l'enfance de celle qui sera la fille Elisa, la vie errante des freres Zemganno avant leurs debuts a Paris, et la vie amoureuse, traversee d'inconscients regrets, de la Faustin au bord du lac de Constance. Par ces faits menus ou longs a decrire, il montre les etats d'ame permanents ou passagers de ses personnages,--par ces mains de Gianni travaillant machinalement a deranger les lois de la pesanteur, l'absorption momentanee du saltimbanque cherchant un tour inoui,--par ce reglisse bu dans un verre de Murano, la nature populaire et raffinee de la Faustin. Il lui faut des faits pour prouver ses assertions generales, le desir qu'ont les menuisiers de ne travailler que pour le theatre, une fois qu'ils ont goute de cette gloriole, pour montrer la seduction que celui-ci exerce sur tout ce qui l'approche; des faits pour trait final a une analyse de caractere, ou a la notation d'un changement moral; la mere des Zemganno appelee en justice, ne voulant temoigner qu'en plein air, pour montrer le farouche amour de la bohemienne pour le ciel libre; pour representer la modification produite en Cherie par sa puberte, decrire en detail la gaucherie et la timidite subite de ses gestes. Par une methode contraire M. de Goncourt fait preceder une consideration generale de la serie de faits qui l'etayent, decrivant les fougues d'Elisa de maison en maison, pour determiner en une generalisation l'inquietude errante des prostituees. Des faits encore, deguises sous une conversation, jetes en parenthese, arrivant comme par hasard au bout d'une phrase, servent a caracteriser ces personnages fugitifs qui ne traversent qu'une page, a decrire un lieu, a specifier une sensation par une comparaison, a montrer en raccourci l'aspect et les etres d'un salon, a noter le paroxysme d'une maladie ou l'affolement d'une passion, a marquer les realites d'une repetition, la physionomie d'un souteneur, l'aspect particulier d'un public de cirque a Paris, le debraille d'un cabotin, la colere d'une actrice ou d'une petite fille; et, dans cette profusion de notes, d'anecdotes, d'incidents, de gestes et de mines, il en est que l'auteur nous donne par surcroit, sans necessite pour le roman, comme une bonne partie des premiers chapitres de la Faustin, comme ce souriant recit ou Mascaro, le fantastique et vague serviteur du marechal Handancourt, emmene Cherie dans la foret "voir des betes", et sous les grands arbres precede la petite fille emerveillee, faisant chut de la main sur la basque de son habit noir. Que l'on reflechisse que cette methode ou le fait concret et caracteristique prime le general, que M. de Goncourt parmi les romanciers observe seul scrupuleusement, est celle des sciences morales modernes, qui l'ont prise aux sciences naturelles; que M. Taine ne procede pas autrement dans ses _Origines_, M. Ribot dans son _Heredite_, les sociologistes anglais dans leurs admirables travaux. Par son realisme exact, par ses notes mises sous les yeux du public, par ses deductions avec preuves a l'appui, et ses caracteres etablis sur leurs actes, M. de Goncourt a pu accomplir pour des milieux et une epoque restreints, des livres d'enquete sociale qui flottent entre l'histoire, et le recueil de notes psychologiques. Il a fait faire un pas de plus que ses contemporains, a l'evolution scientifique du roman. Il a acquis quelques-uns des caracteres qui differencient les livres de science des livres d'art. Ses renseignements, les faits qu'il cite, pris de tous cotes, font que ses creatures sont plutot des types que des individus, sont plus instructives que vivantes, plus generales et diffuses que particulieres, sont plutot les exemples d'un genre que des individus saisis et etudies a part. Et grace a son habitude d'accorder le pas a ses observations sur ses idees generales, a ne point plaider de cause et a ne pas emettre de considerations sur la vie, M. de Goncourt a pu se tenir a egale distance de ces philosophies nuisibles a toute vue exacte de la vie, et antiscientifiques: l'optimisme et le pessimisme. Il s'est contente d'observer, de noter et de resumer, sans conclure, sans se rallier a l'une des deux moities de la conception de la vie, sans que sa sagacite ou son coup d'oeil soient alteres par une theorie preconcue necessairement fausse parce que partielle. Par cette rare impassibilite, il est reste aussi apte a relever les faits caracteristiques de la gaie et jolie enfance d'une petite fille riche, que de la corruption d'une fille entretenue, ou de l'idiotie progressive d'une prostituee qu'ecrase peu a peu le perpetuel silence du regime cellulaire. NOTES: [Note 11: Cette explication psychologique, devrait, en bonne methode etre suivie d'une explication physiologique, qui semble possible, pour le cas de M. V. Hugo, bien que les recherches sur les localisations cerebrales soient peu avancees. Si la decouverte de M. Brocat etait definitive, si la faculte du langage devait avoir pour organe la troisieme circonvolution frontale gauche, on pourrait affirmer a coup sur que cette partie chez le plus merveilleux orateur de l'humanite, doit presenter un developpement monstrueux. Mais cette localisation qui parait juste pour le mecanisme musculaire de la parole, ne peut-etre celle du langage. L'alliance des mots et des idees est telle que tout organe pensant doit etre en rapport immediat avec tout organe verbal; c'est la une relation non de masses, mais de cellules (Voir Kussmaul, _Op. cit._).] [Note 12: Revue Independante, mai 1884.] II Mais de meme que parmi les faits multiples que presentent les choses et qui constituent les sciences, certains sont attires a l'etude de la matiere morte, certains autres a celle du monde organique, et parmi ces derniers certains par la matiere vivante en ses elements, certains par les ensembles que forment ces unites, il intervient chez les hommes de lettres realistes un biais individuel, une predisposition de l'oeil a voir, une aptitude de la memoire a retenir, un ordre de faits particulier, un caractere dans les phenomenes, un moment dans les physionomies, les gestes, les emotions, les ames. Et de l'effort que chaque artiste fait a rendre ce qui le frappe et le touche, provient son style individuel, la particularite de son vocabulaire et de sa syntaxe, qui revele le plus surement la qualite intime de son intelligence. Si l'on compare l'aspect particulier sous lequel M. de Goncourt voit les paysages, les interieurs, les gens, les physionomies, les attitudes, les passions, la nature psychologique de ses personnages preferes, on extraira de cette collection, la notion d'un artiste epris de mouvement, notant la vie dans son evolution, les visages dans leurs transformations, les emotions dans leurs conflits, chaque ame dans sa diversite. Dans le spectacle des paysages, des vues urbaines, des objets forcement immobiles, il percoit le caractere mouvant et variable, les vibrations de la lumiere, les variations du jour, le frisson passager de l'air. La foret ou Cherie, enfant, se promene, est decrite en ses murmures, l'ondoiement de ses branches, les sautillements de la lumiere sur le sol, les fuites d'une bete effaree. Le paysage morne ou s'eleve la prison de Noirlieu est rendu non par ses formes mais par le fleuve pale qui le traverse, sa plaine _crayeuse_, son _etendue blafarde_, la _lumiere ecliptique_ qui le glace. Dans le foyer du cirque ou les freres Zemganno attendent avant d'entrer en scene, les objets se diffusent sous les rayonnements que note l'auteur: C'etaient et ce sont sur ces tableaux rapides, sur ces continuels deplacements de gens eclabousses de gaz, ce sont en ce royaume du clinquant, de l'oripeau, de la peinturlure des visages, de charmants et de bizarres jeux de lumiere. Il court par instants sur la chemise ruchee d'un equilibriste un ruissellement de paillettes qui en fait un linge d'artifice. Une jambe dans certains maillots de soie vous apparait en ses saillies et ses rentrants, avec les blancheurs et les violacements du rose d'une rose frappee de soleil d'un seul cote. Dans le visage d'un clown entoure de clarte, l'enfarinement met la nettete, la regularite et le decoupage presque cassant d'un visage de pierre. Pour les portraits, l'aspect, la physionomie des gens dont l'auteur peuple ses pages, ce qu'il evoque c'est non une enumeration de traits au repos, le catalogue d'un visage et d'un corps, mais leur mouvement, leur attitude instantanee, leur figure surprise en un changement ou une revulsion. Par une vision particuliere pareille en son effet, a ces fusils photographiques, qui decomposent le vol d'une chauve-souris et le saut d'un gymnaste, M. de Goncourt arrete le portrait de la soeur de la Faustin, au sortir d'une crise hysterique, dans sa promenade nerveuse par une salle de fin de diner,--decrit Cherie montant un escalier et, "balancant sous vos yeux l'ondulante et molle ascension de son souple torse". Dans un cheval blanc promene le soir aux lumieres dans un manege, il saisit "un flottement de soie au milieu duquel s'apercevaient des yeux humides". C'est la demarche d'Elisa partant en promenade, qu'il nous donne, "avec son coquet hanchement a gauche", "l'ondulation de ses reins trottinant un peu en avant de l'homme, la bouche et le regard souleves, retournes vers son visage." Mais c'est dans les _Freres Zemganno_ qu'eclate cet amour de la vie corporelle, ce penchant a peindre des academies en mouvement, suspendues a l'oscillation d'un trapeze, dardees dans l'allongement d'un saut, glissant sur une corde, disloquees dans une pantomime, emportees et fuyantes dans le galop d'un cheval. Et comme M. de Goncourt rend l'action d'un corps plutot que son dessin, il note des changements de figure, des mines plutot que des visages. Il peint, en la Tomkins, "des yeux gris qui avaient des lueurs d'acier, des clartes cruelles sous la transparence du teint"; en Cherie, "l'animation, le montant, l'esprit parisien"; "l'ebauche de mots coleres crevant sur des levres muettes", pour les traits convulses de la detenue Elisa. La physionomie de la Faustin lui apparait tantot dessinee en ombres et meplats lumineux, par une lampe posee pres de son lit, tantot s'assombrissant, se creusant sous une emotion tragique: Subitement sur la figure riante de la Faustin, descendit la tenebreuse absorption du travail de la pensee; de l'ombre emplit ses yeux demi-fermes; sur son front, semblable au jeune et mol front d'un enfant qui etudie sa lecon, les protuberances, au-dessus des sourcils, semblerent se gonfler sous l'effort de l'attention; le long de ses tempes, de ses joues, il y eut le palissement imperceptible que ferait le froid d'un souffle, et le dessin de paroles, parlees en dedans, courut mele au vague sourire de ses levres entr'ouvertes. M. de Goncourt a le sens et le rendu des gestes caracteristiques. Il sait l'adroit et caressant coup de main que donne une jeune fille sur la jupe de sa voisine, "l'allee et la venue d'un petit pied bete" d'une femme hesitant a dire une idee embarrassante et saugrenue, le rapide gigottement du coude d'une actrice eclatant d'un fou rire, et le geste de colere avec lequel, desesperant de trouver une intonation, elle tire les pointes de son corsage. Et cette perpetuelle vision de mouvements physiques, ces physionomies changeantes, ces bras remuants, ces muscles frissonnants sous l'epiderme, toute cette vie qui s'agite dans les pages descriptives de M. de Goncourt, secoue et precipite les passions de ses personnages, accelere leurs conversations en ripostes serrees de pres, fait voler leur esprit, emporte leurs actes, varie leurs humeurs. L'on assiste aux tatonnements d'un gymnaste cherchant un tour entrevu; a la brillante et heureuse folie de son succes; aux revoltes cabrees d'une fille a moitie maniaque, a son "herissement de bete" devant la porte de sa prison, a l'alanguissement graduel de sa volonte meurtrie et matee. Ce que M. de Goncourt nous montre, ce sont les coleres d'une petite fille gatee, se roulant par terre dans la rage d'une soupe otee; l'affolement d'une jeune femme mourant de sa chastete, et courant a la quete d'un mari; l'etat d'ame inquiet et alangui d'une actrice entretenue, elaborant un role de grande amoureuse, se jetant dans le plus poetique et le plus emouvant amour, abandonnant le theatre, puis reprise par lui, recuperant ce coup d'oeil aigu d'observatrice qui la fait inconsciemment mimer la mort de son amant. Et par une consequence logique ce sont des ames capables de ces variations, de ces emportements, de ces sautes, que M. de Goncourt s'applique a peindre, des ames diverses, plastiques a toutes les sensations, desarticulees et nerveuses, sans constance et sans unite, sans rien qui les raidisse, les soutienne et les cimente, des ames de demi-artistes, des ames de premier mouvement, soudaines, ductiles et fougueuses. Conduit par son realisme a l'etude d'une basse prostituee, d'ailleurs retive et passionnee, il n'a fait depuis que des creatures fantasques et charmantes, des clowns bohemiens, une actrice, une jeune fille jolie, coquette et gatee, des etres changeants comme un ciel de printemps, extremes, ondoyants, d'une nature atrocement difficile a decrire et a montrer. De ce gout pour la vie, de ce perpetuel et paradoxal effort a rendre le mouvement avec des mots figes et une langue plus ferme que souple, de cette artistique quadrature du cercle, provient le singulier style de M. de Goncourt. Il a du recourir au neologisme pour noter des phenomenes qu'il a bien vus le premier. Le frisson meme que lui causait le spectacle des choses, l'a fait employer des locutions de debut, qui donnent comme un coup de pouce a la phrase, ces "et vraiment" ces "c'etait ma foi", ces "ce sont, ce sont" qui marquent la legere griserie de son esprit au moment de rendre une nuance fugace, une sensation delicate. Il s'accoutume a forger des substantifs avec des adjectifs deformes, parce que l'accident, la qualite qu'exprime l'adjectif lui parait plus importante que l'etat, rendu par le substantif. Il recourra a d'interminables enumerations pour decrire tous les multiples aspects d'un ensemble. Il aura le plus riche vocabulaire de mots fremissants, colores, pailletes, etincelants et reluisants, pour exprimer ce qu'il voit aux choses d'eclairs et de rehauts. Enfin il inventera ces etranges phrases disloquees, enveloppantes comme des draperies mouillees, mouvantes et plastiques qui semblent s'inflechir dans le tortueux d'une route: "Enfin l'omnibus, decharge de ses voyageurs, prenait une ruelle tournante, dont la courbe, semblable a celle d'un ancien chemin de ronde, contournait le parapet couvert de neige d'un petit canal gele"; des phrases comprehensives donnant a la fois un fait particulier et une idee generale, des phrases peinant a noter ce que la langue francaise ne peut rendre et devenant obscures a force de torturer les mots et de raffiner sur la sensation: Ils savouraient la volupte paresseuse qui, la nuit, envahit un couple d'amants dans un coupe etroit, l'emotion tendre et insinuante, allant de l'un a l'autre, l'espece de moelleuse penetration magnetique de leurs deux corps, de leurs deux esprits, et cela, dans un recueillement alangui et au milieu de ce tiede contact qui met de la robe et de la chaleur de la femme dans les jambes de l'homme. C'est comme une intimite physique et intellectuelle, dans une sorte de demi-teinte ou les lueurs fugitives des reverberes passant par les portieres, jouent dans l'ombre avec la femme, disputent a une obscurite delicieuse et irritante sa joue, son front, une fanfiole de sa toilette et vous montrent un instant son visage de tenebres, aux yeux emplis d'une douce couleur de violette. C'est dans la notation de ces sentiments tenus, delicieux et troubles qu'eclate la maitrise de M. de Goncourt, dans le rendu tatonnant, repris, pousse, flottant et enlaceur de ces mouvements d'ame vagues et inapercus de tous, dans la description de l'ivresse languissante que causent a Cherie la musique ou un effluve de parfums, dans la sorte d'extase hilare de deux clowns tenant un tour qui stupefiera Paris, dans la vague stupeur d'ame qui vide peu a peu la cervelle d'une prisonniere hysterique. Grace aux infinies ressources de son style et au biais particulier de sa manie observante, il est parvenu a saisir quelques-uns des faits profonds et obscurs de notre vie cerebrale. L'organisation de ses sens et de son style ressemble a ces instruments infiniment complexes mais infiniment sensibles de la physique moderne qui saisissent des phenomenes et permettent des approximations inconnues aux anciennes machines. Et qui voudrait se plaindre de cette delicate complexite, cause et condition d'une science plus vraie? III A ce sentiment vif et penetrant de la vie en acte, de ses remuements physiques et des ses agitations morales, a cette recherche appliquee et reprise de l'enveloppement du fait par la phrase, se joint en M. de Goncourt le gout particulier d'une certaine sorte de beaute, qu'il recherche avidement et rend amoureusement, dont l'attrait l'a guide dans ses courses de collectionneur, dans la determination des sujets et des scenes de la plupart de ses romans: le gout passionne du joli. Ce penchant qui le conduisit a recueillir les dessins du XVIIIe siecle, a etudier en toutes ses faces et a faire revivre en son entier cette epoque de la grace francaise, qui lui fit aimer dans les objets du Japon leur puerilite, l'ingenu et l'impromptu de leur art, penetre et determine ses oeuvres d'imagination, leur infuse comme une nuance et un parfum a part, les farde et les poudre. A une epoque ou le souvenir du romantisme remplit les romans realistes et les scenes brutales, de grands chocs tragiques et sanglants, de raffinements maladifs, M. de Goncourt a conserve le sens des choses naturellement charmantes, de la poesie dans les incidents journaliers, des ames delicates de naissance, de ce qui est vif, simple et gai. Il sait gouter la malice d'une vieille pantomime italienne et en inventer de poetiques pour ses clowns, rendre la douceur de gestes et de caractere d'un soldat, ancien berger, la grace native d'une actrice naturellement fine, s'arreter aux idylliques visions enfantines qui fleurissent la folie d'une vieille idiote. Mais ou le sens du joli eclate, c'est dans son nouveau livre, dans cette charmante etude de reclusion feminine qui forme la premiere moitie de _Cherie_, dans le geste mutin d'une petite fille perchee sur sa chaise et eventant sa soupe de son eventail; dans la gaie repartie du marechal consolant Cherie de s'apitoyer sur la douleur des parents des perdreaux servis a table; dans la scene du bapteme de la poupee; dans l'inquiet effarement d'une troupe d'enfants enfermes dans les combles; dans la bienveillante et aimable idee qu'a la marechale de greffer sur les eglantiers de de la foret de Saint-Cloud les roses du jardin imperial. Personne ne pouvait mieux rendre les legers et coquets caprices d'une ame de fillette, la demi-pamoison d'une femme amoureuse, la longue douceur de la passion satisfaite: En la paix du grand hotel, au milieu de la mort odorante de fleurs, dont la chute molle des feuilles, sur le marbre des consoles, scandait l'insensible ecoulement du temps, tandis que tous deux etaient accotes l'un a l'autre la chair de leurs mains fondue ensemble, des heures remplies des bienheureux riens de l'adoration passaient dans un _far-niente_ de felicite, ou parler leur semblait un effort. Et c'etaient de douces pressions, un echange de sourires paresseux, une volupte de coeur toute tranquille, un muet bonheur.... Et il arrive pourtant a ce decriveur des joliesses et des bonheurs, a ce realiste qui sait parfois etre gaminement gai, d'etre attire par le fantastique et le crepusculaire que montre parfois la vie parisienne, par l'existence excessive et mysterieuse de la Tomkins, l'affeterie voluptueusement macabre de Mme Malvezin. Que l'on relise surtout dans _La Faustin_, apres les vues rembranesques des repetitions diurnes a la Comedie-Francaise, et la sinistre fin de diner des auteurs dramatiques, les scenes ou apparait l'honorable Selwyn, puis cet acte cruel du denouement egal en puissance terrifiante a la _Ligeia_ de Poe,--_La Faustin_ imitant devant une glace, par une nuit d'automne, le rictus de son amant moribond. Jamais realiste ne s'est avance plus loin au bord de la verite, a la rencontre de la grande poesie. C'est cette intervention de la fantaisie dans le choix des incidents, cet amour du joli dans les choses et dans les gestes, du mystere pour certaines scenes et certains personnages, qui finalement caracterise le mieux l'art de M. de Goncourt. De la les paillettes, l'ingeniosite, le coloris adouci et pimpant de son style, la frequence des scenes elegantes et des personnages point abjects, le contournement amoureux de sa phrase, la gaiete de son humeur, et la tendresse de son emotion. De la aussi, de son gout du bizarre et du fantastique, les soubresauts de son recit, la terrible nervosite des derniers chapitres de _La Faustin_ et de _Cherie_, ces agonies atroces, ces scenes nocturnes traitees a l'eau-forte, ces personnages ambigus et gris, le mystere de certains de ses devoilements, la richesse barbare de certains de ses interieurs. M. de Goncourt est comme au confluent de deux esthetiques. Il a garde beaucoup de sa frequentation de l'ancienne France, de la France de Diderot et de Mlle de Lespinasse. Mais il a ete conquis aussi par le romantisme septentrional qui nous a envahis, par Poe, de Quincey, Heine, par ce que Balzac a innove. De cet amalgame est fait le charme et le heurt de son oeuvre, ce par quoi elle nous seduit et nous terrifie. Et maintenant cette analyse terminee, il faut imaginer que le mecanisme cerebral dont nous avons essaye d'isoler et de montrer les gros rouages, est vivant et en marche, possede par une creature humaine, constitue en son engrenement et son travail une unite indivise, la pensee, la raison et le genie d'un artiste et d'une personne. D'un seul coup, et sans les distinctions innaturelles que nous avons etablies, M. de Goncourt est a la fois chercheur de petits faits caracteristiques et precis, frappe par les aspects mouvementes des etres et des choses, emu par ce qu'il y a en ces phenomenes de joli, de delicat, de rare, de bizarre, d'un peu fantastique. Ce penchant reagit sur le choix de ses documents humains, de ses sujets, de ses personnages; ce souci de l'exactitude le pousse a donner des visions nettes de mouvements et de jolites; l'habitude de l'observation, son ouverture d'esprit a tous les phenomenes de la vie, le garde de tomber dans la mievrerie ou le pessimisme: la recherche d'emotions delicates le preserve habituellement de s'appliquer a l'etude des choses basses, des personnages laids ou nuls, limite sa vision des phenomenes psychologiques, l'eloigne de concevoir des caracteres uns, individuels et constants, colore et enerve sa langue, attenue ses fabulations, rend ses livres excitants et fragmentaires. Ajoutez encore a ces anomalies individuelles d'organisation cerebrale, les caracteres generaux de toute ame d'artiste et d'ecrivain, la vive sensibilite, le don plastique du mot expressif, le don dramatique de la coordination des incidents, l'infinie tenacite de la memoire pour les perceptions de l'oeil, toutes les multiples conditions qui permettent de realiser cette chose en apparence si simple, un beau livre. Enfin le possesseur de cette curieuse intelligence, il faut le figurer jete des sa jeunesse, avec son frere et son semblable, dans les remous de la vie parisienne, promenant l'aigu de son observation, la delicate nervosite de son humeur, dans le monde des petits journaux, des cafes litteraires, des ateliers, dans les grands salons de l'empire, habitant aujourd'hui une maison constellee de kakemonos et rosee de sanguines, le cerveau nourri par une immense et diverse lecture: a la fois erudit, artiste et voyageur, au fait de l'esprit des boulevards, de celui de Heine et de celui de Rivarol, instruit des tres hautes speculations de la science, l'on aura ainsi la vision peut-etre exacte, en ses parties et son tout, de cet artiste divers, fuyant exquis, spirituel, poignant, solide,--l'auteur des livres les plus excitants et les plus suggestifs de cette fin de siecle. * * * * * PAGES RETROUVEES[13] PAR EDMOND ET JULES DE GONCOURT Dans ce livre M. de Goncourt a reuni ses articles de journal et ceux qu'il a faits avec son frere. Il suffit de dire que presque toutes ces _Pages retrouvees_, sont des morceaux de bonne ou de haute litterature, pour marquer la difference entre les feuilles d'il y a une trentaine d'annees et celles de la notre. C'etaient en effet des gazettes bizarres celles ou les Goncourt faisaient paraitre, vers 1852, les chroniques et les nouvelles qui formerent depuis la _Lorette_, une _Voiture de masques_ et le present volume. Si l'on feuilletait l'une d'elles, le _Paris_ de 1852, on verrait un journal quotidien du format du _Charivari_ publiant tous les jours une lithographie de Gavarni et encadrant cette gravure d'un texte ecrit parfois par des gens ayant de la litterature. M. Aurelien Scholl fit la ses debuts; il etait alors d'un pessimisme furibond et faisait preceder ses chroniques toutes en alineas, d'epigraphes naivement latins ou grecs. Le numero etait une fois par semaine rempli tout entier d'une fantaisie de Banville, et pour montrer a quel point on laissait ce poete hausser le ton coutumier de journaux, nous citerons de lui cette magnifique phrase, dont le pendant ne se trouvera guere dans nos quotidiens: "Ainsi dans le calme silence des nuits, aux heures ou le bruit que fait en oscillant le balancier de la pendule, est mille fois plus redoutable que le tonnerre, aux heures ou les rayons celestes touchent et caressent a nu l'ame toute vive, ou la conscience a une voix, ou le poete entend distinctement la danse des rhythmes degages de leur ridicule enveloppe de mots, a ces heures de recueillement douloureuses et douces, souvent, oh! souvent, je me suis interroge avec epouvante, et j'ai tressailli jusque dans la moelle des os. Et quand on y songe qui ne fremirait, en effet, a cette idee de vivre peut-etre au milieu d'une race de dieux implacables parmi des etres qui lisent peut-etre couramment dans notre pensee, quand la leur se cache pour nous sous une triple armure de diamant! Quand on y songe.... Le mystere de l'enfantement leur a ete confie et peut-etre le comprennent-elles.... Peut-etre y a-t-il un moment solennel ou si le mari ne dormait pas d'un sommeil stupide, il verrait la femme tenir entre ses mains son ame palpable et en dechirer un morceau qui sera l'ame de son enfant...." Les Goncourt faisaient de meme des numeros entiers du _Paris_, qui ne contenait alors, outre le feuilleton et le Gavarni, qu'une nouvelle comme les admirables _Lettre d'une amoureuse_, et _Victor Chevassier_. Ils annoncaient alors un roman qui n'a jamais paru, le _Camp des Tartares_; ils faisaient des comptes rendus de theatre (le _Joseph Prudhomme_ de Monnier a l'Odeon), des notes bibliographiques; parfois meme ils chroniquaient tout simplement comme dans leur _Voyage de la rue Lafitte a la Maison d'Or_, et une citation gaillarde les menait en police correctionnelle. C'etait cependant un temps encore aimable; les annonces du _Paris_, ces annonces documentaires qui rendront precieuses aux historiens futurs les quatriemes pages de nos journaux, sont encore amusantes a lire. Une reclame de parfumerie se termine par une citation de Martial; le "plus de copahu" est deja le cri de ralliement des medecins de certaines maladies, qu'on appelait si poliment alors des maladies confidentielles; un journal contemporain publie "les memoires de Mme Saqui, premiere acrobate de S.M. l'empereur Napoleon 1er;" un restaurateur de la rue Montmartre promet "pour 1 fr. 50 un repas comprenant: potage, 4 plats, 3 desserts et vin;" enfin, un chocolatier encore ingenu libelle ainsi sa reclame: "La confiserie hygienique fabrique deux sortes de chocolat: l'un qui est sa propriete exclusive a recu le nom de chocolat bi-nutritif, parce qu'il contient des aliments alibiles empruntes au jus de poulet, et rendus completement insipides." On se targuait surtout au _Paris_ d'avoir de la fantaisie, et visiblement Henri Heine etait un peu le genie du lieu. Les Goncourt aussi subirent cette admiration. _Une nuit a Venise_ est bien une fantaisie a la maniere des Reisebilder, et le _Ratelier_ aussi, sans doute avec cet alliage de minutie et de vision scrupuleuse qui marque dans la _Maison d'un vieux juge_ les romanciers de Germinie Lacerteux. _Pages retrouvees_ se terminent par plusieurs articles de M. Edm. de Goncourt entre lesquels il faut citer celui sur M. Theophile Gautier. Nous ne connaissons pas de portrait plus evocateur et plus anime, gesticulant et parlant, traverse d'onde, de vie et de pensee, plus delicatement modele par la sympathie des souvenirs exacts. Ce portrait est une des plus belles pages de ce siecle. Il merite de compter entre Charles Demailly et la Faustin. NOTES: [Note 13: _Revue Contemporaine_, mars 1886.] J.K. HUYSMANS[14] C'est l'histoire d'un frele et exceptionnel jeune homme, prise en son plus etrange chapitre, que raconte _A Rebours_, le nouveau livre de M. Huysmans. Le duc Jean Floressas des Esseintes, eraille et froisse par tout ce que la vie contient de grossier, de brutal, de bruyant et de sain, se retire des hommes en qui il ne voit point ses semblables, et se detourne de la realite qui ne contente ni ne rejouit ses sens. Usant d'une imagination adroite et subtile, il s'emploie a donner a tous ses gouts une nourriture facticement convenable, presente a ses yeux des spectacles combines, substitue les evocations de l'odorat a l'exercice de la vue, et remplace par les similitudes du gout certaines sensations de l'ouie, pare son esprit de tout ce que la peinture, les lettres latines et francaises ont d'oeuvres raffinees, superieures ou decadentes, oscille dans sa recherche d'une doctrine qui systematise son hypocondrie, entre l'ascetisme morose des mystiques et l'absolu renoncement des pessimistes allemands. A l'origine et au cours de cette maladie mentale, preside la maladie physique. La nevrose apres avoir cause l'incapacite sociale du duc Jean, affine son intelligence jusqu'a l'amincir, apparait en lui plus ouvertement, le poursuit d'hallucinations, le force une premiere fois--dans l'episode du voyage ebauche a Londres,--a tenter de rentrer dans la vie, l'anemie le mine et l'accable dans une prostration finale jusqu'a ce que la folie et la phtisie le menacant--le duc Jean se resolve sur l'ordre de son medecin a revenir au monde pour mourir plus lentement. Ce livre singulier et fascinant, plein de pages perverses, exquises, souffreteuses, d'analyses qui revelent et de descriptions qui montrent, peut surprendre quand on le confronte avec les oeuvres anterieures de M. Huysmans. Il nous semble qu'il est le developpement, extreme mais logique, de quelques-unes des tendances qu'accusent _En Menage, Les Soeurs Vatard, Marthe, Croquis parisiens_, etc. Par _A Rebours_, M. Huysmans a marque dans une certaine direction la frontiere avancee de son talent, qui se trouve embrasser certaines regions lointaines apparemment exterieures. NOTES: [Note 14: _Revue independante_, 4 juillet 1884.] I Les procedes d'art de M. Huysmans appartiennent en general, comme ceux des ecrivains qui sont a la tete du roman, a l'esthetique realiste. Il sait voir les personnes, les objets, les ensembles, les caracteres avec une exactitude notablement superieure a celle des romanciers idealistes; la vie d'un homme etant rarement tragique, il s'abstient de toute intrigue violente ou qui comprenne d'autres incidents que ceux eprouves par un Parisien de la moyenne; l'histoire a raconter se trouvant ainsi reduite, M. Huysmans l'expedie en quelques phrases et consacre ses chapitres non plus au recit d'une serie d'evenements, mais a la description d'une situation, d'une scene, procede non par narrations successives avec de courtes haltes, mais par de larges tableaux relies de breves indications d'action; et, comme tous les ecrivains de cette ecole,--avec de profondes differences personnelles,--il possede un vocabulaire etendu et un style riche en tournures, apte, par des procedes divers, a rendre l'aspect exterieur des choses, a reproduire les spectacles, les parfums, les sens, toutes les causes diverses et compliquees de nos sensations, de facon a les renouveler dans l'esprit du lecteur par la voie detournee des mots. Mais parmi ces elements memes qui sont les parties exterieures et communes de toute oeuvre realiste, il en est deux, l'exactitude de la vision et la richesse du style, que M. Huysmans a perfectionnes et menes a bout. Il n'est personne, parmi les romanciers, qui connaisse mieux Paris dans ses banlieues, ses quartiers excentriques, ses lieux de plaisir et de travail, dans ses aspects changeants de toutes heures, qui sache mieux les interieurs divers des myriades de maisons parmi lesquelles serpentent ou s'alignent ses rues, qui porte mieux enregistres dans son cerveau, les physionomies, la demarche, la tournure, les gestes, la voix, le parler, de ses categories superposees d'habitants. Parmi les innombrables tableaux de Paris, les croquis et les scenes dont regorgent les romans de M. Huysmans, il en est dont l'exactitude frappe comme un souvenir, suscite instantanement une vision interieure comme une analogie ou une coincidence. Dans _En Menage_, le debut, ou, par une nuit nuageuse, Andre et Cyprien, parcourent lentement une rue endormie, l'aspect particulier du pave, le marchand de vin fermant sa boutique a l'approche silencieuse de deux sergents de ville, tandis qu'un fiacre cahote et butte sur le pave, est assurement le recit detaille de la serie d'impressions que procure une rentree tardive. Qui ne connait de son passage dans les bouillons, "cette epouvantable tristesse qu'evoque une vieille femme en noir, tapie seule dans un coin et machant a bouchees lentes un troncon de bouilli?" Les soirees de la famille Vatard, celles de la famille Desableau, ou Madame, apres avoir lentement coupe un patron, l'essaie, les sourcils remontes et les paupieres basses, sur le dos de sa fillette "la faisant pivoter par les epaules, lui donnant avec son de de petits coups sur les doigts pour la faire tenir tranquille ... pincant l'etoffe sous les aisselles, meditant sur les endroits devolus pour les boutonnieres", ont une convaincante veracite. Il n'est presque point de page ou l'on ne constate cette justesse de vision et cette probite artistique. Que l'on note encore le chapitre de _A Rebours_, ou, par une boueuse nuit d'automne, le duc erre par tout le quartier anglican de Paris, des bureaux de "Galignani" a la taverne de la rue d'Amsterdam,--dans _Les Soeurs Vatard_, le tumultueux interieur d'atelier de femmes par un matin de paye apres une nuit blanche, la plaisante enumeration des manques de tenue de l'ouvriere Celine devenue la maitresse d'un monsieur a chapeau de soie,--le bruissant tableau des Folies-Bergere dans les _Croquis parisiens_, et les vues en grisaille de certains sites dolents de la banlieue,--enfin, dans tous ses livres, cette qualite que M. Huysmans est seul a posseder, l'art de rendre veridiquement la conversation, d'ecrire en style parle les dires d'un concierge, ou les bavardages de deux artistes; assurement le realisme de M. Huysmans, semblera rigoureux, complet, et extraordinairement voisin de la nature. Dans ce perpetuel et acharne colletement avec la realite, M. Huysmans a contracte quelques-unes des particularites de son style. Attentif aux conversations qu'il a entendu bruire autour de lui, renseigne par ses observations sur les termes techniques des metiers, il a retenu et su employer tout un vocabulaire populacier, populaire, bourgeois et artiste, amasser et deverser un tresor de mots d'argot et d'atelier qui lui permet de noter des sensations et des emotions dans la langue meme des personnes qui la ressentent, lui fournit le mot exact ou pittoresque qui illumine toute une phrase du charme de la bonne trouvaille. Il dira de l'or d'une etole, qu'il est "assombri et quasi saure"; il dira encore: "des hommes souls turbulaient"; des fleurs lui apparaitront "taillees dans la plevre transparente d'un, boeuf"; il pourra ecrire cette phrase: "Attise comme par de furieux ringards, le soleil s'ouvrit en gueule de four, dardant une lumiere presque blanche ... grillant les arbres secs, rissolant les gazons jaunis; une temperature de fonderie en chauffe pesa sur le logis". Il tire de l'observation des comparaisons etonnamment justes: "Elle eut a la fin des larmes, qui coulerent comme des pilules argentees, le long de sa bouche." Comme pour tous les artistes, le commerce avec la realite, avec ce que l'on peut saisir par les sens, revoir, tater et montrer avec les spectacles familiers de l'humanite et du monde, lui a ete profitable. Il a acquis a cette connaissance de la vie, la dose de veracite qui est indispensable au roman moderne, la force, la precision, la richesse et le pittoresque du style, les moyens, en somme, l'outil lui permettant d'elaborer et de realiser sa conception particuliere de l'ame et de la destinee humaine. II C'est, en effet, par une psychologie particuliere des personnages, par la facon dont M. Huysmans se figure le mecanisme de l'ame humaine, exagere certaines facultes, amoindrit l'action de certaines autres, que ses romans tranchent sur leurs congeneres, se sont necessairement revetus d'un style original et aboutissent a une philosophie generale deduite jusqu'en ses extremes consequences. Si l'on examine quelle est l'activite commune et constante des creatures mises sur pied par M. Huysmans, si l'on ecarte les traits generaux de toute conduite humaine, on arrive a constater qu'ils s'emploient a subir, a accumuler et a faire revivre des perceptions, surtout des perceptions visuelles, et surtout encore des perceptions visuelles colorees ou lumineuses. Le Cyprien des _Soeurs Vatard_, le Cyprien et l'Andre de _En Menage_, le duc Jean de _A Rebours_ semblent etre, en fin de compte, des couples d'yeux montes sur des corps mobiles, aboutissant a de formidables ganglions optiques, qui penetrent toute la masse cerebrale de leurs fibrilles radiees. Toute leur activite vitale aboutit a emmagasiner des visions et a en degorger d'anciennes, a noter des aspects, a percevoir des colorations et des scintillements, et a evoquer, dans les periodes languissantes, d'anciennes vibrations lumineuses, entassees, endormies dans l'arriere-fonds de la memoire, mais vivaces et aptes a reparaitre a la suite d'une association d'idees, comme les alterations d'un papier sensibilise, sous l'action d'un reactif. Cette conception de l'ame humaine est, chez M. Huysmans, primordiale et irrepressible. S'il met en scene des personnages que leur manque de culture rend incapables d'observations minutieuses, dont les yeux rudimentaires ne savent point voir; il intervient, decrit en personne, sensation par sensation, les tableaux que ces obtus spectateurs contemplent, et marque ensuite en realiste exact le peu d'interet qu'eveille chez eux ce spectacle inapercu. Il raconte en ses couleurs, son agitation et ses clameurs, la vue du cours de Vincennes par un jour de foire, puis: "Tout cela etait bien indifferent a Desiree." Il dessine en d'admirables pages le va-et-vient, les jets de vapeur, les escarbilles volantes, la course acceleree ou contenue des locomotives, toute la vie grandiose et fantastique de la gare de l'Ouest a la tombee de la nuit, et conclut: "Anatole reflechissait." Mais, d'autres fois, la perfection de sa vision l'emporte au-dela de la vraisemblance. Il prete a ses ouvrieres l'acuite et la delicatesse oculaires qu'il possede, leur attribue, dans les contemplations auxquelles il les soumet, les plus rares qualites d'observateur. Ses brocheuses devisagent admirablement l'employe de la maison Crespin qui vient leur reclamer de l'argent; Desiree et Auguste, au moment de s'eprendre, se detaillent mutuellement en physionomistes consommes. Desiree, conduite au theatre Bobino, percoit la silhouette de la chanteuse, avec les omissions et les insistances d'un peintre intransigeant, puis les details de sa toilette, comme une personne situee dans la coulisse. Visiblement, M. Huysmans ne trouvait pas a loger dans ces ames etroites, tout l'epanouissement de ses qualites de peintre verbal. Il se mit a l'aise dans _En Menage_ et eut recours aux artistes. Assurement, jamais Paris n'a ete fouille, decrit, decouvert, examine dans ses details et repris dans ses ensembles, analyse et synthetise comme en ce beau livre, par le peintre Cyprien Tibaille et le litterateur Andre Jayant. Tout y apparait, depuis l'appartement de garcon artiste ou Andre s'installe apres sa mesaventure conjugale, jusqu'a la place du Carrousel ou il va promener sa nostalgie feminine et contempler "le merveilleux et terrible ciel qui s'etendait au soleil couchant par de la les feuillages noirs des Tuileries ..., les ruines dont les masses violettes se dressaient trouees sur les flammes cramoisies des nuages;" depuis le brouhaha d'un cafe du Palais-Royal le soir, jusqu'a ces taches lumineuses que la nuit, les fenetres eclairees, dans les maisons noires font passer devant le, voyageur d'imperiale. Ce livre avec lequel on pourra toujours restituer la physionomie exacte du Paris actuel, nous donne l'aspect intime de la rue le matin quand les cafes s'ouvrent sur le passage des ouvriers et des filles decouchees la nuit au moment des rentrees tardives, le soir a l'heure discrete ou des messieurs bien mis emboitent le pas d'ouvrieres en cheveux, au crepuscule, ou deserte et morte, elle seche d'une averse sous la flambee jaune du soleil couchant; il nous donne les boutiques, les ateliers, le garni d'un peintre, les brasseries, les restaurants, l'appartement d'une fille, celui d'un employe, tout le dedans et le dehors de la capitale du monde moderne. Et ce livre qui se resume en une accumulation de tableaux colores et mouvementes, n'a pas suffi a assouvir la passion descriptive de M. Huysmans. De meme que les strategistes et les joueurs d'echecs superieurs dedaignent les rencontres reelles ou l'imprevu altere la beaute des calculs et satisfont leurs aptitudes logiques, par la solution de problemes factices, M. Huysmans s'est detourne de copier la realite, qui ne repondait point a ses exigences sensuelles, et s'est fabrique dans _A Rebours_, des objets de perception inventes et parfaits. Par d'adroites combinaisons de choses reelles, en eliminant tout ce qui dans l'art et la nature, etait pour lui denue d'emotion agreable, il a cree des visions et des perceptions artificielles, qui, elaborees de propos delibere, se sont trouvees en harmonie parfaite avec ses facultes receptives et les aptitudes de son style. Il semble ici que la limite de l'art de voir et de rendre est atteinte. Le boudoir ou des Esseintes recevait ses belles impures, le cabinet de travail ou il consume ses heures a revoquer le passe, ou a feuilleter de ses doigts pales, des livres precieux et vagues, cette bizarre et expeditive salle a manger, dans laquelle il trompe ses desirs de voyage, la desolation d'un ciel nocturne d'hiver, le moite accablement d'un apres-midi d'ete, les floraisons monstrueuses dont se herissent un instant les tapis, les evocations visuelles et auditives de certains parfums aeriens et liquides, et par dessus tout ces phosphoriques pages consacrees aux peintures orfevrees de Moreau, a certains tenebreux dessins de Redon, a certaines lectures prestigieuses et suggestives; ici le style de M. Huysmans fulgure et chatoie, passe, pour employer une de ses phrases, "tous feux allumes". Dans l'effort pour rendre toutes les sensations dont les choses affectent ses appareils sensoriels et cerebraux, M. Huysmans atteint a une elocution consommee, orientale et superieure. Il a d'admirables trouvailles de mots; par l'appariement des paroles, il sait rendre la nature du choc nerveux brusque ou lent, dont l'affectent ses sensations. Certaines phrases petaradent et font feu des quatre pieds: "La horde des Huns rasa l'Europe, se rua sur la Gaule, s'ecrasa dans les plaines de Chalons, ou Aetius la pila dans une effroyable charge. La plaine gorgee de sang moutonna comme une mer de pourpre; deux cent mille cadavres barrerent la route, briserent l'elan de cette avalanche qui, divisee, tomba eclatant en coups de foudre sur l'Italie, ou les villes exterminees flamberent comme des meules". D'autres phrases coulent lentement comme des larmes de miel: "Cette piece ou des glaces se faisaient echo et se renvoyaient a perte de vue dans les murs des enfilades de boudoirs roses, avait ete celebre parmi les filles, qui se complaisaient a tremper leur nudite dans ce bain d'incarnat tiede qu'aromatisait l'odeur de menthe degagee par le bois des meubles". D'autres encore sont agitees et cursives: "Glissant sur d'affligeantes savates, ce laveur s'enfonca dans un va-et-vient furieux de garcons, lances a toute volee, hurlant boum, jonglant avec des carafons et des soucoupes, eblouissant avec la blanche trajectoire de leurs tabliers." Mais c'est surtout la sensation coloree que M. Huysmans est parvenu a reproduire integralement par l'artifice des mots. Assurement cette phrase peut rivaliser avec les pigments qu'elle decrit: "Des branches de corail, des ramures d'argent, des etoiles de mer ajourees comme des filigranes et de couleur bise, jaillissent en meme temps que de vertes tiges supportant de chimeriques et reelles fleurs, dans cet antre illumine de pierres precieuses comme un tabernacle, et contenant l'inimitable et radieux bijou, le corps blanc, teinte de rose aux seins et aux levres, de la Galatee, endormie dans ses longs cheveux pales". Et encore: "Sur sa robe triomphale, couturee de perles, ramagee d'argent, lamee d'or, la cuirasse des orfevreries dont chaque maille est une pierre, entre en combustion, croise des serpentaux de feu, grouille sur la chair mate, sur la peau rose the, ainsi que des insectes splendides, aux elytres eblouissantes, marbres de carmin, ponctues de jaune aurore, diapres de bleu acier, tigres de vert paon." Mais, outre cette virtuosite generale, M. Huysmans a concu un type de phrase particulier, ou par une accumulation d'incidentes, par un mouvement pour ainsi dire spiraloide, il est arrive a enclore et a sertir en une periode, toute la complexite d'une vision, a grouper toutes les parties d'un tableau autour de son impression d'ensemble, a rendre une sensation dans son integrite et dans la subordination de ses parties: "Sur le trottoir des couples marchaient dans les feux jaunes et verts qui avaient saute des bocaux d'un pharmacien, puis l'omnibus de Plaisance vint, coupant ce grouillis-grouillos, eclaboussant de ses deux flammes cerise, la croupe blanche des chevaux, et les groupes se reformerent, troues ca et la par une colonne de foule se precipitant du theatre Montparnasse, s'elargissant en un large eventail qui se repliait autour d'une voiture que charroyait en hurlant un marchant d'oranges". Ou encore: "Tout va de guingois chez elle; ni moellons, ni briques, ni pierres, mais de chaque cote, bordant le chemin sans pave creuse d'une rigole au centre, des bois de bateaux marbres de vert par la mousse et plaques d'or bruni par le goudron, allongent une palissade qui se renverse entrainant toute une grappe de lierre, emmenant presqu'avec elle la porte, visiblement achetee dans un lot de demolitions et ornee de moulures dont le gris encore tendre perce sous la couche de hale deposee par des attouchements de mains successivement sales". Le souple enlacement de cette sorte de phrase, est sans egal. Elle est le produit dernier et la preuve de cette faculte receptive que nous avons constatee; elle est la sensation meme absorbee, elaboree dans l'intelligence, et projetee au dehors telle quelle. Mais ce tour de force descriptif reussit avec une perfection et une frequence qui constituent deja une anomalie. Que l'on revienne, en effet, de l'analyse des personnages de M. Huysmans, a l'homme normal, chez qui la sensation percue en gros et a la hate, est transformee par un travail conscient ou inconscient en volontes, en actes, en une conduite et une carriere; le point morbide des creatures romanesques apparait. L'epanouissement de leurs facultes receptives a etouffe toutes leurs autres energies, les a reduites a la vie vegetative d'une plante passive par essence, regie et affectee par tout ce qui l'entoure, dependant des aubaines du ciel et du hasard de sa situation. A mesure que M. Huysmans rend ses personnages plus nerveux, c'est-a-dire plus soumis et plus directement sensibles aux impressions externes, il est force d'attenuer leur force de volonte, de les decrire plus incapables de tirer de leurs sensations de forts et persistants mobiles d'agir. Tandis que dans ses premiers livres, l'organisme humain reste a peu pres intact, dans ses derniers il le doue d'etranges timidites, d'une mollesse constante, d'un acquiescement resigne a toutes les vicissitudes, d'une absolue dependance des circonstances exterieures, qui se traduit autant par l'incapacite d'Andre a travailler dans un appartement neuf, que par l'intolerable malaise qu'il ressent a vivre seul, sans le bruissement d'un jupon de femme autour de lui. Dans _A Rebours_, cette dysenergie est consommee; des Esseintes est une pure intelligence sensible et ne tente dans tout le livre qu'un seul acte volontaire, qu'il laisse inaccompli: celui de se rendre a Londres. De leur impuissance volitionnelle, on peut deduire leur incapacite de vivre dans la societe, leur aspiration, vaine pour les uns, satisfaite pour des Esseintes, vers une existence monacale, solitaire et recluse, enfin leur absolu pessimisme, leur misanthropie acerbe, leur degout de toute vie active. III En cette psychologie du pessimiste, qui juge la vie mauvaise en soi, repugne aux contacts sociaux, meprise ou bafoue les etres les plus sains, plus bornes et robustes, plus aptes a agir et a jouir de concert, M. Huysmans deploie une penetrante finesse d'analyse et fait certaines decouvertes que n'ont point prevues les psychologues et alienistes speciaux de l'hypocondrie. Il assigne a ses personnages le temperament habituel des melancoliques agites, une anemie partielle ou totale, une debilite turbulente, un systeme nerveux faible, c'est-a-dire excitable par des causes minimes; pour le plus caracterise de ses malades, le duc des Esseintes, M. Huysmans a recours a la symptomatologie de la nevrose, qui est, en effet, habituellement accompagnee de melancolie a son debut. Sur cette base physique dont les traits generaux seuls sont constants, M. Huysmans etablit le caractere de ses personnages. Il leur assigne le trait principal du temperament pessimiste, celui de ne pouvoir etre affecte que de sensations desagreables ou douloureuses, meme pour des objets qui n'ont en soi rien de haissable (J. Sully, _le Pessimisme_). Dans les _Soeurs Vatard_ la devanture d'une boutique de patisserie est decrite en termes de degout. Dans _En Menage_, Cyprien, revenant d'une soiree, deblatere contre les diverses categories des personnes qu'il y a apercues, avec une amusante partialite. Plus tard, au Luxembourg, comme il passe en revue avec Andre, ses souvenirs d'ecole, qu'ils evoquent avec horreur, il finit par affirmer que tous ses camarades sont necessairement ruines et en peine d'argent. Les fleurs rares et etranges dont le duc Jean garnit son vestibule, ne lui presentent que des images de charnier et d'hopital: "Elles affectaient cette fois une apparence de peau factice sillonnee de fausses veines; et la plupart comme rongees par des syphilis et des lepres, tendaient des chairs livides, marbrees de roseoles, damassees de dartres; d'autres avaient le teint rose vif des cicatrices qui se ferment, ou la teinte brune des croutes qui se forment; d'autres etaient bouillonnees par des cauteres, soulevees par des brulures; d'autres encore montraient des epidemies poilus, creuses par des ulceres et repousses par des chancres; quelques-unes enfin paraissaient couvertes de pansements, plaquees d'axonge noire mercurielle, d'onguents verts de belladone, piquees de grains de poussiere, par les micas jaunes de la poudre d'iodoforme." De meme que le temperament craintif est dispose a ne voir dans l'avenir que des causes d'effroi, le temperament malheureux ne presage que des deceptions. Dans _En Menage_, Cyprien emet sur une nouvelle conquete d'Andre, sur les motifs qui font revenir a ce dernier une ancienne et desirable maitresse, des hypotheses sinistres, qu'il s'irrite de ne point voir se realiser. Et passant de cas particuliers a l'ensemble general, les personnages de M. Huysmans n'apercoivent la vie que comme une suite d'infortunes. 11 faut lire, a ce propos, les plaintes de M. Folantin, dans _A Vau l'eau_, ou le passage suivant de _A Rebours_, qui est un exemple parfait du paralogisme pessimiste, consistant a oter d'un ensemble toute bonne qualite, et a le declarer ensuite mauvais: "Il ne put s'empecher de s'interesser au sort de ces marmots et de croire que mieux eut valu pour eux que leur mere n'eut pas mis bas. "En effet, c'etait de la gourme, des coliques et des fievres, des rougeoles et des gifles, des le premier age; des coups de bottes et des travaux abetissants, vers les treize ans; des duperies de femmes, des maladies et des cocuages, des l'age d'homme; c'etait aussi, vers le declin, des infirmites et des agonies, dans un depot de mendicite ou dans un hospice." Et, chose singuliere, cette vue exclusive des miseres humaines n'inspire aux pessimistes de M. Huysmans aucune compassion pour leurs semblables: "Comme toute impression morale est penible a l'hypocondriaque, dit Griesinger dans son _Traite des maladies mentales_, il se developpe chez lui une disposition a tout nier et a tout detester." Aussi M. Huysmans a-t-il soin d'entourer ses personnages de comparses ridicules et odieux, ou de les isoler entierement; et ni les uns ni les autres ne menagent a la societe des railleries qui tournent rapidement en denonciations coleres. Ils sont convaincus de l'avortement fatal de l'effort humain, denigrent ses succes necessairement partiels, denoncent toutes les institutions nationales, contestent la possibilite du progres et aboutissent, quand ils formulent la theorie generale de leurs sentiments, aux anathemes du catholicisme ou a ceux plus absolus et aussi peu fondes de Schopenhauer. Tous ces traits du pessimisme, connus deja, sont rassembles, coordonnes, caracterises et montres avec un art merveilleux et penetrant dans les livres de M. Huysmans. Mais il est un point qu'il a decouvert: l'influence du pessimisme sur le gout artistique. Par un choc en retour imprevu mais legitime, de meme que les spectacles communement tenus pour beaux deplaisent au melancolique, les spectacles juges laids par les gens a temperament heureux doivent confirmer l'etat d'ame ou il se complait, le dispenser de toute negation et de toute revolte, evoquer sa tristesse et la laisser s'epancher. Le peintre Cyprien n'est a l'aise que devant certains spectacles douloureux et minables; il prefere "la tristesse des giroflees sechant dans un pot, au rire ensoleille des roses ouvertes en pleine terre"; a la Venus de Medicis, "le trottin, le petit trognon pale, au nez un peu canaille, dont les reins branlent sur des hanches qui bougent"; formule son ideal de paysage en ces termes: "Il avouait d'exultantes allegresses, alors qu'assis sur le talus des remparts, il plongeait au loin ... Dans cette campagne, dont l'epiderme meurtri se bossele comme de hideuses croutes, dans ces routes ecorchees ou des trainees de platre semblent la farine detachee d'une peau malade, il voyait une plaintive accordance avec les douleurs du malheureux, rentrant de sa fabrique ereinte, suant, moulu, trebuchant sur les gravats, glissant dans les ornieres, trainant les pieds, etrangle par des quintes de toux, courbe sous le cinglement de la pluie, sous le fouet du vent, tirant resigne sur son brule-gueule." Et sur ce dolent ideal, des Esseintes rencherit encore: "Il ne s'interessait reellement qu'aux oeuvres mal portantes, minees et irritees par la fievre" "... se disant que parmi tous ces volumes qu'il venait de ranger, les oeuvres de Barbey d'Aurevilly etaient encore les seules dont les idees et le style presentassent ces faisandages, ces taches morbides, ces epidemies tales, et ce gout blet, qu'il aimait tant a savourer parmi les ecrivains decadents". Cette phrase est precedee d'une interessante liste d'auteurs latins de l'agonie de l'empire, et d'une enumeration d'auteurs francais dans laquelle se coudoient curieusement des ecrivains catholiques qui n'ont d'interet que pour des antiquaires en idees et en style, quelques poetes reellement decadents comme Paul Verlaine dont certains volumes ont les subtilites metriques et le niais bavardage des derniers hymnographes byzantins, et une bonne partie de ce que la litterature contemporaine a produit de superieur et de raffine. En effet, par une nouvelle contradiction apparente, c'est au raffinement le plus fastidieusement delicat, qu'aboutit, en fin de compte, le pessimisme etudie par M. Huysmans, comme un arbuste souffreteux et effeuille culmine en une radieuse fleur. M. James Sully a tres exactement marque que le dernier mobile du pessimisme est le desir que tout soit parfaitement bon, le souci de choses infiniment meilleures que celles existantes. Aussi, le pessimiste a-t-il plus de chances que l'optimiste de decouvrir et d'apprecier les choses exquises, pourvu, qu'elles n'aient pas eveille une admiration trop generale, qui offusque sa misanthropie. C'est par cette vulgarisation que des Esseintes s'est detourne des tapis d'Orient et des eaux-fortes de Rembrandt. Mais, par contre, personne plus que lui n'aura plus d'audace a se mettre au-dessus du gout public, a aller droit a ce qui est excellent. De la le raffinement, la recherche, la trouvaille, l'amour des belles choses inedites, de tout ce qui, dans le domaine artistique,--plus ouvert a la perfection que la nature parce que plus inutile,--se rapproche clandestinement de la superiorite absolue, satisfait certains gouts tres nobles de la nature humaine, lui procure les plus complexes c'est-a-dire les plus belles emotions esthetiques. Ce raffinement, _A Rebours_ en est le catechisme et le formulaire; tout ce qui, dans la realite, peut meurtrir une ame delicate est ecarte de ce precieux livre, est assourdi, amolli, sublime et assuavi. A d'imparfaites sensations naturelles sont substitues d'indirects et subtils artifices. Toutes les realites y deviennent legeres et flatteuses, depuis le vermeil expirant des cuilleres a the, jusqu'a la coupe benigne de la coiffe de la domestique, depuis la splendeur assourdie des ameublements, les gaufrages des tentures, le mysterieux rayonnement des tableaux, a cette bibliotheque enfermant sous la beaute des reliures d'inestimables livres a l'exquisite des liqueurs bues, des parfums inhales, des pensees evoquees et contemplees. Et de ce sens du raffinement, M. Huysmans tire les dernieres beautes de son style, qui se trouve joindre ainsi le delicat au populaire. Par la lecture de certains livres de theologie, de certains volumes de poesie savante, par de justes inventions, il enrichit et pare son langage, de vocables assoupis, longuement harmonieux et doux; il les sertit et les associe en de lentes phrases, qui joignent le poli soyeux des mots, a la suavite de l'idee: "Sous cette robe tout abbatiale signee d'une croix et des initiales ecclesiastiques: P.O.M.; serree dans ses parchemins et dans ses ligatures de meme qu'une authentique charte, dormait une liqueur couleur de safran, d'une finesse exquise. Elle distillait un arome quintessencie d'angelique et d'hysope melees a des herbes marines aux iodes et aux bromes alanguis par des sucres, et elle stimulait le palais avec une ardeur spiritueuse dissimulee sous une friandise toute virginale, toute novice, flattait l'odorat par une pointe de corruption enveloppee dans une caresse tout a la fois enfantine et devote." Il parvient a rendre par de precises correspondances sensibles certaines sensations apparemment impalpables: "Muni de rimes obtenues par des temps de verbes, quelquefois meme par de longs adverbes precedes d'un monosyllabe, d'ou ils tombaient comme du rebord d'une pierre, en une cascade pesante d'eau"; ou, plus immateriellement encore: "Dans la societe de chanoines generalement doctes et bien eleves, il aurait pu passer quelques soirees affables et douillettes". Et c'est ainsi arme des plus fins outils a sculpter la pensee, que M. Huysmans est parvenu a ecrire ce surprenant chapitre VII de _A Rebours_, qui, racontant les intimes fluctuations d'ame d'un catholique incredule, devotieux et inquiet, marque le cours de pensees de theologie ou de scepticisme, par une succession de precises images, accomplissant le tour de force de seize pages de la plus subtile psychologie, ecrites presque constamment en termes concrets. Repassant en sens inverse par les parties degagees dans notre analyse, revenant du plus complexe au plus simple, que l'on saisisse maintenant en son ensemble, en son accord et sa particularite specifique, l'organisme intellectuel qui vient d'etre etudie. Il se resume, semble-t-il, en une serie de facultes perceptives de moins en moins etendues, provoquant des etats emotionnels de plus en plus intenses. Sur la base d'un realisme rigoureux, d'une aptitude singuliere a apercevoir le monde ambiant, en son aspect veritable et a ressentir un plaisir general a la decrire, s'etage une faculte visuelle plus specialisee, plus delicate, source de plus de joie et de plus d'efforts, celle de sentir et de retenir de preference des sensations colorees. Une faculte visuelle plus restreinte encore, et dont les effets emotionnels de colere et de comique, semblent depasser l'intensite, rend M. Huysmans apte a distinguer, a hair et a railler dans les objets et les etres ce qu'ils peuvent avoir de laid, d'odieux et d'imparfait. Enfin, par un juste retour, de cette vision du defectueux, a la suite d'une elimination extremement rigoureuse de tout dechet et de toute tare, M. Huysmans acquiert l'acere discernement et l'intense jouissance des choses superieurement belles et rares, le raffinement, qui, comme la pointe d'un cone, concentre, termine et raccorde toutes les lignes de son organisation intellectuelle. Et toutes ces proprietes cachees d'une ame muette, se manifestent en ce corps des intelligences litteraires, le style. Il s'enrichit et s'affermit au contact de la realite, se colore, s'inflechit et s'agite, pour rendre l'infinie complexite de delicates visions, s'irrite et s'enerve devant certains spectacles detestes, se subtilise, s'adoucit et s'enrichit encore, devient opulent et onctueux pour rendre la grace resplendissante d'une certaine beaute superieure, extraite et sublimee. Dans les reactions et les melanges de toutes ces energies et ces capacites, dans leur ajustement et leur coordination, reside, il me semble, la physionomie intime d'un des jeunes artistes les plus originaux de notre temps. Il me parait que M. Huysmans, par son dernier livre surtout, a donne plus que des promesses de talent; on peut legitimement compter, sans illusion amicale, que ses travaux aideront a maintenir et a exalter l'excellence actuelle de notre ecole litteraire. LA COURSE DE LA MORT[15] Un roman parait qui, s'ecartant des nombreuses oeuvres imitees des esthetiques admises, est original par le cas psychologique qu'il etudie et inaugure, avec les quelques livres marquants de ceux qui debutent, un nouveau style et un nouvel art. On n'en parle guere et cependant cette oeuvre est encore un indice, a l'heure actuelle, de l'etat d'esprit d'une partie des jeunes gens, de leurs voeux artistiques et du but auquel ils vont. La _Course a la Mort!_ le nouveau roman de M. Edouard Rod, est ce livre a la fois singulier et actuel, degage des anciennes modes et decrivant, en de penetrantes analyses, la phase la plus recente du mal et de la passion de ce siecle: le pessimisme. Ecrite comme une autobiographie, en une serie de notes eparses que relie a peine un recit d'amour tenu et bizarre, la _Course a la Mort_ est l'histoire d'un jeune homme en qui le pessimisme latent de cette epoque, portant ses dernieres atteintes, devient ressenti et raisonne, envahit et sterilise le domaine des sentiments, frappe d'une atonie definitive l'ame qu'il a mortellement charmee. Le heros du livre est a la fois raisonneur et analyste. S'aidant de Schopenhauer, il s'efforce de mettre sa melancolie en systeme et de se faire illusion sur les causes de son humeur par un expose didactique, qui demontre en toutes choses la cause necessaire du mal. Cet apparat scientifique n'est qu'un semblant; le pessimisme que decrit la _Course a la Mort_ a d'autres origines qu'une conviction speculative. Celui que ce livre nous confesse est atteint plus profondement que dans son intelligence; il est malade de la volonte et de la sensibilite, il se sait vaguement frappe au centre de son etre et s'entend a demeler dans la contemplation de sa ruine morale les plus secrets symptomes. Il ne profere plus les plaintes d'il y a un demi-siecle, il n'accuse ni le monde, ni la societe, ni la destinee. Il ne reproche pas aux hommes de ne point le comprendre, il reve a peine de vivre une existence enfin fortunee, dans des siecles passes, en des contrees distantes. Apres tous ses predecesseurs il devine le premier que son mal est en lui et qu'aucune variation fortuite dans les circonstances ne l'en guerirait. Sachant les hommes innocents de sa tristesse il consent a les plaindre de subir comme lui tout l'odieux d'une existence qu'il hait, et dont le console le seul et vain souci de se connaitre. L'impuissance de sa volonte, qui est la cause et le fond de son infortune, est par lui subtilement analysee; il distingue le penchant a suppleer aux actes par de vagues reves, sa depravation morose qui le porte a se regarder faire dans le peu qu'il fait et a se rendre ainsi de plus en plus incapable de toute action spontanee; enfin apparait ce dernier symptome de la decadence volitionnelle, la lassitude anticipee, le degout preventif qui detournent meme de tout desir, de tout reve d'entreprise et bornent definitivement en son incapacite le malade et le moribond que M. Rod etudie: "Oui, le desir et le degout se touchent, alors de si pres qu'ils se confondent et ne font plus qu'un et je les sens qui me travaillent tous les deux a la fois. Ma chair encore fremissante des vrilles de celui-la, s'apaise dans le lit d'insomnies et de cauchemars ou celui-la la pousse. Ma pensee en marche s'arrete soudain et recule meurtrie comme un bataillon decime dans une embuscade, jusqu'aux retranchements du silence. Ou est la force qu'une seconde j'avais sentie en moi?... A la fin le degout reste seul; comme une ombre se mouvant dans une lueur tres pale, il grandit, il devient ruineux, il absorbe tout, le present et l'avenir, ce qui est et ce qui pourrait etre, il etend jusqu'a d'invisibles limites son envahissante obscurite et sa main pesante m'ecrase dans ces tenebres emanees de lui." De la volonte le mal s'etend aux emotions. Le pessimisme de M. Rod arrive a ce dernier repliement sur soi, ou s'interrogeant sans cesse, oubliant de vivre a force de s'analyser, il en vient a ne plus etre sur de ses propres sentiments; les desirs remuent a peine et s'etiolent, les passions deviennent circonspectes et douteuses. C'est une periode d'une de ces equivoques et indecises amours qui donne au livre sa trame. * * * * * Par son intrigue encore ce roman est original et se distingue surtout du _Werther_ et de l'_Obermann_ du commencement de ce siecle. L'etrange heros de la _Course a la Mort_ n'aime pas, on doute du moins qu'il aime et se sent douter, interroge sans cesse son pale coeur, ne sait que resoudre et se resigne a son atonie. Il oscille et hesite; il est des heures ou les dernieres ondes de son sang, les regards profonds de celle qui passe dans sa vie, lui font pressentir l'eclosion d'une forte et douloureuse passion; puis ce qui tressaille en lui s'apaise, il se disseque, il analyse en lui les derniers fremissements de son ame et la voit se calmer sous son introspection; puis des paroles ordinaires de Cecile N..., un geste disgracieux le repoussent et, se souvenant de l'ancienne theorie de Schopenhauer sur l'amour, il penetre a cette vue profonde et clairement concue que c'est l'hostilite et non l'attrait qui regne entre les sexes. De plus douces emotions reviennent, il est ressaisi par le charme, enlace par l'illusion, il veut vivre, se redresser, sortir de son suaire, mais il se butte de nouveau, s'arrete, ebauche un geste de renoncement et medite son impassibilite jusqu'a ce que la mort de Celine N..., vienne detruire ce vestige d'amour et resoudre les contradictions de son ame en une longue harmonie de regrets. Que l'on observe combien cette nouvelle intrigue a ete pressentie des jeunes romanciers. Des livres de M. Huysmans ou l'amour ne joue aucun role, et dont le dernier analyse un solitaire, a cet admirable roman de M. Albert Pinard, _Madame X..._ qui est l'histoire de deux etres dont aucun ne peut subjuguer l'autre en un aveu, d'autres oeuvres encore affirment une nouvelle maniere d'envisager les relations passionnelles qui different de celles des anciens romans en ce que la femme n'est plus l'etre asservissant et dominateur que presentent les de Goncourt et Zola. Et si l'on joint a cette originalite fondamentale celle du faire, le style, qui n'est plus ni colore, ni abandonne au rendu des choses visibles, mais abstrait et apte a figurer les faits de l'ame,--des procedes qui ne sont pas la description, mais l'analyse psychologique et rapprochent ainsi la _Course a la Mort_ des dernieres oeuvres de M. Bourget, on apercoit combien le nouveau livre de M. Rod est significatif et actuel. * * * * * Cette oeuvre va de nouveau faire deplorer le pessimisme du temps. Des gens aussi incompetents que M. Dionys Ordinaire vont disserter sur les tendances de la jeunesse et on en cherchera l'origine dans quelque chose d'aussi insignifiant que la politique. Il convient peut-etre de dire que la jeunesse litteraire est pessimiste comme le furent en 1830 les jeunes romantiques et en 1850 les realistes, et plus tot encore la pleiade des Parnassiens. Et si l'on veut remonter plus haut, si l'on reflechit, quel abime separe la litterature francaise de ce siecle de celle des epoques passees, on trouvera au pessimisme contemporain assez d'ascendants pour se convaincre que la tristesse est l'essence meme du nouvel art, et peut-etre de tout art noble. Ce pessimisme qui, certes, n'empeche pas les honnetes gens de gouter les joies qu'ils peuvent avoir est la source de toutes nos oeuvres magistrales; il a evolue, de tapageur et theatral qu'il etait au debut de la nouvelle periode, a une phase plus calme et plus fiere qui prete aux vers recents un chant plus intime et fournit a l'analyse des ames plus profondes. Dans la representation de ce mal--et quel livre _interessant_ n'est pas un peu pathologique--M. Rod est parvenu a montrer de nouvelles phases et de plus intimes dechirements. Avec d'autres, il inaugure dans le roman, a cote de l'etude de l'amour, qui en restera la tache et le prestige, l'etude de la haine qui commence a sourdre entre l'homme et la femme a une epoque ou ils apercoivent l'antagonisme de leurs interets sociaux et devinent l'hostilite de leurs fonctions vitales. Certains vers de la Justice de Sully Prudhomme commentant certaines pages de Darwin, sont la preface de cette nouvelle tendance. Il nous parait interessant de la signaler et d'en designer les representants. NOTES: [Note 15: _Vie moderne_, 25 juillet, 1851.] PANURGE[16] "Panurge etoit de nature moyenne, ny trop grand, ny trop petit, et avoit le nez aquilin, fort, a manche de rasoir, et pour lors etoit de l'age de trente-cinq ans ou environ, fin a dorer comme dague de plomb, bien galant homme de sa personne, sinon qu'il etoit quelque peu paillard et sujet de nature a ce qu'on appeloit en ce temps la: Faute d'argent c'est douleur non pareille. "Toutefois, il avait soixante-trois manieres d'en trouver tousjours a son besoin, dont la plus honorable et la plus commune etoit par facon de larrecin furtivement faict; malfaisant, pipeur, buveur, batteur de pavez, ribleur s'il en etoit a Paris; au demeurant le meilleur fils du monde et toujours machinoit quelque chose contre les sergeants et contre le guet." Et apres ce portrait sommaire, viennent a la debandade, les mille aventures drolatiques ou ce veritable heros de Rabelais se dessine a gros traits, menant a Paris le train bouffon de l'ecolier de l'epoque, puis partant pour les pays de la fable contre le roi des Dipsodes, puis s'embarrassant dans cette epineuse question du mariage, et parcourant pour s'amuser dans son dessein tout l'archipel d'iles peuplees a souhait des innombrables etres allegoriques dont Rabelais tenait a rire; en somme la plus durable et la plus humaine des caricatures enormes qui s'etalent dans le breviaire des "beuveurs tres illustres et et verolez tres pretieux". Panurge est besoigneux, de petite extraction; il n'a rien de la debonnairete massive que donnent a Pantagruel sa force de geant et sa naissance. Maigre, "ecorne et taciturne faute de danare", ses appetits fameliques, maintenant qu'un coup du sort l'a jete dans la domesticite d'un grand seigneur, reclament des satisfactions prodigieuses. Aussi faut-il suivre dans le recit, ses ripailles perpetuelles, ses incessantes invitations a la coupe, "ha buvons", ses festins de gros mangeur quand il a conquis a la guerre un chateau et des biens: "Il se ruinait en mille petits banquets joyeux et festoyements, ouverts a tous venants, memement a tous bons compagnons, jeunes fillettes et mignonnes galloises, abattant bois, prenant argent d'avance, mangeant son bled en herbe." Ces belles bombances ne ressemblent ni au fastes de Timon d'Athenes, ni aux receptions du vieux Capulet. Panurge a beau s'etre frotte aux nobles et aux ecoliers, il est reste boheme de petite race, de probite variable, avec la lachete egayee d'impudence des Scapin, et rancunier par surcroit, comme le demontre l'episode de Dindenaut et de ses moutons, "lesquels tous furent pareillement en mer portez et noyez miserablement." * * * * * Mais sous cet air d'aigrefin, Panurge cache l'ame la plus libre et la plus railleuse. Il est l'irrespect meme, gausseur sceptique, incredule, attaquant, des la Renaissance, tout ce que le dix-huitieme siecle devait si agreablement meurtrir. Il y voit si clair, avec une intelligence si nette a trouver en tout le bouffon et le ridicule, qu'il ne respecte pas meme cette chose eminemment venerable, la force. Sous Francois Ier, il parodie la royaute, fait d'Anarche roi des Dipsodes pris a la guerre, "gentil crieur de saulce verte" et l'experience reussit a souhait: "et fut aussi gentil crieur, qui fut oncques vu en Utopie; mais l'on m'a dit depuis que sa femme le bat comme platre, et le pauvre sot ne s'ose defendre, tant il est niais." Ni l'Eglise, ni les gens de loi, les papimanes, les papegauts, les evegauts, les saintes decretales, les chats fourrez et chicanous, ne lui inspirent plus de retenue. Toute puissance etablie lui donne a rire, avec des mots si crus, une ironie si acre, que la salissure reste ineffacable. Et cependant, si Panurge est sceptique c'est sans contention d'esprit et sans insistance. Avec son gros frere Jean des Entommeures, ce dont il se preoccupe en somme apres avoir bu et raille, c'est de choses plus personnelles, de la grande aventure qu'il apprehende, de son mariage, ou, plus precisement, de ne point "s'adonner a melancholie", de chasser toute alteration d'ame, de vivre gaillardement en une profonde quietude d'esprit. "Remede a facherie?" Cette question qu'il propose a Pantagruel pres de l'ile Caneph, est bien celle qui l'intrigue, et qu'il resout sans cesse, par son insouciance, un grand manque de scrupules, cette parfaite legerete et indolence d'ame, qu'on appelle "avoir de la philosophie"; "certaine gayete d'esprit, dit Rabelais, conficte en mespris des choses fortuites, pantagruelisme sain et degourt, et pret a boire, si voulez." * * * * * Derriere ce personnage, grossi en caricature et decrit de verve, il y a plus qu'une imagination de Rabelais. Panurge rassemble quelques-uns des traits les plus permanents et les plus rarement retraces de l'ancien caractere francais. Si l'on ecarte tout ce que ce type a d'ignoble et d'excessif, que l'on considere l'adresse de ses machinations, ses malices, ses reparties, sa facon de considerer les femmes, oscillant entre la galanterie et la mefiance, son scepticisme superficiel, ce sont la autant de facons de penser francaises. Les cours qui ont faconne notre race, ne l'ont dotee a l'origine, ni de la roideur de passions des Anglais, ni du mysticisme allemand. Un esprit plus elastique, plus observateur, plus agile nous a fait penetrer les dessous ridicules de ce que l'on venere ailleurs. Ni l'exaltation a propos de questions metaphysiques, ni le respect de la force ou du droit, n'ont domine en France au point de garantir la religion, les rois et les juges. Des l'eveil de l'esprit national, le pouvoir de ces trois etres etait mis en question, mine de plaisanteries et moralement detruit. Du roman de Renard a Courier, cette besogne de demolition n'a pas chome. Mais, apres quelque temps de bataille, les genes un peu elargies, l'amour du bien-etre, la paresse d'esprit revenaient. On s'etait un peu emu dans une lutte sans grandes defaites; on s'en va a ses affaires, sans plus tenir a ses negations, que le voisin a ses affirmations. Et, au bout de toute cette escrime plus amusante qu'acharnee, celle de Montaigne et de Voltaire, la question finale qui s'empare de l'esprit francais, est bien celle de Panurge. "Remede a facherie?" Il faut jouir de vivre, en gens avises, distraits, prompts d'intelligence. Et alors viennent les vrais artistes francais, La Fontaine, Watteau, les auteurs, les vaudevillistes, les chansonniers, tous gens qui cherchent a egayer, demeurent, ecrivant a point nomme pour les "langoureux malades ou autrement faschez et desolez." * * * * * Aujourd'hui beaucoup de choses ont varie, et la question de Panurge se pose plus inquietante. Notre vie est devenue douce, mais nos envies ont grandi en disproportion. Nous sommes accables par la complication des affaires, les soins d'une lutte pour la vie, plus apre, la conduite difficile de nos ambitions. Les plaisirs physiques, que nos corps supportent plus mal et moins longtemps, nous abandonnent, et d'ailleurs ne nous suffiraient pas. Nos cerveaux sont surmenes par l'enchevetrement des sciences modernes, la complexite de nos sensations. Nous avons tout pris a toutes les races. Par une denaturalisation perilleuse, nous pensons de plus en plus a l'anglaise, nous sentons de plus en plus a l'allemande. Notre scepticisme a subsiste; mais il veut maintenant approfondir les questions suspectes, et, a cet effort, il a perdu toute gaite et toute popularite. Nos arts et nos vies tendent de plus en plus a depouiller la joie. Et c'est avec une avidite accrue par tous ces motifs de tristesse, que nous cherchons une reponse a l'interrogation de Panurge. Nous avons les voyages, la dure distraction du travail, la chasse, le jeu, ce que Pascal appelle, "les plaisirs tumultuaires de la foule". Mais les plus clairvoyants considerent que ce sont la des palliatifs plus que des remedes. La facon d'envisager la vie a revetu chez notre elite des formes douloureuses qui different peu du pire pessimisme. "Le meilleur fruit de notre science, dit M. Taine, dans un des livres les plus humoristiques de notre temps, est la resignation froide, qui reduit la souffrance a la douleur physique." L'on ne pourra s'empecher de penser que ce fruit est amer, petit, a portee de peu de mains, et que depuis trois siecles, nous nous sommes beaucoup eloignes de Rabelais et du pantagruelisme. NOTES: [Note 16: _Panurge_, n deg. I, octobre 1882.] DE LA PEINTURE[17] A PROPOS D'UNE LETTRE DE M. J.-F. RAFFAELLI I Le Salon de cette annee, les reflexions qu'il a suggerees dans ce journal s'etaient bien eloignes deja de la memoire de leur auteur, quand tableaux et commentaires lui furent rappeles par une conversation fortuite dont l'echo lui parvint. Un de ses amis eut l'occasion de visiter le peintre J.-F. Raffaelli a Jersey; l'entretien vint a porter sur les articles que l'on a pu lire dans la _Vie Moderne_; ils se resumaient en somme en une predilection marquee pour les peintres _emotifs_, si l'on peut dire ainsi, les peintres donnant une emotion de couleur, et pour leur representant, M. Whistler. Les remarques de M. Raffaelli, qui, comme on le sait par sa preface du catalogue de son exposition en 1884, est un theoricien de son art, parurent extremement interessantes, et grace a la personne qui servait de truchement, il fut possible d'en obtenir un expose par ecrit. Ces notes soulevent la question du but, c'est-a-dire de l'essence meme de la peinture. Elles seront envisagees et discutees a ce point de vue. "La critique du Salon dans la _Vie Moderne_, dit M. Raffaelli, se borne a l'eloge de M. Whistler. C'est dans son oeuvre, en general, un excellent peintre et un des dix plus beaux d'aujourd'hui. Mais est-il juste de donner la place supreme a un art semblable, surtout lorsqu'il est represente dans une exposition par le portrait de Sarasate, et de faire fi d'autres recherches? Que dirait-on d'un critique litteraire qui placerait Dostoievski en premiere ligne du mouvement des lettres contemporaines? _Crime et Chatiment_ est admirable parce que ce roman est appele a peindre l'hallucination criminelle, mais le peintre qui entoure d'une pareille hallucination indifferemment un violoniste mondain, une jeune femme charmante, Carlyle, ou de delicieux enfants roses est absurde, parce que ces oeuvres sont absurdes et morbides, parce que l'absurde et le malade ne peuvent pas rationnellement pretendre prendre jamais place dans notre admiration. "Certes, je reconnais l'importance qu'il convient de donner a l'hallucination comme facteur de la civilisation a une epoque ou l'illusion religieuse vient a nous faire defaut; je reconnais aussi que toute oeuvre d'art resulte d'une hallucination. Mais l'hallucination n'a justement ce pouvoir civilisateur admirable que lorsqu'elle renferme, detient et porte l'enthousiasme sur un caractere important, enthousiasme admiratif par amour, ou caricatural par haine. Tous les maitres peintres sont la pour affirmer ce que j'avance; voyez l'enthousiasme de l'apparat grandiose chez le Venitien Veronese, de la foi chez les croyants, Fra Angelico ou Pinturicchio, ou de la haine vivifiante de la vilaine petite bourgeoisie de 1830, chez Daumier. Je pourrais les citer tous et nous trouverions toujours la meme chose: enthousiasme pour un caractere dominant a une epoque et dans une societe donnee, interprete en admiration par amour, ou en haine par amour de la vertu contraire au vice decouvert." M. Raffaelli poursuit, en discutant, les appreciations qui ont paru ici meme sur ses tableaux de l'Exposition de la rue de Seze. Nous avions dit: "M. Raffaelli devient de mieux en mieux un peintre exact de types et d'expressions, un portraitiste de physionomies humaines." --Or donc, n'est-ce rien que cela, s'ecrie M. Raffaelli; grand merci si on fait fi de pareilles recherches. On ajoute: "qui malheureusement verse dans la caricature." Mais que l'on me dise un peu quel tableau doit naitre sous mon pinceau quand le sentiment que j'ai de la scene que je veux rendre est un sentiment d'ironie ou de colere. D'ailleurs ce mepris de la caricature me froisse partout ou je le rencontre, car la caricature a autant de droit a l'admiration que tout autre forme d'art." Telles sont ces notes et cette conversation. Si l'on se reporte pour la comprendre pleinement a l'etude sur le beau caracteristique qui se trouve a la tete du catalogue deja cite, on verra qu'en somme M. Raffaelli, a travers d'ailleurs bien des obscurites et des longueurs, ecartant les designations de classicisme, de realisme, de romantisme et de naturalisme, posant en principe qu'esthetiquement toute epoque a une notion particuliere du beau, que socialement notre epoque est caracterisee par un epanouissement, complet de l'individualisme et de l'egalite, qu'ainsi l'unite humaine autonome et libre est le facteur principal de notre vie sociale, on arrive a cette page d'un grand souffle sur la necessite ou est la peinture de travailler a representer l'homme et toutes sortes d'hommes. "Le beau de la societe, ecrit M. Raffaelli, est dans le caractere individuel de ses hommes, de ses hommes qui ont su conquerir lentement leur raison, au milieu des affolements de la peur; de ses hommes qui ont su conquerir leur liberte, apres des centaines de siecles de misere, de vexations et d'abus miserables ou le plus fort a toujours asservi le plus faible. Voila le beau chez nous. Il nous faut graver les traits de ces individus; a tous, depuis les plus grands jusqu'aux derniers, parce que tous ont bien merite de l'humanite. "Que ceux qui ont une idee mediocre ou pauvre et qui ont besoin d'etre en face de grands hommes pour s'apercevoir de la grandeur de l'homme, s'adressent a nos de Lesseps, a nos Edison, a nos Pasteur ou bien a nos politiques, aux generaux, aux ecrivains, aux artistes, aux grands commercants, aux industriels fameux, aux philosophes; mais que ceux qui se sentent l'ame elevee et le coeur vibrant pour la supreme beaute de leur race prennent les plus humbles, les va-nu-pieds et les derniers pauvres gens. Tous ont combattu, tous ont fait l'effort, tous sont vainqueurs; qu'ils aient combattus par les idees ou par la force sans comprendre bien, suivant leurs moyens, admirons-les! Je ne vois qu'une chose debout: l'Homme grand, droit et degage." Et M. Raffaelli poursuit en exhortant a l'etude passionnee et universelle de l'homme dans toute l'etendue de la societe et dans toute la serie de ses conditions, de ses manieres d'etre, de ses moeurs et de ses types. L'on concevra maintenant toute l'importance de la doctrine artistique de M. Raffaelli et comment elle determine une conception toute particuliere de la peinture. M. Raffaelli, domine d'une sympathie humaine qui est belle en soi et qui vivifie son grand talent, voudrait borner cet art a nous donner de notre race et de nos contemporains, une serie d'effigies caracteristiques, propre a nous les faire connaitre intimement et par consequent aimer, admirer, ou hair et ridiculiser. Etant donne que toute oeuvre d'art ne vaut que par l'emotion qu'elle produit, ce peintre desire exciter la sympathie de ses spectateurs par l'exactitude minutieuse et il faut le dire, magistrale, avec laquelle il reproduit ses types; par leur choix generalement excellent et notable; par leurs occupations et manieres d'etre parfaitement appropriees a leur exterieur; en d'autres termes, par sa penetration dans une serie de caracteres, d'ames, de natures humaines; et par sa faculte de nous les faire penetrer, de nous les reveler. Son art aboutit a la connaissance passionnee, sympathique ou antipathique, d'une portion representative de l'humanite de ce temps. C'est la, croyons-nous, un expose impartial et exact de ses tendances et de ce qu'il accomplit. Mais ces tendances et ces resultats sont-ils par excellence ceux que doit poursuivre l'art pictural? Nous ne le pensons pas. NOTES: [Note 17: _Vie Moderne_, 13 novembre 1886.] TABLE DES MATIERES I.--Flaubert II.--Zola avec P.S. III.--Hugo IV.--Goncourt avec P.S. V.--Huysmans VI.--La _Course a la Mort_ VII.--Panurge VIII.--A propos d'une lettre de M. Raffaelli End of Project Gutenberg's Quelques ecrivains francais, by Emile Hennequin *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK QUELQUES ECRIVAINS FRANCAIS *** ***** This file should be named 12289.txt or 12289.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/2/8/12289/ Produced by Tonya Allen, Wilelmina Malliere and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr., Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. https://www.gutenberg.org/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. The path is based on the etext number (which is identical to the filename). The path to the file is made up of single digits corresponding to all but the last digit in the filename. For example an eBook of filename 10234 would be found at: https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 or filename 24689 would be found at: https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 An alternative method of locating eBooks: https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL