Project Gutenberg's Les Pardaillan--Tome 03, La Fausta, by Michel Zevaco This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Les Pardaillan--Tome 03, La Fausta Author: Michel Zevaco Release Date: September 6, 2004 [EBook #13383] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FAUSTA *** Produced by Renald Levesque MICHEL ZEVACO LES PARDAILLAN La Fausta PROLOGUE DECOR: une nuit de printemps parfumee, mysterieuse et pure. Le parvis de Notre-Dame. La cathedrale accroupie dans l'ombre comme un sphinx et, a l'autre bout, un seigneurial hotel a facade severe. Au balcon gothique, sous la caresse des clartes astrales, une blanche apparition de charme et de grace. Palpitante et radieuse, elle suit des yeux, dans l'obscurite bleuatre, un elegant et fier gentilhomme qui s'eloigne. Cette jeune fille, c'est Leonore, l'unique enfant du baron de Montaigues qui, depuis la tragique journee de la Saint-Barthelemy ou le vieux huguenot fut supplicie,--aveugle des deux yeux!--lui prodigue d'inepuisables consolations. Et ce seigneur, a qui elle jette l'adieu passionne de ses baisers, c'est le fastueux et noble duc Jean de Kervilliers. Son amant! Lentement, a regret, lorsqu'il a disparu, elle rentre dans cette chambre ou ses rendez-vous nocturnes s'ecoulent aussi rapides que les irreelles minutes d'un songe eblouissant et ou, il y a une heure, ici meme, suspendue au cou de Jean, elle a murmure le plus emouvant et le plus redoutable des aveux... Elle va etre mere! Comme elle a tremble alors! car pour le baron de Montaigues, ce pere qu'elle adore, quelle agonie de honte! A son premier mot, Kervilliers est devenu livide de bonheur sans doute; car il l'a enlacee d'une plus ardente etreinte et a balbutie de formelles assurances; le vieillard ne saura pas. La faute reparee a temps sera ignoree de tous. Demain, lui, Jean, parlera! Demain, elle sera sa fiancee! Dans peu de jours sa femme! Tout a coup, un fracas retentit! Une vitre du balcon a saute, une pierre enveloppee d'un papier roule sur le tapis! Leonore demeure d'abord immobile de stupeur et d'effroi... Ce papier alors, la fascine et l'attire. Un billet? Elle se baisse, le saisit, hesite et... elle le deplie C'en est fait d'un trait elle l'a parcouru! Alors elle palit. Son coeur se serre, une plainte d'infinie detresse expire sur ses levres. Qu'a-t-elle lu?... Voici: _Monseigneur l'eveque prince Farnese, qui demain celebrera la Paque dans Notre-Dame, est le seul qui puisse vous dire pourquoi Jean, duc de Kervilliers, ne vous epousera jamais... jamais!_ Qui a jete la pierre? Un jaloux d'amour? Un ennemi de race? Qu'importe! Et pendant que cet etre, quel qu'il soit, ecoute et regarde, pendant que la fille de Montaigues se debat, aux prises avec le desespoir le duc de Kervilliers rentre chez lui, tombe a genoux devant un portrait de Leonore et sanglote: "Qu'a-t-elle dit? qu'elle va etre mere? J'ai bien entendu?... Perdue! oh! perdue!... Et moi! Ah! miserable! pourquoi n'ai-je pas fui quand cette passion m'a mordu au coeur? Que faire?... Fuir! Fuir honteusement..." Au coup de la grand-messe de ce dimanche de Paques 1573, Leonore entre dans cette cathedrale dont, fille de huguenots, elle n'a jamais franchi le seuil. Ce sont des heures d'inoubliables tortures qu'elle vient de vivre. Mille suppositions affolantes ont traverse son esprit. Jean est-il marie a une autre? L'eveque va lui repondre! Dans l'eglise, elle s'arrete, defaillante, consciente a peine de ce qu'elle fait. La-bas, tout au fond, dans la splendeur des cierges, couvert d'or, le prince Farnese, legat du pape, entonne le _Kyrie_. Leonore se met en marche. Par de lents efforts, elle se fraie un passage. Mais, quand enfin elle atteint le choeur, elle est sans forces. Dix pas, au plus, la separent du prince-eveque. Tourne vers le tabernacle, il officie, en des poses empreintes d'une solennelle dignite. Et, maintenant, Leonore a peur. L'approche de l'horrible realite l'epouvante. Elle se raccroche a son reve d'amour, elle veut garder une illusion quelques minutes encore... Soudain la sonnette resonne pour l'elevation! Mgr Farnese a saisi l'ostensoir, et, flamboyant de sa majeste, il se retourne... Une terrible secousse ebranle Leonore des pieds a la tete. Cet eveque!... Cette flamme des yeux!... Cette eclatante beaute!... Elle les connait!... Cet eveque!... Non! l'hallucination est par trop insensee! Il faut qu'elle s'assure, qu'elle voie de pres! Hagarde, rapide, elle franchit la grille, s'elance... et alors!... Pantelante, elle monte les degres de l'autel! Ses deux mains convulsives s'abattent sur les epaules de l'eveque foudroye, et un lamentable cri dechire le silence: "Puissances du Ciel! Jean! mon amant! C'est toi!" Et Leonore inanimee tombe en travers des marches, aux pieds de l'eveque petrifie, blanc comme un marbre. Une tempete de rumeurs se dechaine. Sacrilege! On accourt. On se precipite sur Leonore, on la saisit. Et, tandis qu'on l'entraine, qu'on l'emporte, qu'on la jette au fond d'un cachot, le prince Farnese, duc de Kervilliers, l'eveque, l'amant, rugit dans sa conscience: "Damne! Maudit! Je suis maudit!" Sur la place de Greve, dans la brumeuse matinee de novembre, un flot humain houle et roule autour d'un echafaudage de poutres grossieres. Contre le poteau central est assis un geant silencieux: c'est maitre Claude... le bourreau! Ce sinistre squelette de madriers, c'est le gibet! Et ce peuple accouru des quatre horizons de Paris est la pour voir mourir Leonore, condamnee pour mensonge diabolique et calomnie heresiarque envers l'eveque. Le jour meme ou Leonore a ete arretee dans Notre-Dame, le baron de Montaigues, son pere, s'est tue d'un coup de dague au coeur. Quant a l'accusee, a toutes les questions elle a repondu par des regards sans vie. Neuf heures sonnent. Le glas tinte. On entend le _De Profundis_: c'est le cortege. Les moines, les confreries, les penitents qui psalmodient, le medecin-jure, les gens du guet, le grand prevot... Puis, soutenue par deux pretres, les cheveux epars, les pieds nus, la tete renversee sur l'epaule, c'est Leonore! Et, derriere elle, entoure d'inquisiteurs qui le surveillent, morne, vieilli, decompose, marchant tout eveille dans un reve funebre lui! l'amant!... Ordre implacable venu du Saint-Office de Rome: il faut que sa presence et son indifference prouvent au monde que l'heretique a menti en accusant un eveque au pied meme du trone de Dieu! Soudain, tout s'immobilise dans un effrayant silence: le grand prevot fait le signe fatal! Le bourreau s'avance. Sa large main tombe sur l'epaule nue de la condamnee. L'instant est atroce... A cette supreme seconde, Leonore a un spasme qui l'arrache a la monstrueuse etreinte... Et, coup sur coup, deux clameurs breves, stridentes, font explosion sur ses levres crispees!... Cette femme qui va mourir, la, sous la corde qui se balance, elle se debat dans les douleurs de l'enfantement! Le bourreau recule! Le medecin-jure s'elance, tandis qu'une rafale de fremissements balaie la Greve! Et, lorsqu'il se releve enfin, le peuple, aux cotes de Leonore prostree, inerte, evanouie, apercoit un tout petit etre qui vagit... "Une fille! c'est une fille!" crie une femme. La foule, tout autour de cette nouvelle-nee si faible, si seule, demeure un instant pantelante. Puis, brusquement, la pitie deborde, eclate et gronde. On supplie, on menace, on crie grace et misericorde pour la mere! Le grand prevot hesite... puis, convaincu par l'immense compassion du peuple, il jette un ordre: la condamnee a vie sauve. Leonore, sans connaissance, est emportee sur une civiere, et l'enfant... L'enfant demeure! La condamnee n'a pas le droit de nourrir sa fille en prison! L'innocente creature est abandonnee a la merci publique: une heure durant, elle sera exposee ou elle est nee: sous le gibet! Pauvre toute-petite qui attend qu'on lui fasse la charite d'une mere. Et Farnese! Jean de Kervilliers! Le pere. Il est la, haletant, la sueur aux cheveux, devorant des yeux cette chair de sa chair, courbe, enchaine par l'effroyable obeissance a d'effroyables ordres superieurs. Il veut prendre son enfant, l'emporter... il ne doit pas! Il ne peut pas! Quoi! la mere a ete graciee... et sa fille va donc mourir la! Non! oh! non... car voici quelqu'un, enfin!... quelqu'un qui s'approche d'elle, se penche, se baisse avec un sourire tout mouille de pleurs... Et. avec des precautions delicates et tendres, ce quelqu'un enveloppe la frele abandonnee dans un pan de son manteau. Puis, tandis que l'eveque brise, contenu par les inquisiteurs, eclate en sanglots et tend les bras, l'homme lentement s'en va... emportant la fille du prince Farnese... Et cet homme... c'est le bourreau!... I VIOLETTA Le matin du 12 mai 1588, six gentilshommes montaient a fond de train les hauteurs de Chaillot. Sur le sommet, leur chef s'arreta. Pale de desespoir, il se retourna vers Paris qu'il contempla longuement. Un rauque sanglot dechira sa gorge. Il se raidit, et hurla ces paroles qu'emporta le souffle du vent: "Ville ingrate! Ville deloyale! Toi que j'ai aimee plus que ma propre femme! Tremble, car je ne rentrerai dans tes murs que par la breche!" A cet instant, deux cavaliers apparurent: l'un paraissant avoir depasse la trentaine, admirable de vigueur, avec une de ces, physionomies audacieuses et railleuses, glaciales et geniales, qui laissent d'ineffacables impressions; l'autre dix-huit ans, svelte, gracieux, merveilleux de beaute. Les cinq fideles qui entouraient le fugitif, voyant s'arreter ces deux inconnus, chercherent a l'entrainer. Mais lui, levant les bras au ciel, cria: --Malediction sur moi! Tout m'abandonne. Oh! qui donc a present voudra me prendre en pitie? --Moi! repondit une voix sonore. Le fugitif vit le plus jeune des deux etrangers qui s'avancait... Alors une terreur subite s'empara de lui: --Toi! Toi! Charles! Mon frere, es-tu donc sorti du tombeau pour m'accabler? --Vous vous trompez, repondit l'inconnu. Je ne suis pas celui qu'evoque votre remords, je ne suis pas Charles IX. Je suis son fils. Je suis Charles, duc d'Angouleme. --Ah! gronda le fugitif, c'est toi l'enfant de Marie Touchet et de Charles! C'est toi le batard d'Angouleme! Que viens-tu demander a Henri III, roi de France? --Je vais vous le dire. J'ai quitte Orleans pour vous parler en face! Il y a huit jours, Sire, j'ai atteint ma majorite. Ce jour-la, ma mere m'a conduit dans sa chambre et a decouvert un portrait que j'avais toujours vu voile d'un crepe: j'ai reconnu Charles IX. Alors ma mere s'est agenouillee. Elle m'a raconte comment etait mort l'homme qu'elle avait adore. J'ai su l'effroyable agonie de mon pere! Et je suis parti pour dire au duc de Guise: Traitre et rebelle, qu'as-tu fait de ton roi? Je suis parti pour crier a Catherine de Medicis: Mere infame! mere sans entrailles, qu'as-tu fait de ton fils? Je suis parti pour trouver Henri de Valois, roi de France, et lui crier: Qu'as-tu fait de ton frere?... A cette derniere apostrophe, le roi, d'une violente saccade, fit reculer son cheval; puis il s'affaissa sur lui-meme, secoue d'un tremblement mortel. Une clameur alors eclata parmi les cinq gentilshommes. En meme temps, ils degainerent... A cet instant, le compagnon du duc d'Angouleme bondit au milieu du groupe furieux, tira une longue rapiere et, tres calme: --Messieurs, dit-il, ceci est une affaire intime. Laissez l'oncle et le neveu s'expliquer, ou bien je croirai que vous etes de la famille. Et, dans ce cas, je serai force de croire que j'en suis aussi, moi! Les epees allaient s'entrechoquer, lorsque le roi fit un signe imperieux. Les gentilshommes s'arreterent: --On se retrouvera!... si toutefois monsieur ne cache pas son nom! gronderent-ils. --Messieurs, dit froidement l'etranger, je m'appelle le chevalier de Pardaillan! Le chevalier ne parut pas avoir remarque le prodigieux effet produit par son nom. Il se retira a l'ecart, comme si cette scene violente eut cesse de l'interesser. Il se mit a examiner une troupe de cavalerie qui, sortant de Paris, s'approchait de Chaillot, sans trop de hate, d'ailleurs. Le duc d'Angouleme n'avait pas bouge. Sombre comme une figure de remords, Henri III se tourna vers lui. --Jeune homme, dit-il, il manquait a mon malheur de vous rencontrer sur le chemin de l'exil. Priez le Ciel qu'au jour ou je remonterai sur mon trone je puisse oublier que vous avez insulte a ma misere! --Ce jour-la, vous me verrez me dresser sur les marches de ce trone! Je vous arracherai votre manteau royal! Jusque-la, je ne puis vous hair; vous n'avez droit qu'a ma pitie! Paris vous chasse; vous n'etes plus qu'un fantome de roi que hante le fantome d'une victime. Allez donc, Sire! car voici qu'on se met a votre poursuite... Regardez!... Jusqu'a ce que vous soyez redevenu roi de France, le fils de Charles IX vous fait grace! Henri III, bleme de rage, voulut balbutier quelques mots qui se perdirent dans un sanglot. Mais ses fideles, apercevant le gros des cavaliers qui sortait de Paris, saisirent son cheval et l'entrainerent. Charles d'Angouleme demeura songeur, les yeux fixes sur Paris. Que se passait-il dans cette ame? Pourquoi ce jeune homme ne suivait-il pas d'un dernier regard de haine le roi a qui il venait de jeter de tels defis? Peu a peu, par degre, les derniers reflets de sentiments violents qui venaient de l'agiter s'eteignirent sur son visage qui s'eclaira alors d'un sourire tres doux. D'une voix d'extase, il murmura: "Paris!... Oui, je viens y chercher la vengeance... mais je viens y chercher aussi l'amour!... Paris! C'est la que je vais te retrouver, chere inconnue qui emporta mon ame. Violetta... douce violette d'amour. A ce moment, le chevalier de Pardaillan s'approcha de lui et ie toucha a l'epaule. D'un geste large, il enveloppa Paris. Et, regardant le fils de Charles IX dans les yeux: --Un trone a prendre, monseigneur!... prononca-t-il. Charles d'Angouleme eut le tressaillement du reveur qu'on arrache au plus doux songe; et il balbutia: --Pardaillan! Pardaillan! que dites-vous? --Je dis simplement qu'Henri de Valois n'est plus roi de France, qu'Henri de Guise n'est encore que roi de Paris, qu'Henri de Navarre jette par ici son regard de faucon qui cherche une proie, je dis que cela fait trois hommes pour la meme couronne... et que, cette couronne, il serait beau qu'elle puisse me servir en la posant sur votre tete, a payer ma dette de reconnaissance a votre mere! A ces mots, Pardaillan se lanca sur un sentier qui courait autour de Paris et traversait les hameaux du Roule et de Monceaux pour aboutir au village de Montmartre. "Violetta! murmura le jeune homme, que n'ai-je, en effet un trone a t'offrir!..." Et palpant ebloui de ce qu'il entrevoyait des lors, Charles d'Angouleme se jeta a la suite de son compagnon au moment ou le gros des cavaliers qui etaient sortis de Paris montait les pentes de Chaillot. Celui qui marchait en tete de ces poursuivants etait un homme de trente-huit ans, magnifique de costume et de taille, beau de visage, hautain de geste, sombre de physionomie, le front balafre par l'entaille d'une ancienne blessure: c'etait Henri de Lorraine duc de Guise. --Messieurs, dit-il en s'arretant, le roi est deja loin. Il nous faut renoncer a l'espoir de le ramener a ses sujets... --Dites un mot, fit un gentilhomme pres de lui, donnez-moi dix bons chevaux, et je le ramene vif... ou mort! --Maurevert, es-tu fou? dit le duc sur le meme ton. Laissons fuir! Hola, quelle est cette figure d'enfer? A ce moment, en effet, debouchait sur la hauteur une longue et lourde voiture a demi detraquee, poussiereuse, trainee par un squelette de cheval... Et, pres de la bete poussive, marchait d'un pas de spectre une bohemienne masquee de rouge, portant avec une etrange noblesse son costume bariole sur lequel retombaient ses cheveux d'un blond magnifique. --Qui es-tu? demanda le duc de Guise en poussant vers elle son cheval. La bohemienne s'arreta. Mais elle ne dit pas un mot. --Par le Ciel! s'ecria le duc, je crois que cette gitane se moque... Il n'acheva pas: a cette seconde, de l'interieur de cette chose innommable qu'etait la voiture, s'echappait une melodie: une voix d'une incomparable purete chantait doucement. Le duc de Guise, soudain pali, fremissant, ecoutait a demi penche, sous le charme: --Oh! cette voix! C'est la sienne! C'est elle!... Un homme, a cet instant, s'elanca de la voiture et se courba en une pose de respect exorbitant et ironique. --Le bohemien Belgodere! murmura Henri de Guise. Et cherchant a cacher la violente emotion qui l'etreignait: --Dis-moi, boheme: quelle est cette femme masquee, plus silencieuse que la nuit, plus mysterieuse que la tombe?... --Excusez-la, monseigneur! C'est Saizuma, une pauvre folle que j'ai recueillie un jour quelle sortait de prison; sa folie, c'est d'avoir le visage toujours couvert, afin, dit-elle, qu'on ne puisse voir sa honte... quant a moi, d'ou je viens, monseigneur? Du bout du monde! Ou je vais? A Paris, centre du monde! Qui je suis? Belgodere, premier et dernier du nom bateleur, jongleur, avaleur de sabre et bon a tout metier Vous faut-il le spectacle? --Il suffit, boheme!... Dis-moi, n'etais-tu pas a Orleans il v a trois mois? --J'y etais, monseigneur! fit Belgodere qui dissimula un sourire. J'y etais avec toute ma troupe y compris la merveille des merveilles, la chanteuse Violetta qui charme jusqu'aux princes! Monseigneur va la voir! Violetta! Violetta mia! Ah! la voila. Une jeune fille de quinze ans apparut, toute tremblante, sur le devant de la voiture: --Me voici, maitre... me voici!... Un murmure d'admiration parcourut les cinquante cavaliers. Le duc demeura ebloui. "Oui, c'est elle! fit-il en lui-meme. J'eprouve le meme trouble que lorsque je la vis pour la premiere fois. Par les saints! Qu'ai-je donc a m'emouvoir ainsi!... Cette fille de boheme sera a moi, je le veux!" Ah! C'est que cette fille de boheme etait vraiment une merveille. Voyant ces etrangers qui fixaient sur elle des yeux etincelants, elle baissa la tete. Alors son regard rencontra celui du duc de Guise, et un geste de terreur lui echappa. Elle se recula, s'effaca derriere les rideaux de cuir et courut a une femme qui, etendue sur un matelas, la tete pres d'une petite fenetre ouverte au ras du plancher, livide comme une mourante, respirait peniblement. --Mere! Mere! murmura Violetta, l'homme d'Orleans! Il est la! Oh! j'ai peur! Le malheur rode autour de moi! Et ce mot de mere semblait inexact, de cette fille exquise a cette femme aux traits communs quoique pleins de bonte, a peine affines par la phtisie. --Pauvre enfant! rala-t-elle... bientot... je n'y serai plus... Puisse le Ciel... te faire rencontrer... un sauveur... Espere, Violetta... ce jeune homme... qui n'osa jamais t'adresser la parole... je crois avoir lu dans son ame... il t'aime!... --Violetta! Violetta! hurlait le bohemien. Attends! je vais te chercher... --Laisse cette enfant tranquille, ordonna le duc de Guise en se baissant vers Belgodere. Et ecoute-moi. Prends cette bourse, elle contient dix ducats d'or. Dix bourses pareilles, tu entends, si tu executes fidelement tout ce que quelqu'un viendra te dire de ma part. Belgodere s'inclina jusqu'a terre. Quand il se releva, il vit le duc qui, s'etant mis a la tete de ses cavaliers, reprenait au grand trot le chemin de Paris... Alors, il se redressa de toute sa hauteur, jeta un coup d'oeil oblique sur la voiture ou avait disparu Violetta, et gronda: "Je tiens ma vengeance!" II LA PLACE DE GREVE Au fond d'une vaste salle aux majestueuses tentures, aux meubles solennels, dans l'ombre d'un dais de soie brochee d'or, immobile en un fauteuil d'ebene precieusement sculpte, se tenait une femme. Un etre de beaute prodigieuse, eblouissante et fatale: peut-etre une sainte extatique, ou peut-etre une etincelante magicienne, ou peut-etre une somptueuse courtisane orientale. Un homme entra: opulent et severe costume de cavalier tout en velours noir, figure livide, petrifiee lentement par une douleur qui ne pardonne jamais. 11 s'arreta devant la splendide inconnue et flechit le genou. Elle ne parut pas etonnee de cet hommage royal ou religieux et tendit le bras vers une large fenetre ouverte. Le gentilhomme se redressa. L'inconnue, alors, parla. Et aucune epithete ne pourrait traduire la force de sa voix. --Cardinal, dit-elle, je viens de vous donner un ordre. Le cavalier frissonna; et, humblement, comme s'il n'y eut rien eu dans ces paroles d'exorbitant, de stupefiant, de fabuleux, cet homme a cette femme repondit: --J'obeis a Votre Saintete... --Cardinal, reprit-elle sans un tressaillement, vous venez de prononcer un mot terrible. N'oubliez pas que si, dans Rome, je suis celle que vous dites, l'heritiere de la souverainete pontificale de Jeanne, la chevaliere de la grande tradition, ici, dans Paris, je ne suis que la descendante de Lucrece Borgia: la princesse Fausta!... Le gentilhomme a qui elle donnait le titre de cardinal, bien qu'il ne portat pas l'habit religieux et fut arme d'une epee, cet homme qui pourtant semblait cuirasse par l'orgueil des vieilles races, se courba dans une attitude d'obeissance; puis, avec desespoir, il marcha a la fenetre, et, glace par une secrete horreur, s'y appuya, domina la place... C'etait le lendemain de la journee des Barricades. Et Paris, qui venait de chasser son roi, Paris tout herisse, Paris fumant encore des arquebusades de la veille, fetait la violette et la rose; car, de tout temps, Paris adora l'emeute et les fleurs, grondement et sourire de sa rue. Ensoleillee, bruyante, la Greve, en cette radieuse matinee du grand marche annuel de mai, presentait un indescriptible mouvement de lignes et de couleurs, fouillis de promeneuses en atours, de mendiants en guenilles. Sans doute le cardinal, qui planait sur cette feerie de joie, etait descendu dans les tenebres de son passe, evoquant quelques souvenirs effrayants, car il haletait. Mais sous ses yeux, soudain, aux deux extremites de la place, un double mouvement de foule le fit tressaillir. Sur sa droite, c'etait une fantastique guimbarde que l'imagination surmenee d'une Callot eut donnee pour carrosse a ses equipes de sacripants: le vehicule de Belgodere qui, au pas branlant de sa haridelle fourbue, faisait son entree sur la Greve. Sur sa gauche, c'etait un groupe de jeunes seigneurs cuirasses de buffle, l'epee de guerre aux flancs. Et, au milieu d'eux, les depassant de la tete, plus magnifique et plus sombre encore que la veille sur le plateau de Chaillot, pensif et formidable, le Balafre, le duc Henri de Guise, le roi de Paris! Le redoutable capitaine semblait ne rien voir autour de lui, ni ce respect mele de terreur qui courbait les tetes sur son passage, ni l'angoisse de cette multitude. Il ne voyait que la bohemienne Saizuma qui, une main sur la bride du cheval, s'avancait, lentement, enigme vivante; et, pres d'elle. Belgodere qui vociferait. Du haut de la fenetre, le cardinal avait vu Guise marchant vers Belgodere. Sans quitter son poste, il se tourna alors vers le fauteuil d'ebene, et dit: --Ils sont venus!... La mysterieuse inconnue qui s'appelait princesse Fausta se leva et, d'un pas de deesse, s'approcha: --Violetta! Violetta! clamait a ce moment Belgodere en apercevant le duc de Guise qui venait a lui. L'enfant, pareille a un rayonnement d'aurore, apparut sur le devant de la charrette, ses longs cheveux blonds epars sur ses epaules de neige, timide, craintive, effarouchee. La princesse Fausta darda un regard ou couvait une flamme d'incendie, sur cette vision de charme intense et pur qu'etait Violetta. --Henri, murmura-t-elle, Henri de Guise, tu m'appartiens! Tu seras roi parce que je veux etre reine! Maitresse de la France et de l'Italie, Henri, perisse donc tout ce qui t'empeche de m'aimer... moi, moi seule! Perisse Catherine de Cleves, ta femme! Perisse cette Violetta que tu adores! Et d'une voix breve, soudain devenue metallique et dure: --Cardinal, voici l'heure d'agir... Voyez cet homme sur qui reposent d'immenses esperances. Croyez-vous qu'il pense a ce trone qu'il touche grace a nous? Depuis trois mois, depuis qu'a Orleans il a vu une pauvre fille de Boheme dont il porte partout l'image, Guise hesite: il nous echappe et il est perdu pour nous... si je ne lui arrache du coeur la racine meme de cette passion! Le cardinal regarda l'adorable enfant, et murmura: --Pauvre innocente! --La pitie est un crime souvent, une faiblesse toujours, dit la princesse Fausta, glaciale. Descendez, cardinal, et faites en sorte que le boheme Belgodere m'amene cette petite en mon palais de la Cite... Sans doute, le cardinal savait quelle effroyable sentence cachait cet ordre, car il baissa la tete, et balbutia: --Frappez donc, puisque la mort de cette infortunee creature est necessaire! Mais epargnez-moi l'affreuse besogne de vous la livrer! --Cardinal, reprit-elle avec une terrible froideur, vous previendrez maitre Claude. --Le bourreau! haleta le cardinal. Ne me condamnez pas au hideux supplice de revoir l'homme qui m'arracha l'ame en me volant et en laissant mourir ma... --Silence, cardinal Farnese!... Il y eut cette fois un tel grondement de tonnerre dans l'accent de la princesse que l'homme chancela, haletant, ebloui, dompte. Alors, calmee, soudainement paisible: --Ce sera pour ce soir dix heures. Allez, cardinal. Agissez. Et faites tenir cette lettre au duc de Guise. Le gentilhomme saisit le pli, puis, plus morne encore, il sortit et descendit en ralant au fond de son coeur: --Ah! la malediction pese sur moi, toujours!... Sur la Greve, a travers la foule qui formait cercle, le visage redevenu rigide, il marcha vers Belgodere, Sur l'avant de la voiture attendait Violetta, tremblante. A ce moment, le duc de Guise se penchait vers le sacripant et murmurait: --Tout a l'heure, un gentilhomme t'apportera mes ordres. Execute-les, si tu ne veux avoir les os rompus! --Je suis pret, monseigneur. Ordonnez! --Alors, a toi les ducats... a moi la fille!... Et maintenant fais-la chanter afin que ma presence ait ici un pretexte. --A l'instant meme, Violetta! Violetta! La jeune fille tressaillit, arrachee a un reve d'extase. Au loin, du fond de la place, un jeune seigneur s'avancait, les yeux fixes sur elle. Leur double regard se cherchait, se croisait. Et ce gentilhomme, tout radieux, de sa jeunesse et de son amour, c'etait le fils du roi Charles IX, le duc d'Angouleme! --Violetta! vocifera Belgodere. Un cri terrible l'interrompit... Un cri d'agonie ou d'epouvante, qui jaillissait de la roulotte. --Ma mere! ma mere se meurt! L'agonisante, celle que Violetta appelait sa mere, les mains crispees, tenait son visage colle a la petite fenetre, comme fascinee par une effroyable apparition... --Ma mere! ma mere! sanglota Violetta. --Messeigneurs! criait dehors Belgodere, un instant de patience, et je vous ramene la chanteuse. En attendant, la celebre Saizuma va vous dire la bonne aventure! Saizuma demeurait immobile. Ses yeux flamboyants, du masque rouge, se rivaient sur le cardinal Farnese... Le cardinal avait vu cette femme... Et tous les deux se regardaient. La femme agonisante tourna vers Violetta, que Belgodere injuriait, un visage empreint d'une immense pitie: --Violetta, je vais mourir. Il faut que tu saches... Je ne suis pas ta mere... --Oh! sanglota la jeune fille eperdue, c'est un affreux vertige qui vous saisit. Revenez a vous, mere! --Je ne suis pas ta mere!... Et ton pere, Violetta, tu crois que ce fut maitre Claude? Eh bien, maitre Claude n'est pas ton pere!... Ta mere, je ne sais ou elle est... Mais ton pere. Violetta?... ton pere!... veux-tu le connaitre?... Veux-tu le voir?... Eh bien... tiens.... regarde!... Dans une effrayante convulsion, la mourante essaya de designer l'homme sur qui elle dardait son regard... --Saints et anges! balbutia Violetta eperdue, prenez pitie de ma mere! A cet instant, une sauvage imprecation eclata sur cette scene poignante, et Belgodere apparut, ramasse sur lui-meme. Il se jeta sur la jeune fille, l'empoigna par les deux epaules, et, d'un geste furieux, la remit debout. --Dehors! gronda-t-il. Au travail, la chanteuse! --Regarde! cria l'agonisante. Et souviens-toi!... --Enfer! vocifera le bohemien. Voici la Simonne qui s'en mele maintenant! Attends un peu, toi! Alors, il se rua sur celle qu'il appelait la Simonne: sur la mourante! Il la renversa sur la couchette et lui plaqua une de ses formidables mains sur la bouche, l'autre sur la gorge... La Simonne se debattit deux secondes... Soudain, elle eut un bref soupir et elle se tint immobile, tandis que son bras decharne, tendu vers la fenetre, semblait montrer encore l'homme dans la foule... L'envoye de Fausta! Le prince Farnese! L'amant de Leonore de Montaigues!... Le pere de Violetta! L'enfant, rudement poussee, etait tombee; elle n'avait rien vu de la hideuse tragedie. Lorsqu'elle se releva, deja, le sacripant, debout, sombre, etonne de son crime, grommelait: --J'ai serre un peu fort, peut-etre! Et puis, je n'ai rien tue, moi! La mort etait la, qui rodait, je l'ai aidee... Le premier regard de Violetta fut pour la Simonne, blanche comme cire. --Morte! rala-t-elle. Ma mere est morte!... --Et moi, je te dis qu'elle dort! ricana Belgodere. Dehors, la chanteuse, dehors! Au travail. Violetta s'abattit sur ses genoux et se prit a sangloter: --O pauvre, pauvre maman Simonne, vous n'etes donc plus! Vous abandonnez donc votre petite Violetta! Mere, vous ne me prendrez donc plus dans vos bras? A ce moment, la bohemienne Saizuma apparut a l'entree de la roulotte et, sans paraitre voir Belgodere, ni Violetta, ni la morte, alla s'asseoir dans le fond. Alors, un long frisson l'agita, et elle murmura: --Pourquoi cet homme m'a-t-il regardee?... Pourquoi l'ai-je regarde, moi?... Au fond de quel enfer ai-je deja eprouve la brulure de ses yeux noirs? Oh! dechirer ce voile funebre qui recouvre ma pensee! D'un geste de folie, elle pressa son front a deux mains; et, comme si son masque lui eut pese, elle le denoua, son visage fut visible! Etrange, avec ses traits qui paraissaient petrifies, ses yeux sans vie ou brulait seulement la flamme d'un insondable desespoir, ce visage gardait une beaute avec on ne savait quoi de tragique, de mysterieux, d'infiniment doux et d'inconcevable... Violetta sanglotait doucement, les levres collees sur la main glacee de celle qu'elle nommait sa mere. Belgodere allait et venait, machonnait de sourds jurons, stupefait de sa propre hesitation. Brusquement, il decrocha la guitare dont Violetta s'accompagnait d'habitude et grommela: --En voila assez! Si tu pleures tant, tu ne pourras plus chanter. Allons, la chanteuse, on t'attend! Des seigneurs, des ducs, des princes: noble compagnie, bonne recolte! Violetta se releva, et, revoltee: --Chanter! rala-t-elle. Chanter quand ma mere morte est la encore! Oh! tuez-moi plutot! --Ecoute bien, la chanteuse! Je ne te tuerai pas... car on t'attend... des princes, des ducs, te dis-je! Seulement choisis: ou tu vas prendre ta guitare et faire entendre ta jolie voix, ou je me mets a fouetter... ta mere!... En meme temps, le bandit saisit un fouet a chien... Violetta jeta un cri d'epouvante. Elle jeta autour d'elle un regard de douleur et de desespoir... et ce regard s'arreta sur la morte!... La jeune fille courut a la bohemienne, lui saisit les deux mains, et, d'une voix etranglee: --Madame! Madame! Defendez-la, protegez-la, souvenez-vous qu'elle vous a soignee! Oh! elle ne m'entend pas! allez-vous laisser frapper une morte?... Ma mere... --Qui parle ici de mere? dit la bohemienne, hagarde. Est-ce qu'il y a des meres! Est-ce qu'il y a des enfants!... --Pitie, madame! Cet homme vous ecoute et vous craint! Un mot! dites un mot! --Attention! hurla Belgodere. Decide-toi! --Oh! cria Violetta, se tordant les bras, vous n'avez pas de coeur, bohemienne! --Pas de coeur! dit sourdement Saizuma. Il est perdu, mon coeur... Il est reste la-bas... dans l'immense eglise... Jeune fille, prends garde a l'eveque voleur de coeurs!... --Miserable folle! sanglota l'enfant. Tu ne veux rien faire pour ma mere! Eh bien, ecoute a ton tour! Moi, la fille, je te maudis! Entends-tu? Maudite sois-tu! par moi!... Saizuma eclata de rire!... Et, lentement, elle remit son masque rouge sur son visage... Violetta se tourna vers le bohemien au moment ou il laissait retomber le fouet... Elle bondit... Ce fut elle qui recut le coup sur ses epaules... --Grace, Belgodere! Je t'obeirai... J'irai chanter!... --A la bonne heure! dit froidement le sacripant, qui tendit la guitare a l'enfant. Elle la saisit lentement, d'un mouvement de desespoir concentre et, le visage ruisselant de larmes, murmura: "Chanter!... Pres du corps de ma mere!... O ma pauvre maman, pardonne-moi ce sacrilege... Obeir!... Elle s'inclina rapidement, baisa la morte au front, et s'elanca au-dehors. Belgodere, lui jetant un regard de terrible joie, grinca entre ses dents: --Va, fille de bourreau! Guise t'attend! Demain, tu seras infame! Nul autre que moi ne le dira a ton pere!... Et, alors, il descendit les marches branlantes du petit escalier en hurlant: --Messeigneurs, voici la chanteuse! Place, manants! Place a l'illustre chanteuse Violetta! Et vous, monsieur Picouic! Et vous, monsieur Croasse! Faineants! Deux hercules, qui completaient la troupe de Belgodere, se mirent a distribuer au menu peuple force horions et bourrades, et, bientot, un grand cercle se forma, au centre duquel la pauvre creature accordait sa guitare sur laquelle tombaient des larmes silencieuses. A deux pas de la petite chanteuse, un groupe de gentilshommes, favoris de Guise, et, en avant d'eux, le duc, pale, agite, l'oeil rive sur cette enfant qui le faisait trembler... Sur sa gauche, le prince Farnese, sombre et muet; pres de la roulotte a laquelle s'appuyait le duc Charles d'Angouleme, plus tremblant, plus agite peut-etre qu'Henri de Guise... Et la-haut, a la fenetre, a demi cachee dans les rideaux, la princesse Fausta. Violetta ne voyait rien; son ame etait restee pres de la morte; ses yeux demeuraient baisses sur l'instrument; et ses doigts fins se mirent a voltiger sur les cordes; une ritournelle d'une grande douceur s'exhala dans l'air embaume par les eventaires du marche aux fleurs. Et sa voix d'or commenca une naive complainte d'amour... mais, des la premiere strophe, elle s'arreta, brisee par un sanglot... Le duc de Guise s'avanca vivement. --Vous pleurez? demanda-t-il d'une voix alteree. La chanteuse leva sur lui son regard noye de douleur. --Vous, balbutia-t-elle frissonnante. Laissez-moi! --Tu pleures, reprit le duc, haletant. Si tu voulais... jamais plus tu ne pleurerais... car, tu serais la plus fetee, la plus choyee dans Paris. Ecoute-moi, gronda-t-il avec plus de menacante ardeur, ne te recule pas ainsi... Par le Ciel! il faut que tu saches que je t'aime... il faut... A ce moment, comme Charles d'Angouleme, livide, la main a la garde de l'epee, s'avancait en fremissant, une eclatante fanfare de trompettes resonna sur la place de Greve... Des clameurs furieuses, aussitot, s'eleverent de la multitude qui reflua, tourbillonna... --Les gardes du roi! Les Suisses de Crillon! A mort!... A l'eau!... Ces gardes, c'etaient ceux qui, la veille, avaient essaye d'enlever les barricades elevees par le peuple!... Le duc de Guise s'elanca en poussant une imprecation. Ses gentilshommes le suivirent, l'epee a demi tiree... Le peuple, a la vue de ses ennemis de la veille, poussait des vociferations de rage... En un instant, la place, si paisible et joyeuse, fut remplie de hurlements, bousculades de bourgeois courant s'armer. --Aux armes! A mort les suppots d'Herode!... --A l'eau, les gardes! A l'eau, Crillon!... Et ce fut dans ce tumulte de prise d'armes, a cette minute ou les arquebusades allaient peut-etre recommencer, qu'eut lieu la premiere rencontre de Charles d'Angouleme et de Violetta... En voyant Guise se precipiter sur Crillon, Charles avait renfonce son epee et s'etait arrete pres de l'enfant... Ils etaient l'un devant l'autre, tous deux d'un charme intense dans la grande rumeur d'orage qui se dechainait. --De grace, dit-il doucement, ne craignez rien... Vous pleuriez... Est-ce que cet insolent gentilhomme... --Non! oh! non, dit-elle avec effroi. Je pleurais... voyez-vous... parce que... ma mere est morte!... Elle est la... toute seule!... Et nul ne se penche sur ce pauvre corps pour lui faire l'aumone d'une priere... --Votre mere est la... morte! fit Charles en palissant de pitie, comme il avait pali d'amour. Et vous, pauvre enfant, on vous forcait a chanter!... cela est horrible!... --Non! non! dit-elle en jetant un regard de terreur sur Belgodere qui rodait autour d'eux, en grondant. Je chantais... pour acheter des fleurs a ma mere... Charles prit une main de Violetta qui, a ce contact, tressaillit... Il la conduisit a la roulotte, la fit monter et entra lui-meme. Alors, il apercut le corps de la Simonne etendu sur sa couchette, et il s'inclina, la tete nue. --Veillez votre mere, dit-il avec une expression d'immense pitie. Et, quant a son cercueil, c'est moi qui le fleurirai, si vous daignez le permettre... Violetta leva sur lui un regard eperdu de reconnaissance... --Ce n'est ni le lieu ni l'heure de vous parler, dit alors Charles d'Angouleme. Mais, des maintenant, cessez de craindre quoi que ce soit... Il est impossible que vous demeuriez avec ces bohemiens... Demain matin, je viendrai parler au maitre de cette voiture... --Qui est tout pret a vous entendre, monseigneur, et a vous repondre, dit pres de Charles une voix ironique. Le jeune duc toisa le sacripant courbe devant lui. --Ou pourrai-je te parler, mon maitre? demanda-t-il. --Ici pres, monseigneur: rue de la Tissanderie, a l'auberge de l'Esperance. --C'est bien. Attends-moi donc des demain matin. Charles d'Angouleme jeta un dernier regard sur Violetta, prosternee, le visage dans les deux mains. A la vengeance, maintenant! murmura-t-il. O mon pere, regarde ce que va faire ton fils! Et il sortit, se dirigeant droit vers le duc de Guise!... Belgodere, les bras croises, ricanait: --Viens demain, oui, je t'attendrai de pied ferme, imbecile!... Demain!... Ou sera demain Violetta? Il haussa les epaules et descendit en grognant: --Il faut pourtant que j'aille prevenir qu'on me debarrasse du cadavre. Le plus tot sera le mieux. Aujourd'hui meme, tu seras partie, la Simonne. Bon voyage!... Et il allait s'elancer, lorsque au bas des marches il vit se dresser devant lui un homme vetu de velours noir, dont le visage livide semblait celui d'un mort. --C'est toi, demanda-t-il, qui es Belgodere, maitre de cette voiture? --Voila une infernale figure, songea le bohemien qui fremit malgre lui. Oui, mon gentilhomme, ajouta-t-il tout haut, je suis celui que vous dites. --C'est donc toi, reprit-il lentement, qui es le maitre de cette jeune chanteuse... Violetta? Belgodere. tressaillit, s'inclina plus profondement. --J'y suis! songea-t-il. C'est le gentilhomme que le duc de Guise devait m'envoyer pour me transmettre ses decisions! Ah! ah! je te tiens enfin, Claude! Tu vas savoir de mes nouvelles! Et des nouvelles de ta fille! Il se redressa, se drapa, et dit brusquement: --J'attends ce que vous avez a me communiquer. --Je te suis envoye par un puissant personnage. Cette enfant... cette Violetta... dit le gentilhomme sourdement. --Violetta et moi, nous sommes au service de celui qui vous envoie, dit Belgodere. Vos ordres? --Ecoute, il y a dans la Cite une maison delabree, presque en ruine. La porte est en fer, avec un marteau de bronze; c'est la... C'est la que ce soir, a neuf heures, tu devras amener cette jeune fille. --Ce soir! A neuf heures! On y sera, par l'enfer! Le gentilhomme noir demeura un instant abime dans une lointaine reverie. Puis, avec un tressaillement: --Cette femme masquee de rouge... qui etait la tout a l'heure... dis-moi, qui est-ce?... --Une bohemienne de ma tribu. Elle s'appelle Saizuma. Celui que le bohemien appelait une infernale figure se redressa. Il parut soulage de quelque secrete epouvante. Alors, il fit un signe d'adieu au bohemien. Puis tirant de son pourpoint la lettre que Fausta lui avait remise pour le duc de Guise, le prince Farnese se glissa parmi la multitude ou il disparut sans bruit. III PARDAILLAN Tandis que se decidait ainsi la destinee de Violetta dans ce rapide et sinistre entretien de Belgodere et du prince Farnese, Charles d'Angouleme marchait au duc de Guise. Le fils du roi Charles IX etait bouleverse d'une terrible colere. Lorsque Guise avait parle a voix basse a la jeune fille, il avait senti se lever dans son coeur un sentiment qui n'y etait pas encore: la haine d'amour, la plus implacable des haines... Ce fut les poings serres qu'il fonca dans les rangs presses de la multitude silencieuse, attentive aux gestes et aux paroles de Guise, son heros, son idole! Tout a coup, il se sentit saisi par le bras. Il se retourna vivement: --Le chevalier de Pardaillan! fit-il avec joie. --Oui, j'arrive a temps pour vous empecher de faire une folie! fit Pardaillan. Ou courez-vous de ce pas? Insulter monseigneur le duc?... Peste! vous etes gourmand... Ils sont ici une armee de guisards!... Il n'y avait qu'un homme au monde capable de tenir tete a dix mille bourgeois qui enragent du desir de massacrer n'importe quoi... Cet homme est mort, mon prince: c'etait mon pere. Tout en cherchant a etourdir Charles de ses paroles, Pardaillan essayait de l'entrainer hors de la foule. --Pardaillan, gronda le jeune duc d'un ton de desespoir concentre, je veux parler a cet homme. --Eh! par Pilate, la vie est bonne, au bout du compte! Je ne veux pas me faire egorger, moi!... Du moins, pas avant d'avoir dit ma facon, de penser a ce digne sire de Maurevert! Allons, venez, mordieu!... --Allez donc, Pardaillan! murmura Charles, des larmes de rage aux paupieres. Allez! Moi, je vais a Guise! Le chevalier jeta sur le jeune homme un regard ou il y avait comme une tendresse de grand frere. --Vous le voulez absolument! dit-il en saisissant une main de Charles. --Je hais Guise! Malheur a lui, puisque je le trouve sur mon chemin! --Amour! Amour! Folie et misere! grommela le chevalier. Tachons de sauver ce jeune fou! Allons donc, ajouta-t-il tout haut, puisque vous le voulez! Mais, vrai Dieu, la conversation va etre drole! Giboulee, ma bonne vieille rapiere, a toi la parole!... Pardaillan se haussa sur la pointe des pieds, embrassa d'un rapide regard circulaire la foule enorme qui les enveloppait et se mit en marche!... A coups de coude, il se fraya un passage. En quelques instants, le chevalier et son jeune compagnon atteignirent le premier rang, et ils virent alors le duc de Guise, le roi de Paris, qui, hautain, livide, se tenait devant Grillon, et hurlait quelques mots qui se perdaient dans une furieuse acclamation de la foule... La minute etait tragique... Voici ce qui venait de se passer: Crillon--celui-la meme que Charles IX, au siege de Saint-Jean-d'Angely, avait surnomme _le brave_--Crillon, brave et fidele jusqu'a la mort, venait d'apprendre qu'Henri III avait fui de Paris. Et il etait sorti de l'Hotel de Ville ou il etait renferme avec mille gardes et deux mille Suisses, pour rejoindre son roi! Guise venait d'accourir! D'un signe, il enchainait la foule idolatre et la muselait. Et, alors, le duc s'avancait au-devant de Crillon. Le vieux capitaine, trapu, le visage sanglant, arreta sa troupe, et, d'un geste rude, salua le duc. --Je vois avec plaisir, dit Guise sur un ton mordant, que Louis de Crillon ramene ses gardes a Sa Majeste... C'est donc au Louvre que vous vous rendez? --Vous faites erreur! C'est au roi que je me rends! eclata Crillon. --Prenez garde, capitaine! gronda le Balafre, vous avez deja commis une folle imprudence en sortant de l'Hotel de Ville! --Et vous voudriez m'en faire commettre une autre en m'y faisant rentrer! Le roi est hors de Paris, monsieur le duc: je sortirai de Paris! Le chemin est-il libre? --Il l'est pour tous les vrais fideles, eclata Guise. Et le roi... --Vive le roi! monsieur! hurla Crillon. Prenez garde vous-meme, monseigneur! Prenez garde a la forfaiture! Nous avons tous deux l'ordre du Saint-Esprit; en le recevant, nous avons jure fidelite au roi, notre grand maitre! Que faites-vous de votre serment? Un grondement de tonnerre roula sur la place de Greve demontee, agitee de furieuses vagues humaines. Guise, devenu affreusement pale, jetait autour de lui des ordres rapides. Et ses gentilshommes s'elancaient sur tous les points ou les troupes de la Ligue etaient disseminees. Crillon leva son epee... Ce fut a cet instant que Charles d'Angouleme et le chevalier de Pardaillan parvinrent au premier rang de cette foule tumultueuse. Guise, l'idole de Paris, Guise eut alors un grand geste large et superbe. Et la foule s'apaisa, ecouta, avide de l'entendre, de l'admirer encore. A ce moment, le colonel des Suisses, qui jusqu'ici s'etait tenu en arriere de Crillon, s'avanca rapidement vers le duc et dit a haute voix: --Ni moi ni mes Suisses ne sortirons de Paris! --Colonel! hurla Crillon, a votre rang! Ou, par le sang du Christ, il faut vous battre avec moi jusqu'a ce qu'un de nous deux tombe! --Monseigneur, dit le colonel, je me rends a la Ligue!... Suisses! sortez des rangs!... A ce moment, une voix jeune, sonore, vibrante, eclata. --Traitre! tu te rends a un traitre!... Le colonel gronda une furieuse imprecation. Guise, la figure bouleversee de rage, tira a demi son epee et chercha l'audacieux qui le souffletait de ce nom de traitre! Et il vit alors un jeune homme qui bondissait au milieu du cercle vide, repoussait le colonel des Suisses d'un geste de souverain mepris, et se plantait devant lui. --Henri de Lorraine, duc de Guise! dit encore ce jeune homme, meurtrier de mon pere, deux fois traitre! moi, Charles d'Angouleme, fils de Charles IX, roi de France, je te declare felon et te defie en champ clos, a l'heure, au jour, au lieu qui te plairont!... A l'instant, vingt gentilshommes se ruerent sur Charles, le poignard leve. Mais Guise les contint d'un signe. Il haletait. Sa bouche ecumait. Il cherchait une insulte avant de faire le geste qui livrerait le jeune homme a sa meute... --Fils de Charles! dit-il enfin, j'accepte ton defi... Mais, comme la lachete est hereditaire dans ta famille, comme tu pourrais essayer de fuir, je vais te faire precieusement garder jusqu'au jour ou moi, le Balafre... --Vous ne vous appelez pas le Balafre, monseigneur! cria un homme qui, a son tour, s'avanca, calme, la levre ironique, les yeux petillants de malice, de joie. C'etait Pardaillan!... D'un coup d'oeil, il avait juge la situation. Il venait de comprendre que Guise allait jeter un ordre d'arrestation. "Sauvons mon petit louveteau!" grommela-t-il. Il marcha sur le duc de Guise a qui, d'une voix cinglante, il jeta ces mots: --Pardon; vous ne vous appelez pas le Balafre!... --Votre nom, a vous! rugit Guise. Qui etes-vous?... --Ce n'est pas mon nom qui importe, c'est le votre, monseigneur! Il y a seize ans, dans la cour d'un hotel de la rue de Bethisy... --La rue de Bethisy! murmura Guise dont les yeux exorbites se poserent avec epouvante sur Pardaillan. Oh! si tu es celui que je crois... malheur a toi! continue!... --Je continue! Donc, vous veniez d'assassiner l'amiral Coligny... Au moment ou vous posiez le pied sur la face sanglante du cadavre, cette main que voila, monseigneur... Pardaillan ouvrit sa main toute large... --Cette main s'appesantit sur votre face, a vous, et, depuis lors, vous vous appelez le Soufflete!... --C'est toi! rugit Guise... A moi! A moi! Arretez-les tous deux! Prenez-les! Vivants! Il me les faut vivants!... Alors, un effroyable tumulte se dechaina. Les digues de l'ocean populaire se rompirent... Crillon recula jusque sur ses gardes, emporte comme par un mascaret. Le colonel des Suisses, le premier, mit rudement la main sur l'epaule du duc d'Angouleme... Au meme instant, il s'abattit comme une masse: Pardaillan venait de tirer sa rapiere, et, d'un coup de pommeau, lui avait fracasse le crane... --Guise! Guise! cria Charles, souviens-toi que tu as accepte mon defi! --A mort! A mort! hurlait la foule. --Vivants! Je les veux vivants! vociferait Guise. Au moment ou, d'un coup de pommeau, le chevalier abattait aux pieds de Guise le colonel des Suisses, il saisit Charles, son louveteau! a pleins bras et se mit a bondir vers Crillon, vers la troupe des gardes immobiles et pales... Il tenait sa rapiere par la lame, et se servait du pommeau comme d'une massue. Ce fut ainsi qu'il se fraya un passage jusqu'a la troupe de Crillon, parmi les gentilshommes de Guise rues sur lui. Pardaillan se dressa sur la pointe des pieds et leva tres haut, de son bras tendu, sa rapiere vers le ciel. Et alors, d'une voix qui resonna comme du bronze, a l'instant ou Crillon, eperdu, se voyait deborde, ou les gardes allaient se debander, ou Guise, deja, poussait un rugissement de triomphe, Pardaillan tonna: --Trompettes! sonnez la marche royale!... Electrises, souleves par l'enthousiasme des grands chocs, les hommes d'armes hurlerent dans un grand elan: --Vive le roi!... Et ils se mirent en marche, tandis que la fanfare royale eclatait et dominait l'epouvantable tumulte... Et, en avant, l'epee haute, pres de Charles qu'il entrainait, pres de Crillon, stupefait, qui l'admirait, le chevalier de Pardaillan marchait, foncant dans la foule, entrainant les hommes d'armes, creusant un sillage a travers les masses des ligueurs et les infernales clameurs de mort... Maintenant, devant la troupe de Crillon, devant ces blesses qui s'avancaient d'un pas pesant et regulier, la hallebarde croisee, les multitudes de bourgeois s'ouvraient, fuyaient, les uns courant s'armer, les autres dechargeant leurs pistolets au hasard. Pardaillan avait remis sa rapiere au fourreau. Il marchait en tete, d'un pas rude, et criait: "Place au roi! Place au roi!..." Et il y avait une telle ironie dans ce cri que ceux qui l'entendaient ne savaient de quel roi le chevalier voulait parler, ni si c'etait vraiment pour le service d'un roi que flamboyait le regard de cet homme! A ce moment, mille ligueurs, commandes par Bussi-Leclerc, armes d'arquebuses toutes chargees, deboucherent au pas de course sur la place de Greve, venant de la Bastille. --Enfin! rugit le duc de Guise, triomphant. Il allait s'elancer vers Bussi-Leclerc; une main, tout a coup, se posa sur son bras. --Que voulez-vous! gronda-t-il d'une voix rauque a celui qui venait d'arreter son elan--un gentilhomme, vetu de velours noir, silencieux et sinistrement paisible. --Lisez ceci, monseigneur duc, dit le gentilhomme qui tendit un pli ferme. --He! monsieur! vocifera Guise. Tout a l'heure... --Il sera trop tard! dit l'homme vetu de noir. Cette lettre est de la princesse Fausta!... Le duc qui s'elancait s'arreta court, avec un profond tressaillement. Il saisit la lettre, brisa le cachet... Et lut!... L'effet de cette lecture fut foudroyant. Le duc chancela... Son visage devint couleur de cendres. --Vos ordres, monseigneur? cria Bussi-Leclerc. --Mes ordres! balbutia le duc. Il jeta sur tout ce qui l'entourait un regard ou luisait une folie de meurtre; puis, d'une voix basse: --A l'hotel, messieurs! Suivez-moi a l'hotel de Guise!... Et il s'elanca, suivi de ses gentilshommes stupefaits, oubliant Bussi-Leclerc et ses mille ligueurs, Grillon, Pardaillan et le duc d'Angouleme, oubliant tout au monde. Pardaillan avait continue sa marche foudroyante, entrainant Grillon et ses hommes d'armes. A travers des foules de ligueurs hurlants, mais qui, sans chefs, sans armes, n'osaient attaquer, la troupe de Crillon atteignit la Porte Neuve au moment ou, des deux Chatelets, du Temple, de l'Arsenal, s'elancaient en courant vers la Greve les compagnies prevenues... La porte fut franchie... Alors Crillon se jeta dans les bras de Pardaillan. --Partez vite, si vous m'en croyez! fit le chevalier. --Oui! mais de quel cote?... J'ignore ou est le roi!... --Je l'ai vu hier, fuyant et fort pale... un triste Sire, entre nous, monsieur de Grillon! Quoi qu'il en soit, il prit la route de Chartres... --Venez avec moi, monsieur, s'ecria Crillon, le roi vous fera colonel! --Eh! monsieur! fit tranquillement Pardaillan, je suis deja marechal! marechal de moi-meme, et c'est enorme. Pourquoi me faire colonel des autres? Crillon secoua sa criniere: --Vous etes un rude compagnon. Si le roi avait dix serviteurs tailles sur votre modele, il serait demain sur son trone!... Allons, adieu!... Votre nom?... --Chevalier de Pardaillan! Adieu, monsieur de Crillon! Le brave Crillon, ebahi, se tourna vers ses troupes et se mit en route, en saluant une derniere fois de son epee cet homme dont l'intrepidite l'avait emerveille. Pardaillan prit le duc d'Angouleme par le bras et, simplement, comme si rien d'extraordinaire ne se fut passe: --Rentrons par la porte Montmartre et allons nous reposer en vidant un broc de Suresnes a la Deviniere, chez cette bonne dame Huguette Gregoire... Laissons Pardaillan et Charles d'Angouleme rentrer dans Paris, et revenons un instant au duc de Guise qui venait de s'elancer vers son hotel. Sous ses allures de magnifique gentilhomme, sous l'ambition effrenee qui surchauffait son cerveau, sous cette passion meme qui le brulait pour une pauvre petite fille de Boheme, Henri de Lorraine, duc de Guise, roi de Paris par la force, presque roi de France par l'immense desir de la Ligue, cet homme, qui faisait trembler des rois, portait au coeur un mal terrible, un ulcere rongeur: la jalousie! Guise avait lu la lettre de la princesse Fausta, que le cardinal Farnese lui remettait. Elle contenait ces lignes: "Le comte de Loignes n'est pas de ceux qui sont sortis de Paris a la suite d'Herode. La duchesse de Guise, que vous croyez sur la route de Lorraine et que vous avez conduite vous-meme, il y a deux jours jusqu'a Lagny, vient de rentrer dans Paris. Quelqu'un vous attend en votre hotel pour vous expliquer ce double evenement." IV LE BOURREAU Le soir de ce jour, sous la serenite pale du crepuscule Paris gardait encore de profonds tressaillements, il ne faisait plus jour, pas encore nuit; peu a peu les bruits s'eteignaient, et, du ciel, melees aux dernieres clartes, tombaient les premieres ombres qui allaient envelopper la silhouette capricieuse et tourmentee du vieux Paris. Ce fut a cette heure indecise que quatre hommes portant une civiere s'approcherent de la voiture de Belgodere demeuree sur la place de Greve. Sur la civiere, il y avait un cercueil vide. Dans la roulotte une torche de resine etait allumee; ses lueurs fuligineuses jetaient de vagues reflets rouges sur le corps de la Simonne, etendue toute raide sur sa couchette: Violetta agenouillee, affaissee, les yeux fixes sur la figure aimee de celle qu'elle appelait sa mere, ne pleurait pas, n'ayant plus de larmes... Pres d'elle, debout, les bras croises, la levre crispee par la haine satisfaite, Belgodere guettait. Les quatre hommes entrerent et deposerent le cercueil au long de la morte. --Voila! fit l'un; nous venons enlever cette heretique de Boheme... --Bien entendu, ajouta un autre, il n y a pas de pretre; la defunte s'en est passee pendant sa vie: elle s'en passera pour sa derniere promenade. Violetta, secouee d'un long frisson, s'etait jetee sur la Simonne, et doucement, a mots imperceptibles, brises de sanglots, lui disait l'eternel adieu... Rudement, Belgodere l'arracha a la funebre etreinte: Violetta se releva, le coeur defaillant. Lorsqu'elle osa regarder, la Simonne etait dans le cercueil!... Alors l'enfant eut un grand cri. La Simonne avait disparu a jamais. Et le secret que son agonie avait voulu crier, le secret de la naissance de Violetta, etait cloue avec elle dans la biere!... --Viens, dit alors Belgodere d'une voix etrange. Tu ne veux pas laisser ta mere s'en aller toute seule!... Allons, je te permets de l'accompagner... Pour la premiere fois depuis de longues annees, Violetta leva sur Belgodere un regard ou il y avait une aube de reconnaissance etonnee... Accompagner sa mere jusqu'au cimetiere! Pour cette pauvre enfant, c'etait une consolation...! Et les patrouilles qui sillonnaient Paris purent voir ce pauvre cercueil fleuri comme un cercueil de princesse, qui s'en allait par les rues deja obscures, suivi lentement par une jeune fille qui marchait en pleurant... Belgodere avait quitte la roulotte en disant a ses deux hercules assis sur les marches: --Ramenez la voiture a l'auberge, peut-etre ne rentrerai-je pas cette nuit... Et, quant a Violetta, ajouta-t-il plus sourdement, elle ne rentrera jamais!... Il s'eloigna alors a grandes enjambees, et, d'assez loin, se mit a suivre Violetta qu'il couvait de son oeil luisant. Au moment ou Violetta se mit en marche derriere la lugubre civiere, un homme, abrite sous l'auvent d'une maison de la place, la suivit d'un morne regard. La victime est en route, murmura-t-il alors. Il me reste a prevenir le sacrificateur! Effroyable besogne! Pauvre infortunee! Le hideux bohemien te mene... et, la-bas, t'attend Fausta, l'implacable Fausta!... Cet homme frissonna comme s'il eut fait grand froid. Alors il quitta le recoin d'ou il avait guette le depart de Belgodere et de Violetta et penetra dans le dedale de la Cite. ......................................... Pres de la cathedrale, vers le milieu de la rue Calandre, dans un terrain vague en bordure du Marche Neuf acheve depuis deux mois, s'elevait une maison basse, honteuse, en quarantaine parmi les logis voisins. Le jour, les hommes s'ecartaient de cette demeure en grondant une imprecation. Les femmes palissaient et faisaient un signe de croix. En ce logis, dans une piece froide, aux meubles severes, aux murailles nues qui s'ornaient seulement d'une croix d'ebene, une sorte de colosse pensif etait assis dans un large fauteuil, le front dans la main, tandis qu'une vieille servante allait et venait a pas furtifs. --Vous ne mangez donc pas, maitre Claude? demanda la femme en s'arretant. Le geant fit un geste d'indifference et de lassitude. --Toujours ces affreux souvenirs de votre ancien metier, reprit-elle, au bout d'un silence. --Non, dit sourdement Claude en secouant la tete. Oh!... alors, c'est que vous pensez a l'enfant!... --Toujours! soupira Claude comme s'il se fut parle a lui-meme. Les minutes ou les spectres de mes victimes ne viennent pas m'assieger sont encore, peut-etre, les plus terribles pour moi... Car alors, c'est son image, a elle, qui se dresse devant mes yeux... Huit ans, dame Gilberte! huit ans ecoules presque jour pour jour depuis qu'elle disparut comme un beau songe qui s'evanouit... Maitre Claude, qui semblait l'incarnation de la force animale, reprit avec une etrange douceur: --Il parait que je n'etais pas fait pour tant de bonheur, et que j'etais condamne aux solitudes maudites! --Allons, allons, maitre Claude, fuyez ces souvenirs! --Avec quel enivrement, continua Claude sans entendre, je courais a Meudon!... La bonne Simonne venait au-devant de moi... Et l'enfant? Ah! la voici! Elle accourt, elle me serre le cou, elle grimpe sur mes epaules en riant et en criant comme une petite folle: Mere Simonne! voici papa!... Ah! quel bon rire... Maitre Claude couvrit son visage de ses deux mains... Il pleurait doucement, sans bruit... --Un matin... jour d'epouvante! C'etait un jeudi... il faisait beau... j'arrive a Meudon, j'appelle... pas de reponse... J'entre dans le jardin! Pas de Simonne! Encore moins d'enfant! Je penetre dans la maison... tout est bouleverse comme par une lutte... je me sens devenir fou... je sors, je crie... rien, toujours rien!... L'effroyable journee! Je tombe, le soir, sans connaissance... et, lorsque je reviens a moi, je vois une femme qui me soigne... Mon enfant! Ou est mon enfant?... Nul ne sait!... Tout ce qu'on sait dans le voisinage, c'est que, la veille, on a vu passer une troupe de bohemiens... Comment ne suis-je pas mort! Un coup frappe a la porte reveilla de longs echos dans la maison. Gilberte demeura immobile, saisie de stupeur... --Depuis huit ans, nul n'a frappe a cette porte! gronda Claude. Qui cela peut etre, sinon le malheur qui passe?... Un deuxieme coup plus rude du heurtoir retentit sourdement. Maitre Claude fit un signe imperieux a la servante qui sortit. Tout a coup, dans l'encadrement de la porte, un homme parut, la tete couverte d'une cape noire... Claude se leva, et, d'un ton raide et craintif a la fois, demanda: --Qui etes-vous?... Que voulez-vous de moi?... L'inconnu demeura une minute sans parler; puis, d'une voix basse et rauque, il prononca: --Maitre, je viens requerir les services de ta profession... Claude fut secoue d'un tressaillement et dit: --Du temps que j'exercais mon sinistre metier, l'Official et le grand prevot seuls pouvaient me requerir. Vous n'etes ni l'Official ni le grand prevot... sans quoi vous sauriez que, depuis huit ans, je me suis fait relever de mes fonctions... L'inconnu demeura une minute sans parler; puis, d'une voix rauque, il laissa tomber ces mots: --Pour moi, pour celle a qui tu dois obeissance, tu es encore le bourreau... regarde! Alors il sortit de dessous son manteau sa main droite. Au medius de cette main, il y avait un large anneau couronne par un enorme chaton de fer sur lequel etaient traces des signes mysterieux. Claude jeta un coup d'oeil sur ces signes. Alors un fremissement le fit chanceler! --Tu obeis?... demanda l'inconnu. --J'obeis, monseigneur!... --Bien. Rends-toi a la maison du bout de l'ile, derriere Notre-Dame. L'execution est pour dix heures... Y seras-tu? --J'y serai, monseigneur!... fit Claude dans un soupir qui ressemblait a un rale. Mais dites a ceux qui vous envoient de ne plus compter sur moi... cette execution sera la derniere! --La derniere! fit l'homme. Soit!... Maintenant, Claude, je vais te montrer ce visage que tu sembles me reprocher de tenir cache... D'un geste rapide, il fit tomber, sa cape et son visage apparut, pale, d'une paleur spectrale. Claude recula haletant et murmura avec un indicible accent: --L'eveque!... Le prince Farnese!... Le pere de de l'enfant!... --De l'enfant que tu me volas! gronda Farnese. --Oui, c'est moi! Moi qui t'ai maudit! Moi qui viens de te maudire encore, puisque tu n'as pas eu pitie de mon malheur! Ou plutot, non! je ne te maudis pas. C'est en suppliant que je viens... Ecoute! dis-moi la verite! Sois homme une fois dans ta vie! Claude hesita un instant... puis secoua la tete. --La verite! gronda enfin Claude. Je vous l'ai dite le jour que vous etes venu, il y a pres de quinze ans! Elle est morte! Morte trois jours apres que je la recueillis au pied du gibet... Le cardinal-prince Farnese ne dit plus rien. Il ramena sa cape sur sa tete et, avec un lugubre gemissement, se dirigea vers la porte. Claude, rapidement, jeta un manteau sur ses epaules, suivit Farnese et le rejoignit au moment ou il mettait le pied dans la rue. --Vous ne m'avez pas dit qui je dois executer ce soir!... --J'ignore!... dit Farnese, morne et glace. --Est-ce un homme?... Une femme?... --Une femme!.. Une jeune fille!... Le bourreau essuya la sueur qui inondait son front... Et il s'elanca vers l'extremite de l'ile, vers la mysterieuse maison de la princesse Fausta, en grondant: "La derniere execution... La derniere victime!..." V LA MAISON DE LA CITE La Simonne fut enterree dans le plus proche cimetiere, c'est-a-dire aux Innocents. Lorsque le cercueil eut ete mis en terre, et que le fossoyeur commenca a rejeter les premieres pelletees, Belgodere saisit Violetta par la main et l'entraina. La jeune fille le suivit sans resistance. Elle marchait sans se rendre compte du trajet qu'elle accomplissait. Pourtant au fond de son coeur rayonnait doucement une image consolatrice qui semblait lui murmurer qu'elle n'etait pas seule au monde. Ce jeune seigneur au regard limpide, a la voix caressante... reviendrait-il? Elle ignorait jusqu'a son nom... Oui, il reviendra! puisqu'il l'a dit!... Demain matin, elle le reverra!... Et les presque dernieres paroles de la Simonne murmurant a son coeur une consolation: "Ce jeune homme... ce sera ton sauveur... car il t'aime!..." Tout a coup, elle s'apercut que Belgodere ne se dirigeait ni vers la place de Greve ni vers la rue de la Tissanderie ou se trouvait l'auberge de l'Esperance. --Ou me conduisez-vous? balbutia-t-elle. Le bohemien, sans rien dire, serra plus fort la main de Violetta et marcha plus vite. Il passa entre la double rangee des maisons d'un pont, et, le fleuve franchi, tourna a gauche. A l'est, derriere Notre-Dame et le palais archiepiscopal, se dressaient cote a cote deux constructions pareilles a deux soeurs se tenant par la main... mais deux soeurs dont l'une etait mignonne creature et l'autre un monstre de hideux. Belgodere, tenant toujours Violetta par la main, marcha droit au formidable portail de la construction monstrueuse. --Ou sommes-nous? begaya Violetta en jetant autour d'elle un regard eperdu. Belgodere ne repondit pas. Il heurta le lourd marteau de bronze. La porte de fer s'ouvrit sans bruit. Violetta voulut se rejeter en arriere; le bohemien la harponna solidement: dans la seconde qui suivit, elle se vit dans un vaste vestibule dalle, aux hautes murailles nues, faiblement eclaire, ou se tenaient deux hommes masques, la dague nue a la ceinture. --Voici la petite que moi, Belgodere, devais amener. C'est bien ici? fit le bohemien. --C'est ici! dit l'un des deux gardes. Au meme instant, cet homme jeta sur la tete de Violetta un sac de toile noire qu'il serra au cou par un cordon. Sans un cri, sans un souffle, paralysee, Violetta se sentit soulevee, entrainee, emportee elle ne savait ou!... L'autre geant masque tendit a Belgodere une bourse bien gonflee: --Voici les cent ducats que tu as demandes... Un instant, l'ami: si tu veux avoir la langue arrachee, si tu veux etre ecorche vif, tu n'as qu'a souffler a ame qui vive un mot de ce que tu viens de faire... Le bohemien s'inclina jusqu'a terre, avec un sourire narquois, et sortant a reculons s'evanouit dans la nuit. Dix heures sonnerent a Notre-Dame. Belgodere avait disparu depuis longtemps. Ce fut a ce moment que maitre Claude s'approchant a son tour de la terrible maison, heurta le marteau de bronze. Encore une fois la porte de fer s'ouvrit sans bruit. Apres la victime, le bourreau! Sans doute les deux hommes masques le reconnurent, car l'un d'eux, lui faisant signe de le suivre, se mit a le preceder dans l'interieur de la maison. Des le vestibule franchi, cette maison hideuse devenait un fabuleux palais, une succession de pieces ornees avec magnificence, aboutissant a une salle immense au fond de laquelle, sous un dais, s'elevait un trone d'or, merveille de sculpture. Dans la salle du trone, douze torcheres en or massif supportant chacune douze flambeaux de cire rose, des colonnes alternativement de jaspe et de marbre, d'enormes vases de porphyre, des tapisseries d'Arabie, soixante fauteuils aux dossiers tres hauts, tous surmontes d'une tiare sculptee, tous portant une F brodee sous laquelle se croisaient deux clefs symboliques que semblaient garder vingt-quatre hommes d'armes vetus d'acier, silencieux, immobiles, hallebardes au poing. Le bourreau passa parmi ces merveilles sans un fremissement, suivant son conducteur muet. Il parvint ainsi, de salle en salle, jusqu'a une piece nue, froide, humide, avec des murs en pierre grise, sans un meuble; seulement, au long des murailles, il y avait des chaines accrochees a des anneaux de fer. La se tenait une femme vetue de noir, la tete couverte d'une mantille en dentelle noire. On ne voyait pas son visage; mais a sa main etincelait un anneau pareil a celui du prince Farnese. Seulement, tandis que l'anneau du cardinal etait en fer, celui qui brillait a cette main de femme etait en or pur; et les caracteres du chaton etaient traces par des diamants qui fulguraient dans la penombre. Cette femme, c'etait Fausta! Alors Claude frissonna et tomba a genoux en murmurant: "La souveraine!..." Fausta prononca avec une etrange et glaciale solennite: --Bourreau! Nous, grande pretresse de l'Ordre auquel vous avez jure obeissance, avons juge et condamne a mort une creature humaine de qui la vie etait une menace pour les projets sacres dont nous sommes la depositaire. Bourreau! vous avez accepte d'etre l'executeur de secretes sentences qui ne relevent que de la divine justice... Entrez donc dans la chambre des executions ou la condamnee attend et accomplissez votre oeuvre... Claude releva le front et tendit les mains vers Fausta. Vous avez a Nous parler!... Nous vous le permettons..., dit Fausta. --Souveraine, dit Claude avec un tremblement convulsif, j'ose adresser une supplique a l'eblouissante Majeste aux pieds de laquelle je me prosterne... --Parlez, bourreau: Nous sommes sur cette terre pour punir, mais aussi pour consoler. --Consoler!... Oui! C'est de consolation dont j'ai besoin... Le vent qui passe m'apporte les larmes et les maledictions de ceux que j'ai tues... En vain je me crie que je fus seulement un instrument de la justice humaine! En vain j'implore le Dieu tout-puissant de rendre un peu d'apaisement a mon coeur! J'ai peur de mourir sans cette absolution supreme qui me fut promise par votre envoye!... Depuis deux ans que j'ai jure obeissance, par trois fois j'ai du venir ici exercer mon terrible ministere... et la Seine n'a redit a personne le secret des trois cadavres que je lui ai jetes!... J'ai implore la pitie de plus de cent pretres; et aucun n'a voulu tracer sur ma tete le signe redempteur qui m'eut rendu le repos!... A votre envoye. Souveraine, j'ai refuse l'or qu'il m'offrait... mais, lorsqu'il m'a promis la sainte absolution, j'ai signe le pacte!... Par trois fois, j'ai obei, Souveraine! Maintenant, je ne peux plus. Souveraine, ayez pitie de moi!... --Vous avez bien fait de m'ouvrir votre ame, dit Fausta d'un accent de douceur penetrante. Bourreau, l'epreuve est terminee. Allez demain dans Notre-Dame. Apres la messe, vous serez entendu en confession generale, mais par un prince de l'Eglise, muni, a votre intention, des pleins pouvoirs de Sa Saintete... Et d'une voix de commandement supreme: --Maintenant bourreau, va! Eteins cette vie encore!... A ce prix, demain, tu seras absous de tous tes meurtres, et delivre de tous tes spectres... Claude se releva d'un bond, le visage resplendissant d'une epouvantable extase. --Vous dites, gronda-t-il, que je serai absous de tout mon passe?... --Tu seras absous!... --Et que cette execution est la derniere... qu'apres cette femme je ne tuerai plus personne?... --Cette femme sera ta derniere victime! --Qu'elle meure donc, rugit maitre Claude, en se dirigeant vers la chambre des executions. C'etait une large piece au plancher mal equarri, au milieu duquel apparaissaient les rainures d'une trappe fermee. Il y avait un anneau a cette trappe. Une corde y etait adaptee; elle montait droit au plafond, puis, par un systeme de poulies, descendait le long d'une paroi ou elle etait fixee a un gros clou par un noeud. Il n'y avait qu'a defaire ce noeud: la corde glissait dans ses poulies, et le couvercle de la trappe, n'etant plus soutenu par elle, s'abaissait, retombait... Quiconque se trouvait alors sur ce couvercle etait precipite... En bas, la Seine coulait avec de sourdes lamentations, des clapotis pareils a des maledictions. En entrant, le bourreau apercut au milieu de la salle, dans la livide clarte diffuse, celle qu'il allait tuer. Elle etait etendue sur le plancher, evanouie de terreur sans doute. Il frissonna longuement. Puis il se dirigea vers le clou auquel etait accrochee la corde qui soutenait la trappe!... Mais, pour y aller, il fit un long detour, sans regarder la victime... La sueur coulait a grosses gouttes sur son visage... Et ce fut ainsi qu'il atteignit la corde. Sans oser se retourner, il porta une main tremblante sur le noeud, qu'il commenca a defaire... A ce moment, la condamnee, la victime, poussa un soupir. "Elle se reveille... Il faut que je la tue avant de la precipiter... Elle pourrait se sauver!.. Et puis... elle souffrirait trop... je dois tuer, non faire souffrir!..." ajouta-t-il grelottant. Alors il se retourna, bondit jusqu'a la condamnee, et s'agenouilla ou plutot s'accroupit pres d'elle disposant les cordelettes de l'etranglement!... La victime fit un mouvement... Des paroles a peine begayees parvinrent jusqu'a l'oreille du bourreau. "Adieu, mere... ma mere cherie... Pere! Ou es-tu?..." "Elle appelle sa mere, haleta le bourreau. Comme sa voix est douee et comme elle me remue le coeur!..." Une irresistible curiosite s'emparait de lui! Voir! oh! voir le visage de cette victime... Lire peut-etre sur sa figure le crime qui la condamnait. Il resistait encore a la tentation que, deja, ses doigts avaient delie le cordon qui maintenait le sac noir autour du cou. Deja lui apparaissait l'adorable visage de Violetta... Il la contempla une longue minute, avec un indicible effarement. Puis, a force de la regarder, il sentit comme un battement sourd et profond de son coeur, un bouleversement de son ame. "Ah ca! gronda-t-il en saisissant sa criniere de ses deux mains crispees, mais je deviens fou, moi!... Que vais-je imaginer la!... Vais-je sombrer dans la folie!... ce visage... il me rappelle... non!... c'est insense!... l'enfant aurait cet age-la! oh si je pouvais voir ses yeux! Si c'etait elle!... Ma fille! hurla-t-il dans un cri terrible!... Violetta! Violetta!... Violetta ouvrit les yeux, les posa, timides et craintifs, sur le bourreau... Elle tendit les bras et murmura: --Mon pere!... Bon, bon petit papa Claude!... Claude jeta une dechirante clameur: --Seigneur Dieu! c'est elle! c'est mon enfant!... Il se redressa et recula, ses mains enormes, secouees d'un tremblement convulsif, se tendaient vers elle. Il riait et pleurait. Puis, avec une sorte de rudesse, il empoigna la jeune fille dans ses bras puissants, l'emporta dans l'angle le plus eloigne de la trappe, s'assit sur le plancher, et la mit sur ses genoux. Il pleurait a grosses larmes, begayant des choses incomprehensibles, et il y avait sur son visage monstrueux une irradiation de bonheur. Violetta souriait et repetait: --Mon pere... mon bon pere Claude... c'est vous!... Et, quand elle put comprendre quelques mots de ce qu'il balbutiait, elle l'entendit qui disait: --Oui... c'est ca... appelle-moi encore ainsi... encore... Ah ca! que s'est-il passe? Non, tais-toi, tu me diras ca plus tard... Dire que c'est toi?... Je ne reve pas, dis!... Ah ca! fit-il en riant avec delices, rentrons chez nous... --Oh! pere... qu'est-ce donc, ici... murmura Violetta reprise d'epouvante. Claude repeta en grelottant d'angoisse: --Ici!... Nous sommes ici!... --Pere, pere! quelle horrible angoisse vous saisit! Oh! j'ai peur! Qu'est-ce donc que cette maison?... --Ce que c'est! gronda Claude. Oh!... je me souviens!... Il se releva d'un bond, saisit la jeune fille terrifiee... A ce moment la porte s'ouvrit. Fausta parut, voilee de noir. Fausta fixa sur Violetta un regard d'ardente curiosite. --C'est donc la, murmura-t-elle, l'enfant que recueillit le bourreau! C'est donc la fille de Farnese! Nouvelle raison plus puissante encore pour qu'elle disparaisse!... Claude s'etait arrete, petrifie. Fausta tendit les bras et dit avec une funebre simplicite: --Qu'attendez-vous?... Claude eut un recul de bete sauvage a l'instant de regorgement. Fausta, de sa meme voix affreusement simple, repeta: --Qu'attendez-vous? Alors Claude repoussa derriere lui Violetta comme pour une protection supreme. Puis il joignit ses mains enormes et, la tete perdue, balbutia d'une voix tres basse: --Madame, c'est mon enfant... Je l'avais perdue... et je la retrouve ici... Vous ne voudriez pas, n'est-ce pas? maintenant que vous savez. Allons... laissez-nous passer... --Bourreau, dit Fausta, qu'attends-tu pour executer la condamnee? A ce mot de bourreau, un cri d'angoisse et d'horreur jaillit de la gorge de Violetta. --Mon pere!... Bourreau!... Mon pere est bourreau!... Claude entendit ce cri. Alors, il se tourna vers la jeune fille. Une sublime expression de desespoir s'etendit sur sa physionomie. Et d'un accent indiciblement navre: --Ne t'effraie pas... je ne te toucherai plus, si tu veux... je ne te parlerai plus... je ne t'appellerai plus ma fille... mais ne t'effraie pas. Je t'en supplie, n'aie pas peur... Madame, gronda-t-il soudain en se retournant vers Fausta, vous venez de commettre un crime; vous avez brise le lien d'affection qui rattachait cette enfant a l'infortune que je suis. Et je vous le declare: prenez garde, maintenant... --Prends garde toi-meme, bourreau! interrompit Fausta sans colere, Es-tu en rebellion? Obeis-tu? --Obeir! Ah ca! Je vous dis que c'est ma fille!... Ne crains rien, ma petite Violetta. Sortons d'ici! --Bourreau! dit Fausta d'une voix eclatante, choisis: de mourir avec elle, ou d'obeir!... --Obeir, moi! hurla Claude d'un accent sauvage. Assassiner ma fille, moi!... Vous etes folle, ma Souveraine! Place! place, par l'enfer! Ou ta derniere heure est venue!.. De son bras gauche, il entoura la taille de Violetta qu'il emporta... Et, levant son bras, balancant dans l'espace son poing formidable, il marcha sur Fausta... Fausta vit venir sur elle l'homme, effroyable. Elle ne recula pas, mais d'un sifflet qu'elle portait a la ceinture elle tira un son bref et aigu... A l'instant meme, quinze gardes armes d'arquebuses firent irruption dans la funebre salle. Claude, portant Violetta a demi evanouie dans ses bras, recula en grondant: --Venez-y donc! Touchez-la, si vous osez... Mais les gardes n'avancaient pas: sans doute, Fausta leur avait donne ses ordres avant d'entrer. Ils n'avancaient pas!... Mais Claude les vit appreter leurs armes! --Attention! commanda une voix rude. A cet instant, les quinze gardes entendirent un hurlement, ils virent une ombre geante qui bondissait; dans la meme seconde, ils firent feu! Le tonnerre des quinze arquebuses eclata! La sinistre chambre s'emplit d'une fumee noire!... Et les gardes, alors, sortirent... Fausta demeura seule, immobile, un mysterieux sourire aux levres. Lentement, les volutes de fumee se dissiperent... Alors, elle chercha les cadavres de Claude et de Violetta... Et elle ne les vit pas!... Violetta et Claude avaient disparu!... Les yeux de Fausta errerent, fouillerent les coins sombres... et enfin... s'arreterent sur la trappe, au milieu de la piece... la trappe etait ouverte!... Fausta s'approcha, se pencha, ecouta et demeura la, inclinee sur ce gouffre noir, au fond duquel, sans doute, tournoyaient maintenant les cadavres enlaces... VI LA BONNE HOTESSE En se separant de Crillon dans la plaine des Tuileries, le chevalier de Pardaillan et le duc d'Angouleme longerent les fosses et rentrerent dans Paris par la porte Montmartre. Ils traverserent la ville, parvinrent dans la rue des Barres situee entre la Seine et Saint-Paul, et penetrerent dans une maison de bourgeoise apparence ou, la veille, apres leur rencontre avec Henri III, ils etaient descendus tout droit. Cette maison appartenait a Marie Touchet, mere du jeune duc, et lui avait ete donnee par Charles IX. Elle etait donc toute pleine des souvenirs de ce roi mort si jeune, d'une mort si effrayante, apres la sanglante tragedie de la Saint-Barthelemy. Charles, qui avait pour camarades une foule de jeunes seigneurs dans l'Orleanais et l'Ile-de-France, ne se savait qu'un ami: Pardaillan. Et, pourtant, ce Pardaillan, il ne le connaissait que depuis une dizaine de jours: un soir, le chevalier etait passe par Orleans et avait fait visite a l'amante du feu roi Charles IX. Marie Touchet avait raconte a son fils ce qu'elle savait de Pardaillan, et le jeune duc l'avait ecoutee comme on ecoute quelque heroique passage d'un poeme de chevalerie. Puis, lorsque le lendemain, apres la scene ou fut decide son depart, Charles d'Angouleme s'etait mis en route. Marie avait leve ses yeux suppliants sur le chevalier, comme pour lui dire: --J'hesitais a laisser partir mon enfant... mais je n'aurai plus peur si vous lui accordez votre amitie. --Madame, avait dit Pardaillan, je vais a Paris. J'espere que Mgr le duc d'Angouleme voudra bien me compter parmi ses amis... La mere de Charles avait compris ce qu'il pouvait y avoir de promesse dans ces mots et avait repondu par un regard ou elle avait mis toute sa reconnaissance. Pendant la route, le duc s'etait pris d'une sorte de passion pour son compagnon, dont il ne pouvait se lasser d'admirer l'allure insoucieuse, enfin tout cet ensemble qui frappait du premier coup, qui faisait de Pardaillan un etre a part, un de ces hommes qu'il est impossible de ne pas remarquer. Enfin, la bagarre de la place de Greve, les restes de la defaite des Barricades avaient inspire au jeune duc un sentiment qui tenait de l'etonnement emerveille, du respect, et aussi de la reconnaissance --puisque, sans le chevalier, il eut ete purement et simplement occis. Or, lorsque, apres avoir longtemps rumine, il se decida le soir, a table, a parler de Violetta, lorsqu'il eut chante son amour, il se trouva que Charles rencontra dans Pardaillan le plus parfait des amis que puisse rever un amoureux. --Aimez-la, morbleu! s'exclama le chevalier, et faites-vous aimer! Et soyez heureux, tous deux! Bohemienne ou princesse, du moment que vous l'aimez, elle est l'etoile qui vous guidera! Sur ces mots, Pardaillan s'alla coucher, non sans avoir annonce a Charles qu'il se rendrait le lendemain matin a la Deviniere, rue Saint-Denis, ou il l'attendrait pour savoir le resultat de sa demarche aupres de Belgodere. Le lendemain, a l'aube, le jeune duc etait debout, il sentait son coeur battre: "La revoir! murmura-t-il en s'elancant enivre, la revoir et lui dire... oserai-je?... Pardaillan, lui, dormit comme un homme qui n'a rien de mieux a faire. Et au matin, vers neuf heures, il se rendit comme il l'avait dit, a la Deviniere, celebre rotisserie qui etait alors le rendez-vous de la haute societe galante. Lorsque le chevalier de Pardaillan gravit, non sans une sourde emotion, les quatre marches du perron de la Deviniere et qu'il s'assit dans un coin obscur de la grande salle commune, l'hotesse, les bras nus jusqu'aux coudes, le visage tout rose devant la haute flamme claire de la cuisine, surveillait deux ou trois rangs de becassines et de sarcelles des marais de la Grange-Bateliere qui tournoyaient gravement et se doraient au feu. Huguette, la patronne de la Deviniere, avait a cette epoque un peu plus de trente-trois ans, sa taille avait garde de la ligne, ses traits avaient une finesse que plus d'une grande dame leur eut enviee. Tout a coup, un chien roux leva le nez, avec un tressaillement; il se dressa subitement sur ses pattes en reniflant... puis bondit dans la salle. Huguette s'arreta net, ses yeux agrandis, fixes sur un etranger, qui le caressait. Elle palit. --Jesus! murmura-t-elle, est-ce que ce serait... A l'instant, le chevalier leva la tete et elle le reconnut. --Mon Dieu! monsieur le chevalier... est-ce bien vous?... Pardaillan se leva vivement, contempla une seconde l'hotesse avec un sourire attendri, puis lui saisit les mains, et, au grand ebahissement des servantes qui n'avaient jamais vu leur patronne permettre a personne une pareille familiarite, l'embrassa sur les deux joues. --Et comment va ce bon Gregoire? demanda le chevalier pour essayer de donner le change a l'emotion visible de l'hotesse. --Dieu ait son ame, le pauvre cher homme! il est mort, voici tantot sept ans... Et, avec cette speciale hypocrisie qu'on pardonne aux jolies femmes, Huguette profita de ce souvenir pour donner un libre cours aux larmes qui pointaient a ses paupieres. --Et de quoi diable a-t-il pu mourir? demanda le chevalier. Il avait une sante si florissante... --Justement, dit Huguette en essuyant ses yeux. Il est mort de trop bien se porter... Elle examinait le chevalier a la derobee; et elle constatait, peut-etre avec une arriere-pensee de satisfaction inavouee, qu'il n'avait pas du faire fortune: a certains details perceptibles seulement au coup d'oeil sur de la femme qui aime, elle jugeait que, si Pardaillan n'etait plus le pauvre here qu'elle avait connu jadis, il etait loin d'etre le magnifique seigneur qu'il etait devenu, croyait-elle encore une heure auparavant. --Vous rappelez-vous, monseigneur le chevalier, dit-elle, la derniere visite que vous fites a la Deviniere?... Quinze ans presque... vous etiez triste... oh! si triste!... Pardaillan avait souleve le rideau de la fenetre pres de laquelle il etait place, et, un peu pale, avait leve les yeux vers la facade d'une vieille maison sise vis-a-vis de l'auberge. --C'est la que je la connus, dit-il avec une grande douceur! C'est la que je la vis pour la premiere fois... --Loise!... murmura l'hotesse en elle-meme. Pardaillan laissa retomber le rideau, et se mettant a rire: --Ah ca! dame Huguette, vous n'avez donc plus de ce vin si clair et si traitre qu'affectionnait mon pere?... L'hotesse fit un signe; une servante se precipita; bientot Huguette remplit un gobelet que le chevalier lampa d'un trait. Coup sur coup, il vida ainsi trois ou quatre verres, tandis que l'hotesse, de sa voix caline, multipliait les questions, poussee par la curiosite... L'oeii de Pardaillan se troublait, ce front d'une si insoucieuse audace se voilait. --Tenez, Huguette, dit-il soudain, je n'ai plus personne qui m'aime... que vous... Je ne vois pas pourquoi je vous cacherais mon coeur. Sachez donc, dame Huguette, que, si j'etais si triste a mon dernier passage a Paris, c'est que je venais de perdre Loise... --Morte! fit l'hotesse avec une sincere et profonde douleur! Morte, Loise de Montmorency!.. --Loise de Pardaillan, comtesse de Margency, dit gravement le chevalier. Car elle etait ma femme. Et moi, on m'avait fait comte de Margency. Oui, elle est morte... Le jour ou nous quittames Paris, en ce jour d'horreur ou nous marchions dans le sang... --La Saint-Barthelemy! --Oui... Ce fut ce jour-la que mon pere succomba a ses blessures. Et ce fut a ce moment, a cette minute d'angoisse ou je me penchais sur mon pere, ce fut alors qu'un demon bondit et frappa Loise d'un coup de poignard... Versez-moi donc a boire, ma jolie Huguette... --Oh! c'est affreux! fit l'hotesse. Voir mourir le meme jour votre pere et... celle que vous adoriez!... --Non! dit Pardaillan, elle ne mourut pas ce jour-la. La blessure etait insignifiante. Et Loise en guerit rapidement... Alors, Je l'epousai... a Montmorency. Alors je crus que le paradis etait descendu sur terre expres pour moi. Car, vous l'avez dit, j'adorais Loise comme j'adorerai jusqu'a mon dernier souffle le radieux souvenir que je garde d'elle... Pardaillan disait ces choses-la avec un leger tremblement, les yeux perdus au loin, dans son passe... --Pauvre chevalier! Pauvre Loise! dit Huguette. --Oui!... Trois mois apres notre union, l'ange s'envola... Un soir, une fievre ardente la prit... Le lendemain matin, elle jeta ses bras autour de mon cou, voulut prononcer quelques mots, et expira doucement. --Elle a donc succombe a cette fievre? reprit timidement Huguette. Pardaillan secoua la tete: --Si elle etait simplement morte d'une fievre, dit-il d'une voix etrangement rauque, n'ayant plus rien a faire au monde, je serais mort aussi, moi!... Or, j'ai vecu... et je vis... ajouta-t-il avec un accent terrible. Il laissa retomber son verre vide sur la table et reprit: --Loise est morte assassinee... Le poignard etait empoisonne!... L'hotesse frissonna. --Alors, poursuivit le chevalier, je me mis en route pour rejoindre l'homme. C'est a cette epoque que je vous vis, ma bonne Huguette. --Et... vous l'avez rejoint... l'homme?... --Pas encore. Il sait que je le cherche. Par quatre fois, j'avais reussi a l'acculer... Je le tenais! L'homme, a chaque fois, m'a glisse dans les mains au dernier moment... Mais je le suis... il ne m'echappera pas... J'ai connu la misere des grandes routes, et, souvent, Huguette, lorsque je me couchais sur une botte de paille sans manger, j'ai songe a la bonne hotesse de la Deviniere, qui avait toujours un diner pour ma faim, un sourire pour mes joies, une larme pour mes douleurs... --Helas! murmura Huguette toute pale de ce qu'elle venait d'entendre, ce n'est pas souvent que l'hotesse a pense a vous... c'est toujours!... Mais a propos de diner, monsieur le chevalier, j'ose esperer... --Comment donc, ma bonne Huguette! Je fais plus que d'esperer: je reclame!... Dans la cuisine, qui avait une porte particuliere sur la rue, Huguette se heurta a deux seigneurs, dont l'un dit: --Hola, l'hotesse, un cabinet pour mon camarade et moi, quatre flacons de Beaugency, une ou deux de ces volailles, et le reste a l'avenant! Huguette conduisit les deux gentilshommes et les quitta pour revenir a la cuisine en leur disant: --Dans un instant vous allez etre servis, monsieur de Maineville et monsieur de Maurevert!... --Soudain un jeune gentilhomme entra, le visage bouleverse, parcourut la salle d'un coup d'oeil et, apercevant le chevalier, courut a lui. C'etait Charles d'Angouleme qui, tres pale, se laissa tomber sur un escabeau. --Mon cher Pardaillan! murmura-t-il, je suis perdu! --Bah! fit Pardaillan, que vous arrive-t-il? --Eh bien, dit le jeune duc, dont les yeux s'emplirent de larmes, cette jeune fille dont je vous ai parle... celle que j'aime, Pardaillan!... Elle a disparu! --Pauvre petit duc! murmura le chevalier avec un singulier attendrissement. Et que dit le bohemien? --Belgodere? introuvable! On ne l'a pas revu a l'auberge de l'Esperance. Sur de vagues indications, je suis parti comme un fou, j'ai explore les rues qui avoisinent la Greve et, enfin, me voici... Pardaillan garda le silence. Il reflechissait: --Oui, gronda-t-il enfin, comme se parlant a lui-meme, c'est bien le temps des rapts, des viols, des meurtres, des trames sombres. Qui peut avoir interet a faire disparaitre une pauvre petite bohemienne? --Pardaillan, Pardaillan, vous me faites fremir! Le chevalier haussa les epaules. Tout a coup il tressaillit, medita un instant, et, relevant la tete: --Auriez-vous, d'aventure, un objet quelconque ayant appartenu a cette jeune fille?... Le duc d'Angouleme rougit, soupira, et finit par tirer de son pourpoint une echarpe en soie brodee. --Je l'ai... ramassee, hier, dans la voiture du bohemien, balbutia-t-il en la tendant au chevalier. --Dites donc que vous l'avez volee, fit paisiblement Pardaillan qui fourra l'echarpe dans sa poche, et ajouta: Rentrez chez vous, monseigneur, et attendez-moi rue des Barres. Peut-etre ce soir ou demain matin vous apporterai-je des nouvelles... car j'ai un guide sur. C'etait son chien Pipeau confie autrefois a Huguette. Pipeau remua gravement la queue. A ce moment, l'hotesse deposait sur la table les premiers elements d'un diner qui devait etre une merveille. --Eh quoi! demanda Huguette d'une voix tremblante, vous partez? Sans faire honneur a mon diner?... --Diner digne de deux empereurs, dit Pardaillan qui jeta un regard de regret sur les somptuosites gastronomiques d'ou montaient des parfums delectables. --Helas! il ne fut ordonne qu'a votre intention... Qui va etre digne de le manger?... --Qui, ma chere Huguette? Par Dieu! s'ecria Pardaillan dont l'oeil s'illumina d'une flamme de bonte pour ainsi dire blagueuse, je veux aujourd'hui faire deux empereurs! Promettez-moi de servir mes invites comme moi-meme!... Pardaillan traversa majestueusement la salle qui commencait a s'emplir de buveurs. Sur le perron, il s'arreta, et considera un instant les passants, faisant son choix, et cherchant deux individus dignes de lui, dignes du merveilleux diner d'Huguette. --Hola! cria-t-il soudain a deux hommes qui vinrent a passer. Veuillez entrer, messeigneurs... Oui, vous... vous, le grand noir aux yeux de corbeau, et vous, le grand echalas, aux yeux de vrille... Faites-moi l'honneur de venir diner ceans: je vous invite! Les deux heres auxquels s'adressait le discours en question s'arreterent stupefaits, puis timidement, redoublant les salutations, gravirent le perron. C'etaient deux grands diables qui n'en finissaient plus de hauteur, mais tous deux d'une extravagante maigreur, piteux, minables, avec leurs manteaux troues, leurs semelles eculees, vetus d'emphatiques guenilles de baladins dans la misere. Pardaillan conduisit les deux gueux a la table resplendissante et leur fit signe de s'asseoir devant le feerique repas qu'elle supportait. Effares, muets d'emotion, les narines larges ouvertes et l'oeil obliquement braque sur les chefs-d'oeuvre d'Huguette, les deux lamentables sires obeirent, s'assirent de cote, posant chacun un quart de fesse sur le siege. Et ils demeurerent pantelants, croyant rever. --Comment vous appelez-vous, monsieur de la Vrille? demanda Pardaillan a celui do ses invites qui paraissait le plus intelligent des deux. L'homme repondit en se courbant: --Monseigneur, on m'appelle Picouic... --Picouic?... Joli et melodique. Mais veuillez ne pas me monseigneuriser, s'il vous plait!... Et vous, monsieur du Corbeau? L'autre, en effet, etait une caricature de corbeau: cheveux noirs et plats sur le front, nez long, proeminent et osseux. Il repondit d'une voix lugubre: --Monseigneur, on m'appelle Croasse... --Croasse? Admirable, par Pilate!... Eh bien, monsieur Picouic et monsieur Croasse, mangez et buvez, vous etes les hotes du chevalier de Pardaillan... Madame Gregoire, voici l'ecot de mes deux camarades, ajouta le chevalier en deposant deux ecus d'or dans la main de l'hotesse. Et, sur un geste de refus esquisse par Huguette: --Ma chere Huguette, fit-il doucement, vous savez que mes hotes sont a moi et que je n'ai jamais permis a personne de s'en emparer. Et, saluant les deux heres d'un de ces grands gestes chevaleresques dont il avait le secret, le chevalier, suivi de Pipeau, rejoignit le duc d'Angouleme qui l'attendait dans la rue: cependant que MM. Croasse et Picouic, les deux "hercules" de Belgodere, hebetes d'admiration, commencaient timidement l'attaque. A l'instant ou Pardaillan franchissait le seuil de la Deviniere, le rideau d'un cabinet qui s'ouvrait sur la cuisine et la salle se souleva. Derriere les vitraux apparut une sombre figure qui le regarda descendre le perron... Et, cette figure, convulsee de haine, c'etait celle de Maurevert, l'assassin de Loise de Pardaillan, comtesse de Margency. VII L'ORGIE S'il fallait chercher le mot synthetique capable de traduire le duc de Guise dans sa personnalite humaine, nous dirions que cet homme s'appelait Orgueil. Guise, comme Achille, n'avait qu'un point vulnerable dans son ame cuirassee: on ne pouvait le blesser que dans son orgueil. Or, ce capitaine qui pouvait reellement passer pour le plus beau gentilhomme de Paris, a qui toutes les grandes dames de l'epoque ecrivaient des lettres passionnees, ce triomphateur a qui nulle femme ne resistait, Henri de Guise etait marie et trompe... Ce fut le mari le plus outrage de son epoque. Il eut des desespoirs d'orgueil--car, naturellement, il n'aimait pas sa femme dont il exigeait la fidelite: il voulait bien la tromper tous les jours, mais non en etre bafoue. L'assassinat de Saint-Megrin n'arreta pas l'outrage: Catherine de Cleves, duchesse de Guise, pleura huit jours Saint-Megrin et prit un autre amant, puis un autre, puis d'autres, en sorte que Guise continua a verser du sang et des larmes de rage. Pour le moment, Henri de Guise ne connaissait pas l'amant de Catherine: pourtant, il etait bien sur qu'elle en avait un. Resolu a garder toute sa lucidite d'esprit, au moment ou Paris commencait a gronder, il envoya Catherine en Lorraine, sous la garde d'une duegne dont il se croyait sur. On a vu par la lettre de la princesse Fausta que Catherine etait sortie par une porte et rentree par une autre... Mais la devait s'arreter la comedie... C'est sur un drame que le rideau allait se relever!... Rentre en son hotel, le duc de Guise se renferma dans son appartement et eut une longue conversation avec celui qui lui etait annonce dans la lettre de Fausta. Le lendemain, il passa sa journee a dicter des lettres, a donner des ordres. Il etait inquiet, nerveux, ses familiers voyaient clairement les marques de la tempete interieure qui se dechainait en lui. Le soir de ce meme jour deux hommes s'arretaient a l'extremite de la Cite, devant une maison dont la facade en ruine dissimulait un feerique palais. L'un d'eux frappa, et, lorsque la porte de fer se fut ouverte, s'effaca devant son compagnon qui entra. A l'interieur, ce dernier laissa retomber son manteau, et les deux gardes qui veillaient sans cesse dans le vestibule purent reconnaitre la sombre et livide figure du duc de Guise. Le roi de Paris, et que Paris eut voulu appeler roi de France, fut alors conduit vers la gauche de ce palais, c'est-a-dire vers cette ligne ou la maison Fausta et l'auberge du Pressoir-de-Fer entraient en conjonction. La, dans une salle plus petite, moins severe que les autres, mais aussi plus elegante, la princesse Fausta, harmonieusement habillee d'un costume de laine blanche aux plis hieratiques, etait assise dans un fauteuil couvert de soie blanche; ses pieds reposaient sur un coussin de velours blanc. Dans cette blancheur immaculee, la beaute de Fausta resplendissait et les diamants noirs de ses yeux voiles de longs cils brillaient d'un eclat etrange, hallucinant. Henri de Guise entra brusquement, mais, devant Fausta, il s'arreta court et, avec un fremissement de tout son etre, s'inclina tres bas. Lorsqu'il se redressa, son visage apparut en pleine lumiere, si pale que la cicatrice de sa balafre semblait d'un rouge sanglant. --Vous pouvez parler, duc, dit la mysterieuse princesse avec un sourire qui etait un poeme de grace. --Madame, dit alors Henri de Guise d'une voix rauque, votre emissaire m'a tout dit. J'ai souffert depuis hier comme un damne... Des preuves, madame!... --Vous... voulez! dit Fausta d'un ton de supreme hauteur qui glaca Guise, soudain courbe. --Pardonnez-moi, begaya-t-il. J'ai perdu, la tete... Oh! tenir ce comte de Loignes comme j'ai tenu Saint-Megrin!... --Ainsi, dit doucement Fausta, si... on vous donnait... des preuves... --Oh! malheur a lui!... gronda Guise. --Mais elle?... reprit Fausta, elle?... Pauvre femme! Pauvre affolee d'amour!... J'espere que ce n'est pas sur elle que retomberait votre vengeance?... --Assez, madame, rugit Guise, hors de lui. Si la duchesse a pousse l'abjection jusqu'a aimer un Loignes, il faut qu'elle meure!... il faut qu'ils meurent ensemble!... La Fausta tressaillit. --Duc, dit-elle, souvenez-vous que des interets puissants vous sont confies. Souvenez-vous que vous etes pour le peuple le Fils de David, et, pour nous, le Fils bien-aime de notre Eglise, le roi de France!... Allez, duc, continua-t-elle en frappant sur un gong, accomplissez l'acte necessaire qui doit rendre enfin la paix a votre ame... Suivez votre guide... vous verrez, et vous serez convaincu... Guise, haletant, ivre de vengeance, gronda: --Si je vous dois cela... Je vous devrai plus que le trone! haleta Guise, ivre de vengeance. Il s'inclina avec ce respect religieux qui courbait tous ceux qui approchaient Fausta, et, voyant un homme qui, au coup de timbre, venait d'entrer, le suivit precipitamment, la main au manche de sa dague. Alors, Fausta s'approcha d'une lourde tapisserie qu'elle souleva. Derriere la tapisserie, il y avait une porte fermee, sur le panneau de laquelle s'ouvrait un judas, qui faisait communiquer la maison de Fausta avec l'auberge voisine!... L'homme qui conduisait Guise sortit de la maison, et se dirigea droit sur l'entree du Pressoir-de-Fer. Il gratta a la porte qui s'ouvrit et, quelques instants plus tard, le duc de Guise se trouvait dans l'interieur de ce cabaret. Deux grosses filles joufflues, tres peintes, couvertes de bijoux et tres court vetues, s'avancerent au-devant de lui en souriant et executant des reverences. L'une d'elles s'approcha de lui et lui appliqua sur la figure un masque de velours tel que les elegants en portaient alors, lorsqu'ils penetraient dans un lieu de reputation douteuse, et pour ne pas etre reconnus. Presque en meme temps, l'autre lui jetait sur les epaules un ample manteau de soie legere. Guise comprit que ces femmes etaient averties de sa visite et qu'elles savaient ce qu'il venait chercher a l'auberge du Pressoir-de-Fer. Elles l'entrainerent dans la salle qui s'ouvrait sur le cabaret. La, regnait une demi-obscurite. La piece, tendue d'elegantes etoffes et meublee de larges fauteuils, etait deserte; mais, de la salle voisine, arrivaient des eclats de rire, des voix excitees, tout un bruit d'orgie... Et Guise comprit alors que cette petite maison de cabaret sur le devant etait en realite un lieu de debauche, comme il y en avait tant dans les sombres ruelles de la Cite... --Monseigneur n'a qu'a entrer, murmura l'une des femmes, on n'attend plus qu'un convive... ce convive ne viendra pas... c'est monseigneur qui vient a sa place... La partie de plaisir consiste ce soir a garder son masque: seulement, a dix heures, tous les masques devront tomber... Elles pousserent une porte, s'effacerent et Guise entra. Tout d'abord, il demeura ebloui par l'eclat des lumieres. Il etait brusquement pousse dans l'orgie la plus radieuse et la plus impudique. La piece etait vaste, luxueuse, emplie de parfums capiteux. Au milieu, une table somptueuse se dressait, chargee de vaisselle d'or, supportant des fruits rares, des friandises precieuses; des vins aux tons de rubis chatoyaient dans des flacons aux formes etranges, et, ces vins, c'etaient des servantes aux costumes impudiques qui, impassibles et souriantes, les versaient dans les coupes d'or des convives. Il y avait la quatre couples enlaces, les femmes sur les genoux des hommes. C'est A peine s'ils firent attention a Guise qui entrait: un geste de bienvenue de l'un des hommes, une invitation a prendre place, et ce fut tout... Seulement, une femme, qui etait seule, s'avanca vivement vers lui, l'enlaca de ses deux bras nus et murmura: --Enfin, vous voici, cher seigneur... vous venez bien tard... Guise se sentit devenir insense... une irresistible fureur fit craquer ses muscles... D'un geste fou, il voulut repousser la femme... mais, plus etroitement, elle l'enlaca, une de ses mains arreta sur sa bouche le cri de fureur... et, de l'autre, elle lui indiquait un objet qu'il n'avait pas vu encore. C'etait une grande horloge qui scandait l'orgie d'un tic-tac ironique. Guise vit alors qu'elle allait marquer dix heures! --Dix heures! murmura la femme. L'heure ou les masques vont tomber... Attendez, cher seigneur... Regardez!... Le duc se laissa tomber sur un fauteuil et, sous son masque, il sentit la sueur couler. Les quatre couples demeuraient enlaces et murmuraient des choses confuses... Tout a coup, l'horloge sonna... Les dix coups tomberent, greles et sinistres. --Tant pis! cria soudain une voix de femme. Nous avons gage de nous montrer!... Moi, je commence... Et, brusquement, elle laissa tomber son masque et arracha celui de l'homme au cou duquel elle etait suspendue. --La reine Margot! murmura Guise, stupefait. --Puisque c'est convenu! continua une autre femme au milieu des eclats de rire. Et, d'un geste plus hardi encore, elle imita Margot. --Claudine de Beauvilliers! gronda en lui-meme Guise. L'homme qui accompagnait Claudine lui etait inconnu. Mais, deja, la troisieme femme venait de retirer son masque! Et celle-la riait d'un rire gamin plus frais, plus sonore... Et, cette fois, Guise fut secoue d'un fremissement de rage. Dans cette femme, il venait de reconnaitre sa propre soeur!... La duchesse de Montpensier!... Toute rieuse et s'efforcant de rougir, elle essayait de denouer le masque de son compagnon: mais l'homme resistait, son ivresse dissipee soudain... tout a coup, elle y parvint... le visage de l'amant de la duchesse apparut... Et les rires qui avaient salue chaque visage qui se decouvrait se figerent... l'amant de la duchesse de Montpensier s'etait releve soudain, les yeux hagards. C'etait un jeune homme livide, au teint bilieux, aux traits convulsifs. Il passa sur son front une main pale, d'une paleur d'ivoire, et gronda: --Qu'ai-je fait? Que suis-je venu faire ici? En meme temps, il recula, bondit vers la porte et, le visage dans les mains, se sauva... Guise qui, d'un oeil ardent, avait suivi toute cette scene fantastique, murmura: --Le moine Jacques Clement, amant de Marie!... --A mon tour, cria la quatrieme femme d'une voix resolue, comme si toute hesitation de pudeur eut disparu de sa pensee. Aussitot, d'un geste de bravade, elle arracha son masque et fit tomber celui de son amant... Et, alors. Guise sentit sa tete tourner. Cet... homme, c'etait le comte de Loignes, son ennemi mortel! Et, cette ribaude impudique, au sourire provocateur, c'etait Catherine de Cleves, la duchesse de Guise, sa femme!... Cette seconde de faiblesse chez le duc de Guise fit place a une reaction ou la honte, encore, tenait la plus grande place. Il se redressa lentement et demeura immobile. La duchesse de Guise vit cette sorte de statue dont les yeux, du fond du masque, se rivaient sur elle. Un rapide frisson, le long de sa nuque, la prevint que la terreur allait s'emparer d'elle... Elle sourit pourtant et, hardie, demanda: --Et vous, messire, ne tiendrez-vous pas la gageure? Elle s'arreta net. Guise venait de laisser tomber son masque. Au meme instant, le comte de Loignes se redressa, livide, tandis que les deux autres hommes gagnaient la porte; la duchesse de Montpensier se sauva; Claudine de Beauvilliers s'evanouit et la duchesse de Guise, malgre toute son audace, ne put retenir un faible gemissement. Guise, en effet. Guise silencieux, la levre tremblante, la dague a la main, avait une de ces physionomies comme elle lui en avait vu deux ou trois fois. Elle voulut se lever, faire un geste, balbutier une parole; mais elle demeura paralysee, fascinee, se disant qu'elle allait mourir... Le duc etait d'un cote de la table; de Loignes, en face, de l'autre cote. Guise se ramassa sur lui-meme; d'un effort enorme, il renversa la lourde table et, dans la seconde qui suivit, il y eut le geste rapide d'un bras qui se leve et qui retombe... Un jet de sang inonda le parquet... Loignes tomba comme une masse. Guise, alors, se retourna vers la duchesse, sa dague toute rouge a la main. Et il la vit qui bondissait affolee, franchissait la porte, s'enfuyait. Il se rua... Des insultes affreuses, des cris rauques eclaterent. La duchesse, epouvantee, franchit deux salles, arriva a la porte exterieure, l'ouvrit, se jeta dehors... Guise la poursuivit jusque dans la salle du cabaret; la, il trebucha contre une table, sa tete tourna, il sentit le sol se derober sous ses pas et il s'affaissa, evanoui, tenant dans sa main crispee le poignard rouge. ...................................................... Dans la piece ou le comte de Loignes gisait inanime, une porte secrete s'ouvrit, sans bruit. Une femme entra. Elle jeta un regard a peine sur Loignes et, parvenue dans la salle du cabaret, vit la porte ouverte. --Catherine de Cleves est morte! murmura-t-elle. Henri de Guise sera roi de France, et moi reine!... Un sourire terrible illumina son visage... Mais, soudain, son pied heurta le duc de Guise evanoui, etendu sur le carreau. Elle le reconnut aussitot... Son oeil se dilata... Catherine de Cleves a echappe! dit sourdement Fausta. Un retard. Un obstacle. Il faut trouver autre chose!... Alors, lentement, Fausta revint sur ses pas. Un homme agenouille pres du comte de Loignes sondait la blessure. Elle s'approcha de celui qui etudiait la blessure de Loignes, et le toucha a l'epaule. --Est-ce qu'il est mort? demanda Fausta... --Non, madame... et, meme, il ne mourra pas... --Maitre Ruggieri... reprit-elle, que faudrait-il pour que cet homme meure? --Vous pouvez le faire achever, madame, dit avec froideur l'homme qu'on venait d'appeler Ruggieri. --Maitre, dit Fausta secouant la tete, il faut que cette blessure soit suffisante sans que je m'en mele... --Alors, madame, il faut que le blesse soit transporte chez moi. Il suffira d'entretenir la fievre. Pour cela, il est necessaire que je puisse surveiller la marche du mal. Fausta approuva d'un signe de tete et disparut. Ruggieri la suivit d'un sourire qui, peut-etre, eut glace cette femme que rien n'effrayait. --Sois tranquille, gronda-t-il alors lui-meme... Tu ne te doutes pas, Fausta, que j'ai devine ta pensee!... A ce moment, six hommes, sans doute prevenus par Fausta, entrerent, deposerent le comte de Loignes toujours evanoui sur un fauteuil et l'emporterent hors de l'auberge. Catherine de Cleves, duchesse de Guise, avait bondi hors de l'auberge, en proie a une terreur insensee. Ses forces tout a coup defaillirent, Elle comprit qu'elle allait rouler sur le pave. A ce moment, il lui sembla voir un homme arrete devant la maison voisine. Elle se traina jusqu'a cet inconnu et tomba dans ses bras en murmurant: --Par pitie, monsieur, qui que vous soyez, defendez-moi. L'homme, tres embarrasse de ce fardeau et comprenant qu'un prompt secours etait necessaire a cette femme, regarda autour de lui, et, avisant la porte de la maison de Fausta, souleva le heurtoir de bronze. La porte s'ouvrit... Et Pardaillan entra, portant dans ses bras la duchesse de Guise evanouie. Et la porte de fer de la maison de Fausta se referma sur lui!... VIII DOUBLE CHASSE Le chevalier de Pardaillan avait quitte la Deviniere, escorte, par Charles d'Angouleme et suivi de Pipeau. Sur ses instances et presque sur ses ordres, le jeune duc le quitta pour aller l'attendre rue des Barres. Pardaillan n'eut pas de peine a trouver l'auberge de l'Esperance, et il y etablit son quartier general pour la journee. Il se mit en observation, interrogeant l'hote, faisant bavarder les gens de basse mine qui hantaient l'auberge. Quoi qu'il fit et qu'il dit, il ne put obtenir aucun renseignement positif sur la singuliere disparition de la petite chanteuse de Boheme. Il se decida donc a attendre la nuit pour entreprendre l'expedition qu'il meditait. La nuit venue, Pardaillan sortit, sifflotant un air de fanfare. Pipeau marchait gravement sur ses talons. Dehors, le chevalier presenta au chien l'echarpe de Violetta et la lui fit flairer. Pipeau considera l'echarpe d'un oeil torve, la renifla un instant, et son moignon de queue s'agita. --Tres bien, fit Pardaillan, nous y sommes. En avant! Au premier croisement des rues. Pipeau queta, chercha avec rage, avec frenesie, le bout du nez de travers. A vingt pas derriere Pardaillan, dans l'ombre, se glissant le long des murs, trois hommes avancaient et suivaient tous ses mouvements. Deux d'entre eux tenaient a la main un solide poignard effile; le troisieme les dirigeait et semblait guetter le moment de les lacher sur Pardaillan... Cet homme, c'etait Maurevert. Les deux autres, c'etaient les deux hercules de la troupe Belgodere: Croasse et Picouic. Maurevert, au moment ou le chevalier etait sorti de la Deviniere, s'etait elance sur ses traces et l'avait suivi jusqu'a la porte de l'auberge de l'Esperance, et, dehors, avait guette la sortie de Pardaillan. Il etait patient. Il eut attendu jusqu'au lendemain, s'il l'eut fallu. Pardaillan a Paris!... C'etait la mort assuree!... Ou fuir encore?... Il faudrait donc recommencer cette course eperdue, qui avait dure des annees?... Que voulait-il?... Il ne savait pas au juste. Il avait quitte precipitamment Maineville et s'etait elance derriere Pardaillan, fascine, entraine, avec le vague espoir que le hasard le lui livrait peut-etre!... Oh! s'il pouvait le tuer!... Non pas qu'il desirat la mort du chevalier; sa haine, certes, lui souhaitait non seulement la mort, mais d'affreuses souffrances. Mais il y avait en lui quelque chose de plus fort que la haine... C'etait la peur... une peur de tous les instants... Tuer Pardaillan, pour Maurevert, c'etait se decharger de l'epouvante; tant que le chevalier vivrait, lui n'oserait vivre!... La nuit etait venue depuis quelque temps deja, lorsqu'il apercut deux hommes qui, se tenant le bras, s'approchaient de l'auberge... Avec sa surete de coup d'oeil, Maurevert reconnut en eux deux facons de truands, deux de ces sacripants comme il en pullulait alors, et qui, pour quelques ecus, depechaient leur homme en douceur et sans trop le faire crier. Maurevert fit donc un signe imperieux, auquel les deux heres se rendirent aussitot. --Voulez-vous gagner chacun cinquante bonnes livres bien comptees? demanda Maurevert tout en continuant a surveiller du coin de l'oeil la porte de l'auberge. --Que faut-il faire? demanderent-ils en choeur. Maurevert s'assura que les deux truands etaient armes d'une bonne dague, et ce, malgre les edits repetes. --Ecoutez, mes braves; ce qu'il faut faire, le voici: il y a la, dans cette auberge, un homme... --Qui vous gene, peut-etre, dit l'un. --Tu es intelligent, l'ami, dit Maurevert. --Et cet homme, il s'agirait de... --Oui, gronda Maurevert. --Bon! Ca nous va. Cent livres pour nous deux, apres l'operation: c'est entendu. Prepare ta dague, Croasse! car les deux malandrins etaient les hotes de Pardaillan. --Silence!... fit Maurevert. La porte de l'auberge s'ouvrait. Les trois hommes s'aplatirent contre le mur. Dans le rai de lumiere qui sortait du cabaret, Maurevert reconnut Pardaillan et se sentit blemir... Lorsque le chevalier et le chien se furent mis en route, Maurevert donna ses instructions: --Suivez-moi, dit-il a voix basse. Quand je vous dirai: "Allez!" il sera temps. Vous vous jetterez sur l'homme. Mais ne le manquez pas du premier coup: sans quoi il ne vous manquera pas, lui! Pour toute reponse, Picouic tira son poignard et Croasse, ayant enfin compris ce dont il s'agissait, l'imita. Maurevert se mit en route. Les deux maigres hercules le suivaient le poignard au poing. Vingt fois, Maurevert eut pu donner le signal; vingt fois, il fut sur le point de le donner. Il n'osa pas!... C'est en roulant des pensees de peur mortelle que Maurevert, sur la piste de Pardaillan, atteignit la Cite... La, Maurevert vit le chevalier s'arreter devant une maison, il crut enfin que l'occasion etait propice, et il allait s'effacer, donner le signal, lorsqu'une femme echevelee sortit de l'auberge voisine et alla tomber dans les bras de Pardaillan... Quelques instants plus tard, le chevalier disparaissait avec l'inconnue dans la maison a laquelle il venait de frapper. --Il nous echappe, dit Picouic. C'est de votre faute, mon gentilhomme! --Attendons, repondit Maurevert. IX L'ABSOLUTION Maitre Claude, tenant Violetta evanouie dans ses bras puissants, s'etait jete dans la trappe. En atteignant l'eau, il se sentit d'abord entraine au fond, tres loin. Il etreignit son enfant sur sa vaste poitrine, et, d'un vigoureux coup de talon, remonta a la surface de la Seine. Alors, tout ce qu'il avait de force et d'instinct vital fut employe a soutenir la tete de la jeune fille hors de l'eau. Tout a coup, il eut aux genoux la sensation d'un raclement. Il avait pied!... Alors, il eleva l'enfant tout entiere hors de l'eau et il marchait, soufflant fortement. Quand il fut monte sur le haut de la berge, il vit qu'il se trouvait a peu pres vers la rue de la Juiverie, au-dessous du pont Notre-Dame. Alors, il se mit a courir, et en quelques minutes atteignit son logis. A ses appels, la porte s'ouvrit; dame Gilberte apparut tout effaree. --Du feu! haleta Claude, des linges chauds... vite! Dans l'affolement, la porte demeura ouverte. Claude courut jusqu'a sa chambre, deposa Violetta sur son lit. Dame Gilberte, dans la cuisine, allumait un grand feu... Or, a l'instant ou Claude penetrait dans la maison, un homme qui venait d'entrer dans la rue de la Calandre s'arretait devant le logis de l'ancien bourreau de Paris. C'etait Belgodere!... La figure du sacripant avait un rayonnement terrible, Il vit la porte ouverte et s'arreta un instant, perplexe. Puis, assurant une dague trapue dans son poing cache sous son manteau, il haussa les epaules et grommela: "Tant mieux, apres tout!... On dirait que Claude n'attend que moi!... Entrons!... Voyons, que vais-je lui dire? Il faut que je dose la souffrance... Il faut qu'il en meure sous mes yeux!... Comment, maitre Claude! vous ne me reconnaissez pas? Regardez-moi bien! C'est moi qui vous attachates au pilori, alors qu'il vous etait si facile de me laisser fuir!... Maintenant, attention: c'est moi qui enlevai votre petite Violetta... Et savez-vous ce que j'en ai fait, de votre pure et chaste enfant. J'en ai fait une ribaude! Allez la chercher dans le lit de monseigneur de Guise!... Ah! Ah! que dites-vous de la farce, mon bon monsieur Claude?..." Le bandit ricanait en se racontant ces choses a lui-meme. Il entra et vit des portes ouvertes devant lui. Tout a coup, il s'arreta: il venait d'apercevoir au fond d'une chambre Claude penche sur un lit, Claude qui, les epaules secouees de sanglots, ralait: --Elle vit!... Seigneur Jesus qui avez pitie des pauvres gens, vous avez donc eu pitie de moi aussi!... Violetta, mon enfant, ouvre tes yeux... Belgodere demeura un instant frappe de stupeur. Puis, rapide et silencieux, il recula dans la piece voisine qui etait la salle a manger. Elle etait obscure. Le bohemien, alors, gagna doucement la porte de la salle a manger, puis la porte exterieure, et il s'eloigna rapidement. D'instinct, et sans savoir au juste ce qu'il voulait faire, il se dirigea vers la maison de Fausta. La, il s'arreta. La rage le faisait trembler. Mais il y avait en lui de l'etonnement plus que de la fureur. Meditant sur ce qu'il avait vu, Belgodere s'etait approche de la porte de fer a laquelle il se mit a frapper a coups redoubles. Dix minutes plus tard, le bohemien etait amene devant Fausta. Il y eut un long entretien au cours duquel la mysterieuse princesse, ayant frappe sur un timbre, donna cet ordre a l'homme accouru: --Qu'on aille a l'instant me chercher le prince Farnese... L'entretien termine, Belgodere fut conduit a une chambre du palais ou il fut enferme a double tour. Mais sans doute le bohemien s'attendait a cet emprisonnement qui, au surplus, etait probablement consenti, car il ne temoignait ni surprise ni terreur. Grace aux soins de dame Gilberte qui l'avait deshabillee, couchee et frictionnee, Violetta revint a elle. Et, lorsque maitre Claude put entrer dans la chambre, il trouva l'enfant les yeux grands ouverts, pensive, reveuse, semblant reflechir a des choses douloureuses et graves. Il toussa comme pour prevenir Violetta de sa presence, et, de loin, d'une voix humble et enrouee: --Tache de dormir; ne pense plus a tout cela; c'est fini, je te dis... Tu comprends, il faut que tu te reposes pour que demain a la premiere heure nous puissions partir... non, non, ne dis rien... tais-toi... Sache seulement que, lorsque nous serons loin de Paris, quand tu seras en surete... eh bien, tu seras libre de me voir ou de ne pas me voir... Violetta voulut prononcer quelques mots... Mais deja Claude avait disparu. Lorsque les premiers rayons du soleil penetrerent dans la chambre, elle se leva, s'habilla et s'assit dans un fauteuil, les mains jointes, la tete penchee sur le sein. Ce fut a ce moment que maitre Claude entra. --Dans quelques minutes, dit-il, une bonne litiere va venir. Tu y monteras avec dame Gilberte... Moi, je serai a cheval, et, tu sais, ne va pas avoir peur... --Avant de partir, je voudrais vous parler, balbutia Violetta avec une emotion qui la faisait trembler. Claude palit. Violetta, cependant, se taisait. Elle avait baisse les yeux, et continuait a trembler. Claude, par un supreme effort de desespoir, souriait. --Voyons, dit-il d'une voix qu'il crut tres naturelle, parle, puisque tu as quelque chose a me dire... moi, vois-tu, je crois... je... Brusquement, il tomba a genoux. --Ecoute-moi, ma petite Violetta. Avant que la bonte du Seigneur ne t'eut mise dans ma vie comme un rayon de soleil, j'exercais mon metier sans savoir. Tantot a Montfaucon, tantot en Greve, des fois a la Croix-du-Trahoir, ou ailleurs, j'allais... on me livrait le condamne, la condamnee... Est-ce que je savais, moi?... Mon pere, mon grand-pere, mon arriere-grand-pere, tous avaient tue. J'ai fait comme eux. C'etait le metier de la famille... Violetta ecoutait, dans un tel saisissement qu'il lui eut ete impossible de faire un geste. --C'etait ainsi, continua-t-il. Et voila qu'un jour je te pris, je te ramassai, toute frele, toute petite, et si jolie... Tu ne saurais jamais ce qui s'est passe dans mon coeur a cette minute ou tu tendais tes mains a la foule?... --Je tendais... mes mains... a la foule?... --Bien sur! Et c'est moi qui te pris, puisque tu n'avais pas de pere... --Pas de pere! cria Violetta secouee d'un tressaillement. --C'est vrai... tu ne sais pas... je t'ai toujours menti... Je ne suis pas ton pere..., termina-t-il humblement. Violetta porta vivement ses mains a ses yeux comme pour les garantir d'une lumiere trop vive et murmura: --O Simonne, ton agonie a donc dit la verite... Elle demeura ainsi, le visage cache dans ses mains, tandis que Claude reprenait: --Voila. Je ne suis pas ton pere. Avant que tu ne fusses mienne, avant que je ne t'eusse ramassee, pauvre petite abandonnee, j'ignorais ce que c'est que la vie. Mais, quand tu fus a moi, un jour, tout a coup, je m'apercus que je n'etais plus le meme... j'eus horreur de tuer... Deja je songeais a ce que tu penserais, a ce que tu dirais, si jamais l'affreuse verite t'etait revelee... Je crus retrouver la paix en me faisant relever de mes horribles fonctions... Ah! bien, oui! Plus que jamais, des spectres roderent autour de moi... Et ce n'est que pres de toi, dans notre petite maison de Meudon, que je me sentais redevenir moi-meme... c'etait trop de bonheur encore pour moi... je te perdis. Ce que j'ai souffert en ces annees de solitude et de desespoir, moi-meme sans doute je ne pourrais le dire... Et voici qu'a l'heure ou je te retrouve, au moment, a la minute ou je puis esperer revivre encore... voici que tu apprends ce que j'ai ete!... Voila... tu sais tout... Ce que je voulais te demander seulement, c'est de me permettre de te sauver... de te mettre en surete... Et puis, apres, tu me renverras! Claude baissa la tete. A genoux, affaisse sur lui-meme. Violetta ouvrit ses yeux bleus ou brilla une lueur d'aurore, et, de sa voix douce, elle dit: --Pere... mon bon petit papa Claude... embrasse-moi... tu vois bien que tu me fais beaucoup de chagrin... --Qu'as-tu dit? begaya Claude tout tremblant. Violetta, sans repondre, saisit de ses deux petites mains les mains formidables du bourreau, le forca a se relever, et, lorsque Claude, eperdu, fut tombe dans le fauteuil, elle s'assit sur ses genoux, jeta ses bras autour de son cou, posa sa tete adorable sur sa poitrine, et repeta: --Pere... mon bon pere... embrassez votre fille!... X LE PERE L'heure qui suivit fut pour maitre Claude un tel rayonnement de bonheur que son passe en fut comme efface. --Partons, fit-il tout a coup. Voila que j'oublie tout, moi! Ce n'est pas qu'il y ait du danger... car surement on nous croit morts... Donc, nous pourrions d'autant mieux rester ici que, meme si on ne nous croit pas morts, on ne supposera jamais que nous avons cherche un refuge ici meme... On nous cherchera partout, excepte dans cette maison... mais elle me fait peur a present cette maison! J'y ai tant souffert! Mais assez bavarde... Partons! Violetta secoua doucement la tete. --Comment! Tu ne veux pas partir?... --Pere, vous l'avez dit vous-meme: il n'y a ici aucun danger; nous y sommes mieux caches que partout ailleurs, puisqu'on nous croit morts... --C'est vrai... mais pourquoi?... --Je ne veux pas quitter Paris encore, fit Violetta en baissant les yeux. Restons ici tout au moins quelques jours. --Tant que tu voudras. Dame Gilberte! renvoyez cette litiere et ce cheval. L'enfant veut rester!... La vieille servante qui, emerveillee, tournait autour de Claude et de Violetta, s'empressa d'obeir. --Ce n'est pas tout, pere, dit alors Violetta avec un sourire, nous restons; mais ce matin il faut que je sorte, pour aller a l'auberge de l'Esperance... --Ah! bah!... Voyons... tout a l'heure, quand je te tenais dans mes bras, tu m'as raconte une foule de choses que j'entendais a peine... Ah! j'y suis! Le jeune homme qui a apporte des fleurs?... Voyons, dis-moi cela, un peu!... Son nom, d'abord... Tu rougis? Pourquoi?... --Je n'ai pas dit..., murmura la jeune fille en palissant. --Mais, moi, je devine! Digne jeune homme! Allons, comment s'appelle-t-il? --Je ne sais pas! fit Violetta dans un souffle. Claude eclata d'un bon rire qui fit trembler les vitraux. --Depeins-le-moi, au moins... Violetta, tout heureuse elle-meme de cette joie debordante, entreprit une description que maitre Claude lui arracha par lambeaux. Quand ce fut fini, Claude se leva. --Je vais le chercher dit-il. Dans une heure je te l'amene. Il faut que je voie ce jeune gentilhomme, que je lise dans ses yeux s'il est capable d'aimer assez pour... Claude serra Violetta dans ses bras, et sortit en courant, la laissant tout etourdie, n'ayant pas eu le temps de faire une objection. Et, par la pensee, elle le suivait jusqu'a l'auberge de l'Esperance. A ce moment, les vitraux d'une fenetre du rez-de-chaussee volerent en eclats; plusieurs hommes sauterent dans la maison, et Violetta, epouvantee, entendit crier ces mots: --Si l'homme resiste, tuez-le!... Mais pas une egratignure a la petite!... Maitre Claude, ayant jete un manteau sur ses epaules, s'etait elance vers la rue de la Tissanderie et n'avait pas tarde a atteindre l'auberge de l'Esperance. Claude ne se rencontra pas avec Charles d'Angouleme. L'aubergiste, tenu a la plus extreme prudence, ne lui donna que de maigres renseignements. Maitre Claude attendit plus d'une heure. Puis il se dit que le jeune gentilhomme ne viendrait sans doute pas. Il partit, se promettant de revenir. Dix minutes plus tard, Charles rentrait dans l'auberge, apres avoir inutilement explore les environs... Maitre Claude venait de franchir le pont et rentrait dans Notre-Dame, il s'arreta court. Un homme venait au-devant de lui... Et c'etait une figure de malheur. Une immense pitie envahit l'ame du bourreau qui murmura en palissant: --Le pere de Violetta! C'etait en effet le prince Farnese!... Or, d'ou venait-il?... Il sortait du logis de Claude!... Appele dans la nuit par Fausta, il en avait recu une mission. Et, cette mission, il avait cherche a la remplir en meme temps que la maison de Claude etait envahie... Farnese n'avait pas trouve le bourreau. Peut-etre sa mission devenait-elle des lors inutile. Car il avait quitte le logis maudit en jetant une derniere malediction contre l'homme qui lui avait pris sa fille... A ce moment Farnese apercut Claude, il s'arreta devant lui: --J'ai recu hier l'ordre de vous entendre en confession generale, dit-il. Une bouffee de honte monta au cerveau de Claude. --Ainsi, songea-t-il tout au fond de sa conscience, c'est lui qui devait me donner l'absolution!... Je lui ai vole sa fille, et lui me rend a Dieu!... --Monseigneur, balbutia-t-il, je ne veux pas vous tromper... Depuis hier... cette nuit meme... il s'est passe un evenement qui fait que... peut-etre... je n'ai plus droit a votre benediction!... --Je dois vous entendre, dit Farnese d'une voix etrange; peu importe ce qui a pu se passer. Farnese s'etait mis en marche, comme s'il eut la certitude que Claude le suivait, et, en effet, Claude marchait a trois pas derriere lui. Par des ruelles detournees, Farnese atteignait Notre-Dame. Maitre Claude y entra a sa suite. Farnese le conduisit jusqu'a un confessionnal et dit: --Attendez-moi la... preparez votre conscience au grand acte... Claude tomba a genoux et murmura: --Mon Dieu, Seigneur! N'est-ce pas que je ne puis pas me separer de mon enfant! N'est-ce pas que je puis la garder!... N'est-ce pas que c'est assez que je dise a votre ministre qu'il ne doit plus pleurer, et que, plus tard, il reverra l'enfant!... Farnese avait disparu dans la sacristie. Il y etait entre cavalier; il en sortit cardinal... Lorsque Claude le revit soudain traversant la vaste nef silencieuse et obscure, il tressaillit. Farnese en cavalier etait un admirable gentilhomme. Farnese en cardinal etait, dans toute sa majeste imposante, ce que pouvait alors representer ce mot: un-prince de l'Eglise... Farnese, en passant devant le maitre-autel, flechit le genou, peut-etre autant par une faiblesse physique que par devoir religieux. Une sorte de gemissement sourd s'echappa de ses levres, et il baissa les yeux, n'osant regarder ces marches en travers desquelles etait tombee Leonore... Ah! cette horrible matinee du jour de Paques de l'annee 1573!... Livide de ces souvenirs, il se dirigea vers Claude agenouille, la-bas, dans le grand confessionnal a la vaste architecture... Et alors, ce fut un autre sentiment qui se dechaina en lui! Ce fut une autre scene qui se presenta a son imagination!... Il revit le gibet de la place de Greve!... Il revit le bourreau s'emparant de son enfant!... Une enfant... une fille! C'est-a-dire la possibilite de vivre, d'aimer encore, de reparer peut-etre... Non! rien de tout cela n'avait ete... Il se revit courant chez Claude, le suppliant... Il entendit le bourreau lui repeter: Votre fille n'a vecu que trois jours... Et l'affreuse parole de mort, Claude l'avait repetee la veille. Cet homme avait laisse mourir sa fille... l'avait tuee peut-etre?... Qui savait!... Oh! faire souffrir cet homme comme il avait souffert, lui... Lui rendre douleur pour douleur, desespoir pour desespoir. Il s'assit pres de Claude, non pas a la place ordinaire du confesseur, de l'autre cote du grillage, mais pres de lui, le touchant presque... Claude ne remarqua pas ce detail. Son visage rayonna lorsqu'il vit le cardinal. --Si triste et sombre maintenant, comme il va etre heureux tout a l'heure! songea-t-il. --Je vous ecoute, dit Farnese glacial. Un frisson secoua les larges epaules de Claude. Alors, il commenca le hideux recit... sa confession de bourreau qui a horreur de tant de meurtres froidement accomplis. Le bourreau, les cheveux herisses, les yeux hagards, grondant et suant, racontait, racontait toujours, et parfois levait un regard de detresse sur le cardinal. Et celui-ci demeurait glacial. Pas un mot... Farnese attendait que ce fut fini... Claude, enfin, s'arreta, haletant. --Ce sont bien la tous vos meurtres? demanda Farnese. --Tous, monseigneur, repondit Claude humblement. Je n'ai rien oublie... Farnese avait ferme les yeux. Lorsqu'il les rouvrit, il darda un tel regard que Claude frissonna longuement, se ramassa sur lui-meme comme a l'approche d'un malheur. --Tu as oublie le plus hideux de tes meurtres, dit alors Farnese. Monstre, descends en toi-meme, et cherche le veritable crime de ton existence abjecte!... Claude, avec un fremissement d'epouvante, se releva... Au meme instant, le cardinal fut debout et lui saisit la main... --Ton crime, c'est d'avoir tue un coeur d'homme, le mien!... Tu m'as vole ma fille! Tu l'as laissee mourir! Tu l'as tuee, dis-je!... Reponds!... Miserable demon, moi, t'absoudre!... Ecoute, ecoute, puisque tu as une fille, puisque, toi aussi, tu as un coeur de pere!... Claude devint pale comme un mort. Les yeux dilates, la bouche ouverte, il considerait Farnese sans pouvoir enoncer un mot... Le cardinal eut un rire effrayant, et, de sa main, secoua violemment le bras de Claude. --Ah! tu as une fille, toi aussi! Ah! tu aimes, toi aussi!... Ta fille, monstre, c'est moi qui l'ai conduite dans la chambre des executions!... Oui, oui, je vois le ricanement de tes yeux! Tu veux dire que tu l'as sauvee? --Vous saviez ce qui s'est passe cette nuit!... rugit Claude. --Oui, je le savais!... Et c'est pour cela... c'est pour te dire... ecoute!... ta fille... en ce moment... tu m'entends? demon!... Ta fille... elle est reprise! Elle est aux mains de Fausta!.. On la tue!... Et c'est moi qui ai fait cela!... Farnese, d'un geste rude, repoussa Claude et se croisa les bras. Celui-ci, sous l'epouvantable parole, avait flechi, ses deux mains a son visage. Lorsque Claude laissa retomber ses bras, il etait meconnaissable... il etait la personnification de la stupeur dans la douleur... Son regard tragique et sanglant alla jusqu'a l'autel, jusqu'a la Croix. Et il dit... --Tu as fait cela, pretre? Tu as livre cette enfant?... --Oui, je l'ai livree!... --Et tu dis qu'on la tue?... Elle est morte?... --Morte!... Un gemissement, d'une etrange douceur, monta jusqu'aux voutes de la cathedrale. Puis ce gemissement s'enfla, devint un grondement furieux, et Claude tonna: --Cette enfant, pretre!... Cette enfant que tu as fait assassiner!... sais-tu qui elle est? --Cette enfant! balbutia Farnese. Eh bien?... --Eh bien..., hurla Claude, d'une voix dechirante, cette enfant!... c'etait ta fille!... Et il s'en alla, titubant, emplissant la vaste nef de ses sanglots, sans regards derriere lui, sans voir ce que devenait le cardinal. Le cardinal s'etait affaisse avec un rale. Un jeune moine qui priait non loin de la s'approcha alors de lui, et ayant constate qu'il vivait se mit a le soigner activement. Ce moine s'appelait Jacques Clement. XI LE PACTE Claude sortit de Notre-Dame, marcha sur la maison Fausta, et frappa violemment du poing a la porte de fer, sans songer au heurtoir. La porte ne s'ouvrit pas. --On m'ouvrira bien, grognait Claude; il faudra bien qu'on m'ouvre, il faudra bien qu'on me dise ce qu'est devenue mon enfant. Malediction!... Ouvrirez-vous?... Des deux poings, il frappait... --Mais, mon bon monsieur, dit une voix, vous ne savez donc pas que la maison est deserte? Un rassemblement s'etait forme autour de lui. Bien peu reconnurent l'ancien bourreau. Un homme, a ce moment, un cavalier vetu de noir, traversa les groupes sans rien voir, marchant d'un pas egal et rapide, et il penetra dans la petite maison voisine, dans l'auberge du Pressoir-de-Fer. Cet homme ne vit pas Claude, et Claude ne le vit pas... Apres l'abattement et les supplications, Claude s'en alla, la tete basse. Il rentra dans son logis et se mit a errer. Dame Gilberte avait disparu; dans la chambre ou avait dormi Violetta, il y avait des traces de lutte. Machinalement, Claude se mit a tout remettre en place. Il prononcait des mots sans suite, et serrait convulsivement dans ses mains les quelques objets qui avaient pu toucher Violetta... Il finit par se jeter dans le fauteuil ou s'etait assise Violetta et ferma les yeux, essaya de reflechir... --C'est cela, murmura-t-il avec un indefinissable sourire; c'est, cela pardieu!... Mourir!... Quelle bonne idee!... Il se releva et courut a une salle ou il n'avait pas du entrer depuis longtemps, car tout y sentait le moisi. Claude ouvrit violemment la fenetre et rabattit les contrevents. La lumiere eclatante du plein midi entra a flots dans cette piece et eclaira soudain des haches rouillees, des masses, des maillets de bois, des couteaux. Cette salle... c'etait sa salle aux outils... les sinistres outils de son ancien metier!... Dans un coin, des paquets de cordes toutes neuves; quelques-unes de ces cordes etaient toutes preparees, avec le noeud coulant au bout. Claude en saisit une, et, tout courant, revint a la chambre de Violetta... La, il eprouva la solidite de la corde, ses mains ne tremblaient pas; avec le plus grand soin, il se mit a graisser la corde aux abords du noeud coulant; puis il planta un clou enorme assez haut dans le mur et y accrocha la corde... Alors, monte sur un escabeau, il passa le noeud coulant autour de son cou... Alors, d'un coup de pied, Claude fit basculer l'escabeau... Il tomba dans le vide. ...................................................... Au meme instant, quelqu'un parut au seuil de la chambre, Ce quelqu'un vit maitre Claude pendu. Il tira son poignard, et, au-dessus de la tete, trancha la corde... Claude s'affaissa au long du mur... L'homme, avec la meme resolution, desserra le noeud coulant et se mit a frictionner le bourreau qui, au bout de quelques minutes, commenca a respirer et ouvrit les yeux... Cet homme, c'etait le pere de Violetta, le cardinal prince Farnese... Claude, en revenant a lui, reconnut le cardinal. Il se releva, repoussa rudement Farnese, et, avec un eclat de rire infernal, s'elanca hors de la chambre. Quelques secondes plus tard, il reparaissait, une lourde hache au poing. Le cardinal n'avait pas bouge. Claude s'apercut alors d'une chose qu'il n'avait pas remarquee tout d'abord... Le matin, dans la cathedrale, les longs et fins cheveux du cardinal et sa barbe soyeuse etaient presque noirs... Maintenant, cette barbe et ces cheveux etaient blancs... Le cardinal Farnese avait vieilli de vingt ans en quelques heures... Claude fit cette remarque sans y attacher aucune importance. Il s'avanca sur Farnese en grondant: --Merci, pretre! je t'avais oublie, tu viens me rappeler qu'avant de mourir!... --Je viens te rappeler que tu as autre chose a faire que de mourir, dit Farnese d'une voix etrangement calme. --Qu'ai-je donc a faire! rugit Claude dont les yeux devenaient hagards. Te tuer avant de mourir?... --Tue-moi si tu veux; je venais te dire qu'il nous reste a venger l'enfant... --La venger? begaya Claude. --Cette femme, dit Farnese, qui a profite de ton absence denoncee par je ne sais quel demon, cette femme aux pieds de laquelle je viens de me trainer deux heures durant, qui m'a employe, moi, au meurtre de l'enfant... que j'appelais Saintete, que tu appelais Souveraine, l'assassin de ma fille... bourreau, veux-tu donc qu'elle vive?... Claude saisit le bras de Farnese et le serra avec violence. --Bourreau, continua Farnese, je suis venu te dire ceci: veux-tu m'aider a frapper cette femme? Elle represente une redoutable puissance. Son pouvoir est sans bornes. Son approche peut nous briser comme verre. Un signe d'elle peut nous tuer. Eh bien, aimais-tu assez l'enfant pour devenir mon aide? mon aide pendant une seule annee... Non seulement mon aide, mais mon esclave? Claude avait ecoute en fremissant de tout son etre. Une sombre joie s'alluma dans ses yeux eperdus. --Monseigneur, repondit-il dans un souffle, a partir de cette minute, je vous appartiens corps et ame, pomme vous m'appartiendrez corps et ame quand ce sera fait! Avec une effroyable serenite, Farnese s'assit a la table sur laquelle se trouvaient parchemin et ecritoire. --Echangeons en ce cas les ecritures necessaires a notre ligue, dit-il. Sur une feuille de parchemin, il ecrivit: "Ce 14 de mai de l'an 1588. Moi, prince Farnese, cardinal, eveque de Modene, declare et certifie: Dans un an, jour pour jour, ou avant ladite epoque si la femme nommee Fausta succombe, m'engage a me presenter devant maitre Claude, bourreau, a tel jour ou telle nuit qui lui plaira; m'engage a lui obeir quoi qu'il demande; et lui donne permission de me tuer si bon lui semble. Et que je sois damne dans l'eternite si je tente de me refuser ou de fuir. Et je signe: Jean, prince Farnese, eveque et cardinal par la grace de Dieu." Farnese se leva, tendit le papier a Claude. Celui-ci le lut lentement, plia le parchemin et le mit dans sa poche. --A ton tour! dit alors le cardinal. "Ce 14 de mai de l'an 1588. Moi, maitre Claude, bourgeois de la Cite, ancien bourreau-jure de Paris, demeure bourreau par l'ame, declare et certifie: Pour atteindre la femme nommee Fausta, m'engage, pendant un an a dater de ce jour, a obeir aveuglement a Monseigneur prince et cardinal eveque Farnese. Et que je sois damne dans l'eternite si une seule fois dans le cours de cet an je lui refuse obeissance. Et je signe..." A ce moment, comme le front de Claude saignait, une goutte de sang tomba sur le parchemin au-dessous du dernier mot, Claude tressaillit et, de son pouce, il ecrasa la goutte de sang et traca une croix rouge. --Ma signature, a moi..., gronda-t-il. --Je la tiens pour valable! dit Farnese prenant le parchemin. Le bourreau le regardait s'en aller et murmurait sourdement: --La Souveraine... d'abord!... Et vous, ensuite... Monseigneur!... XII LA FAUSTA Nous ramenons maintenant notre lecteur au mysterieux palais de la princesse Fausta, au moment ou Pardaillan y vient d'entrer, portant Catherine de Cleves evanouie. Du palais se sont enfuies Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier, et Claudine de Beauvilliers, profitant de la porte de communication. Fausta, revenant de l'auberge, longea un long couloir et murmura devant une porte: "Ici, la petite bohemienne, nous verrons!" Plus loin devant une deuxieme porte: "Ici, Claudine de Beauvilliers, la solution peut-etre." Plus loin encore, devant une troisieme porte: "Ici, Marie de Lorraine m'attend... J'ai a lui parler du moine!... dit-elle. Plus loin enfin, devant une quatrieme porte, sur les confins de la partie reservee aux gardes: "Ici, le bohemien Belgodere... Un bon limier a lancer sur Farnese!..." Ainsi, avec une effrayante lucidite, cette femme etiquetait, pour ainsi dire, sa multiple pensee: son esprit se mouvait a l'aise dans le tourbillon de la vaste intrigue... Comme elle revenait sur ses pas et qu'elle passait devant le grand vestibule, tout a coup une voix sonore et railleuse parvint jusqu'a elle. Chaque porte de ce palais etait truquee; chacune possedait un judas, un oeil invisible... Fausta n'eut qu'a s'approcher pour voir ce qui se passait dans le vestibule. Elle eut une exclamation de joie. "Dieu est avec moi!" murmura-t-elle. Au meme instant elle fit un signe: et sans doute ses servantes ne la perdaient jamais de vue dans ses evolutions, car aussitot deux femmes accoururent, deux femmes francaises, celles-la. Elle leur donna quelques ordres a voix basse et rapide, puis ouvrit toute grande la porte du vestibule, ou Pardaillan, soutenant dans ses bras la duchesse de Guise, disait leur fait aux deux gardes. --A Dieu ne plaise, dit Fausta, que quelqu'un ait frappe a ce logis et qu'il n'y ait trouve les secours qui se doivent entre chretiens. Entrez, monsieur; vous etes le bienvenu... Mes femmes vont donner les soins necessaires a votre dame que je vois pamee... Pardaillan remit la duchesse de Guise aux bras des deux femmes qui disparurent, portant Catherine de Cleves sans connaissance. Alors Pardaillan se decouvrit. --Madame, dit-il, je vous dois mille graces. Sans vous, je me fusse trouve fort embarrasse. Cette noble dame n'est point mienne... Et, en quelques mots, il met Fausta au courant de son histoire. --Sire chevalier de Pardaillan, dit gravement Fausta, votre air et vos paroles me donnent le desir de vous connaitre mieux. Ne me ferez-vous pas la faveur de vous reposer un instant chez la princesse Fausta-Borgia, etrangere venue a Paris pour s'y instruire des arts, des lettres, de la noble elegance de la gentilhommerie francaise... Le chevalier jeta autour de lui ce rapide et sur coup d'oeil de l'homme habitue a la prudence. --Qu'est ceci? grommela-t-il en lui-meme. Un coupe-gorge, peut-etre?... Hum!... Voila aussi, par la mort-diable, une creature par trop delicieuse, pour un tel cadre... Ma foi, je me laisse tomber? Tant pis s'il y a un precipice sous les fleurs!... Et s'inclinant avec une grace altiere, non sans laisser entrevoir la longueur demesuree de sa rapiere: --Madame, dit-il, l'illustre nom de Borgia m'est garant qu'en fait d'arts et de lettres vous pourriez etre notre educatrice. Cela dit, madame, je me declare a vos ordres. Fausta fit un geste comme pour inviter le chevalier a la suivre et penetra dans l'interieur. Pardaillan ebloui, transporte en pays de reve et de mystere, palpitait voyant le trone et la tiare. Fausta s'arreta dans cette facon de boudoir ou elle avait recu le duc de Guise et qui etait sans doute destine aux etrangers. Elle s'assit sur ce siege de satin blanc ou sa beaute fatale prenait un relief de precieuse medaille. Et, avant que Pardaillan fut revenu de son etonnement: --Monsieur le chevalier, dit-elle, c'est vous qui, sur la place de Greve, avez tenu tete a M. le duc de Guise, et avez joue ce tour dont tout Paris a parle. --Moi, madame? s'ecria Pardaillan, jouant la stupefaction, etes-vous bien sure que ce soit moi?... --J'ai tout vu; du haut d'une fenetre, je prenais plaisir a voir la place encombree de bateleurs et de marchands... j'ai tout vu, et je viens de vous reconnaitre. --En ce cas, madame, je me garderai bien de vous contredire. Ce serait vous donner une pietre idee de cette gentilhommerie francaise que vous etes venue etudier sur place. Pardaillan, son premier etonnement passe, redevenait maitre de lui-meme. Il avait une physionomie de naivete ingenue et paisible. Quant a Fausta, il etait impossible de savoir ce qu'elle pensait. Mais, pour la premiere fois, elle voyait un homme soutenir son regard avec une dignite melee d'une impassible ironie... --Monsieur, dit-elle, sur la place de Greve, je vous ai admire... Votre epee est sure, monsieur; mais votre coup d'oeil est encore plus sur. Venons donc au fait. "Que va-t-il m'arriver?" se dit Pardaillan. --Lorsque, sur la place de Greve, je vous ai vu a l'oeuvre, continua Fausta en essayant vainement de faire baisser les yeux du chevalier, j'ai pris aussitot la resolution de m'enquerir de vous et de vous connaitre. Le hasard me sert a souhait, M. de Guise doit vous hair. S'il vous hait depuis longtemps, raison de plus pour faire votre paix avec lui... --Vous voulez dire, madame, qu'il serait sage a lui de faire sa paix avec moi? Fausta jeta un regard plus aigu sur la figure de cet homme qui osait parler ainsi du maitre de Paris. --Monsieur, dit-elle tout a coup, si vous voulez mettre votre epee au service du duc de Guise, je vous jure, moi, que non seulement il oubliera tout ressentiment, mais encore qu'il fera de vous un puissant seigneur... --Il faudra donc, dit paisiblement le chevalier, qu'il touche cette main que voici? --Il la touchera, fit-elle en souriant. --Permettez-moi, madame, d'avoir meilleure opinion que vous d'un homme qui sera, demain peut-etre, roi de France. M. de Guise ne peut toucher la main qui l'a touche au visage... --Vous avez fait cela! murmura-t-elle, vous avez soufflete le duc de Guise!.... --Dans une circonstance qu'il vous racontera lui-meme si vous le lui demandez. Il vous dira que lui, chevalier de Lorraine, haut seigneur, le premier du royaume apres les princes du sang et peut-etre meme avant, n'a pas hesite a faire assassiner dans son lit un vieillard. Il vous dira qu'il poussa la magnanimite jusqu'a faire jeter par la fenetre le cadavre de l'amiral Coligny! Rude victoire, madame! Et ce ne fut pas la payer trop cher, du soufflet qui jaillit alors, si j'ose dire, de la main que voici!... --Le duc defendait la cause de l'Eglise! dit sourdement Fausta. --De quelle Eglise? madame... Il y en a au moins deux..., dit Pardaillan sans aucune intention qu'une innocente raillerie. --Comment savez-vous qu'il y a deux Eglises, vous? gronda-t-elle, palissante. --Deux Eglises! murmura Pardaillan etourdi. Que veut dire cela...? --Est-ce que cet homme serait un espion! songeait Fausta. --Oh! oh! se disait le chevalier, est-ce que cette femme serait le chef occulte de la Sainte Ligue... Est-ce que Guise ne serait qu'un instrument?... Est-ce que la Ligue serait une nouvelle Eglise?... Dans ce bref instant ou ils songeaient ainsi, ils s'etaient etudies, comme deux lutteurs. Fausta avait rapidement pris son parti. De son examen, il resulta a ses yeux que Pardaillan devait etre un routier heroique, capable d'entreprises extraordinaires: une epee invincible qu'il s'agissait d'acheter a tout prix. --Chevalier, reprit tout a coup Fausta, si vous ne pouvez etre a M. de Guise, peut-etre ne refuseriez-vous pas de servir un autre maitre? --Cela depend du maitre, madame, fit Pardaillan de son air le plus ingenu. Voyons, madame, le maitre que vous avez a me proposer est-il celui qu'attend le monde?... Fausta le regardait, stupefaite de sentir au fond d'elle-meme elle ne savait quoi qui palpitait. Cet homme, le premier, troublait sa pensee. Elle etait emue, malgre elle. --Le maitre que j'ai a vous proposer, dit-elle en gardant cette majestueuse froideur qu'elle devait a une longue etude, est digne de vous, chevalier... --Ah! pardieu, madame, je serai bien aise de connaitre un tel personnage!... --Vous l'avez devant vous, dit Fausta. --Vous, madame!... --Moi!... Moi, chevalier, moi qui cherche des hommes pour l'execution de vastes entreprises capables de seduire les plus ambitieux... Voulez-vous etre l'un de ces hommes?... Je devine en vous la grandeur d'ame, la force d'un esprit superieur, la pensee qui permet de dominer l'humanite!... "Malheur de moi! songea le chevalier. Me voila bien loti! Il n'y a donc pas moyen de vivre en paix?" --Sachez donc, continua Fausta d'une voix devenue ardente, sachez donc, o vous que je ne connais pas, sachez mon reve!... Sachez que je suis celle que des eveques, des cardinaux reunis en conclave secret ont elue pour conduire l'Eglise a ses destinees supremes!... Sachez que... Elle s'arreta, palpitante... Soudain, elle porta la main a son front. Et, en elle-meme, elle balbutia: "Quoi! Emue a ce point par ce routier! Quoi! Moi qui parle aux rois en despote, je me sens flechir devant cet aventurier!... Malheureuse! qu'ai-je dit! qu'allais-je dire!... Mais Pardaillan avait compris... le voile de mystere qui enveloppait Fausta se dechirait en partie!... "Oh! murmura-t-il, c'est donc vrai! C'est bien Rome dans Paris!... Et, ce trone que j'ai apercu, s'il n'est pas pour un pape... eh bien, il est donc pour la Papesse!" Pardaillan frissonna. Une femme!... Oui, une femme qui se dressait devant Sixte-Quint!... Il y avait dans cette monstrueuse supposition une telle demence apparente que Pardaillan haussa les epaules et: "Impossible!..." prononca-t-il a mi-voix. "Il m'a devinee! murmura Fausta au fond d'elle-meme. Il faut que cet homme devienne sur l'heure un de mes serviteurs... ou bien qu'il ne sorte pas vivant de ce palais!..." Les violentes emotions duraient peu chez Pardaillan. Ce fut avec curiosite qu'il considera l'etrange princesse. "Madame, dit-il, puisque vous avez commence a m'expliquer votre pensee, daignez achever... Je vois que vous etes en France pour une oeuvre... terrible. --Cette oeuvre, dit alors Fausta redevenue maitresse d'elle-meme, vous en avez vu les premiers actes... Henri de Valois a succombe a nos premiers coups... il est en fuite... Le trone de France est inoccupe... Chevalier, que pensez-vous d'Henri III?... --Je connais a peine le roi, madame. Je ne l'ai vu qu'une fois ou deux, alors qu'il s'appelait le duc d'Anjou, et j'avoue que je le tiens en mediocre estime... --Bien, dit Fausta, le visage eclaire, maintenant, tout ressentiment a part, que pensez-vous d'Henri de Guise? --Je pense, dit nettement le chevalier, qu'il est tout designe pour monter sur le trone de France... --Oui, dit Fausta. Mais ne pensez-vous pas aussi qu'il est plus digne de la couronne que n'importe quel gentilhomme de ce pays? Pardaillan prit un visage des plus stupefaits. --Comment M. de Guise peut-il m'apparaitre brave et beau, a moi qui l'ai soufflete!... Guise est un fauve, madame. Et puis... --Achevez donc, chevalier, dit froidement Fausta. --Soit! Je voulais vous dire ceci: que faites-vous vous-meme? Si belle, madame, vous ne songez a rien de serieux, c'est-a-dire a l'amour, au bonheur... Vous songez a des choses qui, d'avance, me font bailler d'ennui... c'est-a-dire a des histoires de trone... Excusez-moi... --Jamais je ne fus autant interessee... continuez! reprit Fausta dont le regard lanca un sombre eclair. --Merci, madame!... Je continue... Encore si ces histoires de trone offraient un amusement quelconque... Mais non. Cela se complique... Voulez-vous que je vous dise?... Eh bien, Henri de Guise ne sera pas roi de France!... --Pourquoi?... Voyons... pourquoi?... --Parce que je ne veux pas, dit simplement Pardaillan. Vous etes venue en France pour accomplir cette oeuvre. Eh bien, madame, vous ne reussirez pas! --Pourquoi? gronda Fausta... pourquoi?... --Parce que je vous ai devinee, madame! Parce qu'une femme qui reve de s'appeler Papesse est une chose qui me blesse, moi! parce que vous voulez monter sur le trone aupres d'un homme que j'ai resolu d'ecarter du trone!... --Mais pourquoi ne reussirais-je pas? dit Fausta. --Parce que vous allez me trouver sur votre chemin, madame! Sur ces mots, Pardaillan s'inclina profondement. A ce moment retentit un coup de sifflet strident. Et, en se redressant, le chevalier put croire qu'il avait reve car Fausta avait disparu!... Il se retourna vivement. --Ah! ah! s'ecria-t-il en eclatant de rire. Trois... sept... douze!... Ca, messieurs, qu'etes-vous? En parlant ainsi, Pardaillan avait tire sa longue rapiere, et, s'acculant d'un bond a l'angle gauche de la piece, etait tombe en garde... En effet, au coup de sifflet, en meme temps que Fausta disparaissait par une porte dissimulee derriere les tentures du dais, une douzaine d'hommes masques s'etaient rues, l'epee a la main.... A l'instant, la salle se remplit du cliquetis des fers froisses et choques; puis, coup sur coup, il y eut un gemissement bref et un hurlement prolonge: le gemissement venait de l'un des assaillants tombe raide mort; le hurlement, d'un blesse qui se retirait de la bagarre. Pardaillan, accule a son angle, ramasse sur lui-meme, l'oeil calme et brillant, ne faisait que peu de gestes; seulement chacun de ces gestes etait un eclair de foudre. Les assaillants serres lui portaient coup sur coup... Un instant, le chevalier fit trois pas en avant et s'enveloppa d'un tel flamboiement d'acier qu'il y eut un recul... --Arriere, messieurs! cria Pardaillan. Il n'avait pas une blessure. Parmi les assaillants, cinq etaient morts ou blesses. A ce moment, sept ou huit nouveaux combattants entrerent en scene. Ceux-ci etaient armes de pistolets!... Pardaillan etait perdu! A cet instant precis, et avant qu'un seul des pistolets eut fait feu, une porte s'ouvrit... Un homme parut!... Pardaillan, echevele, bondit comme un lion. D'une poussee terrible, il envoya l'homme rouler a dix pas, et franchit la porte! Cette porte, c'etait celle qui faisait communiquer le palais Fausta avec l'auberge du Pressoir-de-Fer! Cet homme, c'etait le duc de Guise!... Pardaillan se trouva dans la salle de l'orgie... --Arrete! Arrete! vocifererent les bravi de Fausta. En quelques secondes, le chevalier eut traverse deux salles et se trouva dans le cabaret: la porte par ou avait fui la duchesse de Guise etait entrouverte... Il se trouvait dans la ruelle... L'instant d'apres, il s'effacait dans l'ombre... "Ouf! dit-il en s'arretant au bout d'une centaine de pas. Au fond, je ne suis pas fache d'avoir vu cela, moi!..." Il fit dix pas encore et s'arreta soudain. "Ah ca! grommela-t-il, et la jeune personne qui s'est pamee dans mes bras!... Que devient-elle? Si j'allais la chercher?... Au fait, je suis son cavalier?... C'est peut-etre une impolitesse de la planter la! Tout de meme, ce serait excessif de me faire mettre en charpie uniquement pour aller presenter mes hommages et mes adieux a une inconnue... Allons, chevalier, un peu de sagesse, que diable!... Et la petite bohemienne? Ou vais-je reprendre sa piste?... Il se secoua et se remit tranquillement en route. "Allons dormir, fit-il. J'ai toujours vu que mes bonnes idees me sont venues en dormant." Et, ayant franchi le pont, il se dirigea vers la rue des Barres ou l'attendait Charles d'Angouleme... Depuis qu'il etait sorti de l'auberge du Pressoir-de-Fer, trois ombres le suivaient, s'attachant a ses pas, et suivant chacun de ses mouvements. C'etait Picouic et Croasse suivis de Maurevert. Arrive au port Saint-Paul, le chevalier s'enfonca a gauche dans une sorte d'etroit boyau qui allait s'ouvrir a son autre extremite sur la rue des Barres. --Voici le moment! gronda Maurevert en s'arretant. Les deux "hercules" s'elancerent... Maurevert tira sa dague et s'appreta a se ruer sur Pardaillan des qu'il serait a terre; il voulait lui porter le dernier coup. Le chevalier, maintenant, marchait insoucieusement. Tout a coup, il entendit derriere lui le glissement de deux pas rapides. Il se retourna et vit les deux hommes qui arrivaient a lui. Sa main se porta vivement a sa rapiere. "Oh! dit-il, c'est une nuit de travail pour Giboulee!... Bon! ajouta-t-il en enfoncant sa rapiere, ce ne sont que deux truands!.. --La bourse ou la vie! crierent les bandits. En meme temps, ils leverent leurs dagues. Mais, avant que leurs bras se fussent abattus, tous deux pousserent un hurlement de douleur. Simplement, Pardaillan avait detendu ses deux poings... Le poing droit ecrasa le nez de Croasse. Le poing gauche enfla subitement l'oeil de Picouic. --A genoux, truands! dit le chevalier, et demandez pardon au chevalier de Pardaillan... Les deux hommes, malgre la douleur et l'effarement de cette reception a laquelle ils etaient loin de s'attendre, s'appretaient a porter quelque traitre coup au chevalier; mais a ce nom ils s'arreterent stupefaits... Croasse jeta son poignard... Picouic rengaina le sien... --Ah ca! gronda le chevalier; a genoux, vous dis-je!... En meme temps, il les saisit l'un et l'autre par le cou, et les deux fronts, irresistiblement rapproches, se cognerent avec un bruit de bois que l'on frappe. Les deux malandrins tomberent a genoux. --Grace, monsieur le chevalier, gemit l'un... je vous dirai tout!... Sachez seulement que je suis Picouic!... --Et moi, monseigneur, dit l'autre, plutot que de toucher a l'un de vos cheveux, j'aimerais mieux jeuner un mois de suite: Croasse a la reconnaissance du ventre! --Croasse! Picouic? dit Pardaillan; ou ai-je entendu ces deux noms... Ca! levez-vous, mes droles!... Ou vous ai-je vus? --Ce matin, monseigneur! dit Picouic. En l'auberge de La Deviniere... --Hum! je vous reconnais maintenant. Donc, pour prix de ce diner prepare par les divines mains d'Huguette elle-meme, vous me vouliez meurtrir? Picouic et Croasse repondirent ensemble: --Ah! si j'avais su que ce fut vous, monseigneur!... --Qu'eussiez-vous fait? Parlez, et je vous laisse aller sains et saufs, sans autre correction; mais soyez francs! --Eloignons-nous, monseigneur! dit Croasse; car il pourrait tomber sur vous a l'improviste... --Qui ca!... Il?... Vous etiez donc trois?... --Celui qui nous a payes pour vous mettre a mal! Mais deja Pardaillan n'ecoutait plus. Il s'etait elance vers la Seine... Etre attaque par deux malandrins qui en voulaient a son argent, ce n'etait rien... mais, que quelqu'un eut paye ces gens pour le faire assassiner, c'etait plus grave. Pardaillan eut beau battre les environs, il ne trouva personne. Il revint donc simplement aux deux truands, qui etaient restes dans la ruelle. Il les retrouva a la meme place--preuve qu'ils etaient de bonne foi. --L'homme a disparu! dit-il. Depeignez-le-moi un peu... c'est peut-etre un de mes amis qui voulait m'amuser!... Picouic et Croasse se regarderent, stupefaits. Ils n'etaient pas habitues a ces facons de parler. Picouic, le plus intelligent des deux, entreprit alors une description de l'homme qui les avait payes. Il parait que cette description fut assez exacte, et que Pardaillan finit par voir clairement de quoi il s'agissait, car peu a peu son visage s'enflamma, et un sourire crispa ses levres: "Lui!... murmura-t-il. Ah! il sait deja que je suis a Paris!..." Il demeura reveur quelques instants, puis s'ecria: --C'est bien, allez vous faire pendre ou vous voudrez... Mais les gueux ne voulurent pas le laisser partir seul et l'accompagnerent jusqu'a la rue des Barres. XIII LA REINE MERE Dans un vaste et sombre oratoire de l'hotel de la reine, une femme assise dans un fauteuil de vieux chene feuilletait avec une profonde attention un gros volume ecrit en latin, a la premiere page duquel on pouvait lire ce titre: STEMMATA LOTHARINGIE ET BARRI DUCUM Genealogie des ducs de Lorraine et de Bar!... C'etait une interminable argumentation bourree de documents plus ou moins apocryphes et de pieces justificatives. La liseuse parut s'absorber dans les conclusions du livre qu'elle referma enfin d'un geste lent. Elle murmura sourdement: --Oui, Rene, voila l'audace des Guise et de leurs partisans!... L'avocat David, que j'ai fait tuer, faisait remonter l'ascendance de Guise jusqu'a Charlemagne... --Ne vous plaignez pas, madame, dit l'homme a qui ces mots s'adressaient, et qui, debout, contemplait fixement la liseuse, ne vous plaignez pas; c'est vous qui avez couve ce vautour; il fallait lui rogner les ailes quand je vous l'ai dit.. --Mon fils est un usurpateur; les Valois sont des usurpateurs, la vraie race royale, c'est la race des Lorrains... Le vrai roi de France, c'est Henri de Guise!... --Catherine! Songez que vous avez laisse tout le beau role au duc de Guise, pendant les journees que ce livre appelle les pieuses matines de saint Barthelemy... Cette fois, la femme tressaillit et redressa un visage energique et sombre. C'etait Catherine de Medicis, mere d'Henri III. Elle avait, a cette epoque, bien pres de soixante-dix ans. --La Saint-Barthelemy! fit-elle dans un souffle. --Oui, dit l'homme qu'on avait appele Rene, d'une voix terriblement calme, la mort de mon fils!... La vieille reine feignit de ne pas entendre. --Ruggieri, dit-elle, tu as raison. La Saint-Barthelemy est la grande faute de ma vie... J'eusse du me debarrasser des Guise d'abord... Et, quant aux huguenots, il eut toujours ete temps de les livrer a la sanglante piete du peuple... Mais n'en parlons plus, Rene... Voici Guise maitre de Paris... Mon fils a fui: le pauvre enfant n'a eu que le temps de franchir les portes, comptant sur sa mere pour tenir tete aux barricades... Ah! qu'il me connait bien! Il savait que la vieille ne deserterait pas, elle! Elle s'etait redressee. Une flamme de haine mettait une aureole tragique sur ce front vieilli... Une grande horloge, a ce moment, sonna lentement neuf heures. --Dans quelques minutes, reprit-elle, le visiteur sera ici. Tu auras soin, Rene, de le placer de facon qu'il voie et entende tout. Quant a Guise, tu le feras introduire dans cet oratoire. Va, mon bon Rene... A propos, ce Loignes, comment est-il?... En rechappera-t-il?... --Oui, ma reine. Il vivra. Dans un mois, il sera debout... --Tu me l'ameneras alors, que je sache ce qu'on peut tirer de cet homme. Ruggieri, au lieu de sortir, s'approcha de la vieille reine, sortit de sa poche un sachet de velours, et en tira une pierre ronde qu'il deposa sur la table, devant Catherine. --Qu'est-ce que cela? fit la reine dont les yeux se mirent a briller de joie. Un nouveau talisman?... --Oui, madame, dit gravement Ruggieri. J'ai pense qu'en ces effrayantes conjonctures Votre Majeste ne saurait etre assez protegee contre les malefices et le mauvais sort. --Ah! Rene, tu me sauves! s'ecria Catherine qui, de ses doigts tremblants, saisit la pierre et l'examina. C'etait un onyx rond, de deux couleurs, sur lequel etait grave un mot... --Publeni..., epela la vieille reine. --Un mot de cabale que j'ai trouve dans le manuscrit de Nostradamus, repondit l'astrologue. Sa vertu est a peu pres infinie. Lorsque vous serez embarrassee pour trouver l'idee victorieuse, la reponse sans replique, il suffira que vous le prononciez trois fois a voix basse... --Publeni! repeta Catherine de Medicis. Deja Ruggieri avait sorti d'une trousse des pinces d'acier, pareilles a celles dont se servent les bijoutiers. Catherine degrafa un bracelet qu'elle portait au poignet gauche. Ce bracelet se composait deja de neuf chatons que Ruggieri avait donnes a la reine en diverses circonstances. L'astrologue y joignit l'onyx qu'il venait d'offrir. --Vous voila solidement armee, ma reine, dit l'astrologue quand il eut termine son travail. Sur ces mots, Ruggieri sortit. --M. Peretti est-il arrive? demanda-t-il a un laquais. --Il attend depuis quelques minutes dans la salle des Nymphes. Ruggieri s'avanca precipitamment vers cette salle. La, un homme vetu comme un modeste bourgeois, assis dans un fauteuil a coussins. C'etait un vieillard a cheveux gris; il pouvait avoir un peu plus de soixante-huit ans; mais sa taille elevee se tenait droite dans une attitude de force et d'orgueil. Tel etait M. Peretti. Au moment ou Ruggieri entra, il se leva en gemissant, comme s'il eut eu beaucoup de peine a se mouvoir, et, courbe, s'appuya sur une canne de sa main droite, tandis que, de la gauche, il pesait de tout son poids sur le bras que Ruggieri lui tendait avec respect. L'astrologue conduisit le visiteur jusqu'a une piece qui communiquait avec l'oratoire de la reine. De la place ou il s'assit, M. Peretti pouvait voir et entendre a travers une baie assez large qui etait dissimulee par une tapisserie... Catherine de Medicis venait a peine d'achever une fantastique priere ou les anges se melaient etrangement aux demons, lorsque des acclamations du peuple retentirent dans les rues. Elle se releva, les poings serres, et gronda: "Voici Henri de Guise qui vient! On l'acclame, lui!... Et mon fils, a moi, est meprise!... Mais patience... Encore patience!" La rumeur des vivats grossit, se rapprocha, puis s'affaissa presque tout a coup: Henri de Guise venait de penetrer dans l'hotel de la reine. Quelques instants plus tard, la porte de l'oratoire s'ouvrit; un valet de chambre, sorte de majordome dans l'hotel, apparut. Mais, avant meme qu'il eut ouvert la bouche, la reine dit a haute voix: --Allez dire a M. le duc qu'il nous plait de lui donner audience, comme au plus fidele sujet de Sa Majeste le roi... --Je remercie Votre Majeste, dit le duc en entrant, de me donner ce nom de fidele sujet, qui est le plus beau titre auquel puisse pretendre un loyal gentilhomme... La reine prit place dans son fauteuil. Guise demeura debout, mais dans une attitude si hautaine et si agressive qu'il etait difficile de savoir s'il venait en sujet du roi ou en conquerant, qui va dicter ses conditions. Catherine de Medicis avait pris cette physionomie de majestueuse dignite qu'elle adoptait comme un masque. --Mon cousin, dit-elle avec une serenite qui etait vraiment du grand art, quelles sont vos intentions? Nous sommes seuls. Nul ne peut nous ecouter. Moi, je suis disposee a tout entendre et comprendre. Jusqu'ou pretendez-vous pousser la victoire? Henri de Guise, connaissant de longue date la fourberie de Catherine, avait prepare ses batteries en consequence. --Madame, dit-il, ce n'est pas moi, vous le savez, qui ai fait les barricades. C'est le peuple de Paris. qu'en vain j'ai essaye d'enchainer; les bourgeois etaient las de payer de lourds impots, madame. La reine approuva d'un geste. --Ce qui a exaspere Paris, continua Guise en s'echauffant, c'est l'hypocrisie de ce roi qui tantot se donne a la Ligue et tantot aux huguenots, c'est sa depravation incroyable qui le fait s'entourer de mignons, c'est enfin l'immense souffle du royaume indigne reclamant un roi, un vrai roi... --Et ce vrai roi... C'est vous!... --Moi, madame!... Moi... ou un autre! gronda Guise perdant toute mesure. Il faut sauver la France... --Et le sauveur, c'est vous!... --Moi, madame... Moi... ou un autre! Qu'importe, pourvu que l'antique renom de la France ne sombre pas a tout jamais dans le ridicule et la honte des orgies, entremelees de processions hypocrites!... --Tout ce que vous venez de dire, fit la reine, je le pensais. Mille fois j'ai prevenu mon fils. Helas! on ne m'a pas ecoutee... N'en parlons plus: je suis trop vieille et trop fatiguee pour lutter encore. Mais j'avoue que je mourrais le desespoir dans l'ame de voir passer le trone a un heretique... a ce Bearnais maudit qui, en ce moment meme, rassemble a La Rochelle une formidable armee... Guise palit et chancela presque sous le coup terrible que Catherine venait de lui porter. Henri de Bearn, roi de Navarre, etait le seul qui put lui tenir tete. --Helas! continua-t-elle, qui donc est capable d'arreter le huguenot dans sa marche a la couronne?... Mon fils en fuite, presque proscrit, sans soldats, ne peut rien... Et vous, mon cousin, comment feriez-vous la guerre au Bearnais? --Ah! Madame, je mettrai le royaume a feu et a sang... mais Henri de Navarre n'arrivera pas a Paris!... --Quelle autorite avez-vous pour conduire a bien cette entreprise? Il faudrait donc tout d'abord vous faire proclamer roi! C'est-a-dire deposer mon fils, ce qui serait un crime abominable. --Quelle que soit ma repugnance a ce crime, il faudra pourtant le commettre, madame!.... --C'est la guerre civile dechainee, dit Catherine. --Voyez-vous un autre moyen d'arreter le Bearnais? demanda le duc avec une insolente ironie. --Il y en a un, dit Catherine gravement, un seul... c'est d'attendre la mort de mon fils... Guise tressaillit violemment. Catherine, a ce moment, paraissait auguste de douleur et de majeste. --Vous savez, dit-elle d'une voix infiniment triste, que le pauvre enfant est condamne; vous savez que les medecins ne lui accordent pas plus d'un an a vivre maintenant... Duc, ecoutez-moi... Ne voyez en moi qu'une mere affligee, une chretienne qui veut mourir en paix, en accomplissant jusqu'au bout son devoir... Henri est mon dernier enfant... Apres lui, la dynastie des Valois est donc eteinte. Guise, maintenant, ecoutait avec une telle attention que le chapeau qu'il tenait a la main lui glissa des doigts. Un imperceptible sourire balafra ses levres minces. --Mon fils mort dans quelques mois, reprit-elle, qui va succeder a la race des Valois eteinte?... Qui donc, sinon celui que le roi Henri III aura designe lui-meme?... --Et qui donc Henri III designera-t-il, sinon celui que je lui aurai nomme moi-meme? car, grace a Dieu, j'ai garde tout mon pouvoir sur le coeur de mon enfant... Il reste donc uniquement a savoir qui est celui que je designerai?... --Et celui-la, madame, palpita Guise, qui est-il?... A ces mots, Catherine comprit que la victoire lui appartenait. Guise se rendait a discretion. --Celui-la, dit-elle avec cette sorte d'indifference, celui-la, c'est celui qui m'aidera, je veux dire aidera mon fils a terrasser pour toujours le Bearnais... Je ne vois qu'un homme capable de remplir ce role: c'est vous, mon cousin. Le duc fremissait d'espoir et d'orgueil. Ce que lui offrait Catherine, c'etait la royaute assuree, sans la guerre. Et, pour cela, que lui demandait-on en revanche?... D'attendre que le roi fut mort. Un an a peine, et Guise etait roi sans contestation possible. Et, si la mort etait trop lente au gre du pretendant, ne pouvait-on la hater?... Voila les effroyables pensees qui s'agitaient a cette minute dans l'esprit de Guise. En cette minute, peut-etre, il consentit sa perte! Aux dernieres paroles de Catherine, il repondit en se redressant: --Madame, quand voulez-vous que j'aille chercher le roi pour le ramener triomphant a son Louvre? --Mon cousin, dit Catherine cachant son ironie, nous irons ensemble... Mais, pour nos Parisiens, il faudra que la rentree de mon fils soit precedee de quelque discussion. Il ne faut pas que vous ayez eu l'air de vous soumettre, si vous voulez que les ligueurs vous demeurent fideles au jour... prochain helas! ou vous serez sacre Majeste... --Madame, dit Guise ebloui, j'admire votre genie. Il sera donc fait comme vous dites. Je me presenterai au roi en lieutenant-general de la Ligue... et non... --Et non en sujet par trop fidele! acheva Catherine avec un sourire aigu. A propos, ajouta-t-elle en toussant et en jetant un rapide regard vers la tapisserie, il sera de toute necessite de vous assurer le concours de Rome... --Rome! fit-il sourdement. Tenez, madame, il est temps que le pape s'occupe un peu plus des affaires de l'Eglise et un peu moins des affaires de la France. Sixte est envahissant. --Prenez garde, mon fils... Sixte est puissant... --Il l'a ete, madame!... Nous pouvons aujourd'hui nous passer de lui. Par son despotisme, il s'est attire la haine d'une foule de cardinaux. Qu'il prenne garde lui-meme! --Ce que je vais dire a Votre Majeste est tellement incroyable que j'ose a peine le croire moi-meme... Seulement, sachez ceci: c'est que, si la Chretiente a comme chef visible Sixte-Quint, elle a aussi un chef occulte... --Oh! ceci est impossible!... Un schisme!... --Pourquoi pas, madame! Si le schisme assure la predominance du pouvoir royal! --Helas! dit Catherine. Je ne souhaite rien voir de ce que vous m'annoncez la... je ne souhaite plus qu'une chose au monde... C'est que mon fils vive a peu pres tranquille les deux mois qui lui restent a vivre... apres quoi, je m'eteindrai, n'ayant plus rien a faire sur cette terre. Guise s'inclina avec une apparente emotion. Puis, il alla lui-meme ouvrir la porte. Son escorte apparut aux yeux de la vieille reine... --Messieurs, dit a haute voix le duc de Guise, Sa Majeste la reine a bien voulu me promettre, en ce jour memorable, d'employer son credit a faire cesser la guerre qui desole Paris et son royaume... La reine, messieurs, continua Guise, a accepte et promis de faire accepter par Sa Majeste le roi les articles les plus importants de notre Sainte Ligue... Les gentilshommes de l'escorte demeurerent stupefaits. Ils etaient venus pour arreter Catherine, pour en faire un otage, et ils assistaient, avec stupeur, a cette reconciliation imprevue. --Messieurs, dit alors Catherine, veuillez preparer un cahier de vos desirs: je reponds de le faire accepter par le roi. --Vive la reine! crierent les gens de Guise, qui commencerent aussitot a se retirer. La reine mere, debout, appuyee a son fauteuil, les regardait s'eloigner en souriant. Alors, elle se dirigea vers la tapisserie qui masquait la baie ou M. Peretti, invisible, avait assiste a cette scene. La reine Catherine de Medicis demeura debout devant ce bourgeois, comme Guise etait demeure debout devant elle. --Votre Saintete a vu et entendu? demanda la reine. --Oui, ma fille, repondit M. Peretti, tout vu, tout Entendu... XIV SIXTE-QUINT --M. le Duc De Guise, continua le pape, rappelle volontiers que, dans ma premiere jeunesse, j'ai garde des pourceaux. En effet, le maitre chez qui j'etais domestique me jugeait tellement faible d'esprit qu'il n'avait meme pas voulu me confier les vaches de son troupeau. On me donna les pourceaux a conduire a la pature: c'est la, ma fille, que j'ai appris a conduire les hommes... Devenu pretre, devenu cardinal, plus je montais, plus je m'apercevais que les hommes sont des pourceaux, qu'il faut mener a coups de gaule. C'est ainsi que je suis devenu pape, ma fille!... Il se mit a rire doucement. --Savez-vous comment m'appelaient les cardinaux du conclave?... Ils m'appelaient l'Ane!... Oui, ma fille, l'Ane de la Marche. Et c'est pour cela qu'ils m'ont elu... Et puis, ils croyaient que j'allais mourir, tellement j'etais courbe, penche vers la terre... Jugez de leur terreur lorsque je me redressai tout a coup, une fois elu!... Votre Guise est pleutre, madame. Votre Guise est un pourceau, madame! Sixte se mit a rire doucement, mais, si doux que fut ce rire, il etait formidable. Catherine, malgre elle, frissonna. Le pape, tout a coup, se tourna vers elle: --Votre fils Henri, madame, est un pauvre prince. Lorsque Guise, malgre sa defense, est alle le braver jusque dans le Louvre, c'etait le moment, pour le roi, de se defaire d'un homme qui pouvait le perdre. Il fallait alors... Il s'arreta brusquement... Catherine s'etait penchee comme pour recueillir avidement la parole qui autorisait, sanctifiait pour ainsi dire le meurtre du duc de Guise. --Guise, reprit le pape, m'a demande de l'argent pour exterminer l'heresie en France. Cet argent, je l'ai apporte, madame: trente mules chargees d'or arrivent sur Paris. La reine fremit. --Je vous remercie, continua Sixte, de m'avoir revele un Guise que je ne connaissais pas; les millions qui viennent s'en retourneront a Rome. La reine respira. --C'est vrai, poursuivit le vieillard, j'ai eu peur d'Henri de Bearn. J'ai eu peur de voir l'heresie s'asseoir, avec cet homme, sur le trone de France. La France, perdue pour l'Eglise, madame, c'etait une de ces catastrophes auxquelles les papes doivent parer coute que coute... Malgre toute mon affection pour vous, j'ai donc du abandonner Henri III. Et je me suis tourne vers Guise... J'avoue que le duc m'apparaissait, avec la Ligue, comme le champion des destinees de l'Eglise. Je me suis trompe... vous venez de me le prouver... Votre fils est faible... Qui donc va nous sauver de l'heresie?... Catherine, alors, se redressa lentement; et elle, qui n'avait encore rien dit, repondit: --Moi!... _Me, me adsum!..._ Je suis la, moi!... Ce qui m'epouvantait, Saint-Pere, ce qui me paralysait, c'etait de savoir que Votre Saintete n'etait pas avec nous. Vous etiez avec l'ennemi mortel de ma maison, avec Guise!... Ah! Saint-Pere, que je sois simplement assuree de votre neutralite, je n'en demande pas plus, et vous me verrez a l'oeuvre!... Quant a Guise, j'en fais mon affaire! --Et que faut-il pour cela? demanda Sixte souriant. --Votre neutralite d'abord!... L'appui de Philippe d'Espagne!... en second lieu. --Des aujourd'hui, je sommerai le roi Philippe de vous venir en aide... Ensuite?... --Votre benediction, Saint-Pere! dit Catherine en tombant a genoux. Sixte-Quint leva la main droite et benit des trois doigts la reine prosternee. --Saint-Pere, dit la vieille reine en se relevant, daignerez-vous accepter l'humble et pieuse hospitalite de la plus fervente et de la plus soumise de vos filles? --Oui, dit Sixte-Quint. Je suis trop vieux pour me remettre en route sans avoir pris quelques jours de repos. Lorsque Catherine fut sortie, Sixte-Quint s'assit a une table, puis se mit a ecrire longuement. Quand il eut termine, il fit appeler Cajetan, le seul de ses cardinaux en qui il eut une confiance absolue. --Cajetan, lui dit-il, vous allez partir a l'instant. Hors Paris, vous lirez ce papier qui renferme des instructions precises, puis, vous le detruirez quand vous aurez compris... --Ou dois-je aller, Saint-Pere?... --Il s'agit, mon bon Cajetan, d'amener a nous... le seul homme capable de sauver l'Eglise et de restaurer l'autorite royale en France... --Et qui est cet homme, Saint-Pere?... --C'est un huguenot. Il s'appelle Henri de Bourbon. Il est roi de Navarre en attendant d'etre roi de France..., repondit Sixte-Quint, regardant fixement le Cardinal. XV SAIZUMA Pendant trois jours, le chevalier de Pardaillan et Charles d'Angouleme battirent Paris pour retrouver une trace quelconque de la petite bohemienne. Mais ce fut en vain. --Je ne la retrouverai plus, dit Charles avec abattement. --Pourquoi cela? ripostait Pardaillan. Une femme se retrouve toujours, vous pouvez m'en croire. --Pardaillan, je suis au desespoir! Le chevalier le regarda avec une fraternelle pitie. --Ah ca! s'ecria-t-il, je voudrais bien comprendre, moi! Lorsque Madame votre mere me fit l'insigne honneur de me prier de veiller sur vous, je croyais que vous veniez a Paris avec des pensees d'ambition... Sur le plateau de Chaillot, je vous ai propose de conquerir le trone vacant... --Non! dit fermement le jeune homme. Non, Pardaillan, ce n'est pas pour cela que je suis venu a Paris! --Le visage du chevalier s'eclaira: --Ainsi, dit-il, vous ne revez pas la royaute?... --Non, mon ami... Le chevalier se mit a se promener dans la piece ou avait lieu cet entretien. Il souriait. Ses yeux brillaient de joie. --Alors, reprit-il tout a coup, qu'etes-vous venu chercher a Paris?... Simplement la vengeance?... Cette fois, l'oeil du jeune homme s'alluma, et il repondit: --En vain, je voudrais me parer a vos yeux d'un sentiment de force qui n'est pas dans mon ame... Meprisez-moi, Pardaillan: je ne suis ni le prince que votre audace a peut-etre espere, ni l'homme de violence que votre esprit d'entreprise a souhaite sans doute. Pardaillan, il faut que vous me connaissiez tout entier. Le chevalier s'etait jete dans un fauteuil et, a travers ses paupieres a demi closes, considerait le duc. --Chevalier, continuait d'Angouleme, je dois l'avouer. Lorsque vous m'avez laisse entrevoir que, moi aussi, je pouvais me jeter a la conquete de ce trone qu'assiegent de si formidables appetits, j'ai eu un instant d'eblouissement. J'ai cru une minute que j'etais un prince, et j'ai oublie que je suis simplement le Batard d'Angouleme. Fils de roi, oui, mais non fils de reine... Oh! je n'ai pas besoin de vous dire, n'est-ce pas! J'aime mieux que ma mere s'appelle Marie Touchet. Je ne concois pas de mere plus tendre que n'est la mienne. Mais Marie Touchet n'etait pas l'epouse de Charles IX et, si je suis fils de roi, je ne puis etre prince heritier... --Est-ce donc pour cela que vous renoncez a la grande lutte que je vous offrais? demanda le chevalier. Charles baissa les yeux. --Laissez-moi achever, dit-il, et vous me jugerez apres, tel que je suis... Lorsque nous avons rencontre le roi, mon oncle, j'ai cru que la vengeance seule occupait mon coeur. Et, pourtant, je sentais moi-meme que mon cri de haine sonnait faux. La vengeance n'est chez moi qu'un devoir filial. Elle ne jaillit pas du fond de mon ame... --Et lorsque vous vous etes trouve nez a nez avec M. de Guise? interrogea Pardaillan malicieux. Le jeune prince palit. --Ah! fit-il sourdement, la, j'ai vraiment eprouve le ravage que peut faire dans le coeur humain ce redoutable sentiment qui s'appelle la haine. Oui, Pardaillan, je veux frapper Henri III, veritable meurtrier de Charles IX, par ses menees hypocrites qui ont pousse mon pere a la folie... mais je ne le hais pas! Oui, je veux frapper Catherine de Medicis... ma grand-mere! Sombre esprit de malefice qui a precipite le malheureux Charles IX aux abimes du desespoir... mais je ne la hais pas! Et je hais Guise, le moins coupable des trois, parce qu'il parlait avec le sourire insolent du triomphe a la pauvre bohemienne que j'aime, moi!... Maintenant, vous savez tout, Pardaillan! Charles avait prononce ces derniers mots d'une voix de plus en plus basse. A la fin, deux grosses larmes jaillirent de ses yeux. --Pauvre petit! murmura Pardaillan. --Je vous fais honte, n'est-ce pas? reprit Charles. Pardaillan marcha au jeune homme et lui prit la main. --Non, mon enfant, dit-il simplement. Pourquoi vous mepriserais-je? De toutes les occupations, l'amour est la plus noble, la plus humaine, en ce sens que c'est elle qui fait le moins de mal aux autres hommes. Par la mort-Dieu, la conquete de la femme aimee est autrement precieuse et interessante que la conquete d'un trone! Le fils de Charles IX fremissait. Son coeur se gonflait d'amour et de desespoir. --Pauvre petit! repeta Pardaillan. Allons, reprit-il a haute voix, ne vous chagrinez pas ainsi! --Qui sait si elle n'est pas morte! Ou pis encore, Pardaillan! qui sait si elle n'est pas au pouvoir de cet homme!... --Bon! Supposons meme cela! Eh bien, vous pouvez m'en croire, la femme qui aime est capable de toutes les malices et de tous les heroismes pour se garder a celui qu'elle a elu. Longtemps encore, Pardaillan parla sur ce ton. Charles, ecrase de fatigue par ces journees de recherches ardentes et inutiles, s'etait jete dans un fauteuil. Peu a peu, ses yeux se fermerent. La nuit etait venue. Pardaillan, doucement, referma la fenetre et sortit doucement. Sur la gauche de l'hotel de la rue des Barres, se trouvait une petite cour. La, s'ouvrait l'ecurie. Le chevalier, traversant la petite cour, apercut deux hommes sur la porte de cette ecurie, assis sur une botte de paille et devisant entre eux, assez melancoliquement. C'etait Picouic et Croasse. Ils se leverent a la vue de celui qu'ils avaient failli assassiner. --Que diable faites-vous la? demanda-t-il. --Comme monseigneur peut le voir, nous prenons le frais avant de nous mettre a la recherche d'un maitre moins rude que Belgodere. --Belgodere? demanda Pardaillan qui tressaillit. Celui-la qui fait profession de bateleur et logeait rue de la Tissanderie, a l'auberge de l'Esperance?... --Celui-la meme!... Si monseigneur daignait le permettre, je lui soumettrais une idee qui m'est venue en dormant sur le foin de cette ecurie... --Voyons l'idee, dit Pardaillan. --Nous cherchons un maitre, monseigneur, un maitre qui ne nous rosse pas du matin au soir, et nous sustente autrement qu'avec des cailloux. Nous cherchons, dis-je, un maitre qui sache reconnaitre notre intelligence, notre habilete. Pourquoi ne seriez-vous pas ce maitre? --Dites-moi, fit Pardaillan qui avait suivi son idee a lui, puisque vous avez vecu avec ce Belgodere, qui etait cette jeune fille, nommee... comment donc?... --Monseigneur veut parler de la chanteuse Violetta? --C'est cela meme. Avez-vous un soupcon de ce qu'elle pouvait etre et de l'interet que votre maitre pouvait avoir a la garder avec lui? --Nous ne la connaissions pas. Lorsque Belgodere nous a rencontres et nous a engages dans sa troupe, Violetta et Saizuma vivaient deja avec le bohemien. --Saizuma? demanda Pardaillan. --Oui: la diseuse de bonne aventure... une folle. --Et cette Saizuma a-t-elle disparu aussi? --Je l'ignore, monseigneur; nous n'avons pas remis les pieds a l'auberge de l'Esperance... Mais monseigneur n'a pas repondu a la demande que j'avais l'honneur de lui soumettre humblement. --Ah! oui... vous cherchez un maitre, et il vous conviendrait que ce maitre, ce fut moi?... Eh bien, je vous repondrai la-dessus demain matin. Demeurez donc ici pour cette nuit encore et nous verrons... Mais, dites-moi, cette Saizuma... vous dites que c'est une folle?... --Du moins, elle parait telle. D'ailleurs, elle parle fort peu, si ce n'est pour exercer son metier qui est de lire dans la main des gens. --Savez-vous si elle connaissait la petite chanteuse? --Qui peut savoir ce que pense Saizuma? Elle est un mystere vivant. Son visage meme nous est inconnu, car elle porte toujours un masque. Pardaillan demeura pensif. Cette mysterieuse bohemienne excitait sa curiosite. Il songea a la douleur de Charles d'Angouleme. Il se dit que, s'il pouvait retrouver la piste de la disparue, s'il pouvait creer ce bonheur de deux amants reunis grace a lui, ce lui serait une joie presque aussi puissante que de retrouver Maurevert. Il se mit donc en route pour l'auberge de l'Esperance et y penetra au moment meme ou l'hote fermait les portes, a cause du couvre-feu qui sonnait. Mais, pour certains cabarets borgnes de Paris, la fermeture n'etait qu'apparente. En entrant, le chevalier vit que la salle etait occupee par une vingtaine de buveurs, hommes ou femmes, et il alla s'installer a une table, comptant se renseigner aussitot aupres de l'hote. L'honorable assemblee qui s'abreuvait se composait, bien entendu, de truands et de ribaudes. L'une de ces femmes, voyant le chevalier prendre place a une table isolee, quitta le groupe dont elle faisait l'ornement, pour s'approcher de Pardaillan. Elle s'assit devant lui, les coudes sur la table, et se mit a rire. Devant ce rire, Pardaillan demeura grave et paisible. --Par la tete et le ventre! cria a ce moment l'un des buveurs, veux-tu venir ici, Loison! Le chevalier tressaillit et palit. Ce nom fit monter a son cerveau une bouffee de souvenirs. Tu t'appelles Loison? demanda-t-il a la ribaude. Loise, mon prince... Un instant, il ferma les yeux. Puis il secoua la tete. --Ah! ca, gronda le buveur, truand trapu a la tignasse rouge, faudra-t-il que je vienne te chercher? --C'est bon. Rougeaud, grommela la ribaude, laisse-moi gagner ma vie, et la tienne! --Tenez, ma fille, dit Pardaillan avec une grande douceur, prenez cet ecu et allez boire avec votre ami le Rougeaud... Loison fut stupefaite. Elle prit l'ecu que le chevalier lui tendait et chercha comment elle pourrait remercier une pareille generosite. Alors elle murmura: --Je demeure dans la rue, la porte en face du cabaret... Ayant ainsi fait preuve de reconnaissance, la ribaude se leva et rejoignit le Rougeaud qui, a la vue de l'ecu, avait louche fortement et jete un mauvais regard sur Pardaillan, lorsque, de differents cotes, des cris s'eleverent. --Ohe! cabaretier du diable, tu ne nous montres pas la diablesse rouge? grognait l'un. --La bonne aventure! glapissaient des femmes. --C'est bon, c'est bon, mes agneaux, repondit l'hote, je vais la chercher, la femme au masque!... --Qui est cette bohemienne qu'on vous reclame? demanda Pardaillan. --Une malheureuse, une folle, mon gentilhomme! On me l'a laissee en gage. Figurez-vous qu'il y a quelques jours s'est installee dans mon honorable auberge une troupe de baladins. Ces gens mangeaient chacun comme quatre. En sorte que la note a pris en moins de rien des proportions mirifiques. Or, ils ont tout a coup disparu... Ces bateleurs ont oublie d'emmener la diseuse de bonne aventure. Et, pour me rembourser de mes frais, tous les soirs j'oblige cette femme a raconter a chacun la petite histoire qu'elle lit dans les mains: il en coute deux deniers par personne, et comme de juste... --Vous empochez les deniers. C'est fort bien vu. Allez donc la chercher, car voici votre clientele qui s'impatiente. Saizuma, drapee dans ses vetements barioles, son masque rouge sur la figure, sa splendide chevelure eparse sur ses epaules, entra de son pas majestueux et spectral. --Allons, bohemienne! dit tout a coup le cabaretier avec un rire contraint, raconte-nous un peu ton histoire. --Vous tous qui m'ecoutez, dit-elle alors, seigneurs et hautes dames assembles dans cette cathedrale, pourquoi me regardez-vous ainsi? J'ai dit la verite. L'imposture est sur les levres de l'eveque et non sur les miennes... Malheureuse! Pourquoi l'ai-je aime?... Ecoutez, puisque vous voulez savoir l'histoire du malheur. Elle pencha la tete. Les ribaudes tremblaient et les truands fremissaient. --C'est le soir, dit lentement la bohemienne... Tout est paisible dans le somptueux hotel et par la grande fenetre large ouverte apparait la cathedrale que contemple la jeune fille... La voici qui sourit doucement... Comme elle est heureuse!... Pres d'elle, celui qu'elle aime est assis, et il lui tient les deux mains, et elle ecoute, dans le ravissement de son ame, ce que lui dit le noble seigneur... Et, cependant, au fond du somptueux hotel, le vieux pere aveugle se repose... confiant dans sa fille, il dort... Du moins, elle le croit. Et son amant le croit aussi. Et ils sont l'un pres de l'autre, et leurs levres se rapprochent, et elles vont s'unir dans un baiser, lorsque la porte s'ouvre... --Malheur!... gronda une ribaude toute pale. --C'est le pere... aveugle qui s'avance, les mains etendues, et appelle sa fille... L'amant s'est redresse... la fille tremble de terreur...--"Ma fille, mon enfant... avec qui parlais-tu?...--"Avec personne, pere!..." Et l'amant?... Ah! comme il est adroit, silencieux et furtif!... Il s'est recule jusqu'au fond de la chambre, et il ne semble meme plus respirer... La jeune fille n'a meme pas la force de se lever pour aller au-devant de l'aveugle... C'est lui qui vient a elle a pas tremblants, et enfin il saisit ses mains...--"Comme tes mains sont glacees, mon enfant!"--"Pere, c'est le soir... c'est le vent..." Et les yeux de la jeune fille mourante d'effroi se portent sur l'amant immobile. Elle cherche un autre mensonge. --Pauvre demoiselle! dit la ribaude qui s'appelait Loison. Saizuma n'entendit pas: Et elle continua. "Le front du pere se voile; l'aveugle tourne autour de lui son regard mort, comme s'il esperait voir... Voir! oh! s'il avait vu!...--"Ma fille, mon enfant, es-tu bien sure qu'il n'y a personne ici?..."--"Sure, mon pere! oh! tout a fait sure!..."--"Jure-le, mon enfant!... Car je sais que tu as l'ame haute et pure et tu ne voudrais pas te charger d'un tel parjure!..." Jurer! Jurer cela! sur les cheveux blancs de l'aveugle!... le regard de la jeune fille va chercher le regard de l'amant, et le regard de l'amant repond: Jure, mais jure donc!...--Et alors, sous le regard de l'amant, la jeune fille dit: "Mon pere, sur vos cheveux blancs, sur la sainte Bible, je jure qu'il n'y a personne ici que nous deux..." Et le pauvre pere sourit. Et il demande pardon a sa fille. Et elle, la parjure, sent que le malheur, desormais, va la saisir..." Saizuma se tut. Et peut-etre y avait-il eu une brusque saute de direction dans l'esprit de Saizuma. D'une voix changee, emphatique et theatrale, elle s'ecria: --A force de regarder en moi-meme au fond du cachot j'ai appris a regarder dans l'ame des autres. Seigneurs et hautes dames, la bohemienne sait tout, et l'avenir pour elle n'a pas de voiles. Qui veut connaitre son avenir? --Moi, moi! cria une ribaude qui tendit sa main. --Tu vivras longtemps, dit Saizuma, mais tu ne seras jamais ni riche ni heureuse. --Malediction! gronda la ribaude. Mais deja Loison tendait sa main sur laquelle Saizuma jetait un coup d'oeil. --Prends garde a celui que tu aimes, dit-elle, il te fera du mal. --Bon! grogna le Rougeaud, ce sera pain benit. Successivement, plusieurs ribaudes et quelques truands connurent en fremissant l'avenir revele par la bohemienne. Le Rougeaud lui aussi tendit la main. --Ton sang va couler, dit Saizuma. Prends garde. Le Rougeaud avait peut-etre bu plus que de raison. Il palit soudain et poussa un juron. Puis son visage s'enflamma. Il etait convaincu que la bohemienne lui jetait un mauvais sort. Il l'avait violemment saisie au bras. Saizuma, raide, immobile, ne fit pas un geste de defense. --Declare que tu as menti! rugit le truand, tandis que les ribaudes s'ecartaient epouvantees. --J'ai dit! repeta Saizuma de sa voix morne. Le Rougeaud leva le poing... Au moment ou ce poing, veritable massue, allait s'abattre sur la tete de la bohemienne, le truand sentit une main rude tomber sur son epaule. Il chancela et se retourna avec un furieux grognement. Pardaillan prit Saizuma par la main et la conduisit a la place qu'il venait de quitter. Le Rougeaud resta stupefait de cet acte d'audace. Le Rougeaud etait le roi de cet antre qui s'appelait l'auberge de l'Esperance. Il y regnait en despote. Quand il avait parle, les autres clients n'avaient qu'a obeir. Il se fit donc un grand silence dans la salle; les truands attendirent ce qui allait se passer, prets d'ailleurs a se ruer au secours de leur chef si besoin etait. Les ribaudes regarderent Pardaillan avec compassion. Loison palit. Le chevalier s'etait assis pres de Saizuma et, paisible, sans daigner se preoccuper de l'orage qui s'amassait sur sa tete: --Madame, dit-il, vous plairait-il de me dire a moi aussi, ma bonne aventure? --Madame! dit sourdement Saizuma qui tressaillit. Quand m'a-t-on appelee ainsi?... Oh! il y a longtemps! --Il ne me plait pas, a moi, que la bohemienne vous dise la bonne aventure, gronda le Rougeaud en s'avancant alors. Pardaillan redressa la tete, toisa le truand et dit: --Voulez-vous un bon conseil, l'ami?... --Je ne veux pas de conseil. Je ne veux rien de vous. Que faites-vous ici? Messieurs de la gentilhommerie n'ont pas le droit d'entrer dans ce cabaret, si ce n'est avec ma permission. Sortez donc a l'instant. Le calme relatif du Rougeaud fit frissonner l'assemblee. --Et si je ne sors pas? demanda Pardaillan. --Alors c'est moi qui vais vous porter dehors! En meme temps les deux poings du truand se leverent. Mais a l'instant meme un grondement de stupeur courut parmi les truands qui se leverent dans un grand tumulte. Les poings du Rougeaud n'avaient pas eu le temps de s'abattre... Pardaillan s'etait vivement leve. Ses deux poings a lui, se detendant comme deux catapultes, avaient frappe le truand en pleine poitrine... Et ce geste avait ete si rapide qu'on put seulement voir le truand chanceler sur sa base et s'abattre contre une table qui roula avec ses pots de gres et ses gobelets d'etain. Dans le meme instant le Rougeaud se leva d'un bond et vocifera: --En avant, la truanderie! Mort au gentilhomme! Alors les dagues jeterent des lueurs sinistres. Les ribaudes, par une prompte manoeuvre, se massaient dans un angle. En un clin d'oeil la salle se trouva debarrassee et les truands, le poignard a la main, s'avancerent sur Pardaillan, le Rougeaud en tete. Brusquement, il y eut dans cette troupe de forcenes un arret d'epouvante. D'un geste formidable, Pardaillan empoigna le Rougeaud, le coucha sur la table, le maintint a la gorge d'une main, et de l'autre, tirant sa dague, en appuya la pointe sur la poitrine du truand... --Un pas de plus, vous autres, fit-il froidement, et cet homme est mort!... Sous l'etreinte de cette main de fer, le Rougeaud, fou de rage, eut un mouvement de reptile qui se tord. --En avant! hurla-t-il. La dague s'enfonca!... le sang jaillit!... --J'ai dit! murmura Saizuma. Les truands reculerent... Le Rougeaud fit un supreme effort, tenta en vain de debarrasser sa gorge, et, d'une voix qui cette fois ne fut qu'un rale, repeta: --En avant!... Enfer!... Je meurs!... Je... Et, cette fois, cinq ou six des plus furieux s'avancaient en vociferant. Le tumulte eclata, plus violent. --En avant les grands moyens! tonna Pardaillan. Et, alors, on le vit saisir le Rougeaud presque evanoui et l'acculer au mur... Alors, cet etre pantelant, le chevalier le souleva d'un effort furieux au-dessus de sa tete, le balanca un inappreciable temps, et, a l'instant ou les truands allaient l'atteindre, a toute volee, le lanca, vivant projectile!... Quatre des truands roulerent. Le Rougeaud demeura sur le carreau, etendu sans vie. Il y eut parmi les truands un recul terrifie, des jurons et des imprecations. C'en etait fait!... Pardaillan triomphait... il s'assit paisiblement et attendit que le calme se fut retabli. --Madame, disait doucement Pardaillan a Saizuma, comme si rien ne se fut passe, est-il quelque chose au monde que je puisse faire pour vous? --Oui, dit la bohemienne: me faire sortir d'ici... Pardaillan se leva, chercha des yeux le cabaretier et dit: --Ouvrez la porte. Avant meme que l'hote eut fait un mouvement, la porte se trouva ouverte par deux ou trois de ses clients. Pardaillan prit Saizuma par la main et tous deux traverserent la salle. Les truands, sur leur passage, s'ecarterent. Sur le carreau, le Rougeaud sanglant, le visage noir, ralait. Loison, a genoux, bassinait son front avec de l'eau fraiche, et pleurait. Le chevalier se pencha, examina le blesse, et dit: --Ne pleurez pas, mon enfant, il en reviendra... Vous m'en voulez, peut-etre? La ribaude leva les yeux sur lui et repondit doucement: --Je ne vous en veux pas... Le chevalier lui glissa un ecu d'or dans la main. Et il continua son chemin jusqu'a la porte du cabaret. Sur le seuil, il se retourna, tira de sa poche une poignee de pieces de cuivre et d'argent melees, et il les jeta en pluie, et il sortit avec Saizuma, tandis que, dans la salle, il y avait une ruee sur les pieces qui couraient et roulaient. Il faisait nuit noire. La ville dormait, silencieuse, et Pardaillan arriva rue Montmartre, escortant la bohemienne. --Madame, dit alors le chevalier, vous voila delivree de ces gens. Mais ou irez-vous a present? Si vous voulez.... --Je voudrais, dit Saizuma, sortir de cette ville. J'etouffe dans cette ville... Pourquoi y suis-je venue?... --Mais ou irez-vous ensuite!... Pauvre femme... Suivez-moi... je connais non loin d'ici une auberge, une bonne auberge, et le bon coeur de l'hotesse pansera les plaies de votre coeur... dites, le voulez-vous?... --Sortir! murmura Saizuma en secouant la tete. Oh! m'echapper de cette ville ou j'ai souffert... ou je souffre!... Qui que vous soyez, avez-vous pitie de moi!... --Eh bien, soit!... Venez... dit Pardaillan emu. Ils atteignirent la porte Montmartre et se trouverent sur cette route mal entretenue qui, serpentant a travers des marais, s'en allait vers le pied de la montagne. Alors il entreprit d'interroger la bohemienne. --Vous avez, dit-il, longtemps vecu avec le bohemien Belgodere? --Belgodere?... Oui: un homme dur et mechant. Mais qui dira jamais la durete et la mechancete de l'eveque? --Et Violetta?... Vous l'avez connue aussi?... --Je ne la connais pas, je ne veux pas la connaitre. --Mais pourquoi? demanda Pardaillan perplexe. Vous haissez donc cette pauvre petite? --Non. Je ne la hais pas. Je ne l'aime pas... je ne veux pas la connaitre... Je ne puis pas la voir. Elle s'arreta tout a coup, saisit le chevalier par le bras: --Elle a un visage qui me fait trop souffrir, murmura-t-elle, qui me rappelle trop de choses... ne me parlez jamais d'elle... jamais! Ils arriverent enfin sur le haut de la colline. La s'elevait l'abbaye des Benedictines. Pardaillan se demandait jusqu'ou la fantaisie de la folle allait l'entrainer. Il ne voulait et ne pouvait s'ecarter de Paris. D'autre part, il eut eprouve un remords a abandonner cette malheureuse toute seule en pleine campagne. S'il pouvait la decider a demander l'hospitalite dans le couvent! --Madame, dit-il alors, vous voici hors de Paris. --Oui, dit la bohemienne, ici je respire. Ici j'etouffe moins sous le poids des pensees qui, la-bas, tourbillonnaient autour de ma tete comme des oiseaux funebres... Pensees de folie, sans doute. Que suis-je?... Saizuma, pas autre chose. Je suis Saizuma. Voulez-vous que je vous dise la bonne aventure? Pardaillan offrit sa main a la diseuse de bonne aventure. --Si j'aimais un homme, dit Saizuma, moi qui n'aime pas, qui n'ai jamais aime, et qui n'aimerai jamais, si j'aimais un homme, je voudrais qu'il eut une main pareille a la votre. Vous etes gueux, peut-etre, et vous etes prince parmi les princes. Vous portez en vous le malheur, et vous semez autour de vous le bonheur... --Par Pilate! songea le chevalier. Je porte en moi le malheur?... C'est ce qu'il faudra voir. Voyons, pauvre femme, reprit-il, puisque vous paraissez me temoigner quelque confiance, voici une maison ou c'est un devoir d'accorder l'hospitalite a ceux qui sont errants. Il faut vous y reposer deux ou trois jours. Je viendrai vous chercher. --Alors, je consens a m'arreter ici, dit Saizuma. Le chevalier, craignant que la folle ne revint bientot sur sa determination, s'empressa d'aller agiter la grosse cloche du couvent. Une femme parut, qui ne portait pas le costume de religieuse et qui, apercevant un gentilhomme de bonne mine, eut un etrange sourire et fit un geste comme pour l'inviter a entrer. --Pardon, dit le chevalier etonne, c'est bien ici l'abbaye des Benedictines de Montmartre? Je ne me trompe pas? --Vous ne vous trompez pas, monsieur, dit la femme. --Ma digne femme, ce n'est pas pour moi que je vous demande l'hospitalite, mais bien pour cette infortunee... La soeur examina la bohemienne d'un coup d'oeil rapide, et dit: Notre reverende abbesse Claudine de Beauvilliers nous interdit de recevoir les heretiques ailleurs que dans une partie du couvent ou, nous-memes, nous ne penetrons jamais. Je vais y conduire cette femme. --Je viendrai la chercher sous peu de jours. --Quand il vous plaira, mon gentilhomme. Saizuma entra. La religieuse jeta au chevalier un nouveau sourire qui le surprit autant que le premier. Puis la porte se referma. XVI LA VISION DE JACQUES CLEMENT Les necessites de notre recit nous ramenent dans le palais de la princesse Fausta. En cette elegante petite salle ou deja nous avons vu la Fausta aux prises avec Pardaillan. La, disons-nous, elle parle cette fois a une femme. Et cette femme que nous avons entrevue dans la scene d'orgie que nous avons du decrire, c'est justement Claudine de Beauvilliers, l'abbesse des Benedictines de Montmartre. L'entretien tirait sans doute a sa fin, car Claudine etait debout, prete a se retirer. --Ainsi, disait Fausta comme pour resumer ce qui venait d'etre dit, la petite chanteuse? --En parfaite surete parmi les filles de ma maison. Elle est d'ailleurs gardee a vue par ce Belgodere. Mais il me reste a savoir ce que je dois en faire... Il m'a semble entrevoir... --Parlez clairement, dit Fausta imperieuse. Voyons, qu'avez-vous entrevu? --Que vous avez condamne cette Violetta a mourir. --Elle est jugee. L'execution n'est que retardee. --Oui!... Mais ce n'est pas tout, reprit Claudine de Beauvilliers, il m'a semble que, si cette execution etait retardee, c'est que la petite Violetta ne devait pas seulement mourir... et qu'avant la mort.. elle devait... --Avant qu'elle ne meure du corps, dit gravement Fausta, je veux qu'elle meure de l'ame. Voila ma pensee. Et voila ce que vous n'osez dire parce que la faiblesse de votre esprit vous montre une faute ou il n'y a qu'une necessite: que cette vierge devienne une fille impure. L'abbesse des Benedictines s'inclina. --Quand cela sera, reprit Fausta, vous me previendrez... Claudine de Beauvilliers fit une nouvelle reverence, presque un agenouillement, puis se retira. --Elles n'osent pas parler, murmura Fausta quand elle fut seule, et elles osent le reste! Moi, vierge, qu'aucune pensee d'amour n'a jamais troublee, je sais dire ce qu'il faut, et j'emploie les mots necessaires... Elle s'arreta court. Son visage palit soudain. Et son sein se souleva. Un instant, son regard eperdu demeura fixe sur une image qui, sans doute, flottait devant ses yeux... Lorsque Fausta se fut calmee, elle appela et donna un ordre a la servante qui se presenta. Quelques instants plus tard, une jolie femme, legere, gracieuse, entra souriante; et elle etait si legere dans sa marche qu'il fallait y regarder a deux fois avant de s'apercevoir qu'elle boitait quelque peu... Celle qui venait d'entrer dans le boudoir de Fausta etait Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier soeur du duc de Guise. --Quelles nouvelles? demanda Fausta avec un sourire ou il y avait peut-etre une expression amicale. --Bonnes et mauvaises... --Voyons d'abord les mauvaises... --Eh bien, mon frere... --Ah! c'est le duc de Guise que concernent les mauvaises nouvelles? --Oui, ma reine... La, il y a echec sur toute la ligne. D'abord Henri se reconcilie avec Catherine de Cleves, et ensuite il est plus que jamais epris de la petite chanteuse, surtout depuis sa disparition... --Racontez, dit la princesse d'un ton bref. --Eh bien, voici. Tout d'abord, sachez que mon frere a eu une entrevue avec la vieille reine. Eh bien, la Medicis s'est soumise! --En sorte que voila leve l'obstacle le plus redoute par le duc. Rien ne l'empeche donc de pousser sa victoire? --Oui. Et la preuve, madame, c'est qu'il veut s'emparer au plus tot de la personne du roi. Mon frere m'a expose son plan qui est admirable: feindre une soumission momentanee, aller trouver Valois sous pretexte de discussion et d'etats generaux a assembler; y aller, d'ailleurs avec des forces... nos plus intrepides ligueurs seront de la partie... J'en serai aussi, madame. Alors, on s'empare de Valois, et... tout simplement, on l'enfermera en quelque bon couvent... --C'est vraiment admirable, dit Fausta gravement. --Oh! vous verrez, madame, continua follement la jolie duchesse, ce sera une haute comedie. Savez-vous qui tonsurera Valois?... Moi, madame!... J'ai deja les ciseaux!... Et Marie de Montpensier agita les ciseaux d'or qu'elle portait suspendus a une chainette. --Vous en voulez donc bien au roi? demanda Fausta. --Oui, je lui en veux!... N'a-t-il pas eu l'audace de me conseiller devant toute la cour de me faire faire un soulier plus haut que l'autre! Comme si je boitais. Voyez, madame, est-ce que je boite? ajouta-t-elle en faisant quelques pas. --Non, ma mignonne, vous ne boitez pas. Et il faut avoir l'ame perverse d'un Herode pour soutenir une telle monstruosite... C'est donc entendu, c'est vous qui allez infliger a Henri de Valois... --La tonsure! s'ecria la duchesse consolee. --Oui. Est-ce la bonne nouvelle que vous m'apportez?... --Non, madame, et, puisqu'il faut vous le dire tout de suite, sachez que ma mere la duchesse de Nemours est a Paris! Et je l'ai gagnee a Votre cause!... Ma mere vient de Rome ou elle a vu Sixte, il y a deux mois. Elle a eu un long entretien avec celui que les cardinaux rebelles persistent a appeler encore le pape. Alors... ma mere est revenue avec la conviction que Sixte est un dangereux hypocrite decide a ne travailler que pour lui-meme. La voyant dans ces dispositions, je lui ai parle de ce conclave ou les plus ardents et les plus genereux des cardinaux se sont reunis pour choisir un nouveau chef... en sorte que l'Eglise romaine ferait exactement ce que nous voulons faire avec Henri de Valois... Et elle a accueilli l'idee de ce nouveau pape, du moment qu'il etait tout acquis aux interets de notre maison... --C'est vraiment la une bonne nouvelle, ma chere enfant! dit Fausta dans les yeux de qui passa un eclair. Si la duchesse de Nemours est avec nous, je crois que de grandes choses s'accompliront avant peu... --Seulement, reprit alors la duchesse de Montpensier, ma mere veut connaitre ce nouveau pape avant de s'engager dans une aussi terrible aventure. --Je le lui ferai connaitre! Mais vous deviez, disiez-vous, m'annoncer de mauvaises nouvelles? --Je reprends donc mon recit: apres son entrevue avec la reine mere, mon frere est rentre dans son hotel. Il me parla lui-meme de la scene de l'autre soir; il le fit sans colere... Du moment qu'il a tue, mon frere est apaise. Loignes etant mort. Guise n'a plus de colere. --J'ignorais, dit Fausta, que le duc fut a ce point genereux. --Mais la duchesse de Guise ne l'ignore pas, madame!.... C'est donc sans etonnement que j'ai vu tout a coup entrer Catherine de Cleves dans le cabinet de mon frere qui, d'abord, demeura stupefait d'une pareille audace et porta la main a sa dague... La duchesse, sans un mot, se mit a genoux; puis, comme mon frere haletait, elle murmura: --Loignes est mort; morte ma folie... --Elle savait bien ce qu'elle disait; car la main de mon frere cessa de se crisper sur la poignee de sa dague; la duchesse eut un sourire que seule je vis... Alors je sortis... Au bout de deux heures, mon frere me dit qu'il exilait la duchesse de Guise en Lorraine. et ce fut tout. --Ceci est un bel exemple de magnanimite, dit paisiblement Fausta. Ainsi, reprit-elle apres un assez long silence meditatif, vous etes sure de tenir Henri de Valois?... --Je vous l'ai dit, madame. --Et vous croyez que votre frere, le duc de Guise. va chercher a s'emparer du roi? --Il s'y prepare... --Enfant! Et si je vous disais que je suis renseignee, que je connais comme si je l'avais entendu l'entretien de Catherine de Medicis et du duc de Guise! Si je vous disais que la vieille Florentine, petrie d'astuce, a joue votre frere!... Si je vous disais enfin que le duc a promis d'attendre patiemment la mort d'Henri III!... --Oh! madame, ce serait la une affreuse trahison de mon frere envers la Ligue et envers sa famille! --Ce n'est pas une trahison, c'est un acte de diplomatie. --Alors..., fit la duchesse de Montpensier dont le joli visage se convulsa, ma vengeance m'echappe, a moi!... --Non, si vous savez vouloir, si vous avez confiance en moi, si vous m'ecoutez... --Ma confiance en vous est sans borne, madame. Parlez donc, je suis decidee a frapper Henri de Valois. La Fausta parut reflechir quelques minutes. Alors, avec cette voix si persuasive: --Marie, dit-elle, vous etes la forte tete de votre famille. C'est grace a vous que les Valois s'eteindront et que la dynastie des Guise montera sur le trone, De vos trois freres, l'un, Mayenne, est trop gras pour avoir de l'esprit; l'autre, le cardinal est un soudard brutal; le troisieme, enfin, le duc, est stupide d'amour. Vous seule, mon enfant, savez tout voir et tout comprendre. La situation est dangereuse. Voulez-vous tout sauver d'un coup?... --Je suis prete, madame... ordonnez... que faut-il?... --Il faut, dit Fausta, qu'Henri de Valois meure. C'est tres joli de vouloir tondre, et vous avez une grace infinie a agiter vos ciseaux d'or. Mais, si Henri III ne meurt pas, c'est une affreuse catastrophe que vous preparera Catherine! --Et qui sera l'executeur, madame? balbutia la duchesse. --Vous! repondit Fausta. La duchesse de Montpensier palit. --Voici la situation, dit froidement Fausta. Henri de Guise a jure a la Medicis d'attendre patiemment la mort d'Henri III. A ce prix, on lui a promis que le roi le designerait pour son successeur. Valois peut vivre dix ans, vingt ans, malgre toutes les apparences. Et ne vecut-il meme que quelques mois, c'en est assez. La vieille reine saura mettre ce temps a profit et fomentera la destruction des Guise comme elle a fomente la destruction des Chatillon. Choisissez donc: ou de tuer, ou d'etre tuee... Il faut agir, continua aprement Fausta. Si vous reculez maintenant, prenez garde, vous allez tomber. --Tuer, murmura Montpensier, tuer de mes mains! Oh! je n'aurai jamais ce courage... --Valois aura donc le courage de faire rouler votre belle tete sous la hache du bourreau! Insensee! Famille d'insenses qui ne veut pas voir! C'est un duel a mort que vous avez engage. Si Henri III et la Medicis ne meurent pas, c'est la famille des Guise qui va s'eteindre. Adieu, mignonne! --Madame, s'ecria la duchesse hors d'elle-meme, un seul mot: je suis prete a agir! --Bien. Vous voila telle que je vous souhaitais... Vous voila dans l'etat d'esprit necessaire pour mener jusqu'au bout le grand oeuvre. Il suffit que vous inspiriez a quelqu'un la haine meme qui vous anime... --Quelqu'un! murmura la duchesse en tressaillant. Ou trouver l'homme en qui j'aurais assez de confiance pour lui dire ce que je n'ose pas me dire a moi-meme?... --Ou un amour tout aussi terrible pour vous, dit Fausta negligemment. Cet homme existe... Cette fois. Marie de Montpensier devint livide. --Jacques! balbutia-t-elle dans un souffle. --Oui, le moine Jacques Clement, dit Fausta. Jacques Clement vous aime d'une passion absolue. "Pauvre ami!" murmura la duchesse tout bas. La Fausta se leva. --Voulez-vous que meure celui qui vous a insultee? dit-elle d'une voix basse et ardente. --Oui, je le veux! haleta la duchesse. --Voulez-vous que votre frere soit roi?... Voulez-vous etre la premiere a la cour de France, humilier ceux et celles qui vous ont humiliee? --Oui, je le veux! repeta la duchesse enivree. --Soyez donc fidele et obeissante, dit alors la Fausta en se redressant. Allez, ma fille... --Oh! s'ecria la duchesse frappee d'une sorte d'effroi vertigineux, qui donc etes-vous, madame, vous qui parlez comme si vous deteniez la souveraine puissance? --Je suis, dit Fausta qui se transfigura dans un rayonnement de grandeur, je suis celle qui vous est envoyee par le conclave secret; je suis celle qui a ete elue pour combattre Sixte, traitre aux destinees de l'Eglise! Je suis la papesse Fausta Iere. La duchesse de Montpensier, effaree, jeta un regard sur la femme qui parlait ainsi, et elle la vit si rayonnante qu'elle recula, ploya les genoux et se prosterna, eblouie, fascinee... La Fausta alla a elle, la releva doucement, et dit: --Allez... vous serez un de mes anges!... XVII LA VISION DE JACQUES CLEMENT (suite) Le couvent des Jacobins etait situe rue Saint-Jacques et s'adossait presque aux murs d'enceinte; a ses pieds se creusaient les fosses Saint-Michel qui ont laisse leur nom au boulevard actuel. Le prieur des Jacobins s'appelait Bourgoing. C'etait un homme de forte corpulence, au visage rejoui, fort enclin a se meler de politique, mais, au demeurant, pas mechant. C'etait d'ailleurs un fanatique partisan de Guise et de la Ligue; il tenait Henri de Valois en profonde horreur. Le soir ou nous penetrons dans le couvent des Jacobins, le prieur, commodement installe sur les coussins d'un vaste fauteuil, ecoutait un de ses moines qui semblait sa vivante antithese. Maigre, la figure ascetique, illuminee par deux grands yeux brules de fievre, la bouche severe, tel etait ce moine qui venait d'achever un recit ou il avait du confesser quelque grave peche, car il baissait la tete, tandis que le prieur souriait. --Hum, fit enfin messire Bourgoing, evidemment, mon fils, vous avez eu tort d'entrer dans cette taverne, ou vous risquiez de rencontrer Satan. Et vous dites, mon fils, que ces femmes se sont a demi deshabillees?... --Helas! mon reverend, il n'est que trop vrai! dit le moine d'un ton de profond desespoir. --Mais enfin, frere Clement, vous avez resiste? --Oui, mon reverend. --Et triomphe?... En somme, vous etes sorti victorieux de cette epreuve? Savez-vous que c'est fort beau, frere Clement?... Vous vous abstiendrez pendant quatre jours de toute nourriture, hormis le pain et l'eau: vous direz trois fois dans la nuit le psaume de la penitence. Allez en paix... Le moine s'inclina et sortit, les bras croises sur la poitrine, le capuchon rabattu sur les yeux. A peine fut-il sorti de chez le prieur que celui-ci se leva, alla ouvrir une porte, et, alors, une femme enveloppee entierement d'un manteau sombre, entra... C'etait la duchesse de Montpensier. --Vous avez entendu? demanda Bourgoing. --Oui, fit la duchesse, ce pauvre jeune homme a bien peur du peche... Et pourtant, ajouta-t-elle, le peche ne se presente pas a lui sous une forme si effrayante... Cependant, Jacques Clement etait arrive a sa cellule dont, selon la regle, il laissa la porte ouverte. Il se mit a genoux sur le carreau et, levant les yeux vers le crucifix: "Le peche est en moi! murmura-t-il. Ce n'est pas la divine figure que je vois, c'est son image, a elle!... Seigneur, Seigneur, ayez pitie de votre humble serviteur..." Le moine demeura ainsi, en une longue meditation, jusqu'au moment ou la cloche sonna pour l'office nocturne. Alors il se releva et descendit vers la chapelle. La chapelle, faiblement eclairee par de rares flambeaux, se remplit peu a peu, les moines prenant chacun leur place suivant leur grade dans la hierarchie. "_Oremus!_ cria le prieur. Mes freres, prions pour que le projet d'une puissante princesse favorable a notre Eglise soit couronne d'une pleine reussite. "_Oremus!_ repeta le prieur. Mes freres, prions pour le salut de l'un de nos freres qui a eu a soutenir un rude assaut du Malin, et qui va faire sa confession. Jacques Clement quitta sa stalle, s'avanca jusqu'au milieu du choeur, se prosterna et dit: --Mes freres, je m'accuse d'avoir penetre dans un lieu de perdition, et d'avoir rassasie mes yeux de la vue d'objets impurs. Un fremissement imperceptible agita les frocs. Il se fit un grand silence. Jacques Clement tremblait, Une apre et douloureuse volupte l'etreignit a la gorge. Mais l'impitoyable prieur avait commande: il fallait obeir. --Mes freres, dit-il, ces objets impurs, c'etait d'abord des tableaux licencieux dont vous ne pouvez avoir aucune idee... Ce furent des femmes, mes freres... non des femmes telles que nous les voyons dans nos eglises ou par les rues, decemment vetues, mais des etres sataniques, d'une beaute inconcevable, bien qu'elles fussent masquees, et si peu vetues... et la, mes freres, ah! si je ne commis pas l'horrible peche, si je ne roulai pas dans les abimes de honte, c'est que profitant d'une derniere lueur de chastete, je rassemblai tout mon courage et pus m'enfuir... "_Oremus! oremus! oremus!_" cria le prieur, puis il donna ses ordres pour sauver l'ame en danger de perdition et chasser les demons acharnes sur le pauvre frere. --Que chacun de vous, dit-il, recite par trois fois dans le courant de cette nuit sept Pater et sept Ave, et une fois le psaume de penitence. Pour ce surcroit de besogne, mes freres, vous serez dispenses des offices nocturnes; que chacun demeure donc enferme dans sa cellule. --Amen! dirent les moines d'une seule voix. Alors ils sortirent en rang, les mains croisees, la tete penchee. Puis le prieur sortit a son tour. Puis le sacristain eteignit les deux ou trois flambeaux qui brulaient dans la chapelle. Des lors, elle ne fut plus eclairee que par la veilleuse suspendue au plafond par une longue chaine. Jacques Clement, prosterne, essaya de prier comme il avait essaye dans sa cellule. Devant lui, ce n'etait pas le tabernacle qu'il voyait, c'etait l'image d'une femme qu'en vain il essayait d'ecarter. C'etait l'image de Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier. "Seigneur, murmurait le jeune homme, ainsi, malgre la penitence, malgre la confession publique devant mes freres assembles, malgre le jeune et la priere, l'amour me devore, l'amour me transporte... Seigneur, ayez pitie de moi!..." Peu a peu, dans ce cerveau vide par le jeune, exaspere par l'amour, commencerent a se produire les phenomenes d'hallucination. Un bruit sec, lointain, venu il ne savait d'ou, le fit sursauter. Ce bruit, c'etait celui de l'horloge, precedant l'heure qui va sonner... Et, dans le grand silence terrible qui enveloppait le moine, l'heure sonna avec une desesperante lenteur. "Neuf!... Dix!... Onze!... Douze!..." Ses cheveux se herisserent sur sa tete... il fit un effort pour se relever et retomba a genoux, petrifie, car a ce douzieme coup... la chapelle, la-bas, au fond du choeur, a l'endroit meme ou se trouvait la porte des tombeaux souterrains, s'etait eclairee d'une lueur etrange, une lueur reelle... Cela formait comme un nimbe tres doux... Un cri expira a ce moment dans sa gorge... La porte s'ouvrait... une apparition se montrait... Mais, au lieu du spectre qu'il attendait, ce que vit Jacques Clement, ce fut une eblouissante et radieuse figure... une femme jeune, adorablement belle, avec de grands cheveux blonds repandus sur ses epaules... et elle etait vetue de blanc... et elle tenait a la main une dague dont les reflets d'acier luisaient!... Cette figure representait celle de Marie de Montpensier!... celle qu'il adorait!... --Qui es-tu? dit-il d'une voix haletante, a peine comprehensible. Es-tu d'essence divine, ou bien est-ce l'enfer qui me soumet a une nouvelle epreuve?... L'apparition parla. D'une voix douce, bien timbree, ou chaque mot sonnait clair, elle dit: --Rassure-toi, Jacques Clement... Je ne suis pas un etre d'enfer... et la preuve, la voici!... A ces mots, l'apparition trempa sa main tout entiere dans une vasque contenant de l'eau benite. --Je suis ce que, sur terre, vous appelez un ange... --Mais, pourquoi, pourquoi as-tu pris ce visage?... --Parce que c'est celui de l'etre que tu aimes. Le Tres-Haut a entendu tes prieres. Et, si j'ai pris la figure que tu me vois, c'est qu'il t'est permis d'aimer cette femme... Jacques Clement poussa un cri rauque. --Il m'est permis de l'aimer! begaya-t-il. --Oui... a condition que tu executes les ordres que je viens te communiquer... Jacques Clement tendit ses bras raidis vers l'apparition. Toute terreur avait disparu de son esprit... --Parle! dit-il d'une voix d'extase, parle encore! L'ange eut un imperceptible sourire de malice et dit; --Je suis le messager du Dieu tout-puissant et te viens avertir des ordres divins. Jacques, Jacques! ecoute... La-haut, la couronne du martyre se prepare pour toi... Et, ici-bas, c'est la couronne d'amour qui t'est promise!... --Que dois-je faire? s'ecria le jeune moine transporte. --Tu dois accomplir l'acte supreme qui delivrera le peuple de France... le peuple de Dieu: tu as ete choisi pour frapper Valois... Par toi le tyran doit etre mis a mort... A ces mots la forme blanche de l'apparition s'enfonca dans les tenebres. Le moine tomba la face contre les dalles. L'epouvante le reprit comme avant la vision. Une heure se passa avant qu'il put reprendre ses esprits. A peu pres calme, il parvint a se relever peniblement... Alors, il se demanda s'il n'avait pas reve. Et, comme il se mettait en marche, son pied heurta un objet qui rendit un son clair. Il se baissa, le ramassa, et un grondement de joie furieuse, de terreur aussi, expira sur ses levres bleuies... Cet objet... c'etait la dague que l'ange tenait a la main pendant l'apparition!... L'ange lui avait laisse une preuve materielle de sa descente sur la terre!... "Oh! rugit le moine en serrant la dague dans sa main convulsee, je n'ai pas reve! J'ai le droit de l'aimer!... Car voici l'arme, avec laquelle je dois tuer le tyran!... Egare, titubant, il regagna en courant sa cellule, et tomba sur sa couchette, la dague dans sa main crispee. XVIII LE MOULIN DE LA BUTTE SAINT-ROCH Picouic et Croasse avaient realise leur reve et vu leurs efforts couronnes d'un plein succes: ils avaient ete promus a la dignite de laquais de M. le duc d'Angouleme. Pardaillan et le jeune duc vivant d'une vie commune pour le quart d'heure, les anciens hercules de Belgodere s'etaient d'autant plus tenus pour satisfaits qu'en devenant les laquais de Charles d'Angouleme ils esperaient etre surtout les ecuyers de Pardaillan pour qui ils eprouvaient une admiration sans bornes. Le lendemain de cet heureux jour ou les deux pauvres diables trouverent ce que Picouic avait justement appele une position sociale, le chevalier de Pardaillan et le jeune duc sortirent dans l'intention de se rendre a l'abbaye de Montmartre pour essayer de tirer quelques renseignements de la bohemienne Saizuma. Picouic et Croasse, fiers comme deux Artaban dans leurs habits neufs, et d'ailleurs armes jusqu'aux dents, suivaient leurs maitres a dix pas. Tout en donnant la replique a Charles qui ne parlait, on s'en doute, que de Violetta, Pardaillan songeait a ce Maurevert qu'il etait venu chercher a Paris apres l'avoir cherche en Provence et en Bourgogne. Tout a coup, il le vit a quinze pas a peine, qui marchait devant lui, accompagne d'un homme. Pardaillan palit legerement. Ses yeux se plisserent et sa main se crispa sur la garde de sa rapiere. Ce n'etait pas ainsi que Maurevert devait mourir!... --Qu'avez-vous, cher ami? lui demanda le petit duc. Vous etes tout pale. --Rien, fit Pardaillan. Seulement, si vous voulez bien, nous remettrons a plus tard notre voyage a Montmartre. --Soit. Que ferons-nous donc?... --Suivre ces deux hommes qui marchent la devant nous... Il fallait que Maurevert fut distrait par une bien puissante preoccupation. Car lui qui, d'ordinaire, avait constamment les yeux et les oreilles aux aguets, semblait avoir oublie tout un monde pour s'absorber dans l'audition de ce compagnon qui lui parlait a voix basse. Cet homme etait une facon de garcon meunier. Mais son oeil exerce, sous ce costume, eut vite reconnu l'homme de guerre. Cet homme, en effet, c'etait Maineville, l'ame damnee du duc de Guise. Et Maineville disait: --Le duc n'y croit pas. Malgre la precision de la lettre qui lui denonce la chose, il ne veut pas croire... --Et pourtant, reprit Maurevert, cette lettre lui vient de cette femme mysterieuse... --A laquelle il obeit comme si elle etait une souveraine, oui. Il faudrait, Maurevert, que nous sachions qui est au juste cette Fausta. --Nous le saurons. Et tu dis, Maineville, que c'est elle qui lui a ecrit la chose?... Si c'etait vrai, Maineville!... --Ce serait la royaute assuree pour monseigneur le duc... car il ne lui manque que l'argent. Dans une heure nous saurons si la lettre a dit vrai!... Mais enfin, si c'est vrai?... --Eh bien, dit Maineville, nous courons prevenir le duc, qui sait ce qu'il aura a faire. Alors les deux hommes haterent le pas. Ils franchirent la porte Saint-Honore et se dirigerent vers une pauvre petite chapelle qui etait dediee a saint Roch. Elle se dressait au pied d'une butte qui, en consequence, s'appelait butte Saint-Roch. Au sommet de la colline, un joli moulin presentait ses grands bras ailes au souffle des brises. A la chapelle Saint-Roch commencait un sentier rocailleux, fort etroit, et les anes qui portaient le ble au moulin n'y pouvaient passer qu'un a un. Or, au moment ou Maurevert et Maineville arrivaient a la chapelle, un spectacle extraordinaire s'offrit a eux. Sur le sentier, des mulets cheminaient et grimpaient a la file, d'un sabot hardi; ces mulets portaient chacun un grand sac qui pouvait contenir de la farine ou du ble. Ils etaient conduits par une dizaine de muletiers qui ressemblaient a des muletiers comme Maineville pouvait ressembler a un garcon meunier. Ces gens, poussiereux et hales par le soleil comme s'ils eussent fait une longue etape, portaient a la ceinture de forts pistolets d'arcon et des dagues fort aiguisees. --Ah! ah! fit Maineville, voila bien la troupe des mulets signalee dans la lettre. --Voila du ble qui doit valoir son pesant d'or, dit Maurevert, dont les yeux etincelaient. --C'est ce dont il faut nous assurer. Ils atteignirent le sentier, a hauteur du dernier mulet derriere lequel marchait le dernier muletier de l'escorte. --Au large! dit le muletier d'une voix menacante. --Un instant, mon officier, intervint Maineville, ce brave homme ignore que je suis l'un des garcons du moulin et que vous etes, vous, l'officier des meuneries royales. Allons, l'ami, nous t'escortons jusque la-haut. --Vous etes garcon meunier? fit le muletier en jetant un regard soupconneux sur Maineville. --Il me semble que cela se voit assez, et ce gentilhomme que tu vois la est propose au droit de mouture. --Et, de par mes fonctions, dit Maurevert, je veux voir quelle qualite de ble contient ce sac. Le muletier vit que ses camarades avaient marche pendant cette discussion; il parut un instant vouloir les rappeler; mais sans doute il se ravisa a la reflexion, car il reprit d'un ton de mauvaise humeur: --Faites votre office. Je vais vous montrer mon ble. Et il commenca a defaire la cordelette qui nouait la tete du sac. Comme pour l'aider, Maineville se precipita et bouscula l'homme; le sac s'ouvrit, l'orge se repandit sur le sentier, et le sac n'ayant plus de contrepoids tomba de l'autre cote. Le muletier, sans un mot, se rua. Mais deja Maurevert avait plonge la main dans le sac a moitie deleste, et avait constate au fond la presence d'un deuxieme sac qu'il tata rapidement. Il se releva comme le muletier arrivait sur lui... Maurevert etait tout pale; ce deuxieme sac, a son toucher, avait rendu un son de metal... et, sous ses doigts, il avait senti des formes dures qui ne rappelaient que vaguement l'orge ou tout autre grain... c'etaient des ducats ou des ecus!... --C'est bien, dit-il froidement. Ramasse ton ble, mon brave homme. Le muletier, sans repondre, tira un de ses pistolets et l'amorca. Les deux hommes bondirent. Comme ils avaient gagne une vingtaine de pas, Maurevert sentit un choc au-dessus de sa tete, et son chapeau tomba: c'etait le muletier qui venait de tirer... Maurevert et Maineville disparurent bientot, et le muletier murmura: --Qui sont ces deux hommes?... Ont-ils dit la verite!... Je ne crois pas qu'ils aient eu le temps de... Il plongea sa main au fond du sac et, ayant constate que son contenu metallique etait toujours en place, il se rassura, rechargea le sac sur le mulet et rejoignit ses camarades au moulin. Au pied de la butte, contre une haie vive, Maurevert et Maineville s'etaient arretes. --Trente mulets charges d'or! dit Maurevert. Car il est evident que les vingt-neuf premiers sacs contiennent au fond ce que contient le trentieme. --Oui... Il y a peut-etre la plusieurs millions, dit Maineville, pensif. Les deux agents de Guise se regarderent. Il y eut une minute de silence. Puis Maineville posa sa main sur l'epaule de Maurevert et dit: --Je te comprends, camarade. Tu veux dire que, si nous voulions, au lieu de prevenir notre duc, nous pourrions conquerir deux ou trois de ces sacs. Mais que ferais-tu de cet or? --Ce que je ferais, je partirais, Maineville! Je commence a me fatiguer de la guerre et des aventures. Et puis, j'ai eprouve l'ingratitude des grands. Si j'avais deux cent bonnes mille livres a moi, Maineville, je m'en irais! Ou! Je ne sais... mais l'air de Paris ne me vaut rien pour le moment. Je n'ose plus m'y promener par les rues, de crainte d'y rencontrer... --Quoi donc? fit Maineville. --Rien: un spectre. Tu ne crois pas aux revenants? Mon spectre a moi a l'ame chevillee au corps. --On dirait que tu as peur! ricana Maineville. --Peur! fit sourdement Maurevert. Tu me connais. Tu m'as vu dans vingt rencontres. Je n'ai jamais tremble... Eh bien, Maineville, toutes les fois que je songe a cet homme, je sens un froid de glace me penetrer jusqu'aux moelles. Il faut que je me sauve, au bout du monde, s'il le faut... que je connaisse enfin la joie que je ne connais plus depuis seize ans; dormir tranquille..., oublier cet homme!... Et, pour cela, il me faut de l'argent!... Maineville, qu'est-ce que deux cent mille livres?... Laisse-moi les prendre... --Ecoute, dit alors Maineville... De grandes choses se preparent. Le duc sera roi de France. La grande conspiration va aboutir. Que manque-t-il? Presque rien: un peu d'or pour lever des hommes, reduire le Bearnais et forcer le Valois dans son dernier retranchement... Cet or, Maurevert, c'est la Ligue sauvee, c'est la couronne pour Guise, et, pour moi, l'epee de connetable. Si nous en distrayons une partie, nous ne sommes plus que de miserables tire-laine. Guise nous chasse... Suis bien mon plan: nous nous adjoignons quelques hardis compagnons; ce soir, nous revenons en force au moulin; nous nous emparons des fameux sacs; nous les transportons a l'hotel de Guise. Et, alors, je dis au duc: "Monseigneur, l'argent est la. Pour moi, je ne demande rien. Mais, il faut deux cent mille livres pour Maurevert. Sinon, il est capable de crier tout haut comment vous avez trouve les millions qui vont vous permettre de lever une armee... Crois-tu que Guise te refusera cette somme?... --Eh bien, oui! Tu as raison!... --Ainsi, nous faisons comme j'ai dit? --De point en point, fit Maurevert. A ce soir, donc!... Les deux bandits s'eloignerent rapidement vers Paris. Alors, du fond d'une haie touffue, une tete pale apparut avec un sourire qui eut epouvante Maurevert, deux yeux ardents se fixerent sur les deux hommes jusqu'a ce qu'ils eussent tourne au premier detour du chemin. Et le chevalier de Pardaillan demeura a cette place, immobile et pensif. "Cette fois, murmura-t-il, je crois que je le tiens!..." XIX LE MEUNIER Pardaillan avait suivi Maineville et Maurevert des l'instant ou il les avait apercus. Au-dela de la porte Saint-Honore, il avait laisse Angouleme et ses deux nouveaux laquais, qui l'attendirent en se dissimulant derriere une masure. De loin, il avait assiste a la discussion du muletier avec Maineville et Maurevert. Puis, il avait vu ce dernier s'enfuir a toutes jambes, il avait entendu le coup de pistolet, et, rampant parmi les hautes avoines, il avait pu se glisser jusqu'a la haie pres de laquelle avait eu lieu l'entretien que nous venons de rapporter. Alors, le chevalier se dirigea vers la masure ou il avait laisse Charles. --Voulez-vous, lui dit-il, jouer un mauvais tour a Mgr Guise? Retournez a votre hotel, prenez-y des armes et munitions. Montez a cheval avec ces deux dignes serviteurs, qui brulent du desir d'en decoudre! L'un d'eux, continua le chevalier, me ramenera mon destrier. Je vous attendrai dans le moulin que vous apercevez d'ici. --Mais, de quoi s'agit-il?... demanda Charles. --Je vous l'ai dit: de jouer un mauvais tour a Guise, et de lui porter un de ces coups dont il ne se relevera pas. Le petit duc n'en demanda pas davantage; il avait en Pardaillan une confiance illimitee. Il partit aussitot. Pardaillan, lui, s'engagea dans l'etroit sentier qui, une heure plus tot, avait ete suivi par les trente mulets. A son grand etonnement, le sentier etait libre. Il put parvenir sur le plateau sans avoir ete arrete par aucune des sentinelles qu'il s'etait attendu a rencontrer. "Est-ce que les mulets portaient vraiment de l'orge? songea-t-il. Est-ce que toute cette histoire de sommes d'argent au fond des sacs ne serait qu'une chimere?..." Les abords du moulin ne semblaient rien annoncer d'extraordinaire. II entra dans le logis du meunier, dont la porte etait ouverte. "Decidement, Maurevert a reve", grommela-t-il en frappant du pommeau de sa rapiere sur une table. A cet appel, une servante apparut, et, d'un air etonne, s'enquit de ce que desirait ce visiteur arme de pied en cap, et tel que le moulin n'en avait jamais du voir. --Ma mignonne, dit Pardaillan, je voudrais parler a votre maitre pour une affaire de farine, une affaire d'or... --Ah! ah! fit un homme qui entrait a ce moment, une affaire d'or, dites-vous, mon gentilhomme? Et le maitre meunier fixa sur Pardaillan un regard vif et percant. "Je veux simplement vous acheter quelques sacs de ble, mais en vous les payant dix fois le prix habituel. Et notez qu'il m'en faut trente sacs. Vous le voyez, c'est une fortune... Et je ne mets au marche qu'une condition: c'est de choisir moi-meme mes sacs. --C'est trop juste, dit le meunier qui, alors, sans avoir l'air de le faire expres, referma la porte d'entree. --Vous pouvez meme pousser le verrou, mon brave, fit Pardaillan, narquois. Surtout, quand vous saurez que les sacs que je veux vous acheter sont justement les trente qui vous ont ete apportes tout a l'heure par trente mulets. A ces mots, le meunier jeta un cri d'appel, et, de la piece voisine, les muletiers, poignards et pistolets aux poings, firent irruption. Pardaillan tira sa rapiere et le combat allait s'engager, lorsqu'une voix forte retentit: --Bas les armes!... Les muletiers et Pardaillan s'arreterent. Et, alors, entra un grand vieillard a l'attitude hautaine, qui fit un geste de commandement. Les muletiers et le meunier disparurent. Pardaillan rengaina son epee. Le vieillard le considera avec attention, puis il dit: --Monsieur, je suis le maitre de ce moulin. C'est donc avec moi que vous devez traiter. --Monsieur, dit Pardaillan, je crois inutile d'employer avec vous les detours. Je commence donc par vous declarer que j'ai surpris votre secret: les mulets qui sont montes ici etaient charges d'or. --C'est exact, monsieur: il y en a pour trois millions... Pardaillan fit un geste d'indifference. Le maitre du moulin, ou celui qui se donnait pour tel, examina Pardaillan qui, de son cote, rendait examen pour examen. --Pourquoi, demanda tout a coup le chevalier, avez-vous empeche ces dignes muletiers de foncer sur moi? --Parce que votre figure m'a interesse. J'eusse ete fache qu'il vous arrivat malheur. Et, des l'instant ou je vous ai vu monter le sentier et entrer ici, j'ai desire vous connaitre. Voulez-vous me dire votre nom? --On m'appelle le chevalier Pardaillan. Et vous? --Moi, je m'appelle M. Peretti, dit le vieillard apres une courte hesitation. --Savez-vous, demanda Pardaillan, qui etaient ces deux hommes qui ont eu querelle avec un de vos muletiers? --Je crois avoir, de loin, reconnu l'un d'eux... le sire de Maineville, qui appartient a la maison de Guise... Et vous, monsieur de Pardaillan, reprit M. Peretti, n'etes-vous pas au duc? En parlant, M. Peretti fouillait les yeux de Pardaillan. --Je vais vous dire, fit paisiblement le chevalier, dans quelle intention je suis monte au moulin. Je suivais justement M. de Maineville et son compagnon. --Qui etait ce compagnon? fit vivement M. Peretti. --Vous avez devine Maineville. Je vous ai dit mon nom a moi, parce que vous me l'avez demande. Quant a celui que vous ne connaissez pas et que je connais, moi, son nom vous est inutile, je le garde pour moi. J'ai donc pu entendre la conversation de Maineville qui est a M. de Guise, comme vous l'avez dit. Or, ce que veut faire Maineville me deplait fort, et je suis venu ici pour l'empecher. --Que veut-il donc faire?... --Il veut aller dire a son seigneur et maitre que les millions promis par le pape Sixte sont arrives... Il paraitrait donc que Sa Saintete, apres avoir promis, se dedit. Pourquoi? Je n'en sais rien, et peu m'en chaut. Seulement, Maineville veut revenir ici en force, s'emparer des precieux sacs de Sa Saintete, porter a M. de Guise tout ce ble pousse a l'ombre du Vatican et que le duc convertirait en un gateau royal. Et cela m'ennuie. Je suis venu dire au meunier du ceans: "Brave homme, ce soir on t'enlevera ton tresor... a moins que je ne m'en mele". J'ai donc fait signe a deux ou trois hardis compagnons qui, avec moi, seront la pour recevoir dignement les envoyes de M. le duc de Guise. --Et pour ce service, dit M. Peretti, pour cette defense que vous m'offrez, que demandez-vous? --Rien, repondit Pardaillan. M. Peretti tressaillit et regarda Pardaillan d'un air soupconneux. Cet homme n'est-il pas un ennemi envoye d'avance. Mais, devant la figure loyale de Pardaillan, ses doutes s'envolerent. --Vous etes un brave chevalier, dit-il, excusez mes defiances, elles vous sembleront naturelles quand vous saurez que je suis responsable de tout cet argent. Je parlerai de vous a notre Saint-Pere, vous pouvez en etre assure, et il trouvera, lui, une recompense digne de vous. --Ma recompense est toute trouvee, dit Pardaillan, narquois. Ne vous en inquietez donc pas, je vous en prie. M. Peretti, encore une fois, demeura perplexe. "Quel diable d'homme est-ce la?" songea-t-il. Et, pour penetrer le mystere, il pria le chevalier a diner avec lui, ce que Pardaillan s'empressa d'accepter. Pendant ce repas, il remarqua plusieurs choses: d'abord, que le diner etait de beaucoup trop delicat pour un simple meunier; ensuite, que M. Peretti etait entoure d'un respect etrange. Il en conclut qu'il avait affaire a quelque haut et puissant seigneur au service de Sixte-Quint. Le diner finissait lorsque le duc d'Angouleme arriva escorte de Picouic et de Croasse. Les deux laquais portaient chacun deux mousquets, des pistolets, enfin tout un attirail de guerre qui fit sourire M. Peretti. "Diable! fit-il, je vois que vous etes homme de precaution. Nous avons la de quoi soutenir un siege... --Aussi bien, est-ce d'un siege qu'il s'agit. Des lors, M. Peretti commenca a se demander s'il ne ferait pas mieux de se retirer. Il ne doutait plus de Pardaillan. Mais, jusque-la, il s'etait volontiers berce de cet espoir que le chevalier avait fort exagere la situation. A la vue des armes de guerre, il commenca a prendre au serieux l'aventure. Mais M. Peretti etait brave, sans doute. Et puis une irresistible curiosite lui etait venue de voir a l'oeuvre cet homme extraordinaire qui venait defendre un tresor et qui ne voulait rien recevoir en echange. M. Peretti demeura donc... La journee se passa sans incident. Vers la tombee du jour, Picouic, et Croasse furent envoyes en sentinelles perdues, au pied de la butte, pour signaler l'approche de toute bande, armee ou non. Les deux geants maigres s'installerent donc aux abords de la chapelle Saint-Roch et se mirent a surveiller le terrain dans la direction de la porte Saint-Honore. La nuit etait venue lorsqu'une troupe sortit de Paris et se dirigea droit sur la chapelle. Elle se composait d'une quarantaine d'hommes d'armes et etait suivie d'une lourde charrette que trainaient trois forts chevaux. Les hommes d'armes etaient pour intimider les gens du moulin, la charrette pour transporter a l'hotel de Guise les trente precieux sacs. L'expedition etait conduite par Maineville. Pres de Maineville marchaient Maurevert, Bussi-Leclerc et Cruce. Le reste se composait de soldats, cette sorte de razzia devant demeurer secrete. Mais, mele a ces soldats, un gentilhomme masque marchait silencieusement: c'etait le duc de Guise lui-meme, qui avait voulu assister a l'operation. On connait Maineville et Maurevert. Cruce etait un bourgeois, ligueur enrage. Jean Leclerc, maitre d'armes, cree par Guise gouverneur de la Bastille, etait une sorte de brave qui se vantait de n'avoir pas eu un seul duel qui n'eut ete suivi de mort d'homme. A son nom de Leclerc, il avait ajoute celui de Bussi, en memoire du fameux Bussi d'Amboise, si miserablement assassine par les mignons d'Henri III. Guise, en marchant vers le moulin pour s'emparer des millions que Sixte-Quint avait fait venir pour lui et qu'il lui refusait maintenant, fremissait d'espoir. Avec cette enorme somme, il pourrait fausser la parole donnee a Catherine de Medicis, de ne rien tenter de violent contre Henri III. Il pourrait acheter les conseillers du Parlement qui lui tenaient tete. Il pourrait payer les arrieres de solde de deux ou trois regiments, qui n'obeissaient plus qu'en grommelant. Il pourrait lever une armee, tenir la campagne, chasser Henri de Bearn jusque dans ses montagnes, capturer Henri III, le deposer et se faire couronner! Une sourde fureur l'animait contre ce pape Sixte, dont il avait recu l'envoye venant lui annoncer que Sa Saintete, epuisee par des pertes d'argent, etait dans l'impossibilite de le secourir... Moins de deux heures apres cet envoye. Guise avait recu la lettre de la princesse Fausta, lui disant que l'argent etait la!... Maineville, envoye pour s'assurer du fait, revenait bientot le confirmer!... Et Guise, devore de rage et d'impatience, se perdait en suppositions sur les causes de cette brusque defection du pape... Car, enfin, si l'argent etait la, c'etait pour lui qu'il etait venu!... L'expedition avait aussitot ete resolue. Picouic et Croasse apercurent la petite troupe qui s'avancait en bon ordre. "Rentrons au moulin, maintenant", dit Picouic. Il s'elanca. Croasse, terrifie, l'imita. Mais, au bout de quelques pas, pris de frayeur, il buta et tomba sur les genoux. Picouic continua seul son chemin en courant. Alors, Croasse se releva et se remit a descendre a toutes jambes vers la chapelle Saint-Roch. Mais, a ce moment, la troupe signalee etait sur le point d'atteindre elle-meme cette chapelle; Croasse entendit les pas pesants des hommes d'armes cuirasses et casques de fer. Il fremit et se vit perdu. Mais, au moment ou la troupe de Guise commencait a tourner la chapelle pour s'engager dans le sentier ou etait assis Croasse, un dernier instinct de defense le galvanisa; il se releva, bondit et, se hissant sur une borne, put atteindre, grace a ses longs bras, la fenetre qui eclairait le choeur de la chapelle. D'un coup de coude, il defonca les vitraux et, bientot, il se laissa glisser a l'interieur. La troupe conduite par Maineville passa. Tout autre que Croasse eut juge que le danger etait passe en meme temps. Mais, si Croasse ne brillait pas en general par l'imagination, a cette minute, cette imagination surexcitee par la peur enfanta des incidents: il entendit des chuchotements autour de la chapelle, bien qu'il n'y eut personne. Croasse chercha, eperdu, un trou de, souris ou se fourrer, et parcourut la chapelle dans l'obscurite, se heurtant aux bancs, aux sieges. Soudain, il tomba tout de son long: au meme instant, une decharge d'arquebuse eclata au loin. Il se cramponna a un anneau de fer que ses mains rencontrerent, et il s'arc-bouta a cet anneau comme un noye s'accroche au fetu de bois. Or, a force de s'arc-bouter et dans les mouvements spasmodiques de sa frayeur. Croasse Constata tout a coup que la dalle a laquelle etait scelle l'anneau se soulevait. Une sorte de long boyau s'ouvrait devant lui. Il se precipita. L'obscurite etait profonde, absolue. Ou aboutissait ce souterrain? Croasse courut a perdre baleine. Soudain, son front heurta contre quelque obstacle. Croasse eut la sensation d'avoir recu un coup de masse d'armes. Il tomba et s'evanouit... Pendant ce temps, Picouic avait continue sa course, et ce ne fut qu'en arrivant au moulin qu'il s'apercut de la disparition de son compagnon. "Le lache a fui! Ah! Croasse, tu nous deshonores!..." Et, comme Picouic ne voulait pas etre deshonore, il raconta a Pardaillan que Croasse s'etait embusque au pied du sentier pour tenter une diversion. Le chevalier prit aussitot ses dispositions et rassembla tout le monde dans la grande salle: c'est-a-dire le meunier, trois garcons meuniers, dix muletiers, ce qui, en comprenant le duc d'Angouleme et Picouic et lui-meme, portait a dix-sept le nombre des defenseurs du moulin. Quant aux deux ou trois femmes du moulin, elles s'etaient renfermees dans une salle donnant sur les champs. M. Peretti suivait de l'oeil toutes les evolutions du chevalier. Une derniere hesitation se lisait sur son visage. Pardaillan venait de faire sortir sa troupe. On entendait les pas des hommes de Guise qui montaient le sentier. Bientot, on distingua leurs ombres confuses. "Ce jeune homme est-il un traitre? reflechissait M. Peretti. Ce Pardaillan est-il un envoye de Guise?... Je vais le savoir dans un instant... Ma destinee et celle du royaume de France sont dans les mains de cet Inconnu... Si c'est un traitre, mes millions sont a Guise... Guise est roi... et moi... prisonnier, peut-etre!..." Pensif, il alla s'accouder contre les vitraux de la fenetre. Toutes les lumieres avaient ete eteintes... "Dans un instant. Je saurai! murmura M. Peretti. Voyons... si ce Pardaillan me trahit, si Guise entre ici, que lui dirai-je... Je lui dirai..." Une violente detonation eclata soudain; l'eclair de la decharge illumina la nuit, et, dans le sentier, on entendit le hurlement des blesses, la retraite precipitee des survivants... --Ils en tiennent! dit paisiblement le chevalier. Rechargez vos armes sans hate... Ils vont en avoir pour une demi-heure a se concerter et a revenir de leur surprise. M. Peretti entendit ces mots, et son visage s'eclaira. "Ce n'est pas un traitre, fit M. Peretti. Decidement, M. de Guise n'aura pas mon argent. Le Bearnais sera roi!... Il ouvrit vivement la porte et appela le chevalier. --Ne craignez rien, dit Pardaillan en s'approchant. --Je n'ai pas peur, monsieur. Mais vous venez de dire que, sans doute, il n'y aurait pas de nouvelle attaque avant une demi-heure? Eh bien, le moment est venu de suivre l'excellent conseil que vous m'avez donne dans la journee... c'est-a-dire de faire filer mes trente mulets... Seulement... Je crains... --Oui, vous craignez que M. de Cuise, en trouvant le moulin vide, ne lance une bonne compagnie de cavaliers dont les chevaux auront vite fait de rattraper vos mulets... --C'est cela meme, mon noble ami... Vous me permettez, n'est-ce pas, de vous appeler ainsi? Car vous venez de me rendre un service, voyez-vous... c'est que j'etais responsable, moi! Et devant qui? Devant notre Saint-Pere lui-meme!... Sa Saintete saura tout ce qu'elle doit au chevalier de Pardaillan!... Mais me voila bien embarrasse! Si on me poursuit... il faudrait... --Il faudrait, dit Pardaillan, que la troupe du duc soit arretee devant le moulin jusqu'au jour, pour vous permettre de prendre de l'avance... Eh bien, partez donc. Je me charge d'arreter l'ennemi jusqu'a demain matin. --Quoi! a vous seul, vous arreterez cette bande bien armee!... Car, je vous previens que le meunier de ceans et ses aides devront m'accompagner... --Je m'en doute, car tous ces messieurs ressemblent a des meuniers comme je ressemble au pape. M. Peretti tressaillit. --Vous lui ressemblez peut-etre plus que vous ne pensez... Jeune homme, vous ne voulez pas de recompense, et je vois a votre air qu'il est inutile d'insister. Mais, prenez cet anneau... et, peut-etre qu'en certaines occasions, il pourra vous etre plus utile qu'une fortune... A ces mots. M, Peretti glissa vivement une bague dans la main de Pardaillan, et, sans y attacher d'autre importance, le chevalier la passa a un de ses doigts... Dix minutes plus tard, les trente mulets recharges de leurs precieux sacs sortaient par-derriere et se mettaient en route. M. Peretti suivait a cheval, escorte par le meunier et ses garcons transformes en gens de guerre. La caravane ayant atteint rapidement la Ville-l'Eveque, celui qui paraissait etre le chef des muletiers s'approcha, chapeau bas, de M. Peretti et lui demanda: --C'est bien la route d'Italie, que nous reprenons? --Non, monsieur le comte, repondit M. Peretti: vous prendrez la route de La Rochelle... Pardaillan, Charles d'Angouleme et Picouic etaient demeures seuls dans le logis du meunier; le moulin lui-meme se dressait sur l'aile gauche de ce logis, et ils communiquaient par un escalier de bois qui, partant du rez-de-chausse, aboutissait a l'etage du moulin ou se manoeuvrait la meule et ou on pouvait mettre en mouvement les grands bras livres a l'action du vent. De cet etage du moulin, par une simple trappe a laquelle aboutissait une echelle, on descendait a l'etage inferieur ou se recueillait la farine. Pardaillan parcourut rapidement le logis et le moulin et se rendit compte de ces diverses dispositions. --Voici notre quartier general, dit-il en designant le logis, et voici notre ligne de retraite, ajouta-t-il en montrant l'escalier qui conduisait au moulin. --Nous allons donc nous battre? demanda Picouic. --Alerte! cria Pardaillan. La troupe de Guise, en effet, apparaissait a ce moment sur la butte. Pardaillan ouvrit la fenetre et cria: --Hola, messieurs! qui etes-vous? que desirez-vous? --Qui etes-vous vous-meme? fit dans la nuit une voix imperieuse. --Ma foi, monseigneur duc, repondit Pardaillan en reconnaissant la voix de Guise, je suis le meunier du joli moulin de la butte... Qu'y a-t-il pour votre service? --Meunier ou non, dit le duc, vous avez tout a l'heure tire sur mes gens qui montaient le sentier sans autre intention que de patrouiller. En consequence, je vous previens que vous serez pendu haut et court, a moins que vous ne sortiez a l'instant. Auquel cas, il vous sera fait grace de la vie. --Me sera-t-il permis, monseigneur, d'emporter aussi les trente sacs pleins d'or que vous venez piller? --Sortez! hurla le duc, furieux, livrez-nous la place, ou nous allons vous donner l'assaut! --Ah! monseigneur, si vous menacez, nous allons etre forces de faire une sortie et de vous exterminer tous... --Guise, qui allait Jeter un ordre, s'arreta soudain. --Ils sont peut-etre cent la-dedans! dit-il a Maineville. Pardaillan entendit et cria: --Nous sommes trois, monseigneur!... Et c'est bien assez, savoir: le duc d'Angouleme, qui attend avec impatience la rencontre que vous lui avez promise; le sieur Picouic, baladin de son metier, et, enfin, votre serviteur, chevalier de Pardaillan. Et il referma tranquillement la fenetre. --Oui, au revoir! gronda Guise, pale de fureur. Et il donna ses ordres. Avec les forces dont il disposait, il forma un large cercle de surveillance autour de la butte; chaque homme avait pour mission de surveiller, et non de se battre; il devait surtout prevenir le cas ou on tenterait de faire sortir du moulin tout bagage qui ressemblerait a des sacs de ble. Puis, il expedia un sergent a Paris. Deux heures plus tard, ce sergent revenait, annoncant que les ordres du duc allaient s'executer, c'est-a-dire qu'une troupe de mille arquebusiers allait arriver. Pendant ces deux heures, Pardaillan et ses deux compagnons s'etaient fortement barricades. Maurevert fremissait de joie: il tenait enfin l'ennemi tant redoute et disait au duc: --Monseigneur, vous m'avez promis deux cent mille livres sur le butin que vous allez faire? Je veux vous proposer un echange: gardez les deux cent mille livres et donnez-moi l'homme qui vient de vous parler avec tant d'insolence. --Je te comprends, Maurevert, dit Guise, tu hais cet homme. Mais, moi aussi, je le hais. Et nous avons un vieux compte a regler. Cela date de l'hotel Coligny... Seulement, si tu veux te contenter de cent mille livres, ce qui est encore un joli denier, tu auras permission d'assister a l'entretien que j'aurai avec le Pardaillan, des que nous l'aurons pris dans son terrier. --Peste, monseigneur, c'est cher, ce sera donc bien beau? --Je te le jure, gronda Guise. XX L'ATTAQUE DU MOULIN Pendant que Guise attendait les mille hommes de renfort demandes et echangeait avec Maurevert ces macabres faceties, Maineville et Bussi-Leclerc s'approchaient en rampant du moulin, resolus qu'ils etaient a connaitre le nombre exact des assieges. Tout etait silencieux et obscur dans le moulin. Mais, dans le logis, une fenetre etait eclairee. Ce fut donc par l'echelle du moulin que les deux hommes se dirigerent; bientot, ils eurent atteint l'etage ou se trouvait la meule. En quelques minutes, ils eurent parcouru le moulin et furent convaincus qu'il ne s'y trouvait personne. Ils allaient donc redescendre, lorsque Maineville apercut un leger rai de lumiere au pied d'un mur; il saisit Bussi-Leclerc par le bras et lui souffla a l'oreille: --Il y a la une porte de communication... Ils s'approcherent de ce rayon de lumiere pale, dans l'intention non pas d'ouvrir, mais d'ecouter. Mais, en touchant la porte, Bussi-Leclerc s'apercut qu'elle etait simplement poussee. Avec des precautions infinies, il l'attira a lui: la porte s'ouvrit sans bruit... Les deux hommes s'accroupirent sur le haut de l'escalier et purent alors dominer la salle. Et, alors, ils tressaillirent d'etonnement. Un etrange spectacle s'offrit a leurs yeux. Assis a une table, le chevalier de Pardaillan et le duc d'Angouleme devoraient a belles dents un superbe jambon, tandis qu'un pate attendait son tour et que Picouic versait a boire!... Le long d'un mur etaient rangees, en bon ordre, une douzaine d'arquebuses toutes chargees. Sur une table voisine, s'alignaient plusieurs pistolets. Tout en mangeant et en buvant, Pardaillan et Charles continuaient une conversation deja commencee. --Des demain matin, disait le chevalier, nous irons visiter ce couvent. Il faudra bien que la bohemienne parle, et nous finirons par savoir ce qu'est devenue votre jolie petite Violetta... Allons, soyez gai, mon prince... --Ainsi, Pardaillan, dit le duc d'Angouleme, vous pensez que cette Saizuma en sait plus long qu'elle n'a voulu d'abord vous en dire?... --J'en suis sur, dit Pardaillan. Et voila maitre Picouic qui, ayant vecu avec elle, vous dira... tiens! tiens! Ces derniers mots, le chevalier les avait prononces au moment ou il se renversait sur le dossier de son siege, pour examiner a la lumiere la couleur du vin qu'il allait boire. Dans ce mouvement, sa tete s'etait levee et ses yeux avaient rencontre, au haut de l'escalier de bois, Maineville et Bussi-Leclerc. Pardaillan se mit a rire et designa les deux hommes a Charles, qui bondit sur son epee. --Messieurs, dit Pardaillan, si le coeur vous en dit, je vous invite!... Maineville et Bussi-Leclerc etaient braves. Ils n'avaient devant eux que trois hommes; la meme idee leur vint: s'emparer de Pardaillan et de ses deux compagnons, les amener pieds et poings lies au duc de Guise. Ils se leverent, saluerent et Maineville dit poliment: --Monsieur de Pardaillan, ce sera avec plaisir que nous trinquerons avec vous si vous voulez porter la sante de M. le duc de Guise et nous accompagner ensuite aupres de lui. Charles voulut s'elancer. Mais Pardaillan le retint. --Monsieur de Maineville, dit-il, ce serait avec plaisir que je porterais la sante de votre maitre si je ne craignais de desobliger M. d'Angouleme, que voici, et qui, je ne sais pourquoi, ne peut souffrir les Lorrains; quant a vous accompagner aupres de M. de Guise, c'est encore plus impossible, vu que nous n'avons pas fini de diner. --C'est avec desespoir que nous interrompons votre diner dit alors Bussi-Leclerc. A ces mots, les deux hommes, l'epee a la main, se precipiterent et Bussi-Leclerc porta sur le crane de Picouic un tel coup de pommeau que le pauvre tomba evanoui. Pardaillan se jeta au pied de l'escalier, leur coupant ainsi toute retraite. Tout cela s'etait passe en quelques secondes: Maineville se trouva en garde devant le duc d'Angouleme, Pardaillan devant Bussi-Leclerc... Au meme instant, les epees s'engagerent. Bussi-Leclerc porta coup sur coup deux ou trois de ses meilleures bottes; a son etonnement, elles furent parees par le chevalier. --A vous, monsieur, je vous tue! rugit Bussi-Leclerc en se fendant a fond par un coup droit. --Bravo, mon prince, dit Pardaillan qui, dedaignant de lui repondre, avait vivement pare. Poussez... c'est cela... fendez-vous... touche! Maineville, touche au bras, saisit son epee de la main gauche et, furieusement, il attaqua Charles, tandis que Bussi-Leclerc, ivre de rage devant le dedain de son adversaire, portait de son cote a Pardaillan des coups jusqu'ici reputes mortels. --Allons, allons! il faiblit, disait Pardaillan en s'adressant a Charles, et comme si Bussi-Leclerc n'eut pas existe... Ne le tuez pas, mort-diable!... j'ai une idee... liez-lui sa rapiere... bon!... ah! desarme!... tenez-le!... ficelez-le-moi! nous allons rire!... En effets Charles, a ce moment, venait de desarmer Maineville qui, glissant sur le parquet, etait tombe sur un genou. Il lui mettait sa pointe sur sa gorge et lui disait: --Vous rendez-vous, monsieur?... --Je me rends, fit Maineville, pale du sang qu'il avait perdu, plus pale encore de honte et de fureur. A ce moment, Picouic, revenu de son evanouissement, se relevait, courait a Maineville, saisissant un paquet de cordelettes a nouer les sacs de ble, et, en quelques secondes, le ficelait proprement. Alors seulement Pardaillan regarda son adversaire qui, ecumant, bondissait autour de lui, et de sa voix la plus paisible: --Et vous disiez donc, cher monsieur... --Je disais, hurla Bussi-Leclerc, que je vais te clouer a ce mur! Pardaillan, d'un battement sec, fit devier la rapiere dont la pointe erafla son pourpoint. --Vous parlez de clouer, repondit-il. En effet, vous manoeuvrez votre epee comme un clou. Tenez, je vais vous donner une lecon... regardez bien... --Miserable! rugit Bussi-Leclerc. A ce moment, son epee lui sauta des mains et alla tomber a dix pas. Il voulut courir la ramasser. Mais il se heurta a Picouic qui braquait sur lui un pistolet... Bussi-Leclerc se croisa les bras et baissa la tete. C'est a peine s'il s'apercut que le Picouic lui ficelait les jambes d'abord, puis les bras... puis le portait et l'etendait aupres de Maineville. --Achevons de diner, dit Pardaillan, qui, ayant rengaine sa rapiere, se remit a table. Ah! ca, maitre Picouic, a quoi pensez-vous... mon verre est vide... --Je crois, cher ami, qu'il est temps de nous en aller, dit a ce moment Charles d'Angouleme, qui venait de s'approcher de la fenetre. Voyez... Pardaillan alla voir. Aux lueurs de l'aube naissante, il apercut, au pied de la butte, une troupe qui se deployait en ordre d'assaut. C'etait une longue ligne d'arquebusiers flanquee a gauche et a droite par un double rang d'archers. Au loin, par la porte Saint-Honore, arrivaient des bandes de bourgeois, la pertuisane au poing, qui hurlaient. Il resulta de l'ensemble de ces circonstances qu'au soleil levant il y avait autour de la butte quatre ou cinq mille hommes. "Diable! fit Pardaillan, il est temps, en effet, de nous en aller; mais je crois bien que, pour le moment, c'est plus facile a dire qu'a faire. --Cependant, observa doucement Charles, nous devions, ce matin, aller voir la bohemienne; vous me l'avez promis, Pardaillan. Il faut nous en aller. --Nous nous en irons, fit Pardaillan. Mais quels cris assourdissants!... Hola, maitre Picouic, au travail! Chargez sur votre dos M. de Maineville, moi je prends M. Bussi-Leclerc, qui est le plus lourd... Des clameurs terribles s'elevaient de l'armee assiegeante. A mi-cote, les assiegeants s'arreterent. Ils attendaient la decharge des assieges et s'etonnaient de leur silence. --Ils preparent quelque mechant coup, dit Guise a Maurevert. Mais ou est Maineville? Ou est Bussi?... Et, pendant ce temps, celui qui etait la cause de tout ce tumulte, enferme dans le moulin avec ses deux compagnons, se preparait froidement a quelque defense desesperee. Pardaillan avait pratique des ouvertures a travers les planches mal jointes du moulin. Et, toutes les arquebuses, il les avait calees; elles etaient toutes braquees et il n'y avait qu'a y mettre le feu... Apres quoi, il y avait encore les pistolets. Au-dehors, au moment ou le soleil se levait. Guise donna tout a coup le signal de l'assaut. Une immense clameur retentit et l'armee se mit en marche, de toutes parts; mais, presque au meme instant, il y eut un arret general, et un grand silence tomba tout a coup sur la butte et la plaine, devant un spectacle extraordinaire: Trois hommes, sortant du moulin, en portaient un quatrieme, solidement garrotte. Et, en un instant, cet homme ficele fut attache a l'extremite d'une des ailes du moulin... --C'est Maineville! rugit Guise effare, hebete de stupeur. Deja, les trois assieges avaient saisi un deuxieme personnage, egalement garrotte, et, avec la meme rapidite, ramenaient vers le sol l'aile opposee et y attachaient l'infortune! --Bussi-Leclerc! s'exclama Maurevert. --Feu! Feu sur ces demons! hurla Guise. Cent arquebuses partirent a la fois; la petarade se continua quelques minutes au risque d'atteindre les deux malheureux, accroches chacun a son aile du moulin! Et, lorsque l'opaque fumee se fut dissipee, on vit Pardaillan qui, sur la derniere marche de l'echelle, saluait d'un large coup de chapeau, puis rentrait dans le moulin et rejetait l'echelle a terre, d'un coup de talon... Au meme instant, les ailes du moulin se mirent a tourner!... Les deux malheureux tantot en haut, tantot en bas, tantot la tete au ciel, tantot renversee vers le sol, suivaient l'orbite implacable tracee par les ailes du moulin, haletants de terreur. --En avant! En avant! hurla Guise fou furieux de rage. Une violente decharge partit du moulin. C'etait les dix arquebuses de Pardaillan qui faisaient feu. Mais l'elan etait donne... moins de deux minutes plus tard, au milieu d'effroyables hurlements, le logis du meunier etait envahi... Et la stupeur tournait au delire. Dans ce logis, il n'y avait personne! L'escalier qui conduisait au moulin fut apercu. En un instant, vingt, cinquante, cent hommes d'armes se ruerent et atteignirent l'etage superieur du moulin. "Personne!..." Les trois assieges etaient descendus a l'etage inferieur, Picouic arme des deux derniers pistolets, Pardaillan et Charles, l'epee a la main. Pardaillan, parvenu tout en bas, souleva deux ou trois planches de ce cone sur lequel etait bati le moulin et montra le chemin a ses deux compagnons qui s'y glisserent... C'etait le dernier refuge!... Il allait falloir mourir la, en vendant sa vie le plus cherement!... Pardaillan, le dernier, se glissa dans le trou, et rajusta les planches. Maintenant, ils etaient sur le sol meme. Les envahisseurs hesitaient a descendre a l'etage inferieur du moulin. Enfin, l'un d'eux ayant regarde et n ayant vu personne, une bande se precipita et se trouva sur le plancher que les trois assieges venaient de quitter!... C'etait la fin "... On allait decouvrir dans un instant l'etroit passage par lequel ils s'etaient faufiles. Ce fut a ce moment que Picouic sentit le sol vaciller sous ses pieds comme s'il eut tombe... Il se baissa, tata de ses mains dans l'obscurite. Et il sentit que ses mains touchaient une dalle, et que cette dalle basculait. Picouic jeta un cri... En un instant, Pardaillan et Charles comprirent ce qui se passait, et tous trois appuyerent de toutes leurs forces sur la dalle qui allait livrer passage aux assaillants!... Et, comme ils etaient a genoux, haletants, pesant sur la dalle, une voix lugubre, lointaine, leur parvint. --Ah! les laches! disait-elle. Ils me bouchent la sortie! Attendez que je vous extermine tous!... --Croasse! hurla Picouic. C'est Croasse!... En une seconde, la dalle arrachee laissa voir un trou beant, ou commencait un escalier de pierre moisie... Et. dans ce trou, apparut la tete pale, effaree, tragique et comique de Croasse!... Dans le meme instant, et avant que Croasse fut revenu de sa stupeur, les trois hommes se precipitaient dans le trou et couraient le long d'un boyau noir, Picouic entrainant Croasse. Dix minutes plus tard, ils atteignaient l'autre extremite du souterrain qui aboutissait a la chapelle Saint-Roch. A ce moment meme les assiegeants trouvaient la dalle soulevee et commencaient a descendre, avec precaution, l'escalier de pierre... Les quatre hommes sortirent de la chapelle, le plus paisiblement du monde et se melerent a la foule qui tourbillonnait au pied de la butte, les yeux fixes sur le moulin. Ils passerent inapercus dans cette foule ou personne ne les connaissait, et, en hate, rentrerent dans Paris. Croasse fut interroge sur les evenements qui l'avaient amene a devenir un sauveteur aussi imprevu. --Je venais de me battre dans la chapelle contre je ne sais combien d'ennemis que je mis en fuite, dit-il, lorsque, saisi traitreusement par sept ou huit forcenes, je fus precipite dans un trou noir ou je fus laisse pour mort. Lorsque je m'eveillais, entendant des bruits de bataille, je resolus de me rapprocher de vous, messieurs, et alors... --Monsieur Croasse, vous etes etonnant!... fit Pardaillan avec un sourire. XXI L'ABBAYE DE MONTMARTRE Une litiere, ornee a l'interieur de coussins de soie et toute tendue de la meme etoffe, venait de franchir le pont Notre-Dame. Une dizaine de cavaliers, vetus d'un costume sombre et bien armes, escortaient cette litiere. Les yeux fixes sur la litiere, un homme de haute taille et de forte carrure, enveloppe soigneusement dans un manteau, suivait a distance. Cet homme, c'etait maitre Claude, l'ancien bourreau de Paris. Cette litiere, c'etait celle de la princesse Fausta. Elle traversa Paris, franchit la porte Montmartre et monta la cote raide par la route qui serpentait sous l'ombrage de hetres seculaires. Enfin, elle s'arreta devant le porche de l'abbaye des Benedictines. La princesse Fausta descendit de la litiere et, comme si sa venue eut ete attendue, la porte s'ouvrit aussitot. Maitre Claude s'etait arrete derriere un arbre. Alors, il se retourna, inspecta avec impatience les pentes de la colline, et, apercevant enfin un homme qui montait lentement, lui fit signe d'approcher. L'homme rejoignit maitre Claude; c'etait le prince cardinal Farnese. Par une sorte de fatalisme, ou par un supreme dedain de la vie, issu de son desespoir, Farnese se cachait a peine et ne prenait aucune precaution... --Elle est la! dit maitre Claude en tendant le bras vers l'abbaye. Farnese jeta un regard sur l'escorte de Fausta, qui, ayant mis pied a terre, attendait devant la porte. --Bien. Es-tu decide a agir?... dit-il. --Je me suis vendu a vous pour un an, repondit maitre Claude d'une voix sombre. Je vous appartiens. Ordonnez donc: j'obeirai... mais... n'oubliez pas qu'apres la mort de la tigresse vous m'appartenez, vous!... gronda-t-il. Farnese haussa les epaules et dit: --Si je n'avais pour un temps raccroche ma vie a l'espoir de venger ma fille, je me livrerais a toi a l'instant, et je te benirais de me delivrer de la vie... Ne crains donc pas que j'essaie de dechirer le pacte qui nous lie... --Bon! commandez donc, et j'obeis!... dit le bourreau. --Commencons par entrer dans ce couvent. Alors, a distance et sous le couvert des vieux arbres, ils contournerent l'abbaye. Nous avons explique que le couvent etait en triste etat, comme si, depuis des annees deja, il eut ete abandonne; les jardins, jadis si beaux, n'etaient plus qu'une foret de ronces. Le potager, qui se trouvait sur les derrieres du couvent, demeurait seul assez bien cultive, les habitantes de ce lieu etrange se nourrissant principalement des legumes qu'elles faisaient pousser. Ce potager etait clos d'un mur d'enceinte comme le reste du couvent; mais, a ce mur, il y avait, de place en place, de larges breches qui, sous les pieds de mysterieux visiteurs, avaient fini par former de veritables passages ouverts. Ce fut vers l'une de ces breches que maitre Claude se dirigea, suivi du prince Farnese, pensif. Non loin se trouvait un vieux pavillon d'elegante architecture, jadis construit par quelque abbesse qui venait y chercher le repos et la solitude, mais qui, maintenant, n'etait plus qu'une ruine. Claude, d'un coup d'epaule, defonca la porte vermoulue. Ils entrerent. --Attendez-moi la, dit maitre Claude. Farnese acquiesca d'un signe de tete et demeura immobile, tandis que l'ancien bourreau s'eloignait. La princesse Fausta etait entree dans le couvent. Malgre l'incroyable puissance de caractere de cette femme, un trouble indefinissable paraissait sur son visage. Precedee de deux jeunes religieuses, a la physionomie plus mutine que devote, Fausta parvint au premier etage et, sur l'immense palier ou s'ouvrait un profond couloir, rencontra l'abbesse Claudine de Beauvilliers qui se hatait de venir au-devant de son illustre visiteuse. Celle-ci eut un agenouillement rapide, et Fausta leva la main, les trois premiers doigts ouverts, signe mysterieux... benediction que seuls peuvent donner les successeurs de saint Pierre! Mais ce fut si rapide que les deux religieuses ne virent rien de ce geste. Claudine, deja, marchait devant Fausta et, lui montrant le chemin, la fit penetrer dans une piece meublee avec un luxe disparate. Sur une table de marbre a coins rehausses d'argent, c'etait tout l'attirail des brosses, des pinceaux, des pots et des flacons, onguents et cosmetiques alors en usage non seulement pour les femmes, mais aussi pour les hommes. Et, au-dessus de cette table, un Christ d'or etendait ses bras. L'abbesse roula un large fauteuil et, lorsque Fausta se fut assise, placa sous ses pieds un coussin de velours. Elle-meme demeura debout. --Cette femme... cette bohemienne est toujours ici? demanda alors Fausta. --Oui, madame. Selon vos ordres, nous la surveillons etroitement. Votre Saintete desire-t-elle la voir?... Fausta demeura quelques minutes silencieuse et pensive. --Ma Saintete! dit Fausta apres un silence... Derision!... Vingt-trois cardinaux reunis en conclave secret, dans les catacombes de Rome, ont resolu la guerre contre Sixte. Et, deja, devant l'execution, ils tremblent. Ma souverainete pontificale est destinee a s'exercer dans les tenebres, alors que mon ame aspire violemment au grand jour!... Ah! Claudine, mon coeur deborde d'amertume. Vous m'appelez Saintete! Et, lorsque je regarde en moi-meme, je ne vois qu'une jeune fille epouvantee de voir que la nature s'est trompee en lui donnant le sexe qui est le notre, plus epouvantee encore de decouvrir, sous ses aspirations insensees, la faiblesse d'une femme. Claudine leva vers Fausta un regard de sympathie. --Ah! ma noble et radieuse souveraine, murmura-t-elle, vous qui inspirez a la fois l'amour et le respect, je vois qu'une douleur inconnue vous etreint... Que ne puis-je mourir pour vous eviter l'ombre d'une souffrance!... Fausta, d'un geste plein de dignite, releva l'abbesse. --Oui, dit-elle, vous etes vraiment une apotre, Claudine. Si votre chair est faible, votre ame est forte. Vous etes la seule qui m'ayez comprise... Ecoutez donc... Sur un signe de Fausta, Claudine de Beauvilliers, abbesse des Benedictines de Montmartre, s'assit et Ecouta. XXII LE COEUR DE FAUSTA --Est-ce que le regne pontifical de Jeanne est un reve? reprit Fausta, comme si elle se fut parle a elle-meme. Quelle est la loi qui defend a une femme d'occuper le trone de Pierre? Est-ce qu'il n'y a pas des saintes comme il y a des saints? Claudine ecoutait ardemment ces etranges paroles. S'adressant plus directement a l'abbesse, Fausta continua: --Donc, ils sont vingt-trois qui, fatigues de la tyrannie de Sixte, ont resolu d'elever une Eglise devant son Eglise, un trone devant son trone... Trois ans se sont ecoules depuis... J'habitais Rome alors, le palais qu'avait habite mon aieule, Lucrece... Le sang des Borgia bouillonnait dans mes veines. Riche, belle, adulee, seule au monde, je voyais mon palais plein de seigneurs et de princes de l'Eglise... Mais je n'avais de joie qu'a relire la terrible legende des Borgia, mes ancetres. Et j'ai senti en moi l'esprit vaste d'Alexandre Borgia, la fougue conquerante de Cesar Borgia, le coeur de Lucrece Borgia. Etre a moi seule ce qu'ils ont ete a eux trois!... Oui, je faisais ce reve inoui, lorsque je rencontrai Farnese... C'est lui que je conquis le premier, et c'est lui qui, le premier, m'abandonne!... --Quoi! madame... le cardinal Farnese!... --Un soir, reprit Fausta sans repondre, Farnese vint me chercher dans mon palais. Il connaissait mon reve... Il me temoignait une sorte d'admiration... Ce soir-la, donc, nous sortimes de Rome et penetrames dans les Catacombes. Arrives a un vaste carrefour eclaire de torches, je vis les vingt-trois revetus de leurs simarres... --Voici celle que vous savez, dit Farnese. Voici celle qui peut nous sauver... --Alors, les vingt-trois m'entourerent. Je ne tremblai pas devant ce que j'entrevis a l'instant et j'acceptai leur terrible proposition. Alors, l'un d'eux, le plus vieux, passa a mon doigt cet anneau... Fausta allongea la main et montra l'anneau. --Je me mis a l'oeuvre, continua Fausta. J'ai bouleverse l'Italie dont presque tous les eveques sont prets a me reconnaitre. J'ai bouleverse la France, parce que son roi, aux premieres ouvertures de Farnese, haussa les epaules. Ce roi, je l'ai fait chasser. J'en ai choisi un autre... --Il me semble, dit timidement Claudine, que les evenements se deroulent bien selon vos plans... --Voila ce qui me deroute! Les apparences sont telles qu'elles depassent mes previsions, et, sous ces evenements, s'en trouvent d'autres qui m'arretent... Les cardinaux du conclave secret ont peur. Farnese vient de m'abandonner... --Mais, Guise! Guise! --Guise s'est reconcilie avec la duchesse!... Je la tenais, pourtant... Je l'ai envoyee, esperant qu'elle aurait assez d'audace pour se representer une fois encore a l'hotel de Guise, et qu'alors... Mais elle a eu l'audace prevue, elle a vu son mari... et le mari a pardonne! Claudine de Beauvilliers reprima un sourire. --Guise, reprit Fausta, Guise qui passe pour le type accompli de l'energie violente, Guise n'est vraiment admirable que dans la bataille. Mais, une fois le casque et la cuirasse deposes, j'apercois dans Guise ce qu'il est en realite: une belle statue qui, parfois, a un geste violent, mais qui n'est capable ni de haute pensee, ni de ferme resolution... Oui, il a pardonne a la duchesse de Guise et ceci m'a deroutee. Il a laisse sortir de Paris trois mille hommes que ce Crillon a conduits a Henri de Valois. Il a parle a Catherine de Medicis, et quelques mots de la vieille Florentine ont suffi pour faire crouler l'echafaudage de resolutions que j'avais lentement eleve dans ce faible cerveau!... Enfin, denue d'argent, une occasion s'offre a lui de saisir le tresor qui lui permettra de conquerir le royaume; renseignee par mes espions, je le lui indique. Il n'a qu'a le prendre... et, au moulin de la butte Saint-Roch, il se fait jouer comme un enfant! Fausta ferma tout a fait les yeux. Elle murmura: --Il est vrai que, sur la place de Greve et a la butte Saint-Roch, Guise a eu affaire a forte partie... Pourquoi le duc de Guise n'a-t-il pas l'ame d'un Pardaillan?... Alors, comme si le secret qu'elle portait au coeur l'eut etouffee, elle reprit d'une voix qui tremblait presque: --Le veritable chevalier des heroiques entreprises, ce n'est pas un Guise a l'armure etincelante ou au pourpoint de satin... Je l'ai vu, le vrai chevalier. Qui est-il?... Oh! que ne donnerais-je pas pour le mieux connaitre, pour penetrer sa vie, comprendre sa pensee... etre enfin... La Fausta s'arreta soudain. Son visage palit et les ongles de ses mains s'incrusterent dans les paumes, en l'effort qu'elle fit pour dompter son emotion. Mais Claudine avait vu, entendu... et elle avait devine... --Folie! murmura Fausta. Je n'ai pas de coeur... --Pourquoi, ma Souveraine? s'ecria Claudine palpitante. Reine toute-puissante, pourquoi ne seriez-vous pas femme?... --Parce que, dit la Fausta, en reprenant toute sa majeste, je ne veux pas etre dominee par un homme... --Ah! madame, c'est un maitre d'une bien douce puissance que l'Amour!... --L'Amour! balbutia Fausta en tressaillant. Elle baissa la tete et une larme brulante gonfla ses paupieres. Mais cette larme s'evapora et, lorsqu'elle releva la tete, son visage avait repris toute sa serenite. --Voila donc ou nous en sommes, continua-t-elle simplement. Guise a recule de dix ans en ces quelques jours et Farnese, pierre angulaire de mon edifice, Farnese m'echappe!... Voyons donc cette Saizuma... puisque vous croyez avoir decouvert... L'abbesse frappa dans ses mains. Une porte s'ouvrit et une religieuse parut: --Qu'on amene la bohemienne, dit Claudine. XXIII LE SPECTRE Maitre Claude, laissant le prince Farnese dans le pavillon, s'etait eloigne en traversant le potager. Claude connaissait sans doute les etranges moeurs de ce couvent qui etait une exception. Il ne semblait prendre aucun soin de se cacher. Ayant traverse le potager, il passa sous une voute et, la, se rencontra avec une jeune et jolie fille au costume laique et quelque peu sommaire. Et, cette fille au sourire effronte, aux yeux hardis, c'etait encore une religieuse. Elle se planta resolument devant maitre Claude et, d'une voix caline, demanda: --Ce beau cavalier est sans doute de l'escorte qui vient de s'arreter devant le porche? --En effet, je suis de la suite de la princesse, et j'ai ordre de venir la retrouver. --Si vous allez chez l'abbesse, vous n'avez qu'a suivre ces deux soeurs... Les deux soeurs etaient vetues en religieuses. Elles marchaient lentement, la tete baissee et les bras croises. Car, dans ce couvent, il y avait quelques soeurs demeurees pures. Entre ces deux femmes, marchait, silencieuse, la bohemienne au masque rouge... Saizuma. Claude les laissa passer. Il se mit a les suivre. Les deux religieuses frapperent a une porte qui s'ouvrit. Alors elles prirent chacune Saizuma par une main et entrerent. Quelques instants plus tard, elles sortirent seules et s'eloignerent lentement. Alors maitre Claude s'approcha de la porte. Mais la, il s'arreta et passa ses deux mains sur son front. La facilite avec laquelle il marchait a l'evenement terrible lui causait une angoisse qu'il n'eut pas eprouvee s'il lui avait fallu traverser mille dangers... Claude avisa a quelques pas une porte entrouverte; il y alla, et se trouva dans une etroite piece sans meubles ou regnait une demi-obscurite. Dans cette solitude, Claude, les bras croises, se prit a songer. Que venait-il faire la?... Tuer. Ou tout au moins s'emparer d'une femme qu'il allait livrer au prince Farnese. Une haine terrible l'animait contre Fausta. La meurtriere de sa fille devait mourir. Mais il lui semblait que des souvenirs s'agitaient au fond de sa memoire. "Cette bohemienne, qui marche entre deux religieuses, a une allure que je reconnais, songea maitre Claude. Il medita longtemps sur ce sujet, ayant oublie a ce moment Farnese et Fausta. Puis se decida. Les deux religieuses conduisant Saizuma etaient entrees chez l'abbesse. --Madame, dit l'une des religieuses, deux hommes viennent encore d'entrer sur le territoire de la communaute. --Helas! fit Claudine, les murs de notre pauvre couvent sont en ruine. Comment pourrions-nous empecher ces incursions de l'Amalecite? Allez prier, mes soeurs, allez... Cette reponse impudente, Claudine la fit sur un ton de douloureuse piete. Les deux soeurs s'inclinerent et sortirent. Sans doute Fausta etait au courant des moeurs extraordinaires de ce couvent, car elle ne parut nullement etonnee. Seulement, tandis que les soeurs se retiraient, elle dit: --Le jour est proche, madame l'abbesse, ou vous pourrez rebatir le temple qui abrite ces saintes filles. N'oubliez pas qu'un revenu de cent mille livres est assure a votre couvent, du jour ou nos projets auront ete benis par Dieu. L'oeil de Claudine etincela. Fausta, deja, s'etait tournee vers Saizuma et l'examinait en silence. La bohemienne s'approcha d'elle, lui prit la main, et lui dit de sa voix morne; --Voulez-vous savoir votre bonne aventure? --Non, dit Fausta. Mais, si tu veux, je te dirai la tienne. Car je sais lire dans la main les evenements passes. Saizuma considera avec etonnement la femme qui lui parlait ainsi avec une douceur d'accent qui fondai son coeur et une autorite qui la subjuguait. Elle demanda: --Qui es-tu? Es-tu de Boheme comme moi?... --Peut-etre, dit Fausta. Mais, puisque je te parle a visage decouvert, ne peux-tu retirer ton masque? --Mon masque est rouge, mais, si je le retire, on verra que mon visage est pourpre de honte. Tous ceux qui etaient dans l'eglise cathedrale sur la place de Greve m'ont vue... --L'eglise cathedrale! murmura Fausta en tressaillant. La place de Greve!... Oh! serait-ce bien elle?... --Et puis, peut-etre tu redouterais d'etre reconnue par le bourreau? ajouta-t-elle, etudiant l'effet de ses paroles. --Le bourreau n'est rien, dit Saizuma. Il ne m'a pas fait de mal. Il n'a pas broye mon coeur. Celui que je redoute, c'est l'imposteur qui a tue mon ame... --Le nom de cet imposteur? dit Fausta en suivant avec une attention passionnee l'effet de ses paroles. --Il est la! repondit Saizuma, en posant la main sur son sein. Nul ne le saura. --Eh bien, je le sais, moi!... Saizuma eclata de rire. Fausta saisit sa main, l'ouvrit, y jeta un regard, et d'une voix imperieuse: --Les lignes de ta main m'ont revele ta vie passee... Saizuma retira violemment sa main et la referma dans un mouvement de terreur convulsive. --Je sais que c'est au pied de l'autel que ton coeur a ete broye par l'eveque... Celui que tu aimais! Jean de Kervilliers! Saizuma jeta un cri de detresse et tomba a genoux. --C'est elle! C'est bien elle! murmura Fausta. Et elle se pencha vers la bohemienne pour la relever. A ce moment, la porte s'ouvrit. Fausta vit entrer maitre Claude... Elle ne fremit pas. --Que viens-tu chercher ici? demanda-t-elle avec hauteur. --Vous! repondit Claude. --Parle donc... --Ma supplique est simple, madame. Je voulais vous prier de m'accompagner jusqu'au vieux pavillon qui se trouve derriere les jardins de ce couvent. --Et si je refusais, bourreau? --Si vous refusiez, madame, je serais force de vous tuer tout de suite. Mon maitre, et je dis mon maitre parce que je lui appartiens en ce moment, m'a ordonne de vous amener a lui dans ce pavillon. Je vous amenerai, morte ou vive. Claudine, devant cette scene imprevue, etait devenue livide d'epouvante. Fausta gardait cette admirable expression de majeste sereine qui lui etait habituelle. --Et ton maitre, dit-elle, qui est-ce?... --Mgr le cardinal Farnese... --Fausta avait violemment tressailli. --Je te suis! dit-elle. Si Claude fut etonne par ce peu de resistance, il ne le temoigna ni par un mot ni par un geste. Fausta, d'un signe, avait rassure Claudine. Puis, se penchant vers Saizuma, elle la releva en murmurant a son oreille avec une expression d'infinie pitie: --Venez, pauvre femme, et vous ne souffrirez plus... Maitre. Claude, sa dague nue a la main, ouvrit la porte. Fausta passa, s'appuyant sur le bras de Saizuma, ou plutot l'entrainant. L'abbesse voulut la suivre, mais Claude referma la porte a clef, en disant: --Demeurez ici, madame. Sachez de plus que, si vous appeliez, l'unique chance de salut qui reste a la princesse Fausta s'evanouirait. Claudine demeura donc enfermee dans la chambre, a demi evanouie de terreur. Quant a Fausta, elle marchait d'un pas tranquille. Claude venait derriere elle. Lorsque Fausta fut arrivee au bas de l'escalier, elle se tourna vers le bourreau. --Conduisez-moi..., lui dit-elle. --Allez droit au fond du jardin, repondit Claude. Et n'oubliez pas qu'au premier cri, au premier geste, je vous egorge... Fausta se mit en marche et atteignit le pavillon, elle entra. Claude entra derriere elle et ferma la porte. Farnese, plonge dans une meditation, n'entendit pas le bruit de la porte qui grincait. Claude se dirigea vers lui. En cette seconde, Fausta conduisit la bohemienne dans un angle obscur et lui dit impetueusement: --Si tu veux te liberer de la douleur qui etreint ta vie depuis que tu fus trahie par Jean de Kervilliers, demeure ici, en silence. La recommandation etait inutile. La bohemienne avait vu le cardinal Farnese, et un profond tressaillement avait secoue tout son etre. "L'homme noir de la place de Greve", murmura-t-elle. Fausta s'etait vivement dirigee vers l'extremite opposee de cette salle. Elle prit place dans un vieux fauteuil et attendit. Claude avait touche Farnese. --Monseigneur, dit-il, elle est ici. --Elle! qui elle? haleta Farnese en bondissant. --Celle qui a tue votre fille, celle que nous avons condamnee, celle qui va mourir... la voici. --Ah! oui..., murmura-t-il, Fausta! Ce n'est que Fausta! Il y avait un soulagement dans cette constatation. --Bourreau, dit-il d'une voix tres calme, tu attendras dehors. Quand je t'appellerai, tu executeras la sentence. Claude s'inclina avec soumission. Et, etant sorti, il s'assit sur le seuil de pierre. Farnese, pendant quelques instants, contempla silencieusement Fausta. --Madame, dit-il enfin, vous voila en mon pouvoir. Je dois vous prevenir que j'ai l'intention de vous tuer comme on tue une bete feroce. Qu'avez-vous a dire a cela? --Cardinal, repondit Fausta, vous etes en etat de rebellion contre votre souveraine. J'eusse pu, d'un mot, livrer le bourreau que vous m'avez envoye. Mais j'ai voulu voir jusqu'ou irait votre audace. Et c'est pourquoi je suis ici. Sachez-le, je sortirai de cette maison sans que vous ayez touche un cheveu de ma tete. Un instant, sous cette voix dominatrice, le cardinal faillit courber la tete. Mais, se raidissant, il continua: --Une seule chose au monde peut vous sauver. Lorsque je me suis traine a vos pieds, lorsque je vous ai crie que cette pauvre innocente sacrifiee a vos projets, c'etait ma fille... je croyais encore parler a la Souveraine. J'ai vu alors qu'il n'y avait en vous que de l'audace, et que cela seulement vous faisait forte. Pendant des annees, je vous ai ete aveuglement devoue. Pour vous, je me suis fait criminel, croyant agir pour le bien de la nouvelle Eglise. Et, lorsque je vous ai demande ma fille, vous m'avez dit: "Elle est morte..." A ce moment-la, je vous ai condamnee. Rien ne peut donc vous sauver aujourd'hui, a moins que vous ne me prouviez que vous avez menti, et que ma fille n'est pas morte! Le cardinal fixa un ardent regard sur Fausta. Un dernier espoir le faisait palpiter. --Elle est morte, dit Fausta implacable. J'ai voulu savoir si, vous, mon premier disciple, vous etiez assez degage des faiblesses humaines pour sacrifier meme votre fille a la cause sacree pour laquelle vous deviez devouer votre sang jusqu'a sa derniere goutte... Si je vous avais vu tel que je vous esperais, Farnese... qui sait de quoi j'eusse ete capable, et quelle magnifique recompense j'eusse trouvee pour vous! Qui sait meme si un miracle ne vous eut rendu celle que vous pleurez!... --Reves insenses! dit-il sourdement. N'esperez pas, madame, echapper a la sentence en me bercant d'un pueril espoir. A ces mots, le cardinal fit un mouvement comme s'il allait appeler le bourreau. Mais, en meme temps, Fausta se leva. Et elle marcha si flamboyante dans sa serenite, si terrible dans sa majeste, que le cardinal s'arreta et qu'une secrete horreur l'envahit tout a coup. --Puisque votre rebellion vous damne, dit-elle glaciale, puisque vous n'avez pas voulu que fut tente le miracle de joie, eh bien! que s'accomplisse donc le miracle de desespoir, vivez avec celle qui est la mort de votre ame! --Que voulez-vous dire? balbutia Farnese. --Cherche en toi-meme! Tu la crois morte depuis seize ans!... Regarde. D'un geste rapide elle fit tomber le masque de Saizuma. --Leonore! rugit Farnese en reculant, tandis que Saizuma s'avancait vers lui. --Qui donc a prononce mon nom? demanda la bohemienne. Farnese livide, les yeux exorbites, se cacha le visage dans les mains. Et, quand Saizuma fut tout pres de lui, il tomba a genoux. La voix eclatante de Fausta s'eleva: --Adieu, cardinal! Je te mets aujourd'hui aux prises avec Leonore de Montaigues, ton amante!... Prends garde que je ne te mette, un jour, aux prises avec le spectre de ta fille!... Mais Farnese n'entendait pas. Il ne voyait que Saizuma... Leonore... le spectre!... Fausta s'etait dirigee vers la porte sans hater le pas. La, elle trouva Claude qui attendait et qui, la voyant apparaitre, demeura stupide d'etonnement. D'un bond, le bourreau penetra dans la salle, courut a Farnese, et vit alors Saizuma qui se penchait sur le cardinal. --La mere de Violetta!... murmura-t-il, petrifie. Et Claude recula de quelques pas, effare, presque terrifie par cette soudaine apparition de celle qu'il aurait du, jadis, par un matin de novembre, executer sur la place de Greve. Alors, a l'attitude de Farnese, de l'amant de Leonore, il comprit pourquoi Fausta avait pu sortir si tranquillement de cette salle ou elle devait mourir. Sa haine, qui, un moment, avait fait place a la stupefaction, lui revint plus violente. --Eh bien, murmura-t-il, je serai donc seul a executer cette femme! Et il s'elanca au-dehors sur les traces de Fausta. Mais deja celle-ci avait rejoint son escorte devant le grand porche du couvent. De loin, Claude vit la litiere s'eloigner, entouree de cavaliers. XXIV LA SOEUR PHILOMENE Maitre Claude revint sur ses pas. Un instant, il s'arreta devant le pavillon ou il avait laisse le prince Farnese. Il songeait, en marchant lentement: "Fausta sait que le cardinal Farnese veut la tuer. C'est elle qui a amene la malheureuse Leonore au cardinal. Pourquoi?... Elle avait une escorte suffisante pour faire saisir Farnese... elle s'eloigne simplement. Pourquoi n'a-t-elle pas essaye de me saisir moi-meme?..." Claude franchit la breche par ou il etait entre avec le cardinal Farnese. Comme il descendait les rampes abruptes, il vit monter quatre hommes qui marchaient en deux groupes. Il continua a descendre et croisa les deux premiers de ces inconnus qu'il salua gravement. Ils lui rendirent son salut. Et Claude continua son chemin vers Paris. Ce jeune seigneur que Claude ne connaissait pas et qui venait de lui rendre son salut plus courtoisement que ne faisaient en general les gentilshommes a un simple bourgeois comme lui, c'etait Charles d'Angouleme. Il rayonnait d'espoir, le petit duc! Cette bouche d'or de Pardaillan lui avait si bien repete qu'il retrouverait Violetta. Il montait donc fort allegrement les pentes de Montmartre, trouvant la nature charmante. Pardaillan, le meilleur des compagnons, convaincu que, la-haut, il allait trouver la bohemienne Saizuma, et que, par la bohemienne, il finirait par savoir la retraite de Belgodere, et, par consequent, de Violetta. Les quatre hommes parvinrent a la breche. Pardaillan passa le premier, et, ne voyant rien d'anormal et d'inquietant, fit signe a Charles qui le suivit aussitot. Bientot, ils furent rejoints par Croasse et Picouic... Dans le jardin, deux vieilles religieuses bechaient. L'une d'elles apercut soudain les quatre nouveaux venus. Et, avec un sourire amer, les designa a sa compagne. --Cela va bien, dit-elle, ils viennent a quatre, maintenant! Jesus, dans un peu de temps, c'est toute une armee qui viendra s'installer au couvent! --Allons, allons, soeur Philomene, dit l'autre religieuse, plus sceptique ou plus resignee. Si nos jeunes soeurs se veulent damner, cela les regarde... nous n'y pouvons rien! --Jesus Marie, murmura soeur Philomene, on dirait qu'ils viennent a nous, regardez, soeur Mariange. --Oui, vraiment, c'est a nous qu'ils en veulent... Allons-nous-en, soeur Philomene. Soeur Philomene, d'un geste rapide, defripa sa pauvre vieille jupe et, d'un coup de main, rentassa sous la coiffe les meches de cheveux qui voltigeaient au vent. --Restons au contraire, dit-elle. Il faut savoir s'ils auront l'audace de ne pas nous respecter. Pardaillan et le duc d'Angouleme s'avancaient en effet vers les deux religieuses. Soeur Mariange regarda en face les deux arrivants. Soeur Philomene baissa pudiquement les yeux. Soeur Mariange etait une petite personne grasse et replete, tout en embonpoint, avec une figure rougeaude. Soeur Philomene, anguleuse et seche comme un sarment, avait du toujours etre laide, et elle en gardait une rancune a tout l'univers. Elle ignorait d'ailleurs parfaitement la vie, et, par certains cotes, elle etait d'une innocence enfantine. Pardaillan souleva son chapeau avec politesse. --N'approchez pas! Arretez! cria Philomene. Le bon Pardaillan, qui s'etait deja arrete devant cette injonction palpitante, demeura interloque. Charles d'Angouleme, a son tour, salua et dit: --Madame... --Ne me parlez pas! interrompit la vieille femme avec un geste de pudeur outragee. Qu'esperez-vous? parlez! Je lis vos intentions perverses sur vos visages! Ici Pardaillan fut pris d'un eclat de rire qui, malgre ses soucis, gagna aussitot le jeune duc. --Par tous les diables, s'ecria Pardaillan, avons-nous l'air de Maures ou de Turcs? Sommes-nous faits comme des gens qui viennent violenter la vertu de deux femmes d'apparence aussi venerable?... Non, madame, ne redoutez de nous aucune entreprise malseante. Nous venons simplement vous prier de nous donner un renseignement. Et, pour achever de vous rassurer, je vous dirai que mon ami que voici a eu un grand malheur... il aime une jeune fille--oh! ne craignez rien, ce n'est pas une religieuse--et cette jeune fille a ete enlevee. --Pauvre jeune homme! murmura soeur Philomene en regardant le petit duc avec interet. Or, continua Pardaillan, il y a ici une femme, une bohemienne, que j'ai menee moi-meme jusqu'au porche du couvent, et a qui on a bien voulu donner l'hospitalite. Cette bohemienne peut nous etre d'un precieux secours pour retrouver celle que nous cherchons... et nous voudrions la voir. --J'ai vu la femme dont vous parlez, dit alors soeur Mariange, qui jusque-la avait rempli le role de personnage muet. Charles fit vivement deux pas vers la soeur Mariange. --Madame, dit-il d'une voix emue, faites que je puisse voir la bohemienne, et vous n'aurez pas oblige un ingrat. --La charite chretienne nous fait un devoir d'obliger le prochain. Vous voulez parler a la bohemienne? dit-elle. Eh bien, vous voyez ce vieux pavillon, la-bas, pres de la breche?... Elle y est en ce moment: je l'ai vue y entrer. Pardaillan et Charles n'en ecouterent pas davantage et se dirigerent en toute hate vers le pavillon Signale. XXV L'ETE DE LA SAINT-MARTIN Pendant que Charles et Pardaillan penetraient dans le vieux pavillon, les deux laquais, c'est-a-dire Picouic et Croasse, demeuraient au-dehors en sentinelle. Le premier avait ete poste au pied de la breche. Le second devait rester a l'entree meme du pavillon. Croasse qui, bien a contrecoeur, etait passe foudre de guerre, commenca par jeter tout autour de lui un regard menacant. Et il mit la dague a la main. Cependant, ayant constate que le potager, en fait d'ennemis, ne presentait a ses regards que de modestes herbages legumineux, il commenca a se dire que le moment d'une nouvelle bataille, n'etait sans doute pas arrive. Il eteignit donc le feu de son regard, et tout doucement rengaina sa dague, en murmurant: "Je les verrai bien toujours venir." En attendant, par mesure de simple prudence et pour ne pas s'exposer inutilement, il quitta a petits pas le poste ou il avait ete mis en surveillance et se dirigea vers un hangar ou etaient remises les ustensiles de jardinage: faible abri, mais abri tout de meme. Or, juste comme il allait atteindre le hangar et s'y terrer, une ombre parut. Croasse bondit. Ce n'etait pas l'ennemi: c'etait soeur Philomene. --Arretez, pour l'amour de Dieu, s'ecria-t-elle en voyant Croasse tirer un pistolet de sa ceinture. Croasse, voyant qu'il n'avait affaire qu'a une femme deja agee et paraissant toute saisie de frayeur, remit le pistolet a sa place. Cependant soeur Philomene avait joint les mains avec admiration: --Comme vous devez etre brave! dit-elle. --Malheur a moi! songea Croasse. Cela se voit donc?... Que me voulez-vous, ma digne femme? ajouta-t-il tout haut. Philomene demeura interloquee. Elle n'avait pas prevu cette question si simple. Au fait, que voulait-elle?... Philomene vivait depuis treize ans dans le fantastique couvent. Elle avait quarante-cinq ans et paraissait dix ans de plus; elle avait toujours ete trop laide pour tomber dans le peche. Elle n'etait pas une devergondee. Devant la question du prudent Croasse qui avait tout a coup soupconne en elle un ennemi, Philomene baissa donc les yeux, soupira et se mit a lisser le bout de son tablier, comme eut pu faire une petite fille a qui on dit pour la premiere fois qu'elle est jolie. C'etait grotesque, c'etait hideux, c'etait navrant peut-etre, mais c'etait d'une profonde sincerite: Philomene, soeur Philomene, avait recu le coup de foudre! --Enfin, reprit Croasse, vous n'etes pas venue seulement pour le plaisir de me contempler, je pense? Philomene releva les paupieres, et, avec la hardiesse de son innocence, repondit: --Si fait!... vous etes si beau!... foi de Philomene! --Oh! oh! songea Croasse. Est-ce que j'etais aussi, sans le savoir, un bourreau de coeurs?... Il examina d'un oeil plus bienveillant Philomene qui palpitait, et la vit moins laide, moins vieille qu'elle n'etait. Voyant l'effet que ce mot avait produit sur Croasse, Philomene s'enhardit encore et murmura: Je venais vous prier de visiter avec moi nos jardins... Invite a visiter en compagnie de Philomene les fruits et les fleurs du jardin. Croasse comprit qu'il etait de son devoir de repondre par une galanterie telle qu'on pouvait en attendre d'un bourreau de coeurs et d'un veritable heros d'armes; il ouvrit un large bec et croassa: --O Philomene! que ne puis-je cueillir la fleur de votre modestie et les fruits de votre vertu! C'etait une declaration que Croasse jugea audacieuse et Philomene decisive. Tous deux un instant demeurerent ebahis, effares; Philomene etait confuse et palpitante de sentir qu'elle tombait dans les abimes du peche. Croasse, de plus en plus audacieux et se sentant irresistible, saisit une main de Philomene. Tres astucieusement, Philomene tirait Croasse vers un coin desert de la communaute dont l'approche etait depuis quelques jours severement interdite aux religieuses. Philomene trouvait avantage a gagner ce lieu ou s'elevait une petite construction entouree de palissades, afin de pouvoir continuer l'entretien avec Croasse a l'abri de toute indiscretion. Grace a de savants detours, Philomene put atteindre la region desiree. --Il ne s'agit plus maintenant que d'entrer dans l'enceinte, murmura-t-elle faiblement. C'est une charmante retraite ou personne ne pourra venir surprendre nos paroles... Philomene avait cramponne sa main seche au bras de Croasse. Sans plus d'explication, elle le traina jusqu'a la porte de la palissade. Cette porte se trouvait fermee. --Attendez! fit Croasse bouillonnant d'ardeur et d'audace, je vais sauter par-dessus la palissade, et quand je serai a l'interieur je pourrai facilement vous ouvrir. Deja Croasse entreprenait l'escalade; quelques instants plus tard, il sautait dans l'enclos, et sans perdre une seconde se prepara a ouvrir a Philomene. A ce moment, il entendit derriere lui le bruit precipite de pas legers. Il se retourna et etouffa un cri de stupefaction: une jeune fille accourait vers lui, cheveux epars, mains jointes, regard suppliant... une enfant adorablement belle dans sa terreur meme. --O monsieur, supplia-t-elle, qui que vous soyez, sauvez-moi! Emmenez-moi d'ici!... --La petite chanteuse!... Violetta!... s'ecria Croasse. A cette voix, la jeune fille parut reconnaitre soudain celui a qui elle s'adressait ef s'arreta. --Ah! murmura-t-elle avec accablement, ce n'est pas un sauveur! Ce n'est qu'un aide de Belgodere!... Et deux larmes roulerent sur ses joues palies. --Violetta! Ici, repeta Croasse. Croasse n'eut pas le temps d'en dire plus long! Sur le seuil de la maisonnette apparaissait a cet instant quelqu'un qu'il ne connaissait que trop bien: c'etait Belgodere!... Le bohemien faisait tournoyer un gourdin de cornouiller de respectable apparence. Croasse palit et, poussant un long gemissement, flageola, sur ses longues jambes. La pauvre petite baissa la tete et se dirigea lentement vers la maisonnette dans laquelle elle disparut. Belgodere se retourna vers Croasse... Celui-ci, mettant a profit le court instant ou il lui avait semble que son terrible patron ne le regardait pas, s'etait elance pour franchir la palissade. Mais Belgodere le guettait du coin de l'oeil: au moment ou l'infortune Croasse allait enjamber la palissade, il fut saisi par le mollet et violemment ramene au sol. Belgodere saisit rudement Croasse par le bras et gronda: --Ah ca! que fais-tu ici? --Maitre, balbutia Croasse, mais... je vous cherchais!... --Eh bien, puisque tu me cherchais, tu m'as trouve. Arrive!... Marche, ou gare la trique!... Quelques instants plus tard. Croasse, bleme d'epouvante, entrait a son tour dans la maisonnette. Philomene, a travers les planches mal jointes, avait assiste a toute cette scene. Alors, saisie de crainte, elle s'etait enfuie rapidement et, retrouvant soeur Mariange, lui racontait tout. Et, lorsque ce recit fut termine, soeur Mariange tomba dans une profonde meditation. Sous ses dehors frustes, c'etait une matoise habile a tout comprendre et surtout a tirer bon parti de ce quelle avait une fois compris. --Ecoutez, soeur Philomene, fit-elle, c'est tres grave, ce que vous venez de me dire. Je crois que Mme de Beauvilliers prendrait des mesures terribles contre nous si elle savait que nous savons... --Jesus! Vous m'effrayez!... --Ce qui est sur, c'est que, si vous parvenez a taire votre langue... --Et qu'y gagnerai-je? s'ecria Philomene. --La vie assuree! Songez a cela, soeur Philomene. Mariange se dirigea rapidement vers le vieux pavillon qu'elle avait elle-meme designe a Pardaillan et a Charles d'Angouleme. Mais ce fut en vain qu'elle y penetra precipitamment. Le pavillon etait vide. XXVI L'ENCLOS DU COUVENT Lorsque le lamentable Croasse, tremblant de tous ses membres, fut entre dans la maisonnette, Belgodere qui le suivait, son terrible gourdin au poing, ferma la porte soigneusement et s'adressant a son piteux hercule que la frayeur rendait vacillant comme un homme ivre: --Or ca, tu me cherchais, m'as-tu dit... Croasse, qui louchait lamentablement sur la menacante trique, begayait eperdument, ne sachant a quel saint se vouer. --Cornes du diable! fit Belgodere, peu patient de son naturel, es-tu mue en mouton moutonnant?... Tu beles et ne reponds pas?... Faut-il te delier la-langue? --Si je vous dis la verite, vous ne frapperez pas? interrogea Croasse anxieusement. --Cela dependra de ce que tu me diras... Va!... Croasse vit bien qu'il fallait se contenter de ces paroles, si peu encourageantes fussent-elles, et qu'il ne tirerait pas davantage de ce maitre qu'il maudissait du fond de l'ame. La vue du solide gourdin au poing robuste du bohemien paralysait tous les efforts de son imagination. Si bien que, sur un geste d'impatience de son bourreau, il resolut tout uniment de dire la verite toute nue sans s'inquieter des suites qu'elle pourrait avoir pour ses nouveaux maitres: le sire de Pardaillan et le duc d'Angouleme qu'il regrettait amerement en ce moment, car ceux-la du moins ne lui pariaient pas la matraque au poing. Ce fut donc d'une voix mal assuree qu'il commenca son recit: --Voila, maitre... Votre disparition soudaine... nous a laisses, Picouic et moi, dans un cruel embarras... l'hote de l'auberge de l'Esperance nous ayant mis dehors, nous ne savions que devenir! --Cet animal a raison au fait, murmura Belgodere. Notons ici que Croasse mentait effrontement, car on se souvient que Picouic et lui avaient bellement profite d'une absence du bohemien pour gagner la rue et se mettre en quete d'un maitre, et que, ce maitre, ils croyaient bien l'avoir trouve en la personne du chevalier de Pardaillan. Mais, si peu perspicace qu'il fut, Croasse avait fort judicieusement fait cette remarque que son ancien patron, s'il avait ete au fait de cette desertion, aurait commence par le rosser sans plus attendre, et il en avait conclu, non sans raison, que, s'il ne l'avait pas fait, c'est qu'il l'ignorait. Aussi, voyant que Belgodere ne relevait sa phrase par aucun argument frappant, respira-t-il plus librement et continua-t-il avec plus d'assurance: --Nous avons erre plusieurs jours autour de l'auberge et, ne vous voyant pas revenir, pensant que pour des raisons... excellentes sans doute... vous aviez decide de nous quitter... comme il nous fallait vivre quand meme, nous nous sommes mis en quete d'un autre maitre qui... en attendant votre retour... voulut bien nous donner le gite et la pitance. --Bref, dit Belgodere, vous m'avez abandonne... Et ce nouveau maitre, comment se nomme-t-il? Ici Croasse eut un instant la velleite de nommer Pardaillan, mais le desir legitime qu'il avait d'eblouir par sa nouvelle position fit qu'il donna la preference au duc, dont le titre etait autrement pompeux et imposant que celui, modeste, de chevalier. Aussi repondit-il avec orgueil, en se rengorgeant: --C'est Mgr le duc d'Angouleme!... Belgodere bondit, n'en pouvant croire ses oreilles. --Peste! fit le bohemien qui reflechissait profondement, mes compliments... Il est honorable pour moi d'etre remplace par un duc... un fils de roi... Croasse, qui n'entendait pas malice, se gonflait demesurement et oubliait presque le gourdin, cependant, toujours aux mains du bohemien. Celui-ci, toujours ironique, reprenait: --Tout cela ne me dit point comment et pourquoi je vous ai rencontre si inopinement, monsieur Croasse. --Ah! voila, dit monsieur Croasse. Il parait que mon jeune maitre--a ce que j'ai cru comprendre du moins par des bribes de conversations surprises de-ci de-la--, mon jeune maitre est amoureux... d'une jeune fille qui a disparu soudainement. --Est-ce possible!... fit Belgodere en serrant nerveusement son baton. --Or, il y a, parait-il, dans ce couvent une bohemienne... Belgodere tressaillit. --Une bohemienne qui predit l'avenir d'une facon miraculeuse... Mon jeune maitre, monseigneur le duc, est venu ici pour la consulter, pensant qu'elle pourrait lui dire, peut-etre, ce qu'est devenue la jeune fille... une noble demoiselle, belle comme le jour... dont il est amoureux. --En sorte que c'est pour consulter cette bohemienne... que le duc d'Angouleme est venu ici? C'est tres remarquable!... Mais vous? Comment vous ai-je trouve devant cette palissade... que vous aviez escaladee?... Croasse toussa legerement. --Moi? dit-il, j'avais ete laisse dans le jardin... seul... et comme j'avais apercu des figures... qui ne m'inspiraient aucune confiance... j'avais resolu de passer de ce cote-ci de la palissade... pour mieux surveiller ces figures suspectes... --Oui-da!... en sorte qu'au service de votre nouveau maitre vous seriez devenu brave... Ah! sacripant! eclata soudain le bohemien, qui saisit incontinent Croasse stupefait au collet et laissa retomber a bras raccourci son baton sur sa squelettique echine, ah! scelerat, gibier de potence!... tu te moques de moi! Tout en parlant, Belgodere frappait a tour de bras. D'abord saisi d'etonnement, Croasse s'etait laisse choir sur le sol en gemissant. Puis les gemissements s'etaient hausses d'un ton et enfin s'etaient transformes en hurlements qui dechiraient l'air chaque fois que le terrible baton tombait sur ses epaules. --Debout, chien! s'ecria le bohemien en le frappant du pied, debout et ecoute... Toujours geignant. Croasse se redressa peniblement. --Ah! tu es venu m'espionner ici!... Ah! ton scelerat de maitre veut enlever Violetta... Eh bien, ecoute: je vais sortir... sois tranquille, tu seras soigneusement enferme ici... avec Violetta... je reviens dans un instant... si je ne retrouve pas Violetta ici... si quelqu'un s'est approche de la palissade... je t'arrache la langue... Belgodere ferma soigneusement toutes les portes et se rendit tout droit chez l'abbesse Claudine de Beauvilliers a qui il raconta tout ce qu'il savait ou devinait. Celle-ci se chargea d'aviser seance tenante la princesse Fausta qui prendrait telles mesures qu'elle jugerait utiles, cependant que Belgodere regagnait promptement la maisonnette ou il retrouvait tout comme il l'avait laisse. XXVII LES AMANTS Le prince Farnese, en reconnaissant Leonore de Montaigues dans la bohemienne Saizuma, avait eu la violente impression d'etre ramene de seize ans en arriere. Leonore avait a peine change. La sensation de stupeur et d'effroi s'effaca peu a peu de l'esprit de Farnese. L'amour, a cet instant, triompha dans son coeur. Lentement, il se releva et murmura: --Vous devez me hair. Vous avez raison. Mais, quand je vous aurai tout dit, peut-etre me hairez-vous un peu moins. Il parlait d'une voix humble et basse. Il osait a peine jeter un regard sur cette femme qu'il n'avait cesse d'aimer. Dans le temps ou il l'avait cru morte, il lui avait semble que cet amour s'etait etouffe. A corps perdu, il s'etait jete dans la prodigieuse aventure: opposer Fausta a Sixte-Quint, bouleverser la Chretiente... oublier enfin. Maintenant, il comprenait l'inanite de ces tentatives. Jean Farnese, dans la ruee a la conquete de l'amour, s'etait brise les reins dans ce lamentable episode de la vie des coeurs: l'arrivee de Leonore dans Notre-Dame... Leonore morte, le cardinal avait cherche une autre voix, d'autres derivatifs a la violente activite de son ame. Leonore retrouvee vivante, il revenait a l'amour. Il eut un espoir fou: reconquerir Leonore, aimer encore, etre aime encore, fuir, fuir avec elle... D'un mot, montrons-le tel qu'il etait; il oubliait Violetta!... Il oublia qu'il avait une fille, que cette fille etait morte, et qu'il etait la pour frapper la Fausta. Il cherchait des termes de passion qui allaient reveiller l'etincelle dans le coeur de Leonore... Vaguement, dans un geste de supplication, il tendit les mains, et tout a coup, sans bruit, sans secousse, il se prit a pleurer. Farnese n'avait pas pleure depuis seize ans. Farnese n'avait pas pleure lorsqu'il avait demande la vie de sa fille a Fausta. Farnese pleurait devant Leonore. --Vous pleurez? demanda Leonore avec une grande douceur de pitie. Vous avez donc, vous aussi, des douleurs?... Les douleurs s'en vont avec les larmes. Moi, je ne peux pas pleurer, et c'est pourquoi je garde mes douleurs qui m'oppressent, qui m'etouffent... Le cardinal avait releve la tete. Une immense stupeur s'emparait de lui... Quoi! C'etait Leonore qui parlait ainsi!... Pas de reproches!... Rien que de la pitie!... Il trembla. --Dites, reprit Leonore, quelle est votre souffrance? Pourquoi pleurez-vous? Peut-etre pourrai-je vous consoler? --Oh! rugit le cardinal en lui-meme, mais elle ne me reconnait donc pas!... Leonore!... Leonore!... rala-t-il. Elle le regarda avec un etonnement qui le dechira. --Leonore? dit-elle. Quel nom prononcez-vous la?... Pauvre fille!... Taisez-vous, car vous pourriez la reveiller... Cette fois, la terreur fit irruption dans l'ame du cardinal. --Ecoutez, poursuivit Leonore, je vais vous dire votre bonne aventure. En meme temps, elle saisit la main du cardinal qui, a ce contact, frissonna longuement. --Folle! begaya-t-il, folle!... Plus que morte!... A ce moment, la porte du pavillon s'ouvrit, et deux hommes entrerent. C'etaient Charles et le chevalier de Pardaillan, qui, devant cette scene imprevue, s'arreterent au seuil... Le cardinal ne les vit pas. De toute sa passion palpitante, il repeta le nom de l'adoree, comme si avec ce nom il eut voulu reveiller ses souvenirs et sa raison. --Ecoute! ecoute! haleta le cardinal. Tu ne reconnais donc pas ton amant? Regarde-moi. Je suis celui que tu as aime!... Celui qui est devant toi, c'est Jean Farnese!... Il la secoua violemment. Soudain il s'ecria: --Ta fille! Voyons, que tu ne me reconnaisses pas, soit! Mais tu es mere. Ta fille! Ta Violetta... --Que dit-il? palpita Charles d'Angouleme. --Silence! dit le chevalier. Il se passe ici quelque chose d'effroyable. --Ta Violetta! rugissait Farnese. Elle s'appelle Violetta... Ta fille.... Il faut donc pour t'emouvoir que je frappe comme tu fus frappee jadis... Ecoute!... Tu avais une fille!... Elle a souffert plus que toi... et maintenant... elle est morte!... --Qui a dit que Violetta est morte? cria une voix avec un sanglot dechirant. Le cardinal eperdu vit devant lui un jeune homme aux traits nobles et doux, a la figure ravagee en ce moment par une effroyable douleur. Saizuma, comme si toute cette scene ne l'eut pas regardee, avait recule. Farnese se tourna vers ce jeune homme qui venait d'apparaitre et qui sanglotait. --Qui etes-vous? demanda-t-il d'une voix demente. --Oh! s'ecria Charles avec un accent qui fit fremir le cardinal d'effroi, et Pardaillan de pitie, vous avez dit qu'elle est morte!... Violetta morte!... Et une sorte de fureur s'empara du malheureux jeune homme, il saisit violemment le bras de Farnese. --Qui etes-vous?... Qui est cette femme? Pourquoi dites-vous que Violetta est morte? Comment le savez-vous?... Hagard, livide, d'une voix si triste et si dechirante que Charles en demeura plein d'angoisse, le cardinal repondit: --Qui je suis... Un malheureux qu'une femme a maudit dans une heure terrible. Regardez-moi... Je suis le cardinal prince Farnese, l'amant de Leonore de Montaigues, le pere de Violetta... --Son pere! haleta Charles. --Sa mere! murmura Pardaillan en jetant un regard de pitie sur la bohemienne Saizuma. --Fuyez! reprit le cardinal hors de lui; fuyez, jeune homme! Ne me touchez pas! Tout ce qui me touche est maudit!... Pardaillan lui mit la main sur l'epaule. --Monsieur le cardinal, dit-il, soyez homme. Voici mon ami, M. le duc d'Angouleme... il aimait la pauvre petite Violetta... Vous dites qu'elle est morte... vous ne pouvez tout au moins refuser a cet enfant la terrible consolation de savoir comment elle est morte... --Comment? begaya Farnese... morte... assassinee. Pardaillan tressaillit. La pensee du duc de Guise traversa son cerveau. --Assassinee! dit-il froidement. Par qui? --Par une femme... une tigresse... oh! je l'ai laissee echapper!... Malheur sur moi, malheur sur vous, puisque je ne l'ai pas tuee quand je la tenais!... --Cette femme! cette femme! fremit le chevalier tandis que Charles haletant se rapprochait pour entendre le nom de la maudite. Le cardinal fit sur lui-meme un puissant effort et parvint a reconquerir un peu de son calme: --Cette femme, dit-il, ne vous avisez pas de vous heurter a elle; vous seriez brises comme verre. Duc d'Angouleme, et vous aussi, monsieur, prenez garde a cette femme; puisque vous avez connu et aime Violetta, elle doit vous connaitre et vous hair... fuyez, s'il en est temps... --Cette femme qui a assassine Violetta c'est donc... --Elle s'appelle Fausta!... --Bon, grommela Pardaillan, je vois que je l'avais bien jugee! Eh bien, Fausta du diable, puisque tu ne te meles pas seulement de faire des rois, puisque tu te meles aussi de tuer... pardieu! a nous deux!... Farnese, deja, s'etait retourne vers Leonore. Mais, maintenant qu'elle avait remis son masque rouge, le charme etait rompu. Il joignit les mains, et d'une voix basse: --Leonore, je t'aime toujours!... Leonore, maudis-moi; mais fuyons ensemble... Ton coeur, je le rechaufferai... ton ame, je la reveillerai... Saizuma eut ce rire terrible qui avait deja glace Farnese. --Jean de Kervilliers! hurla-t-elle, que me veux-tu? Ou veux-tu m'entrainer? O mon pere, ou etes-vous?... Silence, tous!... La cloche a sonne... voici le maudit qui souleve l'ostensoir et va benir l'assemblee... Un gemissement lugubre rala sur les levres de Farnese qui recula encore. --Le maudit! murmura-t-il. Oui, maudit! Bien maudit!... Et il s'enfuit, eperdu, chancelant, Le chevalier, alors, essuya la sueur qui coulait de son front. --Venez, dit-il en saisissant le bras de Charles, sortons de ce couvent ou l'air retentit de maledictions... Charles, d'un signe, lui montra Saizuma. --Sa mere! murmura le jeune homme. Il se rapprocha vivement de Saizuma. --Madame, dit-il avec douceur, voulez-vous venir avec moi?... Saizuma, un instant, le considera avec attention. --Je veux bien, dit-elle enfin. Je ne vois rien dans les lignes de votre visage qui m'inspire defiance ou epouvante. Pardaillan, prenant la main de la bohemienne, la mit dans celle de Charles qui tressaillit douloureusement. Et il marcha en avant... Dehors, il retrouva Picouic, fidele a son poste sur la breche. Quant a Croasse, il avait disparu. Ce fut a ce moment que soeur Mariange, ayant trouve le pavillon vide, alla voir sur la breche. Elle regarda au loin et ne vit personne. Mais Mariange etait obstinee. Elle croyait avoir trouve une occasion de faire fortune et elle etait decidee a ne pas la laisser echapper. Elle commenca donc a descendre precipitamment les pentes de la colline, se dirigeant vers la Grange-Bateliere. Et, lorsqu'elle fut arrivee a deux cents pas des murs de Paris, elle eut la satisfaction d'apercevoir un groupe qui s'enfoncait sous la porte Montmartre; dans ce groupe, elle reconnut aussitot la bohemienne a son manteau bariole. Soeur Mariange, sans hesitation, se mit a courir de ses petites jambes courtaudes et s'engouffra a son tour sous la porte. Elle arriva a temps pour voir Saizuma, toujours escortee de Pardaillan et de Charles, tourner a gauche et entrer dans une auberge. Comme elle ne savait pas lire, elle ne put en dechiffrer l'enseigne. Alors, elle interrogea une femme. --La Deviniere... bon!... grommela-t-elle en enfoncant ce nom dans sa memoire. Soeur Mariange se mit alors a faire les cent pas, reflechissant sur cette aventure. Devait-elle parler a ces etrangers comme elle en avait eu l'intention?... C'etait peut-etre un moyen de gagner de l'argent, mais aussi de s'attirer la colere de l'abbesse. --J'ai trouve, fit-elle tout a coup. D'apres tout ce que j'ai pu voir et entendre, l'abbesse a un gros interet a ne pas perdre de vue cette bohemienne du diable. Alors, moi, je lui revele la retraite de la bohemienne et, comme recompense, je demande dix ecus d'or... au moins! Ayant ainsi combine son petit plan, elle reprit en hate le chemin de l'abbaye et, y etant parvenue, se presenta aussitot devant l'abbesse qui venait de recevoir la visite de Belgodere et qui, a ce moment meme, achevait une lettre. Claudine de Beauvilliers ecouta attentivement le recit de Mariange, la felicita de sa vigilance et murmura: --Au fait, voila une messagere toute trouvee... Alors, a la lettre qu'elle venait d'ecrire, elle ajouta un long post-scriptum. Puis, ayant plie et cachete sa missive, elle se tourna vers Mariange et dit: --C'est un grand service que vous venez de nous rendre, ma soeur. Il faut que vous en soyez recompensee. Prenez donc cette lettre; celle a qui vous allez la porter vous recompensera mieux que je ne pourrai le faire. Seulement prenez garde que, si vous perdiez cette missive ou si quelqu'un vous l'enlevait, ce serait un grand malheur pour moi, donc pour l'abbaye, donc pour vous-meme. Et elle se hata de donner a Mariange les instructions necessaires pour que la lettre put parvenir a destination. L'adresse etait ainsi concue: "A Madame la princesse Fausta, en son palais." XXVIII CONSEIL DE GUERRE Cependant Paris s'agitait. La noblesse, etonnee de l'inertie de Guise, commencait a prendre peur. On se repetait sous le manteau que le chef supreme de la Ligue trahissait. Les bourgeois, de leur cote, recommencaient les patrouilles armees et faisaient entendre des murmures precurseurs de l'emeute. Le lendemain de ce jour ou soeur Mariange fut chargee par Claudine de porter une lettre a Fausta, l'agitation etait a son comble. Vers quatre heures de l'apres-midi, le duc de Guise etait enferme dans son cabinet avec Maurevert. Le duc se preoccupait fort peu de l'emotion des Parisiens; il savait qu'il n'avait qu'a parler pour etre acclame. Guise etait sombre. Pour lui, comme pour Charles d'Angouleme, Violetta etait perdue. Il allait et venait dans le vaste et somptueux salon qui lui servait de cabinet. La tete penchee sur la poitrine, il n'ecoutait Maurevert que d'une oreille distraite. En effet, Maurevert lui rendait compte de l'etat de Paris, de la colere qui commencait a gronder, de l'impatience des bourgeois, des soupcons de plusieurs gentilshommes qu'il nommait... Pourtant Guise dressa tout a coup les oreilles et s'arreta devant Maurevert, lorsque celui-ci en vint a prononcer un nom. Ce nom, c'etait celui du chevalier de Pardaiilan. --Eh bien? dit-il, l'as-tu retrouve? --Helas! non, monseigneur. --Et le batard d'Angouleme? reprit Guise. --Monseigneur, si nous retrouvons le Pardaillan, nous mettons du meme coup la main sur Charles. --Ah! continua amerement le duc, si tu haissais cet homme, ce miserable Pardaillan, comme je le hais... tu ne l'aurais pas perdu de vue ni laisse sortir de Paris! --Monseigneur, j'ai la conviction que Pardaillan n'a pas quitte Paris. --Qui te le fait croire? Maurevert frissonna et il murmura; --Tant que je serai a Paris, il y sera... --Je ne te comprends pas, dit Guise d'un air narquois; mais je ne veux me souvenir que d'une chose: c'est que, sur notre prise de la butte Saint-Roch, tu devais toucher deux cent mille livres, et que, ces deux cent mille livres, tu les abandonnais pour avoir la joie de voir Pardaillan mort une bonne fois... Puisque cet homme est a Paris, puisque tu le hais, que ne le cherches-tu?... Aurais-tu peur... toi! Maurevert cherchait une reponse, lorsque le valet familier de Guise ouvrit la porte et annonca que Bussi-Leclerc, le gouverneur de la Bastille, venait d'arriver. --Qu'il entre! qu'il entre!... Lui aussi doit avoir une dent feroce contre le Pardaillan, et il nous aidera... --Te voila, mon pauvre crucifie, ricana le duc qui etait sans pitie pour les mesaventures des autres, comment vas-tu? Par la barbe du pape, sais-tu que tu faisais une plaisante figure sur ton aile de moulin! --Le spectacle devait etre assurement fort galant, dit Bussi, glacial. --Ne te fache pas, dit le duc en riant plus fort. Je te revois encore les pieds au ciel, la tete en bas, roulant des yeux terribles... allons, ne grince pas des dents, c'est moi qui t'ai detache... Il etait temps, hein? --He, monseigneur, j'aurais voulu vous y voir! --Donc, tu en veux fort au Pardaillan?... --Oui, mais pas de cela! gronda Bussi-Leclerc. Il songeait a ce duel ou, pour la premiere fois, il avait ete desarme, vaincu. --Monseigneur, reprit-il, j'ai d'etranges choses a vous rapporter. Il y a de rudes emotions dans Paris! --Bon! Et que veulent encore nos Parisiens? --Ils veulent un roi, monseigneur! --Un roi, un roi! gronda Guise. Ils en avaient un, ils l'ont chasse. Oui, je sais ce que tu vas dire. C'est moi qu'ils veulent. Eh! pardieu, qu'ils attendent! --Aussi les Parisiens attendent-ils que vous vous rendiez au Louvre; mais, pour prendre patience, ils s'amusent ou plutot nous cherchons a les amuser. Je leur ai promis les Fourcaudes a pendre un peu, dit Bussi-Leclerc en ricanant. Les Fourcaudes, c'etaient les deux filles du procureur Fourcaud, lequel avait ete arrete deux mois avant la fuite de Henri III et enferme a la Bastille comme suspect d'heresie; le jour ou on l'avait arrete, ses deux filles avaient crie qu'elles aussi etaient de la religion nouvelle, c'est-a-dire protestantes; on les avait donc trainees a la Bastille, ou leur pere n'avait pas tarde a succomber. Sommees d'abjurer, moyennant quoi on leur offrait la liberte, les filles de Fourcaud avaient repondu qu'elles preferaient mourir. L'une de ces infortunees s'appelait Jeanne; elle avait dix-sept ans et etait jolie a damner un saint; l'autre s'appelait Madeleine et avait vingt ans. --Je leur ai promis les Fourcaudes, continua Bussi-Leclerc. Ils etaient tout a l'heure dix mille qui m'assourdissaient de leurs cris et qui se demenaient le long des fosses de la Bastille. J'ai fait entrer une douzaine des plus enrages, je leur ai demande ce qu'ils voulaient. --Nous voulons pendre et bruler les heretiques "Fourcaudes", ont-ils dit tout d'une voix... --Et alors? dit Guise en baillant. --Alors, monseigneur, il y aura demain un beau feu de joie en lequel les damnees Fourcaudes seront bellement grillees, non toutefois sans avoir ete un peu pendues. --Le sire de Maineville demande a etre introduit aupres de Monseigneur, dit a ce moment un valet. Guise fit un signe. La porte s'entrouvrit, laissant voir la salle remplie de gentilshommes armes, qui attendaient anxieusement les decisions qu'allait prendre le maitre, le roi de Paris. Maineville entra, et, comme s'il se fut trouve devant le roi, attendit en silence. --Parle, dit Guise, qu'as-tu a nous raconter? --Monseigneur, j'ai a dire qu'il y a dans Paris une etrange emotion. Vos Parisiens enragent de soif... et, pour une soif pareille, monseigneur, il faut une boisson rouge. Il n'y a que le sang pour etancher la soif des Parisiens quand ils se mettent a crier. --Eh bien, qu'on leur en donne! dit Guise. Demain, les Fourcaudes... Il se fit un moment de silence. Ces nouvelles, successivement apportees a Guise par Bussi-Leclerc, par Maineville et par d'autres qui les avaient precedes, lui indiquaient qu'il etait temps de prendre une decision. Et c'etait justement devant cette decision qu'il reculait encore. Pendant ces journees ou nous le voyons si hesitant, si tourmente d'un amour qui le rongeait. Guise etait aussi preoccupe d'une pensee de vengeance. L'affaire de la place de Greve avait remis en sa presence ce Pardaillan dont, depuis l'effroyable journee de la Saint-Barthelemy, il avait garde un terrible souvenir. Or, le meme Pardaillan venait de lui porter un coup qui pouvait etre mortel. On avait fouille le moulin et le logis du meunier, on avait creuse la terre, sonde les murs, et on n'avait retrouve aucune trace des precieux sacs qui pourtant existaient!... Donc, Pardaillan avait fait partir l'argent!... Pourquoi? Quoi qu'il en fut. Guise etait frustre, vole!... Et ou etait ce Pardaillan, a cette heure? Qui pouvait le dire?... Comme Maineville venait d'achever son recit, et que Guise roulait ces diverses pensees, le valet entra pour la troisieme fois et remit une lettre au duc qui, ayant examine la suscription, se hata de briser le cachet. Les trois courtisans virent alors un livide sourire passer sur le visage du duc et ils l'entendirent murmurer: --Nous le tenons!... Cette lettre etait de Fausta!... Et Fausta, prevenue elle-meme par Claudine de Beauvilliers, annoncait au duc que Pardaillan et Charles d'Angouleme se trouvaient a Paris. "Demain, ajoutait la princesse en terminant, demain je vous dirai l'endroit exact ou vous pourrez saisir cet homme." --Tu disais, demanda Guise a Maurevert, que ton ami Pardaillan se trouve encore a Paris? --J'en repondrais! repondit Maurevert en frissonnant. --Eh bien, tu as dit la verite... Cette fois, je pense qu'il ne nous echappera pas. Et pour commencer, Maurevert, ordre a toutes les portes de Paris de ne plus laisser passer ame qui vive. Va, et fais diligence. Maurevert s'elanca, et, donnant des ordres a son tour, expedia sur tous les points de Paris des messagers porteurs de la decision ducale. Moins d'une heure plus tard, toutes les portes de la ville se fermaient, tous les ponts-levis se levaient et le bruit courait dans Paris enfievre que l'armee de Henri III, unie a celle du roi de Navarre, avait ete signalee. Dans le cabinet du duc de Guise, Maurevert, Bussi-Leclerc et Maineville faisaient des projets au sujet des supplices reserves a Pardaillan arrete. XXIX LA VIERGE GUERRIERE Nous sommes au soir de cette meme journee. Au fond de son mysterieux palais, Fausta est assise a une table sur laquelle est etalee la lettre de l'abbesse Claudine de Beauvilliers. Elle a revetu un costume de cavalier tout en velours noir sur lequel se detache la jaquette de cuir fauve, souple cuirasse assez fine pour modeler les contours de cette magnifique statue, assez forte pour defier la pointe d'une dague. Un loup de velours couvre le visage de Fausta. Une epee est attachee a son baudrier, une veritable rapiere, longue et solide, a la garde d'acier bruni. Sur sa tete, dont la chevelure opulente est relevee en torsades noires comme la nuit, elle a pose un feutre orne d'une plume de coq rouge... Pardaillan aussi porte un feutre sur lequel se balance une plume de coq rouge... Coincidence? Souvenir?... Qui sait! Fausta elle-meme ignore pourquoi elle a emprunte ce detail de costume au chevalier. Car Fausta, c'est la vierge inviolable, n'ayant de femme que son sexe. Et pourtant Fausta eprouve un trouble qui l'accable. Pour la premiere fois, Fausta irresolue comprend enfin qu'elle est encore trop femme pour devenir l'Ange qu'elle a reve d'etre!... Cette lettre de l'abbesse, Fausta l'avait relue mille fois. Qu'y avait-il donc dans ces pages qui put jeter un tel desordre dans une telle ame? Commencons par la fin, c'est-a-dire par le post-scriptum; il contenait le recit de Mariange, c'est-a-dire la fuite, ou plutot le depart de Saizuma. Or, Saizuma, c'etait la mere de Violetta. Et avec qui etait-elle partie? Avec Pardaillan!... Tout le debut de la lettre contenait le recit de Belgodere, c'est-a-dire que le duc d'Angouleme et Pardaillan etaient a la recherche de Violetta. Fausta, apres de longs et terribles pourparlers avec elle-meme, venait de decouvrir dans son ame un sentiment qui n'y etait pas encore. Elle haissait Violetta!... Depuis quand?... Depuis la lecture de la lettre!... Habituee a lire en soi-meme, Fausta, rugissante de honte et d'impuissance, dut s'avouer la verite: elle n'avait jusqu'a present hai Violetta. Elle ne l'avait jamais consideree que comme une pauvre petite fille que le hasard mettait en travers de la route fulgurante qu'elle parcourait et qu'il fallait froidement supprimer... Elle haissait maintenant Violetta d'une haine atroce; maintenant, oui, maintenant qu'elle savait ceci: Pardaillan recherchait Violetta!... Pardaillan aimait Violetta!... Fausta jalouse! Les decisions, lentement, s'etaient agglomerees dans son esprit, en cette journee ou elle avait vecu d'inoubliables heures de lutte et de detresse. Vers midi elle avait expedie un emissaire a Claudine pour lui annoncer sa prochaine visite et elle disait a l'abbesse: "Vous me repondez sur votre vie de la prisonniere jusqu'a ma visite." Vers quatre heures, elle avait ecrit au duc de Guise pour lui denoncer la presence de Pardaillan a Paris. Elle avait hesite a designer l'auberge de la Deviniere... elle s'etait accorde jusqu'au lendemain. Pourquoi?... Il etait environ neuf heures du soir lorsque nous la retrouvons accoudee a une table et relisant encore la lettre de Claudine, y cherchant la resolution supreme. A ce moment, Fausta semblait tres calme. C'est que, peut-etre, la resolution s'etait formulee dans son esprit. En effet, elle se leva, brula la lettre a un flambeau de cire rose, passa des gants de peau souples s'assura que son epee etait en bonne place a son cote, puis, ayant frappe sur un timbre, elle ordonna sans meme se retourner, car elle etait sure que quelqu'un etait accouru pour recueillir l'ordre: --Quatre cavaliers d'escorte et un cheval pour moi, a l'instant. Et qu'on aille prevenir Bussi-Leclerc, gouverneur de la Bastille, que je l'irai voir cette nuit meme. Moins de deux minutes plus tard, elle se trouvait dans la rue ou les quatre cavaliers attendaient, et ou un ecuyer lui presentait l'etrier... Une fois qu'elle fut en selle, les cavaliers se placerent deux en avant, deux derriere elle. --A l'abbaye de Montmartre! dit alors Fausta. La petite troupe se mit aussitot en marche, sortit de la Cite, et se dirigea vers la porte Montmartre. La porte etait fermee. Mais l'un des cavaliers de l'escorte montra a l'officier du poste un papier qui portait la signature du duc. L'officier fit baisser le pont-levis. XXX VIOLETTA Lorsque Fausta atteignit l'abbaye de Montmartre, tout etait obscur et silencieux. Mais, l'un des cavaliers ayant heurte a la porte d'une certaine facon, le double vantail ne tarda pas a s'ouvrir tout grand. Fausta, ayant mis pied a terre, se fit conduire a l'appartement de l'abbesse. --La prisonniere? demanda Fausta d'une voix qui etonna Claudine par sa vibration d'inquietude. --Elle est toujours la, madame, rassurez-vous... --Conduisez-moi pres d'elle. Simplement, l'abbesse prit un flambeau et se mit a preceder Fausta. Elle ouvrit la barriere. Belgodere ne dormait jamais que d'un oeil. Il entendit donc les pas de Claudine et de Fausta, et, se jetant a bas du lit de camp ou il sommeillait tout habille, alla ouvrir la porte, mefiant. Il reconnut aussitot l'abbesse, et s'inclina profondement. --La prisonniere? repeta Fausta avec cette meme emotion que Claudine avait deja remarquee. Belgodere la reconnut a la voix; il se courba cette fois jusqu'au sol. --Ce qu'on me donne a garder, dit-il, je le garde. La prisonniere est la!... Les deux femmes penetrerent dans le logis sommairement meuble d'un petit lit de camp, d'une table et de deux chaises, le tout eclaire par une torche. Claudine tira les verrous d'une porte. Fausta prit le flambeau et dit: --J'entrerai seule... A ce moment, d'une soupente qui dominait la premiere piece ou Claudine et Belgodere attendaient, surgit une tete effaree, au profil burlesque. Cette tete, c'etait celle de Croasse. Croasse dormait dans la soupente, sur un tas de paille. De ce poste eleve, il dominait la chambre, vit entrer Claudine et Fausta. Il vit Fausta penetrer dans la piece qui servait de prison a Violetta. Lui aussi se demanda ce que signifiait cette visite nocturne. Fausta avait depose sur un meuble le flambeau qu'elle tenait a la main. Un rapide coup d'oeil autour d'elle lui montra la piece miserable, sans fenetre, plus triste vraiment qu'une prison. Sur un vieux canape. Violetta dormait tout habillee. Fausta la contempla ardemment. Lentement, elle detacha son masque et se laissa tomber a ses pieds. --Belle, murmura-t-elle, certes! Une figure d'ange. Elle est digne vraiment de ce heros de chevalerie qui s'appelle Pardaillan. Comme il doit l'aimer!... Eh bien, qu'il souffre donc, puisqu'il s'est mis en travers de ma route. Quoi! j'aurais jusqu'ici marche au but sublime avec la victorieuse et sereine volonte que rien n'arrete et il se trouvera un homme, un seul, qui aura pu me dire en face: "Tu n'iras pas plus loin." Fausta palpitait. Et elle comprenait qu'elle se mentait a elle-meme. Pretextes!... Elle ne haissait Pardaillan ni pour l'affaire de la place de Greve ni pour l'affaire du moulin. Le haissait-elle seulement?... Ah! elle ne le sentait que trop dans cette minute: ce qu'elle haissait, c'etait Violetta qu'elle supposait aimee de Pardaillan. Elle etait jalouse. Fausta cacha son visage dans ses deux mains. Une douleur affreuse l'etreignit... La pire douleur... La douleur de la honte... A ce moment, Violetta s'eveilla. Et vit ce jeune homme--Fausta etait vetue en cavalier--qui pantelait. le visage dans les deux mains, et semblait lutter contre une terrible et mysterieuse souffrance. Ses grands yeux bleus s'emplirent de pitie. Sa main toucha le bras de Fausta. Et d'une voix de compassion charmante: --Qui etes-vous? demanda-t-elle. Etes-vous comme moi une victime?... Etes-vous... Ah!... Ce dernier cri soudain s'exhala dans une angoisse d'epouvante et d'horreur, et, d'un bond, elle fut debout. Fausta, touchee au bras, avait violemment tressailli, ses deux mains etaient tombees, son visage ravage par la passion apparaissait en pleine lumiere, et Violetta la reconnaissait... Mille pensees flamboyaient dans l'esprit de Fausta. Mille paroles ardentes se presserent sur ses levres, des insultes peut-etre, ou des cris de douleur... car, a ce moment, elle n'etait plus Fausta la Vierge sacree, Fausta la Souveraine, Fausta l'elue du Conclave secret... elle etait seulement la descendante de Lucrece Borgia. Elle dit seulement d'une voix rauque: --Venez!... Venir!... Ou?... Que voulait-elle donc en faire?... Quelle atroce et sombre resolution de la prendre, de l'emporter, de la jeter a quelque supplice, d'assister a son agonie!... Et, comme Violetta tremblante n'obeissait pas, Fausta recula jusqu'a la porte. Dans ce court instant, par un prodige d'effort, elle reconquit la serenite du visage... --Une litiere, a l'instant, dit-elle a Claudine. L'abbesse s'elanca. Fausta se tourna vers Belgodere. --Prends cette fille, dit-elle, et amene-la a la litiere. Tu y monteras avec elle. Tu m'en reponds sur ta vie. --Ou donc ira la litiere? demanda Belgodere avec un fremissement. --A la Bastille! repondit sourdement Fausta. Belgodere entra dans le reduit et marcha droit a Violette, et lui aussi de ce meme ton rauque prononca: --Viens!... En meme temps, il la saisit, et en lui-meme grommela: "Je crois que, cette fois, maitre Claude va verser des larmes de sang... comme il m'en a fait verser a Moi!..." XXXI LES FOURCAUDES Violetta fut Jetee dans la litiere par Belgodere qui y monta alors. Fausta se remit en selle. Sur un signe qu'elle fit, les quatre cavaliers entourerent la litiere, la petite troupe commenca a descendre dans la nuit. Fausta gagna la rue Saint-Antoine et s'arreta devant la Bastille. Bientot les chaines du pont-levis grincerent, le tablier s'abattit; la litiere passa et s'arreta enfin dans une cour etroite. --Le gouverneur! demanda Fausta au sergent d'armes. --Si vous voulez me suivre, je vais vous conduire a lui. Fausta mit pied a terre et designa la litiere: --Il y a la une prisonniere. Si elle s'echappe, tu seras pendu a l'aube, sans proces. Le sergent sourit. Il donna un ordre a deux geoliers qui l'accompagnaient. Quelques minutes plus tard, Violetta etait enfermee dans un cachot... Fausta suivit le sergent que precedait un homme portant un falot. Ils monterent un escalier. Dans un couloir, un homme accourait, achevant de s'habiller en hate. --Je suis a vos ordres, madame! dit Bussi-Leclerc en reconnaissant une femme dans ce jeune cavalier qui lui parlait avec tant d'autorite. --Monsieur, dit Fausta, on vous a prevenu que je viendrais cette nuit. --Madame, dit Bussi-Leclerc en devisageant Fausta, on m'a prevenu qu'un messager de Mgr le duc m'apporterait cette nuit des ordres. --Vous avez ici, dit Fausta, deux prisonnieres qu'on appelle les Fourcaudes? Ces prisonnieres doivent etre livrees a la justice du peuple? --Des demain matin, madame... Chose, promise, chose due. Nous tenons parole, nous autres. --L'une des deux Fourcaudes, dit Fausta, sera pendue et brulee. Quant a l'autre, vous allez la remettre en liberte. --Oh! oh! ceci est impossible, madame, s'ecria Bussi-Leclerc en sursautant. J'ai promis au peuple deux heretiques a pendre, il les aura. --Vous tiendrez parole, messire Leclerc. Comment s'appellent les condamnees? Et quel est leur age? --L'ainee, Madeleine; elle a vingt ans environ; la cadette, Jeanne; elle parait seize ans. --C'est celle-ci que vous allez relacher. Madeleine sera livree. Il y aura grace pour Jeanne. --S'il y a grace pour l'une des condamnees, comment pourrais-je livrer les deux heretiques?... --Ne vous en inquietez pas. L'essentiel est que Jeanne Fourcaud est graciee. --Et qui lui fait grace? --Moi. --Mais qui etes-vous, madame? dit Bussi-Leclerc stupefait. --Lisez donc ceci! interrompit Fausta en tendant un papier a Bussi-Leclerc, qui, etonne, le prit, s'approcha d'un flambeau et le lut. Le papier portait la signature et le sceau du duc de Guise. Il contenait ces lignes: "Ordre a tous nos officiers de tout rang, en quelque lieu et quelque occasion que ce soit, sous peine de la vie, d'obeir a la princesse Fausta, porteuse des presentes." "La princesse Fausta!" murmura Bussi-Leclerc. Il jeta un regard d'ardente curiosite sur Fausta et, s'inclinant tres bas, lui rendit le parchemin en disant: --J'obeis, madame. --Bien. Conduisez-moi donc aupres des Fourcaudes, ou plutot aupres de la plus jeune. Sans dire un mot, Bussi-Leclerc s'empressa de prendre un flambeau et se mit a preceder sa visiteuse. Dans le couloir, il retrouva le sergent et lui dit quelques mots a voix basse. Le sergent s'inclina et prit les devants en courant. Bussi-Leclerc, toujours suivi de Fausta, descendit un escalier et parvint dans la cour ou attendaient la litiere et les quatre cavaliers d'escorte. La, on trouva deux geoliers prevenus par le sergent. --Va me chercher ma prisonniere..., dit Fausta au sergent. Quelques minutes plus tard, Violetta apparaissait entre deux soldats qui la tenaient chacun par un bras. Elle frissonnait d'epouvante, mais n'opposait aucune resistance. -Marchez! dit alors Fausta a Bussi-Leclerc. Toute la petite troupe se dirigea vers une porte basse, accompagnee des deux porte-clefs. On descendit un escalier tournant qui s'enfoncait dans le sol comme une vis qui eut dechire les entrailles de la terre. Les geoliers s'arreterent devant une porte dont ils tirerent les verrous. Fausta entra seule, apres avoir pris le flambeau des mains de Bussi-Leclerc. Le cachot etait etroit. Ses voutes surbaissees semblaient peser d'un poids enorme sur les epaules. Dans un angle, accroupie sur le sol, une jeune fille aux traits amaigris, toute jeune, se leva lorsque la porte s'ouvrit. Son front etait calme. Ses yeux brillaient d'un feu surhumain. Cette jeune fille, c'etait Jeanne Fourcaud. --Vient-on me chercher pour le supplice! dit-elle. Je suis prete. --Jeanne Fourcaud, dit Fausta, vous ne serez pas suppliciee. Vous vivrez. Vous serez libre. --Le roi me fait donc grace de la vie? haleta la pauvre creature. --De la vie et de la liberte. Vous etes libre. Venez!... Jeanne allait s'elancer, soudain elle s'arreta, plus pale. Une pensee terrible venait de lui traverser l'esprit. --Et Madeleine! rala-t-elle, ma soeur!.. libre avec elle... oui!... sans Madeleine... J'aime mieux mourir!... --Votre soeur, Madeleine, est sauvee comme vous. Elle est deja dehors et vous attend. Venez... Jeanne Fourcaud s'abattit sur ses genoux, saisit les mains de Fausta et les couvrit de baisers. Une violente reaction se faisait en elle. La Fausta, d'un geste d'impatience, la releva, l'entraina presque defaillante de bonheur. Dans le couloir, elle remit Jeanne Fourcaud aux mains d'un geolier et dit: --Conduisez-la jusqu'a la litiere... Alors Fausta se tourna vers l'autre geolier et lui designant Violetta: --Enfermez cette creature... Violetta, devant la gueule ouverte du cachot, eut un recul instinctif, et une sorte de gemissement rala sur ses levres. Mais la main du geolier s'abattit sur elle et, l'instant d'apres, la porte se refermait lourdement, les verrous etaient pousses... D'un geste, alors, Fausta renvoya le geolier et les deux soldats qui remonterent l'escalier. Elle demeura seule avec Bussi-Leclerc. Un livide sourire plissa ses levres. Froidement, elle demanda: --Vous ne comprenez pas? --J'attends que vous m'expliquiez... Alors Fauta, designant le cachot ou Violetta venait d'etre jetee, dit: --La se trouve Jeanne Fourcaud!... Bussi-Leclerc, tout cuirasse qu'il fut contre les emotions sentimentales, ne put s'empecher de fremir. --Quoi! balbutia-t-il, cette jeune fille... --Elle s'appelle desormais, Jeanne Fourcaud... Vous devez, demain matin, livrer les Fourcaudes a la justice du peuple. Vous les livrerez!... Lorsque Bussi-Leclerc et Fausta furent remontes a la surface de la terre, Jeanne Fourcaud fut placee dans la litiere, presque evanouie. Belgodere s'approcha de Fausta. --Tu veux savoir ce qu'est devenue la fille de Claude? demanda-t-elle. --Rien ne vous echappe, madame, dit le bohemien courbe. Violetta, vous le savez, c'est mon espoir. Voila huit ans que Violetta m'appartient. Je la gardais jalousement pour... ce que vous savez. Enfin bref, au lieu de la vendre a Mgr le duc, il se trouve que c'est a vous que je l'ai vendue... Je sens, je devine que l'heure est venue ou je pourrai parler a Claude... --Mais sais-tu seulement ou il est? --Non, mais je le retrouverai, n'ayez crainte. --Voyons, reprit alors Fausta pensive, tu m'as toujours promis de me raconter ton histoire: le moment est venu. Voici ce que tu vas faire; tu vas reconduire la litiere a l'abbaye; mes hommes t'escorteront, puis te rameneront a mon palais. Tu mettras la nouvelle prisonniere en lieu sur. Et, quand tu m'auras dit pourquoi tu hais Violetta, je te dirai, moi, ce qu'elle va devenir. --Monsieur le gouverneur, dit tout haut Fausta en se tournant vers Bussi-Leclerc, a quelle heure aura lieu le spectacle que vous avez promis aux Parisiens?... --Mais a la pointe du jour, je pense. --C'est trop tot. Je veux en etre. Il me semble que, dix heures du matin, ce sera une heure convenable. --A vos ordres, dix heures, soit... Fausta remonta alors a cheval. Belgodere prit place pres de Jeanne Fourcaud. L'escorte s'ebranla. Une fois hors de la Bastille, Fausta donna un ordre a ses cavaliers. La litiere et l'escorte se dirigerent alors par le chemin qu'elles avaient accompli en sens inverse. Fausta seule s'en alla vers la Cite. Belgodere, parvenu a l'abbaye de Montmartre, conduisit sa nouvelle prisonniere, c'est-a-dire Jeanne Fourcaud, dans la masure ou, quelques heures auparavant, etait enfermee Violetta. --Qu'est-ce que cette fille que je dois maintenant surveiller? Du diable si je comprends quelque chose en cette affaire?... Croasse! Que veut la Signera Fausta? Ou me conduit-elle?... Bah! Je vais le savoir tout a l'heure sans doute... Croasse! Croasse veillera sur la petite en mon absence... Croasse!... A ce troisieme appel. Croasse ne repondit pas plus qu'aux deux premiers. --Tu dors, gronda Belgodere, tu as l'audace de dormir pendant que je travaille! Attends un peu, miserable, je viens, va, ne te derange pas... En grommelant ces amenites, le bohemien avait saisi le fameux gourdin avec lequel Croasse avait fait si ample connaissance, et, sans hate, montait l'echelle qui aboutissait a la soupente. La, il eut une exclamation de rage: pas de Croasse! Croasse avait disparu. Belgodere ne s'en inquieta pas outre mesure. Il reflechit que cette nouvelle prisonniere dont il ne savait pas le nom ne pourrait s'evader de si tot, et, sans prevenir l'abbesse, alla retrouver les cavaliers de Fausta qui l'attendaient pour le ramener au palais de la Cite. Une heure plus tard, Belgodere entrait dans la mysterieuse maison ou, le lendemain soir de son arrivee a Paris, il avait conduit Violetta, croyant la livrer au duc de Guise. XXXII LE SECRET DE BELGODERE FAUSTA attendait le bohemien dans cette piece ou nous avons deja introduit nos lecteurs et ou ses deux suivantes favorites, Myrthis et Lea, s'occupaient a lui preparer une boisson reconfortante. En entrant, et tout en s'inclinant, Belgodere loucha fortement vers ces preparatifs. --Qu'on apporte du vin, dit Fausta en surprenant ce regard. Elle fut obeie immediatement. L'oeil de Belgodere petilla. Il se versa une rasade et l'avala d'un trait. --Eh bien, reprit Fausta en trempant elle-meme ses levres dans le verre de cristal que lui presentait Myrthis, tu disais donc que tu avais une interessante histoire a me raconter? --Heu!... C'est l'histoire de beaucoup d'entre nous autres, pauvres bohemiens chasses, traques, pendus. Cent fois, vous avez du entendre la pareille sans vous en emouvoir. --Raconte donc, dit Fausta. Si une injustice a ete commise a ton egard, peut-etre puis-je la reparer... --Trop tard! dit sourdement Belgodere. --Si tu as garde une haine contre ceux qui t'ont fait du mal, tu sais que je puis t'aider. --Oui, dit alors Belgodere. Vous pouvez completer ma vengeance. Vous etes forte et puissante. Par vous, Claude peut souffrir plus qu'il n'eut souffert par moi seul... --C'est donc de Claude que tu as a te venger? Belgodere venait d'achever le flacon. Il baissa la tete qu'il laissa tomber dans ses deux mains enormes. Fausta fit un signe: un flacon plein remplaca aussitot sur la table le flacon vide. --Ecoutez, dit alors Belgodere, j'ai l'air d'une brute, n'est-ce pas? Je ressemble a un de ces fauves qui ont a peine visage humain? Que diriez-vous si je vous apprenais que, dans la poitrine du fauve, il y a un coeur d'homme? Pourtant, cela est, reprit Belgodere; si inconcevable que cela puisse paraitre, j'ai eu un coeur, puisqu'il y a eu une epoque de ma vie ou je ne songeais ni a la haine, ni a la vengeance, une epoque ou j'ai aime! Belgodere s'etait tu, plonge dans son passe. --Continue! dit Fausta imperieusement. --Il a donc ete un temps, poursuivit Belgodere, ou je n'etais pas ce que je parais etre. Un jour, je m'apercus que j'etais amoureux... Ce n'est rien pour un autre homme: pour moi, c'etait terrible. En effet, j'etais tres laid, et je le savais... on me l'avait tant repete... J'etais le plus fort, le plus redoute de ma tribu. Mais, moi, je tremblais devant Magda. Je tremblais parce que je me savais hideux et qu'autour de Magda rodaient cinq ou six beaux garcons, dont le plus laid etait cent fois plus beau que moi. Jamais je n'osai dire un mot a Magda. Seulement, quand je passais pres d'elle, je sentais son regard noir peser sur moi. Je ne dormais plus, je ne mangeais plus. Cela ne pouvait durer ainsi. Un soir, je reunis les amoureux de Magda. Quand ils furent reunis, je l'envoyai chercher elle-meme. Elle vint, et je lui dis: "Magda, voici que tu vas sur tes quinze ans. Il est temps que tu choisisses un homme." Magda sourit et, designant comme au hasard l'un de mes rivaux, lui dit: "C'est toi que je choisis." --Ah! pauvre Belgodere! fit railleusement Fausta. --Oui, dit le bohemien, mais vous allez voir. Je me placai devant l'homme. Il comprit et sortit son couteau, moi le mien. Cinq minutes plus tard, je le renversai et, quand je le tins, la poitrine sous mes genoux, je lui coupai les deux oreilles. Il se releva en hurlant. Alors Magda dit tranquillement: "Je ne veux pas d'un homme sans oreilles.--Eh bien, choisis-en un autre! "Le voici", dit-elle en designant un deuxieme amant. Je me placai devant celui-ci, comme je m'etais place devant le premier. La bataille recommenca et dura cette fois dix minutes. Et, quand je tins l'homme renverse, je lui coupai le nez. Naturellement Magda ne voulut pas d'un homme sans nez, pas plus qu'elle ne voulut d'un borgne, car je crevai l'oeil droit du troisieme qui se presenta, pas plus qu'elle ne voulut d'un lache, car les deux derniers s'enfuirent, et je demeurai seul. --Alors Magda me dit: "C'est toi que je choisis. Je t'avais choisi des longtemps. Mais je voulais voir si tu etais bien tel que je supposais." Le meme soir, j'epousai Magda selon les coutumes de ma tribu. Pendant six ans, je fus un homme heureux. J'eus d'abord une fille qui fut appelee Flora. Quatre ans plus tard, j'eus une deuxieme fille qui fut appelee Stella. On disait d'elles qu'elles etaient belles comme deux fleurs. Je crois que j'ai fini mon flacon... Il en etait au quatrieme. --La septieme et derniere annee de mon bonheur, reprit le bohemien, nous vinmes a Paris, en France. Flora avait alors six ans et Stella deux ans. Nous vivions bien tranquilles, malgre le mepris et la haine des gens de Paris, lorsqu'un soir le bruit se repandit que des scelerats avaient penetre nuitamment dans une eglise et vole les vases d'or. L'eglise s'appelait Saint-Eustache. Nous en etions voisins. Et, comme des truands ou des francs-bourgeois, si mechants qu'ils soient, n'en sont pas moins chretiens et incapables d'un tel forfait, ce fut nous qu'on accusa. Un matin, une quinzaine de ma tribu, hommes, femmes et enfants, tout fut arrete et conduit vers une prison. En route, je parvins a m'echapper des mains des gardes. Peut-etre aurais-je mieux fait de me laisser pendre comme les autres. Car il y eut cinq hommes et six femmes pendus. Parmi les femmes se trouvait Magda. Belgodere etait pale, d'une paleur livide, et de grosses gouttes de sueur coulaient sur son visage qu'il essuyait d'un revers de main. --La veille du jour ou Magda et les autres devaient etre conduits a Montfaucon, reprit-il, j'allai trouver le bourreau. Depuis deux mois que durait le proces, j'avais ramasse de l'or, beaucoup d'or. J'allai donc trouver le bourreau... Je lui offris l'or. Je me mis a genoux. Je suppliai. Je lui demandais pourtant une chose bien simple. C'etait de mettre une corde usee au cou de Magda. La corde se fut brisee: c'est un cas de grace. Et, quant a la tirer de prison, j'en faisais mon affaire... --Et que fit Claude?... --Il prit le sac d'or et le jeta dans la rue. Puis il m'empoigna moi-meme par les epaules et me jeta dans la rue. Puis il ferma sa porte et se verrouilla. Au point du jour, je vis sortir le bourreau. Je le suivis... jusqu'a Montfaucon... Vingt minutes plus tard, je vis Magda qui se balancait au bout d'une corde, tandis que le peuple poussait des cris de joie tels que je les ai encore dans l'oreille... --Et tes enfants? demanda Fausta. Stella? Flora?... furent-elles donc pendues aussi? --Non, rala Belgodere, elles ne furent pas pendues: elles furent baptisees!... --Eh bien, tu en as ete quitte pour les debaptiser? --Je n'ai jamais su ce qu'elles sont devenues, gronda Belgodere. Le lendemain de la scene de Montfaucon, j'appris que, par les soins du bourreau, les enfants avaient ete remis a des familles charitables qui acceptaient de les elever. Pendant trois mois je cherchai partout. Je fouillai Paris. De mes deux filles, je n'eus aucune nouvelle. --Et que fis-tu alors? --Au bout de trois mois, j'allai retrouver le bourreau et je lui dis: "Tu as tue celle que j'aimais. Et moi j'ai jure de te tuer a mon tour. Mais, si tu veux me repondre, je te pardonnerai. Je te donnerai l'or que j'avais amasse comme rancon de Magda. Je ferai plus: je m'engagerai a ton service et serai le fidele serviteur, gardien de ta maison et de ta vie. Dis, veux-tu me repondre?... Sais-tu ou sont mes filles?..." Et ce fut pour moi une minute de joie delirante lorsque j'entendis Claude me repondre: "Sans doute, puisque c'est moi qui les ai placees! Oh! tu peux te rassurer, boheme, elles ont la chance d'etre adoptees par un tres haut bourgeois..." Ces mots n'avaient aucun sens pour moi. Mais je me disais: Cet homme a tue Magda. Mais c'est son metier. Je ne puis lui en vouloir. Son metier n'est pas de desesperer un malheureux pere, il va parler... Pour toute reponse, il me releva en me saisissant par les epaules. Je criai grace et misericorde. Alors, il me dit: "Ecoute, boheme, je devrais t'arreter et te conduire a, l'official. En te laissant partir, comme je l'ai deja fait une fois, je manque a mon devoir. Tes filles sont en bonnes, mains. Elles seront plus heureuses qu'avec toi."--Je veux mes filles! Rends-moi mes filles.--"Allons, dit-il sans colere et sans pitie, va-t'en..." Et, comme la premiere fois, il m'empoigna et je fis le serment que Claude souffrirait exactement ce que j'avais souffert. --Le serment est beau, sans doute, dit froidement Fausta. Reste a l'accomplir! --Vous allez voir, dit Belgodere avec son rire terrible. Je n'etais pas presse. J'eusse pu tuer Claude, mais cela me paraissait insuffisant. Je m'attachai donc a ses pas. Je le suivis partout ou il allait. Et c'est ainsi que je sus qu'il avait une fille, et que, cette fille, il l'aimait, il l'adorait, comme j'avais aime, adore ma Stella et ma Flora. Le jour ou j'eus cette certitude, madame, je faillis devenir fou de joie... Comme moi, Claude aimait! Comme moi, Claude allait souffrir. Et comme mes filles a moi, la sienne allait vivre avec des etrangers, d'une autre race et d'une autre religion... Cette fille, madame, c'etait Violetta... --Violetta, c'est la fille de Claude? --Sans doute! L'eusse-je haie sans cela? En elle, c'est Claude que je hais. Mais pourquoi me demandez-vous cela? --Pour etre bien sure que Violetta, c'est la fille de Claude. --J'en suis sur. Je ne tardai pas a m'apercevoir que le bourreau avait une vraie passion pour son enfant. C'est donc dans l'enfant que je resolus de le frapper. Malheureusement, je vis un jour que j'etais suivi: je dus fuir, quitter la France. J'attendis patiemment le temps necessaire pour etre oublie. Au bout de quelques annees, je revins: mon amour etait mort, mais je revenais affame de vengeance. Belgodere frissonna. Fausta le contemplait. "Je m'emparai donc de Violetta, poursuivit le bohemien. Elle etait sous la garde d'une femme nomme Simonne. Pour que cette femme ne put me denoncer, je m'en emparai egalement. Puis je les fis partir dans la direction de la Bourgogne. Quant a moi, je demeurai a Paris pour juger du coup que j'avais porte. Il etait terrible, et je rejoignis ma troupe. J'avais mon idee sur Violetta. --Que voulais-tu donc en faire? demanda Fausta. --Quelque chose comme une ribaude que j'eusse un jour livree a quelque seigneur. Alors, je me fusse presente devant Claude pour lui dire: "Tu m'as vole mes filles, j'ai vole la tienne. Tu as fait de Flora et de Stella des chretiennes, j'ai fait de Violetta une ribaude." Et, alors, je l'eusse tue... A Orleans, ou je m'arretai assez longtemps, je vis qu'un puissant et beau seigneur rodait autour de la petite. Je m'informai. J'appris que, cet homme, c'etait le duc de Guise. Je vins donc a Paris, et ma bonne etoile voulut que je rencontrasse le duc aux portes de la ville. Je le vis plus amoureux que jamais: je convins d'un bon prix, ce qui ne gatait rien dans mon affaire, et je livrai Violetta... Seulement, a partir de ce moment, les choses s'embrouillent: croyant conduire la petite au duc de Guise, c'est a vous que je l'amene!... --Le regrettes-tu? --Je ne sais, dit Belgodere avec une hesitation. A vous de tenir parole. Vous m'avez promis une belle vengeance, madame. --Eh bien, que dirais-tu si je faisais pendre Violetta sous les yeux de Claude? Un terrible sourire balafra le visage du bohemien. --Oh! oh! Et Claude verra la chose?... Et je pourrai lui parler? le forcer a regarder? lui dire que c'est moi qui ai pris son enfant et qui la livre au bucher? --Tu seras pres de lui et tu lui diras ce que tu voudras. Ecoute-moi; demain matin, a dix heures, en place de Greve, seront pendues deux jeunes filles, pendues et brulees. Leur crime, c'est d'etre les filles d'un pere qui, autrefois, etait de la religion romaine et qui s'est mis ensuite d'une autre religion. Cet homme s'appelait Fourcaud. Il est mort en prison. Demain, le peuple pendra et brulera ses deux filles. Or, sais-tu ce que nous avons ete faire tout a l'heure a la Bastille? Nous avons fait sortir l'une des Fourcaudes... et, a sa place, nous avons... --Laisse Violetta! rugit Belgodere. Enfer! C'est magnifique, cela!... Ah! bien m'a pris d'entrer a votre service!... Ainsi donc, clama-t-il avec son rire effroyable, demain matin, a dix heures, en place de Greve, seront pendues... --Les deux damnees, les deux heretiques protestantes. --Peu m'importe leur religion, dit le bohemien d'une voix sombre. Violetta sera brulee devant son pere, voila l'essentiel... --Oui! devant son pere! murmura Fausta qui tressaillit. --Vous dites Violetta et une autre... qui est l'autre? --Madeleine Fourcaud. Belgodere se leva et fit quelques pas en grommelant. Soudain, il s'arreta court. --Mais Claude? gronda-t-il. Claude, comment verra-t-il? C'est que tout est la!... Comment le previendrai-je? Car il faut que ce soit moi qui le previenne!... --Bon. Ecoute-moi bien. Demain matin, tu iras sur la place de Greve. Lorsque tu verras que la foule est rassemblee, tu entreras dans la troisieme maison qui se trouve a gauche de la place en tournant le dos au fleuve... Tu ne pourras t'y tromper. Il y aura des tetes a toutes les fenetres. Mais cette maison-la, vois-tu, sera fermee du haut en bas, comme si elle portait le deuil des deux condamnees... Quand tu seras entre, tu demanderas a parler au prince Farnese. --Qui est le prince Farnese? --Qu'importe! dit Fausta avec un livide sourire. On te conduira devant le prince Farnese. Il est probable qu'on te fera entrer dans une grande piece dont la fenetre donne sur la place de Greve. --Mais Claude! Claude!... --Eh bien, Claude, tu le trouveras aupres de Farnese!... Va maintenant. Je t'avais promis que ta vengeance, pour etre retardee, n'en serait que plus complete! Belgodere eut un rauque grognement et s'elanca hors de la maison de Fausta. Apres le depart de Belgodere, Fausta s'etait mise a ecrire. Voici ce qu'elle ecrivit: "Votre rebellion meritait un chatiment. C'est pourquoi je vous ai inflige une souffrance proportionnee a votre faute. Puisque la rebellion etait causee par votre fille, j'ai voulu que la souffrance vous vint de votre fille. Et c'est pourquoi je vous ai dit qu'elle etait morte. Mais vous etes mon disciple bien-aime. Je ne veux pas que la punition se prolonge... Cardinal, apprenez donc que Violetta n'est pas morte. Si vous voulez la revoir, trouvez-vous demain matin dans notre logis de la place de Greve, et, a l'homme qui, un peu avant dix heures, vous viendra voir, demandez de vous la montrer: il vous la montrera." "Votre tres affectionnee qui attend votre retour." Alors Fausta laissa tomber dans sa main sa tete alourdie et murmura: "J'atteins et je frappe Farnese. Mais comment atteindre et frapper Pardaillan avant de le livrer a Guise?... Le pere assistera au supplice de Violetta... pourquoi l'amant n'y assisterait-il pas?" XXXIII LA CHEVALIERE Fausta, longtemps, demeura immobile. Jusqu'a cette minute, elle avait lutte contre la passion. Maitresse de ses sentiments, elle avait meprise les premiers avertissements de l'amour. Maintenant, la tempete d'amour grondait en elle. Et, courbee, dechue de sa propre magnificence, elle ralait un cri sublime: "J'aime! oh! j'aime!" Et, comme elle sentait sa pensee vaciller et tituber, soudain un tableau se forma devant ses yeux. Elle etait a la fenetre de la maison sur la place de Greve. Une foule enorme roulait sur la place... Guise apparaissait parmi les acclamations... puis les trompettes sonnaient une fanfare, et Crilion apparaissait... Et, alors, elle revoyait l'episode... un homme tenait tete au roi de Paris et semblait, de son regard, faire refluer la foule menacante... et Pardaillan, la rapiere haute vers le ciel, marchait a travers la multitude qui tourbillonnait... C'est la qu'elle l'avait vu pour la premiere fois! C'est ainsi qu'elle le revoyait!... C'etait de la que datait son amour!... "Je l'aimais deja, rala-t-elle au fond d'elle-meme, Violetta morte, je l'aimerai encore!..." Plongee dans ses reflexions, elle cherchait une conclusion digne d'elle. Jamais jusqu'alors, dans la vie etrange, fabuleuse, fantastique qui etait sa vie, elle n'avait eu de longues hesitations: l'acte, chez elle, suivait toujours immediatement la pensee. Cette conclusion qu'elle s'imposa, nous la donnons ici comme preuve de son intrepidite d'ame. "J'aime, dit-elle. Ceci est avere. Si affreuse que soit l'aventure, rien ne peut faire qu'elle ne soit pas; j'aime ce Pardaillan, moi qui ai souri de l'amour que m'offraient les plus beaux gentilshommes de Rome, de Milan, de Florence... Et, moi qui n'ai jamais aime, je suis frappee a mon tour... j'aime cet homme qui m'a regardee en face..." Elle haletait, elle souffrait vraiment une torture physique devant la decision qu'elle prenait. "Je ne dois pas aimer!... Ceci est une epreuve que m'impose l'Esprit supreme, et dont je dois sortir victorieuse. Une ame comme la mienne n'est pas faite pour d'ordinaires passions: j'aimerai cet homme tant qu'il vivra. Donc il faut qu'il meure!..." Elle eut un tressaillement. Son oeil flamboya d'orgueil: "Mort, je l'aimerai peut-etre encore... mais il ne sera plus en moi que le souvenir melancolique d'un mal passe, gueri par ma volonte. Pardaillan mourra! Et, pour que mon triomphe sur moi-meme soit veritable et complet, c'est de ma main que mourra Pardaillan!..." Elle se leva a ces mots et acheva: "Que je le tienne devant mon epee, qu'il soit une fois vaincu... vaincu par moi!... Et peut-etre le dedain de sa defaite etouffera-t-il jusqu'au souvenir de mon amour!..." Elle tira son epee, l'examina attentivement. Elle avait repris tout son calme et elle souriait. Elle ploya l'acier dans ses deux mains. Alors Fausta s'enveloppa d'un manteau, placa sur son visage un large masque de velours et assura son feutre sur les torsades noires de ses cheveux. Elle jeta un coup d'oeil sur une horloge: elle marquait trois heures du matin. "Le jour va bientot paraitre, fit-elle. Il est temps!..." Elle siffla trois fois au moyen d'un sifflet d'argent qu'elle portait toujours suspendu a son cou. Un homme parut. --Nous allons en expedition, dit Fausta. --Combien d'hommes d'escorte? --Vous seul, cela suffira. Alors Fausta sortit de la maison a pied,, suivie de ce seul homme. Les rues de Paris etaient noires encore, et la solitude etait profonde. Mais quelques vagues lueurs eparses indiquaient que l'aube etait proche. Fausta marchait d'un pas souple et rapide. En route, elle donna des instructions a son compagnon; sans doute ces instructions etaient bien etranges puisque l'homme ne put retenir un geste d'etonnement. Lorsqu'ils arriverent devant l'auberge de la Deviniere, Fausta s'arreta dans la rue. L'homme la regarda comme si, hesitant encore, il eut demande une confirmation des ordres qu'il avait recus. --Allez, dit simplement Fausta. Alors l'homme heurta a differentes reprises le marteau de la porte... Le chevalier de Pardaillan dormait de tout son coeur lorsqu'un laquais vint le reveiller en lui disant qu'un etranger, malgre l'heure extraordinaire, voulait lui parler a tout prix. Pardaillan objecta qu'il avait pris l'habitude de dormir la nuit et qu'il trouvait fort deplaisant d'etre reveille au moment ou il faisait un tres beau reve, et il ajouta: --Sache, maraud, que je ne me leverais a cette heure que pour deux choses egalement respectables: pour recevoir une honnete dame, ou pour me battre avec un ennemi presse. Et Pardaillan se tourna du cote du mur en menacant le laquais de le jeter par la fenetre, s'il ne le laissait reprendre son reve au point ou il l'avait quitte si malencontreusement. --Monsieur le chevalier, dit une voix, si ce n'est pour les deux motifs indiques par vous qu'on vient vous reveiller, c'est tout au moins pour l'un d'eux. Pardaillan se retourna, s'accouda et apercut l'etranger qui, ayant suivi le laquais jusqu'a la porte, avait assiste a ce colloque. --Ah! ah! dit le chevalier, c'est donc une dame qui me veut voir? L'homme garda le silence. ---C'est donc quelqu'un qui me veut pourfendre des l'aurore? L'homme s'inclina sans repondre. --C'est bien, dit alors Pardaillan, dans dix minutes je suis a vous, monsieur. Il s'habilla sans hate en sifflotant une fanfare de chasse. Puis il ceignit sa bonne rapiere, descendit dans la salle commune et apercut le meme etranger, qui le pria poliment de l'accompagner jusque dans la rue. Le chevalier obeit a cette invitation et s'assura par un rapide regard que la rue etait parfaitement deserte. L'homme attendit que le garcon de la Deviniere eut referme la porte. Alors il se tourna vers Pardaillan, retira son chapeau et dit: --Vous etes bien le chevalier de Pardaillan? --En chair et en os, mon cher monsieur, et vous? --Moi, monsieur le chevalier, je suis l'ecuyer d'un seigneur qui desire ne pas se nommer. Au nom de mon maitre, je viens vous porter defi, vous declarant convaincu de lachete si vous n'acceptez le cartel. Pardaillan se mit a rire. --Cornes du diable! fit-il, je pourrais vous repondre, sire ecuyer, qu'il est dans les usages de la chevalerie de savoir au moins avec qui l'on va se couper la gorge. --Mon maitre vous dira son nom quand il vous aura couche sur la chaussee. A ce moment, de l'ombre epaisse d'un mur se detacha une apparition qui s'avanca, s'arreta devant Pardaillan et fit signe a celui qui s'etait donne pour ecuyer. Celui-ci, sans plus rien dire, salua le chevalier, s'inclina devant le nouveau venu et, sans tourner la tete, s'eloigna. Pardaillan et l'inconnu se trouverent seuls en presence. Le chevalier avait jete un ardent regard sur cette apparition. Son etrange adversaire paraissait etre un jeune homme d'une vingtaine d'annees, en qui on devinait la force nerveuse et souple d'un etre habitue aux exercices du corps. --Monsieur, dit alors le chevalier en reprenant cet air d'insouciance qui lui etait habituel, vous n'avez pas voulu me dire votre nom; et, bien que ceci soit contre toutes les regles, je n'insiste pas pour le connaitre; mais, enfin, ne pourrais-je savoir pourquoi vous me voulez occire? Tout en parlant, il cherchait a etudier l'inconnu. Il esperait le reconnaitre a la voix, mais l'inconnu, a son discours, ne repondit qu'en tirant sa rapiere. Le chevalier salua et degaina aussitot. --Monsieur, reprit-il, avant d'engager les fers, je vous prie de remarquer que j'ai toutes les raisons possibles de demeurer cache dans Paris; malgre cela, je n'ai pas hesite a me rendre a votre invitation. Contre tant de deference que je vous temoigne, vous pourriez me rendre un service. Pourriez-vous me dire comment et par qui vous avez su que je passais la nuit a la Deviniere? Pour toute reponse, l'inconnu tomba en garde. --Vous n'etes pas galant, monsieur, dit Pardaillan, et, a mon grand regret, je vais etre oblige de vous arracher votre masque. Defendez votre visage... je vous promets de ne pas tirer ailleurs qu'au masque. Depuis quelques instants, les epees etaient engagees, et le cliquetis des fers troublait seul le silence. Des le premier engagement, Pardaillan eut un moment de surprise: il s'etait battu cent fois peut-etre, il connaissait les plus fines lames du royaume, il avait dans la main les passes les plus difficiles et, cette fois, il trouvait un redoutable adversaire. Jamais il n'avait rencontre poignet plus souple et plus ferme, rapiere plus vivante, pointe plus menacante. Il essaya de faire rompre l'inconnu. Celui-ci demeura ferme, cloue sur place, les epaules effacees, n'offrant aucune prise. Soudain, il se detendit comme un ressort, et ce fut Pardaillan qui dut faire un bond en arriere... --Mes compliments, dit le chevalier, avec un coup pareil, vous aviez toutes les chances de me tuer... toutes moins une. C'est justement cette une qui me sauve! A son tour, il attaqua, et peut-etre, avec sa science consommee de l'escrime, trouva-t-il a diverses reprises l'occasion de toucher son adversaire a la poitrine. Mais Pardaillan avait dit qu'il ne toucherait qu'au visage. Maintenant le jour grandissait; tout a coup l'un des deux combattants venait de jeter un cri terrible, le cri de l'homme blesse a mort... Pourtant, aucun des deux adversaires ne tombait!... Celui qui avait pousse ce cri, c'etait l'inconnu. Pardaillan, apres une serie d'attaques combinees avec un art superieur, l'avait touche au front... La pointe avait traverse le masque qui, arrache, etait demeure fixe au bout de la rapiere. --Une femme!... fit Pardaillan stupefait... Et il abaissa la pointe de sa rapiere. Fausta portait au front une petite tache rouge: une gouttelette de sang. Elle leva la tete vers le ciel et peut-etre songea-t-elle que cette blessure n'atteignait pas seulement son front, mais quelque chose de. plus profond qui etait en elle depuis des annees... la foi... Oui, c'etait cette foi qui etait touchee en elle, blessee pour la premiere fois. Fausta se vit dechue. Pardaillan, d'un geste tranquille, releva son epee. Il recula de deux pas, souleva son chapeau et s'inclinant: --Si j'avais su avoir l'honneur de croiser le fer avec la princesse Fausta, dit-il, je vous jure, madame, que je me fusse laisse toucher. Il appuya sur ce mot a double sens. Fausta le considera d'un regard flamboyant et riposta par ce seul mot: --Defendez-vous... Pardaillan rengaina son epee. Elle marcha sur lui, pantelante d'amour et de haine ecumante, splendide et terrible. Elle saisit son epee par le milieu de la lame et, cette epee, devenue poignard, elle la leva sur le chevalier et se rua, sans un cri, sans un mot. Pardaillan, d'un geste prompt, saisit le poignet de Fausta d'une main, l'epee de l'autre; presque a la meme seconde elle se trouva desarmee et, jetant un deuxieme cri pareil a celui qu'elle avait pousse lorsqu'elle avait ete atteinte au front, elle recula en portant les deux mains a son visage. Pardaillan prit l'epee de Fausta par la pointe, et lui tendit la poignee en s'inclinant. --Madame, dit-il avec une sorte d'emotion, je n'ai pour tout bien au monde que ma pauvre vie a laquelle je tiens encore quelque peu; excusez-moi donc de la defendre, et pardonnez-moi d'etre oblige de faire couler les larmes precieuses que je vois dans vos yeux, faute de ne pouvoir laisser couler mon sang. --Oh! demon! rala-t-elle dans un sanglot, demon que l'enfer a jete sur ma route pour me tenter, pour me desesperer, tu m'as vaincue deux fois, dans mon coeur et dans mes armes. Mais ne te hate pas de triompher. Je t'arracherai de mon coeur par l'exorcisme. Et quant a ton coeur a toi... va! la place de Greve, tout a l'heure, me vengera! Ces paroles insensees, elle les prononca d'une voix si sourde que le chevalier les entendit a peine. Deposant alors l'epee aux pieds de Fausta, il se recula. Mais Fausta secoua violemment la tete. Elle leva son pied nerveux et en frappa l'epee qui se brisa. --Adieu, dit-elle, ou plutot a bientot vous revoir. Car j'espere bien que vous serez aujourd'hui a dix heures sur la place de Greve... --La place de Greve! murmura Pardaillan tandis qu'elle s'eloignait. Voici la deuxieme fois qu'elle en parle. Pourquoi? Le moment me semble donc venu d'ouvrir l'oeil. Et, pour commencer, il s'agit de decamper de la Deviniere. Alors il se baissa, ramassa les deux troncons d'epee et les examina. --Peste! murmura-t-il, une lame des ateliers de Milan, si j'en crois cette marque!... C'est que cette damnee princesse en jouait joliment. A ce moment, le jour etait tout a fait venu. Pardaillan alla frapper a la porte de la Deviniere encore fermee et, etant entre dans l'hotellerie, se dirigea vers la chambre qu'occupait le duc d'Angouleme. --Il nous faut demenager, dit-il; si nous avons trouve hier que le sejour de notre hotel n'etait pas trop sur, il se trouve maintenant que cette auberge est encore moins sure. Mais quoi! deja leve, mon prince?... ou plutot... vous ne vous etes pas couche?... Hein?... Que vois-je?... un pistolet tout charge sur cette table?... Charles mit la main sur le pistolet. Il etait pale. --Vous voulez mourir? dit Pardaillan. --Oui! repondit Charles simplement. Puisqu'elle est morte. --C'est donc chez vous une resolution? --Irrevocable, dit Charles d'une voix ferme et sombre. Pardaillan, recevez ici mes adieux. --Je veux bien, dit Pardaillan, en surveillant etroitement tous les mouvements du jeune homme, je veux bien recevoir vos adieux. Mais, que diable, est-ce donc une chose si pressee que de vous loger une balle dans la tete ou dans le coeur? Je crois avoir ete pour vous un ami fidele... Et si, a mon tour, j'ai besoin de vous!... Si je viens faire appel a votre amitie! --Parlez donc, chevalier... je suis pret. Qu'exigez-vous de moi? --Rien, ou presque rien: d'attendre a demain pour me faire les adieux en question. Charles reposa sur la table le pistolet qu'il avait saisi. Pardaillan s'en empara aussitot. --Chevalier, dit le duc d'Angouleme, je comprends l'effort supreme que tente votre amitie. Vous esperez, en gagnant du temps, me rattacher a la vie. Detrompez-vous. J'aimais Violetta, reprit-il avec une exaltation croissante, vous ne pouvez savoir ce que cela signifie, vous qui n'avez pas les sentiments de tout le monde, et qui peut-etre n'avez jamais aime... Je n'etais plus en moi, j'etais en elle. Sa mort est donc ma mort. Je vous disais que je souffre. C'est faux. La verite est que je ne vis plus. Chevalier, c'est tout de suite que je dois mourir. Pardaillan saisit les poignets du jeune homme. Une violente emotion s'emparait de lui. Il comprenait que Charles, arrive au paroxysme de la douleur, allait se tuer. Coeur faible, si tendre et si pur dans cette toute premiere jeunesse. Charles succombait au premier coup du malheur. Pardaillan le vit perdu. --Mon ami, murmura-t-il d'une voix tremblante, mon enfant, vivez pour moi qui ne suis plus attache a la vie que par une vieille haine et qui, depuis que je vous connais, ai fait ce reve de m'y attacher encore pour une affection! Charles secoua la tete et son regard mome se fixa sur le pistolet. --Il le faut donc! fit Pardaillan. Il avait une nature trop absolument eprise d'independance, un ami trop sur, une conscience trop libre, un esprit trop large: l'idee ne pouvait lui venir de s'opposer par la force au geste supreme qui allait delivrer son ami. --Adieu, Pardaillan, dit Charles d'une voix ferme. Pardaillan deposa le pistolet sur la table. A cet instant tragique la porte s'ouvrit, Picouic entra et cria: --Monseigneur, il est retrouve! Il est revenu! Il est la!... --Qui ca? hurla Pardaillan. Qui est revenu? Qui est la?... --Moi! fit une voix large, grasse, burlesque et lugubre. Croasse apparut. --Moi, continua-t-il, qui, au prix de mille dangers, ai decouvert le secret de l'abbaye de Montmartre, moi qui ai vu, cette nuit, enlever la pauvre petite Violetta, et qui... Le croassement s'arreta net dans la gorge de Croasse. Un double cri delirant retentit. Pardaillan et Charles bondirent ensemble sur Croasse et l'entrainerent dans l'interieur de la chambre. --Qu'as-tu dit haleta Charles, plus livide devant cette esperance qu'il ne l'avait ete devant la mort. --Que tu as vu Violetta cette nuit? rugit Pardaillan. --Oui! fit Croasse avec un rauque soupir. Charles chancela. Un ineffable sourire transfigura le jeune homme. Alors, Croasse fut accable de questions. De l'ensemble de ses reponses, il resulta que Violetta avait ete enlevee de l'abbaye de Montmartre et conduite dans une autre prison. Charles, suspendu aux levres de Croasse, l'ecoutait comme il eut ecoute un messie. Celui-ci raconta, en se donnant le beau role, l'enlevement de la pauvre Violetta. Il raconta comment il avait lutte contre les sbires de mauvaise mine et comment, malgre ses efforts, il n'avait pu sauver la pauvre Violetta. Alors, desespere de son echec, il a cherche a retrouver le duc et Pardaillan. La verite, comme on s'en doute, etait beaucoup plus simple. Apres le depart de Belgodere et de Violetta. Croasse etait descendu de sa soupente, s'etait esquive, avait attendu dans les marecages l'ouverture des portes de Paris et, comme l'ordre du duc de Guise etait de ne laisser sortir personne, mais non d'empecher d'entrer, il avait bravement penetre dans Paris. Si Charles d'Angouleme et Pardaillan n'ajoutaient que peu de foi a l'odyssee extraordinaire de Croasse. ils n'en laisserent rien paraitre. L'essentiel etait que Violetta fut vivante. Sur ce point. Croasse etait affirmatif et il n'y avait aucune raison de douter de sa parole. Mais alors, qu'avait-on fait de Violetta? Ou avait-elle ete entrainee? Tout a coup, Pardaillan palit. --La place de Greve! murmura-t-il. Pourquoi la damnee Fausta a-t-elle parle de Violetta?... Pourquoi m'a-t-elle donne rendez-vous ce matin a dix heures, sur la place de Greve?... Il jeta les yeux sur l'horloge. Elle marquait neuf heures et demie. --En route! dit-il d'une voix qui fit frissonner Charles. Duc, armez-vous solidement... et suivez-moi!... --Ou allons-nous?... haleta Charles. --A la place de Greve! repondit Pardaillan qui s'elanca. XXXIV LES DEUX PERES Belgodere avait acheve la nuit sur la place de Greve, suivant les allees et venues des aides qui construisaient les machines destinees au supplice de Madeleine et Jeanne Fourcaud. Ces machines, d'une formidable simplicite, consistaient en deux potences pareilles a toutes les potences. Seulement, autour de chacune de ces potences, on avait entasse des fascines methodiquement disposees, et, au-dessus des fascines, des pieces de bois sec. A la corde, on pendait le ou la condamnee. Puis on mettait le feu aux fascines, les flammes montaient, enveloppaient le corps, brulaient enfin la corde; le corps tombait dans le brasier et achevait de se consumer. Belgodere assista donc a ces preparatifs. Lorsque les deux buchers furent termines autour des deux potences, il vit que les memes ouvriers edifiaient un large echafaud auquel on accedait par quatre marches et qui fut entierement recouvert d'un tapis. C'etait pour Guise et sa suite. Cependant, le jour venait et, a mesure que la lumiere inondait la place, elle se remplissait peu a peu de monde. De tous les coins de Paris, des groupes endimanches et rieurs arrivaient et prenaient place. Vers huit heures, une compagnie d'archers de la Ligue s'avanca sur la place. Des acclamations retentirent: le moment approchait. Belgodere allait et valait dans cette multitude. Un livide sourire crispait ses levres. Il lui semblait que cette masse enorme de peuple etait la pour celebrer sa vengeance. Il s'etait approche de cette partie de la place qui bordait le fleuve et qui etait la greve proprement dite. La, une litiere venait d'arriver. Elle s'etait placee de facon que les personnes qu'elle contenait pussent embrasser toute la scene. Une vingtaine d'hommes armes d'epees et de poignards entouraient cette litiere, dont les rideaux de cuir etaient fermes. Un instant, ces rideaux s'entrouvrirent, et Belgodere apercut l'interieur tapisse de satin blanc. Une tete pale se montra, puis disparut... Si rapide qu'eut ete cette apparition, le bohemien l'avait reconnue: "La Fausta!" murmura-t-il A ce moment, une fanfare de trompettes retentit sur la place, des exclamations delirantes eclaterent dans un roulement de tonnerre. De la rue du Temple debouchait un quadruple rang de cavaliers aux toques ornees de touffes de plumes, aux pourpoints de soie cramoisie sur lesquels se detachait l'ecusson de Guise. Ils levaient vers le ciel le pavillon de leurs trompettes et leur eclatante fanfare semblait annoncer la venue de quelque roi tout-puissant. Derriere eux venaient les gardes particuliers de Henri de Guise, somptueusement vetus de drap d'or, portant a l'epaule d'etincelantes hallebardes, le capitaine des gardes et les officiers a cheval. Et, enfin, seul dans un large espace laisse vide, monte sur un magnifique alezan aux naseaux de feu, vetu de soie blanche, le manteau cramoisi sur les epaules, le duc de Guise apparaissait, soulevant sur son passage une longue rumeur de vivats. Derriere lui, la foule de ses gentilshommes, avec des costumes de parade etincelants de broderie, passait clans un cliquetis d'eperons et d'epees. Henri de Guise et ses gentilshommes mirent pied a terre et prirent place aussitot sur les sieges de l'echafaud eleve en face des deux buchers, et presque au meme instant, au loin, du fond de la rue Saint-Antoine, arriverent en rafales sinistres des mugissements sourds, et c'etait des cris de haine et de mort... c'etait les deux condamnees qu'on allait livrer a la justice du peuple et qu'on amenait au supplice... Alors Belgodere regarda la grande horloge de l'hotel des prevots: elle marquait bientot dix heures!... Il marcha vers la maison que lui avait signalee Fausta, heurta rudement. La porte s'ouvrit aussitot. Un serviteur vetu de noir apparut et, avant que le bohemien eut ouvert la bouche, demanda: --Vous venez de la part de la princesse Fausta? Entrez! Monseigneur se meurt d'angoisse a vous attendre! Deja le serviteur l'entrainait, le bohemien se trouva devant l'entree d'une vaste piece a demi obscure. Il ecarquilla les yeux et vit le prince Farnese qui, les traits bouleverses, venait a sa rencontre. Puis, il gronda dans une sorte de rugissement de joie furieuse: "Il est la!..." Il!... C'etait Claude!... Oui, Claude etait la. Depuis le pacte qu'ils avaient signe, le prince Farnese et maitre Claude, le cardinal et le bourreau, se voyaient a tout moment, unis dans une commune pensee: tuer Fausta qui avait tue Violetta. Lorsque Farnese eut recu, dans la nuit qui venait de s'ecouler, la lettre de Fausta qui lui annoncait que sa fille etait vivante, Claude se trouvait pres de lui. Le reste de cette nuit fut pour les deux hommes une effroyable serie d'angoisses. Lorsque le jour se leva et filtra a travers les volets fermes, ils se virent si changes, si pitoyables avec des visages empreints d'une telle angoisse, qu'ils se firent peur. Farnese, le premier, secoua cette torpeur morbide et, appelant un serviteur, lui donna des ordres. --Attendons! dit-il alors. Farnese demeura immobile, les bras croises. Claude se mit a marcher lentement. Il leur semblait qu'ils vivaient dans un reve. Tantot la lettre de Fausta leur paraissait toute naturelle, et parfois ils croyaient qu'elle avait menti. Mais pourquoi Fausta aurait-elle menti? Dans quel but? A la longue, l'attention de Farnese se concentra sur les bruits qui s'enflaient. Dans l'anormale surexcitation de cette attente fievreuse, il en vint a imaginer une mysterieuse connivence entre la lettre de Fausta et ces clameurs qu'il entendait. Il alla a la fenetre, repoussa legerement les volets. La Greve lui apparut soudain, avec ses deux poteaux de supplice, ses deux buchers, son estrade, sa foule immense, vision tragique, effrayante, qui le fit reculer. --Qui va-t-on executer? demanda-t-il d'une voix terrible en saisissant le bras de Claude. Claude demeura un instant hebete d'horreur. En lui aussi, tout a coup, s'operait la connivence mysterieuse entre l'idee de Violetta et l'idee d'execution. Il bondit a la fenetre et, hagard, considera ce qui se passait. Un cri de mort, un nom repete par les mille gueules du monstre qui se roulait autour des buchers. Ce nom lui apprit la verite. Il sourit. --Rassurez-vous, dit-il. Je me souviens. On pend ce matin les Fourcaudes... --Les filles du procureur Fourcaud?... --Ses filles? dit Claude en tressaillant violemment. Oui!... Ses filles!... Jeanne et Madeleine... --Pourquoi savez-vous leurs noms? demanda le cardinal, heureux de penser un instant d'autres pensees. --Tout le monde le sait, dit Claude. Et tout bas, d'un murmure indistinct, plus pale encore qu'il n'etait la minute d'avant: "Jeanne et Madeleine!... Les filles de Fourcaud!... De Fourcaud!... Helas! pouvais-je prevoir cela quand..." Un coup de marteau exterieur ebranla la grande porte et repercuta de sourds echos jusqu'a eux. --Le voila! murmura Farnese d'une voix eteinte. Claude ne dit rien, mais ses yeux se riverent sur la porte. Au dehors, un immense hurlement monta. --Les voila! Les voila! Les voila! Les Fourcaudes! Ils n'entendirent pas cette clameur funebre qui se dechainait. Ils n'entendirent que le pas precipite de celui qui montait l'escalier, de celui qui allait leur montrer Violetta vivante... et la leur rendre sans doute!... Farnese, la tete en feu, s'avanca, chancelant, vers la porte. Claude voulut s'elancer... A ce moment cette porte s'ouvrit et l'ancien bourreau demeura cloue sur place. Et--devenait-il fou?--a cette minute ou la pensee de Violetta eut du occuper son esprit et son ame, voici ce qu'il songea: "Lui!... Lui!... A l'heure ou les Fourcaudes montent au bucher!... Oh! l'abominable fatalite!..." Et, alors, il recula, comme si la vue de Belgodere l'eut affole d'horreur. Farnese, du premier coup d'oeil, reconnut le bohemien a qui il avait parle sur cette meme place de Greve! Le bohemien a qui il avait donne l'ordre de conduire Violetta au palais Fausta!... Sa fille... Le bohemien devait savoir ou se trouvait Violetta! Farnese eut un rugissement de joie folle, saisit le bras de Belgodere et balbutia: --Ma fille! Ou est ma fille? --Sa fille! gronda le bohemien. Est-ce qu'il est fou, celui-la?... A cet instant, il apercut Claude, se debarrassa d'un geste brusque de l'etreinte du cardinal et marcha sur l'ancien bourreau. Claude fremit. --Voici longtemps que nous ne nous etions vus, dit Belgodere avec un rire effroyable... Depuis le jour ou tu m'as refuse de me montrer mes enfants, ne fut-ce qu'une minute!... Le regard de Claude se tourna vers la fenetre avec une indicible expression d'effroi. --Ecoutez-moi, murmura-t-il d'une voix humble, je croyais bien faire... sauver ces pauvres petites dans leur corps et dans leur ame... oh! je vous jure, celui qui les prenait etait un homme de bien... --Sauver mes filles! gronda Belgodere. Sauver des enfants en les arrachant a leur pere! Fameux!... Ainsi, digne bourreau, tu ne t'es pas demande ce que le pere allait souffrir... Et tu ne t'es pas dit que je cherchais a te rendre deuil pour deuil, souffrance pour souffrance!... Claude se redressa. Que dis-tu? begaya-t-il. --Ta Violetta! Qui te l'a enlevee? Dis! Le sais-tu? C'est moi!... Moi! Comprends-tu cela?... Eh bien, bourreau!.. Tu ne dis rien!... Veux-tu me dire ce que tu as fait de Flora?... ce que tu as fait de Stella? Moi je te dirai ce que j'ai fait de Violetta!... --Cet homme a tue ma fille! gronda Farnese. --Tue! hurla Claude. Est-ce cela que tu devais nous annoncer!... Oh!... malheur sur toi, si cela est!... Belgodere eclata de rire. --Dent pour dent! grinca-t-H. Tu veux ta fille?... Tu veux la voir?... Ce matin, on pend, on brule les Fourcaudes!... Il y en a bien une sur le bucher!... L'autre n'y est pas!... L'autre Fourcaude, sais-tu qui c'est? Eh bien, regarde!... D'un bond, Claude fut a la fenetre; Farnese delirant se rua aussi, Un cri lugubre dechira l'espace. --Violetta!... La! La!... Au bucher!... Violetta!... --Violetta au bucher! rugit Claude. Claude regarda... Sur le bucher de gauche se balancait le corps de l'une des Fourcaudes deja pendue, et les flammes l'enveloppaient... L'autre Fourcaude, a ce moment, etait entrainee au bucher de droite... Et celle-ci, c'etait Violetta!... Claude empoigna Belgodere par le cou: terrible, effroyable a voir, avec un visage sans expression humaine, il se pencha et, dans ce mouvement, forca le bohemien a se pencher. Et la voix de Claude, voix rauque, voix a l'intraduisible accent, a l'oreille de Belgodere hurla ces paroles: --Regarde a ton tour!... Regarde, demon!... Regarde le corps de Madeleine Fourcaud!... Regarde!... La corde se brise!... Regarde!... La voila dans les flammes!... Belgodere!... Belgodere!... Celle qui brule ne s'appelle pas Madeleine!... Elle s'appelle Flora et c'est ta fille!... A ces mots, Claude, d'un mouvement frenetique, repoussa Belgodere dans la chambre et, avec une imprecation sauvage, enjambant l'appui de la fenetre, il sauta dans le vide. Belgodere avait pousse un de ces hurlements sinistres comme en ont les fauves qu'on egorge. Ainsi que dans un cauchemar, il vit Claude traverser l'espace, tomber, rouler sur le sol, puis se relever, et, la dague a la main, se ruer sur la multitude, vers le bucher... vers Violetta... Belgodere tendit les bras, des larmes de sang coulerent sur son visage monstrueux. Tout a coup, il sursauta... Stella il ne l'avait pas reconnue cette nuit, mais il allait la retrouver, elle lui resterait. Il s'elanca. Il se rua... Et, tout a coup, il se sentit saisi a l'epaule par une main de fer. Son regard se fixa sur l'homme qui l'arretait. --Qui es-tu? Que veux-tu? gronda-t-il. --Je suis le pere de Violetta, dit Farnese d'une voix glaciale. Et tu vas mourir ici!... --Le pere de Violetta! vocifera Belgodere, stupide d'etonnement. Le pere de Violetta, c'est Claude!... --Le pere de Violetta, c'est moi! clama Farnese avec un accent de surhumain desespoir. Et, puisque c'est toi qui l'as tuee, meurs donc? Meurs et sois damne!... En meme temps, la dague de Farnese jeta un eclair. Mais les emotions qui venaient de le bouleverser avaient acheve de briser en lui les ressorts de la vie... La dague ne s'abattit pas! Le cardinal ouvrit les bras tout grands, tournoya sur lui-meme et s'abattit comme une masse, evanoui... Belgodere s'elanca, descendit l'escalier en quelques bonds, et se prit a courir vers la porte Montmartre. De la place de Greve une rumeur montait... Farnese, pantelant, se traina vers la fenetre... XXXV L'EPOPEE Le duc de Guise et sa brillante escorte avaient mis pied a terre pres de l'estrade qui avait ete preparee pour eux: le flot de gentilshommes, dans le bruissement soyeux des manteaux de satin, monta les marches de l'estrade. Un page aux couleurs de Guise prit place parmi les pages du duc. Celui-ci, ayant salue une fois encore la foule immense qui l'acclamait, s'assit dans un fauteuil plus eleve que les sieges reserves aux gentilshommes. Derriere le fauteuil se rangerent les huit pages, le poing sur la hanche. Ils ne temoignerent aucune surprise a voir ce neuvieme page se glisser parmi eux et prendre d'autorite la place d'honneur, c'est-a-dire se poster juste derriere le duc, de facon a toucher presque le dossier du fauteuil. En arriere des pages prirent place Maineville, Bussi-Leclerc, Maurevert, et la foule des gentilshommes, escorte royale de ce chef qui n'osait etre roi. Tout a coup. Guise palit. Les gentilshommes de l'estrade fremirent et se leverent. D'un groupe nombreux et discipline, masse au pied de l'estrade, un cri nouveau venait de se lever. Et ce cri, on le poussait sur un signe que venait de faire le page inconnu place derriere le fauteuil du duc. Et c'etait hurle d'une voix terrible, imperieuse: --Vive le roi!... --Vive le roi! Vive le roi! repeta la multitude exaltee. Le page se pencha sur le dossier du fauteuil, et, tandis que Guise balbutiait d'indistinctes paroles, murmura d'une voix ferme: --Roi de Paris, voici l'occasion d'etre roi de France!... Le duc se retourna vivement. --Vous, madame! Vous, princesse Fausta! ici! sous ce costume!... dit-il plein d'emotion. --Je suis ou vous etes, et peu importe le costume puisque je porte votre blason. Duc, agirez-vous aujourd'hui! Ce peuple, tout a l'heure, va vous porter sur ses epaules jusqu'au Louvre, si vous le voulez!... --Oui! Eh bien, oui! fit le duc haletant, ebloui. --Vous marchez sur le Louvre, duc!... Et ce soir, roi de France, vous couchez dans le lit d'Henri de Valois... --Oui, oui, repeta le duc de Guise qui, a ce moment, se dressa tout debout et salua longuement comme s'il eut enfin accepte cette royaute que lui offrait tout un peuple. Alors, sur l'estrade et autour de l'estrade, sur toute la place rugissante, ce ne fut qu'une enorme clameur, tandis que des milliers de bras frenetiques agitaient des chapeaux ou des echarpes et que de toutes les fenetres tombait une pluie de fleurs. --Vive le roi! Vive le roi!... Fausta leva au ciel un regard flamboyant. A ce moment, du fond de la rue Saint-Antoine, arriva jusqu'a la place une rumeur sinistre. --Les voila! Les voila! Les cris de mort, des lors, se melerent aux acclamations. --Vive le roi!... Mort aux huguenots!... Les deux condamnees apparurent a l'encoignure de la place et furent saluees par un hurlement sauvage, immense, capable de donner le frisson. Guise venait de reprendre place dans son fauteuil. Derriere, sur lui, se penchait a demi Fausta. Les yeux de Guise etaient braques sur Madeleine Fourcaud qui, la premiere, faisait son entree sur la place. --Belle fille! dit Guise. Autour de lui on se mit a rire. Elle etait belle, en effet, avec ses longs cheveux noirs, sa peau brune et mate, doree, semblait-il, comme si elle eut ete la descendante de quelque gitane. L'enorme hurlement funebre se dechaina plus violent, plus apre, plus sauvage... Madeleine atteignit le bucher qui lui etait destine!... Madeleine!... Flora.... la fille ainee de Belgodere. Elle jeta autour d'elle un regard mourant qu'emplissait la supreme angoisse de la mort. Au meme instant, elle fut saisie par les aides, accrochee par le cou, et une acclamation retentit: Madeleine Fourcaud, vetue de sa longue tunique blanche, se balancait au bout de la corde... Guise regardait et repetait: --Belle fille, par ma foi! belle... Le dernier mot s'etrangla dans sa gorge. Ses yeux exorbites venaient de se fixer sur la deuxieme condamnee qu'on trainait a son bucher. --A l'autre! hurlait le peuple. Et, cette autre. Guise la voyait! Cette autre, c'etait celle qui hantait ses reves, celle qu'il aimait enfin, c'etait Violetta!... Toute blanche dans sa robe blanche, aureolee de ses cheveux d'or, elle marchait, sans comprendre peut-etre, et ses yeux d'un bleu presque violet erraient avec une douceur etonnee sur ce peuple qui hurlait a la mort. Tout a coup, elle vit le gibet! Elle vit le bucher! Elle eut un geste d'indicible terreur et elle se raidit... Guise poussa un rauque soupir. Comment Violetta etait-elle la, pres du bucher, a la place de Jeanne Fourcaud! Il n'y avait plus en lui qu'une pensee: la sauver a tout prix! Il se souleva a demi, pret a jeter un ordre... --Qu'allez-vous faire? gronda a son oreille une voix. Guise se tourna, hagard, vers Fausta, et incapable de prononcer un mot, d'un geste fou, lui montra Violetta. --Je sais, dit Fausta avec une effrayante douceur. Elle est condamnee. Il faut qu'elle meure... --Non, non! haleta Guise. --Sauvez-la donc, si vous pouvez!... Insense! Ne comprenez-vous pas que l'amour de ce peuple pour vous va se changer en haine! que, si vous lui arrachez une Fourcaude, vous n'etes plus le fils de David, le pilier de l'Eglise! que vous devenez le champion de l'heresie! qu'on ne vous portera pas au Louvre, mais a la Seine!... Guise retomba sur son fauteuil!... Il ne jeta pas l'ordre sauveur!... Il retomba, pour sa royaute, pour sa vie!... Il baissa la tete et murmura seulement: --Oh! c'est affreux! Je ne veux pas voir... Et il ferma les yeux. A cette seconde, des vivats, des applaudissements frenetiques eclaterent dans la foule; une bande, impatiente sans doute de bruler la deuxieme Fourcaude, venait de se ruer sur les gardes qui entrainaient Violetta... Fausta jeta un cri d'effroyable detresse... A la tete de cette bande, elle venait de reconnaitre un homme qui foncait tete basse, entrait comme un coin dans la multitude, parvenait jusqu'a Violetta et la saisissait. Et cet homme, c'etait Pardaillan!... Le chevalier de Pardaillan et le fils de Charles IX s'etaient elances de l'auberge de la Deviniere, suivis de Picouic. --Cher ami, disait Charles en courant pres de Pardaillan, je me sens revivre, puisqu'elle vit. Mais ou est-elle? Ah! pour la conquerir, je tiendrai tete a tout Paris!... --Tant mieux, monseigneur, tant mieux! dit Pardaillan d'une voix singuliere. Je ne sais si mon instinct me trompe, mais il me semble flairer une odeur de bataille... --Nous allons donc nous battre? Pour toute reponse, le chevalier grommela un juron et precipita sa marche. Que pensait-il? Que redoutait-il? Rien de precis. Il courait a la place de Greve parce que Fausta lui avait donne rendez-vous sur la place de Greve, en prononcant le nom de Violetta. Lorsqu'ils deboucherent, haletants et couverts de sueur, sur la place ou roulait le flot tumultueux, Pardaillan, s'adressant au premier bourgeois venu: --Que se passe-t-il? --Ne le savez-vous pas? on va pendre et bruler les damnees Fourcaudes en presence de Mgr de Guise. --Pauvres filles, murmura Pardaillan. Et, se mettant a jouer des coudes et des epaules, il s'avanca vers les buchers surmontes de leurs potences. --Bonjour, monsieur le chevalier, dit tout a coup pres de lui une voix feminine. Pardaillan considera attentivement la jeune femme fardee qui venait si hardiment de le saisir par le bras. --Ou diable vous ai-je vue, mignonne? --Quoi! vous ne vous souvenez pas de l'auberge de l'Esperance? La soiree ou vous vintes voir la bohemienne qui disait la bonne aventure?... --Loison! fit le chevalier avec un sourire. --Ah! vous vous rappelez mon nom! s'ecria gaiement la ribaude. Une rafale de hurlements interrompit Loison... C'etait Guise qui, a ce moment, debouchait sur la place. --Et que fais-tu ici? reprit Pardaillan attendri par le regard de gratitude admirative de la ribaude. --Dame, fit Loison, je cherche aventure. --Avec ton ami le Rougeaud? dit le chevalier en riant. Une nouvelle rafale de clameurs plus exasperees passa sur la Greve et empecha Loison de repondre. Cette fois, c'etait les Fourcaudes, les condamnees qui apparaissaient. A ce moment, Charles d'Angouleme etait a quelques pas de Pardaillan. Il tournait le dos au cote de la place par ou arrivaient les Fourcaudes. Son regard flamboyant s'etait fixe sur le duc de Guise dont il appelait le regard; sa main tourmentait la garde de sa rapiere; des pensees de folie envahissaient son cerveau; il meditait l'acte insense: bondir sur cette estrade, braver et provoquer le duc, le ravisseur de Violetta et l'assassin de Charles IX! Ce fut a ce moment que la ribaude Loison, se haussant sur la pointe des pieds pour voir, elle aussi, les condamnee, vit venir Madeleine... La ribaude esquissa le signe de croix, car elle etait bonne catholique. Mais sa main s'arreta soudain dans le geste qu'elle commencait. A cet instant meme, elle venait d'apercevoir la deuxieme condamnee... celle qu'on appelait Jeanne Fourcaud... --Oh! murmura-t-elle, voila qui est etrange! Pardaillan, lui aussi, venait d'apercevoir la condamnee. Pardaillan n'avait jamais vu Violetta. Mais il tressaillit et jeta un rapide regard du cote de Charles. Les paroles de Fausta resonnerent a ses oreilles... ce rendez-vous sur la Greve a dix heures... dix heures sonnaient a la grande horloge de l'hotel des prevots. Et ce fut dans cette seconde ou un doute effroyable traversait l'esprit de Pardaillan que la ribaude Loison murmura: --Oh! voici qui est vraiment etrange!... Je connais cette jeune fille!... --Tu la connais! haleta Pardaillan. --Certes!... Elle etait a l'auberge de l'Esperance avec le bohemien, avec les deux grands escogriffes, avec la diseuse de bonne aventure que vous avez emmenee... Ils l'appelaient Violetta... Le visage de Pardaillan se transfigura. Un sombre desespoir le convulsa. D'un rapide regard circulaire, il embrassa la Greve et cette foule enorme, pareille a un ocean demonte. Et ce regard s'emplit d'une immense pitie lorsqu'il se posa sur Charles d'Angouleme. --Allons, dit-il a haute voix, tentons l'impossible... Loison avait suivi pour ainsi dire la pensee du chevalier. --Il aime la condamnee! se dit-elle. C'est elle qu'il venait chercher a l'Esperance! Il va mourir pour elle! Et a son tour, dans le meme instant, Loison s'elanca, fonca a travers les groupes de bourgeois, si haletante, si furieuse et si echevelee qu'on s'ecartait avec des cris d'effroi et d'etonnement. Pardaillan atteignit Charles. Celui-ci se retourna et vit le chevalier tout blanc, qui etendait le bras vers la condamnee... Jeanne Fourcaud... A ce moment elle n'etait plus qu'a vingt pas du bucher, et, d'une voix etrange dont le calme eveillait des echos terribles, Pardaillan disait: --C'est la qu'il faut regarder!... Charles eut un chancellement soudain et un cri farouche. En meme temps, il s'elanca, suivant Pardaillan qui se ruait dans un elan furieux. Pardaillan avait tire sa puissante rapiere. Il la tenait par la lame et se servait de la lourde garde de fer comme d'une masse. Il bondissait. Si on ne s'ecartait pas, il assommait. Le pommeau de fer frappait a coups sourds, et des hommes tombaient a droite, a gauche... La foule s'ouvrait, eventree... ceux qui etaient devant lui, se retournant aux cris de douleur et d'epouvante, fuyaient a gauche, fuyaient a droite. Des remous formidables entrainaient des paquets d'hommes et Pardaillan passait, effrayant a voir avec son terrible sourire fige au coin de la levre. En un instant inappreciable, il y eut un large espace vide entre Pardaillan et les archers qui entrainaient Violetta. Violetta, dans cet instant ou, hagarde, folle d'horreur, elle avait la hideuse vision du bucher enflamme au-dessus duquel se balancait le corps de Madeleine, apercut Pardaillan qui accourait comme une trombe... et aussitot, pres de lui, elle vit Charles. Elle tendit les bras. Un ineffable sourire d'extase illumina son visage. Charles, sans un cri, se jeta en avant. Alors les gardes croiserent leurs armes et Violetta apparut derriere une ceinture de hallebardes et de piques. Alors aussi, la foule, un moment affolee, se ressaisissait... l'espace vide se remplissait d'ombres furieuses... et de la-haut, de l'estrade, des vociferations: --A mort! A mort!... Un immense rugissement de la multitude roula la clameur mortelle comme un tonnerre. La foule d'une part, les gardes de l'autre, se resserrerent comme les dents d'un etau formidable entre lesquelles Pardaillan et Charles allaient etre ecrases, aplatis, dechiquetes... A ce moment, dix, quinze, vingt hommes a la figure sinistre se ruerent le poignard a la main; des gens tomberent, la fuite recommenca, et ces inconnus hurlerent: --Pardaillan! Pardaillan! Devant la soudaine, la fantastique ruee des truands ameutes par Loison, la foule refluait, eperdue. Guise, debout, rugissait de rage. Maineville, Bussi, cent autres s'elancaient, l'epee au poing... Fausta, flamboyante de fureur, levait sur le ciel un regard charge d'imprecations, et, quand ce regard retombait sur Pardaillan, il etait charge d'une admiration surhumaine... Voici ce qui se passait: tout ce que Paris comptait de coupe-bourses avait ete attire sur la Greve par la certitude de fructueuses operations dans une multitude trop occupee de crier a la mort pour surveiller ses poches. Ceux d'entre eux qui avaient vu le chevalier a l'auberge de l'Esperance et en avaient garde un souvenir de terreur et d'admiration le reconnurent des l'instant ou il s'elanca sur les archers. Foncer sur les agents de l'autorite a toujours ete un plaisir pour la tourbe des gens de sac et de corde. En quelques instants, une centaine de ces malandrins, surgis de toutes parts, s'etaient masses derriere le chevalier, adoptant aussitot le cri de ralliement: --Pardaillan! Pardaillan! Un choc se produisit. Cette masse, emportee comme une trombe, fit la trouee a travers la foule culbutee, et se heurta soudain aux gardes, piques croisees. Le choc fut effroyable et, dans le meme instant, une vingtaine d'hommes, gardes ou truands, tomberent, morts ou blesses. Pardaillan, les habits dechires par les coups de piques, sanglant, herisse, formidable, Pardaillan franchit comme un boulet les rangs des archers. --Arriere, hurlerent les deux gardes qui maintenaient Violetta. La rapiere du chevalier se leva, tourbillonna, le pommeau de fer atteignit l'un des gardes a la tempe; il tomba comme une masse; l'autre recula; au meme instant, le chevalier saisit dans ses bras Violetta expirante et, se retournant, il apparut a ceux de l'estrade... --Tuez-le! tuez-le! vociferait Guise. --Je suis vaincue! Je suis maudite! gronda Fausta. La melee entre les gardes et les truands se faisait des plus violentes; des gentilshommes devalaient de l'estrade et couraient sur Pardaillan, la dague levee. Pardaillan jeta la jeune fille dans les bras de Charles. Celui-ci, dechire lui-meme, ses forces centuplees par la frenesie de cette minute, recut Violetta qui a ce moment ouvrit les yeux. Il y eut entre yeux un regard qui eut la duree d'un eclair... Et ce fut dans le tumulte dechaine, dans la fumee qui montait du bucher de Madeleine, ce fut la confirmation de leur amour. --En avant! rugit Pardaillan. Vers les chevaux! Les montures de l'escorte etaient massees pres de l'estrade. Il saisit sa rapiere par la poignee. Et il se mit en marche vers les chevaux. Il ne courait pas. Ce n'etait plus la ruee de tout a l'heure. La rapiere tourbillonnait, pointait, frappait, sifflait; sur la route sanglante, des gens tombaient... et Pardaillan blesse, pareil a une statue rouge-, eclabousse de sang du front aux pieds, marchait, couvrant de son prodigieux moulinet Charles et Violetta. Pardaillan atteignit les chevaux au moment ou une vingtaine de gentilshommes se ruaient sur lui tous ensemble. Il mit son epee en travers de ses dents, empoigna Charles, tenant Violetta, et les souleva tous deux d'un terrible effort: Charles se trouva a cheval, Violetta assise devant lui, sur l'encolure, l'enlacant d'un de ses bras. --Tue! Tue! rugirent les assaillants... Ils etaient sur lui... Les truands decimes avaient fui!... La foule revenait a la charge avec une clameur sauvage. Pardaillan vit qu'il etait seul!... Seul contre deux ou trois cents gentilshommes... Seul contre cinq ou six cents gardes!.. Seul contre vingt mille furieux qui couvraient la Greve... Pardaillan sourit... --O vous que j'aime, murmura Charles, que ma derniere parole soit une parole de bonheur... je vous aime!... --O mon beau prince, dit Violetta extasiee, je vous aime, et mon bonheur est grand de mourir dans vos bras... A cet instant, l'immense clameur de mort et de joie affreuse devint de nouveau une clameur d'epouvante... Les gentilshommes fuyaient, les gardes fuyaient, le peuple fuyait... Et, seule maintenant sur l'estrade, Fausta, haletante, rugissait une supreme imprecation de rage... Que se passait-il?... Les chevaux de l'escorte, pris de folie sans doute, s'etaient debandes... Pres de quatre cents chevaux laches, furieux, hennissant, ruant, affoles encore par les cris de detresse, renversant des groupes, les ecartant, les culbutant de leurs poitrails, d'autres se heurtant, se mordant, tombant, se relevant et reprenant leur course insensee... Comment?... Pourquoi cette folie soudaine? A la seconde ou les truands furent disperses, ou les gardes se reformerent, ou les gentilshommes se ruerent, ou Charles fut place, jete a cheval avec Violetta, Pardaillan bondit sur le laquais le plus proche de lui, et l'envoya rouler sur le sol d'une furieuse poussee; en meme temps, il se mit a cravacher les chevaux de sa rapiere: la rapiere transformee en cravache cingla des croupes, fouetta des naseaux, zebra d'estafilades sanglantes des poitrails et des encolures... Et les chevaux, fous de douleur, se cabrant, se dressant, se mordant et ruant, se precipiterent en une galopade eperdue. Pardaillan s'elanca sur un deuxieme groupe; meme manoeuvre, memes cinglements, meme fuite enragee des betes affolees... Maintenant, c'etaient les chevaux eux-memes qui faisaient sa besogne!... Charles d'Angouleme, fou de stupefaction devant ce prodigieux spectacle, entendit tout a coup une voix eclatante: --En avant, par tous les diables! Il vit Pardaillan pres de lui... Pardaillan monte sur un cheval qu'il venait d'arreter par la bride... Pardaillan ruisselant de sang et de sueur, terrible, flamboyant, qui s'elanca vers le pont de Greve ou il n'y avait plus personne, c'est-a-dire vers le fleuve, la foule ayant redoute d'etre poussee a l'eau, et ayant fui partout par les rues. Charles suivit... --Fuyez, dit Pardaillan. Gagnez votre hotel et attendez-moi la... --Et vous? haleta le jeune duc. --On nous poursuit. Je vais tacher de les entrainer, Si nous fuyons ensemble on saura ou nous sommes! Pardaillan, levant sa rapiere, cingla la croupe du cheval de Charles, qui partit a fond de train. Quant a lui, il demeura sur place, immobile, regardant d'un oeil etrange la tunique blanche de Violetta qui s'envolait, et bientot disparut au loin... Charles etait sauve!... Violetta etait sauvee! A ce moment, tout pres de lui, un long hurlement venant de la place de Greve retentit. Guise et Fausta etaient demeures seuls, pres de l'estrade. Il n'etait plus question de marche triomphale vers Notre-Dame et vers le Louvre!... Cependant, en quelques minutes, une cinquantaine des chevaux furent arretes enfin. Une troupe se forma, qui s'elanca a la poursuite de Pardaillan. Ils etaient presque sur lui. Alors, Pardaillan piqua son cheval d'un furieux et double coup d'eperon. La bete hennit de douleur et bondit, enfilant une ruelle etroite, dans laquelle se precipiterent les poursuivants. "Bon! grommela le chevalier, les voila depistes." Derriere lui la rumeur de mort grondait: apres une ruelle, une autre. Il franchissait d'un bond la rue Saint-Antoine, renversait des gens; des clameurs saluaient au passage l'infernale cavalcade... Les premiers des poursuivants etaient sur lui; il entendait le souffle rauque des betes epuisees; il courait, labourait les flancs de son cheval quand il faiblissait, et lui demandait un supreme effort... Ou allait-il? L'instinct seul le guidait a ce moment... "Les portes de Paris sont fermees", avait-il pense. Et il etait rentre au coeur de la ville... Mais la meute avait vole, elle aussi. Plusieurs etaient tombes en route. Mais ils etaient encore une trentaine... Que voulait Pardaillan? Esperait-il les epuiser, et, se retournant a la fin, demander son salut a quelque tentative insensee?... Mais il voyait bien que, des qu'il s'arreterait, la foule se ruerait sur lui... Dans les rues qu'il parcourait, un tumulte effroyable se dechainait. Les imprecations, les maledictions eclataient contre cet homme qui etait poursuivi... Ou aller?... Son cheval faiblissait; il rendait du sang par les naseaux; ses flancs ruisselaient de sang. Et lui-meme, tout sanglant, tout dechire, sa rapiere nue en travers de la selle, les yeux flamboyants, penche sur l'encolure ecumante, passait comme une foudroyante vision!... Ou allait-il?... Ou aboutirait-il?... Il ne savait pas!... Mourir!... mourir sans avoir frappe Maurevert!... Pardaillan jeta autour de lui des yeux hagards ou pourtant, meme en cette tragique seconde, il y avait encore une ironie... Il allait mourir! Et Maurevert pour qui il avait vecu, Maurevert, l'assassin de Loise... Maurevert allait vivre desormais sans terreur! Il regarda autour de lui et, dans cette course vertigineuse, il lui sembla reconnaitre des details, des maisons deja, une rue connue... Une lueur d'espoir s'alluma dans son esprit: cette rue, c'etait la rue Saint-Denis!... C'etait l'auberge de la Deviniere... une retraite possible!... Derriere lui, la troupe des cavaliers galopait eperdument; il n'avait comme avance que deux ou trois longueurs de chevaux. Sa bete epuisee ne donnait plus que le galop raidi qui precede la chute. Pardaillan vit le perron de la Deviniere, et se prepara: il abandonna la bride sur l'encolure et dechaussa les etriers; en meme temps, passant la jambe par-dessus l'encolure, il se trouva assis sur la selle, A cet instant, il atteignit la Deviniere: il sauta!... En meme temps qu'il sautait, il cinglait le cou de son cheval d'un dernier coup de sa rapiere. La bete, affolee de douleur, bondit avec une nouvelle vigueur et continua son galop furieux pour aller s'abattre enfin plus de cinq cents pas plus loin... Le peloton des poursuivants, lance au galop de charge, passa comme une trombe... Les premiers, seuls, avaient vu la manoeuvre de Pardaillan et tenterent de s'arreter. Alors, ce fut une melee affreuse. Les cavaliers qui accouraient par-derriere, lances en une course frenetique, vinrent heurter ceux des premiers rangs comme des catapultes vivantes. Cependant le chevalier avait gagne le perron de la Deviniere au moment meme ou tout ce qui etait a l'auberge, buveurs, garcons et servantes, se precipitait dehors pour voir quel cyclone passait dans la rue. Ces gens virent Pardaillan qui montait. Et ils s'ecarterent, pris d'epouvante. Pardaillan avait une si terrible figure qu'ils tremblerent. Pardaillan entra, jeta sa rapiere et chancela un instant. Par un puissant effort, il reagit; et, apercevant un gobelet plein de vin qu'un buveur avait laisse pour courir au perron, il le vida d'un trait. Alors, il ferma la porte et les fenetres. Puis, avec tranquillite, il se mit a barricader l'auberge; entre la premiere fenetre et la porte, il y avait un bahut charge de vaisselle; Pardaillan se mit a pousser le bahut et vint le placer devant la porte... "Bonne idee, grommela-t-il, qu'a eue jadis maitre Gregoire de placer des barreaux aux fenetres; cela m'epargne de la besogne, et vraiment je n'en puis plus..." --Mon Dieu, fit tout a coup une voix tremblante, que se passe-t-il?... Qui etes-vous?... Que faites-vous la?... --C'est moi, ma chere Huguette. rassurez-vous! fit Pardaillan qui, en se retournant, venait d'apercevoir l'hotesse. --Vous, monsieur le chevalier!... Seigneur!... comme vous voila fait!... Oh! mais il se trouve mal!... Pardaillan venait de tomber lourdement sur un escabeau; le sang perdu, l'affolement de cette course infernale a travers Paris, toutes ces causes combinees le terrassaient enfin. Huguette s'elanca, et, soutenant dans ses bras la tete pale du chevalier, elle le contempla un instant avec une profonde expression de tendresse ou il y avait l'emoi d'une amante et une pitie maternelle. Au-dehors les hurlements se rapprocherent soudain. --Mathieu! Lubin! appela Huguette. Et vous Jehanne, Gillette, accourez!... Vite, donnez-moi ce cordial!... La salle commune etait parfaitement vide. Il n'y avait plus personne dans l'auberge. Pardaillan se mit a rire. --Pardieu, je les ai laisses dehors, en me barricadant!... Dans la rue, devant l'auberge, c'etait la rumeur de mort qui montait; les gentilshommes de Guise se preparaient a l'attaque. --Il faut defoncer cela, dit l'un d'eux. --Un instant! fit une voix rauque. Tous se retournerent et virent Maurevert. Ils ne purent s'empecher de fremir a voir la haine qui eclatait sur ce visage. --Je connais l'homme, cria-t-il. Soyez surs que, s'il s'est gite la, il doit avoir le moyen de se defendre. Donc, il ne faut rien livrer au hasard. La prise est trop importante. Il faut prevenir le duc! --Je m'en charge, dit un gentilhomme en s'elancant. Huguette et le chevalier n'avaient rien entendu de ces paroles qui se perdirent dans le tumulte. Mais Huguette entendait parfaitement les cris de mort. --Est-ce donc a vous que s'adressent ces cris? demanda-t-elle en palissant. --A qui voulez-vous que ce soit? fit Pardaillan. --Helas! reprit Huguette qui tremblait, que va-t-il vous arriver, chevalier! Le mot etait sublime. Car Huguette, malgre son angoisse, s'oubliait. Pardaillan la considera un instant avec une admiration attendrie. --Vous savez bien, ma chere hotesse, qu'a la Deviniere il ne m'est jamais rien arrive de facheux. Un etrange tumulte eclatait dans la rue, a ce moment. Et ce n'etait pas le tumulte d'une attaque: des bruits sourds resonnaient, et ce n'etait pas les bruits d'une porte qu'on essaie de defoncer. Ce tumulte, c'etait celui d'une foule qui s'ecarte precipitamment. Ces bruits, c'etait, eut-on dit, ceux de meubles qui, tombant de tres haut, se brisaient a grand fracas sur le perron et sur la chaussee. En meme temps, de rauques vociferations descendaient du haut d'une fenetre, comme une pluie d'imprecations. Dehors Maurevert s'ecriait: --Je le savais bien que le damne Pardaillan avait rassemble ici son armee de truands! Et Pardaillan disait a Huguette: --Ah ca! mais nous avons des defenseurs? Il s'elanca vers les etages superieurs et, guide par le bruit formidable, atteignit le deuxieme et dernier etage. La, il constata que les vociferations venaient de la chambre ou il avait dormi la nuit precedente... --Ils sont au moins quinze la-dedans, songea-t-il. A la bonne heure! Je commence a croire qu'on va pouvoir donner du fil a retordre a messieurs les guisards. Et il ouvrit la porte en criant: --Hola, camarades, ne jetez pas tout a la fois! De la methode, que diable! Organisons une defense, et... Il s'arreta court, ebahi par le spectacle imprevu qui s'offrait a ses yeux. Dans sa chambre, il n'y avait plus de meubles: les chaises, les deux fauteuils, la table, le bahut, le lit meme, demonte sans doute piece a piece, avaient ete precipites par la fenetre grande ouverte. Il n'y avait plus qu'une horloge, une de ces grandes horloges enfermees dans une gaine de bois sculpte. Et celui qui, a ce moment-la, faisait des efforts pour lui faire prendre le chemin des autres meubles... C'etait... Croasse. XXXVI BELGODERE Belgodere, on l'a vu, s'etait elance vers la porte Montmartre pour courir a l'abbaye. Il trouva la porte fermee: sur l'ordre du duc de Guise, nul ne pouvait sortir de Paris. "A cette heure, se dit-il, la fille de Claude doit etre en cendres. Le tour est joue. Que pense-t-il?... Il pleure." L'image qui s'evoquait dans son esprit, Violetta pendue au-dessus du bucher, et Claude mourant de desespoir, appela l'image de sa propre fille que lui-meme avait vue dans les flammes. Un long frisson le secoua. "Flora est morte, gronda-t-il. Mais Violetta est morte. Et il me reste Stella. Que reste-t-il a Claude?" Il palit a la pensee que Claude chercherait sans doute a se venger sur Stella. Alors en toute hate il revint a la porte. --Laissez-moi passer, dit-il au chef de poste, je paierai ce qu'il faudra. Cet homme couvert de sueur, hagard, haletant, les yeux exorbites, eveilla les soupcons du sergent d'armes. Il fit un signe: cinq ou six gardes se jeterent sur Belgodere et le pousserent dans la rue. Le bohemien courut a la porte voisine, mais s'y heurta a la meme consigne. Tout a coup, il eut un cri de joie et se reprit a courir. "Comment n'y ai-je pas songe tout de suite? Elle me fera sortir, elle!" Il partit en courant, et bientot frappait au palais Fausta. Fausta venait de rentrer. Elle recut Belgodere des qu'il demanda a la voir. Et, certes, jamais le bohemien n'eut pu soupconner quels orages se dechainaient a ce moment dans l'esprit de cette femme. C'est a peine si elle etait un peu plus pale que d'habitude. --Que me veux-tu? demanda-t-elle. --Un sauf-conduit pour franchir les portes de Paris, dit le bohemien. --Tu veux donc me quitter? --Non, madame. Aujourd'hui, moins que jamais. Car, grace a vous, une de mes filles est vivante. Vous savez que mes deux filles Flora et Stella furent, apres l'arrestation des miens, confiees a un chretien. Ce chretien-la, madame, c'etait le procureur Fourcaud! Ainsi, celle qui a ete pendue et brulee, c'etait ma fille ainee. Celle que vous avez sauvee, c'est Stella. Sur votre ordre, je l'ai conduite et laissee a l'abbaye de Montmartre. Et les portes de Paris sont fermees. Vous comprenez qu'il me faut un sauf-conduit! --Je comprends, dit Fausta. Et tu vas avoir satisfaction. Fausta tira en effet un papier d'un petit meuble et le remit au bohemien en lui disant: --Garde ceci precieusement; ce papier te permet en tout temps de passer partout; ce soir tu me rendras ce parchemin. Belgodere saisit le parchemin qui portait la signature et le sceau de Guise. Il s'elanca au-dehors sans songer a remercier Fausta. A peine fut-il parti que Fausta, ayant trace en hate quelques mots sur une feuille, appela et dit: --Un cavalier pour l'abbaye. Cet ordre a Mme de Beauvilliers. Il est necessaire que le cavalier arrive avant l'homme qui sort d'ici. Belgodere avait repris le chemin de la porte Montmartre. Lorsqu'il y arriva, c'etait encore le meme sergent qui etait de garde. Il reconnut le bohemien. Et il s'appretait cette fois a le faire saisir lorsque Belgodere exhiba son papier. A peine le sergent y eut-il jete un coup d'oeil qu'il regarda Belgodere avec stupefaction, puis s'inclina. Des que la porte lui eut ete ouverte, Belgodere se precipita au-dehors, franchit le pont et s'elanca vers l'abbaye. Tout en montant au pas de course, il ruminait: "Comment vais-je apprendre la chose? Elle croit qu'elle s'appelle Jeanne Fourcaud. Pas du tout. Elle s'appelle Stella. C'est ma fille. Me croira-t-elle seulement? Oui. Nous partirons." Il riait nerveusement en grommelant ainsi, et il avait une effrayante figure. Il atteignit l'abbaye et trouva plus expeditif de passer par la breche. Il marcha vers l'enclos, et, quand il n'en fut plus qu'a cent pas, il vit que la porte en planches etait ouverte. Belgodere fronca les sourcils, mais aussitot il songea: "C'est moi qui l'aurais laissee ouverte cette nuit..." D'un bond, il fut dans le logis. Il etait vide... --Il se mit a courir comme un insense, appelant, sanglotant et melant ses appels de tendresse de jurons terribles. Quand il fut bien sur que Stella n'etait plus ni dans le pavillon, ni dans l'enclos, il courut au monastere, monta l'escalier en bousculant un homme qui a ce moment le redescendait, et frappa violemment a la porte de l'abbesse. --Stella! ou est Stella? gronda-t-il lorsqu'il se trouva en presence de Mme de Beauvilliers; la prisonniere! --Ne l'avez-vous pas emmenee? conduite a la Bastille? --Je ne parle pas de Violetta. Je veux dire celle que j'ai ramenee... --Ah! vous aviez donc ramene une autre prisonniere? Belgodere saisit sa dure chevelure a deux mains. Il se rappelait maintenant qu'il n'avait prevenu personne. A mots entrecoupes, il fit le recit de ce qui s'etait passe pendant la nuit, et comment, ayant conduit Violetta a la Bastille, il avait ramene Jeanne Fourcaud. --Vous avez eu tort de ne pas m'informer, dit Claudine de Beauvilliers. Si la princesse demande compte de cette nouvelle prisonniere c'est vous seul qui en etes responsable. Je concois votre emotion... Mais deja Belgodere n'ecoutait plus. Il secoua la tete et, s'elancant au-dehors, il retourna a l'enclos. La, il s'assit sur une pierre, la tete entre les mains. Ce desespoir farouche dura deux heures, au bout desquelles le bohemien commenca a mettre un peu d'ordre dans son esprit. Il songea d'abord a la facilite avec laquelle il etait arrive aupres de l'abbesse. Il eut ete attendu qu'il n'eut ete ni plus vite, ni mieux recu. Car l'abbesse lui avait parle avec une politesse et une douceur a laquelle il n'etait pas accoutume. Alors, il alla etudier de pres la porte de la piece ou Stella avait ete enfermee. La serrure etait intacte; elle n'avait pas ete brisee ni forcee. La conclusion sautait aux yeux: Stella n'avait pas ouvert; on lui avait ouvert du dehors! Mais qui?... Qui pouvait avoir eu un interet a delivrer cette jeune fille?... Fausta!... Fausta et les cavaliers qui lut avaient servi d'escorte!... Belgodere, alors, se rappela cet homme qu'il avait croise dans l'escalier tout a l'heure. Quand il eut rassemble dans son esprit toutes les circonstances, Belgodere quitta l'abbaye et se mit a descendre lentement les pentes de Montmartre. Sa rude figure a ce moment, paraissait calme. Seulement, ses levres etaient blanches, ses yeux etaient stries de fibrilles rouges. Voici ce qu'il songeait: "Fausta savait que j'allais a l'abbaye reprendre mon enfant. Fausta a expedie un cavalier qui m'a depasse et a enleve mon enfant. Bien. Tres bien. Que veut-elle? Je ne sais pas. Mais, si elle se doute de ce que je pense, elle fera mourir ma fille... C'est bon... Je m'attache a elle!" Un geste menacant completa la pensee du bohemien. Quand, dans la soiree, se jugeant assez calme pour maitriser son emotion, il reparut devant Fausta. celle-ci fut la premiere a demander: --Ma prisonniere?... --Elle a disparu, dit froidement Belgodere. --Nous la retrouverons, dit Fausta, sans emotion. Tu peux te retirer en paix, Belgodere, non toutefois sans m'avoir rendu le sauf-conduit que je t'ai confie. --Ce papier! s'exclama le bohemien en se fouillant vivement. Par le diable, ou est-il?... Je ne l'ai plus... --Tu l'as perdu?... --Oui, dit Belgodere en regardant fixement Fausta, j'ai du le perdre... --Cela n'a pas d'importance, apres tout. Va, Belgodere, et attends mes ordres. A moins que tu ne veuilles quitter mon service, auquel cas je t'enverrais a mon tresorier? --A moins que vous ne me chassiez, dit le bohemien, je prefere rester. --C'est bien aussi ce qu'il me semble, a moi, dit Fausta. Et elle accompagna d'un sourire aigu le bohemien qui, apres une humble salutation, se retirait. Belgodere grondait en lui-meme: "Maintenant, je suis tout a fait sur que c'est elle qui a fait enlever Stella. Par l'enfer, signora mia, non seulement je n'ai pas fini avec vous, mais cela ne fait que commencer!... XXXVII CLAUDE Le prince Farnese, en s'appuyant a la fenetre du logis de la place de Greve, assista; petrifie, au terrible spectacle que nous avons essaye de peindre. Violetta etait sauvee!... Violetta avait disparu, emportee au galop par ses sauveurs!... Ces sauveurs, Farnese les avait reconnus. C'etait ces hommes a qui il avait parle dans le vieux pavillon de l'abbaye de Montmartre, lorsque la subtile et perverse diplomatie de Fausta l'avait si soudainement remis en presence de la bohemienne Saizuma... de Leonore de Montaigues... de celle qu'il croyait morte... Lorsque Farnese vit que sa fille etait sauvee, il poussa un rauque soupir de joie surhumaine et, pour la premiere fois depuis seize mortelles annees qu'il venait de vivre, un rayon d'espoir tomba dans ce coeur damne. En quelques secondes, un plan s'echafauda dans son esprit. Par les deux sauveteurs, retrouver Leonore, et, en lui ramenant Violetta... sa fille... se faire pardonner le formidable passe!... Oh! revoir Leonore! Les emporter toutes deux... elle et sa fille!... Dechirer cette robe de cardinal dont la pourpre lui apparaissait faite de sang!... S'en aller dans quelque pays lointain... retrouver le bonheur et l'amour!... C'est toute cette vision qui enfievrait le cardinal a ce moment meme ou Fausta descendait de l'estrade, rugissante de sa nouvelle defaite, mais ou, conservant ce merveilleux sang-froid qui ne l'abandonnait jamais, elle donnait rapidement deux ordres. L'un de ces ordres concernait le logis ou se trouvait Farnese. Quant a l'autre, nous en verrons l'execution tout a l'heure. Lorsque le prince cardinal eut vu disparaitre le cheval qui emportait Charles et Violetta, il se retourna, apres avoir machinalement ferme la fenetre. Il fallait agir vite. Nul doute, en effet, que Fausta ne cherchat a s'emparer de Violetta. Alors il regretta amerement de ne pas avoir tue cette femme lorsqu'il la tenait dans le pavillon de l'abbaye. En songeant a ces choses, Farnese descendit lentement l'escalier. Le serviteur, vetu de noir, qui avait fait entrer Belgodere, se presenta pour lui ouvrir la porte. --Si on vient me chercher de la part de la Souveraine, lui dit-il, vous repondrez que je suis sorti d'ici en disant que je quitte Paris pour regagner l'Italie. --Bien, monseigneur! dit le laquais qui, en meme temps, ouvrit rapidement une porte qui donnait sur une sorte de loge qu'il occupait. Au meme instant, de cette loge, s'elancerent cinq ou six hommes qui se jeterent sur Farnese. En un clin d'oeil, il fut desarme. --Farnese, livide, dit a celui qui venait de le desarmer: --Comte, dit-il, nous suivons le meme chemin depuis trois ans; je sais donc que vous accomplirez dans foute leur rigueur les ordres que vous avez recus. Un mot seulement: puis-je vous prier de me conduire le plus tot possible a... celle qui vous a envoye? --Monseigneur, dit celui qu'on venait d'appeler comte, votre priere sera d'autant mieux accueillie que nous devons vous conduire a l'instant meme au palais de la Cite. Ils se mirent en route, le cardinal au milieu d'eux. Vingt minutes plus tard, la petite troupe entrait dans la maison de Fausta. Le cardinal fut introduit dans une piece dont la porte de chene etait garnie de ferrures solides. Il demanda a etre conduit aussitot aupres de Fausta. Mais, pour toute reponse, l'homme qui l'avait conduit jusqu'a cette chambre referma la porte et poussa les verrous. Farnese tomba sur un siege et murmura: "Qui sait s'il ne vaut pas mieux que je meure enfin! La malediction de Notre-Dame pese sur moi, et tout ce que je touche est maudit... Mais mourir sans avoir frappe l'infernale Fausta!... O Claude! Claude! que fais-tu?..." Ce que faisait Claude?... Il s'etait elance vers le point ou il avait vu galoper Charles d'Angouleme emportant Violetta. Il passa en bondissant pres de l'estrade. Fausta le vit sans doute!... Elle devina ce qu'il allait faire!... et dit quelques mots a un homme qui se trouvait pres d'elle, et cet homme se mit a courir derriere Claude. Claude, l'un des premiers, saisit la bride de l'un de ces chevaux qui couraient en tous sens. Il sauta dessus et se trouva faire partie, pour ainsi dire, du peloton de cavaliers qui se lancait a la poursuite de Pardaillan. Seulement, lorsque Pardaillan tourna, Claude ne suivit pas le peloton. Il s'elanca ventre a terre dans la meme direction que Charles d'Angouleme, qu'il voyait disparaitre au loin. Celui-ci se croyait poursuivi. Lorsqu'il s'arreta, haletant, devant son hotel, l'hotel de Marie Touchet, il sauta a terre, saisit Violetta dans ses bras, et heurta le marteau avec une telle frenesie que les serviteurs accoururent affoles; la porte ouverte, Charles deposa dans l'antichambre Violetta evanouie... A ce moment, Claude arrivait a fond de train et s'arretait devant la porte. Charles s'elanca au-dehors et braqua son pistolet sur Claude. A l'instant meme ou il tirait, son bras devia; la balle se perdit dans les airs; Charles se sentit etreint par deux bras de femme, et une voix balbutia a son oreille: --Mon pere! C'est mon pere que vous tuez!... Le jeune duc poussa un cri et jeta un regard de terreur sur Claude. Et, le voyant debout, tout pale dans la fumee, il s'elanca, lui saisit les deux mains: --Entrez... entrez, o vous qu'elle appelle son pere... pardonnez... j'ai cru que vous nous poursuiviez... Quelques instants plus tard, Charles d'Angouleme et Violetta, reunis dans les bras de Claude, melaient leurs sourires et leurs larmes. Le bourreau sanglotait doucement. "Monsieur, fit alors le jeune homme tandis qu'il souriait a Violetta, notre situation est bien simple: j'aime cet ange dont vous avez le bonheur d'etre le pere. Il faut donc que vous sachiez qui je suis. Je m'appelle Charles, duc d'Angouleme. Ma mere s'appelle Mme Marie Touchet, et mon pere s'appelait Charles IX... --Le fils du roi! murmura Violetta ravie. Au fond de cette rue paisible, les clameurs mortelles n'arrivaient pas. Dans cette salle aux beaux meubles luisants, aux tapisseries anciennes, regnait un calme infini. Charles d'Angouleme, cependant, reprenait: --Vous savez maintenant qui je suis... je serais bien heureux, en cette minute la plus heureuse de ma vie, de savoir qui est le pere de celle que j'aime... Claude, qui contemplait Violetta, releva lentement la tete. Les larmes de bonheur qui coulaient sur ses joues se figerent au bord de ses yeux hagards. Qui je suis? fit-il d'une voix etranglee. En meme temps, d'un geste instinctif, il retira sa main que Charles avait prise. Cette main... cette main homicide... cette main rouge de sang...! Violetta palit affreusement. Elle avait compris, elle!... --Pere! oh! mon bon pere Claude! balbutia-t-elle. Et cette parole etait adorable! cette parole ou elle reconnaissait le bourreau pour son pere en une pareille seconde!... --Non, non! repeta Claude. Vous n'avez pas eu tort de me demander qui je suis. Il faut que vous sachiez ce que je ne suis pas. Monseigneur duc, je ne suis pas le pere de cette enfant!... --Pere! pere! cria Violetta d'une voix dechirante, vous m'avez deja dit cela! Eh bien moi, quoi qu'il arrive, je declare que vous etes mon pere, et que je n'en ai jamais eu d'autre que vous!... Tandis que Charles demeurait stupefait, bouleverse, Claude souleva Violetta dans ses bras, la serra un instant, avec un rauque sanglot, sur sa vaste poitrine, et l'emporta dans la piece voisine ou il la deposa dans un fauteuil. --Ne bouge pas, fit-il, ne crains rien... ton vieux papa Claude arrangera tout. Tu l'epouseras, le fils du roi!... bientot tu seras madame la duchesse d'Angouleme... Alors il revint dans la salle ou il avait laisse Charles, et se mit a marcher de long en large, pensif. --Monsieur, fit-il en s'arretant tout a coup, comme je vous le disais, je ne suis pas le pere de Violetta. Je l'ai seulement elevee. Il importe donc assez peu que vous sachiez ce que j'ai ete. Je vous dirai simplement que mon nom est maitre Claude, et que je suis bourgeois de Paris. Ce qui importe, reprit-il en faisant un effort, c'est que je ne suis pas le pere de celle que vous aimez. Violetta est la fille de Mgr Farnese et de la tres noble demoiselle Leonore de Montaigues. --Cet homme que j'ai vu dans le pavillon de l'abbaye?... --Oui, c'est lui!... --Ou et quand pourrai-je revoir le prince Farnese? --Je sais ou le trouver. --Eh bien, faites donc en sorte que je puisse le voir au plus tot. Une sorte de gene, une sourde contrainte regnait maintenant entre les deux hommes. --Le prince Farnese, reprit Claude, est le seul qui puisse decider du sort de Violetta; je ne suis rien pour elle... je voudrais que vous soyez bien penetre de cette verite... --Je le suis, dit Charles sourdement. --Bien! continua Claude en palissant. Etant donne que je ne suis rien pour Violetta, qu'elle n'est rien pour moi, le mieux c'est que vous soyez, des aujourd'hui, en communication avec le prince Farnese... le pere de Violetta. --C'est mon avis, dit Charles. L'ancien bourreau baissa la tete. Il demeurait la, abime dans une sombre meditation. Le jeune homme le considerait avec une angoisse croissante. Des soupcons, d'autant plus poignants qu'ils etaient plus imprecis, l'envahissaient. Comment se faisait-il que ce Claude s'enfermat en une attitude equivoque? Qui etait-il? Quelle tache son contact avait-il jetee sur Violetta? Au moment ou il se posa ces questions, Charles vit une telle douleur sur le visage de Claude que ses soupcons s'evanouirent pour un instant, et, entraine par une instinctive pitie, il s'ecria: --Nous ne pouvons nous quitter ainsi! Monsieur, au nom de celle que nous aimons tous deux, je vous somme de me dire qui vous etes!... --Ne vous l'ai-je pas dit? fit le bourreau d'une voix tremblante, je suis un bourgeois de Paris, et je m'appelle Claude... Voila tout! --Non! ce n'est pas tout!... Ce secret... ce secret qui est dans votre vie, je veux le savoir a present... --Ce secret! balbutia Claude. Ecoutez, monseigneur. Je vous ai dit que Violetta elle-meme vous le revelerait. Le prince Farnese... le pere de l'enfant que vous allez voir tout a l'heure vous donnera sur la naissance de celle que vous aimez les explications necessaires... Monseigneur, jurez-moi de ne jamais parler de moi au prince Farnese!... --Eh bien, soit! --Adieu donc. Dans une heure le prince Farnese sera ici... Cependant... s'il survenait quelque chose... n'importe quoi ou vous pensiez que je puisse etre utile a l'enfant, il y a dans la Cite, vers le milieu de la rue de la Calandre, une maison autour de laquelle l'herbe pousse, une maison basse et isolee des autres dont la porte et les fenetres sont toujours fermees. De nuit ou de jour, tant que vous serez encore a Paris si vous avez besoin d'aide, venez frapper a la porte de cette maison... Un dernier mot: quand partirez-vous? --Demain a la pointe du jour. --Par quelle porte? --Je passerai rue Saint-Denis, chercher a l'auberge de la Deviniere un ami qui m'est tres cher... car je presume qu'il a du se refugier la... puis, avec le prince Farnese et Violetta, j'irai chercher la route d'Orleans. --Bien! Vous sortirez donc par la porte de Notre-Dame-des-Champs... A ces mots, Claude fit brusquement quelques pas comme s'il voulait entrer dans la piece ou se trouvait Violetta. Mais il s'arreta court, secoua la tete et revint sur Charles qu'il contempla longuement. --Monseigneur, dit-il alors d'une voix basse et rauque, cette enfant vous adore; je le sais; c'est l'ame la plus pure, le coeur le plus genereux... elle a beaucoup souffert... --Souffrances, miseres, tout cela est fini pour elle! dit Charles en joignant fievreusement les mains. Une expression d'ineffable joie se repandit sur le visage du bourreau. Il salua le duc d'Angouleme avec une sorte d'humilite. Quelques instants plus tard, il etait dehors. Au moment ou le bourreau avait quitte la maison de la rue des Barres, un homme sortant d'une encoignure s'etait mis a le suivre a distance. Cet homme, c'etait l'un de ceux a qui la Fausta avait jete un ordre pres de l'estrade. L'homme, qui le suivait de loin, le vit descendre la berge, arriver jusqu'au bord de l'eau et demeurer longtemps debout, immobile, a regarder couler cette eau. "Voici le fait, ruminait le malheureux en se debattant contre son desespoir, je suis le bourreau! Que Violetta m'ait absous de mon passe, cela ne me surprend pas... Oui, mais Violetta est un ange, et je suis le bourreau! Je n'y puis rien. Elle aime ce jeune homme. Il l'aime, lui aussi!... C'est un noble coeur. Elle sera duchesse d'Angouleme", fit-il tout a coup en riant. L'espion lui vit faire un geste violent, puis remonter la berge et reprendre le chemin de la place de Greve. "Mais, rugissait Claude en lui-meme, ce serait le dernier des debardeurs de Seine! serait-il truand au lieu d'etre duc! Ou est le pauvre diable, si malheureux qu'il soit, qui consentira a vivre pres du bourreau?" Il atteignit la place de Greve et, a travers les groupes encore nombreux et agites, se dirigea vers le logis ou il avait laisse Farnese. "Le bourreau disparu... moi mort, tout change! Il n'aura plus horreur de moi s'il sait que je me suis tue... Il n'aura plus que de la pitie... oui, oui... il saura que je suis mort et qu'il peut aimer sans horreur... Un mot que je lui ferai parvenir a Orleans fera l'affaire... Et, alors, Violetta pourra tout lui dire, si elle veut! O ma fille bien-aimee, si tu savais avec quelles delices je vais mourir pour toi!..." Et il etait vraiment radieux, sa monstrueuse figure noyee de larmes se nimbait d'une gloire de sacrifice. Il heurta le marteau du logis en se disant: "Farnese!... En voila un, par exemple, qui va etre etonne de ce que je vais lui apprendre!... Que je dechire le pacte qui le lie a moi, que je lui pardonne, et que sa fille... oui, sa fille l'attend!... Il n'a qu'a aller rue des Barres. A la bonne heure! Voila un pere que Violetta peut avouer!" Le laquais noir vint ouvrir, le reconnut a l'instant et lui sourit. --Je veux voir monseigneur, dit Claude. --Montez, repondit le laquais. Claude passa et se mit a monter rapidement le large escalier, A ce moment l'espion qui l'avait suivi pas a pas entra a son tour dans la maison et, sans dire un mot au valet noir, penetra dans la loge. Claude etait arrive a la porte de cette vaste salle ou il avait attendu avec Farnese. Il entra. A l'instant ou, pensif, il franchissait cette porte, il se sentit brusquement saisi par les bras, et sa tete fut enveloppee d'un sac. Il ne poussa pas un cri, ne dit pas un mot; mais, d'un terrible roulis des epaules, il se debarrassa de l'etreinte; en meme temps, il etendait au hasard ses deux mains; les deux mains, pinces effrayantes, saisirent deux gorges; un double rale bref et deux masses tomberent. Tout a coup, Claude trebucha, s'affaissa... On venait de lui passer un noeud coulant autour des jambes, et une forte secousse sur la corde lui avait fait perdre l'equilibre. Claude etendu, les jambes liees, aveugle, essaya une resistance supreme. Bientot, il se trouva dans l'impossibilite de faire un geste. Il demeura immobile, et sa pensee se reporta vers Violetta... Puis, tout tourbillonna dans sa tete; il s'apercut qu'il allait s'evanouir... mourir peut-etre. XXXVIII LE TRIBUNAL SECRET Lorsqu'il revint a lui, il se sentit ranime par une impression de fraicheur, en meme temps qu'il eprouvait des secousses de cahots. Ou le conduisait-on?... Par qui, pour qui avait-il ete saisi? Le sac jete sur sa tete le mit sur la voie; c'etait la une manoeuvre familiere aux gens de Fausta. Il fremit. Non pour lui-meme... Que pouvait Fausta?... Le tuer? Il etait decide a se tuer lui-meme!... Mais Violetta?... Est-ce que l'infernale Fausta n'avait pas retrouve sa trace, a elle aussi?... Tout a coup le vehicule qui le transportait s'arreta. Claude fut saisi par une douzaine d'hommes qu'il ne voyait pas. Il entendit resonner un marteau de bronze sur une porte, et il frissonna. Il comprit dans quel antre on l'entrainait: il etait bien le prisonnier de celle qu'il avait appelee sa Souveraine!... Claude, porte a bras, sentit qu'on s'arretait encore et qu'on ouvrait une porte verrouillee, puis qu'on le deposait precipitamment sur un tapis... Alors, il entendit un cri d'etonnement... Une main rapide trancha les liens qui l'entravaient, le sac fut enleve. Celui qui venait de le delivrer et qui se trouvait a genoux pres de lui eut une sourde exclamation. --Claude! Vous! Vous ici!... Les yeux de Claude, eblouis, s'etaient fermes. --Le cardinal prince Farnese!... Le cardinal etait agenouille pres de lui. --Ou sommes-nous? rala Claude. --Ne vous en doutez-vous pas! dit Farnese d'une voix sombre. Ou sommes-nous, sinon chez celle qui passe, semant la mort! --Fausta! gronda Claude qui parvint a se mettre debout. Mais vous etes donc prisonnier, vous aussi? --J'ai ete saisi au moment ou je quittais le logis de la place de Greve... Ma fille! haleta Farnese. --Sauvee! Je voulais vous conduire pres d'elle... Farnese baissa la tete devant le bourreau qui le considerait d'un regard empli d'une ineffable serenite. --Vous etiez le pere, murmura Claude. Et, pour le bonheur de l'enfant, il lui fallait un pere qui ne fut pas le bourreau. Deux larmes brulantes s'echapperent des yeux de Farnese. --Voyons, dit-il d'une voix tremblante, vous disiez qu'elle est sauvee... repetez-le... vous disiez cela... --Oui, je vous raconterai en detail toute l'aventure; pour le moment, il faut songer a sortir d'ici... Avant tout, il faut que je reprenne des forces; donnez-moi a manger! --A manger? balbutia Farnese en passant la main sur son front. --Oui, je meurs de faim... et surtout de soif... Farnese saisit le bras de Claude. --Je suis ici depuis ce matin, cette porte de chene ne s'est ouverte que tout a l'heure lorsqu'on vous a jete ici, presque dans mes bras... Il n'y a ni a manger ni a boire. A ce moment, la lampe suspendue tres haut au plafond s'eteignait subitement, grace a quelque mecanisme manoeuvre du dehors. Un leger declic se fit entendre; une faible lumiere eclaira soudain l'obscurite profonde, et alors un fantastique spectacle de reve leur apparut... Tout un panneau de la piece ou ils etaient enfermes semblait avoir disparu!... A la place de ce panneau, une grille se montrait. Et, de l'autre cote de cette grille, c'etait une piece de vastes dimensions, eclairee par de rares flambeaux qui projetaient autour d'eux une lueur triste. Au milieu de cette salle, le cardinal et le bourreau virent une mise en scene fabuleuse... Au milieu de cette salle s'elevait une estrade tendue de velours incarnat et surmontee d'un dais de soie brochee a reflets rouges. Les tentures de ce dais retombant en arriere de l'estrade en plis chatoyants formaient un fond d'un rouge de flamme sur lequel ressortait en un etrange relief la sombre beaute de Fausta... Fausta, immobile sur un trone d'ivoire incruste d'or, vetue de ses habits pontificaux, le front ceint de la tiare d'or, les pieds poses sur un vaste coussin de satin blanc, Fausta, sculpturale, hieratique, eclatante de majeste, tandis qu'au pied de l'estrade six robes rouges de cardinaux, douze robes violettes d'eveques s'alignaient dans une immobilite de saints de cathedrale, tandis qu'a droite et a gauche de la salle le double rang d'hommes d'armes couverts d'acier et appuyes sur les hallebardes semblait un alignement de cariatides etincelantes. Papesse!... Elle etait la papesse formidable et glorieuse qui daignait, dans cette lueur confuse des candelabres, se montrer en toute sa splendeur. Une quarantaine de gentilshommes, tous debout, le chapeau bas, se tenaient en arriere de son trone. Et il regnait sur cette assemblee un silence terrible... Soudain, la statue blanche s'anima... Son regard se tourna vers l'un des six cardinaux ranges au pied de l'estrade, et elle fit un geste de sa main pale ou rutilait l'anneau, le symbolique anneau pareil a celui que Sixte-Quint portait a son doigt. Le cardinal a qui Fausta avait fait un signe tenait un papier. Il s'avanca de quelques pas, s'agenouilla devant Fausta, se prosterna, puis, se relevant, se tourna vers la grille face aux deux prisonniers. Et il prononca: --Etes-vous Jean Farnese, eveque de Parme, cardinal lie a nous par le traite accepte et signe par vous devant le conclave reuni dans les Catacombes de Rome? --Je suis celui que vous dites, cardinal Rovenni... Que me voulez-vous?... repondit Farnese glacial. Celui qui s'appelait cardinal Rovenni se tourna vers Claude et dit; --Etes-vous maitre Claude, bourgeois, ancien bourreau jure de Paris! Etes-vous Claude qui avez accepte les fonctions de bourreau dans notre association? --Je le suis! repondit sourdement Claude. La voix du cardinal Rovenni se fit solennelle: "Cardinal Farnese et vous maitre Claude, ecoutez. Vous etes tous deux accuses de crimes capitaux contre la surete de notre association sacree. Ces crimes ont ete exposes devant notre tribunal secret qui les a juges en toute conscience. Je dois donc vous transmettre la sentence sans appel dont chacun de vous est frappe... Cardinal Farnese, continua-t-il en depliant et en lisant le parchemin qu'il tenait, vous etes accuse d'avoir laisse un sentiment humain dominer votre coeur et vous pousser a la desobeissance puis a la rebellion. Vous etes accuse et convaincu d'avoir essaye de soustraire a la mort votre fille condamnee par notre tribunal parce qu'elle est un obstacle, parce que sa vie est un danger pour notre societe." Farnese, peu a peu, avait repris son sang froid et, regardant Fausta en face: "Madame, dit-il, j'ai ete le premier a etayer votre souverainete; le premier j'entre en rebellion. J'etais venu a vous parce que Sixte me semblait etre la Tyrannie dans l'Eglise libre. Je me suis separe de vous parce que j'ai vu que vous etiez l'incarnation de la Perversite. Je ne reconnais plus votre saintete, ni votre souverainete. Je sais que vous allez me tuer. Mais, avant de mourir, laissez-moi vous dire que je vous ai regardee jusqu'au fond de l'ame et que ce que j'ai vu me cause un vertige d'horreur. Farnese recula en se croisant les bras. Un silence de mort accueillit ces paroles. Pas un frisson de vie ne courut sur le visage de cette statue qu'etait Fausta... Alors le cardinal Rovenni reprit, s'adressant cette fois a Claude: "Maitre Claude, vous etes accuse et convaincu de rebellion; vous etes accuse et convaincu d'avoir tente de soustraire au supplice la fille paienne nommee Violetta; vous etes accuse et convaincu d'avoir refuse ici meme d'exercer votre office contre cette fille qui vous etait livree." Claude ne repondit pas. Il restait sous le coup de cette stupefaction qui l'avait saisi des le premier instant et qui paralysait ses facultes. Le cardinal Rovenni attendit un instant. Et, alors, d'une voix sourde, il se mit a lire le parchemin: "Au nom du Pere, du Fils et du Saint-Esprit. Au nom de notre Souveraine elue et choisie pour monter sur le trone de Pierre et y exercer le pontificat sous le nom de Fausta, Premiere du nom, en notre ame et conscience avons declare Jean Farnese, cardinal, coupable de haute trahison envers la Souverainete pontificale; et Claude, bourreau-jure, coupable de rebellion et trahison envers la Societe. En consequence, moi, Francois Rovenni, cardinal par la grace de Dieu, ai donne lecture aux condamnes de la sentence de mort, ai respectueusement supplie Sa Saintete, notre Souveraine pontificale, de prononcer sur le genre de supplice applicable aux condamnes." La papesse ne fit pas un mouvement. Seulement ses yeux noirs etincelaient dans la demi-obscurite. Et sa voix sans accent humain, sans pitie, sans haine, prononca: "Nous, Fausta Iere, souveraine par l'election du conclave secret, vu la sentence qui condamne a mort Jean Farnese, cardinal, et Claude, bourreau-jure, vu le malheur des temps qui commande encore le secret, arretons: "Que les deux condamnes ne soient pas ostensiblement executes; "Que la Faim et la Soif soient les executrices de la sentence." Tous les personnages qui entouraient le trone s'agenouillerent alors. Une eclatante lumiere, jaillie de vingt-quatre lampes soudain demasquees, inonda le trone d'ivoire, les trompettes sonnerent une fanfare aux accents larges et lents, que soutenaient les mugissements d'un grand orgue, dissimule derriere le trone... et, sur ce trone, Fausta, debout, leva le bras, etendit la main droite, et les trois doigts s'ouvrirent pour la benediction pontificale... Soudain cette fantastique vision disparut en un instant... Farnese et Claude se retrouverent plonges dans une profonde obscurite. Lorsque la lampe du plafond se ralluma, grace a quelque invisible mecanisme, au lieu de la grille, ils virent la muraille telle qu'elle etait d'abord. --Quel affreux cauchemar!... balbutia Claude. --Quelle realite sinistre! repondit Farnese de sa voix glaciale. Vous n'avez pas reve! --Quoi!... Nous sommes condamnes a mourir... --De faim et de soif!.. Oui!... Claude voulait mourir, mais non de cette epouvantable mort. Il jeta autour de lui un regard de feu. --Cette fenetre! gronda-t-il. En un clin d'oeil, il eut place un escabeau sur la table, approche la table du fond de la piece et atteint la fenetre qui surplombait la Seine. Un souffle d'humidite venu de la riviere fouetta son visage. La fenetre etait defendue par des barreaux monstrueux... mais Claude sourit!... il se sentait assez fort pour arracher les barres de fer. Il redescendit, saisit Farnese par le bras et haleta: --Nous ne mourrons pas ici... nous fuirons par cette fenetre avant deux heures. Farnese eut un imperceptible haussement d'epaules. --Nous ne fuirons pas, nous mourrons ici..., murmura-t-il. A ce moment, et, comme pour confirmer cette certitude qu'exprimait le cardinal d'une voix morne, un volet se rabattit violemment de l'exterieur et mura la fenetre... C'etait un volet de fer de trois pouces d'epaisseur, et il eut fallu un mois de travail a Claude pour l'arracher, apres avoir descelle les barreaux. Alors, les cheveux herisses, en proie au vertige de l'epouvante, il recula jusque dans un angle de ce tombeau, s'y accula, et, farouche, haletant de la soif qui le brulait, il se mit a calculer combien d'heures il avait a vivre!... XXXIX LE MARIAGE DE VIOLETTA Revenons en arriere, c'est-a-dire au moment meme ou Claude fut arrete dans le logis de la Greve. Nous suivrons l'espion qui, depuis la rue des Barres, s'etait attache aux pas de l'ancien bourreau. Lorsque Claude eut ete solidement lie et mis dans l'impossibilite de faire un seul mouvement, cet homme, cet espion, sortit du logis, s'elanca rapidement vers le palais de Fausta, et, ayant ete aussitot introduit aupres d'elle, lui rendit compte de l'arrestation. Fausta tenait donc en son pouvoir a la fois Farnese et Claude,--les deux peres de Violetta, Mais ce que voulait surtout Fausta, c'etait reprendre Violetta elle-meme. Elle interrogea donc l'espion. De l'ensemble des reponses de l'espion, et bien que celui-ci n'eut rien vu que Claude, il resulta dans l'esprit de Fausta que Violetta se trouvait dans l'hotel de la rue des Barres. Fausta, d'un geste, renvoya alors l'espion et se mit a reflechir, avec qui la jeune fille se trouvait-elle, avec Pardaillan, sans aucun doute! Il ne restait donc qu'a marcher a la rue des Barres avec, des forces suffisantes pour s'emparer de Pardaillan et de son amante. Fausta, une fois sa resolution prise, n'en remettait jamais l'execution. Elle frappa donc pour donner des ordres. Le valet qui entra tenait un plateau d'or a la main. Sur le plateau il y avait une lettre. --Un gentilhomme de Mgr de Guise, dit le valet en flechissant le genou, vient d'apporter cette missive. Il attend. Fausta prit la lettre, la decacheta, la lut et tressaillit. Voici ce quelle venait de lire; "Madame, nous tenons le damne Pardaillan. Il est en l'auberge de la Deviniere, sise rue Saint-Denis. que nous cernons de toutes parts. La bete est prise au piege, et j'ai pense qu'il vous serait agreable d'assister a l'hallali. Je vous envoie donc un de mes fideles, le sire de Maurevert, qui se mettra a vos ordres pour vous conduire sur le terrain de chasse. La lettre n'etait ni signee ni scellee. Mais Fausta reconnut l'ecriture de Guise. --Faites entrer ce gentilhomme, dit-elle. Les deductions de Fausta se trouvaient bouleversees: Pardaillan n'etait pas rue des Barres avec Violetta. Pardaillan etait cerne rue Saint-Denis par les hommes de Guise. A ce moment, Maurevert entra. Et comme il savait qu'il etait envoye a une princesse, il ne put retenir un geste d'etonnement en voyant un page au pourpoint armorie de l'ecu de Lorraine, la ou il s'attendait a voir une femme. Fausta, en effet, ne s'etait pas encore devetue du costume de page qu'elle avait pris pour aller sur la Greve. --Monsieur, dit-elle, vous m'etes envoye par le duc de Guise? --Oui, madame, dit Maurevert en s'inclinant avec un sourire; car, dans son esprit, cette femme habillee en page ne pouvait qu'etre l'une des nombreuses amies de Guise. --Madame, continua-t-il, mon seigneur duc m'envoie pour vous confirmer la nouvelle incluse dans son message. A savoir que le sire de Pardaillan va etre pris comme un renard au gite. S'il vous convient d'assister a cette partie de plaisir, veuillez me suivre, madame, sans retard. Car j'ai un certain interet a etre moi-meme present a l'operation. Fausta, depuis l'entree de Maurevert, employait toutes les ressources de son esprit a jauger l'homme, a son geste, a sa voix. Lorsque Maurevert eut acheve de parler, elle comprit qu'une haine devorante poussait cet homme qui des lors cessait d'etre a ses yeux un banal messager. --Monsieur de Maurevert, fit-elle tout a coup avec un de ces sourires qui faisaient frissonner, j'ai non moins de hate que vous de me rendre aupres du duc de Guise... --Partons donc... --Un instant. Je veux vous dire la cause de ma hate, esperant que vous m'aiderez dans mon projet. Je veux que vous demandiez pour moi une grace a M. de Guise. Surement, il ne me la refusera pas. --Et quelle est cette grace? fit Maurevert en tordant sa moustache avec une febrile impatience. --Pas grand-chose, dit Fausta: la vie et la liberte de M. de Pardaillan... Maurevert bondit. --Voila ce que vous voulez que je demande au duc? fit-il d'une voix alteree. Voila pres de dix-huit ans que je connais... Pardaillan. Et voila dix-huit ans, madame, que j'attends une occasion pareille a celle de ce jour. Si mon pere faisait un geste pour sauver Pardaillan, je tuerais mon pere. Si le duc de Guise vous accordait la grace de Pardaillan, je tuerais le duc, quitte a etre dechire sur place par ses gardes! Si vous demandiez cette grace devant moi, je vous tuerais vous-meme!... En disant ces mots, Maurevert, la main crispee sur le manche de sa dague, paraissait en effet pret a se ruer sur Fausta. Pourtant il reprit rapidement son sang-froid, et s'inclinant: --Adieu, madame. Pardonnez-moi de ne pouvoir vous escorter, sachant ce que vous allez demander... --Je le demanderai pourtant, dit Fausta en se levant. --Heureusement, je n'en serai pas reduit au meurtre d'une aussi belle creature que vous etes, madame, car je crois que le duc lui-meme vous tuerait de ses mains, quelque regret qu'il en puisse eprouver ensuite, plutot que de vous accorder la vie et la liberte de son plus mortel ennemi. --Il me l'accordera pourtant! dit Fausta avec cet accent d'irresistible autorite qui courbait devant elle les fronts les plus orgueilleux. Je parle ainsi, parce que, si vous obeissez a Guise, si Paris obeit a Guise, c'est a moi que Guise obeit! Parce que je suis celle qui a revolutionne le royaume et chasse Henri III! Celle qui echafaude le trone de votre roi de demain; parce que je suis celle qui est envoyee pour retablir l'ancien ordre des choses, parce que je suis Fausta!... --Fausta! murmura Maurevert en frissonnant. Et, dans son esprit eperdu, s'evoqua la mysterieuse legende de puissance infinie qui escortait ce nom comme l'eclair escorte la foudre. Ce nom chuchote avec terreur dans l'entourage du duc, ce nom qui faisait palir Guise lui-meme, frappa Maurevert d'une sorte d'effroi superstitieux. Il jeta un rapide regard sur cette femme. Ses genoux se plierent. Il se prosterna. Fausta dedaigna ce triomphe. --Maurevert, dit-elle d'une voix calmee, je connais ta haine contre Pardaillan. Et, maintenant que tu sais qui je suis, je te demande: Veux-tu me donner la vie et la liberte de cet homme?... Un vertige s'empara de Maurevert. L'idee lui vint de se ruer sur Fausta, de la frapper a mort... mais, derriere ces portes, il devina les gardes qui veillaient, prets a accourir au premier cri. Il poussa un rauque soupir et, convenant aussitot avec lui-meme de remettre sa vengeance a plus tard, il murmura: --Que votre volonte soit faite!... Ma haine etait toute ma vie: je remets ma vie entre vos mains... Fausta, alors, invita Maurevert a s'asseoir en lui designant un siege. "Voila un homme qui est sur le point de me hair, songea Fausta; et il faut que, dans un instant, il soit pret a m'adorer. Monsieur de Maurevert, reprit-elle tout haut, en me faisant le sacrifice volontaire de votre haine, vous avez acquis des droits a ma reconnaissance. Je veux vous offrir une recompense digne de vous. Tout d'abord, sachez que votre haine aura toute satisfaction. --Que voulez-vous dire? s'ecria ardemment Maurevert. --Que Pardaillan mourra! Que non seulement je ne demanderai pas sa grace au duc, mais encore que je vous le livrerai, a vous, des qu'il sera pris! Maurevert etouffa un rugissement. --Madame, fit-il, tout a l'heure je vous ai dit que je remettais ma vie entre vos mains; maintenant je vous dis que, le jour ou vous me demanderez cette vie, vous me trouverez pret a mourir pour vous... "Maintenant il est a moi! songea Fausta. On obtient donc tout de la haine et rien de l'amour des hommes! Monsieur de Maurevert, reprit-elle gravement, je retiens vos paroles et m'en souviendrai dans l'occasion. --Que cette occasion vienne donc, et vous me verrez a l'oeuvre. Mais, madame, ne vous semble-t-il pas qu'il est temps pour moi de rejoindre le duc de Guise?... --Ne craignez rien. Aucune tentative ne sera commencee contre l'auberge de la Deviniere sans mon ordre. Et c'est vous qui porterez l'ordre. Maintenant, ecoutez-moi. Je sais que vous etes pauvre. Je sais que le duc compte assez sur votre fidelite pour ne vous reserver que des emplois subalternes. Voulez-vous devenir riche? Voulez-vous acquerir a la fois l'argent et la haute situation a laquelle votre esprit libre peut pretendre?... Cent mille livres vous sont assurees des demain si vous m'obeissez; et, dans l'avenir, un emploi important a la cour de France, quelque chose, par exemple, comme la capitainerie generale des gardes. --Que faut-il faire? palpita Maurevert ebloui, subjugue... Vous le saurez ce soir. Soyez ici a onze heures. Maintenant vous pouvez aller rejoindre le duc. Voici mes ordres en ce qui concerne votre ennemi... Pardaillan: le prendre vivant et le conduire a la Bastille Saint-Antoine. Ajoutez que je veux etre prevenue des que l'homme sera capture. --Vous serez prevenue par moi-meme, dit Maurevert qui s'inclina, tout etourdi de ce qui lui arrivait. Fausta fit un geste de hautaine bienveillance, et Maurevert, s'eloignant, sortit de la maison et reprit en toute hate le chemin de la rue Saint-Denis. Quant a Fausta, si elle avait semble conduire toute cette scene sans effort apparent, l'effort n'en etait pas moins considerable, car, apres le depart de Maurevert elle pencha la tete et la laissa tomber dans une de ses mains comme si elle eut ete un moment accablee du poids de ses pensees. "Pardaillan est pris, murmura-t-elle. Pris!... Conduit a la Bastille!... Est-ce de la joie ou de la terreur qui fait palpiter mon sein?... Pardaillan mourra sans que je l'aie revu..." Et, secouant la tete comme pour se debarrasser dune pensee qui la genait a ce moment, car elle avait une admirable methode de travail dans ses conceptions: "Mais qui se trouve, alors, dans l'hotel de la rue des Barres?... Ou est Violetta?..." Ayant ainsi parle, son visage un instant bouleverse par la passion reprit toute sa sincerite. Elle appela ses femmes qui lui apporterent un costume de gentilhomme qu'elle revetit, mit un masque de velours noir sur son visage, et bientot, montant a cheval elle prit le chemin de la rue des Barres, escortee d'un seul domestique. Ce domestique, c'etait l'espion qui avait suivi maitre Claude. Lorsqu'ils furent arrives rue des Barres, l'espion prit les devants et s'arreta devant l'hotel d'ou il avait vu sortir Claude. Fausta mit pied a terre et souleva elle-meme le marteau. Au bout de quelques instants, le guichet de la porte s'ouvrit. Une figure d'homme parut derriere le guichet. --Que voulez-vous? demanda l'homme qui jeta dans la rue un regard rapide et soupconneux. Fausta repondit: --Je viens de la part de M. le chevalier de Pardaillan, de maitre Claude et de Mgr Farnese. A peine Fausta eut-elle parle que la porte s'ouvrit precipitamment et l'homme dit: --Entrez, monseigneur vous attend... --Monseigneur! songea Fausta en tressaillant. Et elle entra sans hesitation apparente; mais sa main s'assura que la dague et le pistolet passes a sa ceinture pouvaient etre facilement et rapidement saisis. --Venez, venez, monsieur! dit le serviteur. Si vite que Fausta eut traverse l'antichambre, elle n'en etudia pas moins d'un regard l'ensemble des choses qui l'entouraient. Sur un panneau de mur, elle vit un portrait de jeune femme d'une delicate et melancolique beaute. Au-dessous du portrait, une tapisserie portait en broderie d'or cette devise qui se repetait sur d'autres panneaux: "Je charme tout." "Marie Touchet! La maitresse du roi Charles IX!..." Fausta sourit et murmura: "Je suis dans l'hotel de Marie Touchet!... Et l'ami de Pardaillan... celui a qui Violetta a ete confiee... c'est celui qui a insulte Guise sur la place de Greve... c'est Charles de Valois, duc d'Angouleme... et le voici..." En effet, a ce moment, une porte s'ouvrait et Charles d'Angouleme s'avancait rapidement: --Soyez le bienvenu, monsieur, dit-il avec emotion, vous qui venez au nom de trois hommes qui, en cette heure, occupent ma pensee tout entiere... XL LE MARIAGE DE VIOLETTA (suite) Ares le depart de Claude, le duc d'Angouleme etait demeure quelques minutes pensif, sans pouvoir detacher son esprit de cette figure sombre qui lui inspirait un indefinissable sentiment et surtout une curiosite fremissante pour le secret que Claude avait emporte. Bientot, la pensee de Charles prit un autre cours. L'amour, dans ce qu'il a de pur, de genereux et d'enthousiaste, l'amour vibrait dans son coeur et le faisait palpiter. Quelques mois a peine le separaient du bienheureux jour ou Violetta lui etait apparue... ou l'amour etait ne dans son coeur sous le premier rayon de son regard. Il se dirigea vers la chambre ou etait sa bien-aimee. Il entra. Violetta, a sa vue, se leva, fit deux pas rapides vers lui et lui tendit les mains en murmurant: --Vous voici donc, mon cher seigneur... je vous attendais... Elle etait un peu pale. Et, dans ses grands yeux fixes sur lui, elle laissait eclater son amour et sa joie. Charles, ebloui, saisit une main de Violetta et la porta a ses levres, dans un geste plus courtois qu'ardent, mais qui lui permettait de cacher son trouble. Alors, dans une inspiration soudaine, il la conduisit au pied d'un grand portrait ou souriait une femme aux traits empreints d'une douceur melancolique et, simplement, il dit: --Ma mere... Violetta leva les yeux vivement vers le portrait, joignit les mains et dit: --Comme elle est belle, mon cher seigneur! Comme elle doit etre bonne!... Et comme elle a du vous aimer... Avec l'infinie science de l'instinct, Violetta venait de resumer Marie Touchet tout entiere dans ces trois traits: la beaute, la bonte, l'amour... --Celui qu'elle aimait..., reprit Charles, ravi de la plus douce emotion. Et il conduisit Violetta au pied d'un autre portrait et dit: --Mon pere, le roi Charles IX. tel qu'il etait deux ans avant sa mort... Violetta considera le portrait avec une remarquable attention, puis elle murmura: --Pauvre petit roi!... Charles d'Angouleme tressaillit. Il n'etait pas possible de trouver un mot plus convenable pour traduire l'impression rendue par le peintre de ce roi chetif, pale, dans les yeux troubles duquel pointait deja l'aube livide des folies. Ils causaient ainsi, sans emotion apparente, de choses qui ne se rattachaient pas a leur amour. De leur amour, ils ne disaient pas un mot. Mais toutes les paroles, tous les gestes de Charles, indiquaient qu'il faisait entrer Violetta dans l'intimite de la maison, qu'elle avait droit des ce moment de faire partie de la famille. Ils se regardaient en souriant. Et c'etait une minute d'un charme infini... Charles, tremblant, tira alors d'un bahut un ecrin qui contenait plusieurs bijoux, et notamment des bracelets et des bagues enrichis de diamants. Parmi ces bagues, il en etait une toute simple, en or mat, qui portait une seule perle incrustee dans les dents du chaton delicat, joyau fragile, d'une finesse admirable. --Voici, dit-il alors, une bague que Charles IX a donnee a ma mere le jour de ma naissance. Ma mere l'a retiree de son doigt lorsque je l'ai quittee, et me l'a donnee en me disant que ce serait la bague de fiancailles de celle que je choisirais pour epouse... Alors, tout pale, palpitant, il prit la bague et la passa au doigt de Violetta en balbutiant: --Voila la bague de fiancailles que m'a donnee ma mere. Elle est a vous, Violetta, et vous etes ma douce fiancee, comme vous etiez l'elue de mon coeur des la minute ou je vous vis pour la premiere fois... Enivres tous deux, extasies et fremissants, leurs mains se cherchaient, leurs regards s'enlacaient, leurs bras, vaguement, s'ouvraient pour une etreinte... A ce moment, on frappa a la porte. Presque aussitot, un serviteur familier du duc entra, et Charles courut au-devant de lui. --C'est le prince Farnese demanda-t-il ardemment. --Non, monseigneur, mais un jeune gentilhomme qui vient de sa part, ainsi que du chevalier de Pardaillan et de maitre Claude... --Mon pere! murmura Violetta. Mon pere est donc parti!... Charles saisit la main de la jeune fille. --Chere ame, dit-il, violemment ramene du reve a la realite, je vais savoir ou est votre pere, et nous irons le rejoindre... ne craignez rien... il nous attend... Sur ces mots, il s'elanca dans la grande salle ou se tenait le jeune gentilhomme annonce et Violetta attendit, palpitante mais rassuree... car que pouvait-elle craindre la ou se trouvait celui qui etait son fiance?... Le jeune duc salua avec politesse celui qu'il pouvait considerer comme un ami. Le messager s'inclina et demanda: --C'est bien a Monseigneur Charles de Valois, comte d'Auvergne et duc d'Angouleme que j'ai l'honneur de parler? --Une femme! murmura Charles. Oui... monsieur, repondit-il en appuyant sur ce dernier mot. --Monseigneur, reprit la Fausta, mon nom ne vous apprendrait rien. C'est le nom d'une pauvre femme trahie, trompee, bafouee, reduite au desespoir par l'homme qui regne en ce moment sur Paris... --Le duc de Guise! --Oui. Et c'est pour me venger de lui, du moins je l'espere, que j'ai pris ce costume qui m'a permis d'entrer dans Paris et de m'y mouvoir a l'aise. Ce que je vous en dis, c'est seulement pour m'excuser de demeurer simplement pour vous la messagere de vos amis. --Oh! madame, il n'est pas besoin d'excuse. Je serais indigne du nom que je porte si, en vous demandant votre nom, je jetais une seule inquietude dans votre esprit. Votre cause d'ailleurs m'est sympathique, puisque vous aussi vous etes une victime de Guise. --Ne parlons donc plus de cet homme, dit Fausta en prenant place dans le fauteuil que lui designait Charles, et venons-en au message que j'ai accepte de vous transmettre. La position de Fausta etait perilleuse. Elle savait peu de choses. Et ce qu'elle ne savait pas, il fallait obliger Charles a le dire lui-meme. --Monseigneur, dit-elle, permettez-moi une question. Vos trois amis m'ont paru s'inquieter fort d'un detail auquel en ma qualite de femme... qui a aime et souffert... je me suis vivement interessee. La jeune fille, qu'ils nommaient Violetta, est-elle encore ici, dans cet hotel? --Elle y est, dit Charles sans aucun soupcon. --Loue soit le seigneur! M. de Pardaillan sera bien heureux. Car c'est lui surtout qui m'a semble inquiet... Sans doute il aime cette jeune fille?... dit-elle. --Pardaillan aime sans doute Violetta, fit Charles en souriant. Mais, s'il vous a paru si inquiet, je reconnais la sa genereuse amitie. Car Violetta, madame, c'est ma fiancee, et, moi, j'ai le bonheur d'etre l'ami du chevalier. A ces mots, Fausta hocha la tete en signe de sympathie. Mais sans doute elle dut faire un terrible effort pour ne laisser echapper ni un mot, ni un cri, ni un geste, car, sous son masque, elle devint tres pale. Ce qu'elle venait d'apprendre la bouleversait. C'etait le renversement immediat de toute sa pensee et de tout son sentiment. Violetta n'etait pas l'amante de Pardaillan! Violetta etait la fiancee de Charles d'Angouleme!... Pour dire quelque chose, pour gagner du temps et tacher de voir clair en elle-meme, elle reprit: --Je ne m'etonne plus maintenant de l'interet que semblait temoigner M. de Pardaillan a cette jeune fille... Ce gentilhomme parait avoir pour vous une immense affection... --Oui, dit Charles attendri; Pardaillan est mon ami, il est dans ma vie comme un dieu tutelaire. Je lui dois mes joies les plus precieuses... Si j'ai retrouve celle que j'aime, si elle n'est pas morte, c'est encore a lui que je le dois... --Quoi! s'ecria Fausta, cette pauvre enfant s'est donc trouvee en danger de mort?... La question etait si naturelle que Charles se mit a faire le recit des evenements de la place de Greve, en insistant, bien entendu, sur l'heroisme du chevalier de Pardaillan. Fausta, tout en l'ecoutant avec attention, faisait son plan et decidait du sort de Violetta. La tuer?... A quoi bon maintenant?... Ecarter a tout jamais Violetta du duc de Guise, cela suffisait. Et la situation s'eclaircissait ainsi: Pardaillan etait pris ou allait l'etre. Farnese et Claude etaient ses prisonniers et, des le soir meme, le tribunal secret allait les condamner a mort. Il ne s'agissait donc que de s'emparer du duc d'Angouleme et d'eloigner Violetta. C'est sur ce double probleme que se concentra toute la force de calcul et de volonte de la Fausta. Lorsque Charles eut acheve son recit emu, elle reprit: --Je comprends tout maintenant. Ces gentilshommes, dans leur hate, n'ont pu me donner que des renseignements incomplets. Et je ne comprenais pas bien le mysterieux rendez-vous qu'ils assignaient. --Un rendez-vous? fit Charles etonne. --Je vois qu'il faut que je vous raconte les choses de point en point. Comme je vous l'ai dit, monseigneur, surveillee, traquee, je suis entree dans Paris a la faveur de ce deguisement. Pour tout vous dire d'un mot, je suis de la religion... ce qu'ils nomment une huguenote... --En ce cas, madame, dit-il, je vous engage vivement a bien vous cacher: on tue, on pend, on brule dans Paris... --Je le sais, dit Fausta, sur un ton d'amertume admirable de naturel et d'emotion. Venue pour l'accomplissement d'une mission difficile, je pris ce deguisement, je descendis dans une simple auberge situee rue Saint-Denis... l'auberge de la Deviniere. J'y passai la nuit fort tranquille. La matinee s'ecoula sans incident. J'allai donc sortir, tantot, lorsque, soudain, la rue se remplit de rumeurs. On criait a mort! Tout a coup, un homme aux vetements dechires penetra dans l'auberge et, presque aussitot, une troupe de cavaliers passa dans la rue comme une trombe. --C'etait Pardaillan! haleta Charles. Il est sauve?... --Parfaitement sauve, rassurez-vous. Ce gentilhomme, comme je le sus bientot, c'etait en effet le chevalier de Pardaillan. Je le pris pour un huguenot, Et, ouvrant la porte d'un cabinet ou je me trouvais, je lui fis signe de s'y refugier. Il vint a moi non comme quelqu'un qui se cache, mais avec un air paisible. --Comme je le reconnais bien la!... --Je lui demandai s'il etait de la religion. Alors il me dit son nom sans m'expliquer les motifs pour lesquels on le poursuivait. Alors je m'employai de mon mieux a laver et panser ses blessures. Deux heures se passerent ainsi lorsque, par la porte vitree du cabinet, il vit entrer dans la salle deux hommes que je ne connaissais pas. Il leur fit signe. Ils vinrent. Et, chose etrange, il se nomma, il vous nomma, comme si ces deux hommes ne l'eussent pas connu. C'etait, comme je le sus presque aussitot, le prince Farnese et un bourgeois nomme maitre Claude. --Ils ne le connaissent pas, en effet, et l'un d'eux ne l'a vu que quelques instants... Continuez, madame... --Alors eut lieu entre eux un assez long entretien ou il fut question de vous et de la jeune fille. Le bourgeois... raconta qu'il etait sorti d'ici, de votre hotel, pour aller chercher le prince Farnese... --C'est vrai! s'ecria Charles fort interesse. --Et qu'il l'avait trouve, continua celle-ci. Il ajouta que tous deux se mettaient en route pour venir rue des Barres, mais que, maitre Claude ayant ete reconnu par des gardes du duc de Guise, ils avaient du fuir. Ils s'etaient jetes dans la rue Saint-Denis et etaient entres a l'auberge de la Deviniere pour y attendre que l'emotion populaire fut calmee... --Je vais les rejoindre! s'ecria Charles en se levant. --Gardez-vous-en bien, dit Fausta. Attendez la fin de mon message... Alors, celui qui s'appelait maitre Claude commenca un long recit. Mais j'entendais qu'il s'agissait de vous et le mot mariage frappa plusieurs fois mes oreilles... Ce recit, le prince Farnese et le chevalier de Pardaillan l'ecouterent avec une egale emotion... Enfin, le bourgeois, maitre Claude, alla examiner la rue et revint en disant qu'elle etait pleine de furieux dont on entendait les cris et qu'ils commencaient a fouiller les maisons. Le chevalier de Pardaillan proposa de sortir par une porte de derriere. Mais ou aller ensuite? C'est alors, monseigneur, que je proposai a ces trois hommes, dont la situation m'avait emue, de se retirer dans l'hotel de l'un de mes amis, situe tout proche, "Oui, dit le prince Farnese, mais comment prevenir le fiance de ma fille?" Ces derniers mots etaient un chef-d'oeuvre de ruse. Sachant ce qu'il savait maintenant, Charles les trouva si naturels qu'il ne songea meme pas a s'etonner. Fausta, voyant la confiance du duc, continua: --Lorsque le prince Farnese eut parle de la necessite de vous prevenir, je m'avancai et me proposai comme messagere. --Ah! madame, s'ecria Charles en saisissant une main de Fausta et en la portant a ses levres, tout a l'heure, je voulais respecter votre secret. Maintenant je vous supplie de me dire a qui je suis redevable d'un si grand service... Fausta secoua la tete avec melancolie. --Ce que j'ai fait est vraiment peu de chose, dit-elle, et ne merite pas votre gratitude... Pour revenir a l'objet de mon message, il fut convenu que les trois hommes se refugieraient dans l'hotel que je leur indiquais et qu'ils attendraient la nuit pour en sortir. Quant a moi, le chevalier de Pardaillan m'indiqua exactement la situation de votre hotel et me dit de m'annoncer comme venant de la part du prince Farnese, de maitre Claude et de M. de Pardaillan. C'est ce que j'ai fait... Alors, nous sortimes tous par une porte detournee. Je les conduisis a l'hotel de mon ami ou ils sont en surete et d'ou ils ne sortiront que ce soir a onze heures. Voici exactement ce que me dit le chevalier de Pardaillan: "Pour Dieu! madame, suppliez le duc d'Angouleme de ne pas bouger avant cette nuit!..." Au moment ou j'allais m'eloigner, le prince Farnese me remercia, puis ajouta ces paroles que je vous transmets: "Ce soir, a minuit, nous attendrons le duc et ma fille dans l'eglise Saint-Paul. Qu'il ne s'inquiete de rien! Tout sera pret." --Dans l'eglise Saint-Paul! fit Charles enivre, je comprends... je comprends tout! Ce soir a minuit, en l'eglise Saint-Paul, avec Violetta... j'y serai!... Fausta se leva et dit d'un accent penetre: --Il me reste, monseigneur, a vous souhaiter tout le bonheur que vous meritez, fit Fausta d'un air penetre. --Comment pourrai-je m'acquitter jamais envers vous! murmura Charles. Fausta parut hesiter quelques instants, comme si elle eut eprouve une violente emotion... Elle repondit soudain: --En recommandant a la duchesse d'Angouleme de prier parfois pour mon mari... Agrippa, baron d'Aubigne...[1] En meme temps elle s'avanca rapidement vers la porte. --La baronne d'Aubigne! avait murmure Charles. Ah! je comprends maintenant qu'elle taise son nom! Noble coeur, ne crains rien de moi! [Note 1: Agrippa d'Aubigne, huguenot militant, et l'un des plus fideles capitaines de Henri de Bearn, etait connu pour un redoutable conspirateur, et sa tete etait mise a prix par les chefs de la Ligue catholique triomphante a Paris.] Quelques instants plus tard, la Fausta, au pas paisible de son cheval, et suivie a distance par son laquais, disparaissait au tournant de la rue et murmurait avec un sourire qui decouvrit ses petites dents feroces: --Maintenant, il ne me reste plus qu'a marier Violetta... Charles, le coeur bondissant, courut retrouver Violetta, et lui prenant la main: --Chere ame, ce soir, nous serons unis a jamais ce soir, vous serez duchesse d'Angouleme... XLI LE MARIAGE DE VIOLETTA (fin) L'eglise Saint-Paul etait a deux pas de l'hotel de Marie Touchet. Peu a peu, avant que le soir ne fut arrive divers personnages parurent dans la rue des Barres et occuperent des encoignures de portes. En sorte qu'une heure apres le depart de la messagere, si Charles avait eu l'idee de sortir de l'hotel, il n'eut pu faire dix pas soit a gauche, soit a droite, sans se heurter a l'une de ces statues immobiles. Lorsque la nuit fut tombee, un etrange mouvement se produisit autour de l'eglise Saint-Paul. Diverses troupes, composees chacune de dix ou douze hommes, prirent position devant chacune des portes de l'eglise. Dans la rue Saint-Antoine, un lourd carrosse vint stationner. Pendant que Fausta prenait ses dispositions, Charles et Violetta, assis l'un pres de l'autre, continuaient a vivre de ce beau reve d'amour ou ils venaient d'entrer. Enfin, onze heures sonnerent. --Il est temps, dit Charles doucement. --Allons, mon cher seigneur, repondit Violetta. Elle etait toujours vetue de la tunique blanche qu'elle portait sur la place de Greve. Seulement, Charles alla prendre dans une vieille armoire un grand manteau qui avait appartenu a sa mere et le lui jeta sur les epaules. Dehors, Violetta se suspendit a son bras. Et, serres l'un contre l'autre, sans prononcer un mot, ils marcherent vers l'eglise Saint-Paul. ........................................................... Onze heures du soir!... C'etait le moment ou Claude et Farnese ecoutaient, dans la maison de Fausta, la sentence du tribunal secret qui les condamnait a mourir. Lorsque le panneau se fut referme, Fausta descendit lentement de son trone et gagna sa chambre a coucher. Nul n'y penetrait. Myrthis et Lea, ses deux suivantes, etaient les seules qui eussent permission d'y entrer. Elles etaient la, attendant leur souveraine. Elles la deshabillerent du splendide costume qu'elle portait. Et, alors, elle revetit ces memes vetements de gentilhomme sous lesquels elle s'etait presentee a l'hotel de la rue des Barres. Puis elle se rendit dans cette salle elegante qui pouvait passer pour le boudoir d'une jolie femme. Un homme etait la qui attendait, assis, et qui, a l'entree de Fausta, se leva vivement et s'inclina. --Etes-vous pret a tout ce que nous avons convenu ce soir? demanda Fausta. --Je suis pret, madame, repondit l'homme. Ils sortirent ensemble du palais de la Cite. Dehors attendait une escorte d'une vingtaine de cavaliers. Fausta monta a cheval et, se mettant en route, fit signe a l'homme de marcher pres d'elle. Et ils se mirent a parler a voix basse. Cet homme qui attendait Fausta, qui venait de monter a cheval et se tenait pres d'elle, c'etait le sire de Maurevert. Charles et Violetta arriverent a l'eglise par la rue des Pretres-Saint-Paul, au moment ou la demie de onze heures tombait dans la nuit des temps. Charles, dans le court trajet de la rue des Barres a l'eglise Saint-Paul, avait bien entrevu des ombres se glissant au long des murs, apparaissant pour disparaitre aussitot; mais il avait pense que c'etait des tire-laine, gens peu redoutables pour un homme bien decide, et il s'etait contente d'assurer dans sa main le manche de sa bonne dague. Devant l'eglise, Charles s'arreta et regarda autour de lui, pour voir s'il n'apercevait pas ceux qui l'attendaient. Il ne vit personne. Mais il s'apercut aussitot que la porte etait entrouverte. Donc, on l'attendait a l'interieur. Ils entrerent. L'eglise etait vaguement eclairee par deux cierges allumes au maitre-autel. Pres du choeur, il entrevit alors trois hommes debout qui, formes en groupe, semblaient attendre en causant entre eux. --Les voici! dit Charles. --Mon pere? demanda Violetta. --Oui, votre pere, chere ame... et voici... oh! voici le pretre qui va nous unir... Ils frissonnerent tous deux longuement et se serrerent l'un contre l'autre, dans une douce etreinte. Le pretre revetu de ses ornements venait en effet d'apparaitre, suivi de deux autres pretres, en surplis. Ils s'avancerent lentement vers le choeur. A mesure qu'ils avancaient, un etrange mouvement se produisait dans l'eglise. Des chapelles laterales noyees d'obscurite, sortaient des hommes qui, silencieusement, se mettaient a marcher derriere le couple. Bientot, ces inconnus furent au nombre d'une trentaine et, enveloppes dans leurs manteaux, ils semblaient une escorte rassemblee pour le mariage secret d'un prince. Charles et Violetta, les yeux fixes sur les trois hommes qui attendaient dans le choeur, s'avancaient en souriant. Tout a coup, Charles tressaillit et regarda avec terreur. Ces trois inconnus venaient de laisser tomber leurs manteaux... C'etaient Maineville et Bussi-Leclerc. Quant au troisieme, il portait un masque. D'un mouvement instinctif, Charles entoura Violetta de son bras gauche, tandis que, de la main droite, il degainait son poignard. --Messieurs, dit-il d'une voix sourde, que faites-vous ici?... --Monseigneur, repondit Bussi-Leclerc, nous sommes ici pour une double ceremonie: un mariage... --Un mariage! s'exclama Charles qui commencait a sentir une sueur froide pointer a la racine de ses cheveux. Quel mariage?... Messieurs, prenez garde! --Mais, fit a son tour Maineville, le mariage de la fille du prince Farnese, nommee Violetta. Violetta jeta un faible gemissement. --Oh! rugit Charles, ceci est insense!... Maineville! Leclerc! que me voulez-vous? Prenez garde!... Doucement, de son bras gauche, il essayait de se degager de l'etreinte de Violetta... --Monseigneur, dit alors Bussi-Leclerc, ce que nous faisons, vous allez le savoir. Nous sommes ici pour une double ceremonie, un mariage, vous ai-je dit, et, si vous m'aviez laisse achever, j'aurais ajoute: une arrestation... Monseigneur, veuillez me remettre votre epee; au nom du lieutenant general de la Sainte-Ligue, je vous arrete! Violetta jeta une dechirante clameur. Charles eclata de rire, et soulevant sa fiancee dans ses bras: --Le premier de vous qui me touche est mort! En parlant, ivre de desespoir, ses forces decuplees, il reculait, Violetta dans ses bras; il semblait vraiment que son regard eut petrifie les trois, car ils ne bougeaient pas. --Monseigneur, dit alors Maineville, toute resistance serait inutile. Retournez-vous, et voyez!... Charles, d'un geste machinal et furieux, se retourna en effet. Et une imprecation terrible jaillit de sa gorge: devant lui, un large demi-cercle d'epees nues s'allongeait a droite et a gauche. Au meme instant, les deux branches de cette pince se mirent en mouvement, et Charles se trouva enferme dans un cercle... Violetta, dans ses bras, d'un geste rapide, saisit sa tete a deux mains et le baisa sur la bouche en murmurant: --Mourons ensemble, mon cher seigneur... En meme temps, Violetta se laissa glisser sur les dalles et saisit le poignard de son fiance. Charles, enivre par la violente sensation de ce baiser d'amour et de mort, jeta autour de lui un supreme regard qui lui montra l'eglise pleine d'ombres; Maineville et Bussi-Leclerc, et l'inconnu masque au pied de l'autel, et sur les marches le pretre qui commencait a officier, et, autour de lui, autour de Violetta, le cercle d'acier qui se resserrait... Alors, il tira son epee, ses yeux charges de passion se riverent aux yeux de Violetta, et il balbutia: --Mourons ensemble, ma chere ame... Aussitot il se rua, fonca droit devant, tenant toujours Violetta par la main, avec l'esperance insensee de pouvoir traverser ce cercle d'acier, et fuir... fuir!... Dans cet instant meme, dix bras s'abattirent sur lui, dix autres sur Violetta. De son epee, Charles frappait a coups terribles. --Attends-moi, chere ame!... Je suis a toi!... hurlait-il. L'epee se brisa; du troncon il continua a frapper; autour de lui le sang giclait, des hommes tombaient; le troncon d'epee lui fut arrache... plus loin, il entendit le cri de Violetta, comme un appel, et alors il tomba sur les genoux; dix, quinze hommes se ruerent sur lui... et il se sentit lie, souleve, emporte hors de l'eglise et jete dans un carrosse qui s'ebranla aussitot... Moins de trois minutes plus tard, le carrosse roula sur un pont-levis, puis sous une voute, puis s'arreta. Le duc d'Angouleme etait a la Bastille. Dans l'eglise Saint-Paul, une scene atroce deroulait a ce moment ses peripeties. En effet, Violetta, arrachee des bras de Charles, avait ete entrainee jusqu'au pied de l'autel. La, avons nous dit, se trouvaient trois hommes: deux d'entre eux nous sont connus: c'etaient Maineville et Bussi-Leclerc. Le troisieme se demasqua au moment ou la jeune fille apparut pres de lui, a demi morte de desespoir et se soutenant a peine. Celui-la, c'etait Maurevert. Violetta jeta autour d'elle des yeux hagards. Et ce fut a ce moment que Maurevert saisit sa main et prononca: --Merci, ma bien-aimee; merci, ma belle fiancee, d'etre venue a l'heure. Tout est pret pour notre mariage, et voici le pretre qui va nous unir... --Nous unir! balbutia Violetta. Vous!... Qui etes-vous?... --Violetta! dit Maurevert d'une voix ardente, quelle etrange folie vous saisit! Regardez-moi! Ne me reconnaissez-vous pas? Je suis votre fiance! --Horreur! Oh! mais je deviens folle! Charles! Mon bien-aime! A moi!... Son bras se leva pour se frapper avec cette dague qu'elle avait prise aux mains de son fiance; mais alors elle s'apercut que l'arme lui avait ete arrachee, elle tomba sur ses deux genoux; Maurevert s'agenouilla pres d'elle... Alors Je pretre se tourna vers eux, prononcant les paroles sacramentelles, ouvrant les bras pour une benediction... Et ce pretre, Violetta, en levant la tete dans un mouvement de spasme, ce pretre, elle le vit... Et c'etait un tout jeune pretre aux yeux noirs et, ce visage, il lui sembla qu'elle l'avait entrevu une fois... Le pretre murmurait les formules... Et soudain, dans une fulgurante eclaircie, elle revit la terrible scene ou elle avait retrouve maitre Claude, le soir ou Belgodere l'avait entrainee dans une mysterieuse maison de la Cite, ou on lui avait jete un sac noir sur la tete, ou elle s'etait evanouie, ou, en se reveillant elle avait vu penche sur elle le visage de celui qu'elle appelait son pere! Et Claude l'avait prise dans ses bras pour l'emporter!... Et les hommes armes d'arquebuses etaient entres!... Et, avec eux, une femme! Une femme sur qui ses yeux mourants ne s'etaient fixes qu'un instant! Ce pretre, c'etait elle!... C'etait Fausta qui celebrait le mariage de Maurevert et de Violetta!... Une inexprimable horreur se glissa dans les veines de la jeune fille. Dans ce moment, elle perdit connaissance... Dans ce moment aussi le pretre, etendant les bras, disait d'une voix grave: --Allez. Au nom du Dieu vivant, pour jamais vous etes unis!... XLII HEROISME DE PARDAILLAN On a vu que le chevalier de Pardaillan, attire par le bruit exorbitant qui se faisait dans sa chambre, y etait entre a temps pour assister au combat de Croasse avec une horloge. Pardaillan demeura d'abord stupefait, puis s'approcha de la fenetre et examina ce qui se passait; il se passait simplement que deux troupes d'archers venaient de prendre position dans la rue et que le peuple les acclamait, et en profitait pour acclamer surtout le duc de Guise, bien que celui-ci fut absent. Il sortit de la chambre, suivi de pres par Croasse. Apparut l'hotesse portant un bol et des bandages de linge. Huguette deposa le tout sur une table. Le bol contenait une savante mixture composee par Huguette a l'effet de cicatriser les blessures du chevalier. --Pour qui tout cela? fit Pardaillan. --Pour vous, monsieur le chevalier, repondit Huguette, toute pale et tremblante des rumeurs qu'elle entendait devant la porte de sa maison. --Tiens, c'est vrai, je suis quelque peu decousu, dit Pardaillan, qui s'apercut alors que le sang coulait sur ses mains. Mais, ma chere Huguette, si excellente chirurgienne que vous soyez, je crois que vos soins sont inutiles. Dans quelques minutes, tout serait a recommencer. --Mon Dieu, monsieur, vous parlez comme si vous alliez etre attaque... --Attaque, ma chere Huguette!... Je crois que, dans une demi-heure, il ne restera pas grand-chose de votre auberge; une fois encore je vais etre cause d'une grande destruction chez vous... ce sera la derniere! --Mais vous! fit Huguette d'une voix mourante. --Oh! moi, toute la charpie que pourraient effiler vos jolies mains me serait parfaitement inutile. Ce m'est encore une joie que de mourir en cette bonne auberge ou j'ai connu les plus douces heures de ma vie. Huguette poussa un gemissement. Pardaillan allait et venait, trainait des tables et des bancs et renforcait la barricade qu'il elevait avec toutes les regles de l'art. --Parfait, dit-il. A l'abri d'un pareil rempart, je crois que je pourrai un peu donner du fil a retordre a messieurs de la messe. Regardez-moi ces machicoulis et ces meurtrieres, ils en auront pour une heure a demolir tout cela... Pendant cette heure-la nous allons essayer de battre en retraite... nous trouverons bien un moyen, cornes du diable! Pardaillan prit les mains de l'hotesse et la consola. --Voyons, fit le chevalier, il faut chercher un recoin ou vous puissiez vous cacher, tandis que je tiendrai tete a ces furieux. Car, je crois ne rien vous apprendre, Huguette, en vous disant que cette fuite dont je vous parlais serait bien difficile. --Impossible! balbutia Huguette avec un sanglot. --Vous voyez bien qu'il faut vous cacher... dans votre cave, par exemple... Moi pris, ils n'auront pas l'idee de pousser plus loin les recherches. Venez, ma chere, ce silence relatif qui se tait dans la rue ne m'annonce rien de bon... --Vous pris! murmura Huguette. Vous mort, que deviendrai-je, moi?... --Elle reposa sur la poitrine du chevalier sa tete charmante que l'amour transfigurait. --Au-dehors, dans ce silence relatif qu'avait signale Pardaillan, une voix rude retentissait: --Ici, ces poutres!... Les arquebusiers, la, sur deux rangs! Et appretez vos armes! Ici, les hallebardiers! --Pardaillan, dit Huguette tres doucement, laissez-moi mourir avec vous, puisque je n'ai pu vivre avec vous. Mon pauvre coeur, depuis des annees, porte votre image. Je n'esperais pas votre amour. Je savais que vous aviez donne toute votre pensee a une autre. Je savais que vous adoriez Loise morte comme vous l'aviez aimee vivante. Oh! non, je n'esperais rien... Seulement, quand vous etiez la, je vous regardais, et cela suffisait. C'etait ma part de bonheur. Pardaillan, tout pale, ecoutait la voix brisee de larmes qui lui rapportait le premier aveu d'un amour qu'il connaissait depuis de longues annees. Huguette, elle, n'ecoutait que son coeur, qui enfin osait se reveler. --Vous voyez, Pardaillan, que votre vie, c'etait ma vie. S'il ne s'agissait pour vous que de quelque mefait qui se paie par la prison, je serais tranquille, car je me ferais forte de vous delivrer. Vous vivant, meme prisonnier, comme vous le futes jadis a la Bastille, je vivrais... je me dirais: "Surement, il en sortira. S'il n'en trouve pas le moyen, je le trouverai, moi!... --Huguette, ma chere Huguette. c'est precisement de cela qu'il s'agit! --Non, non, vous allez mourir, Pardaillan! Votre air et vos preparatifs me disent assez que vous etes decide a vous faire tuer sur place. --Decide a me defendre, voila tout. Mordieu, croyez-vous que ce soit agreable d'aller a la Bastille? --Non, Pardaillan! mais on sort de la Bastille, on ne sort pas du tombeau... --Hum!... on sort... on sort... pas toujours, ma chere! --C'est donc bien grave ce que vous avez fait? --Pas grave du tout. Comme je crois vous l'avoir dit, je n'ai rien fait, moi. J'ai simplement empeche de faire. Mais, enfin, je vous avoue que les huit ou dix mois de prison que j'ai merites m'effraient, et j'aime mieux risquer tout pour tout. Pardaillan, en parlant de huit ou dix mois de prison qu'il redoutait, etait sublime. --Risquer tout pour tout, reprit Huguette, c'est donc que vous allez mourir. Pardaillan, laissez-moi mourir avec vous, car, si vous mourez, je n'ai plus rien a faire dans la vie! Les sanglots l'empecherent de continuer. --Assez, Huguette, assez! dit Pardaillan d'une voix basse et tremblante. Vous etes celle que j'ai le plus aimee apres le pauvre ange que j'ai perdu... Vous etes celle que choisirait mon coeur si ce coeur n'etait mort en meme temps que Loise... Vous ne mourrez pas... et je ne mourrai pas!... Huguette, quand je me serai tire de cette sotte affaire... nous vieillirons ensemble en causant, les soirs d'hiver, de M. de Pardaillan, mon pere, qui vous aimait tant... IL regarda Huguette a la derobee. Elle ne pleurait plus, mais ses mains jointes semblaient continuer une priere. --O mon pere, songea Pardaillan, et son front s'empourpra d'une flamme d'orgueil et de sacrifice, o mon pere, vous qui m'avez appris comme il faut se battre et comme il faut mourir, vous allez voir comme on se rend! A ce moment, il tira son epee et la brisa sur ses genoux. --Que faites-vous? palpita Huguette. Il prit sa dague et la jeta au loin en eclatant de rire. --Vous le voyez, ma chere, je cede a vos bons conseils; je vais me laisser arreter. Pour quelques mois de prison, le jeu n'en vaudrait pas la chandelle. Je veux vivre, Huguette!... Je veux vivre parce que vous venez de me prouver que la vie peut etre encore belle et douce pour moi!... Attendez-moi donc paisible et confiante... je vous garantis que je ne moisirai pas dans leur Bastille... Alors, Pardaillan se mit a demolir l'echafaudage qu'il avait construit devant la porte, et il ouvrait cette porte a l'instant ou, dans la rue, une immense clameur s'elevait: "Guise! Guise! Vive le grand Henri!" C'etait Guise, en effet, qui, au milieu d'une magnifique escorte, s'arretait devant le perron de la Deviniere. La porte s'ouvrit tout a coup, et Pardaillan parut sur le perron. Il se tourna vers Huguette, souleva son chapeau d'un grand geste, et dit en souriant: --Au revoir, ma bonne hotesse... a bientot!... Et, s'etant couvert, pale et flamboyant, il se retourna vers la rue et descendit le perron. Les gardes, les archers, les arquebusiers masses, les gentilshommes a cheval. Guise au milieu d'eux, la foule aux fenetres, tout ce monde qui hurlait avait fait soudain silence. On vit Pardaillan, avec ses vetements dechires et sanglants, descendre le perron et s'avancer vers le duc de Guise. Alors on entendit sa voix ferme, un peu ironique et encore voilee de pitie: --Monseigneur, je me rends!... Guise demeura une minute comme stupide. Pardaillan, la tete levee, le regardait en face. Le duc jeta autour de lui des regards soupconneux. Le silence devint Effrayant. --N'ayez pas peur. Monseigneur, il n'y a pas d'embuscade, dit alors Pardaillan. Et c'etait si enorme, ce mot "N'ayez pas peur" dit par un homme seul, blesse, desarme, a un homme entoure de cinq cents gardes, que Guise palit, comme si, pour la deuxieme fois, cet homme l'eut soufflete. Il fit un geste. Aussitot, Pardaillan fut entoure de gens d'armes. Et ce fut alors seulement, lorsque le chevalier desarme, blesse, seul, fut par surcroit enveloppe d'un quadruple rang de gardes, ce fut alors que Guise parla: --Vous vous rendez, monsieur! Que me disait-on, que vous etiez invincible, un indomptable! Par ma foi, messieurs, je vous trouve ridicule avec vos archers: pour prendre monsieur, il suffisait d'envoyer un exempt... Pardaillan se croisa les bras. Guise haussa les epaules. --Allons, dit-il, j'etais venu pour voir un paladin... Gardes, conduisez-le a la Bastille... je suis fort marri de m'etre derange pour ne voir qu'une figure de lache. Pardaillan se mit a sourire. Mais ce sourire etait livide. Il etendit le bras: du doigt, il designa le visage du duc. Et, d'une voix tres calme, il dit: --Je croyais me rendre au bourreau; je me suis trompe: je ne me suis rendu qu'a Henri le Soufflete. Tenez-moi bien, Henri de Lorraine, pendant que vous me tenez! Tuez-moi bien, pendant que vous pouvez m'assassiner! Et, si vous croyez au Dieu a qui, voici seize ans, vous avez offert vingt mille cadavres d'innocents, si vous croyez a ce Dieu que vous allez prechant, pour voler un trone, priez-le bien! Car, j'en jure par le nom de mon pere, si vous ne me tuez pas, je vous tuerai, moi! Et ce mot que vous venez de me jeter, je le ramasse, et vous le renfoncerai dans la gorge avec la pointe de ma dague!... Gardes, en avant!... Pardaillan se mit a marcher, entoure par les arquebusiers qu'il paraissait conduire, tant ils avaient semble obeir a son commandement. XLIII CONSEIL DE FAMILLE Guise se mit en marche vers son hotel. Aussitot il en fit fermer les portes. Il avait besoin de se recueillir, de reflechir sur ce qu'il venait de voir. De toute evidence, Paris etait a bout de patience. Il fallait trouver un moyen de l'occuper et de l'amuser. Guise entra dans son vaste cabinet. Il etait suivi de Maineville et de Bussi-Leclerc, ses favoris. --Mais, je ne vois pas Maurevert, dit-il. --Monseigneur, fit Maineville, Maurevert digere... le plat de vengeance dont il s'est nourri tout a l'heure sinon dans l'auberge, du moins devant la Deviniere. --Ah! oui... Il a une haine... une vieille haine contre le Pardaillan. Eh bien, il doit etre satisfait? Il le sera mieux encore demain et, quel que soit son appetit de vengeance, je me charge de l'apaiser pour longtemps. --Tudieu! quel appetit, monseigneur! reprit Maineville. Depuis l'affaire de la butte Saint-Roch... --Les ailes du moulin? fit Guise en riant. --Oui. Eh bien, je croyais en vouloir fort au sire de Pardaillan. Et voici Leclerc qui n'a pas passe un seul jour sans faire porter un cierge a Notre-Dame afin que la bonne Vierge lui permit de prendre sa revanche. Est-ce vrai, Bussi? --C'est ma foi vrai! dit Leclerc. Et je suis fache que le drole se soit rendu. J'y perds une douzaine de ducats que j'ai depenses en bonne cire de premiere qualite. --Tu te plaindras a Notre-Dame, quand tu iras en paradis, fit Guise. --Donc, continua Maineville, Leclerc et moi, nous avions une dent aiguisee contre le damne Pardaillan. Mais cette dent n'etait rien aupres de celle de Maurevert qui en a une vraie defense de sanglier. Je l'ai vu, monseigneur, au moment ou le fier-a-bras s'est venu lui-meme placer parmi les gardes comme un simple truand qui se rend au guet. Maurevert m'a saisi le bras a m'en faire crier, et il a dit: "Voici le plus beau jour de ma vie..." Et, lorsqu'on emmena le Pardaillan, il sauta de son cheval. Et, comme je lui demandais ou il allait, il me montra le prisonnier et il se mit a suivre les gardes. --Eh bien, laissons donc Maurevert a son regal, et occupons-nous de nos braves ligueurs. Il faut prendre une decision... --Oui, mon frere, dit a ce moment une voix rude, il est temps de prendre une decision. On vit alors entrer l'homme qui parlait ainsi, et qui, depuis un instant, avait entrouvert la porte. --Louis! s'ecria Henri de Guise. --Et Charles! ajouta un deuxieme personnage qui penetra dans la salle en soufflant comme un boeuf. --Et cette pauvre petite Catherine! ajouta une voix feminine, malicieuse et douce a la fois. --Et votre mere, Henri! ajouta une voix feminine aussi, mais grave, avec on ne savait quoi de sombre. Le duc de Guise, a la vue de ces quatre personnages qui venaient d'entrer, fit un signe a Maineville et Bussi-Leclerc, qui, s'etant inclines profondement, disparurent. --Mes freres, ma soeur, ma mere, dit alors le duc, soyez les bienvenus. Rien ne pouvait m'etre aussi precieux que de voir reunie toute la famille, en une circonstance ou se joue la gloire de notre nom et ou la maison dont je suis le chef peut conquerir la premiere place qui soit au monde. --C'est cette conquete qu'il s'agit de decider, dit la mere des Guise. Vous n'avez qu'un pas a faire. Ce pas, vous hesitez a le faire. Si vous ne le faites pas, Henri, nous sommes tous perdus. Le duc de Guise palit. Puis, comprenant que l'heure etait venue d'une explication decisive, il invita ses visiteurs a prendre place dans des fauteuils, et s'asseyant lui-meme: --Causons donc, ma mere, dit-il, car vous savez que je suis pret a mourir plutot que de vous voir menaces par un danger que j'aurais cree... Les quatre personnages s'assirent. C'etait: Louis de Lorraine, cardinal de Guise; Charles de Lorraine, duc de Mayenne; Marie-Catherine de Lorraine, duchesse de Montpensier, et Anne d'Este, duchesse de Nemours, veuve de Francois de Guise, tue par Poltrot de Mere au siege d'Orleans. Ces cinq personnages etaient donc reunis dans le vaste cabinet. Assistons a ce conseil de famille d'ou tant d'evenements devaient sortir pour aboutir a une catastrophe. La duchesse de Nemours avait pris place dans le grand fauteuil de son fils aine. Elle se trouvait placee le dos a la fenetre, et face a un immense portrait de Francois de Guise. Ses enfants etaient reunis autour d'elle. Le cardinal de Guise parla le premier et dit: --J'ai recu, de Celle qui nous guide, l'ordre d'attendre a Notre-Dame l'arrivee de mon frere Henri. J'avais tout prepare pour la ceremonie du couronnement. Six cardinaux et douze eveques envoyes par Sa Saintete Fausta m'entouraient. Trois cents cures, doyens ou vicaires, etaient prets a se repandre dans Paris pour annoncer la bonne nouvelle. Tout etait pret: mon frere seul ne l'etait pas, puisqu'il n'est pas venu a Notre-Dame! Henri fronca le sourcil. Mais deja le duc de Mayenne prenait la parole a son tour. --Par ma foi, dit-il, je suis bien venu d'Auxerre a Paris a franc etrier, sur le recu d'une missive a moi depechee par la belle Fausta. Je suis arrive trop tot, puisque j'ai pu disposer de deux mille combattants dans les rues, et que moi-meme, avec mille bons pertuisaniers, j'ai pris position dans le Louvre. Mais en vain j'y ai attendu mon frere. --J'avais cinq cents bourgeois et hommes du peuple sur la Greve, dit a son tour la duchesse de Montpensier. Ces braves gens avaient recu le mot d'ordre de notre incomparable Fausta. Elle me fit un signe. Je criai: "Vive le roi!..." Et mes gens de crier a tue-tete: "Vive le roi!..." Mais il n'y eut point de roi! --Paris est ivre, dit Mayenne, et vous savez comme il a l'ivresse mauvaise. --Paris! Paris! eclata Henri. Vous ne parlez que de Paris. On dirait, a vous entendre, que le royaume de France commence a la porte Bordelle pour finir a la porte Montmartre! Aller a Notre-Dame pour m'y faire couronner! Marcher de la sur le Louvre pour y decreter la decheance de Valois! C'etait possible. C'etait facile, trop facile!... Et les provinces, qu'en faites-vous? Et les parlements qui me denoncent comme fauteur de troubles et de sedition, qu'en faites-vous? Roi, je veux l'etre, autant pour moi que pour vous. Mais, par le Ciel, je veux l'etre a la maniere d'un vrai roi qui prend sa place legitime, et non a la facon d'un larron qui dispute sa couronne a la France ameutee. Or, Catherine de Medicis me donne cette chance. A bout de force, et voyant en son fils Henri le dernier representant des Valois, elle prefere encore un Guise a un Navarre! Catherine qui sait que son fils est condamne, ronge par une maladie implacable! Catherine qui m'a supplie d'attendre un an, rien qu'un an! d'attendre, dis-je, la mort de son fils! de donner a ce fils une annee de tranquillite Avez-vous mieux a m'offrir? En parlant ainsi, le Balafre considerait la duchesse de Nemours. Mais la mere des Guise, le coude sur le bras du fauteuil, le menton dans la main, tenait ses yeux fixes sur le portrait de son mari. --Parlez! reprit Henri avec impatience. Voyons, Louis, que dites-vous? Le cardinal s'ecria: --J'arrive de Troyes. Le peuple s'est precipite a ma rencontre. Les echevins ont ete pendus. Les quelques hobereaux fideles a Valois ont fui. J'ai fait elire de nouveaux echevins. Une garnison de deux mille reitres soutient le peuple revolte et rallie au nom de Guise. La Champagne, debout tout entiere, vous acclame. La tempete se propage et gagne la Picardie, l'Artois; la Normandie suivra. Henri, Henri! nous avons allume un terrible incendie. Et, quand il va consumer cette race pourrie, quand il va purifier le royaume, exterminer l'heresie, detruire Valois, quand le peuple de France vous appelle et vous reclame, vous nous demandez d'eteindre l'incendie, vous nous demandez de refouler l'espoir de ce peuple... Tenez, vous me faites pitie... Je m'en vais! Et il fit quelques pas vers la porte. --Demeurez, Louis! dit alors la duchesse de Nemours. Le cardinal s'arreta net. Car, dans ces ages, l'autorite de la mere de famille etait encore incontestee. --Demeurez, mon frere, ajouta le Balafre. Quelle que soit la decision qui sortira d'ici, il faut qu'elle soit prise en commun. Avec vous, je suis tout. Sans vous, je suis bien peu. Le cardinal, flatte d'avoir humilie l'intraitable orgueil de son frere, reprit sa place en disant: --D'ailleurs, mon cher Henri, je vais vous apprendre une chose qui va sans doute modifier vos idees: Valois est loin d'etre aussi malade que le pretend sa mere. Il n'a nulle envie de mourir. Que diriez-vous donc si, au lieu d'une annee, il vous fallait attendre cinq ans, dix ans meme? --L'annee ecoulee, fit vivement le Balafre, je redeviens libre, je ne suis plus enchaine par mon serment... La mere des Guise darda alors son clair regard sur son fils aine. Et, d'une voix sourde, ou se devinait une haine inveteree que les ans n'avaient pu emousser, la mere des Guise parla: --Henri, dit-elle, voici le portrait de votre pere et, vous pouvez m'en croire, c'est son esprit meme qui m'anime. Ce portrait, s'il pouvait parler, vous dirait: --Moi, fils, j'ai ete lachement assassine par un de ces miserables huguenots qui insultent l'Eglise et qui ont frappe en moi le ferme serviteur de Dieu. Au nom de l'Eglise bafouee, au nom de mon sang qu'ils ont verse, vengeance, mon fils!... --Nous avons fait la Saint-Barthelemy, dit Henri d'une voix sombre, et nous en avons tue vingt mille. La mere des Guise eut un geste large. --Il faut, dit-elle, l'extermination complete de la secte. Et, pour accomplir cette grande oeuvre, il faut a ce royaume un roi tel que vous, mon fils! Or, savez-vous ce qui se passe a l'heure meme ou nous discutons, tandis que d'autres agissent?... Oui, le pape a maudit les parpaillots! Oui, Sixte a excommunie les Bourbons et les a declares inaptes a regner!... --Mais savez-vous ou est en ce moment ce pape fourbe, rebelle a la loi divine, hypocrite et peut-etre relaps?... Sixte-Quint est au camp du roi de Navarre! Sixte-Quint lui a apporte les millions qui nous etaient destines!.. --Enfer et malediction! rugit le Balafre, si cela etait!... --Cela est! reprit la mere des Guise d'une voix plus haineuse. Et, comme je le disais en entrant, nous sommes perdus tous! Si nous ne prenons les devants, si nous ne mettons la main sur la couronne avant que Navarre ne la pose sur sa tete, c'est notre mort, a tous! A ces mots, le Balafre se leva, tira sa dague et jeta autour de lui un regard de fou, comme s'il eut voulu proteger sa mere contre ce bourreau qu'elle venait d'evoquer. La duchesse de Nemours, se levant a son tour, saisit son bras, lui arracha la dague et gronda: --Mon fils, sauve-toi, sauve-nous, sauve la religion! Jure sur cette arme, qui est aussi une croix, de marcher a l'infidele et de frapper l'heretique, s'appelat-il Valois! acheva la mere des Guise d'une voix sourde. Jure, mon fils!... Je le jure! dit le Balafre avec un tel accent qu'il n'y avait plus moyen de douter de sa resolution. Alors tous reprirent leurs places et se regarderent, livides. Ce qui venait de se jurer la, c'etait l'assassinat de Henri III de Valois, roi de France. --Le tout est de savoir comment nous allons proceder a la chose, dit Mayenne. --Je m'en charge, fit la duchesse de Montpensier avec un singulier sourire. --L'operation proposee par notre illustre mere me parait possible, s'ecria Mayenne, je me hate de le dire. Et meme j'ajouterai que je n'en vois pas d'autre. Evidemment, il faut que Valois meure. Seulement, a ce jeu-la, qui ne tue pas a coup sur est tue. C'est pourquoi je demande comment nous allons proceder. --Je m'en charge, repeta la jolie duchesse d'un ton qui attira cette fois l'attention du Balafre. --Autre chose, poursuivit Mayenne sans accorder d'attention a sa soeur. Je suppose l'operation terminee; Valois est tombe sous nos coups, Valois est mort, Valois est enterre. Que sommes-nous, nous autres, non seulement aux yeux du royaume, mais surtout aux yeux des rois voisins?... Des assassins! Je conclus que ce n'est pas un Guise qui doit frapper Valois. Qu'avez-vous a dire a cela, ma mere? --Parle, Marie! dit la mere des Guise. Et la jolie petite duchesse, la fee aux ciseaux d'or, agitant les boucles blondes de ses cheveux, souriante, d'un air mutin, laissa tomber ces mots de ses levres roses: --Tout ce que vient de dire le gros Mayenne est plein de gros bon sens... Mayenne roula des yeux furibonds, car ce sceptique avait un point vulnerable: il ne voulait pas qu'on se moquat de sa bedaine. --Expliquez-vous, ma soeur! dit le cardinal. --C'est bien simple, fit Marie de Montpensier, je connais un homme qui veut tuer Valois; je dis: qui veut! c'est-a-dire qu'il y a engage sa vie spirituelle... Son bras ne se trompera pas. Son coeur ne faiblira pas--Il hait donc bien Valois? demanda le Balafre. --Lui?... Non!... Il aime, voila tout. Il aime une femme qui hait Valois. C'est pourquoi il reussira la ou echouerait un ennemi du roi. Parmi tant de bras que nous pourrions armer, celui-la seul ne faiblira pas a la tache. Car, cet amour, voyez-vous, le rend capable de regarder Dieu face a face et de le braver! Que dis-je? C'est un ange de Dieu qui a remis a cet homme le poignard qui doit tuer Valois! Cet homme, que devore le feu de la passion, attend et prie au fond d'un monastere. Il attend que l'ange revienne le trouver et lui dise: "Frappe! Le moment est venu! Frappe!" Marie de Montpensier eclata de rire et ajouta: --Or, mes freres, j'ai justement l'heur de connaitre intimement cet ange. Sur un signe de moi, l'ange ira trouver Jacques Clement, le moine exterminateur, et lui dira: "Frappe!..." Et Jacques Clement frappera. --Jacques Clement!... Le moine!... murmura Henri de Guise. Oh! je comprends! C'est cet homme qui, un soir, au fond de la Cite, a l'auberge du Pressoir-de-Fer... --Chut, mon frere! dit Marie qui ne se donna pas la peine de rougir au souvenir de la scene d'orgie evoquee par le Balafre, chut! --Et vous dites que cet homme est pret? --Le poignard sacre que l'ange lui a confie ne quitte plus sa ceinture. Le Balafre demeura une minute songeur. Peut-etre eut-il prefere frapper lui-meme. --Eh bien? reprit Marie de Montpensier, dois-je faire signe a l'ange? --Oui, gronda sourdement le duc de Guise. Peu importe apres tout le bras qui frappe, pourvu que l'arme soit mortelle! XLIV LE TIGRE AMOUREUX Il etait pres de onze heures. Paris dormait. Le Balafre, dans ce cabinet ou s'etait tenu le conseil de famille, ou avait ete decide l'assassinat de Henri III, se promenait de long en large, d'un pas lent et alourdi. Depuis le depart de ses freres, de sa soeur et de sa mere, il revait et toute sa pensee morose pouvait se condenser ainsi: "Etre roi!... Oui, sans doute, ce sera magnifique. Oui! Mais cela va me conduire hors de Paris et m'eloigner d'une petite bohemienne. Ah! pour me rapprocher du trone, il faut que je m'eloigne de Violetta!..." Deux hommes, demeures pres de Guise a cette heure tardive, debout dans un angle de la piece, attendaient que le duc leur donnat conge pour se retirer. C'etait Maineville et Bussi-Leclerc. --Il songe a la couronne, notre roi! murmura Bussi-Leclerc. --Oui, mais il est onze heures! dit Maineville a voix basse; et il designa d'un coup d'oeil l'horloge, qui, en effet, se mit a sonner les onze coups. --Diable!... Et Maurevert qui nous attend! Bussi-Leclerc ricanait en parlant ainsi. Maineville, resolument, s'avanca vers le duc de Guise: --Monseigneur.... Guise parut etonne de voir encore ses deux fideles. --Je vous avais oublies, dit-il en passant une main sur son front. --C'est bien ce que nous nous disions, fit Maineville, mais nous n'osions interrompre vos... royales pensees. --Cependant, reprit Bussi-Leclerc, comme voici onze heures qui sonnent, nous prierons Monseigneur de nous accorder notre conge... --Oui; la journee a ete rude et vous etes fatigues... --Fatigues? dit Maineville. Jamais nous ne sommes fatigues a votre service. Mais nous avons un rendez-vous a minuit... --Un rendez-vous d'amour?... --Monseigneur, vous vous trompez; ou, du moins, c'est un rendez-vous d'amour, mais il ne s'agit pas de nous... Il s'agit... Ah! ma foi, l'aventure est trop drole, et malgre les recommandations de Maurevert, il faut que vous la sachiez! Maurevert convole en justes noces! --Maurevert se marie! Et il ne m'a rien dit!... --A vous moins qu'a tout autre, monseigneur! --Mais, enfin, vous saviez, vous autres. Pourquoi ne m'avez-vous pas prevenu? Il ne me convient pas que les gentilshommes de ma maison prennent femme sans mon agrement... --Nous ne savions rien, dit Maineville. Dans la soiree, pendant que vous etiez en conseil. Maurevert nous est arrive avec une singuliere figure, et, apres nous avoir fait jurer le secret, nous a annonce son mariage pour cette nuit meme, en nous priant de l'assister et en ajoutant que son aventure lui semblait si etrange a lui-meme qu'il avait besoin de deux bons amis comme nous pour se rassurer contre un accident ou un malheur possibles. --Voila qui est etrange, en effet. Et qui epouse-t-il? --Voila ce que nous ignorons; nous ne connaitrons la fiancee qu'en la voyant... Ainsi, monseigneur, si vous y consentez, nous allons nous retirer, Leclerc et moi, pour nous trouver a Saint-Paul a onze heures et demie. --Eh bien, fit tout a coup le duc de Guise, non seulement je vous autorise a vous rendre a ce bizarre rendez-vous, mais je vous y accompagne! Pardieu! je veux, moi aussi, voir la fiancee de Maurevert. En parlant ainsi, le duc assura sa rapiere et jeta un manteau sur ses epaules. --Monseigneur, dit Bussi-Leclerc avec une certaine hesitation, nous avons promis a Maurevert de ne rien dire a personne, et surtout a vous... --Soyez tranquilles... je m'arrangerai de facon a tout voir sans etre vu. En route, messieurs... Les trois hommes arriverent rapidement a Saint-Paul. Bussi-Leclerc et Maineville penetrerent dans l'eglise, laissant le duc sous le portail, selon ce qui etait convenu en route. Le Balafre demeura immobile, cache dans la nuit du porche, emu, malgre lui, il ne savait de quelle angoisse. A ce moment, du fond de la nef, parvint jusqu'a lui une clameur de detresse; puis un bruit de lutte violente. "Ce n'etait pas un complot, murmura Guise rassure, c'etait un meurtre; mais qui tue-t-on?" Il entra. Les cris, brefs et etouffes, les cliquetis d'armes remplissaient l'eglise. La-bas, vers le choeur, dans l'obscurite, s'agitait violemment un groupe d'ombres... puis, tout a coup, il vit qu'on entrainait quelqu'un, et toute la bande passa a trois pas de lui... Quelques instants plus tard, il entendit le carrosse qui s'elancait et comprit que le quelqu'un etait emporte vers une destination inconnue. Un inexprimable etonnement s'empara alors de Guise. En effet, au moment ou il croyait tout fini, il venait d'entendre encore un cri... un cri de femme... et, portant les yeux vers le choeur, il voyait un pretre qui officiait a l'autel, et, agenouilles, pareils a deux fiances, un homme et une jeune fille vetue de blanc... l'homme, l'epoux, soutenait la jeune fille de son bras, et il sembla a Guise, de la place ou il se trouvait, que cette fiancee se laissait aller avec abandon au bras de Maurevert... Car l'homme ne pouvait etre que Maurevert. Tout a coup le duc tressaillit. La ceremonie etait terminee; le pretre, ayant prononce la formule d'union, se retirait; l'epoux, Maurevert, se relevait. Et alors. Guise, debout, constata que l'epouse etait evanouie, morte, peut-etre! Ce qu'il avait pris pour une attitude de tendresse n'etait que l'attitude d'un corps qui ne se soutient plus. A ce moment, deux femmes sortaient de la sacristie. Une voix prononca: --Conduisez-la jusqu'a la litiere, et qu'on m'attende. "La voix de Fausta!" murmura le duc. Maurevert... l'epoux... n'accompagnait pas l'epousee!... Les deux femmes avaient pris l'inconnue vetue de blanc, et la soutenaient ou plutot l'emportaient evanouie. Elles passerent pres de Guise. Et, a la faible lueur de cette lumiere diffuse vaguement epandue dans l'eglise, il jeta un regard avide sur cette femme evanouie. Et il etouffa une sorte de rugissement qui gronda sourdement dans sa gorge. Cette femme, c'etait celle qu'il aimait a en devenir fou, c'etait la petite bohemienne, c'etait Violetta... En quelques instants, l'eglise fut vide. Et Guise, revenu de sa stupeur, allait s'elancer, lorsque, du fond du choeur, il vit venir deux hommes dont il reconnut l'un: Maurevert! L'epoux! Le mari de Violetta!... Que signifiait cet etrange mariage? Pourquoi Maurevert venait-il d'epouser Violetta? Ces questions tourbillonnerent dans sa tete... Il voulait savoir!... Et il se renfonca dans son ombre, pretant l'oreille a ce que disait Maurevert ou, plutot, l'inconnu qui l'accompagnait... Puisque Maurevert etait la encore, Violetta, l'epousee, ne pouvait s'eloigner sans doute!... Il allait donc savoir la verite. Haletant, il ecouta ardemment et, tout de suite, il reconnut la voix de l'inconnu... c'etait la meme voix qui avait ordonne que l'epousee attendit dans la litiere... c'etait Fausta. --Donc, disait Fausta, vous passez au palais de la Cite, et vous y touchez les cent mille livres convenues. Pour le reste, fiez-vous a moi. Le duc sera roi dans un mois. Il oubliera alors la petite bohemienne. Et, meme s'il apprenait ce qui vient de se passer, je vous garantis le pardon. Ce qui est dit est dit: vous serez capitaine des gardes de Sa Majeste Henri quatrieme roi de Lorraine et de France. --Ah! madame, fit Maurevert, la minute ou je vous ai rencontree est une minute a jamais benie dans mon existence! Comment pourrai-je m'acquitter envers vous?... --Je vous l'ai dit! repondit Fausta d'une voix sombre. --Oh! soyez tranquille pour ce qui est convenu de cette petite... --Donc, vous partez? --Je pars. Mais vous savez, madame, qu'avant de quitter Paris j'ai quelqu'un a voir. --Allez donc voir cet homme, puisque vous le voulez!... --Ah! je renoncerais a tout plutot que de renoncer a cette joie de le voir enchaine, enfin a ma merci!... --Bien. Moi, cependant, je vous garderai votre... femme. --Merci, madame! ricana Maurevert. Et ou la retrouverai-je? --Lorsque vous sortirez de la Bastille, sortez de Paris et allez trouver l'abbesse des Benedictines de Montmartre. Elle vous remettra votre epouse... et vous donnera mes dernieres instructions. Allez... Guise vit Maurevert s'incliner profondement devant Fausta, baiser sa main, puis s'elancer au-dehors. Il savait maintenant ou retrouver Violetta; il avait au moins deux ou trois heures devant lui. Il attendit donc. Fausta marcha jusqu'a la litiere qu'entouraient une douzaine de cavaliers, dont l'un portait une torche. Le reste de la rue semblait desert. Le vehicule s'ebranla avec son escorte et disparut bientot au fond de la rue Saint-Antoine. Fausta etait demeuree seule. Elle fit quelques pas hesitants vers la Bastille, puis, soudain, s'arreta, comme indecise. A ce moment, le duc s'approcha d'elle. --Madame et bien-aimee Souveraine, les rues de Paris sont peu sures a cette heure. Vous etes depuis trop peu de temps a Paris pour le savoir. Mais, moi qui le sais, ce m'est un devoir que de vous offrir l'appui de mon bras et la protection de mon epee... Fausta n'avait pas eu un geste de surprise. --Duc, repondit-elle gravement, vous savez que je suis celle que rien ne peut atteindre, et qu'il n'y a pas de danger pour moi dans ces rues, fussent-elles remplies de truands. L'epee temporelle que vous m'offrez est bien peu de chose aupres de l'epee spirituelle dont je puis disposer... Duc, vous sortez de cette eglise, continua-t-elle en designant Saint-Paul. Ce n'etait pas une question. Fausta affirmait comme si elle eut ete sure. Pourtant, elle ne savait pas. --Oui, madame! repondit Guise, et c'est justement parce que je sors de cette eglise que... --Eh bien, rentrons-y! interrompit Fausta. Pour ce que nous avons a dire, peut-etre, nous serons mieux places, nous mettant sous le regard de Dieu... Et Fausta, resolument, marcha vers Saint-Paul, ou elle entra. Guise, partage entre l'irritation et la crainte, la suivit jusqu'au choeur ou elle s'arreta. Fausta prit alors la main de Guise et, d'une voix rude, rauque, menacante, prononca: "Au nom de la Sainte Trinite. Je jure sur Dieu le createur, touchant cet Evangile, et sous peine d'anathematisation et damnation eternelle, que je suis entre en la sainte association catholique, suivant la formule qui m'a ete lue loyalement et sincerement, soit pour y commander, soit pour y obeir. "L'association des princes, seigneurs et gentilshommes catholiques doit etre faite et est faite pour retablir la loi de Dieu en son entier, remettre et retenir le saint service d'icelui selon la forme et la maniere de la sainte Eglise catholique, apostolique et romaine, abjurant et renoncant toutes erreurs au contraire." C'etait la formule de la ligue dont Guise etait le chef supreme. Fausta laissa retomber la main de Guise. --Voila ce que vous avez jure, dit-elle. --Et ce que je suis pret a jurer encore. --Bien! dit Fausta. Maintenant, duc, une question: savez-vous la peine infligee dans nos traites a tout catholique epousant une heretique?... --La peine de mort, repondit Guise en frissonnant. Sombre, agite de pensees contradictoires, le Balafre etait resolu a poursuivre Violetta. Et il comprenait que la papesse... la souveraine voulait lui arracher Violetta. Alors, quoi?... Briser violemment avec la Fausta? Mais la Fausta etait la source meme de sa puissance. Par des fils invisibles, elle tenait la Ligue dans ses petites mains! Renoncer a Violetta!... A cette pensee, il sentait la rage gronder en lui et sa tete se perdre en combinaisons inspirees par la folie. Fausta reprit: --La peine de mort appliquee non seulement a celui qui epouse une heretique, mais encore a celui qui, par le contact de l'heretique, devient lui-meme demoniaque. Est-ce vrai? --Ces lois, dit Guise d'une voix rauque, vous savez bien, madame, que nous les avons faites pour maintenir le commun des ligueurs dans l'obeissance absolue. Vous savez que, nous qui pensons, nous qui sommes la tete, nous ne pouvons nous soumettre a de telles servitudes!... --Duc, est-ce bien vous qui parlez ainsi! dit sourdement Fausta. Vous, le chef! Vous, le roi de demain! Vous avez jure, duc! Si votre serment n'est pas valable, dites-le! Si la parole d'un Guise ne vaut pas la parole du dernier de nos ligueurs, dites-le, qu'on le sache! Et on le saura!... Parlez, duc. Un seul mot, un seul: etes-vous parjure?, ne l'etes-vous pas?... Guise trembla. En un instant, il vit Paris revolte contre lui. --Par le Dieu vivant, gronda-t-il, nul ne pourra jamais dire qu'Henri de Lorraine a manque a son devoir. Mais celle que j'aime n'est pas heretique!... --Celle que vous aimez! Vous parlez de la bohemienne Violetta, n'est-ce pas? Eh bien, ecoutez!... Le soir du dimanche de Saint-Barthelemy, il y a seize ans, duc, vers onze heures, une troupe de bons catholiques envahit un hotel qui se trouvait dans la Cite, devant Notre-Dame. --Je me rappelle, dit le Balafre, qui frissonna au souvenir des horribles scenes evoquees par Fausta. --Bien... Depuis la veille, duc, vous aviez parcouru Paris comme l'ange exterminateur. Et, partout ou vous passiez, le sang coulait, les incendies s'allumaient, les cadavres s'amoncelaient... Le duc laissa retomber sur sa poitrine sa tete livide et murmura: --Coligny! Rohan! Conde! Montaigues!... --Montaigues! reprit Fausta. Celui-la, sans doute, vous semblait plus redoutable que les autres! Son crime etait plus atroce, peut-etre! son heresie plus enracinee! Car, la mort ne vous parut pas une expiation suffisante! Vous trouvates le chatiment qui convenait a Montaigues! Et, puisque son ame etait tenebreuse, vous decidates qu'il acheverait sa vie dans les tenebres: Montaigues, sur un signe de vous, eut les deux yeux creves! Est-ce vrai? --C'est vrai! dit Guise dans un soupir qui etait peut-etre l'aveu d'un remords... --Bien... Ce Montaigues, vous savez comme il est mort. Vous savez qu'il avait verse dans l'esprit de sa fille toute la pensee d'heresie qui souillait son esprit... Vous savez a quel crime abominable il poussa Leonore et que cette fille osa accuser un eveque d'avoir ete son amant!... Vous savez que Leonore de Montaigues mit au monde une fille trois fois maudite, qui naquit au pied du gibet... --Que vais-je apprendre? haleta Guise. --Ce que vous comprenez deja, repondit Fausta: que Violetta, c'est la fille du gibet! --La fille de Leonore de Montaigues? balbutia le duc. --Oui! Comprenez-vous, maintenant?... Je veillais sur vous, par bonheur! Je suis parvenue a conduire cette fille des races maudites jusqu'au pied du bucher... --Grace pour elle!... Oh! ne la tuez pas!... Il ne faut pas qu'elle meure... car je mourrais aussi, moi! --Vous me faites pitie, duc!... J'attendrai donc, pour ordonner son supplice, que nous ayons trouve l'exorcisme suffisant et que vous soyez gueri... --Mais pourquoi ce mariage? gronda le duc. Pourquoi Maurevert est-il devenu l'epoux de Violetta? Ce qui est vrai pour moi ne l'est donc pas pour lui? Maurevert n'est-il pas souille?... Ah! qu'il prenne garde!... --Laissez votre poignard tranquille, dit Fausta. Il doit vous servir pour frapper les ennemis et non pas le plus devoue de vos serviteurs... Maurevert a consenti a ce simulacre pour eloigner de vous la bohemienne heretique... Mais Maurevert ne sera pas l'epoux de Violetta... --Que sera-t-il donc pour elle? --Il sera son geolier!... Guise songeait. De tout ce que Fausta venait de lui dire, il ne retenait qu'un fait... mais ce fait le bouleversait et lui inspirait une sorte d'horreur. Oui, c'etait vrai! C'est lui qui avait fait subir a Montaigues l'effroyable supplice de l'aveuglement. Et c'etait la descendante de cet homme qu'il aimait!.. Fausta l'avait accule au dilemme: renoncer a Violetta ou renoncer a la couronne! Et Guise ne voulait renoncer ni a l'une ni a l'autre. Il fallait gagner du temps. --Vous m'avez rappele mes serments, dit-il enfin, je vais vous en demander un autre. Je suis pret a tenir les miens. Je tiens la bohemienne pour heretique. Je crois, j'espere, par votre toute-puissante intercession, me guerir de cet amour... Mais, a votre tour, jurez-moi que Maurevert ne sera pas l'epoux de cette fille! --Je vous le jure, duc, Violetta ne sera l'epousee ni de Maurevert ni d'aucun autre, jusqu'au moment ou vous-meme, enfin gueri, donnerez l'ordre de la supplicier... Quelques minutes de silence s'ecoulerent; Guise songeait et voici comme il arrangeait les choses: Violetta prisonniere, il la retrouverait quand bon lui semblerait. Prisonniere dans l'abbaye de Montmartre, sous la garde de Maurevert, elle ne pouvait lui echapper. Donc, il se servait d'abord de Fausta, pour conquerir la couronne. Une fois roi... il verrait a mettre Fausta elle-meme a la raison. --Adieu donc, madame et souveraine, dit-il en s'inclinant. Je compte sur votre parole sacree! XLV LA REVANCHE DE BUSSI-LECLERC Maurevert, comme il l'avait dit, etait attendu dans la rue par Bussi-Leclerc. --Tout s'est bien passe? demanda celui-ci, qui songeait, en souriant, a la presence du duc de Guise. --Sans doute! fit Maurevert etonne. Pourquoi?... --Pour rien! Marchons... --Oui, marchons. J'ai hate de voir l'homme. Bussi-Leclerc se mit a siffler une fanfare de chasse et Maurevert hata le pas. Quelques minutes plus tard, ils franchissaient le pont-levis et entraient dans la Bastille. --Voila mon domaine! fit en riant Bussi-Leclerc. Ce n'est pas gai. Drole d'idee qu'a eue notre duc de me faire gouverneur de la Bastille! --Non, ce n'est pas gai! C'est meme terrible, dit Maurevert avec une sombre joie. Ou est-il?... Allons!... --Patience, que diable! Hola! quatre gardes et un falot!... Quatre soldats armes d'arquebuses et un geolier, porteur d'une lanterne, s'elancerent a l'ordre. --Marche devant, dit Bussi-Leclerc au geolier. Et vous, suivez-nous, ajouta-t-il en se tournant vers les quatre arquebusiers. On traversa des cours, on passa sous des voutes, Bussi-Leclere sifflait entre les dents; Maurevert frissonnait. Et, pourtant, une joie sauvage faisait battre son coeur a grands coups. Ils etaient arrives dans une etroite cour ou on entrait apres avoir franchi une lourde grille. La cour etait infecte. La, s'arrondissait un colosse de pierre dont la tete se perdait dans le ciel noir: c'etait la tour du Nord. --C'est la que nous mettons les plus intraitables. N'est-ce pas. Comtois? Comtois, le geolier, hocha la tete et se mit a ouvrir la porte. Une bouffee d'air mephitique frappa Bussi-Leclerc au visage. Comtois commenca a descendre; Maurevert, derriere lui, jetait un avide regard au fond des tenebres ou il s'enfoncait; puis, venait Bussi-Leclerc; puis, les quatre arquebusiers. L'escalier tournait et s'enfoncait comme une effroyable vis de pierres verdatres. Au bout de trente marches, on s'arreta. L'air etait a peine respirable. Bussi-Leclerc toucha du bout du doigt une porte et dit: --Numero quatorze! --Numero quatorze? fit Maurevert hagard. --Eh! oui... ce bon petit duc... M. d'Angouleme... --Et que m'importe le duc d'Angouleme! gronda Maurevert. Descendons! Et il poussa le geolier. A ce moment, du fond du cachot numero quatorze, un grand cri dement jaillit et reveilla de sinistres echos dans l'escalier. Bussi-Leclerc avait pali. Ce bretteur, ce spadassin, sans foi ni loi, n'avait pas encore l'ame d'un geolier. --Voici le numero dix-sept! dit tout a coup Comtois en s'arretant devant une porte. --Ouvre! dit Maurevert d'une voix rauque. Il prit le falot des mains du geolier, et, comme celui-ci ne se hatait pas assez a son gre, il poussa lui-meme les verrous. La porte s'ouvrit toute grande. Maurevert, le falot a la main, fit deux pas dans cette sorte de trou qui etait un cachot. La faible lueur de la lanterne eclaira le trou, les pierres rongees portant des inscriptions. Et son regard s'arreta au fond du cachot. La, contre la paroi, deux anneaux scelles dans le mur supportaient deux chaines rouillees. Les deux anneaux inferieurs encerclaient les deux chevilles d'un homme. Et, cet homme, debout, appuye a la paroi, cet homme sur qui Maurevert levait son falot, cet homme le regardait... Bussi-Leclerc entra et fit sortir le geolier. Maurevert tremblait legerement. Il considerait le prisonnier avec un sourire indescriptible. Le prisonnier souriait aussi, mais d'une autre maniere. Maurevert, au bout d'un instant de contemplation, accrocha son falot a un clou. Et il dit: --Te voila donc, Pardaillan. Depuis seize ans que nous passons le temps a courir l'un apres l'autre, nous nous retrouvons donc enfin... --Tiens! fit paisiblement Pardaillan, voici M. Bussi-Leclerc, geolier en chef de ce gai sejour! Maurevert grinca des dents et dit: --Tu n'oses ni me regarder, ni me parler, sire de Pardaillan. Mais, moi, je te parle et te regarde. Je suis venu pour cela. Tu m'ecouteras donc, malgre toi... --Monsieur Leclerc, dit Pardaillan, l'epee qui vous bat les mollets est bien longue, moins longue pourtant que celle que je vous fis sauter des doigts dans le moulin. Bussi-Leclerc palit et grommela un juron. --Hate-toi, gronda-t-il, hate-toi, Maurevert, car je ne repondrais pas de daguer le demon... --Bah! fit Pardaillan, vous n'oseriez, monsieur Leclerc. En effet, on ne m'a enchaine que par les pieds, et mes mains libres vous font peur... Pardaillan se mit a rire, d'un rire qui fit frissonner les quatre arquebusiers restes dans le couloir. --Par la mort-Dieu! vocifera Bussi-Leclerc en degainant. --Laisse! Laisse! fit Maurevert d'une voix qui coula comme du fiel. Le sire de Pardaillan a raison. Le tourmenteur qui va venir demain serait trop vexe de n'avoir qu'un cadavre a torturer... Et alors... Pardaillan riait toujours. --Monsieur Leclerc, continua-t-il, interrompant Maurevert comme s'il n'eut pas ete la, monsieur Leclerc, savez-vous que j'ai cru, moi aussi, a votre illustre renommee de maitre d'armes invincible? Quand je vous ai vu devant moi, l'epee a la main, je n'ai pu m'empecher de recommander ma pauvre ame a Dieu. Misericorde, je me voyais en capilotade! Juste comme je me disais cela, monsieur Leclerc, votre epee s'est mise a decrire dans l'air un arc de quinze pieds. Quel saut! Et quel sot j'etais de croire que j'avais un maitre devant moi, quand vous n'etiez qu'un mechant prevot... un ecolier! Bussi-Leclerc ecumait. Chaque parole de Pardaillan etait un coup de poignard a sa vanite... --Tu trouveras demain un maitre a enfoncer les coins! rugit Bussi-Leclerc. --Un ecolier? reprit Pardaillan, un bon ecolier, je l'avoue. On voit que vous avez frequente les tripots, monsieur Leclerc. Oui, il faut etre juste: avec une dizaine d'annees d'etude encore, vous serez un ecolier avouable, presque un bon prevot... Cette ironie arracha au maitre d'armes une imprecation de rage: --Miserable! Tu me pris en traitre! Peu a peu, il en arrivait a oublier la situation. Il ne voyait plus en Pardaillan qu'un maitre qui se vantait de l'avoir vaincu. Il se croyait a la salle d'armes et, tirant son epee, il commenca une demonstration. --Voici, ecumait-il, je tenais mon epee en tierce, comme ceci... regarde, Maurevert... lorsque... --Oh! monsieur Leclerc, interrompit le rire terrible de Pardaillan, quelle garde avez-vous la?... Trop de raideur dans le poignet, que diantre! --Demon! vocifera Bussi-Leclerc; il me donne la lecon!... Il rengaina son epee. Il etait livide de rage. Et, soudain, il tendit le poing a Pardaillan, grommela un juron, fit deux appels du pied comme s'il eut repondu a une provocation et sortit du trou noir, du cachot, de l'antre effroyable, poursuivi par le rire feroce de Pardaillan. --Le demon est enrage! gronda Leclerc en se bouchant les deux oreilles. Il eut pleure. Son amour-propre saignait a vif. Il fit un geste pour ordonner aux arquebusiers d'attendre Maurevert et remonta l'escalier quatre a quatre. --Or ca dit alors Maurevert, tandis que tu vis encore, sire de Pardaillan, ecoute-moi. Je ne suis pas Bussi-Leclerc, moi, et j'avoue que j'ai eu peur de toi... Maintenant que te voila enchaine, je n'ai plus peur, tu comprends?... L'homme qui est devant toi s'appelle Maurevert... comprends-tu cela?... ce Maurevert qui porte a la figure la trace du coup de rapiere dont tu la cinglas!... Maurevert, qui porta l'un des derniers coups dont mourut ton truand de pere!... Maurevert qui fournit la-haut, sur les pentes de Montmartre, ce joli coup de poignard dont mourut la demoiselle de Montmorency, ta maitresse!... Le miserable etudiait attentivement l'effet de ces paroles. Sur la physionomie etrangement paisible du chevalier, il ne vit aucun fremissement. Pardaillan ne le regardait pas. Seulement, il avait sa main droite dans son pourpoint. Et, au souvenir de son pere, mort entre ses bras, au souvenir de celle qui etait l'adoration fidele de sa vie, cette main s'etait crispee; la clameur de detresse qui grondait dans cette poitrine ne s'echappa pas. "Enfer! gronda en lui-meme Maurevert plus livide, est-ce qu'il ne souffrirait plus du passe?... Tu m'as bien cherche, reprit-il tout haut. Voila des annees et des annees que tu cours apres moi. Voila des annees que je passe, moi, a te fuir... A la fin, je me suis demande ce que tu pouvais bien avoir a me dire... et je me suis arrange pour nous menager ce rendez-vous... Voyons, je suis pret a t'entendre. Qu'as-tu a me dire?... Pardaillan suivait des yeux le vol affole d'une chauve-souris qui tournoyait dans l'etroit espace. --Voyons si elle trouvera moyen de sortir, murmura le chevalier. Maurevert trembla de rage. --C'est bon, dit-il; toi aussi, tu sortiras d'ici; mais tu en sortiras les pieds devant. Sois tranquille, Pardaillan. Tu ne t'en iras pas seul au cimetiere des supplicies: je te suivrai jusque-la... Et, quand j'aurai vu jeter la derniere pelletee de terre sur ton cadavre, je m'en irai, enfin libre et tranquille. Et si, par hasard, quelque terreur posthume vient m'inquieter, eh bien, j'aurai ma femme pour me rassurer et me consoler... Maurevert s'arreta un instant. Il esperait, cette fois, porter un coup terrible a Pardaillan, et, puisqu'il ne souffrait plus dans son passe, le faire souffrir dans le present. --Il est juste, reprit-il, que tu saches qui est ma femme. Tu la connais. Elle s'appelle Violetta; je viens de l'epouser il n'y a pas plus d'une heure. Pas un geste, pas un battement de paupiere ne vint prouver a Maurevert que Pardaillan eut entendu. Mais l'effort que le chevalier devait faire a cette minute pour commander a son visage devait etre affreux. --Quand tu seras mort, continua Maurevert, je partirai avec Violetta. Si elle m'aime ou ne m'aime pas, peu importe a moi!... Au contraire, je souhaite sa haine, car ce me sera un double plaisir que d'etre le maitre de cette fille, malgre son amour pour un autre... L'autre, c'est un de tes plus chers amis... Tiens... ecoute... l'entends-tu qui hurle?... Tu ne dis rien?... La poitrine de Pardaillan se gonfla. --Donc, reprit Maurevert, la jolie bohemienne porte mon nom et, tout a l'heure, je l'emmene: c'est mon bien, c'est ma chose. Et d'une! Le petit Valois est la-haut, dans un cachot pareil au votre, vous pouvez. l'entendre hurler. Maurevert surveillait Pardaillan du coin de l'oeil et s'enivrait d'une jouissance prodigieuse. Pardaillan souriait. Mais Maurevert ne remarqua pas qu'il s'etait appuye du dos au mur pour ne pas tomber. Maurevert ecumant, grincant, se laboura le visage a coups d'ongles. --Oh! demon!... Je t'arracherai bien une plainte! --La chauve-souris etait sortie du cachot, Pardaillan murmura: --C'est curieux comme j'ai sommeil... Il s'allongea sur le sol, posa sa tete sur son bras replie, et ferma les yeux. Si Maurevert avait pu voir l'effroyable souffrance qui dechirait cet homme, il fut devenu fou de joie. Mais, ayant dirige le jet de lumiere sur lui, Maurevert vit qu'il dormait paisiblement, les levres souriantes... --Au revoir! hurla Maurevert. A demain, ou peut-etre a apres-demain, car je te laisserai peut-etre un jour ou deux a croupir dans ton desespoir. Dors bien... moi aussi, je vais me coucher... dans le mystere de l'alcove, la petite bohemienne attend son epoux... A bientot, Pardaillan!... Il sortit a reculons, les yeux fixes sur le prisonnier, esperant encore surprendre un tressaillement, une plainte, une larme... Paisible et souriant, Pardaillan dormait. Alors Maurevert macha une insulte. Il remonta precipitamment l'escalier, suivi par le geolier et les quatre arquebusiers. Quelques minutes plus tard, il entrait dans l'appartement de Bussi-Leclerc. --Oh! oh! s'ecria le gouverneur, par les cornes de Satan, d'ou sors-tu donc pour etre ainsi livide? --De l'enfer! repondit Maurevert. --Je comprends, ricana Bussi-Leclerc, le damne Pardaillan t'a injurie comme il a fait pour moi, hein?... Il a du t'en raconter... Car il a la langue bien pendue, le sacripant! Que t'a-t-il dit, voyons? --Rien! dit Maurevert en se versant Un verre d'une bouteille que le gouverneur etait en train de vider. Pour quand le bourreau est-il prevenu? --Quand? Apres-demain soir; notre grand Henri veut voir appliquer la question. Toi aussi, hein? --Sans doute. J'accompagnerai le duc comme je l'accompagne partout. Maurevert balbutia quelques paroles d'adieu et se retira; puis, une fois hors de la Bastille, il prit, aussitot le chemin de Montmartre. Bussi-Leclerc demeure seul haussa les epaules et grommela: --Le Pardaillan a du l'etourdir d'insultes!... Pardieu, c'est bien sur qu'il m'a pris en traitre, au moulin... Je ne connaissais pas son coup... mais je le connais maintenant!... Bussi-Leclerc se coucha. Il parait qu'il passa une mauvaise nuit, car, trois ou quatre fois, il derangea son valet de chambre pour se faire apporter du vin. Le lendemain, il passa toute la journee dans la galerie d'armes a la Bastille. Il fit venir successivement les prevots et les maitres les plus reputes de Paris. A tous, il disait: --Je vais vous montrer le coup; je l'ai etudie; je le tiens! Et, en effet, prevot ou maitre, a peine l'adversaire etait-il en garde que Bussi, apres quelques passes rapides, lui faisait sauter l'epee des mains. Ce jour-la, la renommee de Bussi-Leclerc fut a son apogee. --Oui, lui dit Maineville, mais, en somme, tu fus desarme un jour. --C'est vrai, dit Bussi-Leclerc en grincant des dents; mais celui qui m'a desarme ne pourra jamais s'en vanter. La nuit vint. Leclerc dina sobrement, puis dormit quatre heures. Puis, il se fit masser et frotter d'huile comme les lutteurs antiques. Ensuite, il demeura une heure au repos, etendu sur son lit, ruminant et grommelant parfois: "Il ne faut pas qu'il meure avant..." Il etait un peu plus de minuit lorsqu'il s'habilla de vetements legers et souples. Il s'enveloppa de son manteau et, sous ce manteau, cacha deux epees. Alors, il appela Comtois le geolier, et, suivi comme la veille de quatre arquebusiers, il se dirigea vers le cachot de Pardaillan. Au premier sous-sol, il laissa les gardes et le geolier, leur ordonnant de l'attendre la. Puis, prenant le falot, il descendit, entra dans le cachot et, tendant une epee a Pardaillan: --Monsieur, dit-il, par un coup de traitrise, vous m'avez desarme une fois. Vous etes enchaine par les pieds, c'est vrai; mais vos chaines ont assez de jeu pour que vous puissiez vous mettre en garde. De mon cote, je vous jure bien que je ne romprai pas, ni en arriere, ni par les flancs. Nous sommes donc a egalite. Voici une epee. Vous m'avez desarme: je vous desarmerai. Et quand j'aurai fait constater que je suis votre maitre, je serai a votre disposition, monsieur, pour toutes commissions apres votre mort. Je pense, monsieur, que vous serez assez galant homme pour ne pas refuser ma revanche. --Monsieur de Bussi-Leclerc, dit Pardaillan, d'une voix qui, malgre lui, fremit d'une joie puissante, j'etais sur qu'un homme tel que vous ne voudrait pas rester sous le coup d'une defaite affreuse. Aussi, vous voyez, je ne dormais pas... JE VOUS ATTENDAIS!... XLVI MONOLOGUE DE PARDAILLAN Voici ce que se racontait a lui-meme le chevalier de Pardaillan, dans l'heure meme ou le sire de Bussi-Leclerc se preparait a descendre a son cachot: --Viendra-t-il? Ou ne viendra-t-il pas? Ai-je bien lu sur ce visage de spadassin la vanite qui saigne? Ai-je bien vu dans ces attitudes la bienheureuse haine qu'il me porte? Dois-je esperer que j'ai assez exagere cette vanite? Seigneur Dieu, si vous existez, faites seulement que M. de Bussi-Leclerc ait bien la dose de vanite que je lui suppose; le reste me regarde! --Pouvais-je ne pas me rendre?... Seul, j'eusse tente quelque coup de folie. Je crois vraiment qu'a force de folie j'eusse ete assez sage pour me tirer de la Deviniere. Mais, voila, il y avait Huguette!... --Pauvre Huguette! Est-ce que je ne lui devais pas cela?... Pour tant d'amour silencieux, humble et devoue, pour seize ans de tendresse inavouee, je pouvais bien lui donner cette minute de joie... de ne pas mourir sous ses yeux. Car, rien ne prouve que je ne fusse pas mort. Et puis, parmi tant de coups que j'eusse recus, il s'en fut bien egare quelques-uns sur elle!... Allons, j'ai bien fait de me rendre!... --L'amour d'Huguette! reprit Pardaillan en froncant les sourcils. Ma reponse a cet amour est-elle une trahison a l'amour que je cache en moi?... Eh quoi, Loise! Je t'aime donc toujours?... J'aime une morte! Morte depuis seize ans, morte dans mes bras, en me jetant son dernier regard si doux, que j'en sens encore la douceur... J'aime une morte! Il sera donc dit que tout aura ete folie dans la vie de mon coeur!... En parlant ainsi, Pardaillan pleurait doucement. Il continua: --Cette vipere (il pensait a Maurevert) m'a tout de meme octroye quelques morsures qui m'ont fait souffrir la malemort. Violetta! Charles!... Pauvre petit duc qui avait une si belle confiance en moi! Pris! Enchaine comme moi! Et ces plaintes qui descendent parfois jusqu'a moi. Et un rugissement lui echappa, a lui! Il secoua ses chaines et essaya de faire un ou deux pas. Il murmura: --Pour Loise assassinee, pour mon pere assassine, pour Charles qu'on assassine, pour Violetta qu'on assassine, pour tant de souffrances repandues sur la terre et concentrees ici, dans ce cachot, qu'est-ce que je demande? De pouvoir, un jour, dire deux mots a l'assassin et a celle qui, jadis, fournit l'arme. O bonne Catherine, dire que je n'avais pas songe a toi... "Loise... Maurevert... Medicis... Guise... viendra-t-il ou ne viendra-t-il pas? Il ne viendra pas... A ce moment, il dressa l'oreille. Un bruit lointain venait de le frapper. Rapidement, le bruit se rapprocha, la porte s'ouvrit. Pardaillan eut un profond tressaillement qui l'agita jusqu'au fond de l'etre. Et sa pensee, dans un flot de joie terrible, rugit ce seul mot: "Il est venu!..." XLVII LA BASTILLE --Vous m'attendiez? dit Bussi-Leclerc s'adressant a Pardaillan. --Ma foi, oui, monsieur, je vous attendais! Bussi-Leclerc jeta autour de lui un regard de defiance: "J'ai peut-etre eu tort de laisser mes hommes la-haut, grommela-t-il. Si je les faisais descendre? Oui, mais si je n'arrive pas a le desarmer?... Double honte!..." Pardaillan comprit que, meme enchaine, meme dans l'etat de faiblesse ou il etait, il semblait encore redoutable, et il trembla de voir Bussi-Leclerc s'eloigner. --Je vous attendais, reprit-il; ne m'avez-vous pas annonce que je dois etre questionne? Puisque vous voila, je suppose que le bourreau n'est pas loin... --Ah! bon! fit Leclerc. Eh bien, non, mon cher monsieur, ce n'est pas pour cette nuit. Rassurez-vous. Vous avez encore quelques heures devant vous... Venons-en donc a ce que je vous disais. Vous avez entendu ma proposition. Acceptez-vous de me donner ma revanche? --Je vous ferai observer, monsieur, dit Pardaillan qui tremblait de joie maintenant, que je suis dans une position d'inferiorite complete. Bussi-Leclerc avait tressailli de joie. Cette simple remarque, si juste et si naturelle de Pardaillan, lui semblait un aveu. --Il a peur!... Il est perdu!... Se reculant de quatre pas, il prit le champ necessaire a ce duel fantastique. Pardaillan se placa sur ses deux jambes aussi commodement que les chaines pouvaient le lui permettre. Et, ayant pris la position de garde, il laissa echapper une sorte de gemissement. --Voyons, dit serieusement Leclerc, vous etes bien, il me semble... --Oh! monsieur! terriblement gene, au contraire! --Bah! bah! pourvu que je sois dans la meme position, nous sommes a armes egales. Je m'engage sur l'honneur a ne pas me servir un instant de mes jambes; je ne suis donc ici qu'un bras arme d'une epee: vous aussi... Allons! gronda-t-il, y sommes-nous? --M'y voici! dit Pardaillan. Les fers s'engagerent, battirent, et Pardaillan executa le coup par lequel il avait desarme Leclerc au moulin de Saint-Roch. L'epee de Leclerc demeura ferme dans la main. "Malheur! murmura-t-il. Il a appris la passe!..." --Ah! Ah! eclata de rire Bussi triomphant. Oui, je l'ai apprise la damnee passe! Et j'en ai appris une autre que je veux vous enseigner! Il avait baisse la pointe de son epee. Pardaillan l'imita et repeta: "Malheur sur moi!..." Bussi-Leclerc riait terriblement. La premiere partie de sa revanche etait gagnee, puisque le coup de Pardaillan n'avait pas reussi. Peut-etre s'il eut ete de sang-froid eut-il pu remarquer que son adversaire y avait mis une etrange maladresse. Mais Bussi-Leclerc n'en pensait pas si long. Il dit: --Je vais maintenant vous desarmer, sire de Pardaillan, comme vous m'avez desarme, et nous serons presque quittes. Seulement, comme il faut que je prouve a tous que je vous ai vaincu, je vous rendrai votre epee. Puis. je vous blesserai... En garde!... Ah! demon d'enfer... Ces derniers mots furent un veritable hurlement de rage et d'etonnement. A mesure qu'il avait parle, Bussi avait execute. D'un froissement auquel peu d'epees eussent resiste, il avait abattu la lame de son adversaire, et, esperant le surprendre au front apres lui avoir annonce qu'il allait d'abord essayer de le desarmer, il s'etait fendu a fond; en meme temps, son epee sauta!... Pour la deuxieme fois, Bussi-Leclerc, l'invincible, etait vaincu, desarme!... Pardaillan n'avait pas bouge. Appuye de la main gauche au mur, il restait en garde et disait avec cette terrible froideur qui, chez lui, revelait l'emotion: --Ramassez votre epee, monsieur. Vous le pouvez, puisque je suis enchaine... Cette effrayante emotion de Pardaillan venait de ce qu'il pensait. Et ce qu'il pensait, le voici: "Idiot! Trois fois stupide! Je n'ai pu resister au plaisir de donner une lecon a ce spadassin!... Tout est perdu! Les voila qui descendent!... Il va s'en aller!" En effet, au hurlement de Leclerc, des voix effarees avaient repondu dans l'escalier. Comtois et les arquebusiers, s'imaginant qu'on egorgeait le gouverneur de la Bastille, accouraient.... Bussi-Leclerc, ivre de honte, ramassa vivement son epee, la rengaina et ouvrit la porte. --Que venez-vous espionner ici? Arriere, gibier d'estrapade! Qu'on remonte a l'instant! Pardaillan tressaillit de joie et haletant, appuye a son mur avec un sourire intraduisible, balbutia: "Loise!... Mon pere!... Nous sommes sauves!..." Les arquebusiers et le geolier remontaient avec plus de precipitation qu'ils n'etaient descendus. Quand Bussi-Leclerc n'entendit plus rien, il rentra dans le cachot et, comme il avait fait d'abord, referma la porte et raccrocha au clou le falot et le trousseau de clefs. Aussitot il degaina. --Mort de ma mere! gronda-t-il a voix basse.. Tant pis pour le bourreau. Tu ne mourras que de ma main... Oh! cette fois, il ne s'agissait plus d'une passe d'armes. Cette fois, il ne s'immobilisait plus, selon ses propres conventions. Cette fois, il voulait tuer... Il bondissait a droite, a gauche, rompait, avancait... et l'autre, enchaine, le tenait haletant a la meme distance... L'epee de Bussi jetait dans cette obscurite de brusques eclairs d'acier. Et cet homme qui rugissait de rage, qui se lancait a l'assaut... et Pardaillan qui ne faisait pas un pas, qui se couvrait seulement de sa pointe, oui, dans ces tenebres, au fond de ce trou, c'etait un spectacle de delire... Un moment vint ou Leclerc, epuise, s'accota a la porte. "Oh! murmura-t-il, pourquoi lui ai-je donne un fer!" Repose, il se rua, dans le silence effroyable, il n'y eut que le battement bref des fers, et le haletement du fauve qui voulait du sang. Et, cette fois, Pardaillan recula, se renfonca dans son angle!... --Je le tiens! gronda Leclerc. Il avanca de deux pas pour le corps a corps final: --Je le tiens! rugit-il. Je le cloue au mur! Au meme instant, Bussi-Leclerc, en se jetant en avant, ivre, les yeux injectes, se sentit saisi par deux bras puissants; il pantela, puis sa tete retomba sur son epaule. Alors Pardaillan desserra l'etreinte... Il laissa glisser Leclerc sur le soi et, se baissant, le toucha au coeur: --Bon, dit-il, pas mort! Il en reviendra, et je serai son homme s'il lui convient de recommencer... Pardaillan se redressa alors, s'avanca aussi loin qu'il put, allongea la main, et atteignit le trousseau de clefs. En un instant, il eut ouvert les enormes cadenas des anneaux qui encerclaient ses chevilles. Alors, il voulut s'elancer. Et une sorte de desespoir furieux descendit dans son ame: Pardaillan ne pouvait plus marcher! Il pouvait a peine se soutenir... Il connut un instant de desespoir, d'angoisse, puis il se domina, trempa ses mains dans l'eau qui croupissait dans les flaques du sol. Et cette fraicheur acheva de le ranimer. Alors, il se releva. "Je veux, dit-il, les dents serrees par l'effort de la volonte... Je veux! donc, je peux!... je veux marcher!... Et ce miracle naturel de l'action violente operee par une ame sur un corps s'accomplissait!... Pardaillan epuise se levait, il marchait..., il saisissait le falot et le trousseau de clefs..., il sortait de sa tombe!... Et, ayant referme la porte a triple tour, la porte du cachot ou gisait Leclerc evanoui, il eut un soupir qui exprimait un monde, et, flamboyant d'esperance, d'un pas souple, nerveux, il se mit a monter. La-haut, dans la cour, attendaient les quatre arquebusiers. Le geolier Comtois, penche sur le trou de l'escalier, ecoutait... Pardaillan s'arreta au premier sous-sol. Il etait devant la porte du cachot de Charles,--du moins, selon ce que lui avait dit Maurevert. Avec un calme effrayant, Pardaillan se mit a essayer les clefs et a tirer les verrous, ce qui ne se fit pas sans grincements. De l'autre cote de la porte, Pardaillan entendait une sorte de haletement furieux. A ce moment, de l'etage inferieur, monterent des clameurs etouffees, des coups sourds comme si on eut ebranle une porte a coups de belier. C'etait Bussi-Leclerc qui, revenu de son evanouissement, et constatant qu'il se trouvait enferme, poussait des hurlements de rage, et essayait de demolir a coups de pied l'epais panneau de chene. Soudain, la porte sur laquelle Pardaillan s'escrimait s'ouvrit. Il entra vivement et la repoussa derriere lui. Le cachot s'eclaira de la faible lueur du falot qu'il tenait a la main. Et cette lumiere lui montra un jeune homme en lambeaux, couvert de sang, des yeux hagards, une bouche convulsee dans un visage livide, fou de desespoir... Cet etre fit un bond terrible, et Pardaillan se sentit enlace, etreint par deux bras furieux; un souffle rauque le frappa au visage, deux mains convulsees se crisperent a sa gorge, et une voix a peine distincte gronda: --J'en tiens un! Meurs, miserable!... --Charles! Mon enfant! haleta Pardaillan... Dans ces demi-tenebres, tandis qu'en bas resonnaient sourdement les appels de Leclerc, ce fut une lutte atroce: Charles employait toutes ses forces, a etouffer... a serrer, a tuer! Tuer qui?... Pardaillan!... Et Pardaillan ne voulait ni tuer ni blesser le jeune homme! Et, en haut, sans aucun doute, les geoliers ecoutaient ces bruits, et, malgre la defense du gouverneur, allaient se decider a descendre!... L'instant fut effroyable. Et le redoutable evenement prevu se realisa! Le geolier Comtois et les arquebusiers descendaient!... Pardaillan entendit leurs pas qui heurtaient les pierres dans les tenebres... lors, il cessa de se defendre. Il eut un rire etrange, et, comme les mains de Charles, libres enfin, s'incrustaient a sa gorge, il prononca: --Ce sera beau que Pardaillan ait ete tue par le fils de Marie Touchet! Charles entendit ce rire. Ce fut ce rire qu'il reconnut!... Il bondit en arriere et considera celui qu'il voulait tuer... Et alors, il le reconnut!... Pardaillan lui colla sa main sur la bouche: Comtois et les arquebusiers passaient devant la porte!... Pardaillan saisit Charles par les epaules, le releva et haleta: --Silence!... Au nom de Violetta vivante, silence!... Violetta vivante! Charles ebloui se laissa entrainer... En quelques instants, ils atteignirent le haut de l'escalier, et Pardaillan referma a triple tour la porte de la tour Nord!... Au meme moment, on entendit derriere cette porte la galopade affolee des gardes qui terrifies, remontaient et se heurtaient du front aux ferrures interieures!... Pardaillan s'appuya a la porte pour souffler un instant. Charles saisit ses mains, les couvrant de larmes brulantes. --O Pardaillan. sanglota le jeune duc, o mon frere, pardon... je vous ai frappe, moi!... J'ai voulu vous tuer!... --Bon! bon! fit Pardaillan. Maintenant que nous sommes a moitie libres, on respire deja mieux, bien que ce ne soit pas encore l'air de la liberte... Ils etaient dans cette cour etroite par laquelle on accedait a la tour du Nord. Au-dela de cette tour, il y en avait d'autres. Et la, ils rencontreraient des sentinelles. Pour toute arme, ils n'avaient a eux deux que la dague arrachee par le chevalier a Bussi-Leclerc... Dans ce moment ou Pardaillan cherchait a calculer la possibilite de ce miracle: sortir de la Bastille, il preta pour la premiere fois attention au tapage que Comtois et les arquebusiers faisaient derriere la porte. --Ces sacripants reveilleraient des morts! grommela-t-il. La tour du Nord etait heureusement assez eloignee des postes de sentinelles et surtout du grand poste de la porte d'entree. Voyant que, les hurlements des enfermes, loin de s'arreter, augmentaient en intensite: --On dit que de crier plus fort que les chiens, fit-il, cela les terrifie et arrete leurs abois. Essayons! Et Pardaillan se mit a frapper sur la porte et a vociferer: --Hola! Etes-vous enrages! Ne saurait-on dormir tranquilles? Un silence de mort suivit l'apostrophe de Pardaillan. Evidemment, les enfermes etaient au comble de l'effarement. --Que voulez-vous? reprit Pardaillan. --Eh! par la mort-Dieu, nous voulons sortir! Qui que vous soyez, allez prevenir le poste a l'instant! C'etait le geolier Comtois qui venait de parler ainsi. Le digne Comtois n'avait pu imaginer ce qui se passait. Aux appels de Bussi-Leclerc, il etait descendu jusqu'au deuxieme sous-sol; mais, a ses demandes, le gouverneur n'avait repondu que par des menaces de l'etriper s'il n'ouvrait a l'instant... Comtois s'etait alors precipite pour aller chercher les clefs puisque son trousseau etait enferme avec le gouverneur. Et, avec les quatre gardes, effare, epouvante, il s'etait heurte a la porte de la tour, verrouillee a l'exterieur. --Ainsi, reprit Pardaillan, vous ne savez pas qui vous a enfermes? --Non! A moins que ce ne soit Satan en personne... --Je vais vous dire: c'est moi qui ai enferme M. le gouverneur; c'est moi qui vous ai enfermes... --Qui, vous? hurla Comtois. --Moi, Pardaillan, dit le chevalier paisible. On entendit un hurlement de desespoir. --Rassurez-vous, dit Pardaillan, la tour du Nord est bien loin des postes, et personne ne peut vous entendre. Je ferai alors prevenir le chef de poste que M. le gouverneur a du partir subitement en voyage, escorte d'un geolier et d'arquebusiers. Nul n'aurait l'idee de venir voir ce que vous devenez, puisqu'on vous croira en voyage. Je dis donc que je vais simplement vous laisser mourir dans cet escalier. Lorsque Pardaillan eut compris, au diapason des gemissements, que la terreur des malheureux confinait a la folie, il frappa du poing pour signifier qu'on eut a l'ecouter. Le silence se fit a l'instant meme. --Vous me faites pitie, dit alors le chevalier. Je veux bien vous laisser vivre, a une condition, la voici: vous rendez-vous a moi? J'ouvre. Sinon, je m'en vais. --Nous nous rendons! crierent d'une voix les quatre affoles. --Je ne me rends pas, moi! vocifera le geolier. Vous etes des laches, et la peur vous rend stupides. Cet homme ne peut pas sortir de la Bastille. Et, quant a nous, nous serons delivres par la ronde qui passe a trois heures! --Delivres pour etre pendus! cria Pardaillan, car je dirai que vous etes mes complices. Adieu!... --Arretez, monseigneur! vocifererent les soldats. Un bruit de lutte feroce remplit l'escalier: les quatre arquebusiers s'etaient precipites sur le geolier qui se trouva baillonne et ligote au moyen de ceintures et d'echarpes. Pardaillan comprit ce qui se passait. Et, lorsque le silence se fut retabli, il entrouvrit la porte. --Passez-moi vos arquebuses et vos dagues, dit-il. Les soldats obeirent. Alors, il ouvrit la porte toute grande. Les quatre infortunes sortirent en toute hate, comme des oiseaux de nuit effares. Ils deposerent Comtois qui, baillonne, ficele comme un saucisson, roulait des yeux terribles. --Voila, monseigneur! dirent-ils. Pardaillan eclata de rire, puis delia les pieds du geolier qui, aussitot, se mit debout. Puis, il le debaillonna. Mais, en meme temps, il lui appuyait la pointe de sa dague sur la gorge, geste qui equivalait au plus eloquent des discours. --Te rends-tu? demanda Pardaillan. --A condition que vous me fassiez sortir de la Bastille, dit Comtois. --Non seulement tu sortiras avec ces quatre braves, mais vous recevrez chacun une annee complete de votre solde. --En ce cas, je suis votre homme! dit Comtois. --Partons, cher ami, dit alors le duc d'Angouleme. --Un instant! fit Pardaillan qui le regarda d'un air etrange. J'ai toujours reve de visiter la Bastille une bonne fois. Et l'occasion est trop belle et trop bonne pour que je la laisse echapper. Visitons la Bastille! XLVIII OU PARDAILLAN VISITE LA BASTILLE Le jeune duc fixa sur celui qu'il appelait son frere un regard de terreur. Pour Charles, en effet, il n'y avait plus qu'une chose a faire: s'en aller! Il ne songeait pas aux grilles, aux sentinelles, aux postes, aux portes, aux infranchissables obstacles: --Mon ami... mon frere!... balbutia le jeune homme avec une inexprimable angoisse. Pardaillan sourit... Il se tourna donc vers Comtois, lui delia les mains et lui dit tranquillement: --Marche devant, et ouvre-moi les portes! --Je n'ai pas mon trousseau, dit Comtois avec un secret espoir. --Le voici! fit Pardaillan, goguenard. Et il tendit le trousseau au geolier ebahi. --Vous autres, reprit le chevalier en s'adressant aux quatre soldats, marchez pres de lui; et, s'il fait un geste de trop, assommez-le. Tactique admirable. Pardaillan, en donnant une mission de confiance a ces hommes, en paraissant s'en remettre a eux du soin de sa securite, en donnant enfin une occupation a leurs esprits, faisait d'eux ses aides. --Que voulez-vous voir? demanda le geolier. --Les prisonniers! dit Pardaillan. Combien y a-t-il de prisonniers dans les cachots? --Vingt-six... dont huit dans la tour du Nord, qui est mon service special. --Voyons donc les huit de la tour du Nord!... Comtois jeta autour de lui un dernier regard, comme s'il eut espere la soudaine arrivee d'une ronde, puis, voyant toute resistance inutile, il ouvrit une porte pres de celle par ou l'on descendait aux sous-sols. Et, tous ensemble, ils commencerent a monter. Au premier etage, dans une chambre spacieuse et assez bien aeree, se trouvaient trois jeunes gens qui dormaient de tout leur coeur et qui, au bruit de ces gens entrant dans leur prison, se reveillerent, effares. --Messieurs, dit Pardaillan, veuillez vous habiller en toute hate et me suivre. --Bah! fit l'un, est-ce pour aller en place de Greve? --Est-ce pour aller achever la nuit aupres de nos maitresses? fit l'autre. --C'est vous qui avez devine, monsieur, dit Pardaillan. A ces mots prononces tres simplement, les prisonniers firent un bond et, tout tremblants, sauterent a bas de leurs lits. Celui qui avait parle le dernier s'elanca vers le chevalier et dit: --Monsieur, ecoutez-moi: voici M. de Chalabre, qui a vingt-deux ans; voici M. de Montsery, qui en a vingt; moi-meme, marquis de Sainte-Maline, j'en ai vingt-quatre. C'est vous dire quelle affreuse cruaute ce serait de votre part de nous offrir la liberte a l'heure ou nous attendons la mort, si cette liberte n'est qu'une ironie... Monsieur, nous sommes condamnes a mort par M. de Guise parce que nous sommes des gentilshommes fideles a Sa Majeste... Par grace! dites-nous la verite: ou nous conduisez-vous? --Je vous l'ai dit, repondit Pardaillan avec une gravite empreinte d'une souveraine pitie. --Nous sommes donc libres! haleterent les infortunes jeunes gens. --Vous allez l'etre!... --Votre nom! votre nom! dirent les trois prisonniers avec une prodigieuse emotion. --Puisque vous m'avez fait l'honneur de me dire le votre, messieurs, on m'appelle le chevalier de Pardaillan... En un tour de main, les trois jeunes gens furent habilles. A chacun d'eux, Pardaillan remit une arquebuse. Alors, celui qui s'appelait marquis de Sainte-Maline salua Pardaillan avec autant de ceremonie et de gracieuse aisance que s'il se fut trouve a une presentation dans un salon du Louvre. --Monsieur de Pardaillan, dit-il, nous vous sommes redevables de trois libertes et de trois vies. Quand il vous plaira, ou il vous plaira, venez nous demander trois vies et trois libertes! Pardaillan s'inclina comme pour, prendre acte de cette promesse. --En route, messieurs, fit-il d'un ton bref. Et toi, marche! Comtois leva les bras au ciel et obeit. Le geolier avait monte un etage et ouvert une porte. Pardaillan et Charles entrerent, tandis que le reste de la troupe attendait dans l'escalier. A la lueur de son falot, Pardaillan vit un vieillard decemment vetu, le visage empreint d'une noble intelligence; il travaillait a la lueur d'une petite lampe a des dessins et des plans qu'il tracait sur des cartons. A la vue de ces nocturnes visiteurs, cet homme se leva, salua et dit: --Soyez les bienvenus dans la demeure qu'il a plu a a la grande Catherine d'offrir a Bernard de Palissy... --Monsieur de Palissy, murmura Pardaillan. C'etait, en effet, l'illustre artiste enferme a la Bastille pour avoir deplu a Catherine de Medicis. --Monsieur, reprit Bernard de Palissy, etes-vous de la cour? Voulez-vous vous charger de remettre a Sa Majeste un memoire ou j'explique que j'ai besoin de compas et de crayons! --Je regrette de ne pouvoir me charger de votre placet, dit Pardaillan de cette voix paisible qui lui servait a masquer son emotion. Venez, vous etes libre. Pardaillan sortit, tandis que l'artiste, stupefait, demeurait un instant immobile, puis se hatait de rassembler ses cartons d'une main tremblante, et, les serrant precieusement sous son bras, se melait aux autres prisonniers. Au troisieme etage. Comtois, avec le soupir d'un geolier qui fait cet affreux cauchemar de delivrer ses prisonniers, ouvrit une porte derriere laquelle Pardaillan trouva trois hommes qui, ayant entendu le bruit des pas, ecoutaient anxieux. C'etaient trois huguenots qui devaient prochainement subir la question avant d'etre pendus. Les malheureux, en voyant tout ce monde, s'imaginerent que le moment etait arrive et, avec une energie desesperee, entonnerent un psaume. --Vous chanterez demain, cria Pardaillan. Suivez-moi... Vous etes libres. Les trois fanatiques se turent instantanement et regarderent avec terreur cet homme ensanglante, qui leur montrait la porte du cachot grande ouverte. Et deja Pardaillan etait sorti. Alors les huguenots voyant que ces gens se remettaient en marche, pareils a eux, haves, avec cette paleur speciale que donne le cachot, furent saisis d'un tremblement nerveux, et, muets de cette joie enorme que peuvent avoir les ensevelis qu'on deterre, ils se mirent a suivre. Dans le sombre escalier de la tour du Nord, Pardaillan descendit le premier, son falot a la main. Pres de Pardaillan marchait Charles d'Angouleme, tremblant d'emotion. Puis Comtois le geolier, qui dardait sur Pardaillan des yeux effares; puis enfin, les huit prisonniers pele-mele. Dans la petite cour, Pardaillan s'arreta soudain. Au loin, par-dela la grille de fer que nous avons signalee, il voyait venir un falot pareil au sien. Dans la lueur confuse de ce falot en marche, une douzaine d'ombres s'agitaient: --La ronde de trois heures! murmura une voix. Pardaillan se retourna et vit que c'etait Comtois qui avait parle. En meme temps, il comprit que le geolier allait crier, appeler... --Alerte! hurla Comtois! A moi! A... Il n'eut pas le temps d'achever. Le poing de Pardaillan s'etait leve, pareil a une masse, et etait retombe sur la tempe du geolier. Comtois tomba tout d'une piece, perdant le sang par le nez et par la bouche, et demeura immobile. La ronde avait entendu le cri d'alarme... elle accourait au pas de course... Les huit hommes, fremissants, la tete delirante, vivant une minute prodigieuse, jeterent une terrible clameur. Chalabre, Sainte-Maline, Montsery, Charles d'Angouleme, mirent leurs arquebuses en joue. La ronde, composee de douze hommes et d'un officier, Deboucha dans la cour en criant: --Nous voici! Qu'y a-t-il?... --Feu! commanda Pardaillan. Et, en meme temps que les quatre arquebuses tonnaient, il se rua, la dague au poing, jusqu'a la grille de fer, qu'il referma. Alors, dans les tenebres de l'etroite cour, il y eut une fantastique melee qui dura une minute a peine et cessa tout a coup... En effet, Pardaillan avait tout de suite vu l'officier. Il avait bondi sur lui, lui avait arrache son epee, l'avait saisi a la gorge et, l'acculant a un coin de cour, lui disait: --Monsieur, nous sommes trente et vous etes une douzaine. Criez a vos gens de se rendre, ou je vous tue... L'officier sentit la pointe de sa propre epee s'enfoncer, dans sa gorge. Cela le decida. --Bas les armes! vocifera-t-il d'une voix enragee de terreur. Les gardes jeterent leurs hallebardes. Affoles, les survivants, blesses ou non, obeirent, pendant que les prisonniers, sautant sur les hallebardes, les poussaient vivement. Et, alors, on vit ce spectacle exorbitant: un a un, depuis l'officier jusqu'au dernier garde, les gens de la ronde entraient dans la cour!... Quand ils furent tous dedans, Pardaillan referma tranquillement la porte et dit: --Maintenant, nous avons tous des armes!... Et, faisant signe a sa troupe de le suivre, il s'elanca sous une large voute au-dela de laquelle il se trouva dans une autre cour. La, le silence etait complet. On ne voyait personne, ni rien, sinon les murailles des batiments interieurs. Pardaillan chercha une issue en contournant les murailles et, face a la voute qu'il venait de franchir, il vit s'ouvrir devant lui une sorte de tuyau, long corridor humide et noir. Il s'y engagea, suivi de son etrange troupe, et arriva a un tournant: --Qui va la? cria une voix tout a coup. Et, en meme temps, la meme voix se mit a hurler: --Sentinelles, veillez! Sentinelles, aux armes! Pardaillan s'etait rue en avant, sa dague au poing. Mais devant lui il ne trouva rien: la sentinelle, qui avait jete l'alarme, s'etait repliee au pas de course sur la grand-porte. Et, maintenant, c'etait dans l'enorme forteresse un bruit de gens qui courent, qui s'interpellent. Pardaillan eut un fremissement de tout son etre. Il se tourna vers ceux qui le suivaient et dit simplement: --Voulez-vous tenter avec moi d'etre libres? Il faudra peut-etre mourir! --Libres ou morts! crierent-ils ensemble. --Eh bien, reprit Pardaillan d'une voix qui, cette fois, resonna comme une fanfare, eh bien, en avant donc et, puisqu'on ne peut etre libres a moins, prenons la Bastille! Pardaillan se mit en marche, tranquille en apparence. Derriere lui, la troupe marchait silencieuse. Et, tout a coup, a dix pas devant lui, dans une cour, dans la clarte des torches allumees, il vit grouiller une masse confuse d'hommes d'armes en tete desquels marchait un officier. Celui-ci, d'un geste, arreta sa troupe devant l'entree du corridor. Pardaillan marchait toujours, sans hater, ni ralentir le pas. Cet instant de silence fut bref. --Hola! cria l'officier, qui etes-vous? --En avant! rugit Pardaillan. Il se ramassa sur lui-meme, se detendit comme un ressort, et, en deux pas, fut sur l'officier. Un geste foudroyant suivit le bond; l'officier tomba comme une masse, tue raide. Les gardes, en voyant tomber leur chef, eurent ce recul qu'on remarque dans toutes les troupes habituees a l'obeissance passive. Et cette seconde de trouble suffit aux revoltes pour sortir du corridor et se ruer dans la cour. --Feu! feu! vocifera un sergent. Quarante arquebuses tonnerent, les balles crepiterent sur les murailles, et, en meme temps que ce roulement de tonnerre, eclata une enorme vociferation de triomphe... immediatement suivie de maledictions furieuses... En effet, les gardes, s'imaginant que le couloir etait plein d'ennemis invisibles, avaient fait feu dans le boyau noir... Et ce fut la lueur meme de l'arquebuse qui leur montra ce corridor vide, a l'instant ou ils etaient attaques a droite, a gauche, derriere, par les hallebardes des revoltes. Les arquebuses dechargees, les gardes se trouvaient desarmes, car il fallait pres de deux minutes pour recharger. Alors, parmi les maledictions des blesses, les jurons, il y eut dans cette cour une deuxieme bataille... melee, affreuse, d'autant plus terrible que les torches avaient ete jetees; les gardes, se servant de leurs arquebuses comme de massues, s'assommant les uns les autres. Et, dans ce groupe informe, delirant. Pardaillan, sa dague au poing, se lancait tete baissee, frappait a droite, frappait a gauche, passait, coupait, faisait une horrible trouee. Deux ou trois minutes s'ecoulerent; la cour etait pleine de sang... les gardes affoles, pris d'une terreur insensee, se sauvaient, se heurtaient a d'autres qui accouraient... Ce fut une vision d'enfer, une indescriptible ruee a travers les couloirs et les cours de la Bastille. Dans la grande cour, une trentaine de cadavres gisaient sur les paves. Pardaillan, Charles d'Angouleme, Montsery, Sainte-Maline et Chalabre, en quelques secondes, tinrent conseil. A eux cinq, ils marcherent sur la porte d'entree. De-ci, de-la, eclataient encore des coups d'arquebuse; de loin en loin, des groupes de gardes passaient, affoles, tirant les uns sur les autres. Pardaillan arriva devant la porte d'entree. La, une vingtaine de gardes s'etaient barricades. Pardaillan, d'un coup de coude, fit sauter le vitrail de la fenetre: sa tete sanglante, herissee, terrible, apparut aux assieges, et il hurla: --Au nom du roi, rendez-vous... Il y a deux mille royalistes dans la Bastille! --Vive le roi! vocifererent les assieges. --Jetez vos armes!... Les arquebuses et les hallebardes passerent a travers les barreaux de la fenetre. --Bon!... Ne bougez plus, ou vous etes morts! En meme temps, Sainte-Maline, Montsery et Chalabre ouvraient la grande porte, abattaient le pont-levis. --Partez! fit Pardaillan. --Et vous?... --Partez donc, mordieu!... --Adieu, monsieur de Pardaillan! Souvenez-vous de notre dette!... Tous trois bondirent sur le pont-levis et disparurent dans la nuit. Charles considerait Pardaillan sans comprendre, mais avec cette confiance illimitee qu'il avait pour lui. Pourquoi ne fuyait-il pas? Et, pourtant, la situation, qui, apres avoir ete tragique, etait maintenant si favorable, menacait de redevenir terrible. En effet, au tocsin de la Bastille, d'autres tocsins dans Paris avaient repondu. Des rumeurs s'eveillaient. Ce qui se passait!... Il se passait que Pardaillan, prenait la Bastille!... Et la Bastille prise, que voulait-il encore?... Il se rapprocha de la fenetre grillee ou les vingt gardes terrorises, affoles par ces bruits qu'ils entendaient, etaient persuades que Henri III etait dans Paris. --Le chef?... demanda Pardaillan. Un sergent s'approcha en disant: --Grace! Je n'en ai pas fait plus que les autres!... --Rassure-toi mon ami, fit Pardaillan. Vous aurez tous vie sauve. Passe-moi simplement les clefs des cachots, et fais-moi le plaisir de sortir avec six de ces braves. -Quelques instants plus tard, il rejoignait Pardaillan avec six hommes portant chacun un trousseau de clefs. --Mon ami, dit Pardaillan, le roi veut voir les prisonniers de la Bastille des cette nuit, excepte ceux de la tour du Nord. Va donc me chercher les autres. Et tache d'etre prompt si tu veux qu'on oublie que tu fus guisard. Le sergent s'elanca au pas de course. Dix minutes se passerent. Dans la Bastille, les rumeurs s'apaisaient peu a peu. Et, si l'on entendait encore des cris, c'etait ceux de: "Vive le roi!" Mais, hors de la Bastille, Paris, reveille pas les tocsins, s'armait, se repandait dans les rues. On ne savait pas encore pourquoi, ni d'ou venait cette alarme... Mais bientot... Charles d'Angouleme regarda Pardaillan d'un air qui signifiait clairement que vraiment c'etait tenter le diable que d'attendre plus longtemps. Pardaillan se mit a rire et dit: --Je songe a la figure que doit faire le gouverneur de la Bastille, M. de Bussi-Leclerc, en entendant ces cris de: Vive le roi!... A ce moment, le jour se levait. Les rues se remplissaient de bourgeois effares; des patrouilles de gens d'armes passaient en courant; des troupes marchaient vers les portes, et les foules de peuple se portaient sur les remparts pour repousser l'attaque. Tout a coup, une bande etrange parut aux yeux de Pardaillan et de Charles d'Angouleme, une bande composee de gens maigres, haves, livides, avec des yeux hagards et papillotants comme ceux des oiseaux de nuit que frappe la lumiere du jour; la plupart etaient en guenilles, quelques-uns a peine vetus. Et tous portaient sur le visage ce masque de stupefaction et de ravissement que Pardaillan avait vu chez ceux a qui il avait ouvert lui-meme. Ces gens, c'etait les dix-huit prisonniers restants. Devant la porte grande ouverte, devant le pont-levis baisse, ils s'arretaient avec une sorte de farouche de fiance. Une indicible emotion etreignait le coeur de Pardaillan. --Eh bien? dit-il, qu'attendez-vous pour vous en aller? Allez donc, morbleu! puisque vous etes libres!... Alors une clameur terrible eclata parmi ces gens, faite de sanglots et de hurlements indistincts de leur joie furieuse. Et, levant les bras au ciel, se poussant, se ruant, ils se precipiterent sur le pon-levis; en quelques instants, leur troupe affolee se fut dispersee dans les ruelles avoisinantes... il n'y avait plus de prisonniers a la Bastille! --Maintenant, allons-nous-en, dit Pardaillan. Et a son tour, avec Charles d'Angouleme, il franchit le pont-levis. --Monsieur le gouverneur?... dit pres de lui le sergent qui l'avait escorte chapeau bas, voulez-vous me donner vos ordres? Dois-je fermer les portes?... --Ah ca! mon cher, a quel gouverneur parlez-vous? dit Pardaillan. --Mais, balbutia le sergent, a vous!... Car, je suppose que vous etes le nouveau gouverneur. --Tiens! fit Pardaillan qui se frappa le front. J'allais justement oublier... Mon ami, faites-moi le plaisir d'aller a la tour du Nord et de delivrer ceux de vos camarades que j'y ai enfermes. Quant au gouverneur... M. de Bussi-Leclerc! Vous le trouverez au cachot du deuxieme sous-sol ou il doit fort pester. Allez, mon ami, allez. --Mais vous n'etes pas le nouveau gouverneur? rugit le sergent, bleme devant ce qu'il entrevoyait. --Moi? fit Pardaillan avec cette froideur qu'il avait dans les moments ou il s'amusait a l'exces, moi? je suis un prisonnier comme ces messieurs que vous avez pousses dehors. Et, vous voyez, je fais comme eux, je m'en vais... Le sergent demeura sur place, comme frappe de la foudre. Quand il reprit ses sens, Pardaillan et Charles etaient deja loin. A demi fou, le sergent vocifera a une patrouille qui passait au pas de course d'entrer a la Bastille. Mais la patrouille courait aux remparts et ne s'inquieta pas de ces cris. D'ailleurs tout criait dans Paris. Et, comme le soleil se levait, un etrange spectacle apparut aux yeux des rares Parisiens demeures chez eux. La plupart des maisons etaient barricadees; dans les rues, les chaines etaient tendues. Tout ce qui etait valide etait aux remparts. Et, sur ces remparts, c'etait une foule enorme, grouillante, interrogeant les horizons paisibles... Le duc de Guise, poste a la porte Neuve, qui etait le point faible parce qu'on pouvait essayer de passer par la Seine, le duc de Guise avait concentre la ses meilleures troupes. Des cavaliers etaient partis hors du mur pour tacher de reconnaitre les forces royalistes... Et, peu a peu, ces eclaireurs revenaient l'un apres l'autre... Et tous apportaient la meme reponse... --Pas de royalistes autour de Paris! pas d'ennemis! Mais alors!... D'ou venait la panique? Pourquoi le tocsin? Quelle cloche avait commence? On ne savait. Guise, nerveux et pale, finit par hausser les epaules, et grommela a Maurevert et a Maineville qui se trouvaient pres de lui: --Si nos Parisiens s'emeuvent ainsi pour l'ombre, que serait-ce s'ils voyaient le loup? Allons, mes freres et ma mere ont raison: il faut partir!... Les troupes rentrerent, la foule regagna l'interieur de Paris, un peu penaude; les chaines furent decrochees; les barricades furent demolies... Guise regagna son hotel et, sur son passage, le bruit se repandit qu'une grande procession allait s'organiser et que le fils de David, le grand Henri, Henri le Saint, allait trouver Valois. Il etait environ sept heures du matin quand Guise rentra dans son hotel et ordonna de tout preparer a l'instant pour son depart a Chartres. --Maurevert, vous nous accompagnez! ajouta-t-il, le regardant fixement. Maurevert palit. Guise s'approcha de lui, le toucha du bout du doigt au front, et d'une voix sourde: --Lors meme que vous auriez cent mille livres, vous entendez; Maurevert, lors meme que vous seriez assez riche pour me quitter, lors meme que vous auriez accepte une mission de surveillance a Montmartre... --Monseigneur!... --Lors meme que vous seriez bien et dument marie; tu m'entends, Maurevert! continua le duc en grincant des dents, je te defends de jamais chercher a lever les yeux sur celle que tu sais... Je te defends de me quitter... --Monseigneur, begaya Maurevert livide, soyez sur... --Tu ne me quitteras plus: tu logeras ici; et, en route vers Chartres, je veux t'avoir toujours pres de moi... si tu veux que cette tete que je viens de toucher continue a rester sur tes epaules... Maurevert s'inclina en murmurant une assurance de parfaite obeissance. Mais, en lui-meme, il songea: --Des que le damne Pardaillan aura ete questionne, je pars!... justement parce que je tiens a ma tete!... Monseigneur, reprit-il tout haut, c'est ce matin que nous devons nous rendre a la Bastille... Vous savez ce que vous avez bien voulu me promettre... --Oui, oui, fit le duc, calme par l'attitude servile de Maurevert, tu es un bon serviteur, et, sois sur que je n'oublierai jamais rien... meme la capitainerie des gardes qui t'a ete promise! Maurevert tressaillit. --Seulement, continua le duc, songe a la gagner en prouvant ton devouement a celui qui pourra te conferer le grade que tu ambitionnes. Quant a ce que tu me dis de la Bastille, tu as raison: tu assisteras au supplice de ton ennemi. --En ce cas, monseigneur, il est temps! fit avidement Maurevert. Le tourmenteur a ete mande pour sept heures. --Allons, s'ecria Guise en riant, hatons-nous de satisfaire l'appetit de notre ami... sans quoi, il va se jeter sur nous pour nous devorer. A la Bastille! A ce moment, une rumeur eclata dans l'antichambre; et cette porte, malgre les regles d'etiquette plus severes a l'hotel de Guise qu'au Louvre, s'ouvrit. Un homme apparut et entra d'un bond. Cet homme, c'etait Bussi-Leclerc!... --Eh bien, gronda le duc, qu'est-ce a dire? --Monseigneur! ah! monseigneur! frappez-moi! battez-moi! tuez-moi!... Je suis fou! Je suis un miserable!... Et Bussi-Leclerc tomba a genoux, devant Guise stupefait. Quant a Maurevert, il s'etait recule de trois pas, livide, secoue jusqu'au fond de l'etre par une terrible intuition. --Relevez-vous, Leclerc, dit le duc de Guise, et expliquez-vous, ou, par Notre-Dame, je croirai vraiment que vous etes frappe de folie. --Que ne suis-je fou! en effet, rala Bussi-Leclerc. Que ne suis-je mort! Tout vaudrait mieux pour moi que l'infortune qui m'accable!... Monseigneur... la Bastille... --Eh bien?... la Bastille!... --Pardaillan!... L'infernal Pardaillan s'est evade... On entendit une imprecation, un cri dechirant... Et on vit Maurevert qui s'abattait comme une masse... Alors, une effroyable crise se dechaina dans l'ame de Guise. Bussi-Leclerc connaissait ces acces de fureur de son maitre. Il se releva vivement, et, devant ce qu'il prevoyait, recouvra son sang-froid. Guise le regarda un instant, d'un oeil hebete, cherchant peut-etre ce qu'il allait faire. Et, alors, sa main se leva, avec cette lenteur de l'insulte premeditee. Bussi-Leclerc vit le geste. Livide, il saisit un poignard qui trainait sur la table, le tendit au duc et, d'une voix blanche: --Monseigneur, si vous frappez, frappez avec le fer, comme un gentilhomme a un gentilhomme... La main de Guise se crispa, son bras retomba sans achever l'insulte. Bussi-Leclerc jeta le poignard sur le parquet et se croisa les bras. Guise se mit a arpenter la vaste salle, soufflant fortement et frappant le parquet de son rude talon. Le duc peu a peu se calma, revint sur Bussi-Leclerc, lui tendit la main en lui disant: --Allons, j'ai eu tort, Bussi: restons amis. Mais raconte-moi comment les choses se sont passees. Alors, a mots haches, coupes de jurons, de soupirs et d'imprecations, Bussi-Leclerc entreprit le recit du fantastique duel au fond du cachot; et ce fut au cours de ce recit que sa vanite se reveilla, sa vanite saignante de maitre es armes que nul ne pouvait toucher. Bussi-Leclerc s'accusa d'imprudence; Bussi-Leclerc cria qu'il n'etait qu'un miserable; mais Bussi-Leclerc qui venait de tenir tete a Guise, oui, cet homme de courage, et, apres tout, meilleur qu'un autre, au fond, Bussi-Leclerc sentit les mots s'etrangler dans sa gorge quand vint le moment d'avouer qu'il avait ete pour la deuxieme fois desarme! Et Bussi-Leclerc mentit! Il mentit en se jurant de tuer a petit feu Pardaillan, cause de son mensonge! Il inventa des peripeties, s'acharna aux details et prouva que Pardaillan avait ete desarme... --Et ce fut alors, ajouta-t-il, au moment ou je me baissais pour ramasser son epee, ce fut alors que, traitreusement, il me dechargea sur la tete un grand coup de poing a assommer un boeuf, si bien que je perdis connaissance, et, quand je m'eveillai, je me trouvai seul, enferme dans le cachot!... Mais ce n'est pas tout!.. Alors, il raconta les batailles dans les tenebres, les melees, a croire que Pardaillan commandait une armee, si bien qu'on avait cru a la presence de cette armee et que le roi etait dans Paris, et, enfin, la fuite des prisonniers de la Bastille, delivres par le demon de Pardaillan!... --C'est bien, dit Guise, je vais faire contre cet homme ce qu'on peut faire contre un redoutable truand. Et il se mit a ecrire fievreusement un ordre. --Voila! dit le duc en achevant d'ecrire et en signant. Que cet ordre soit crie a l'instant. Car, si le truand a ouvert la porte des vingt-six prisonniers de la Bastille, ce ne peut etre que pour entreprendre d'en former une bande a la disposition de Valois!... Chalabre, Sainte-Maline et Montsery etaient parmi les prisonniers... En effet, jamais il ne fut venu a la pensee de Guise, ni d'aucun homme raisonnable, que Pardaillan, dans la terrible situation ou il se trouvait, eut perdu son temps a ouvrir la porte des prisonniers de la Bastille, uniquement pour le plaisir d'ouvrir des portes. --Bussi, reprit le duc de Guise, je te pardonne... --Ah! monseigneur! balbutia Leclerc, qui s'inclina sur la main du duc et la baisa. --Qu'il ne soit plus question de cette monstrueuse affaire, sinon pour nous defendre. Maurevert, Maineville, Bussi, tous les trois vous etes unis a moi desormais par quelque chose de plus fort que l'amitie, le devouement et l'ambition... --Par quoi donc, monseigneur? haleta Maurevert revenu a lui. --Par la peur! reprit le duc de Guise. Nous sommes tous les quatre hantes par cette pensee que le Pardaillan doit nous tuer tous... Ils frissonnerent. Car telle etait bien leur pensee!... XLIX L'AUBERGE DU PRESSOIR-DE-FER Que faisait pendant ce temps celui qui etait cause de ces terreurs? Pardaillan, nous gemissons de l'avouer, Pardaillan mangeait un pate d'anguilles a l'auberge du Pressoir-de-Fer. Occupation, certes, qui n'avait rien d'heroique. Nous avons vu que Pardaillan et Charles d'Angouleme, en sortant de la Bastille, avaient enfile la rue Saint-Antoine. Elle etait pleine de groupes effares qui criaient "Aux armes" et couraient aux remparts. Grace a cette foule, ils passerent inapercus dans les groupes. Au bout de cinq cents pas, Pardaillan s'arreta soudain et s'accota a un mur. --Qu'avez-vous? dit Charles. C'est l'emotion, n'est-ce pas, cher ami?... ou plutot... la perte de sang!... --Non, fit Pardaillan, j'ai faim, voila tout! --Nous ne sommes pas loin de la rue des Barres, dit Charles mais j'ai tout lieu de supposer qu'apres ce qui m'est arrive, mon hotel est pour nous deux la retraite la moins sure de tout Paris. --Au fait, dit Pardaillan qui, a ces mots, fit un effort pour surmonter sa faiblesse, que diable vous est-il arrive? Comment se fait-il que, vous ayant laisse galopant le long de la Seine et ayant entraine a mes trousses toute la bande enragee, je yous aie trouve dument embastille? --Entrons dans ce cabaret, fit Charles, et je vous raconterai mon malheur tout en nous restaurant de notre mieux; car, ajouta-t-il, moi aussi, j'ai faim. --Un instant, mon duc! Avez-vous de l'argent? moi, je n'ai pas le moindre ducaton, le plus maigre liard. Charles se fouilla vainement. --Les scelerats m'ont depouille, quand ils m'ont descendu dans le cachot, dit-il. --En ce cas, dit froidement Pardaillan, il nous faut aller a votre hotel, quoi qu'il en puisse advenir. Ils se dirigerent donc vers la rue des Barres, que Pardaillan, d'un coup d'oeil prompt et sur, examina soigneusement avant que d'y penetrer. La rue etait parfaitement deserte et formait un recoin paisible dans la grande rumeur de Paris. Ils entrerent dans l'hotel ou le chevalier se restaura seance tenante de deux grands coups de vin. Charles conduisit Pardaillan dans une chambre qui avait ete la piece ou son pere aimait a se reposer. La, il y avait des vetements, de quoi habiller de pied en cap une douzaine de gentilshommes. --Cher ami, dit le petit duc, voici des vetements qui ont appartenu au feu roi Charles IX. Voyez donc si, de toutes ces pieces, vous pourrez vous composer un costume. --Je vous remercie, monseigneur, dit Pardaillan, mais, si je ne me trompe. Sa Majeste Charles IX avait une finesse de taille qui... --C'est vrai! fit Charles d'Angouleme, et je ne songeais plus que ces habits de roi sont trop petits pour vous. Il decrocha une longue et solide rapiere que Charles IX, grand amateur d'armes, possedait. --Prenez au moins cette epee que mon pere a portee, dit-il. --Ah! pour cela, oui! dit Pardaillan, qui examina la lame et, finalement, la ceignit avec une satisfaction qui fit briller de plaisir les yeux de Charles. Le jeune homme, alors, passant dans sa chambre, se hata de s'habiller, de pied en cap, car lui-meme etait en guenilles. Puis il rejoignit le chevalier en disant: --J'ai ordonne a mes gens de nous preparer un de ces bons diners comme vous les aimez; dans une demi-heure, nous pourrons nous mettre a table et nous causerons. --Hum! Nous causerons tout aussi bien dehors, et, quant a diner, nous nous contenterons de la cuisine du premier cabaret. Partons donc, puisque vous voila equipe... et muni d'or, j'espere? Pour toute reponse, Charles etala sur la table deux cents doubles ducats d'or dont il prit la moitie, tandis que Pardaillan mettait l'autre moitie dans les poches de sa ceinture de cuir. En sortant de l'hotel, le chevalier entra dans une friperie de la Mortellerie et y fit emplette d'un costume. Il completa son equipement par une bonne cuirasse de cuir de boeuf et par un manteau. Alors, ils se mirent en quete d'une taverne assez solitaire pour qu'ils y fussent en surete. --Maintenant que nous voila a peu pres tranquilles, dit Charles en marchant, je voudrais avant tout que vous me parliez de Violetta vivante. --Oui, dit vivement le chevalier, par tout ce que j'ai entendu, surement, Violetta est vivante... --Et qu'est-elle devenue? s'ecria le jeune duc. --Ce qu'elle est devenue? dit Pardaillan, nous allons chercher a le savoir quand vous m'aurez explique ce qui vous est arrive. Mais, un mot d'abord: connaissez-vous le sire de Maurevert? --Je l'ai vu a Orleans quand le duc de Guise y passa. --Bon. Eh bien, si jamais vous revoyez cet homme, en quelque lieu que ce soit, tachez de vous emparer de lui... --Un bon coup de dague ou d'epee... --Non, non! fit Pardaillan avec un singulier sourire: ne le frappez pas... et puis, tenez, je crois que Maurevert est a l'abri de tout peril... parce qu'il faut... parce qu'il est juste que je puisse lui dire deux mots avant qu'il ne meure. Mais enfin, si vous le voyez, saisissez-le tout vif et me l'amenez; si nous n'avons pas d'ici la retrouve celle apres qui vous courez, Maurevert nous donnera de precieuses indications: il faut que nous retrouvions Maurevert! --Mais enfin, reprit Charles, expliquez-moi d'abord comment, m'ayant fait donner rendez-vous a Saint-Paul vous deviez m'attendre avec Farnese, le pere de Violetta... et Claude, ce mysterieux inconnu qu'elle semble cherir. --Donc, je devais vous attendre a Saint-Paul avec Farnese et Claude? Et je vous y ait fait donner rendez-vous? --Par la dame d'Aubigne, qui m'est venue voir de votre part... Charles raconta la visite qu'il avait recue et ce qui s'en etait suivi jusqu'a la scene nocturne dans Saint-Paul. --Tres bien, fit Pardaillan, qui avait ecoute attentivement. Maintenant, monseigneur, je vais vous apprendre deux choses: la premiere, c'est que je n ai pu vous donner aucun rendez-vous avec Farnese et maitre Claude, puisque je n'ai jamais vu ce Claude, puisque je n'ai pas revu celui qui s'appelle prince Farnese, depuis l'abbaye de Montmartre, puisque, enfin, deux heures apres vous avoir quitte, j'etais arrete a l'auberge de la Deviniere! --Oh! s'ecria Charles fremissant, j'ai ete joue! --La deuxieme, continua Pardaillan, c'est que la dame masquee et deguisee en gentilhomme ne s'appelait nullement du nom honorable d'Aubigne... --Et comment s'appelle-t-elle! fit Charles frissonnant. --Elle s'appelle Fausta! repondit tranquillement Pardaillan. Ce nom ne vous dit rien. Patience! Vous ne tarderez pas a connaitre la femme qui s'appelle ainsi... Prenez garde a cette femme, monseigneur! L'enlevement de Violetta par Belgodere, Violetta trainee au supplice comme heretique, sous le nom d'une fille de Fourcaud, tout cela est l'oeuvre de Fausta... Pour la tenir en echec, il suffit de mettre la main sur le sire de Maurevert... --Oh! Pardaillan, ma tete se perd a sonder ces abimes. Que vient faire Maurevert en tout ceci?... --Maurevert pris, peut-etre aurons-nous arrache a la main de Fausta une de ses armes les plus redoutables, repondit Pardaillan. --Pourquoi ne pas vous attaquer directement a elle? Pardaillan saisit le bras de Charles. --Laissez-moi faire! dit-il... Violetta est vivante, voila tout ce qu'il importe de savoir. Quant a Fausta, vous etes maintenant un de ceux sur qui son regard mortel s'est appesanti, elle vous frappera comme elle a essaye de me frapper, comme elle a frappe ce Farnese et ce Claude... --Mais, elle est donc armee d'une veritable puissance? --Elle est plus reine en France que Henri III n'y a jamais ete roi; elle est plus reine a Paris que Guise n'y est roi! Elle a bouleverse le royaume. Elle bouleversera Paris pour vous atteindre... Elle a son armee a elle! Elle a sa justice a elle! --Impossible! Oh! tout cela n'est qu'un reve affreux!... --Enfin! songez a Henri III chasse de Paris! Songez au bucher prepare pour Violetta! Songez que, nous-memes, il n'y a pas deux heures que nous sommes hors de la Bastille!... Songez a maitre Claude! Songez au prince Farnese! --Pardaillan, haleta Charles, il faut delivrer ces deux hommes!... Ou sont-ils? Oh! si vous le savez... --Ils sont la! dit Pardaillan en designant une maison a Charles qui s'arreta, fremissant. Depuis quelques minutes, ils etaient entres dans la Cite et l'avaient contournee jusqu'a cette pointe qui s'allongeait derriere Notre-Dame. Le jeune duc se vit en presence de hautes murailles noires, lezardees, une facade sombre et muette avec une porte de fer, de rares fenetres fermees, une apparence de logis abandonne depuis des annees. --Voici le palais de Fausta! dit Pardaillan. Charles eut un mouvement comme pour s'elancer. Le chevalier le saisit par le bras. --Frappez a cette porte de fer! dit-il froidement, et, dans dix minutes, nous aurons rejoint Claude et Farnese qui agonisent derriere ces murs!... Mais voici justement, pres de la maison ou l'on agonise, la maison ou l'on mange et ou l'on boit... Charles jeta les yeux sur l'auberge que lui designait Pardaillan. Elle etait jolie, accorte, avenante et fleurie. Pardaillan se souvenait parfaitement que, le soir ou il etait entre dans le palais de Fausta, une femme evanouie dans ses bras, le soir ou il avait eu avec la maitresse du palais cet entretien qui s'etait termine par une bagarre, il se souvenait, disons-nous, qu'entre par le palais c'etait par l'auberge qu'il avait pu fuir. Il y avait donc surement communication entre le sinistre palais et la jolie auberge. --Pardaillan! fit Charles haletant, je n'ai pas faim, moi! Il faut les delivrer, ces deux infortunes!... --Eh! par les cornes du diable, c'est justement pour cela qu'il nous faut aller diner. Entrons! ajouta-t-il brusquement. Et il se dirigea vers le cabaret. Au moment ou ils allaient franchir le perron un crieur public apparut, escorte de quatre pertuisaniers, et sonna de la trompe a trois reprises. Si desert que fut l'endroit, les ruelles voisines degorgerent aussitot un flot respectable de curieux et de commeres qui entourerent le crieur. --Ecoutons, dit Pardaillan. Les crieurs racontent souvent des choses fort curieuses, d'autant que celui-ci est escorte de gardes aux armes de notre bien-aime duc de Guise... Lorsque le crieur jugea qu'il etait environne d'un nombre suffisant d'auditeurs, il se mit non pas a lire, mais a reciter a haute voix un cri qu'il avait sans doute appris par coeur. "Nous, maitre Guillaume Guillaumet, crieur patente de la ville de Paris, par ordre expres de Mgr duc, regent de cette ville en l'absence de Sa Majeste le roi... Ordre ci-present, signe de sa main et scelle de son sceau ducal, faisons savoir a tous et toutes presents, les sommant de le repeter a tous et toutes non presents: "Le sire de Pardaillan, ci-devant comte de Margency, est declare felon, traitre et rebelle aux interets de l'Eglise et de la Sainte-Ligue. "Il est mande a tout feal serviteur de la foi ecclesiastique ou laique, de saisir au corps ledit sire de Pardaillan et de le livrer a l'Official. "Que, s'il ne peut etre saisi vif, soit livre mort. "Que ledit sire de Pardaillan est de taille moyenne, plutot grand, large des epaules, portant costume de velours gris et chapeau a plume de coq; qu'il porte moustache a retroussis et barbiche a la royale, qu'il a le front haut, les yeux eclairs, la figure insolente; et qu'a ces signes on ne peut manquer de le reconnaitre, en quelque lieu qu'il se cache. "Faisons en outre connaitre et promettons: "Qu'une somme de cinq mille ducats d'or sera remise a quiconque saisira vif ledit sire de Pardaillan, ou presentera sa tete soit a l'Official, soit au grand prevot, soit a tout autre officier de justice." Maitre Guillaume Guillaumet souffla une fois dans sa trompe, ce qui signifiait que le cri etait termine. Dans la salle commune du Pressoir-de-Fer ou Pardaillan et Charles entrerent, le premier tres calme, le deuxieme bouleverse et livide, on ne s'entretenait que du cri. Les demandes, les reponses se croisaient, et, toujours comme un prestigieux refrain, revenait ce mot qui semblait sonner comme du metal: --Cinq mille ducats d'or!... Pardaillan avait tranquillement traverse la salle commune et gagne un cabinet eloigne que le chevalier se rappelait avoir franchi d'un bond, le soir de son algarade dans le palais Fausta; il voulait se rapprocher le plus possible de la porte de communication, Il s'assit a une table. Et, a la femme qui vint demander ce qu'il fallait servir a ces gentilshommes, il repondit: --A diner! le cri du sieur Guillaumet m'a creuse l'appetit. Dix minutes plus tard, une jolie omelette, doree a souhait, laissait echapper son fumet parfume. En quelques bouchees, Pardaillan expedia l'omelette. Puis il attaqua un pate d'anguilles, dont il ne laissa que la terrine. Le tout, arrose de quelques flacons d'un petit vin des coteaux de Saumur, petillant comme du Champagne. Sans perdre un coup de dents, Pardaillan grommelait parfois: --Mangez donc, morbleu! Vous faites la une mine de careme... Charles, en effet, ne suivait l'entrain du robuste dineur que de fort loin et sans conviction. L'hotesse, une grande et forte rousse qui avait du etre fort jolie aux temps deja lointains de sa jeunesse, venait de deposer sur la table un grand pot en disant: --Ce sont des peches cuites au vin, au sucre et a la cannelle. C'est delicieux. Pardaillan vida les trois quarts du pot dans son assiette, et, ayant goute, declara: --Merveilleux! --C'est moi qui ai invente cet entremets, dit l'hotesse dont les grands yeux de brebis s'emplirent de contentement. --Et comment vous nomme-t-on, ma toute belle? reprit le chevalier. --La Roussette, mon gentilhomme, pour vous servir. --Tudieu! le joli nom... Madame la Roussette, je vous declare que votre auberge est la premiere de Paris! A ce moment, un jeune homme vetu de noir entra, s'assit a une table voisine. Les yeux pales de ce jeune homme se fixerent un instant sur le chevalier et il tressaillit. Pardaillan se tourna vers l'hotesse et lui dit avec un sourire: --Madame la Roussette, je m'installe dans votre auberge et n'en bouge plus tant qu'il y aura un ecu dans ma ceinture... Cependant, Charles contemplait Pardaillan d'un regard navre. --Par la mort-diable! s'ecria Pardaillan en voyant revenir la Roussette qui venait de servir le jeune homme vetu de noir, on croirait, mon cher compagnon, que vous avez un crime sur la conscience. Vous ne seriez pas plus triste si vous etiez ce Pardaillan dont M. le crieur patente de la ville de Paris vient de mettre la tete a prix, un joli prix, d'ailleurs. Cinq mille ducats d'or! Peste!... Je voudrais bien connaitre ce Pardaillan! Ici, la physionomie de la Roussette devint grave et elle prononca: --Moi, je le connais... -Charles d'Angouleme fit un bond. Pardaillan, sous la table, lui ecrasa le pied. --Ah! ah! fit-il. --Mais oui, je le connais! dit la Roussette. Pardaillan pivota sur sa chaise, s'accouda a la table, regarda l'hotesse en face, et dit: --Depeignez-le-moi, j'ai envie de gagner les cinq mille ducats, tiens!... --Je gage dix nobles a la rose que vous le connaissez aussi, dit tranquillement de sa place le jeune homme noir a l'oeil pale. L OU PARDAILLAN DECOUVRE QUE L'HOTESSE EST PLUS BELLE QU'ELLE N'EN A L'AIR Pardaillan loucha vers sa rapiere, puis vers l'inconnu qui venait de parler ainsi. Mais ce jeune homme avait laisse retomber sa tete sur sa poitrine. --Ah! ca, monsieur, dit Pardaillan, mais vous le connaissez donc?... --Je le connais! repondit l'inconnu. --Mais, moi aussi, je le connais, fit a ce moment une voix douee. Et une femme, qui, depuis quelques minutes, venait d'entrer dans le cabinet, s'avanca en souriant et s'appuya au bras de la Roussette. Pardaillan eclata d'un rire nerveux. --Ah! ca, reprit-il, mais tout le monde le connait donc?... --N'est-ce pas que nous le connaissons, Paquette? fit la Roussette. --Sans doute! repondit Paquette. --Eh bien, depeignez-le-moi! dit Pardaillan. --Si c'est pour gagner les cinq mille ducats, fit la Roussette en secouant la tete, ne comptez pas sur moi! --Ni sur moi! dit Paquette. Cette fois, l'etonnement de Pardaillan fut au comble. --Voyons, fit-il brusquement, asseyez-vous la. Je n'ai nulle envie de gagner les cinq mille ducats d'or Et, la preuve, en voici dix pour vous et dix pour vous... La Roussette et Paquette ouvrirent des yeux enormes. --Ramassez donc, morbleu! fit Pardaillan qui poussa les deux tas d'or. Mais, en revanche, racontez-moi comment vous connaissez le sire de Pardaillan. Les deux hotesses se pousserent du coude, s'interrogerent du regard, puis raflerent l'or et s'assirent. --Puisque Votre Altesse le desire, fit la Roussette. Mais nous ne dirons pas comment est fait le sire de Pardaillan... --C'est inutile. --Eh bien, donc, mon gentilhomme, vous n'etes pas sans avoir remarque que notre auberge est a l'enseigne du Pressoir-de-Fer? Eh bien, c'est en souvenir du chevalier de Pardaillan... La chose se passa dans la nuit du 24 aout 1572. --La nuit ou on commenca a exterminer les damnes huguenots, ajouta Paquette. --A cette epoque-la, nous connaissions une femme qui s'appelait Catho. Dans l'oeil de Pardaillan s'alluma une singuliere flamme d'attendrissement. La Roussette continua: --Nous aimions Catho comme une soeur. Et Catho aimait le chevalier de Pardaillan, sans le lui avoir jamais dit. Et Catho se serait fait tuer pour le chevalier. La preuve, c'est qu'elle se fit tuer... --Ah! Elle se fit tuer! murmura Pardaillan d'une voix rauque. --Oui, la pauvre fille!... Mais, pour en revenir au chevalier, lui et son pere, un vieux que je vois encore, long, sec, maigre, le visage terrible... tous deux, donc, etaient enfermes au Temple et condamnes a un supplice dont vous n'avez pas d'idee. Il parait qu'on les avait mis dans une cage de fer dont les parois devaient se rapprocher l'une de l'autre et les ecraser. Comment Catho apprit-elle la chose? Nous l'ignorons!... Mais il faut que vous sachiez qu'elle ameuta toutes les ribaudes, depuis la rue Tirechappe jusqu'aux Blancs-Manteaux. Pardaillan ferma les yeux. Il revecut la terrible scene evoquee par la Roussette. Il rouvrit les yeux. Ces yeux etaient hagards et firent peur aux deux femmes. Il se mit a rire. Ce rire fit frissonner Charles. Et Pardaillan, se tournant vers le jeune homme noir aux yeux pales, dit d'une voix qui l'etonna lui-meme: --Eh! monsieur... voulez-vous gagner les cinq mille ducats d'or?... L'inconnu redressa la tete, s'approcha, s'assit pres du chevalier et repondit: --Non, monsieur, car, plutot que de vous denoncer et de vous livrer, je me couperais la langue avec les dents... m'entendez-vous, monsieur de Pardaillan?... A ce nom ainsi prononce, la Roussette et Paquette jeterent un cri. Paquette courut a la porte et la ferma vivement. Charles, qui s'etait leve d'un bond, se rassit alors. Pardaillan passa les deux mains sur son front. --Qui etes-vous, monsieur? demanda le chevalier. --Regardez ces deux femmes, monsieur de Pardaillan, repondit l'inconnu. Ce sont de pauvres tenancieres d'une auberge a ecoliers; cinq mille ducats seraient pour elles la fortune. Pourquoi ai-je lu sur leurs visages qu'elles mourraient plutot que de trahir Pardaillan?... --Parce que les ribaudes et les pauvres gens l'aimaient, dit la Paquette. --Parce que maintes fois sa rapiere mit en fuite le guet qui emmenait quelque here a la prison, dit la Roussette. Et la Roussette ajouta: --Parce que Catho disait: "Il est l'ami de tout ce "qui pleure." Oui, Catho nous dit cela quand elle reunit toutes les pauvres ribaudes, vieilles et jeunes. Et tout ce qui avait souffert se rua sur le Temple pour delivrer l'ami de ceux et de celles qui pleurent... Et, maintenant que je vous vois, oh!... monsieur... comme je suis heureuse d'avoir ete de celles qui marcherent sur le Temple! Pardaillan regarda la Roussette. Elle etait comme rajeunie et transfiguree. Elle etait belle, la ribaude vieillie, de toute la beaute de sa pauvre ame ignorante et simple. Et Pardaillan, voyant ses larmes, fut remue jusqu'au fond du coeur. Un coup de soleil penetra jusqu'a ce coeur, et, ayant vide son verre, tout embarrasse, il se mit a rire de son bon rire, ne sachant que repondre a ces ribaudes. Il saisit simplement une main de la Roussette, une main de Paquette et les reunit sous le meme baiser tres respectueux, ce dont les deux ribaudes palirent d'orgueil, car on ne baisait la main qu'aux rois et aux princesses. --A mon tour! dit alors le jeune homme noir. Je ne vous trahirai pas, chevalier de Pardaillan, parce qu'un jour, jour de carnage et d'horreur, vous poursuivi, vous traque, vous avez rencontre pres du cimetiere des Innocents un enfant qui cherchait la tombe de sa mere; parce que vous avez console cet enfant, que vous l'avez pris par la main et conduit sur la tombe; parce que cet enfant vous a regarde et a jure de ne jamais vous oublier; parce que je suis cet enfant, monsieur, et que je m'appelle Jacques Clement!... A ces mots, et avant que Pardaillan eut pu faire un geste, Jacques Clement se tourna vers les deux hotesses, fit un signe mysterieux de reconnaissance et dit: --Adieu, chevalier de Pardaillan. Suivez votre destinee qui est flamboyante. Moi, je suis la mienne qui est effroyable... Allons, femmes, ouvrez-moi la porte de communication!... La Roussette et Paquette avaient vu le signe. Elles marcherent vers le fond de la piece et disparurent dans une salle voisine, suivies de Jacques Clement. Pardaillan avait saisi la main de Charles d'Angouleme et avait murmure: --La porte de communication!... C'est-a-dire le moyen d'arriver jusqu'a Claude et Farnese... et, peut-etre, jusqu'a Violetta!... LI LE PALAIS DE FAUSTA Les deux hotesses avaient donc introduit Jacques Clement par la fameuse porte, dans une grande salle ornee de meubles luxueux. Cette salle, Jacques Clement la reconnut. Il fremit en se rappelant l'orgie a laquelle il avait ete attire. Cette fois, il ne s'agissait pas d'orgie. Il s'agissait, pour lui, d'aller prendre les ordres de Dieu pour le grand acte qui se preparait. C'etait la deuxieme fois qu'il venait a l'auberge du Pressoir-de-Fer. La premiere, il y avait ete attire pour une orgie; la deuxieme, qui etait celle-ci, il y etait envoye par la duchesse de Montpensier pour discuter du supreme interet de la religion. Dans la salle aux orgies, il dut repeter le signe de reconnaissance. --Est-ce tout? demanda la Roussette. --C'est tout pour avoir le droit de venir jusqu'ici, dit le moine, mais, comme je veux aller plus loin, regardez... Et il traca en l'air, du bout du doigt, une sorte de triangle. C'etait le deuxieme signe qui permettait d'aller plus loin. Alors, la Roussette, soulevant une tapisserie, decouvrit une porte en disant: --C'est ici. Les deux hotesses disparurent de la salle et Jacques Clement frappa d'une facon speciale a la porte qui lui avait ete indiquee. Comme s'il eut ete attendu, cette porte s'ouvrit aussitot. Jacques Clement entra et, se vit alors dans une piece eclairee par la lumiere d'une lampe, bien qu'il fit grand jour au-dehors. Une femme, vetue de blanc, assise dans un grand fauteuil, presque dans l'ombre, lui fit signe d'approcher. --Vous etes messire Jacques Clement? demandat-elle. --Oui, madame. Je suis celui que vous dites. --Et vous savez qui je suis, moi? --Je presume que vous etes celle qu'on nomme princesse Fausta!... --En effet..., dit Fausta de ce ton de simplicite qu'elle prenait pour ne pas effrayer les gens de prime abord. --Mon reverend prieur, le tres venerable Bourgoing, m'a dit que je pouvais avoir confiance en vous, reprit Jacques Clement. --En effet, vous pouvez avoir toute confiance en moi. --Voici donc ce qui m'amene, madame... --Parlez sans crainte, dit Fausta. --Oui, dit le moine, oui, je comprends, je sens, je vois que je puis parler sans crainte... Eh bien, madame, mon coeur a concu un terrible projet. Ce projet, je l'executerai meme si je dois etre damne. Mais j'ai demande au reverend pere Bourgoing de m'accorder la sainte absolution, et il m'a repondu que, pour un cas aussi grave, il n'y avait qu'une personne au monde capable de donner l'absolution... j'entends l'absolution d'avance. --Et cette personne? demanda, Fausta. --Le reverend abbe m'a assure que vous pourriez me conduire aupres d'elle, afin qu'elle puisse m'entendre sous le sceau de la confession. --Parlez, donc, sire moine, dit tranquillement Fausta. Car vous etes devant celle dont vous a parle votre abbe, celle qui peut vous absoudre. A ces mots, Fausta se redressa dans son fauteuil. Ce n'etait plus une femme... C'etait un etre mysterieux, a qui il plaisait de se montrer femme, mais qui, tout a l'heure peut-etre, serait prince, reitre ou pretre. Jacques Clement, depuis la nuit dans la chapelle des jacobins, vivait dans une sorte d'erethisme sentimental, ou, plutot, dans une crise de folie speciale. Tres raisonnable et meme capable de beaux sentiments, comme on l'a vu par sa rencontre avec Pardaillan, d'esprit sombre, mais tres lucide, son imagination le transportait dans une vie a part, des qu'il etait question de cette vision et de ce qui s'y rattachait... c'est-a-dire le meurtre projete de Henri de Valois. Il lui semblait alors entendre des voix surhumaines et apercevoir des etres fantastiques, au milieu desquels il se mouvait a l'aise, comme si le domaine du fantastique eut ete desormais la seule realite reelle. Le moine regarda Fausta et ne la reconnut pas. Il vit ce visage qui, de douceur feminine, etait devenu flamboyant et majestueux. Un etrange fremissement s'empara de lui. Il entendit a son oreille ce coup de cymbales qu'il entendait lorsque, de sa vie reelle, il se transposait subitement dans l'irreel. Et, ses yeux s'etant abaisses jusqu'a la main de Fausta, il ne fut pas surpris d'y voir l'anneau des papes!... Lentement, il se laissa tomber a genoux et balbutia: --Qui etes-vous?... M'etes-vous envoyee par le Seigneur? Etes-vous un de ses anges, comme elle? A la question qui venait de lui etre posee, Fausta repondit avec une sincerite absolue: --Vous vous meprenez, sire moine. Je ne suis pas un ange. Mais, tenez pour certain que je suis l'Envoyee, celle a qui Dieu a donne mission de retablir son autorite sur ce bas monde. Je suis votre Souveraine pontificale! --Souveraine pontificale! murmura Jacques Clement. Le reverend pere Bourgoing m'avait bien parle a mots couverts de cet etrange evenement. Mais je le mettais au rang des fables... --L'apparition de l'ange est-elle une fable? Cesse de douter, moine! humilie ton front devant la saintete de Fausta Ire, comme Fausta humilie son front devant la gloire du Tres-Haut... Tu es venu ici chercher une absolution. Cette dextre seule peut la verser sur ta tete. Parle donc sans crainte, sans orgueil ni faiblesse. Et, afin que tu n'aies plus aucun doute sur tes destinees et les miennes, regarde... En meme temps, Fausta decrocha vivement le poignard qu'elle portait a la ceinture et le jeta devant le moine toujours agenouille. --Est-ce bien le meme? demanda Fausta. --Oui, repondit sourdement Jacques Clement, c'est bien le meme poignard que j'ai recu, et je vois maintenant que vous etes en communication avec l'ange... A ce moment, avec une soudainete foudroyante, les tenebres se firent autour de Jacques Clement. Il ne vit plus ni Fausta ni rien de ce qui l'entourait. Et cette horreur sacree, qu'il avait eprouvee dans la chapelle des jacobins, s'empara de lui, lorsqu'une clarte tres douce illumina peu a peu le fond de la piece et que, dans cette clarte, il vit surgir l'ange... Comme la premiere fois, cet ange avait les traits de la duchesse de Montpensier. Jacques Clement tendit ses bras eperdus vers cette apparition. Soudain, l'ange se rapprocha de lui, se pencha et murmura: --C'est aujourd'hui, Jacques Clement, que tu vas savoir par quelles routes tu iras a l'immortalite, a la gloire celeste... et au bonheur terrestre. La souveraine pontificale est chargee de t'instruire... Ecoute-la... Aussitot, l'ange se recula vivement, et il sembla au moine que cet etre s'evaporait. La lumiere, de nouveau, inonda la piece. La pensee d'une supercherie ne pouvait venir au moine. --Au nom du Ciel, madame, s'ecria-t-il en essuyant la sueur froide qui couvrait son visage, n'avez-vous rien vu dans cette piece pendant que s'est faite l'obscurite? --Sire moine, revenez a vous, je vous prie... la lumiere n'a pas cesse de briller. --Quoi! cette piece n'a pas ete un instant plongee dans les tenebres? --En aucune facon... --Et vous n'avez pas vu un corps aerien, la, devant cette tapisserie?... --Je n'ai vu que vous, sire moine... --Que Dieu me conserve la raison! reprit Jacques Clement. --Croyez-moi, sire moine. Dieu vous conservera la raison tant que vous mettrez cette raison a son service. --Que faut-il donc que je fasse?... s'ecria le jeune moine. Le savez-vous? --Je sais, repondit Fausta, que vous avez recu d'un ange un poignard semblable a celui que j'ai recu moi-meme et que je viens de vous montrer. Avec ce poignard, vous devez frapper Valois... --Ainsi, dit le moine avec une ardeur ou on pouvait encore decouvrir quelque hesitation, il est vraiment permis de tuer un roi?... --Qui en doute, si ce roi est criminel! --Et j'aurai l'absolution entiere? --Vous l'avez! dit gravement Fausta. Et, levant la main droite dans un geste de benediction, elle prononca les paroles sacramentelles que Jacques Clement ecouta avec une avidite stupefaite. Le moine s'inclina: --Vos instructions? demanda-t-il. Car, seul et faible comme je suis, comment pourrais-je atteindre Valois? --Apres-demain, dit Fausta, partira de Paris la grande procession qui doit aller a Chartres porter au roi les doleances du peuple de Paris. Prenez place dans le cortege. Nul ne peut s'etonner de vous y voir. Modestement confondu dans la foule, priez en vous-meme et songez que vous portez, en meme temps que la parole de Dieu, la fortune de la nouvelle Eglise! --Et une fois a Chartres? interrogea le moine. --Vous me retrouverez la pour vous guider..., a moins que vous ne soyez guide par l'ange lui-meme... --L'ange! dit Jacques Clement en tressaillant. Je le verrai donc? --Je crois que vous le verrez, sinon sous sa forme aerienne, du moins sous sa forme materielle. Jacques Clement, cette fois, fixa un regard de defiance sur la Fausta et demanda: --Quoi! madame, vous connaissez donc cette forme materielle? Comment la connaissez-vous? --Comme vous la connaissez vous-meme. J'ai vu ce que vous avez vu, en d'autres lieux et d'autres temps que vous, voila tout. J'ai entendu ce que vous avez entendu. Douteriez-vous de ces apparitions, sire moine? --Le Ciel m'en garde! dit le moine avec ferveur. --Donc, si je vous dis que peut-etre vous verrez l'ange sous sa forme materielle, c'est que la duchesse de Montpensier sera a Chartres en meme temps que vous et moi-meme. Le front pale du moine s'empourpra. Il baissa ses paupieres pour voiler le feu de son sang et il balbutia ce seul mot: "Marie!..." Alors la Fausta eut un sourire livide, et, reprenant ce ton d'autorite souveraine par lequel elle inspirait le respect a de plus forts esprits que celui de ce moine: --Regardez-moi bien, dit-elle. Croyez-vous vraiment que je sois en communication avec la puissance celeste? --Je le crois de toute mon ame... --Eh bien, vous devez croire que toutes mes paroles me sont dictees, inspirees meme... --Oh! haleta le moine, qu'allez-vous donc me dire?... Ceci seulement: autant vous devez avoir confiance dans la forme aerienne de l'ange, autant vous devez vous defier de sa forme materielle... --Me defier de Marie! murmura le moine. --N'a-t-elle pas deja cherche a vous induire au peche mortel? Souvenez-vous de cette salle que vous venez de traverser pour arriver ici! Souvenez-vous de ce soir ou vous y futes entraine... --Oh! vous savez donc tout, puisque vous savez que je recus un coup terrible au coeur... Le moine avait gronde ces quelques mots en grincant des dents. Fausta, qui l'etudiait avec la froide attention d'un chirurgien qui fait crier la chair sous son scalpel, Fausta, voyant le jeune homme haleter, se hata de continuer: --Souvenez-vous que, depuis cette nuit fatale, vos veines semblent charrier des laves enflammees et que vos levres brulees de fievre cherchent dans la nuit un baiser pareil a celui qu'elle y deposa alors!... --Grace, madame et souveraine, rala le moine. Je ne sais par quel prodige vous etes au courant de sensations que je n'ai meme pas la force de m'avouer a moi-meme, mais ces sensations, vous me les peignez avec une verite affreuse! --Soit, reprit Fausta avec une infinie douceur. Ne parlons donc plus du passe et songeons a l'avenir. Vous voila donc en garde. Et, si vous vous trouvez en face de la duchesse de Montpensier... --Eh bien? begaya le moine. --Eh bien, je vous l'ai dit: soyez en defiance... car... --Madame, ma souveraine, de grace... --Eh bien, elle vous aime! dit Fausta. Le moine jeta un cri terrible et tomba prosterne, la face contre terre... Longtemps, il demeura ainsi, avec cette seule pensee vivante en lui, flamboyante comme un eclair qui l'eut aveugle: --Elle m'aime!... Me mefier d'elle... moi!... Ah! dut-elle me conduire en enfer!... Lorsqu'il se releva, il vit avec surprise que Fausta avait disparu. A sa place, une jeune femme souriante l'attendait. Elle le prit par la main, le conduisit a une porte qui, sur un signal donne par elle, venait de s'entrouvrir. Le moine franchit cette porte et, se retrouvant dans l'auberge du Pressoir-de-Fer, il put croire qu'il avait reve. Sans s'attarder, d'ailleurs, il quitta l'auberge et s'eloigna rapidement. Fausta etait entree dans une piece voisine de celle ou elle avait recu Jacques Clement. La, elle avait retrouve une femme qui l'attendait sans doute avec impatience, car, a la vue de Fausta, elle s'avanca vivement a sa rencontre. Et, si le moine eut ete la, il eut reconnu aussitot le costume de laine blanche et les longs cheveux d'or de l'ange qui venait de lui apparaitre. Seulement, les traits de cet ange, de graves et melancoliques, etaient devenus rieurs et le visage sceptique de la duchesse de Montpensier eut, peut-etre, alors porte un coup mortel aux croyances du moine. Quoi qu'il en soit, l'ange, s'etant avance au-devant de Fausta, celle-ci lui prit les deux mains, la baisa au front et lui dit: --Vous etes vraiment l'ange de grace et de beaute souriante dans la terrible bataille ou tout est si noir et si triste autour de nous... --Ainsi, s'ecria Marie de Montpensier, il croit vraiment que je suis ange? Elle eclata de rire, puis, tout aussitot, ajouta: --Pauvre jeune homme! La Fausta considera la duchesse avec une gravite qui avait quelque chose de glacial. Et elle dit: --Bien que votre esprit sacrilege ne puisse concevoir des verites qui vous echappent, apprenez que vous etes l'ange designe, beaucoup plus qu'il ne vous semble a vous-meme... --Mais..., balbutia la duchesse interdite et presque frappee de terreur. --Mais, continua Fausta, il est temps que ce role vous soit ote. Faible comme vous etes, vous ne pourriez le supporter plus longtemps. A Chartres, ce n'est plus sous forme d'ange que vous paraitrez au moine Jacques Clement, c'est bien Marie de Montpensier qui achevera de le conduire... --Ma foi, murmura la duchesse, j'aime mieux cela! --Jacques Clement sera dans la grande procession, reprit negligemment Fausta. --Je serai donc pres de lui pendant la route: car je ferai la route a pied, oui, moi! Que ce soit pour la remission de mes peches, au moins!... peches presents et a venir! Ayant fait une rapide genuflexion, la duchesse s'eloigna legerement et bientot sortit par la grande porte de fer. Quant a Fausta, elle regagna cette piece qui voisinait avec l'auberge du Pressoir-de-Fer et qui etait, comme on l'a vu, sa retraite favorite. La, elle murmura: "Henri III mourra donc! Le sort en est maintenant jete!" A ce moment, une de ses suivantes entra et lui dit quelques mots a voix basse. Fausta eut un geste de surprise, mais dit: --Amene-le-moi, Myrthis... La suivante sortit, puis revint quelques instants plus tard, accompagnant un homme qui s'inclina devant Fausta, sans prononcer une parole. --Eh quoi, dit Fausta avec cette gaiete qui paraissait n'etre que l'expression d'une terrible ironie, eh quoi, sire de Maurevert, est-ce bien vous que je vois! N'avez-vous pas ete mis par mon tresorier en possession des cent mille livres convenues? --Si fait, madame... --Alors, comment se fait-il que vous ne soyez pas a l'abbaye de Montmartre? --Oui, je devrais etre aupres de Violetta; mais je vais vous dire, madame: Mgr Guise m'a positivement defendu de m'approcher de l'abbaye, tant la jalousie le torture... --Oh! gronda Fausta. Et je voulais la laisser vivre!... --Je continue, madame, reprit Maurevert, avec, lui aussi, une sorte d'ironie furieuse; vous devez me connaitre, puisque vous avez eu recours a moi. Vous devez donc supposer que, malgre la defense. de Mgr Guise, je serais deja a l'abbaye... j'aurais deja enleve ma femme, car elle est ma femme apres tout! en un mot, je serais deja bien loin de Paris avec Violetta... --C'est un peu ce qui etait convenu. --Oui, mais il est arrive un petit evenement qui fait que je n'ai plus aucune envie de fuir seul, vu que le duc m'assure une protection efficace. --Et cet evenement?... --M. de Pardaillan s'est evade de la Bastille. Si Maurevert avait pu avoir un soupcon quelconque des sentiments de Fausta a l'egard de Pardaillan, ce soupcon se fut evanoui a l'instant meme. En effet, il est impossible de donner une idee de la perfection d'indifference avec laquelle Fausta accueillit cette nouvelle qui retentit tout a coup a ses oreilles comme un coup de tonnerre! Et, tandis que ses pensees se mettaient a tourbillonner dans un souffle d'affolement, souriante, paisible, avec cette meme nuance d'ironie ou il y avait pourtant un peu de pitie, elle demanda: --Pauvre monsieur de Maurevert, qu'allez-vous devenir? Maurevert grinca des dents. Fausta, d'un seul mot, venait de preciser ce qu'il y avait d'etrange et d'affreux dans sa vie: puisque Pardaillan etait libre, qu'allait-il devenir, lui, Maurevert? --Ce que je vais devenir? dit Maurevert avec une sorte de soupir de lassitude. Il faut que je m'appuie a Guise. Nous sommes quatre maintenant a hair cet homme: Guise, Leclerc, Maineville et Maurevert; cela fait quatre haines... quatre epouvantes si vous voulez... --Epouvantes? dit Fausta. Vous avez prononce: epouvantes?... Et, descendant en elle-meme, Fausta vit qu'il y avait dans son coeur une chose qui n'y etait pas auparavant: l'epouvante... --Madame, gronda Maurevert, Guise a peur. Bussi-Leclerc a peur. Maineville a peur. Maurevert a peur. Et c'est cela qui peut nous sauver tous les quatre, c'est d'unir ces quatre epouvantes pour en faire sortir la foudre! --Le duc de Guise, madame, continua-t-il, nous a dit ceci: "Je crois que tous quatre, nous mourrons de la main du damne Pardaillan! Il n'avait pas besoin de le dire en ce qui me concerne. Voici seize ans que je le sais, moi! Ici, Maurevert fit en quelques mots le recit des evenements qui s'etaient passes a la Bastille. Ce recit, Fausta l'ecouta avec le meme calme apitoye. Maurevert acheva alors: --Voila ce que je suis venu vous dire, madame. C'est-a-dire que le duc, moi, Leclerc, Maineville, nous nous unissons desormais pour atteindre l'ennemi commun. C'est-a-dire, madame, que je ne puis m'attarder a l'abbaye de Montmartre. Le duc part pour Chartres; nous partons ensemble tous les quatre. --C'est fort bien vu, dit paisiblement Fausta. Mais enfin, depuis ce matin que cet homme est sorti de la Bastille, qu'avez-vous deja fait pour le retrouver? --Nous avons mis sa tete a prix: cinq mille ducats d'or. --Retournez donc aupres du duc, dit Fausta, toujours avec la meme tranquillite. Nous reprendrons nos projets particuliers, sire de Maurevert, quand, avec l'aide de vos trois amis, vous aurez triomphe de votre ennemi. Maurevert s'inclina et se dirigea vers la porte par ou il etait rentre. --Non, dit Fausta, passez par ici... Elle lui designait la porte qui faisait communiquer le palais et l'auberge. C'etait un principe, au palais Fausta, qu'on vit le moins de monde possible entrer ou sortir, surtout le jour. Maurevert, ayant salue Fausta, sortit donc et se trouva dans l'auberge, ou du moins dans cette salle somptueuse qui semblait n'etre que le prolongement du palais. Il la traversa et parvint dans un cabinet, au moment ou l'une des hotesses, Paquette, y entrait elle-meme par une autre porte. Paquette, apercevant cet etranger, ferma vivement cette porte comme si elle eut craint qu'il n'apercut les personnes qui se trouvaient dans la piece voisine. Maurevert, deja, avait atteint la salle commune, et, comme Paquette lui demandait ce qu'il desirait, il parut s'apercevoir alors seulement qu'il etait dans une auberge. Il secoua la tete et sortit. "C'est un fou", songea Paquette qui, ayant pris une petite dame-jeanne de Saumur, regagna le cabinet d'ou elle sortait quand elle avait rencontre Maurevert. --J'ai eu peur, dit Paquette en entrant. --De quoi? fit la voix narquoise de Pardaillan. Ces gens que Maurevert avait failli apercevoir, ou qui auraient pu l'entrevoir lui-meme si Paquette n'avait si vivement ferme la porte, ces gens, c'etait Pardaillan et Charles d'Angouleme, qui, apres le depart de Jacques Clement, etaient restes a la meme table, dans le meme cabinet... --De quoi? reprit Paquette. D'un homme a sinistre visage qui ne m'a pas repondu un mot quand je lui ai parle, qui est entre dans l'auberge, Dieu sait comme, et qui peut-etre est a votre recherche!... --Eh bien, qu'il cherche! dit froidement le chevalier. Ainsi, ma belle Roussette, et vous, ma jolie Paquette, vous etes ici non pas les hotesses du Pressoir-de-Fer, comme l'assure votre enseigne, mais, a vrai dire, les servantes de cette dame mysterieuse... Ses servantes! Peut-etre ses espionnes?... Le mot n'offensa nullement les deux anciennes ribaudes. --Ni servantes ni espionnes, dit simplement Paquette... Seulement, voici: le lendemain du jour ou nous avons ouvert ici une auberge a laquelle nous avons donne cette enseigne en memoire de vous et aussi en memoire de Catho, ce jour-la, nous recumes la visite d'un grand bel homme qui eut ete magnifique et tout a fait plaisant a voir s'il n'eut eu la mine severe, et d'une tristesse telle que jamais je ne vis tristesse pareille. Est-ce vrai, la Roussette?... --C'est vrai, Mgr Farnese etait a la fois le plus magnifique cavalier et le pretre le plus lugubre qu'on puisse imaginer. --Mgr Farnese! s'exclama sourdement Charles d'Angouleme. --C'etait le nom de cet homme, comme nous l'apprimes plus tard. Il parait qu'il est cardinal. Enfin, il nous proposa de nous aider dans l'etablissement de notre auberge a telles enseignes qu'il paya pour nous les huit mille livres que couta cet etablissement. Non content de cela, il nous assura qu'il nous ferait une rente de six cents ecus pour nous deux, si nous voulions consentir a lui louer a perpetuite une salle au fond de notre auberge et a laisser percer dans cette salle une porte communiquant avec la maison voisine. Tout cela fut accepte, bien entendu... Et, peu a peu, cet homme nous instruisit de ce qu'attendait de nous sa maitresse... La salle du fond fut magnifiquement meublee... il s'y passa quelquefois des orgies merveilleuses... d'autres fois, on y attira des gens que nous ne revimes jamais. --Lorsque nous vimes qu'il se passait la d'etranges evenements, continua Paquette, nous nous repentimes, mais il etait trop tard. Et puis, que nous demandait-on? Simplement de conduire jusqu'a la salle en question les gens qui viendraient nous faire un signe. --Pareil a celui que vous a fait tout a l'heure ce jeune homme? --C'est bien cela... Nous ignorons ce qui se passe dans la maison voisine... --Et vous n'avez jamais essaye d'y penetrer?... --Oh! que si!... s'ecria naivement la Roussette. Seulement... --Seulement? interrogea Pardaillan. --Eh bien, continua la Roussette, un jour nous avons voulu ouvrir, et nous n'avons pas pu. Alors, la curiosite nous a prises toutes les deux, et Paquette s'est decidee a frapper a la porte selon le signal convenu. --Et ce signal? demanda negligemment le chevalier. La Roussette et Paquette se regarderent avec effarement. --Le signal! balbutia Paquette. --Oui, je vous demande par quel signal vous parvintes a ouvrir la porte; car, finaudes comme vous etes toutes deux, vous avez du y parvenir. --Helas! monsieur le chevalier, vous ne savez donc pas que nous risquons notre vie a vous parler de ces choses? Que serait-ce si nous faisions la revelation que vous nous demandez!... --Eh bien, n'en parions plus! dit Charles d'Angouleme. --C'est cela, reprit Pardaillan. Ne parlons plus du signal. Mais vous pouvez continuer votre recit. La Roussette, a qui la langue demangeait comme a une digne commere qu'elle etait, reprit donc: --Ce fut la Paquette qui frappa. A peine eut-elle frappe que la porte s'ouvrit. Et nous reculames... --Bah! c'etait donc bien terrible?... --Vous allez voir, reprit la Roussette en frissonnant. Des que nous fumes entrees, la porte se referma d'elle-meme... la lumiere qui inondait la piece ou nous etions s'eteignit. Je poussai un grand cri et tombai a genoux... Je fermai les yeux!... --Moi aussi! ajouta Paquette. --Lorsque je les rouvris, continua la Roussette, je vis qu'un peu de clarte s'etait faite dans la piece, suffisante pour laisser voir deux cordes qui pendaient au plafond, et, au bout de chaque corde, un beau noeud coulant... Alors, je compris que nous allions etre pendues, et je me mis a pleurer... Tout a coup, deux hommes apparurent, deux geants masques de noir. Je ne sais ce que pensait Paquette, mais moi je ne pensais meme plus; l'horreur me paralysait; l'un des geants saisit le noeud coulant qui se balancait au-dessus de ma tete, il baissa ce noeud jusqu'a moi qui etais a genoux, et bientot je sentis que la corde me serait le cou... La Roussette, a ce mot, porta la main a son cou, par un geste machinal, et respira longuement. Paquette murmura: --Pendant ce temps, l'autre geant me serrait le cou a moi!... --Et comment futes-vous sauvees? --Vous allez voir, continua la Roussette. Quand j'eus la corde au cou, je me mis a reciter en moi-meme une priere pour tacher au moins de sauver mon ame, puisque je ne pouvais plus sauver mon corps. Ayant entrouvert un oeil, je vis que les deux geants avaient disparu. Nous etions l'une en face de l'autre, a genoux, chacune avec notre corde au cou. Je ne sais quelle figure je pouvais faire, mais celle de Paquette m'epouvanta. Je voulus lui parler, mais aucun mot ne sortit de ma gorge. Alors, monsieur le chevalier, oh! alors, il se passa une chose vraiment effrayante. Ecoutez... Comme je regardais Paquette que je voyais blanche comme une morte avec des traits tout retournes, je vis que la corde qu'elle portait au cou et qui etait accrochee au plafond par l'autre bout, oui... cette corde se mit a se tendre!... Paquette poussa un cri... Au meme instant, elle se mit debout. Et, dans ce meme instant, je sentis que la corde que j'avais a mon cou se tendait aussi et, moi aussi, je poussai le meme cri. --Oui, le cri de chat sauvage, hein? --Oui, monsieur le chevalier, dit la Roussette ebahie. Et, moi aussi, je me mis debout!... Alors, j'essayai de defaire le noeud: impossible!... La corde se tendait. Elle m'attirait vers le plafond... mais elle se tendait lentement, si lentement que je la voyais se tendre, monsieur. Oh! je voulus l'arreter, je la saisis... Mais la corde continuait de se tendre... Encore un peu, encore une petite secousse, et la corde m'enlevera, je serai suspendue, je serai pendue. --Tais-toi! Tais-toi! haleta Paquette affolee. Il y eut un instant de silence, pendant lequel la Roussette et Paquette se remirent de leur emotion en vidant un gobelet de vin que Pardaillan leur versa de la dame-jeanne. --J'en ai garde la petite mort, reprit alors la Roussette. Mais enfin, pour achever de vous raconter, voila que je vois tout a coup la Paquette qui saisit une chaise pres d'elle juste au moment ou sa corde, a elle, allait la soulever! Et elle grimpe sur la chaise. Dans mon dernier regard, je vois aussi un escabeau pres de moi. Je l'attire, je monte! Nous voila sauvees... sauvees pour dix minutes... car les maudites cordes, comme si de rien n'etait, continuaient a se tendre!... Au bout de dix minutes, donc, dix siecles, mes gentilshommes, dix agonies, dix morts! au bout de ce temps, dis-je, voila les cordes retendues!... Plus d'espoir, alors!... Je me hisse sur la pointe des pieds, et, tout d'un coup, comme dans une folie, je me mets a crier: "Grace! Grace!..." --Et moi aussi, dit la Paquette. En entendant la Roussette, je crie: "Grace! Grace!..." --Et notez qu'il n'y avait personne!... Mais je crie de plus belle: "Grace! Je ne le ferai plus..." Alors, la corde s'arrete tout a coup de se tendre! Et meme elle se detend un peu!... "Grace! Plus jamais je n'entrerai ici!..." La corde se detend!... Et voila qu'une voix sortie de je ne sais ou, une voix qui me glace d'horreur, une voix pourtant douce, nous dit: "Vous repentez-vous?..." --Oui! oh! oui! que nous crions en sanglotant toutes deux. --Essaierez-vous encore de surprendre des secrets sacres?... --Jamais! oh! jamais!... "Eh bien, pour cette fois, Dieu vous a fait grace! Allez, et soyez fideles!..." A ces mots, continua la Roussette haletante, voila les cordes qui se detendent tout a fait. Je saute au bas de mon escabeau. Paquette saute en bas de sa chaise. Je m'evanouis. Lorsque je revins a moi, je me trouvais etendue dans une salle de l'auberge, et Paquette etait pres de moi. La Roussette se tut quelques instants. Elle se frottait doucement le cou. --Voila, reprit Paquette, ce qui nous est arrive pour avoir voulu regarder de l'autre cote de cette porte... --Diable! fit Pardaillan, mais moi, tout ce que vous racontez la me donne une furieuse envie d'aller y voir... Les deux hotesses effarees se regarderent en palissant. --Gardez-vous-en! murmura l'une. --Il vous arriverait malheur! dit l'autre. --Bah! bah! je crois que vous exagerez un peu. Et puis, apres tout, ce ne sera jamais aussi terrible que le pressoir de fer auquel votre enseigne me fait songer... La journee, peu a peu, dans ces recits, s'etait ecoulee; le soir etait venu. Dans l'auberge, des flambeaux s'etaient allumes. Pendant ce temps, la dame-jeanne s'etait videe. Apres la dame-jeanne, de nombreux flacons avaient succombe aux attaques reiterees. Et il va sans dire que la Roussette etait plus rouge que jamais, et que Paquette devenait coquelicot. Si bonnes buveuses qu'elles fussent, Pardaillan, qui etait un terrible buveur de pots quand il s'y mettait, les avait mises a merci. --Voyons, reprit-il tout a coup, que diriez-vous si je vous demandais de me reveler le signal? --Le signal? begaya la Roussette. --Eh oui, le fameux signal qui fait ouvrir la porte de communication... Pardaillan souriait beatement en parlant ainsi. La Roussette et Paquette etaient a peu pres ivres; mais, comme nous avons dit, c'etaient de solides commeres, des biberonnes capables de boire sans perdre de leur raison que ce qu'il leur convenait d'en perdre. A la question de Pardaillan, la Roussette, femme prudente, prepara sa retraite: --Allons, Paquette, fit-elle, il s'en va temps de preparer le diner de messieurs les ecoliers; pendant que nous en contons ici, nos matines de servantes doivent laisser bruler la venaison. Viens, Paquette... Et elle fit la reverence a Pardaillan, tout en reculant. Tout a coup, le chevalier la saisit par le bras en disant: --Prenez garde, mon enfant, vous alliez tomber. Et voici la jolie Paquette qui flechit aussi sur les genoux. Tenez-la! Soutenez-la! Retenez-la donc, mon brave compagnon! C'est etonnant comme ce petit vin du Saumurois casse les jambes aux femmes et donne de la force au bras des hommes! Le duc d'Angouleme, au premier mot, au premier coup d'oeil de Pardaillan, avait compris et suivi Paquette qu'il maintenait solidement. En meme temps, Pardaillan s'etait leve, avait repousse du genou la porte entrouverte, et, se retournant: --Vous n'avez pas repondu a ma demande, fit-il avec une grande douceur. --Monsieur le chevalier, dit la Roussette avec une sorte de dignite, ecoutez-moi: je me suis battue pour vous autrefois. J'etais dans le Temple avant meme Catho, et voici la Paquette qui, comme moi, a risque sa vie pour sauver la votre. Depuis cette epoque, et cela date de loin, il n'est pas de journee ou nous n'ayons cause de vous avec grande admiration. En sorte, monsieur le chevalier, que nous avions de vous l'idee meme qu'on se fait d'un roi... Allons-nous etre forcees de nous en repentir?... Et la digne hotesse versa quelques larmes, tandis que Paquette continuait a son tour: --Ah! monsieur le chevalier, je n'aurais jamais cru qu'un jour ce serait vous qui condamneriez la Roussette et la pauvre Paquette. Car, si nous vous repondons, nous serons tuees sans misericorde! Pardaillan repondit gravement: --Vous me fendez l'ame toutes les deux. Vous n'avez que trop raison. Je suis un ingrat! --Vous vous moquez de deux pauvres filles, dit tristement la Roussette. --Croyez-vous? En etes-vous sures?... Moi, je ne sais pas. Ce que je sais, c'est que vous me donnerez le signal, ou je suis decide a vous poignarder de ma main. Pardaillan tira sa dague. Les deux femmes s'interrogerent d'un regard navre, pousserent un terrible soupir, et la Roussette, enfin, balbutia: --Sur la porte, il y a une croix formee de cinq gros clous. Frappez successivement sur ces cinq clous, en haut, en bas, a gauche, a droite et enfin au centre: la porte s'ouvrira!... Aussitot, elle couvrit son visage de ses mains et murmura en pleurant: --Nous sommes perdues!... --Vous etes de bonnes filles, dit Pardaillan avec une grande douceur: vous me pardonnerez donc de vous avoir malmenees... Votre auberge vaut douze a quinze mille livres... Je vous l'achete! A ces mots, il vida sur la table le contenu de sa ceinture de cuir, et il fit signe a Charles, qui l'imita sans hesitation. La Roussette et Paquette, apercevant le tas de ducats d'or, furent instantanement consolees, tout en gardant un restant de terreur a la pensee de la vengeance qu'elles encouraient. --Avec cet or, dit Charles, vous pouvez fuir... --Bah! bah! s'ecria la Roussette plus enivree par la vue des ducats qu'elle ne l'avait ete par le vin, pourquoi fuir, mon gentilhomme?... --Mais les cordes?... les fameuses cordes qui se tendent si lentement?... --Bon. Nous jurerons que vous etes entres a l'auberge avec le cavalier de tout a l'heure, et que c'est lui qui vous a indique le signal. --Et si on ne vous croit pas? --Alors, il sera temps de songer a fuir. Pardaillan admira avec quelle facilite les femmes savent resoudre les cas de conscience; puis, suivi de Charles d'Angouleme, il se dirigea vers la salle somptueuse qui servait pour ainsi dire de transition entre l'auberge et le palais. Il marcha droit sur la porte et vit les cinq gros clous signales par la Roussette. Alors, du poing, il se mit a frapper sur ces clous, dans l'ordre qui lui avait ete indique. Au cinquieme coup, la porte s'ouvrit!... ....................................................... Apres le depart de Maurevert, Fausta avait renvoye ses femmes. Fausta avait recu avec un calme etrange la nouvelle de la fuite de Pardaillan. Demeuree seule, elle ferma soigneusement les portes, abaissa les tapisseries qui les voilaient, lentement alla s'asseoir et se mit a songer: "Cet homme m'a dit qu'il ferait obstacle a mes projets. Il tient parole. Tout m'a reussi jusqu'au jour ou il est entre dans ma vie. Tout s'effondre depuis l'instant ou il s'est revele a moi..." Ce qui se passait en elle etait effroyable. Fausta sentait, comprenait qu'elle pleurait. Mais ses larmes, au lieu de deborder des paupieres, au lieu d'etre des gouttes visibles brulant ses joues, etaient des larmes invisibles et semblaient retomber sur son coeur comme du plomb fondu. Ce qui souffrait en elle, ce qui se debattait, c'etait la creature humaine, la femme. Et, ce qui demeurait ainsi paisible dans ce fauteuil, c'etait une Fausta pour ainsi dire artificielle, la souveraine de l'orgueil, celle qui ne s'etait jamais vue pleurer et qui jamais n'avait eu peur. "Ce Maurevert, songea-t-elle, m'a parle de leur epouvante, a tous. Et moi?... Epouvante, qui es-tu?... Epouvante, je t'ignore!..." Et elle vit que desormais elle n'ignorait plus l'epouvante. Elle comprit que, si Pardaillan etait libre, elle tremblait. "C'est ma propre faiblesse qui fait sa force, continua-t-elle. Il y a en moi un sentiment que je ne devais pas connaitre. Entre Dieu et moi, ce pacte avait ete fait. Je devais etre la Vierge immaculee non seulement dans son corps mais dans le plus secret de sa pensee... Je ne suis plus la Vierge..." Fausta prononca ces mots presque a haute voix. Et qui les eut entendus n'eut eu aucune idee de la rage, de la terreur, de la honte qui bouleversaient cette ame. Peu a peu, pourtant, elle s'apaisa. "Mais, pour executer mon projet, gronda-t-elle a un moment, il n'en faut pas moins que cet homme soit retrouve, qu'il soit de nouveau en mon pouvoir! Et si cela n'arrive jamais?..." Comme elle pensait ces choses, un coup fut frappe a la porte de communication par ou l'on penetrait dans l'auberge. "Qui peut venir?" songea Fausta. Le deuxieme coup fut frappe. "Est-ce Guise?... Est-ce le moine?... Qui est-ce?..." La porte, une fois les cinq coups frappes dans l'ordre, s'ouvrait automatiquement. Mais Fausta pouvait l'empecher de s'ouvrir, simplement en poussant un leger verrou qui faisait obstacle a la marche du mecanisme. Au quatrieme coup, elle eut soudain l'idee de pousser ce verrou. Un etrange sentiment la poussait a ne pas recevoir celui qui frappait... quel qu'il fut. Elle se leva vivement et marcha a la porte. A ce moment, le cinquieme coup fut frappe et la porte s'ouvrit. Fausta s'arreta, petrifiee: Pardaillan etait devant elle. Le chevalier se tourna vers Charles d'Angouleme, et, d'un ton etrange: --Monseigneur, dit-il, je compte sur vous pour veiller sur ce prisonnier... "Quel prisonnier?" se demanda Charles, stupefait. --Si, dans une heure, vous ne m'avez pas revu, tuez sans pitie, puis sautez a cheval, courez a Chartres a franc etrier, et prevenez le roi... "De quoi faut-il prevenir le roi?" gronda en lui-meme le jeune duc, etourdi. Sa confiance dans la force et l'esprit d'invention de Pardaillan etait illimitee. Mais il sentait que le chevalier jouait en ce moment un jeu effroyable et Charles, au lieu de repondre, se dit qu'il serait le dernier des laches s'il n'entrait pas en meme temps que son compagnon dans l'antre de la Fausta. Il fit donc resolument un pas. --Monseigneur, dit Pardaillan en lui saisissant le bras, vous m'avez bien compris, n'est-ce pas? Et, cette fois, le ton etait tel que Charles comprit que, de son obeissance passive, dependaient le succes de l'entreprise et la vie du chevalier. --Soyez tranquille, dit-il, si, dans une heure, vous n etes pas de retour ou vous savez, je tue, et, des demain matin, des cette nuit, Henri III est prevenu. --Admirable! fit Pardaillan. Et il entra, cessant de maintenir ouverte la porte La porte, alors, se referma d'elle-meme, lourdement Pardaillan s'etait avance vers Fausta, la tete decouverte, la plume de son chapeau balayant le tapis. Il s'inclina. --Madame, dit-il en se redressant, daignerez-vous me pardonner de me presenter chez vous a une heure tardive et par une porte derobee. Fausta s'etait assise. Une joie funeste brillait dans son regard. Elle s'etait accoudee au bras de son fauteuil, et telles etaient sa paleur et son immobilite qu'il eut ete facile de la prendre pour quelque beau marbre. Pardaillan reprit: --Un entretien de vous a moi, madame, etait indispensable et urgent. Je me suis introduit chez vous comme j'ai pu. Voulez-vous me pardonner cette grave infraction aux regles de toute etiquette, soit princiere ou royale, soit pontificale? Cette fois, Fausta fit un geste: elle frappa d'un marteau sur un timbre. Un homme entra, qui ne temoigna d'aucun etonnement a la vue de l'etranger. --Combien de gardes au palais demanda Fausta d'une voix calme. --Vingt-quatre arquebusiers, dit l'homme. Mais, si Votre Saintete le desire, on peut faire aussi venir les archers dont c'est le jour de repos jusqu'a minuit. --Combien de gentilshommes de service? reprit la Fausta. --Les douze ordinaires. Mais... --Silence. Faites prendre les armes aux gardes et surveillez toutes les issues. Que les gentilshommes de service se tiennent prets a entrer ici au premier coup de sifflet. Allez. L'homme fit une genuflexion et sortit. Pardaillan sourit. Les mesures prises par la Fausta le soulageaient d'une inquietude. Cette femme etait peut-etre une tigresse, mais c'etait une femme. Maintenant, il etait sur d'avoir affaire a des hommes. Cette pensee le rassura. --Qui etes-vous? demanda la Fausta, comme si elle eut vu alors pour la premiere fois l'homme qui etait devant elle. --Madame, dit Pardaillan, je suis celui a qui vous avez fait commettre une impardonnable faute. Grace a votre habilete a vous deguiser, grace a l'incomparable souplesse avec laquelle vous maniez l'epee, vous m'avez force, devant la Deviniere, a vous prendre un instant pour un homme; vous m'avez force a croiser le fer avec une femme; vous m'avez force a toucher cette femme au front... C'est une chose que je ne me pardonnerai jamais, madame... Pardaillan, son chapeau a la main droite, la main gauche appuyee a la garde de la rapiere, l'oeil doux, la figure paisible, parlait avec un accent de profonde sincerite. Fausta jeta sur lui un furtif regard. Et ses yeux, a elle, se troublerent. Son sein palpita. Il est certain que, si elle etait une magnifique expression de la splendeur feminine, Pardaillan, dans cette attitude un peu theatrale, mais qui lui seyait a merveille, avec son visage rayonnant de generosite, etait un, admirable type de beaute masculine. Fausta comprit qu'elle avait devant elle un adversaire digne de sa puissance. --Monsieur de Pardaillan, dit-elle, je vous pardonne d'etre entre ici sans y etre appele. Je vous pardonne de m'avoir touche au front. Mais je vous declare que vous ne sortirez pas d'ici vivant. Vous avez entendu les ordres que j'ai donnes? Pardaillan fit oui de la tete. Fausta reprit avec un sourire livide: --Je vous pardonne aussi, puisque vous allez mourir, d'avoir surpris mes secrets, de savoir qui je suis. Pardaillan s'inclina. --Madame, dit-il avec cette charmante naivete de la voix et du regard qui n'appartenait qu'a lui, puisque vous voulez bien me pardonner tout cela, pourquoi donc voulez-vous me tuer?... Fausta devint plus pale qu'elle n'etait. Et ce fut d'une voix morte, sans accent, qu'elle repondit: --Vous allez comprendre d'un seul coup, monsieur de Pardaillan, combien je vous admire, combien je vous estime, et combien je suis sure de vous tuer tout a l'heure. Je veux vous tuer, monsieur, parce que ce n'est pas au front, mais au coeur que vous m'avez touchee. Si je vous haissais, je vous laisserais vivre. Mais il faut que vous mouriez, parce que je vous aime. Pardaillan fremit. Ce qui venait d'etre dit lui parut plus redoutable mille fois que l'ordre donne en sa presence. Il se sentit perdu... Et, pourtant, il voulut, par un calme absolu, demeurer digne de l'effrayante adversaire et maitre de la terrasser. Voici ce qu'il repondit: --Madame, vous m'aimez. Et moi aussi, vous m'apparaissez d'une si splendide hideur, vous etes a mes yeux une si inconcevable force de beaute, de deuil et de terreur que je vous aimerais, oui, je vous aimerais, si je n'aimais... --Vous aimez? dit Fausta, non pas avec colere, non pas avec curiosite, ni avec amour, ni avec haine, mais seulement avec cette effroyable froideur que nous avons signalee. --Oui, j'aime, dit Pardaillan avec une infime douceur. Et j'aimerai jusqu'a la derniere minute de ma vie. Il n'y a pas dans mon ame d'autre sentiment possible que cet amour par lequel j'etais, sans lequel je ne serai plus. Je l'aime, madame, je l'aime morte... --Morte! --Ce fut presque un cri qui echappa a Fausta, une sourde exclamation ou se heurtaient de l'etonnement, de la joie et peut-etre aussi, qui sait? du regret. Car Fausta, sincere dans son role de vierge, eut triomphe dans son coeur d'une jalousie contre une vivante. --Vous devez penser que je suis un miserable fou, reprit Pardaillan. Mais cela est. J'aime la morte, depuis seize ans qu'elle est morte... Aussi, madame, je vous le jure d'honneur, je benirais la minute ou les assassins que vous venez d'aposter vont se ruer sur moi, si je n'avais interet a vivre encore. Je vivrai donc, puisqu'il le faut. Pour la seconde fois, Fausta ressentit comme une violente humiliation. Elle venait, ainsi que le disait Pardaillan, d'aposter des assassins prets a se ruer. Et Pardaillan affirmait avec sa belle simplicite: "Je vivrai donc puisqu'il le faut..." Elle fut sur le point de donner le signal. Une intense curiosite, un ardent desir de mieux connaitre cet homme la retinrent. Elle l'examinait avec un prodigieux etonnement. Il avait baisse la tete, comme pensif, apres ce qu'il venait de dire. Il la releva soudain. Un fin sourire se jouait sur ses levres. --Madame, dit-il, avant que je n'entreprenne de me colleter avec vos gens et de les reduire a la raison... --Vous pensez les reduire! interrompit Fausta. --Madame, je ne sortirai pas d'ici que je n'aie obtenu ce qu'il est necessaire que j'obtienne, dit simplement Pardaillan. Et, pour cela, je dois tout d'abord vous dire comment j'ai pu entrer ici... Et, en lui-meme, Pardaillan s'ecria: "O ma digne Paquette, o ma tendre Roussette, voici pour vous sauver un peu... Il faut que vous sachiez, continua-t-il a haute voix, que j'ai un ennemi... excusez-moi, madame, ces details sont necessaires: cet ennemi est un moine jacobin, il s'appelle Jacques Clement. Ce moine, reprit Pardaillan, je me suis saisi de lui, tout a l'heure, lorsqu'il est sorti de votre palais. Et je sais ce qu'il veut faire." Pardaillan ne savait rien qu'une chose: c'est que Jacques Clement voulait tuer Henri III et qu'il etait entre chez la Fausta. Tout le reste, avec sa vive imagination, il venait de le supposer. Et, tandis qu'il parlait, il se disait: --Si je me trompe, je suis mort. Si Fausta n'a pas elle-meme arme le bras de Jacques Clement, si elle n'a pas un immense interet a tuer Valois, je ne sortirai pas d'ici... Fausta avait ferme les yeux. Il ne voyait pas ce qu'elle pensait. Mais il continua bravement: --Frere Jacques Clement, madame, doit tuer Henri III. Et c'est vous qui le poussez a ce meurtre. Voila ce que je sais, madame! Par Jacques Clement, en le forcant a parler, j'ai su comment on entrait ici; j'ai su son dessein, qui est le votre. Je connais ce moine depuis longtemps, madame. En le choisissant, je puis vous dire que vous avez choisi un terrible instrument. Il reussira. Il frappera Valois. De ce fait, M. le duc de Guise sera roi. Il parlait lentement, comme on va pas a pas sur un terrain inconnu, plein de fondrieres. --Pour que Jacques Clement reussisse, continua-t-il, que faut-il tout d'abord?... Qu'il soit rendu a la liberte... Il faut ensuite que le roi Henri III ne soit pas prevenu que M. le duc de Guise veut le faire trucider... Cette fois; le coup fut si rude que Fausta tressaillit. Pardaillan percut ce tressaillement et respira longuement. --Je commence a croire que je ne suis pas encore mort! songea-t-il. --Ainsi, dit Fausta, le moine vous a avoue qu'il veut tuer Henri de Valois? --Ai-je dit cela, madame? Mettons que je me suis trompe, car Jacques Clement ne m'a rien dit. Seulement, je sais qu'il doit tuer le roi pour le compte de Guise et, sachant cela, je me suis empare de lui. Si je suis libre, si vous m'accordez la grace que je viens solliciter, Jacques Clement est libre, et il va ou il veut, il fait ce qu'il veut. Car que m'importe a moi que Valois vive ou meure! Mais, je vous le dis, la mort de ce roi interesse le duc de Guise. Si Valois ne meurt pas promptement. Guise est perdu. Il le sait. Vous le savez. La vie de Henri III, c'est la mort de Guise et la votre! A cet expose si simple et si terrible, et si vrai, de toute la politique de cette epoque, Fausta comprit qu'elle n'avait pas seulement devant elle un homme d'une bravoure exceptionnelle, mais aussi une intelligence d'une profonde sensibilite. Elle soupira. Et sa pensee, a ce moment, etait celle-ci: --Pourquoi ce pauvre gentilhomme sans feu ni lieu ne s'appelle-t-il pas duc de Guise?... --Donc, reprit le chevalier, sachant surement que Clement a ete arme par Guise, par vous, sachant que, de longtemps, vous ne retrouverez pas un homme capable, d'un geste de son bras, de changer les destinees du royaume de l'Eglise, moi, Pardaillan, je me suis empare de ce moine. Et, si vous me frappez, il meurt, comme vous avez pu l'entendre par la promesse que Mgr le duc d'Angouleme vient de me faire. Il meurt. Henri III est prevenu que Guise le veut tuer. Guise est perdu, et vous aussi. Est-ce clair? Fausta, blanche comme une morte, Fausta souffrait en ce moment comme elle n'avait jamais souffert. Elle haissait cet homme qui la bravait, d'une haine furieuse, d'une haine humaine... elle qui avait voulu s'elever au-dessus de toute humanite... et elle etait prete a se jeter a ses genoux, a crier grace, a s'avouer vaincue, a humilier son orgueil, a proclamer son amour, a hurler enfin qu'elle n'etait qu'une femme!... --Que voulez-vous? demanda-t-elle rudement. --Peu de chose; contre la liberte de Jacques Clement, je vous demande la vie et la liberte de deux hommes. Est-ce trop pour payer la mort d'un roi?... --Deux hommes? dit Fausta surprise. --Nous y voici donc, fit Pardaillan. Je vais vous dire, madame. Ces deux hommes, je ne les connais pas. Leur vie ou leur mort m'est indifferente, comme celle de Valois. Seulement, vous avez vu tout a l'heure ce jeune homme qui maintenant s'apprete a egorger Jacques Clement s'il ne me revoit pas. Eh bien, ce jeune homme a une mere qui s'appelle Marie Touchet. Et cette femme, un jour que mon pere allait subir le supplice, est apparue dans la prison et a sauve mon pere... et moi, par la meme occasion. Le fils de Marie Touchet m'est sacre, madame. Alors, voyez comme c'est simple: tout naturellement, je me suis mis a aimer ce qu'aime mon seigneur duc, et j'ai eprouve une vive affection pour cette pauvre petite bohemienne que vous avez voulu faire bruler vive... Me suivez-vous, madame? --Oui. Vous venez me demander Violetta. Mais j'ignore ou elle peut etre. --Je viens, dit Pardaillan, vous demander la vie du pere de Violetta et d'un autre malheureux; le prince Farnese et maitre Claude sont enfermes ici, condamnes a mourir. Ce sont ces deux hommes que je suis venu vous supplier humblement de rendre a la lumiere du jour. Ici, Fausta etablit rapidement dans sa tete que quelqu'un autour d'elle la trahissait. Car comment Pardaillan eut-il appris que Claude et Farnese etaient enfermes dans son palais? Elle dedaigna de se demander qui etait ce traitre. --Ainsi, fit-elle d'une voix qui resonna avec une etrange douceur, vous etes venu vous faire tuer ici dans l'espoir de sauver deux hommes que vous ne connaissez pas? --Je crois que vous faites erreur, madame, dit Pardaillan. Je suis bien venu pour sauver ces deux hommes, mais je ne suis pas venu pour me faire tuer, puisque je vous ai dit tout au contraire qu'il est necessaire que je vive encore. Je vous propose un marche, voila tout, estimant que la vie de Jacques Clement que je tiens dans mes mains vous est plus precieuse que la vie de Farnese et de Claude. Me serais-je trompe? ajouta-t-il avec une inquietude reelle, si reelle qu'elle eut pu paraitre feinte a toute autre que Fausta. --Vous ne vous etes pas trompe, dit-elle gravement. Et la preuve c'est que je fais grace a ces deux hommes, condamnes pourtant par un tribunal dont les sentences sont sans appel. Pardaillan demeura stupefait. Il ne pouvait croire que la ruse naive qu'il venait d'employer eut si pleinement reussi. Mais Fausta venait de frapper deux coups sur le timbre. Un homme entra, et, au moment ou il souleva la tapisserie, Pardaillan put voir derriere cette tapisserie des gens immobiles, l'epee a la main. --Que font les prisonniers? demanda Fausta. --Le prince Farnese est assis dans un fauteuil, et le bourreau couche sur le tapis. "Le bourreau!" s'exclama Pardaillan en lui-meme; Une sorte d'angoisse l'envahit. Une sueur froide pointa a son front. Quel etait ce bourreau?... Quelle mysterieuse accointance pouvait-il y avoir entre le bourreau et Violetta?... Car, ce bourreau, c'etait celui qu'on appelait maitre Claude! Celui que Violetta aimait plus encore que son pere!... --Que disent-ils? reprit Fausta. --Ils ne disent plus rien. Ils semblent prives de sentiment. Cependant, ils vivent encore; la poitrine du cardinal se souleve avec effort, et on entend le souffle haletant de maitre Claude... --Horrible? murmura Pardaillan qui palit. Fausta souriait d'un sourire aigu qui montrait ses dents, admirables perles qui brillaient, sous l'incarnat de ses levres... --Qu'ont-ils dit? Qu'ont-ils fait depuis qu'ils ont commence a mourir? Dans les premieres heures qui ont suivi la sentence du sacre tribunal, les deux condamnes sont restes immobiles, chacun dans un coin, comme prostres et abattus. Puis le bourreau a cherche un moyen de sortir. Lorsqu'il eut constate l'impossibilite de la fuite, il s'est tenu tranquille. Des heures se sont passees. Puis ils ont commence a souffrir vivement, car ils se sont rapproches Fun de l'autre et ont cherche dans un echange de paroles un oubli momentane de la souffrance. L'homme parlait froidement; il ne faisait pas un recit; il faisait un rapport, voila tout. --Puis, continua l'homme, ils se sont separes a nouveau. Le cardinal s'est assis dans un fauteuil et a ferme les yeux. Le bourreau s'est tenu debout dans l'angle oppose, regardant fixement devant lui. Enfin, sont arrivees les grandes souffrances. D'abord, des plaintes se sont elevees; puis ces plaintes sont devenues des cris; puis ces cris sont devenus des hurlements; la folie furieuse s'est declaree; tous les deux se sont rues sur la porte qu'ils ont martelee de coups. Puis, peu a peu, apres quelques heures de fureur, ils ont pleure, ils ont demande une goutte d'eau... --Affreux! oh! c'est affreux! haleta Pardaillan. --Continuez, dit simplement Fausta. --Enfin, ils ont commence de raler; les grandes souffrances sont passees et l'agonie, je crois, est bien proche. Fausta se tourna vers Pardaillan, qui, livide, essuyait son front. Et elle dit: --J'ai voulu, monsieur, vous faire savoir que ces deux hommes sont bien pres de la mort... Pardaillan fit un effort pour echapper a cette impression d'horreur qui venait de le paralyser. --Qu'on ouvre la porte de leur chambre, qu'on ranime les deux condamnes. Qu'on les ramene a la vie et a la force par un prudent emploi de la liqueur qui nous sert en pareil cas. Puis, quand ils seront capables de marcher, qu'on les conduise jusqu'a la rue et qu'on les y laisse libres en leur disant que grace leur est faite de par l'intercession de M. le chevalier de Pardaillan... --Madame! murmura Pardaillan. Fausta fit un geste hautain qui signifiait: --Attendez! ce n'est pas fini entre nous!... L'homme qui venait de faire le rapport s'etait retire. Un mortel silence s'etablit. Pardaillan considerait avec une indefinissable horreur cette femme, qui pourtant venait de lui donner si complete satisfaction. Pres d'une demi-heure se passa ainsi. Puis l'homme reparut en disant: --Les condamnes ont ete ranimes selon l'ordre donne. Il ne reste plus qu'a les conduire jusqu'a la rue. --Monsieur le chevalier de Pardaillan, dit Fausta, accompagnez vos amis jusqu'au grand vestibule: je vous attends ici... car, si je vous prouve que j'ai accepte le marche propose, vous devez me prouver a votre tour que mon homme a moi est libre comme sont libres vos deux hommes a vous... Elle fit un signe, et l'homme au rapport s'inclina et sortit, suivi de Pardaillan. Rapidement, le chevalier, a la suite de son conducteur, franchit deux ou trois vastes salles magnifiquement decorees, longea un couloir et parvint a une porte ouverte. "C'est la", dit le conducteur. Le chevalier entra et, assis sur des fauteuils, il vit le prince Farnese et maitre Claude. Un personnage vetu de noir, quelque medecin sans doute, etait penche sur eux et achevait de les rappeler a la vie... Quelques minutes se passerent. Pardaillan attendait, la gorge serree par l'angoisse, regardant avec une maladive curiosite ces deux visages d'hommes sur lesquels la souffrance avait laisse des traces terribles. Puis le personnage noir se releva avec un rire silencieux de satisfaction et se tourna vers Pardaillan: --Ils en reviendront, dit-il avec une grimace qui voulait etre sans doute un sourire. Ils en reviendront, s'ils prennent la precaution de manger et de boire avec une grande moderation pendant huit jours: Louee soit notre souveraine sacree qui fait grace! La-dessus, le personnage noir fit une courbette et s'eclipsa. Pardaillan regarda vivement autour de lui, vit qu'il etait seul, et, s'approchant de Famese, lui glissa rapidement a l'oreille: --En sortant d'ici, entrez a l'auberge voisine, rejoignez-y le duc d'Angouleme et allez m'attendre tous les trois a la Deviniere, rue Saint-Denis. Eh bien, monsieur, continua-t-il a haute voix, comment vous trouvez-vous?... Le cardinal et le bourreau eurent un regard effare, vacillant, rempli de cet immense etonnement qui est le vertige de la pensee. Ils etaient pales comme des spectres. Leurs joues etaient creuses, leurs yeux profondement enfonces sous les orbites. Mais, presque aussitot, et avec une foudroyante soudainete, le sang afflua a leurs visages. C'etait la liqueur qui agissait. Ils se dresserent, et leur premier mouvement fut de marcher a la porte; ils s'arreterent avec une crainte d'enfants. --Au nom de Violetta! murmura ardemment le chevalier. --Violetta? balbutia Farnese comme s'il eut eprouve une grande difficulte a se souvenir et une plus grande encore a parler. Mais ce nom ainsi jete produisit sur l'esprit de Claude un effet comparable a celui que le violent revulsif avait produit sur son corps. Il eut une sorte de grondement. Ses poings enormes se serrerent. --Vous dites: Violetta! fit-il haletant. --Oui! dit Pardaillan dans un souffle. Si vous l'aimez, faites ce que je dis: entrez au Pressoir-de-Fer, rejoignez-y le duc d'Angouleme, et, tous trois, allez m'attendre a la Deviniere. Silence! On nous ecoute... En meme temps, Pardaillan prit une main de Farnese, une main de Claude et les entraina: --Venez, dit-il, n'avez-vous pas entendu que la glorieuse Fausta vous fait grace?... Les deux hommes marcherent. Que leur arrivait-il? Qu'etait-il arrive? Ou allaient-ils? Qui etait cet homme? Ils ne savaient plus rien. Dans leur tete, il n'y avait que du vide... Quelques instants plus tard, ils atteignaient le grand vestibule, traines par le chevalier, qui lui-meme etait guide par l'homme de Fausta. Toutes ces salles, ces couloirs qui se succedaient semblaient deserts. Mais, dans le vestibule, il y avait une vingtaine de gardes. La porte, la grande porte de fer s'entrouvrit. Dans le meme instant, Farnese et Claude se trouverent dehors. Si peu de temps que la porte de fer eut ete entrouverte, le chevalier en eut peut-etre profite pour faire ce qu'il appelait une trouee a travers les gardes masses et se precipiter dehors. Il fut retenu par cette reflexion que, dans l'etat ou se trouvaient les deux condamnes gracies, il n'y avait pas de defense a esperer de leur part. Ils seraient poursuivis, rattrapes, et tout ce que venait de tenter Pardaillan serait inutile. Il laissa donc la porte se refermer, et, suivant le meme homme qui l'avait guide, il se retrouva quelques instants plus tard en presence de Fausta. Il s'inclina devant elle, non sans emotion, et lui dit: "Madame, c'est fait: ces deux malheureux sont libres." Et, comme Fausta ne repondait pas, abimee qu'elle etait dans quelque lointaine reverie: --Si peu que je sois, continua-t-il, si puissante et glorieuse que vous soyez, qui sait si la gratitude du pauvre chevalier ne vous sera pas un jour de quelque utilite?... Fausta tourna legerement la tete de son cote et dit: --Ou est le moine Jacques Clement?... --Il est libre, madame, repondit Pardaillan sans hesitation. Aussi libre que le cardinal et le bourreau qui sortent de ce logis. Madame, continua-t-il, et une flamme d'intrepidite et d'audace empourpra son visage, libre a vous de me considerer comme un otage. Mais il ne sera pas dit que je vous aurai trompee apres l'acte de generosite que vous avez accorde a mon humble priere. En vous l'avouant, je me retire sans doute tout espoir de salut, mais sachez-le: Jacques Clement n'a jamais ete en mon pouvoir, et il n'est pas davantage en ce moment au pouvoir du duc d'Angouleme... --En sorte, dit Fausta, que je puis donner l'ordre de vous mettre a mort sans que les projets du moine sur Henri III en soient interrompus?... --Vous le pouvez, madame! Et Fausta, de cette voix sans expression qui faisait frissonner les plus braves, reprit: --Je vais donc donner cet ordre. Appretez-vous a mourir, chevalier!... Pardaillan, d'un geste lent, tira sa rapiere, regarda Fausta en face, et dit: --Je suis pret, madame!... Fausta se leva et s'approcha de Pardaillan. Celui-ci la reconnut a peine... Ce n'etait plus la statue glaciale et glacee. Ce n'etait plus cette synthese d'orgueil, cette figuration de majeste qui faisait courber les fronts et inspirait la terreur. Celle qui venait vers lui, c'etait une femme dans tout l'eclat de la beaute qui s'exalte, dans toute la magnificence de l'amour qui se dechaine et qui s'offre!... Les yeux de cette femme, ces splendides yeux noirs pareils a des diamants noirs, versaient de la passion en jets de flamme. Ces yeux pleuraient. Des larmes lentes, silencieuses et brulantes, qui s'evaporaient au feu des joues. Pardaillan, des deux mains, s'appuya sur la garde de son epee dont la pointe s'appuyait au plancher. Il se tenait tout raide, dans une immobilite de stupeur. Lorsque Fausta fut pres de Pardaillan, palpitante, le sein souleve par le tumulte de sa passion dechainee, les yeux noyes d'une immense douleur, elle leva ses deux bras. Et ces bras, soudain, envelopperent le cou de Pardaillan... Et, quand elle le tint ainsi, tandis qu'un sanglot terrible ralait dans sa gorge, elle attira cette tete a elle... Et, alors, ses levres pales, violemment, se poserent sur les levres du chevalier... La sensation brulante de ce baiser fit tressaillir Pardaillan jusqu'au plus profond de l'etre... mais ses levres, a lui, demeurerent muettes! Pardaillan recut le baiser, le violent, le delirant baiser de la vierge. Et il ne le rendit pas... Pardaillan, jusqu'a son dernier souffle, devait aimer la morte!... Fausta, lentement, denoua ses bras et se recula... Lorsqu'elle fut loin, presque au bout de la salle, pres de disparaitre, elle parla. Et sa voix parvint au chevalier comme une voix lointaine, peut-etre une voix d'outre-tombe ou d'outre-ciel... Et voici ce qu'elle disait: --Pardaillan, tu vas mourir... Non parce que tu t'es dresse devant ma puissance, non parce que tu m'as arrache Violetta, non parce que tu m'as combattue et vaincue... Pardaillan, tu vas mourir parce que je t'aime!... Elle s'arreta un instant. Le chevalier, toujours immobile et raide a la meme place, toujours appuye sur sa rapiere debout devant lui, la regardait, l'ecoutait, et il lui semblait voir une ombre qui s'evanouissait, il lui semblait entendre la musique d'un sanglot. La voix d'ineffable douceur, melopee d'amour et de douleur, qui surement etait plus belle qu'une voix humaine, puisque Fausta, dans cette minute inouie, s'elevait vraiment au-dessus de l'humanite. La voix reprit: --Tu es aime de celle qui n'a jamais aime: la vierge d'orgueil et de purete s'est humiliee devant toi; parce que je ne dois pas aimer, l'homme que j'aime doit mourir. Pardaillan, je pleure sur toi, et je te tue. Et, toi qui aimes la morte, toi qui as compris la gloire et l'harmonie de la fidelite, toi qui portes dans ton ame une morte, une morte vivante, tu comprendras le sens du baiser que la vierge a depose sur tes levres. Puisque quelqu'un est entre malgre ma defense desesperee dans cette ame ou nul ne devait penetrer, celui que je porterai dans l'ame sera un mort, comme celle que tu portes, toi, une morte. Adieu, Pardaillan! A ces mots, Fausta s'eloigna encore, ondoyante et flottante comme une ombre, puis, tout a coup, Pardaillan ne vit plus rien: il etait seul; un silence funebre, un silence de nuit profonde, pesait sur lui. Mais il n'etait pas homme a se perdre longtemps dans le reve. Il ne tarda donc pas a reprendre pied sur terre, et, s'assurant que sa bonne rapiere etait toujours dans sa main, il sourit. --Mourir! murmura-t-il. C'est bientot dit. Mme Fausta, belle creature en verite, et c'est dommage qu'un si beau corps renferme une telle mechancete... m'assure que je vais etre tue. Pourquoi? Parce qu'elle m'a embrasse. Par la tete et le ventre, le motif me parait insuffisant, a moi!... Cependant, comme la solitude et le silence continuaient a etre aussi absolus que possible dans cette piece, Pardaillan commenca a se demander quel genre de mort lui reservait l'etrange magicienne. Non sans essayer du pied le plancher a chaque pas, l'oeil au guet, la rapiere au poing, il se dirigea vers la porte par laquelle il etait entre, c'est-a-dire celle qui communiquait avec le Pressoir-de-Fer. Il essaya de l'ouvrir; mais il n'y avait la ni serrure ni verrou; la porte qui s'ouvrait au moyen d'un mecanisme devait se fermer de meme; Pardaillan en acquit promptement la conviction. Il faut pourtant que je m'en aille! Et, resolument, il se dirigea vers le fond de la salle, vers cette tapisserie derriere laquelle avait disparu Fausta. Il souleva la tapisserie et se vit en presence d'un couloir desert... Ou aboutissait ce couloir? --Cordieu! murmura-t-il en s'avancant, il ne sera pas dit que j'aurai attendu ici le bon plaisir de cette damnee magicienne, comme un renard dans son terrier. En avant donc, et au diable le mystere! Il avanca donc a grands pas et aboutit bientot dans une salle deserte. Mais, comme il venait d'y entrer, la porte se referma derriere lui. En meme temps, a l'autre bout de la salle, une autre porte s'ouvrait... --Il parait que c'est par la que je dois passer, fit Pardaillan. Passons donc! Et il continua de marcher, l'epee a la main. Il marchait dans du silence. Le palais etait une solitude. Seulement, a mesure qu'il franchissait une porte, elle se refermait derriere lui. Il traversa ainsi plusieurs salles. Il commencait a eprouver en quelque sorte une horreur penetrante. Y avait-il danger de mort? Et ou etait ce danger? Et en quoi consistait-il?... Il y avait comme une menace lugubre dans ces portes qui se refermaient derriere lui, comme pour lui dire: --Tu ne repasseras plus jamais par la!... Et, pourtant, il ne s'arretait pas. "Il faudra bien que j'aboutisse quelque part!" grommelait furieusement le chevalier, qui, pareil au prince de la legende, parcourait l'epee a la main cette facon de palais enchante. Et, malgre toute sa force d'ame, il eprouvait le vertige du danger inconnu. Une salle encore fut franchie, salle immense et somptueuse avec ses colonnes de jaspe... la salle du trone; puis deux ou trois pieces encore que Pardaillan traversa presque en courant, les yeux exorbites, l'angoisse au coeur, en criant a pleine voix: --Mais tout le monde a donc peur de ma rapiere, dans ce nid d'assassins!.. Pardaillan se trompait: c'etait lui qui avait peur... peur du silence, de la solitude, de l'inconnu. Brusquement, il fut rassure: il venait enfin de penetrer dans une salle aux murailles nues. Mais, dans cette salle, il y avait des hommes, des gens en chair et os, batis comme lui!... Il respira longuement et se mit a rire, tout en tombant en garde. Ces gens etaient au nombre d'une trentaine. Ils etaient armes d'epees et de poignards. Ils se tenaient debout, tout autour de la salle, contre les murs. A l'entree de Pardaillan, aucun d'eux ne fit un geste. Et, dans la minute qui suivit, il eut le temps de bien se rendre compte de sa situation. Elle etait terrible... D'abord, la porte, comme toutes les autres, venait de se fermer. Ensuite, au milieu, au beau milieu du plancher, s'ouvrait un trou carre. Au fond de ce trou, il entendait mugir les eaux de la Seine. S'il faisait un faux pas en se defendant, il tombait dans le trou. S'il se deplacait, en avant, en arriere, a gauche ou a droite, il se heurtait aux aciers qui luisaient confusement dans cet antre a peine eclaire!... Pardaillan se trouvait dans la salle des executions, c'est-a-dire dans cette salle meme ou maitre Claude avait penetre pour etrangler Violetta. Il y eut, comme nous l'avons dit, une minute de silence. "Si je pouvais seulement m'acculer a un de ces angles!" songeait Pardaillan. Brusquement, retentit de l'autre cote des murs un bruit eclatant et prolonge, semblable au bruit que peuvent faire deux cymbales violemment heurtees l'une contre l'autre. Alors, les statues adossees aux murs s'animerent et se mirent en mouvement, les epees en garde; dans le meme instant, Pardaillan se vit au centre d'un cercle d'acier. Ce cercle se resserra sans hate. Chacun de ces hommes, l'epee nue en avant, marchait vers le trou noir qui beait. Ils ne semblaient pas voir Pardaillan, ni s'occuper de lui. Seulement, la manoeuvre apparut au chevalier d'une admirable simplicite: de quelque cote qu'il se tournat, il avait une pointe sur la poitrine. C'etait sur; il allait etre larde de coups d'epee, et, a force de reculer, il lui faudrait bien sauter dans le trou!... Au moment meme ou les statues s'animaient et se mettaient en mouvement, il se rua en avant pour franchir le cercle d'acier, et porta devant lui deux ou trois coups de pointe. Et un fremissement de terreur le parcourut cette fois des pieds a la tete: il etait sur d'avoir touche deux de ses assaillants... de les avoir touches a mort!... Et aucun ne tombait!... Il comprit que tous ces hommes etaient vetus de cottes de mailles qui les rendaient invulnerables, sauf au visage!... Et ces visages, alors, il les regarda. Car il eut le temps de les regarder!... Car les assaillants avancaient avec une effroyable lenteur... Et, cette fois, l'epouvante se glissa dans son coeur... Car ces visages immobiles, sans un pli, sans expression, pareils a des visages de morts, il comprit que c'etait des masques... Non, meme pas au visage, il ne pouvait atteindre les formidables statues qui marchaient sur lui, lentement, combien lentement!... Il jeta un rapide coup d'oeil derriere lui. H etait a trois pas du trou carre ouvert pour le recevoir. Une deuxieme fois, il se rua, silencieux, haletant, les cheveux herisses... Et il recula: aucun des hommes n'etait blesse, et lui venait d'etre touche a l'epaule, au defaut de sa cuirasse de buffle. Il se ramassa sur lui-meme... Le cercle d'acier se resserra encore un peu... les statues venaient de faire deux pas, et, maintenant, le cercle tres etroit se composait de deux ou trois hommes en profondeur. A ce moment, des mysterieuses profondeurs du palais, s'eleva un chant funebre, comme si un grand nombre de moines ou de pretres fussent rassembles pour un _De profundis_. En meme temps, une cloche se mit a sonner le glas et les mugissements d'un orgue se deroulerent en larges volutes d'une musique plaintive et menacante. Pardaillan recut la secousse du frisson mortel! C'etait pour lui, ce glas! Il eut soudain ce sang-froid terrible, cette limpidite de vision, cette foudroyante rapidite de decision qui president aux "coups de folie". Au moment precis ou les pointes des epees allaient l'atteindre, le pousser dans le trou, il se baissa, se ramassa sur lui-meme, se detendit soudain; il y eut dans les jambes des assaillants le grouillement bref d'une bete qui passe en mordant, d'un sanglier qui fonce, defense en avant; deux ou trois hurlements de douleur eclaterent, et deux hommes tomberent eventres par la dague de Pardaillan, qui, ne pouvant frapper ni aux visages masques ni aux poitrines cuirassees, decousait les entrailles!... L'instant d'apres, il se trouvait hors du cercle infernal, et, se relevant d'un bond, gagnait un angle de la salle ou il s'acculait. Une minute de repit pendant laquelle les voix graves des moines lointains, le mugissement de l'orgue et le son de la cloche couvraient tout autre bruit. Les bourreaux, les gens d'armes de Fausta eurent un instant d'effarement. Puis, l'un d'eux, le chef sans doute, prononca quelques mots brefs et rudes, et, aussitot, dans une manoeuvre silencieuse et rapide, le cercle se brisa; ils se formerent sur trois ou quatre rangs et marcherent vers le coin ou s'etait accule le condamne. En cette minute, Pardaillan, le corps entier vibrant, les nerfs tendus a se rompre, la tete en feu, jeta un regard de fauve pris au piege. Et il souffla fortement, d'un souffle rauque... en meme temps, il rengaina sa rapiere et saisit un objet accroche au mur. Cette salle etait la salle des executions. C'etait la qu'on tuait ceux que le tribunal secret avait condamnes. C'etait la salle du bourreau... Et, comme c'etait la salle du bourreau, un peu partout, aux murs, etaient accroches en bon ordre les instruments du bourreau: ici des paquets de cordes, la une masse pour assommer, la des coutelas, plus loin des haches. Cet objet que Pardaillan venait de saisir, c'etait une masse. Elle se composait d'une enorme boule de fer herissee de pointes et emmanchee d'un bois rugueux a peine poli. Ce fut, nous avons dit, une minute de repit pendant laquelle les meurtriers s'organiserent pour un nouveau systeme d'attaque. Pardaillan, sa masse a la main, les vit s'avancer sur lui de leur pas egal. "Si j'attends, je suis mort", dit Pardailhan. Dans le meme instant, il saisit la masse a deux mains, et il marcha!... Souple, nerveux, effrayant a voir en cette supreme seconde, il fit trois pas. Et, alors, la masse enorme se souleva, tournoya au-dessus de sa tete, siffla, s'abattit; des coups sourds, de brefs soupirs de betes assommees, des corps qui tombaient d'une piece, le nez a terre, des cranes fracasses; puis un tumulte effroyable, un desordre furieux dans la bande qui oubliait toute discipline, toute consigne de silence; et des hurlements de maledictions et cela tout couvert par les mugissements de l'orgue. Pardaillan etait au centre de la bande affolee qui tourbillonnait, hurlait, vociferait, essayait de lui porter le coup mortel... mais comment l'atteindre? La masse, la terrible masse de fer decrivait un cercle de mort! Campe sur ses deux jambes, comme s'il eut ete la de toute eternite, sans un mot, avec un petillement rouge au coin des yeux ou flambait le rire extravagant d'une triomphante ironie, il n'avait au-dessus du torse, au-dessus de la tete, qu'un mouvement uniforme et foudroyant des deux bras manoeuvrant la masse... Dans la bande, un recul desordonne. Sept cadavres sur le plancher. Et, dans ce recul de folie, toute une grappe humaine etait poussee dans le trou! un homme tombait, se raccrochait, en entrainait un autre, et ils etaient cinq qui disparaissaient avec un effroyable hurlement!... Et, alors, apres cette attaque qui avait peut-etre dure trois secondes, Pardaillan se mettait en marche! Il ne choisissait pas! Il allait droit devant lui, ne s'inquietant pas de frapper, laissant a la masse enorme le soin de choisir des victimes, dans le bondissement echevele de la bande disloquee, emiettee, eperdue d'epouvante! Lorsqu'il atteignit l'autre extremite de la grande salle, il se retourna et se reposa une seconde sur sa masse, et il apparut ruisselant de sueur, un rale aux levres, son large torse souleve par l'effort precipite de la respiration, sa tete pale terrible a voir avec le flamboiement d'eclairs jailli de ses yeux, ses narines dilatees, le rire de silence et de demence, le rire epouvantable qui lui retroussait les levres... Il se reposa une seconde. Et, dans cette seconde, comme a travers un brouillard rouge, il vit sur le plancher une douzaine de corps recroquevilles dans des poses de terreur, il vit le plancher jonche d'epees brisees et de masques en treillis de fer, il vit de larges flaques de sang, et, sur les murs, des eclaboussures rouges... Et, contre un des panneaux, a l'endroit sans doute ou se trouvait la porte, quelques hommes qui, furieusement, frappaient du pommeau de leurs epees, qui appelaient de leurs voix delirantes d'angoisse!... La porte, fermee par un mecanisme, ne s'ouvrait pas!... Supreme precaution de Fausta, qui avait voulu la mort de Pardaillan, sans espoir de fuite... peut-etre sans possibilite qu'elle cedat elle-meme a la pitie!... Il comprit tout cela, lui! Et ils le comprirent aussi, eux! Car, cessant tout a coup leurs vains appels, ils se reunirent en groupe, et, farouches, avec des imprecations sauvages, se ruerent sur lui... Deux pas en avant! Et la masse se leve! Cette masse que le bourreau a de la peine a soulever pour la laisser retomber une seule fois, la masse enorme recommence a tournoyer! Impossible d'approcher l'homme!... Ils reculent! Et lui se remet en marche! Il marcha d'un bout a l'autre de la salle, et, brusquement, il fut secoue d'un rire nerveux: dans la fuite affolee, entrechoquee, bondissante, trois hommes encore venaient de tomber dans le trou noir!... Ils n'etaient plus que sept ou huit. Et ceux-la etaient ivres d'epouvante, sans voix, a force de hurler leur desespoir... Par trois fois encore, ils essayerent de se ruer sur lui, de l'atteindre ou ils pouvaient, au bras, au visage, aux jambes... A chaque fois, c'etait un crane qui sautait! La masse accomplissait sa besogne, tournait rencontrait une tete, une epaule, un bras, fracassait, broyait... Et, tout a coup, Pardaillan vit qu'il etait seul debout!... Alors, sa masse lui tomba des mains. Il essaya de la soulever sans y parvenir, et murmura: "Pauvres gens!" Dans le palais, les voix funebres psalmodiaient sa mort.... Tout a coup, un grand silence se fit. Pardailian comprit qu'on allait venir, qu'on allait ouvrir la porte et s'assurer que la besogne etait terminee, c est-a-dire qu'il avait ete tue, precipite dans le fleuve. Cette pensee le fit tressaillir et lui rendit son sang-froid. "Chacun defend sa peau comme il peut, grogna-t-il. C'est ici un champ de bataille. J'ai tue pour ne pas l'etre. Mais, puisque j'ai tant fait que de me defendre de mon mieux, il est temps de quitter ce logis." En parlant ainsi, il guignait de l'oeil le trou ou on avait voulu le precipiter: c'etait en effet le seul passage ouvert pour une fuite. Il s'approcha du bord, se mit a genoux, regarda, et ne vit rien que les tenebres; mais, au fond, il entendit tres bien les eaux du fleuve qui se brisaient avec de sourds murmures et des glissements soyeux. Il n'avait plus une seconde a perdre. Il s'accrocha des deux "mains aux bords et, ainsi suspendu, se laissa plonger dans le trou; alors, du bout des pieds balances dans le vide, il chercha... Et ce qu'il avait prevu arriva. Cette salle des executions surplombait le fleuve, avons-nous dit. Elle ne faisait point partie de la batisse du palais. C'etait une annexe. Le plancher reposait sur un echafaudage de madriers qui sortaient de l'eau. Les pieds de Pardaillan heurterent l'un de ces madriers. Ce madrier partait de quelque autre poutre et s'elevait en diagonale jusqu'au plancher. Les pieds de Pardaillan, remontant et tatonnant, suivirent cette ligne diagonale qui aboutissait presque a l'orifice du trou. Une sorte de plainte s'echappa alors des levres de Pardaillan: c'etait le cri de joie de l'homme qui se sait sauve!... A la force des poignets, il remonta alors, jusqu'a ce qu'il sentit que le madrier etait de plus en plus proche de l'orifice, de plus en plus rapproche de lui, et, alors, cette poutre, il l'enlaca de ses deux jambes avec la frenetique puissance de l'homme qui ne veut pas mourir, et, quand il fut ainsi accroche, ses mains lacherent les bords du trou auxquels elles se cramponnaient; dans le meme instant, il enlaca la poutre de ses deux bras... et il se laissa glisser... Moins d'une seconde plus tard, il atteignit le point ou le madrier diagonal s'appuyait sur une poutre verticale, comme une branche s'appuie au tronc. Il se laissa glisser encore, et, bientot, il sentit qu'il entrait dans l'eau. "Prenons un peu de repos, songea-t-il, puis je me mettrai a nager, et c'est bien du diable si je n'atteins pas l'une ou l'autre des berges..." Comme il disait ces mots, quelque chose le heurta mollement. Pardaillan toucha la chose, l'inspecta des mains, et un frisson d'horreur le parcourut: cette chose, c'etait un cadavre, le cadavre de l'un des hommes tombes dans le fleuve. Presque au meme instant, d'un autre cote, il fut heurte par un autre cadavre que les flots soulevaient. Puis, dans la meme seconde, un autre, et encore d'autres cadavres, autour de lui, autour de cette poutre a laquelle il se cramponnait: le flot les bercait, les soulevait, les laissait retomber... mais ne les entrainait pas! Pourquoi ne les entrainait-il pas? Tous ces cadavres l'entouraient et tournaient au gre du tourbillon d'eau qui se formait la; on eut dit qu'ils l'appelaient, lui faisaient signe de les suivre et cherchaient a l'entrainer. Et cela depassait les limites de l'horreur... L'homme est au fond du trou noir, cramponne a sa poutre, les ongles incrustes dans les mousses visqueuses du bois, suspendu au-dessus des eaux noires qui glissaient a travers d'autres poutres et allaient se heurter aux fondations du palais; et, contre lui, tout autour de lui, ces cadavres qui ne voulaient pas s'en aller, qui le touchaient, le heurtaient, l'enlacaient de leur ronde effroyable! Pardaillan demeurait stupide d'horreur, les cheveux herisses, la bouche ouverte par un cri qui ne sortait pas, les yeux dilates pour voir... mais il ne voyait pas, ou du moins il ne distinguait que confusement. Et, d'abord, la faculte de penser fut enrayee dans son esprit, ou il n'y eut plus qu'epouvante et tenebres; puis la sensation d'angoisse, la vertigineuse horreur de cet enlacement par des cadavres qui remuaient dans l'eau fut si atroce qu'il sentit sa pensee se reveiller. Cette impression s'evanouit a son tour, et, par un effort furieux, Pardaillan parvint a ecarter en partie l'epouvante. Il leva la tete, et, la-haut, l'orifice carre du trou lui apparut dans une vague lueur. Alors, il songea a fuir l'etreinte macabre, les attouchements des cadavres en remontant la-haut. Peut-etre trouverait-il un moyen de sortir du palais. Il commenca a se hisser et, bientot, il fut hors de l'atteinte des cadavres. Mais, au-dessous de lui il les entendait s'entrechoquer doucement et continuer leur ronde dans le mystere de la mort. Cependant, il respira alors. Une acre sueur glacee coulait sur son visage, mais il ne pouvait s'essuyer, et il n'y pensait pas, toutes les ressources de ses forces etant employees a un seul resultat: remonter dans la salle, fuir! fuir a tout prix!... Et, comme il etait a peu pres a mi-chemin entre l'orifice, la-haut, et les cadavres en bas, il entendit des voix; un frisson mortel, alors, se glissa le long de son echine; il ne pouvait plus remonter dans la salle, car, dans la salle, maintenant, retentissaient des pas nombreux, des exclamations, des imprecations... Donc, s'il descendait, il retombait a l'abominable cauchemar des cadavres, il s'engouffrait dans la folie. S'il remontait, a peine sa tete apparaitrait-elle a l'orifice qu'il serait assomme, precipite parmi les cadavres... Pardaillan, ses deux bras et ses deux jambes frenetiquement serres autour de la poutre, s'arreta, haletant, hagard, la tete perdue. Soudain, la rumeur dans la salle s'apaisa d'un coup, et il entendit une voix, il reconnut la voix qui disait: --Que se passe-t-il?... Ou est le condamne?... Et Pardaillan entendit qu'on repondait: --Votre Saintete peut voir que le sire de Pardaillan a ete precipite par nos hommes; mais il nous en coute cher! Quel carnage!... Pardaillan leva la tete et apercut des ombres qui se penchaient. Distinctement, il reconnut Fausta. Il la vit pendant pres d'une minute. Il entendit le rauque soupir qui s'exhala de son sein. Puis, lentement, elle se redressa. L'homme qui avait parle dit alors: --Heureuse idee qu'a eue Votre Saintete de faire etablir la nasse!... "La nasse!" gronda Pardaillan en lui-meme, avec une nouvelle epouvante. "De cette facon, continuait l'homme, il n'y a plus de fuite possible, comme c'est arrive pour Claude... Il y eut quelques instants de silence. Pardaillan songeait: "Ils vont s'en aller; alors, je remonterai; et, puisqu'ils me croient mort, j'ai des chances de m'en tirer; mais qu'est-ce que cette nasse?... Il y eut dans la salle des allees et venues; puis, plus lointaine, mais distincte encore, il entendit la voix de Fausta: --Que demain on ouvre la nasse afin que ces corps puissent s'en aller au fil de l'eau... et qu'on referme la trappe... Dans le meme instant, cette lueur vague qu'il voyait au-dessus de sa tete s'eteignit brusquement, et il entendit un bruit sourd: c'etait la trappe qui se refermait! le trou carre que l'on bouchait!... Pardaillan recut alors le choc des desespoirs sans remede: il etait perdu; rien ne pouvait le sauver. En effet, toute issue lui etait bouchee par en haut. Et, quant a fuir par le fleuve, il comprenait maintenant que c'etait impossible! Il comprenait pourquoi l'eau n'avait pas entraine les cadavres! Il comprenait, il imaginait que l'infernale Fausta, a la suite de l'evasion de Claude, avait fait etablir une sorte de puits en treillis plongeant sans doute jusqu'au lit du fleuve, ou mieux, formant, comme avait dit l'homme, une nasse d'ou on ne pouvait sortir!... Dans un dernier effort, il se hissa jusqu'au point ou venait s'arc-bouter la poutre diagonale par laquelle il etait descendu et il put s'asseoir sur la fourche que cela formait. Il etait temps! Il etait a bout de force et de souffle... Mais la, il respira, et, presque aussitot, dans cette ame formidable, la reaction s'opera... A cheval sur la fourche, le dos appuye a la poutre diagonale, Pardaillan eprouva alors une detente, un repos du corps et de l'esprit qui lui parut un delice. Toutes ces sensations d'horreur et de terreur qu'il avait eprouvees disparurent; il ferma les yeux: il eut un sourire, et un grand apaisement se fit en lui... "Dans la nasse! murmura-t-il avec un grondement indistinct! Ni plus ni moins qu'un goujon de Seine! Mais je ne suis pas un goujon, madame!..." Brusquement, ce murmure se tut. Il n'y eut plus rien que le souffle regulier d'une respiration, et, en bas, le glissement soyeux de l'eau, les tamponnements flous des cadavres qui se heurtaient mollement et continuaient leur ronde macabre... Pardaillan dormait!... TABLE Prologue I.--Violetta II.--La place de Greve III.--Pardaillan IV.--Le bourreau V.--La maison de la Cite VI.--La bonne hotesse VII.--L'orgie VIII.--Double chasse IX.--L'absolution X.--Le pere XI.--Le pacte XII.--La Fausta XIII.--La reine mere XIV.--Sixte-Quint XV.--Saizuma XVI.--La vision de Jacques Clement XVII.--La vision de Jacques Clement (Suite) XVIII.--La maison de la butte Saint-Roch. XIX.--Le meunier XX.--L'attaque du moulin XXI.--L'abbaye de Montmartre XXII.--Le coeur de Fausta XXIII.--Le spectre XXIV.--La soeur Philomene XXV.--L'ete de la Saint-Martin XXVI.--L'enclos du couvent XXVII.--Les amants XXVIII.--Conseil de guerre XXIX.--La vierge guerriere XXX.--Violetta XXXI.--Les Fourcaudes XXXII.--Le secret de Belgodere XXXIII.--La chevaliere XXXIV.--Les deux peres XXXV.--L'epopee XXXVI.--Belgodere XXXVII.--Claude XXXVIII.--Le tribunal secret XXXIX.--Le mariage de Violetta XL.--Le mariage de Violetta (suite) XLI.--Le mariage de Violetta (fin) XLII.--Heroisme de Pardaillan XLIII.--Conseil de famille XLIV.--Le tigre amoureux XLV.--La revanche de Bussi-Leclerc XLVI.--Monologue de Pardaillan XLVII.--La Bastille XLVIII.--Ou Pardaillan visite la Bastille LIX.--L'auberge du Pressoir-de-Fer L.--Ou Pardaillan decouvre que l'hotesse est plus belle qu'elle n'en a l'air LI.--Le palais de Fausta End of the Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan--Tome 03, La Fausta by Michel Zevaco *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FAUSTA *** ***** This file should be named 13383.txt or 13383.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/3/8/13383/ Produced by Renald Levesque Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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