The Project Gutenberg EBook of L'Uscoque, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: L'Uscoque Author: George Sand Release Date: October 4, 2004 [EBook #13592] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'USCOQUE *** Produced by Carlo Traverso, Christian Breville and PG Distributed Proofreaders Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr "Je crois, Lelio, dit Beppa, que nous avons endormi le digne Asseim Zuzuf. --Toutes nos histoires l'ennuient, dit l'abbe. C'est un homme trop grave pour s'interesser a des sujets aussi frivoles. --Pardonnez-moi, repondit le sage Zuzuf. Dans mon pays, on aime les contes avec passion; dans nos cafes, nous avons nos conteurs comme ici vous avez vos improvisateurs. Leurs recits sont tour a tour en prose et en vers. J'ai vu le poete anglais les ecouter des soirees entieres. --Quel poete anglais? demandai-je. --Celui qui a fait la guerre avec les Grecs, et qui a fait passer dans les langues d'Europe l'histoire de Phrosine et plusieurs autres traditions orientales, dit Zuzuf. --Je parie qu'il ne sait pas le nom de lord Byron! s'ecria Beppa. --Je le sais fort bien, repondit Zuzuf. Si j'hesite a le prononcer, c'est que je n'ai jamais pu le dire devant lui sans le faire sourire. Il parait que je le prononce tres-mal. --Devant lui! m'ecriai-je; vous l'avez donc connu? --Beaucoup, a Athenes principalement. C'est la que je lui ai raconte l'histoire de _l'Uscoque_>, qu'il a ecrite en anglais sous le titre du _Corsaire_ et de _Lara_. --Comment, mon cher Zuzuf, dit Lelio, c'est vous qui etes l'auteur des poemes de lord Byron? --Non, repondit le Corcyriote sans se derider le moins du monde a cette plaisanterie, car il a tout a fait change cette histoire, dont au reste je ne suis pas l'auteur, puisque c'est une histoire veritable. --Eh bien! vous allez la raconter, dit Beppa. --Mais vous devez la savoir, repondit-il, car c'est plutot une histoire venitienne qu'un conte oriental. --J'ai oui dire, reprit Beppa, qu'il avait pris le sujet de _Lara_ dans l'assassinat du comte Ezzelino, qui fut tue de nuit, au traguet de San-Miniato, par une espece de renegat, du temps des guerres de Moree. --Ce n'est donc pas le meme, dit Lelio, que ce celebre et farouche Ezzelin... --Qui peut savoir, dit l'abbe, quel est cet Ezzelin, et surtout ce Conrad? Pourquoi chercher une realite historique au fond de ces belles fictions de la poesie? Ne serait-ce pas les deflorer? Si quelque chose pouvait affaiblir mon culte pour lord Byron, ce seraient les notes historico-philosophiques dont il a cru devoir appuyer la vraisemblance de ses poemes. Heureusement personne ne lui demande plus compte de ses sublimes fantaisies, et nous savons que le personnage le plus historique de ses epopees lyriques, c'est lui-meme. Grace a Dieu et a son genie, il s'est peint dans ces grandes figures. Et quel autre modele eut pu poser pour un tel peintre? --Cependant, repris-je, j'aimerais a retrouver, dans quelque coin obscur et oublie, les materiaux dont il s'est servi pour batir ses grands edifices. Plus ils seraient simples et grossiers, plus j'admirerais le parti qu'il en a su tirer. De meme que j'aimerais a rencontrer les femmes qui servirent de modele aux vierges de Raphael. --Si vous etes curieux de savoir quel est le premier corsaire que Byron ait songe a celebrer sous le nom de Conrad et de Lara, je pense, dit l'abbe, qu'il nous sera facile de le retrouver; car je sais une histoire qui a des rapports frappants avec les aventures de ces deux poemes. C'est probablement la meme, cher Asseim, que vous racontates au poete anglais, lorsque vous fites amitie avec lui a Athenes? --Ce doit etre la meme, repondit Zuzuf. Or, si vous la savez, racontez-la vous-meme; vous vous en tirerez mieux que moi. --Je ne le pense pas, dit l'abbe. J'en ai oublie la meilleure partie, ou, pour mieux dire, je ne l'ai jamais bien sue. --Nous la raconterons donc a nous deux, dit Zuzuf. Vous m'aiderez pour la partie qui s'est passee a Venise, et moi, de mon cote, pour celle qui s'est passee en Grece." La proposition fut acceptee, et les deux amis, prenant alternativement la parole, se disputant parfois sur des noms propres, sur des dates et sur des details que l'abbe, historien scrupuleux, traitait d'apocryphes, tandis que le Levantin, epris du romanesque avant tout, faisait bon marche des anachronismes et des fautes de topographie, l'_Histoire de l'Uscoque_ nous arriva enfin par lambeaux. Je vais essayer de les recoudre, sauf a etre trahi en beaucoup d'endroits par ma memoire, et a n'etre pas aussi authentique que l'abbe Panorio pourrait le desirer s'il relisait ces pages. Mais, heureusement pour nous, nos pauvres contes ont paru dignes de l'index de Sa Saintete (ce dont, a coup sur, personne n'eut jamais ete s'aviser), et Sa Majeste l'empereur d'Autriche, _qu'on ne s'attendait guere_ non plus _a voir en cette affaire_, faisant executer a Venise tous les index du pape, il n'y a pas de danger que mon conte y arrive et y recoive le plus petit dementi. "D'abord qu'est-ce qu'un Uscoque? demandai-je au moment ou l'honnete Zuzuf essuyait sa barbe et ouvrait la bouche pour commencer son recit. --Ignorant! dit l'abbe. Le mot _uscocco_ vient de _scoco_, lequel, en langue dalmate, signifie transfuge. L'origine et les diverses fortunes des Uscoques occupent une place importante dans l'histoire de Venise. Je vous y renvoie. Il vous suffira de savoir maintenant que les empereurs et les princes d'Autriche se servirent souvent de ces brigands pour defendre les villes maritimes contre les entreprises des Turcs. Pour se dispenser de payer cette terrible garnison, qui ne se fut pas contentee de peu, l'Autriche fermait les yeux sur leurs pirateries; et les Uscoques faisaient main basse sur tout ce qu'ils rencontraient dans l'Adriatique, ruinaient le commerce de la republique, et desolaient les provinces d'Istrie et de Dalmatie. Ils furent longtemps etablis a Segna, au fond du golfe de Carnie, et, retranches la derriere de hautes montagnes et d'epaisses forets, ils braverent les efforts reiteres qu'on fit pour les detruire. Vers 1615, un traite conclu avec l'Autriche les livra enfin sans appui a la vengeance des Venitiens, et le littoral de l'Italie en fut purge. Les Uscoques cesserent donc de faire un corps, et, forces de se disperser, ils se repandirent dans toutes les mers, et grossirent le nombre des flibustiers qui, de tout temps et en tous lieux, ont fait la guerre au commerce des nations. Longtemps encore apres l'expulsion de cette race feroce et brutale entre toutes celles qui vivent de meurtre et de rapine, le nom d'Uscoque demeura en horreur dans notre marine militaire et marchande. Et c'est ici l'occasion de vous faire remarquer la distance qui existe entre le titre de corsaire donne par lord Byron a son heros, et celui d'uscoque que portait le notre. C'est a peu pres celle qui separe les bandits de drame et d'opera moderne des voleurs de grands chemins, les aventuriers de roman des chevaliers d'industrie; en un mot, la fantaisie de la realite. Ce n'est pas que notre Uscoque ne fut, comme le corsaire Conrad, de bonne maison et de bonne compagnie. Mais il a plu au poete d'en faire un grand homme au denoument; et il n'en pouvait etre autrement, puisque, n'en deplaise a notre ami Zuzuf, il avait oublie peu a peu le personnage de son conte athenien pour ne plus voir dans Conrad que lord Byron lui-meme. Quant a nous, qui voulons nous soumettre a la verite de la chronique et rester dans le positif de la vie, nous allons vous montrer un pirate beaucoup moins noble. --Un corsaire en prose, dit Zuzuf. --Il a beaucoup d'esprit et de gaiete pour un Turc," me dit Beppa en baissant la voix. L'histoire commenca enfin. * * * * * Au commencement ou eclata, vers la fin du quinzieme siecle, la fameuse guerre de Moree, etant doge Marc-Antonio Giustiniani, Pier Orio Soranzo, dernier descendant de la race ducale de ce nom, achevait de manger a Venise une immense fortune. C'etait un homme encore jeune, d'une grande beaute, d'une rare vigueur, de passions fougueuses, d'un orgueil effrene, d'une energie indomptable. Il etait celebre dans toute la republique par ses duels, ses prodigalites et ses debauches. On eut dit qu'il cherchait a plaisir tous les moyens d'user sa vie, sans en venir a bout. Son corps semblait etre a l'epreuve du fer, et sa sante a celle de tous les exces. Pour ses richesses, ce fut different; elles ne tarderent pas a succomber aux larges saignees qu'il y faisait tous les jours. Ses amis, voyant sa ruine approcher, voulurent lui faire des remontrances et l'engager a s'arreter sur la pente fatale qui l'entrainait; mais il ne voulut faire attention a rien, et aux plus sages discours il ne repondait que par des plaisanteries ou des rebuffades, appelant l'un pedant, traitant l'autre de Jeremie batard, priant ceux qui ne trouveraient pas son vin bon d'aller boire ailleurs, et promettant des coups d'epee a ceux qui reviendraient lui parler d'affaires. Ce fut ainsi qu'il fit jusqu'au bout. Lorsque enfin, toutes ses ressources epuisees, il se vit dans l'impossibilite absolue de continuer son train de vie, il se mit pour la premiere fois a reflechir serieusement a sa position. Apres s'etre bien consulte, il ne vit pour lui que trois partis a prendre: le premier etait de se casser la tete et de laisser ses creanciers se debrouiller comme ils pourraient au milieu des debris epars de sa fortune; le second, de se faire moine; le troisieme, de mettre ordre a ses affaires, et d'aller ensuite guerroyer contre les Turcs. Ce fut ce dernier parti qu'il prit, se disant qu'il valait mieux casser la tete aux autres qu'a soi-meme, et que d'ailleurs il etait toujours temps d'en venir la. Il vendit donc tous ses biens, paya ses dettes, et, avec ses derniers deniers, qui ne l'auraient pas fait vivre deux mois, il equipa et arma une galere, et partit a la rencontre des infideles. Il leur fit payer cher les folies de sa jeunesse. Tous ceux qui se trouverent sur sa route furent attaques, pilles, massacres. En peu de temps sa petite galere devint la terreur de l'Archipel. A la fin de la campagne, il revint a Venise avec une brillante reputation de capitaine. Le doge, voulant lui temoigner la satisfaction de la republique pour tous les services qu'il avait rendus, lui confia, pour l'annee suivante, un poste important dans la flotte commandee par le celebre Francesco Morosini. Celui-ci, qui l'avait vu en maintes occasions accomplir les plus etranges prouesses, enchante de ses talents et de son audace, l'avait pris en grande amitie. Orio sentit d'abord tout le parti qu'il pouvait tirer de cette liaison pour son avancement personnel. Il ne negligea donc aucun moyen de la resserrer davantage, et, grace a son esprit, il reussit a devenir d'abord le favori du general, et bientot apres son parent. Morosini avait une niece agee d'environ dix-huit ans, belle et bonne comme un ange, sur laquelle il avait porte toutes ses affections, et qu'il traitait comme sa fille. Apres la gloire de la republique, rien au monde ne lui etait plus cher que le bonheur de cette enfant adoree. Aussi lui laissait-il en tout et toujours faire sa volonte. Et lorsque, traitant son extreme complaisance de faiblesse dangereuse, on lui reprochait de gater sa niece, il repondait qu'il avait ete mis sur la terre pour batailler contre les Turcs, et non contre sa bien-aimee Giovanna; que les vieillards avaient bien assez de leur age a se faire pardonner, sans y ajouter l'ennui des longs sermons et des tristes remontrances; que d'ailleurs les diamants ne se gataient jamais, quoi qu'on fit, et que Giovanna etait le plus precieux diamant de toute la terre. Il laissa donc a la jeune fille, dans le choix d'un mari comme dans toutes les autres choses, la plus complete liberte, ses grandes richesses lui permettant de ne pas regarder a la fortune de l'homme qu'elle voudrait epouser. Parmi les nombreux pretendants qui s'etaient presentes, Giovanna avait distingue le jeune comte Ezzelino, de la famille des princes de Padoue, dont le noble caractere et la bonne renommee soutenaient dignement l'illustre nom. Toute jeune et tout inexperimentee qu'elle fut, elle avait bien vite reconnu qu'il n'etait pas pousse vers elle, comme tous les autres, par des raisons d'orgueil ou d'interet, mais bien par une tendre sympathie et un amour sincere. Aussi l'en avait-elle deja recompense par le don de son estime et de son amitie. Elle donnait meme deja le nom d'amour a ce qu'elle eprouvait pour lui, et le comte Ezzelino se flattait d'avoir allume une passion semblable a celle qu'il nourrissait. Deja Morosini avait donne son consentement a ce noble hymenee; deja les joailliers et les fabricants d'etoffes preparaient leurs plus precieuses et leurs plus rares marchandises pour la toilette de la mariee; deja tout le quartier aristocratique _del Castello_ s'appretait a passer plusieurs semaines dans les fetes. De toutes parts on ornait les gondoles, on renouvelait les toilettes, et c'etait a qui se chercherait un degre de parente avec l'heureux fiance qui allait posseder la plus belle femme et ouvrir la maison la plus brillante de Venise. Le jour etait fixe, les invitations etaient faites; il n'etait bruit que de l'illustre mariage. Tout d'un coup une nouvelle etrange circula. Le comte Ezzelin avait suspendu tous les preparatifs; il avait quitte Venise. Les uns le disaient assassine; d'autres pretendaient que, sur un ordre du conseil des dix, il venait d'etre envoye en exil. Pourquoi donnait-on a son absence des motifs sinistres? Le bruit et l'agitation regnaient toujours au palais Morosini; on continuait les apprets de la noce, et aucune invitation n'etait retiree. La belle Giovanna etait partie pour la campagne avec son oncle; mais au jour fixe pour la celebration de son mariage, elle devait revenir. Le general ecrivait ainsi a ses amis, et les engageait a se rejouir du bonheur de sa famille. D'un autre cote, des gens dignes de foi avaient recemment rencontre le comte Ezzelin aux environs de Padoue, se livrant au plaisir de la chasse avec une ardeur singuliere, et ne paraissant nullement presse de retourner a Venise. Une derniere version donnait a croire qu'il s'etait retire dans sa villa, et qu'enferme seul et desole il passait les nuits dans les larmes. Que se passait-il donc? Le peuple venitien est le plus curieux qui soit au monde. Il y avait la un beau theme pour les ingenieux commentaires des dames et les railleuses observations des jeunes gens. Il paraissait certain que Morosini mariait toujours sa niece; mais ce dont on ne pouvait plus douter, c'est qu'il ne la mariait point avec Ezzelin. Pour quelle cause mysterieuse cet hymen etait-il rompu a la veille d'etre contracte? Et quel autre fiance s'etait donc trouve la, comme par enchantement, pour remplacer tout a coup le seul parti qui eut semble jusque-la convenable? On se perdait en conjectures. Un beau soir, on vit une gondole fort simple glisser sur le canal de Fusine; mais, a la rapidite de sa marche et au bon air des gondoliers, on eut bientot reconnu que ce devait etre quelque personnage de haut rang revenant incognito de la campagne. Quelques desoeuvres qui se promenaient sur une barque dans les memes eaux suivirent cette gondole de pres et virent le noble Morosini assis a cote de sa niece. Orio Soranzo etait a demi couche aux pieds de Giovanna, et dans la douce preoccupation avec laquelle Giovanna caressait le beau levrier blanc d'Orio, il y avait tout un monde de delices, d'esperance et d'amour. "En verite! s'ecrierent toutes les dames qui prenaient le frais sur la terrasse du palais Mocenigo, lorsque la nouvelle arriva au bout d'une heure dans le beau monde: Orio Soranzo! ce mauvais sujet!" Puis il se fit un grand silence, et personne ne se demanda comment la chose avait pu arriver. Celles qui affectaient le plus de mepriser Orio Soranzo et de plaindre Giovanna Morosini, savaient trop bien qu'Orio etait un homme irresistible. Un soir, Ezzelin, apres avoir passe le jour a poursuivre le sanglier au fond des bois, rentrait triste et fatigue. La chasse avait ete magnifique, et les piqueurs du comte s'etonnaient qu'une si belle partie n'eut pas eclairci le front de leur maitre. Son air morne et son regard sombre contrastaient avec les fanfares et les aboiements des chiens, auxquels l'echo repondait joyeusement du haut des tourelles du vieux manoir. Au moment ou le comte franchissait le pont-levis, un courrier, qui venait d'arriver quelques minutes avant lui, vint a sa rencontre, et, tenant d'une main la bride de son cheval poudreux et haletant, lui presenta de l'autre, en s'inclinant presque a terre, une lettre dont il etait porteur. Le comte, qui d'abord avait jete sur lui un regard distrait et froid, tressaillit au nom que prononcait l'envoye. Il saisit la lettre d'une main convulsive, et, arretant son ardent coursier avec une impatience qui le fit cabrer, il resta un instant incertain et farouche, comme s'il eut voulu repondre a ce message par l'insulte et le mepris; mais, se calmant presque aussitot, il donna un sequin d'or a l'envoye et descendit de cheval sur le pont meme, se croyant a la porte de ses appartements, et laissant trainer dans la poussiere les renes de sa noble monture. Il etait enferme depuis une heure environ dans un cabinet, lorsque son ecuyer vint lui dire que le courrier, conformement aux ordres de ses maitres, allait repartir pour Venise, et qu'auparavant il desirait prendre les ordres du noble comte. Celui-ci parut s'eveiller comme d'un reve. A un signe qu'il fit, l'ecuyer lui apporta de quoi ecrire, et le lendemain matin Giovanna Morosini recut des mains du courrier la reponse suivante: "Vous me dites, madame, que des bruits de diverses natures circulent dans le public a propos de votre mariage et de mon depart. Selon les uns, j'aurais encouru la disgrace de votre famille par quelque action basse ou quelque liaison honteuse; selon les autres, j'aurais eu d'assez graves sujets de plainte contre vous pour vous faire l'affront de me retirer a la veille de l'hymenee. Quant au premier de ces bruits, vous avez trop de bonte, et vous prenez trop de soin, madame. Je suis fort peu sensible, a l'heure qu'il est, a l'effet que peut produire mon malheur dans l'opinion publique; il est assez grand par lui-meme pour que je ne l'aggrave pas par des preoccupations d'un ordre inferieur. Quant a la seconde supposition dont vous me parlez, je concois combien votre orgueil en doit souffrir; et votre orgueil est fonde, madame, sur de trop legitimes pretentions pour que j'entre en revolte contre ce qu'il peut vous dicter en cet instant. L'arret est cruel; cependant je bornerai toute ma plainte a vous le dire aujourd'hui, et demain j'obeirai. Oui, je reparaitrai a Venise, et, prenant votre invitation pour un ordre, j'assisterai a votre mariage. Vous voulez que j'etale en public le spectacle de ma douleur, vous voulez que tout Venise lise sur mon front l'arret de votre dedain. Je le concois, il faut que l'opinion immole un de nous a la gloire de l'autre. Pour que votre seigneurie ne soit point accusee de trahison ou de deloyaute, il faut que je sois raille et montre au doigt comme un sot qui s'est laisse supplanter du jour au lendemain; j'y consens de grand coeur. Le soin de votre honneur m'est plus cher que celui de ma propre dignite. Que ceux qui me trouveront trop complaisant s'appretent nonobstant a le payer cher! Rien ne manquera au triomphe d'Orio Soranzo! pas meme le vaincu marchant derriere son char, les mains liees et le front charge de honte! Mais qu'Orio Soranzo ne cesse jamais de vous sembler digne de tant de gloire! car ce jour-la le vaincu pourrait bien se sentir les mains libres, et lui prouver que le soin de votre honneur, madame, est le premier et l'unique de votre esclave fidele," etc. Tel etait l'esprit de cette lettre dictee par un sentiment sublime, mais ecrite en beaucoup d'endroits dans un style a la mode du temps, si emphatique, et charge de tant d'antitheses et de concetti, que j'ai ete force de vous la traduire en langue moderne pour la rendre intelligible. Le lendemain, le comte Ezzelin quitta son manoir au coucher du soleil, et descendit la Brenta sur sa gondole. Tout le monde dormait encore au palais Memmo lorsqu'il y arriva. La noble dame Antonia Memmo etait veuve de Lotario Ezzelino, oncle du jeune comte; c'etait chez elle qu'il residait a Venise, lui ayant confie l'education de sa soeur Argiria, enfant de quinze ans, d'une beaute merveilleuse et d'un aussi noble coeur que lui-meme. Ezzelin aimait sa soeur comme Morosini aimait sa niece; c'etait la seule proche parente qui lui restat, et c'etait aussi l'unique objet de ses affections avant qu'il eut connu Giovanna Morosini. Abandonne par celle-ci, il revenait vers sa jeune soeur avec plus de tendresse. Seule dans tout ce palais, elle etait deja levee lorsqu'il arriva; elle courut a sa rencontre, et lui fit le plus affectueux accueil; mais Ezzelin crut voir un peu de trouble et une sorte de crainte dans la sympathie qu'elle lui temoignait. Il la questionna sans pouvoir lui arracher son innocent secret; mais il comprit sa sollicitude, lorsqu'elle le supplia de prendre du sommeil, au lieu de sortir comme il en temoignait l'intention. Elle semblait vouloir lui cacher un malheur imminent, et, lorsqu'elle tressaillit en entendant la grosse cloche de la tour Saint-Marc sonner le premier coup de la messe, Ezzelin fut certain de ce qu'il avait pressenti. "Ma douce Argiria, lui dit-il, tu crois que j'ignore ce qui se passe; tu t'effrayes de ma presence a Venise le jour du mariage de Giovanna Morosini. Sois sans crainte; je suis calme, tu le vois, et je viens expres pour assister a ce mariage, selon l'invitation que j'en ai recue.--A-t-on bien ose vous inviter? s'ecria la jeune fille en joignant les mains. A-t-on bien pousse l'insulte et l'impudeur jusqu'a vous faire part de ce mariage? Oh! j'etais l'amie de Giovanna! Dieu m'est temoin que tant qu'elle vous a aime je l'ai aimee comme ma soeur; mais aujourd'hui je la meprise et je la deteste. Moi aussi, je suis invitee a son mariage, mais je n'irai point. Je lui arracherais son bouquet de la tete et je lui dechirerais son voile si je la voyais revetue de ces ornements pour donner la main a votre rival. Oh! Dieu! preferer a mon frere un Orio Soranzo, un debauche, un joueur, un homme qui meprise toutes les femmes et qui a fait mourir sa mere de chagrin! Eh quoi! mon frere, vous le regarderez en face? Oh! n'allez pas la! Vous ne pouvez y aller sans avoir quelques desseins terribles. N'y allez pas! meprisez ce couple indigne de votre colere. Abandonnez Giovanna a son triste bonheur. C'est la qu'elle trouvera son chatiment.--Mon enfant, repondit Ezzelin, je suis profondement emu de votre sollicitude, et je suis heureux, puisque votre amitie pour moi est si vive. Mais ne craignez rien de ma colere ni de ma douleur, et sachez que vous ne comprenez rien a ce qui m'arrive. Sachez, mon enfant cherie, que Giovanna Morosini n'a eu aucun tort envers moi. Elle m'a aime, elle me l'a avoue naivement; elle m'a accorde sa main. Puis un autre est venu; un homme plus habile, plus audacieux, plus entreprenant, un homme qui avait besoin de sa fortune, et qui, pour la fasciner, a ete grand orateur et grand comedien. Il l'a emporte; elle l'a prefere; elle me l'a dit, et je me suis retire; mais elle me l'a dit avec franchise, avec douceur, avec bonte meme. Ne haissez donc point Giovanna, et restez son amie comme je reste son serviteur. Allez eveiller votre tante; priez-la de vous mettre vos plus beaux habits, et de venir avec vous et avec moi a la noce de Giovanna Morosini." Grande fut la surprise de la tante lorsque la jeune fille consternee vint lui declarer les intentions du comte. Mais elle l'aimait tendrement; elle croyait en lui et vainquit sa repugnance. Ces deux femmes, richement parees, la vieille avec tout le luxe majestueux et lourd de l'antique noblesse, la jeune avec tout le gout et toute la grace de son age, accompagnerent Ezzelin a l'eglise Saint-Marc. Leurs preparatifs avaient dure assez long temps pour que la messe et la ceremonie du mariage fussent deja terminees lorsque Ezzelin parut avec elles sur le seuil de la basilique. Il se trouva donc face a face en entrant avec Giovanna Morosini et Orio Soranzo, qui sortaient en grande pompe se tenant par la main. Giovanna etait veritablement une perle de beaute, une _perle d'Orient_, comme on disait en ce temps-la, et les roses blanches de sa couronne etaient moins pures et moins fraiches que le front qu'elles ceignaient de leur diademe virginal. Le plus beau de tous les pages portait les longs plis de sa robe de drap d'argent, et son corsage etait serre dans un reseau de diamants. Mais ni sa beaute ni sa parure n'eblouirent la jeune Argiria. Non moins belle et non moins paree, elle serra fortement le bras de son frere et marcha d'un pas assure a la rencontre de Giovanna. Son attitude fiere, son regard plein de reproche et son sourire un peu amer troublerent Giovanna Soranzo. Elle devint pale comme la mort en voyant le frere et la soeur, l'un muet et calme comme un desespoir sans ressource, l'autre qui semblait etre l'expression vivante de l'indignation concentree d'Ezzelin. Orio sentit defaillir sa jeune epouse, et ne sembla pas voir Ezzelin; mais son attention se porta tout entiere sur la jeune Argiria, et il fixa sur elle un regard etrange, mele d'ardeur, d'admiration et d'insolence. Argiria fut aussi troublee de ce regard que Giovanna l'avait ete du sien. Elle s'appuya tremblante sur le bras d'Ezzelin, et prit ce qu'elle eprouvait pour de la haine et de la colere. Morosini, s'avancant alors a la rencontre d'Ezzelin, le serra dans ses bras, et les temoignages d'affection qu'il lui donna semblerent une protestation contre la preference que Giovanna avait donnee a Soranzo. Le cortege s'arreta, et les curieux se presserent pour voir cette scene dans laquelle ils esperaient trouver l'explication du denoument inattendu des amours d'Ezzelin et de Giovanna. Mais les amateurs de scandale se retirerent mal contents. Ou l'on s'attendait a un echange de provocations et a des dagues hors du fourreau, on ne vit qu'embrassades et protestations. Morosini baisa la main de la signora Memmo et le front d'Argiria, qu'il avait coutume de traiter comme sa fille; puis il l'attira doucement, et cette aimable fille, ne pouvant resister a la priere tacite du venerable general, s'approcha tout a fait de Giovanna. Celle-ci s'elanca vers son ancienne amie et l'embrassa avec une irresistible effusion. En meme temps elle tendit la main a Ezzelin, qui la baisa d'un air respectueux et calme en lui disant tout bas: "Madame; etes-vous contente de moi?--Vous etes a jamais mon ami et mon frere," lui dit Giovanna. Elle entraina Argiria avec elle, et Morosini, offrant sa main a la signora Memmo, entraina aussi Ezzelin en s'appuyant sur son bras. C'est ainsi que le cortege se remit en marche, et gagna les gondoles au son des fanfares et aux acclamations du peuple qui jetait des fleurs sur le passage de la mariee en echange des grandes largesses distribuees par elle a la porte de la basilique. Il n'y eut donc pas lieu cette fois a gloser sur les infortunes d'un amant rebute, non plus que sur le triomphe d'un amant prefere. On remarqua seulement que les deux rivaux etaient fort pales, et que, places a deux pas l'un de l'autre, s'effleurant a chaque instant et entre-croisant leurs paroles avec les memes interlocuteurs, ils mettaient une admirable perseverance a ne pas voir le visage et a ne pas entendre la voix l'un de l'autre. Lorsqu'on fut rendu au palais Morosini, le premier soin du general fut d'emmener a part le comte et sa famille, et de leur exprimer chaleureusement sa reconnaissance pour leur magnanime temoignage de reconciliation. "Nous avons du agir ainsi, repondit Ezzelin avec une dignite respectueuse, et il n'a pas tenu a moi que, des les premiers jours de notre rupture, ma noble tante ne fit les premiers pas vers la signora Giovanna. Au reste, j'ai ete lache peut-etre en me retirant a la campagne comme je l'ai fait. Ma douleur me faisait un besoin imperieux de la solitude. Voila mon excuse. Aujourd'hui je suis soumis a l'arret du destin, et je ne pense pas que, si mon visage trahit quelque regret mal etouffe, personne ici ait l'audace d'en triompher trop ouvertement. --Si mon neveu avait ce malheur, repondit Morosini, il se rendrait a jamais indigne de mon estime. Mais il n'en sera pas ainsi. Orio Soranzo n'est pas, il est vrai, l'epoux que j'aurais choisi pour ma Giovanna. Les prodigalites et les desordres de sa premiere jeunesse m'ont fait hesiter a donner un consentement que ma niece a su enfin m'arracher. Mais je dois rendre a la verite cet hommage, qu'en tout ce qui touche a l'honneur, a l'exquise loyaute, je n'ai rien vu en lui qui ne justifie la haute opinion qu'il a su donner de son caractere a Giovanna. --Je le crois, mon general, repondit Ezzelin. Malgre le blame que tout Venise deverse sur la folle conduite de messer Orio Soranzo, malgre l'espece d'aversion qu'il inspire generalement, comme je ne sache pas que jamais aucune action basse ou mechante ait merite cette antipathie, j'ai du me taire lorsque j'ai vu qu'il l'emportait sur moi dans le coeur de votre niece. Chercher a me rehabiliter dans l'esprit de Giovanna aux depens d'un autre, ne convenait point a ma maniere de sentir. Quoi qu'il m'en eut coute cependant, je l'eusse fait, si j'eusse cru messer Soranzo tout a fait indigne de votre alliance; j'eusse du cet acte de franchise a l'amitie et au respect que je vous porte; mais les beaux faits d'armes de messer Orio, a la derniere campagne, prouvent que, s'il a ete capable de ruiner sa fortune, il est capable aussi de la relever glorieusement. Ne me demandez pas pour lui ma sympathie, et ne me commandez pas de lui tendre la main; je serais force de vous desobeir. Mais ne craignez pas que je le decrie ni que je le provoque; j'estime sa vaillance, et il est votre neveu. --Il suffit, dit le general en embrassant de nouveau le noble Ezzelin; vous etes le plus digne gentilhomme de l'Italie, et mon coeur saignera eternellement de ne pouvoir vous appeler mon fils. Que n'en ai-je un! et qu'il fut doue de vos grandes qualites! je vous demanderais pour lui la main de cette belle et noble enfant, que j'aime presque autant que ma Giovanna." En parlant ainsi, Francesco Morosini prit le bras d'Argiria, et la ramena dans la grande salle, ou l'illustre et nombreuse compagnie commencait les jeux et les divertissements d'usage. Ezzelin y resta quelques instants; mais, malgre tout l'effort de sa vertu, il etait devore de douleur et de jalousie; ses levres serrees, son regard fixe et terne, la roideur convulsive de sa demarche, sa gaiete forcee, tout en lui trahissait la souffrance profonde dont il etait ronge. N'y pouvant plus tenir, et voyant sa soeur oublier ses ressentiments et cesser de le suivre d'un oeil inquiet pour s'abandonner aux affectueuses prevenances de Giovanna, il sortit par la premiere porte qui se trouva devant lui, et descendit un escalier tournant assez etroit, qui conduisait a une galerie inferieure. Il allait sans but, ne sentant qu'un besoin instinctif de fuir le bruit et d'etre seul. Tout a coup il vit venir a lui un cavalier qui montait legerement l'escalier et qui ne le voyait pas encore. Au moment ou ce cavalier releva la tete, Ezzelin reconnut Orio, et toute sa haine se reveilla comme par une explosion electrique; la couleur revint a ses joues fletries, ses levres fremirent, ses yeux lancerent des flammes; sa main, obeissant a un mouvement involontaire, tira sa dague hors du fourreau. Orio etait brave, brave jusqu'a la temerite; il l'avait prouve en mainte occasion: il prouva par la suite qu'il l'etait jusqu'a la folie. Cependant en cet instant il eut peur; il n'est de veritable et d'infaillible bravoure que celle des coeurs veritablement grands et infailliblement genereux. Tant qu'un homme aime la vie avec l'aprete du materialisme, tant qu'il est attache aux faux biens, il pourra s'exposer a la mort pour augmenter ses jouissances ou pour acquerir du renom; car les satisfactions de la vanite sont au premier rang dans le bonheur des egoistes: mais qu'on vienne surprendre un tel homme au faite de sa felicite, et que, sans lui offrir un appat de richesse ou de gloire, on l'appelle a la reparation d'un tort, on pourra bien le trouver lache, et tout son respect humain ne le cachera pas assez pour qu'on ne s'en apercoive. Orio etait sans armes, et son adversaire avait sur lui l'avantage de la position; il pensa d'ailleurs qu'Ezzelin etait la de dessein premedite, que peut-etre, derriere lui, dans quelque embrasure, il avait des complices. Il hesita un instant, et tout a coup, vaincu par l'horreur de la mort, il tourna rapidement sur lui-meme, et redescendit l'escalier avec l'agilite d'un daim. Ezzelin stupefait s'arreta un instant. "Orio lache! s'ecriait-il en lui-meme; Orio le duelliste, l'arrogant, le batailleur! Orio, le heros de la derniere guerre! Orio fuyant ma rencontre!" Il descendit lentement l'escalier jusqu'a la derniere marche, curieux de voir si Orio allait revenir a lui muni de sa dague, et desirant au fond qu'il ne le fit pas; car, la raison ayant repris le dessus, il sentait la folie et la deloyaute de son premier mouvement. Il se trouva dans la galerie inferieure; il y vit Orio au milieu de plusieurs valets, affectant de leur donner des ordres, comme s'il eut ete averti, par un souvenir subit, de quelque oubli, et comme s'il fut revenu sur ses pas pour le reparer. Il avait repris si vite tout son empire sur lui-meme, il paraissait si calme, si degage, qu'Ezzelin douta un instant si sa preoccupation ne l'avait pas empeche de le voir dans l'escalier: mais cela etait fort peu probable. Neanmoins il se promena quelques instants au bout de la galerie, ayant toujours l'oeil sur lui, et il le vit sortir avec ses valets par une issue opposee. Ne songeant plus a sa vengeance et se reprochant meme d'en avoir eu la pensee, mais voulant a toute force eclaircir ses soupcons, Ezzelin retourna a la fete, et bientot il vit son rival rentrer avec un groupe de convies. Il avait sa dague a la ceinture, et cette circonstance revela a Ezzelin l'attention qu'Orio avait faite a son geste dans l'escalier. "Eh quoi! pensa-t-il, il a cru que j'avais le dessein de l'assassiner? Il n'a eu ni assez d'estime pour moi ni assez de calme et de presence d'esprit pour me montrer que la partie n'etait pas egale; et sa frayeur va ete si subite, si aveugle, qu'il n'a pas pris le temps d'apercevoir le mouvement que j'ai fait pour rentrer ma dague dans le fourreau en voyant qu'il n'avait pas la sienne! Cet homme n'a pas le coeur d'un noble, et je serais bien etonne si quelque lachete secrete ou quelque crime inconnu n'avait pas deja fletri en lui le principe de l'honneur et le sentiment du courage." Des ce moment la fete devint encore plus insupportable a Ezzelin. Il remarqua d'ailleurs que, tout en causant avec Giovanna, sa soeur avait laisse Orio s'approcher d'elle, et qu'elle repondait a ses questions oiseuses et frivoles avec une timidite de moins en moins hautaine. Orio pensait reellement que son rival avait des projets de vengeance; il voulait voir si Argiria etait dans la confidence, et, comptant surprendre ce secret dans le maintien candide de la jeune fille, il la surveillait de pres et l'obsedait de ses impertinentes cajoleries, fixant sur elle ce regard de faucon qui, disait-on, avait sur toutes les femmes un pouvoir magique. Argiria, elevee dans la retraite, enfant plein de noblesse et de purete, ne comprenait rien a l'emotion inconnue que ce regard lui causait. Elle se sentait prise d'une sorte de vertige, et lorsque Soranzo reportait ensuite ses yeux enflammes d'amour sur Giovanna et lui adressait des epithetes passionnees, elle sentait son coeur battre et ses joues bruler, comme si ces regards et ces paroles eussent ete adresses a elle-meme. Ezzelin n'apercut pas son trouble interieur; mais le bal allait commencer, il craignit qu'Orio n'invitat sa soeur a danser, et il ne pouvait souffrir qu'elle se familiarisat avec la conversation et les manieres d'un homme pour qui sa haine se changeait en mepris. Il alla prendre Argiria par la main, et, la reconduisant aupres de sa tante, il les supplia l'une et l'autre de se retirer. Argiria etait venue a regret a la fete; et quand son frere l'en arracha, elle sentit quelque chose se briser en elle, comme si un vif regret l'eut atteinte au fond de l'ame. Elle se laissa emmener sans pouvoir dire un mot, et la bonne tante, qui avait une confiance sans bornes dans la sagesse et la dignite d'Ezzelin, le suivit sans lui faire une seule question. La fete des noces fut magnifique, et dura plusieurs jours; mais le comte Ezzelin n'y reparut pas: il etait reparti le soir meme pour Padoue, emmenant sa tante et sa soeur avec lui. C'etait certainement beaucoup pour un homme presque ruine la veille d'etre devenu l'epoux d'une des plus riches heritieres de la republique et le neveu du generalissime; c'etait de quoi satisfaire une ambition ordinaire. Mais rien ne suffisait a Orio, parce qu'il abusait de tout. Il ne lui aurait rien fallu de moins qu'une fortune de roi pour subvenir a ses depenses de fou. C'etait un homme a la fois insatiable et cupide, a qui tous les moyens etaient bons pour acquerir de l'argent, et tous les plaisirs bons pour le depenser. Il avait surtout la passion du jeu. Accoutume qu'il etait a tous les dangers et a toutes les voluptes, ce n'etait plus que dans le jeu qu'il trouvait des emotions. Il jouait donc d'une maniere qui, meme dans ce pays et ce siecle de joueurs, semblait effrayante, exposant souvent, sur un coup de des, sa fortune tout entiere, gagnant et perdant vingt fois par nuit le revenu de cinquante familles. Il ne tarda pas a faire de larges trouees dans la dot de sa femme, et sentit bientot qu'il fallait ou changer de vie ou reparer ses pertes, s'il ne voulait se trouver dans la meme position qu'avant son mariage. Le printemps etait revenu, et l'on s'appretait a reprendre les hostilites. Il declara a Morosini qu'il desirait garder l'emploi que la republique lui avait confie sous ses ordres, et regagna ainsi, par son ardeur militaire, les bonnes graces de l'amiral, qu'il avait commence a perdre par sa mauvaise conduite. Quand le moment fut venu de mettre a la voile, il se rendit a son poste avec sa galere, et appareilla avec le reste de la flotte au commencement de 1686. Il prit une part brillante a tous les principaux combats qui signalerent cette memorable campagne, et se distingua particulierement au siege de Coron et a la bataille que gagnerent les Venitiens sur le capitan-pacha Mustapha dans les plaines de la Laconie. Quand l'hiver arriva, Morosini, apres avoir mis en etat de defense ses nombreuses conquetes, mena la flotte hiverner a Corfou, ou elle etait a meme de surveiller a la fois l'Adriatique et la mer Ionienne. En effet, les Turcs ne firent pendant toute la mauvaise saison aucune tentative serieuse; mais les habitants des ecueils du golfe de Lepante, soumis l'annee precedente par le general Strasold, profitant du moment ou la violence des vents et la perpetuelle agitation de la mer empechaient les gros navires de guerre venitiens de sortir, proteges d'ailleurs contre ceux qu'ils pouvaient rencontrer par la petitesse et la legerete de leurs barques qui allaient se cacher, comme des oiseaux de mer, derriere le moindre rocher, se livraient presque ouvertement a la piraterie. Ils attaquaient tous les batiments de commerce que les affaires forcaient a tenter ce passage difficile, souvent meme des galeres armees, s'en emparaient la plupart du temps, pillaient les chargements et massacraient les equipages. Les Missolonghis surtout s'etaient refugies dans les iles Curzolari, situees entre la Moree, l'Etolie et Cephalonie, et causaient d'horribles ravages. Le generalissime, pour y mettre un terme, envoya, dans les iles les plus infestees, des garnisons de marins choisis avec de fortes galeres, et en confia le commandement aux officiers les plus habiles et les plus resolus de l'armee. Il n'oublia pas Soranzo, qui, ennuye de l'inaction ou se tenait l'armee, avait l'un des premiers demande du service contre les pirates, et il lui confia un poste digne de ses talents et de son courage. Il fut envoye avec trois cents hommes a la plus grande des iles Curzolari, et charge de surveiller l'important passage qu'elles commandent. Son arrivee jeta la terreur parmi les Missolonghis, qui connaissaient sa bravoure indomptable et son impitoyable severite; et dans les premiers temps, il ne se commit pas un seul acte de piraterie vers les parages qu'il commandait, tandis que les autres gouvernements, malgre l'activite des garnisons, continuaient a etre le theatre de frequents et terribles brigandages. Son oncle, enchante de sa reussite complete, lui fit envoyer par la republique des lettres de felicitation. Cependant Orio, trompe dans l'espoir qu'il avait forme de trouver des ennemis a combattre et a depouiller, voulut tenter un grand coup qui reparat a son egard ce qu'il appelait l'injustice du sort. Il avait appris que le pacha de Patras gardait dans son palais des tresors immenses, et que, se fiant sur la force de la ville et sur le nombre des habitants, il laissait faire a ses soldats une assez mauvaise garde. Prenant la-dessus ses dispositions, il choisit les cent plus braves soldats de sa troupe, les fit monter sur une galere, gouverna sur Patras de maniere a n'y arriver que de nuit, cacha son navire et ses gens dans une anse abritee, descendit le premier a terre, et se dirigea seul et deguise vers la ville. Vous connaissez le reste de cette aventure, qui a ete si poetiquement racontee par Byron. A minuit, Orio donna le signal convenu a sa troupe, qui se mit en marche pour venir le joindre a la porte de la ville. Alors il egorgea les sentinelles, traversa silencieusement la ville, surprit le palais, et commenca a le piller. Mais, attaque par une troupe vingt fois plus nombreuse que la sienne, il fut refoule dans une cour et cerne de toutes parts. Il se defendit comme un lion, et ne rendit son epee que longtemps apres avoir vu tomber le dernier de ses compagnons. Le pacha, epouvante, malgre sa victoire, de l'audace de son ennemi, le fit enfermer et enchainer dans le plus profond cachot de son palais, pour avoir le plaisir de voir souffrir et trembler peut-etre celui qui l'avait fait trembler. Mais l'esclave favorite du pacha, nommee Naam, qui avait vu de ses fenetres le combat de la nuit, seduite par la beaute et le courage du prisonnier, vint le trouver en secret et lui offrit la liberte, s'il consentait a partager l'amour qu'elle ressentait pour lui. L'esclave etait belle, Orio facile en amour et tres-desireux en outre de la vie et de la liberte. Le marche fut conclu, bientot aussi execute. La troisieme nuit, Naam assassina son maitre, et, a la faveur du desordre qui suivit ce meurtre, s'enfuit avec son amant. Tous deux monterent dans une barque que l'esclave avait fait preparer, et se rendirent aux iles Curzolari. Pendant deux jours, le comte resta plonge dans une tristesse profonde. La perte de sa galere etait un notable echec a sa fortune particuliere, et le sacrifice inutile qu'il avait fait de cent bons soldats pouvait porter une rude atteinte a sa reputation militaire, et par consequent nuire a l'avancement qu'il esperait obtenir de la republique; car pour lui toutes choses se realisaient en interets positifs, et il n'aspirait aux grands emplois qu'a cause de la facilite qu'on a de s'y enrichir. Il ne pensa bientot plus qu'aux mauvais resultats de sa folle expedition et aux moyens d'y remedier. Alors on le vit changer completement son genre de vie, et son caractere sembla etre aussi change que sa conduite. D'aventureux et de temeraire, il devint circonspect et mefiant; la perte de sa principale galere lui en faisait, disait-il, un devoir. Celle qui lui restait ne pouvait plus se risquer dans des parages eloignes. Elle demeura donc en observation non loin de la crique de rochers qui lui servait de port, et se borna a courir des bordees autour de l'ile, sans la perdre de vue. Encore n'etait-ce plus Orio qui la commandait. Il avait confie ce soin a son lieutenant, et n'y mettait plus le pied que de loin en loin pour y passer des revues. Toujours enferme dans l'interieur du chateau, il semblait plonge dans le desespoir. Les soldats murmuraient hautement contre lui sans qu'il parut s'en soucier; mais tout d'un coup il sortait de son apathie pour infliger les chatiments les plus severes, et ses retours a l'autorite de la discipline etaient marques par des cruautes qui retablissaient la soumission et faisaient regner la crainte pendant plusieurs jours. Cette maniere d'agir porta ses fruits. Les pirates, encourages d'une part par le desastre de Soranzo a Patras, de l'autre par la timidite de ses mouvements autour des iles Curzolari, reparurent dans le golfe de Lepante et s'avancerent jusque dans le detroit; et bientot ces parages devinrent plus perilleux qu'ils ne l'avaient jamais ete. Presque tous les navires marchands qui s'y engageaient disparaissaient aussitot, sans qu'on en recut jamais aucune nouvelle, et ceux qui arrivaient a leur destination disaient n'avoir du leur salut qu'a la rapidite de leur marche et a l'opportunite du vent. Cependant le comte Ezzelino avait quitte l'Italie de son cote, sans revoir ni Giovanna ni le palais Morosini. Peu de jours apres le mariage de Soranzo, il avait fait ses adieux a sa famille, et avait obtenu de la republique un ordre de depart. Il s'etait embarque pour la Moree, ou il esperait oublier, dans les agitations de la guerre et les fumees de la gloire, les douleurs de l'amour et les blessures faites a son orgueil. Il s'etait distingue non moins que Soranzo dans cette campagne, mais sans y trouver la distraction et l'enivrement qu'il y cherchait. Toujours triste et fuyant la societe des gens plus heureux que lui, se sentant mal a l'aise d'ailleurs aupres de Morosini, il avait obtenu de celui-ci le commandement de Coron durant l'hiver. Cependant il arriva que Morosini, apprenant les nouveaux ravages de la piraterie, resolut de donner a Ezzelino un commandement plus rapproche du theatre de ces brigandages, et le rappela aupres de lui vers la fin de fevrier. Ezzelino quitta donc la Messenie et se dirigea vers Corfou avec un equipage plus vaillant que nombreux. Sa traversee fut heureuse jusqu'a la hauteur de Zante. Mais la les vents d'ouest le forcerent de quitter la pleine mer et de s'engager dans le detroit qui separe Cephalonie de la pointe nord-ouest de la Moree. Il y lutta pendant toute une nuit contre la tempete, et le lendemain, quelque heures avant le coucher du soleil, il se trouva a la hauteur des iles Curzolari. Il allait doubler la derniere des trois principales, et, pousse par un vent favorable, il veillait avec quelques matelots a la manoeuvre; le reste, fatigue par la navigation de la nuit precedente, se reposait sous le pont. Tout a coup, des rochers qui forment le promontoire nord-ouest de cette ile, s'elanca a sa rencontre une embarcation chargee d'hommes. Ezzelino vit du premier coup d'oeil qu'il avait affaire a des pirates missolonghis. Il feignit pourtant de ne pas les reconnaitre, ordonna tranquillement a son equipage de s'appreter au combat, mais sans se montrer davantage, et continua sa route, comme s'il ne se fut point apercu du danger. Cependant les pirates s'approcherent a grand renfort de voiles et de rames, et finirent par aborder la galere. Quand Ezzelino vit les deux navires bien engages et les Missolonghis poser leurs ponts volants pour commencer l'attaque, il donna le signal a son equipage, qui se leva tout entier comme un seul homme. A cette vue, les pirates hesiterent; mais un mot de leur chef ranima leur premiere audace, et ils se jeterent en masse sur le pont ennemi. Le combat fut terrible et longtemps egal. Ezzelino, qui ne cessait d'encourager et de diriger ses matelots, remarqua que le chef ennemi, au contraire, nonchalamment assis a la poupe de son navire, ne prenait aucune part a l'action, et semblait considerer ce qui se passait comme un spectacle qui lui aurait ete tout a fait etranger. Etonne d'une pareille tranquillite, Ezzelino se mit a regarder plus attentivement *cette* homme etrange. Il etait vetu comme les autres Missolonghis, et coiffe d'un large turban rouge; une epaisse barbe noire lui cachait la moitie du visage, et ajoutait encore a l'energie de ses traits. Ezzelino, tout en admirant sa beaute et son calme, crut se rappeler qu'il l'avait deja rencontre quelque part, dans un combat sans doute. Mais ou? c'etait ce qu'il lui etait impossible de trouver. Cette idee ne fit que lui traverser la tete, et le combat s'empara de nouveau de toute son attention. La chance menacait de lui devenir defavorable; ses gens, apres s'etre tres-bravement battus, commencaient a faiblir, et cedaient peu a peu le terrain a leurs opiniatres adversaires. Ce que voyant le jeune comte, il jugea qu'il etait temps de payer de sa personne, afin de ranimer par son exemple sa troupe decouragee. Il redevint donc de capitaine soldat, et se precipita, le sabre au poing, dans le plus fort de la melee, au cri de Saint-Marc, Saint-Marc et en avant! Il tua de sa main les plus avances des assaillants, et, suivi de tous les siens qui revinrent a la charge avec une nouvelle ardeur, il les fit reculer a leur tour. Le chef ennemi fit alors ce qu'avait fait Ezzelino. Voyant ses pirates en retraite, il se leva brusquement de son banc, empoigna une hache d'abordage, et s'elanca contre les Venitiens en poussant un cri terrible. Ceux-ci a son aspect s'arreterent incertains: Ezzelino seul osa marcher a lui. Ce fut sur un des ponts volants qui unissaient les deux navires que les deux chefs se rencontrerent. Ezzelino allongea de toute sa force un coup d'epee au Missolonghi qui s'avancait decouvert; mais celui-ci para le coup avec le manche de sa hache, et menacait deja du tranchant la tete du comte, lorsque Ezzelino, qui de l'autre main tenait un pistolet, lui fracassa la main droite. Le pirate s'arreta un instant, jeta un regard de rage sur son arme qui lui echappait, eleva en l'air sa main sanglante en signe de defi, et se retira au milieu des siens. Ceux-ci, voyant leur chef blesse et l'ennemi encore pret a les bien recevoir, enleverent rapidement les ponts d'abordage, couperent les amarres, et s'eloignerent presque aussi vite qu'ils etaient venus. En moins d'un quart d'heure ils eurent disparu derriere les rochers d'ou ils etaient sortis. Ezzelino, dont l'equipage avait ete tres-maltraite, croyant avoir satisfait a l'honneur par sa belle defense, ne jugea pas a propos de s'exposer de nuit a un nouveau combat, et alla mettre sa galere sous la protection du chateau situe dans la grande ile. La nuit tombait quand il jeta l'ancre. Il donna ses ordres a son equipage, et, se jetant dans une barque, il s'approcha du chateau. Ce chateau etait situe au bord de la mer, sur d'enormes rochers tailles a pic, au milieu desquels les vagues allaient s'engouffrer avec fracas, et dominait a la fois toute l'ile, et tout l'horizon jusqu'aux deux autres iles; il etait entoure, du cote de la terre, d'un fosse de quarante pieds, et ferme partout par une enorme muraille. Aux quatres coins, des donjons aigus se dressaient comme des fleches. Une porte de fer bouchait la seule issue apparente qu'eut le chateau. Tout cela etait massif, noir, morne et sinistre: on eut dit de loin le nid d'un oiseau de proie gigantesque. Ezzelin ignorait que Soranzo eut echappe au desastre de Patras; il avait appris sa folle entreprise, sa defaite et la perte de sa galere. Le bruit de sa mort avait couru, puis aussi celui de son evasion; mais on ne savait point a l'extremite de la Moree ce qu'il y avait de faux ou de vrai dans ces recits divers. Les brigandages des pirates missolonghis donnaient beaucoup plus de probabilite a la nouvelle de la mort de Soranzo qu'a celle de son salut. Le comte avait donc quitte Coron avec un vague sentiment de joie et d'espoir; mais durant le voyage ses pensees avaient repris leur tristesse et leur abattement ordinaires. Il s'etait dit que, dans le cas ou Giovanna serait libre, l'aspect de son premier fiance serait une insulte a ses regrets, et que peut-etre elle passerait pour lui de l'estime a la haine; et puis, en examinant son propre coeur, Ezzelin s'imagina ne plus trouver au fond de cet abime de douleur qu'une sorte de compassion tendre pour Giovanna, soit qu'elle fut l'epouse, soit qu'elle fut la veuve d'Orio Soranzo. Ce fut seulement en mettant le pied sur le rivage de l'ile Curzolari qu'Ezzelino, reprenant sa melancolie habituelle, dont la chaleur du combat l'avait distrait un instant, se souvint du probleme qui tenait sa vie comme en suspens depuis deux mois; et, malgre toute l'indifference dont il se croyait arme, son coeur tressaillit d'une emotion plus vive qu'il n'avait fait a l'aspect des pirates. Un mot du premier matelot qu'il trouva sur la rive eut pu faire cesser cette angoisse; mais, plus il la sentait augmenter, moins il avait le courage de s'informer. Le commandant du chateau, ayant reconnu son pavillon et repondu au salut de sa galere par autant de coups de canon qu'elle lui en avait adresse, vint a sa rencontre, et lui annonca qu'en l'absence du gouverneur il etait charge de donner asile et protection aux navires de la republique. Ezzelin essaya de lui demander si l'absence du gouverneur etait momentanee, ou s'il fallait entendre par ce mot la mort d'Orio Soranzo; mais, comme si sa propre vie eut dependu de la reponse du commandant, il ne put se resoudre a lui adresser cette question. Le commandant, qui etait plein de courtoisie, fut un peu surpris du trouble avec lequel le jeune comte accueillait ses civilites, et prit cet embarras pour de la froideur et du dedain. Il le conduisit dans une vaste salle d'architecture sarrasine, dont il lui fit les honneurs; et peu a peu il reprit ses manieres accoutumees, qui etaient les plus obsequieuses du monde. Ce commandant, nomme Leontio, etait un Esclavon, officier de fortune, blanchi au service de la republique. Habitue a s'ennuyer dans les emplois secondaires, il etait d'un caractere inquiet, curieux et expansif. Ezzelin fut force d'entendre les lamentations ordinaires de tout commandant de place condamne a un hivernage triste et perilleux. Il l'ecoutait a peine; cependant un nom qu'il prononca le tira tout a coup de sa reverie. "Soranzo? s'ecria-t-il, ne pouvant plus se maitriser, qui donc est ce Soranzo, et ou est-il maintenant? --Messer Orio Soranzo, le gouverneur de cette ile, est celui dont j'ai l'honneur de parler a votre seigneurie, repondit Leontio; il est impossible qu'elle n'ait pas entendu parler de ce vaillant capitaine." Ezzelin se rassit en silence; puis, au bout d'un instant, il demanda pourquoi le gouverneur d'une place si importante n'etait pas a son poste, surtout dans un temps ou les pirates couvraient la mer et venaient attaquer les galeres de l'Etat presque sous le canon de son fort. Cette fois il ecouta la reponse du commandant. "Votre seigneurie, dit celui-ci, m'adresse une question fort naturelle, et que nous nous adressons tous ici, depuis moi, qui commande la place, jusqu'au dernier soldat de la garnison. Ah! seigneur comte! comme les plus braves militaires peuvent se laisser abattre par un revers! Depuis l'affaire de Patras, le noble Orio a perdu toute sa vigueur et toute son audace. Nous nous devorons dans l'inaction, nous dont il gourmandait naguere la paresse et la lenteur; et Dieu sait si nous meritions de tels reproches! Mais, quelque injustes qu'ils pussent etre, nous aimions mieux le voir ainsi que dans le decouragement ou il est tombe. Votre seigneurie peut m'en croire, ajouta Leontio en baissant la voix, c'est un homme qui a perdu la tete. Si les choses qui se passent maintenant sous ses yeux eussent ete seulement racontees il y a deux mois, il serait parti comme un aigle de mer pour donner la chasse a ces mouettes fuyardes; il n'eut pas eu de repos, il n'eut pu ni manger ni dormir qu'il n'eut extermine ces pirates et tue leur chef de sa propre main. Mais, helas! ils viennent nous braver jusque sous nos remparts, et le turban rouge de _l'Uscoque_ se promene insolemment a la portee de nos regards. Sans aucun doute, c'est ce pirate infame qui a attaque aujourd'hui Votre Excellence. --C'est possible, repondit Ezzelin avec indifference; ce qu'il y a de certain, c'est que, malgre leur incroyable audace, ces pirates ne peuvent triompher d'une galere bien armee. Je n'ai que soixante hommes de guerre a mon bord, et, sans la nuit, nous serions venus a bout, je pense, de toutes les forces reunies des Missolonghis. Certainement vous avez ici plus d'hommes et de munitions qu'il ne vous en faudrait, avec la forte galere que je vois a l'ancre, pour exterminer en quelques jours cette miserable engeance. Que pensera Morosini de la conduite de son neveu lorsqu'il saura ce qui se passe? --Et qui osera lui en rendre compte? dit Leontio avec un sourire mele de fiel et de terreur. Messer Orio est un homme implacable dans ses vengeances; et si la moindre plainte contre lui partait de cet endroit maudit pour aller frapper l'oreille de l'amiral, il n'est pas jusqu'au dernier mousse parmi ceux qui l'habitent qui ne ressentit jusqu'a la mort les effets de la colere de Soranzo. Helas! la mort n'est rien, c'est une chance de la guerre; mais vieillir sous le harnais sans gloire, sans profit, sans avancement, c'est ce qu'il y a de pis dans la vie d'un soldat! Qui sait comment l'illustre Morosini accueillerait une plainte contre son neveu? Ce n'est pas moi qui me mettrai dans le plateau d'une balance avec un homme comme Orio Soranzo dans l'autre! --Et grace a ces craintes, reprit Ezzelino avec indignation, le commerce de votre patrie est entrave, de braves negociants sont ruines, des familles entieres, jusqu'aux femmes et aux enfants, trouvent dans leur traversee une mort cruelle et impunie; de vils forbans, rebut des nations, insultent le pavillon venitien, et messer Orio Soranzo souffre ces choses! Et parmi tant de braves soldats qui se rongent les poings d'impatience autour de lui, il n'en est pas un seul qui ose se devouer pour le salut de ses concitoyens et l'honneur de sa patrie! --Il faut tout dire, seigneur comte," repliqua Leontio, effraye de l'emportement d'Ezzelin. Puis il s'arreta trouble, et promena un regard autour de lui, comme s'il eut craint que les murs n'eussent des yeux et des oreilles. "Eh bien! dit le comte avec chaleur, qu'avez-vous a dire pour justifier une telle timidite? Parlez, ou je vous rends responsable de tout ceci. --Monseigneur, repondit Leontio en continuant a regarder avec anxiete de cote et d'autre, le noble Orio Soranzo est peut-etre plus infortune que coupable. Il se passe, dit-on, des choses etranges dans le secret de ses appartements. On l'entend parler seul avec vehemence; on l'a rencontre la nuit, pale et defait, errant comme un possede dans les tenebres, affuble d'un costume bizarre. Il passe des semaines entieres enferme dans sa chambre, ne laissant parvenir jusqu'a lui qu'un esclave musulman qu'il a ramene de sa malheureuse expedition de Patras. D'autres fois, par un temps d'orage, il se hasarde, avec ce jeune homme et deux ou trois marins seulement, sur une barque fragile, et, depliant la voile avec une intrepidite qui touche a la demence, il disparait a l'horizon parmi les ecueils qui nous avoisinent de toutes parts. Il reste absent des jours entiers, sans qu'on puisse supposer d'autre motif a ces courses inutiles et aventureuses qu'une fantaisie maladive. Ces choses ne sont pas d'un homme depourvu d'energie, votre seigneurie en conviendra. --Alors elles sont le fait de la plus insigne folie, reprit Ezzelin. Si messer Orio a perdu l'esprit, qu'on l'enferme et qu'on le soigne; mais que le commandement d'un poste d'ou depend la surete de la navigation ne soit plus confie aux mains d'un frenetique. Ceci est important, et le hasard m'impose aujourd'hui un devoir que je saurai remplir, bien que Dieu sache a quel point il me repugne... Voyons, le gouverneur est-il absent en effet, ou dans son lit, a cette heure? Je veux l'interroger; je veux voir, par mes propres yeux, s'il est malade, traitre ou insense. --Seigneur comte, dit Leontio en paraissant vouloir cacher son inquietude personnelle, je reconnais a cette resolution le noble enfant de la republique; mais il m'est impossible de vous dire si le gouverneur est enferme dans sa chambre, ou s'il est a la promenade. --Comment! s'ecria Ezzelin en haussant les epaules, on ne sait pas meme ou le prendre quand on a affaire a lui? --C'est la verite, dit Leontio, et votre seigneurie doit comprendre qu'ici chacun desire avoir affaire au gouverneur le moins possible. Ce qui peut arriver de moins facheux dans la situation d'esprit ou il est, c'est qu'il ne donne aucune espece d'ordres. Lorsque son abattement cesse, c'est pour faire place a une activite desordonnee, qui pourrait nous devenir funeste si le lieutenant qui commande la galere ne savait eluder ses ordres avec autant de prudence que d'adresse. Mais toute son habilete ne peut aboutir qu'a nous preserver des folles manoeuvres que, du haut de son donjon, messer Orio lui commande. Votre seigneurie sourirait de compassion si elle voyait notre gouverneur, arme de pavillons de diverses couleurs, essayer de faire connaitre a cette distance ses bizarres intentions a son navire. Heureusement, quand on feint de ne pas le comprendre, et qu'il est entre dans d'effroyables coleres, il perd la memoire de ce qui s'est passe. D'ailleurs le lieutenant Marc Mazzani est un homme de courage, qui ne craindrait pas d'affronter sa furie, plutot que d'aventurer la galere dans les ecueils vers lesquels messer Orio lui prescrit souvent de la diriger. Je suis certain qu'il brule du desir de donner la chasse aux pirates, et que quelque jour il la leur donnera tout de bon, sans s'inquieter de ce que messer Orio pourra penser de sa desobeissance.--_Quelque jour! ... pourra penser!_ ... s'ecria Ezzelin, de plus en plus outre de ce qu'il entendait. Voila, en effet, un bien grand courage et un empressement bien utile jusqu'a present! Fi! monsieur le commandant, je ne concois pas que des hommes subissent le joug d'un aliene, et qu'ils n'aient pas encore eu l'idee, au lieu d'eluder ses ordres imbeciles, de lui lier les pieds et les mains, de le jeter dans une barque sur un matelas, et de le conduire a Corfou, pour que l'amiral, son oncle, le fasse soigner comme il l'entendra. Allons, treve a ces details inutiles; faites-moi la grace, messer Leontio, d'aller demander pour moi une audience a Soranzo, et, s'il me la refuse, de me montrer le chemin de ses appartements; car je ne sortirai d'ici, je vous le jure, qu'apres avoir tate le pouls a son honneur ou a son delire. Leontio hesitait encore. "Allez donc, monsieur, lui dit Ezzelino avec force. Que craignez-vous? N'ai-je pas ici une galere, si la votre est desemparee? Et si vos trois cents hommes ont peur d'un seul qui est malade, n'en ai-je pas soixante qui n'ont peur de personne? Je prends sur moi toute la responsabilite de ma determination, et je vous promets de vous defendre, s'il le faut, contre votre chef. Je n'aurais pas cru qu'un vieux militaire comme vous eut besoin, pour faire son devoir, de la protection d'un jeune homme comme moi." Ezzelino, reste seul, se promena avec agitation dans la salle. Le soleil etait couche et le jour baissait. Le ciel eteignait peu a peu sa pourpre brulante dans les flots de la mer d'Ionie. Les rivages denteles de la Carnie encadraient la scene immense qui se deployait autour de l'ile. Le comte s'arreta devant l'etroite croisee a double ogive fleurie qui dominait, a une elevation de plus de cent pieds, ce tableau splendide. Ce chateau, dont les murailles lisses tombaient sur un rocher a pic toujours battu des vagues, semblait prendre ses racines profondes dans l'abime et vouloir s'elancer jusqu'aux nues. Son isolement sur cet ecueil lui donnait un aspect audacieux et miserable a la fois. Ezzelino, tout en admirant cette situation pittoresque, sentit comme une sorte de vertige, et se demanda si une telle residence n'etait pas bien propre a exalter jusqu'au delire un esprit impressionnable comme devait l'etre celui de Soranzo. L'inaction, la maladie et le chagrin lui parurent, dans un pareil sejour, des tortures pires que la mort, et une sorte de pitie vint adoucir l'indignation qui jusque-la avait rempli son ame. Mais il resista a cet instinct d'un ame trop genereuse, et, comprenant l'importance du devoir qu'il s'etait impose, il s'arracha a sa contemplation, et reprit sa marche rapide le long de la grande salle. Un affreux silence, indice de terreur et de desespoir, regnait dans cette demeure guerriere, ou le bruit des armes et le cri des sentinelles eussent du, a toute heure, se meler a la voix des vents et des ondes. On n'y entendait que le cri des oiseaux de mer qui s'abattaient, a l'entree de la nuit, par troupes nombreuses, sur les recifs et les flots qui se brisaient solennellement en elevant une grande plainte monotone dans l'espace. Ce lieu avait ete temoin jadis d'une grande scene de gloire et de carnage. Autour de ces ecueils Curzolari (les antiques Echinades), l'heroique batard de Charles-Quint, don Juan d'Autriche, avait donne le premier signal de la grande bataille de Lepante, et aneanti les forces navales de la Turquie, de l'Egypte et de l'Algerie. La construction du chateau remontait a cette epoque; il portait le nom de San-Silvio, peut-etre parce qu'il avait ete bati ou occupe par le comte Silvio de Porcia, l'un des vainqueurs de la campagne. Sur les parois de la salle, Ezzelin vit, a la derniere lueur du jour, trembloter les grandes silhouettes des heros de Lepante, peints a fresque assez grossierement, dans des proportions colossales, et revetus de leurs puissantes armures de guerre. On y voyait le generalissime Veniers, qui, a l'age de soixante-seize ans, fit des prodiges de valeur; le provediteur Barbarigo, le marquis de Santa Cruz, les vaillants capitaines Loredano et Malipiero, qui tous deux perdirent la vie dans cette sanglante journee; enfin le celebre Bragadino, qui avait ete ecorche vif quelques mois avant la bataille par ordre de Mustapha, et qui etait represente dans toute l'horreur de son supplice, la tete ceinte d'une aureole de martyr et le corps a demi depouille de sa peau. Ces fresques etaient peut-etre l'oeuvre de quelque soldat artiste blesse au combat de Lepante. L'air de la mer en avait fait tomber une partie; mais ce qui en restait avait encore un aspect formidable, et ces spectres heroiques, mutiles et comme flottants dans le crepuscule, firent passer dans l'ame d'Ezzelino des emotions de terreur religieuse et d'enthousiasme patriotique. Quelle fut sa surprise lorsqu'il fut tire de son austere reverie par les sons d'un luth! Une voix de femme, suave et pleine d'harmonie, quoique un peu voilee par le chagrin ou la souffrance, vint s'y meler, et lui fit entendre distinctement ces vers d'une romance venitienne bien connue de lui: Venus est la belle deesse, Venise est la belle cite. Doux astre, ville enchanteresse, Perles d'amour et de beaute, Vous vous couchez dans l'onde amere, Le soir, comme dans vos berceaux; Car vous etes soeurs, et pour mere Vous eutes l'ecume des flots. Ezzelino n'eut pas un instant de doute sur cette romance et sur cette voix. "Giovanna!" s'ecria-t-il en s'elancant a l'autre bout de la salle, et en soulevant d'une main tremblante l'epais rideau de tapisserie qui obstruait la croisee du fond. Cette croisee donnait sur l'interieur du chateau, sur une de ces parties ceintes de batiments que dans nos edifices francais du moyen age on appelait le preau. Ezzelino vit une petite cour dont l'aspect contrastait avec tout le reste de l'ile et du chateau. C'etait un lieu de plaisance bati recemment a la maniere orientale, et dans lequel on avait semble vouloir chercher un refuge contre l'aspect fatigant des flots et l'aprete des brises marines. Sur une assez large plate-forme quadrangulaire, on avait rapporte des terres vegetales, et les plus belles fleurs de la Grece y croissaient a l'abri des orages. Ce jardin artificiel etait rempli d'une indicible poesie. Les plantes qu'on y avait acclimatees de force avaient une langueur et des parfums etranges, comme si elles eussent compris les voluptes et la souffrance d'une captivite volontaire. Un soin delicat et assidu semblait presider a leur entretien. Un jet d'eau de roche murmurait au milieu dans un bassin de marbre de Paros. Autour de ce parterre regnait une galerie de bois de cedre decoupee dans le gout moresque avec une legerete et une simplicite elegantes. Cette galerie laissait entrevoir, au-dessous et au-dessus de ses arcades, les portes cintrees et les fenetres en rosaces des appartements particuliers du gouverneur; des portieres de tapisseries d'Orient et des tendines de soie ecarlate en derobaient la vue interieure aux regards du comte. Mais a peine eut-il, d'une voix emue et penetrante, repete le nom de Giovanna, qu'un de ces rideaux se souleva rapidement. Une ombre blanche et delicate se dessina sur le balcon, agita son voile comme pour donner un signe de reconnaissance, et, laissant retomber le rideau, disparut au meme instant. Le comte fut force d'abandonner la fenetre, Leontio venait lui rendre compte de son message; mais Ezzelino avait reconnu Giovanna, et il ecoutait a peine la reponse du vieux commandant. Leontio vint annoncer que le gouverneur etait reellement en course aux environs de l'ile; mais, soit qu'il eut mis pied a terre quelque part dans les rochers de la plage de Garnie, soit qu'il se fut engage dans les nombreux ilots qui entourent l'ile principale de Curzolari, on ne decouvrait nulle part son esquif a l'aide de la lunette. "Il est fort etrange, dit Ezzelin, que dans ces courses aventureuses il ne rencontre point les pirates. --Cela est etrange, en effet, repartit le commandant. On dit qu'il y a un Dieu pour les hommes ivres et pour les fous. Je gage que si messer Orio etait dans son bon sens et connaissait le danger auquel il s'expose en allant ainsi presque seul, sur une barque, cotoyer des ecueils infestes de brigands, il aurait deja trouve dans ces courses la mort qu'il semble chercher, et qui de son cote semble le fuir. --Vous ne m'aviez pas dit, messer Leontio, interrompit Ezzelin qui ne l'ecoutait pas, que la signora Soranzo fut ici. --Votre seigneurie ne me l'avait pas demande, repondit Leontio. Elle est ici depuis deux mois environ, et je pense qu'elle y est venue sans le consentement de son epoux; car, a son retour de l'expedition de Patras, soit qu'il ne l'attendit pas, soit que, dans sa folie, il eut oublie qu'elle dut venir le rejoindre, messer Orio lui a fait un accueil tres-froid. Cependant il l'a traitee avec les plus grands egards; et puisque votre seigneurie a jete les yeux sur la partie du chateau que l'on decouvre de cette fenetre, elle a pu voir qu'on y a construit, avec une celerite presque magique, un logement de bois a la maniere orientale, tres-simple a la verite, mais beaucoup plus agreable que ces grandes salles froides et sombres dans le gout de nos peres. Le jeune esclave turc que messer Soranzo a ramene de Patras a donne le plan et preside a tous les details de ce harem improvise, ou il n'y a qu'une sultane, il est vrai, mais plus belle a elle seule que les cinq cents femmes reunies du sultan. On a fait ici tout ce qui etait possible, et meme un peu plus, comme l'on dit, pour rendre supportable a la niece de l'illustre amiral le sejour de cette lugubre demeure." Ezzelin laissait parler le vieux commandant sans l'interrompre. Il ne savait a quoi se resoudre. Il desirait et craignait tout a la fois de voir Giovanna. Il ne savait comment interpreter le signe qu'elle lui avait fait de sa fenetre. Peut-etre avait-elle besoin, dans sa triste situation, d'une protection respectueuse et desinteressee. Il allait se decider a lui faire demander une entrevue par Leontio, lorsqu'une femme grecque, qui etait au service de Giovanna, vint de sa part le prier de se rendre aupres d'elle. Ezzelin prit avec empressement son chapeau qu'il avait jete sur une table, et se disposait a suivre l'envoyee, lorsque Leontio, s'approchant de lui et lui parlant a voix basse, le conjura de ne point repondre a cet appel de la signora, sous peine d'attirer sur lui et sur elle-meme la colere de Soranzo. "Il a defendu sous les peines les plus severes, ajouta Leontio, de laisser aucun Venitien, quels que soient son rang et son age, penetrer dans ses appartements interieurs; et comme il est egalement defendu a la signora de franchir l'enceinte des _galeries de bois_, je declare que cette entrevue peut etre egalement funeste a votre seigneurie, a la signora Soranzo et a moi. --Quant a vos craintes personnelles, repondit Ezzelin d'un ton ferme, je vous ai deja dit, monsieur, que vous pouviez passer a bord de ma galere et que vous y seriez en surete; et quant a la signora Soranzo, puisqu'elle est exposee a de tels dangers, il est temps qu'elle trouve un homme capable de l'y soustraire, et resolu a le tenter." En parlant ainsi, il fit un geste expressif qui ecarta promptement Leontio de la porte vers laquelle il s'etait precipite pour lui barrer le passage. "Je sais, dit celui-ci en se retirant, le respect que je dois au rang que votre seigneurie occupe dans la republique et dans l'armee; je la supplie donc de constater au besoin que j'ai obei a ma consigne, et qu'elle a pris sur elle de l'outre-passer." La servante grecque ayant pris, dans une niche de l'escalier, une lampe d'argent qu'elle y avait deposee, conduisit Ezzelin, a travers un dedale de couloirs, d'escaliers et de terrasses, jusqu'a la plate-forme qui servait de jardin. L'air tiede du printemps hatif et genereux de ces climats soufflait mollement dans ce site abrite de toutes parts. De beaux oiseaux chantaient dans une voliere, et des parfums exquis s'exhalaient des buissons de fleurs pressees et suspendues en festons a toutes les colonnes. On eut pu se croire dans un de ces beaux _cortile_ des palais venitiens, ou les roses et les jasmins, acclimates avec art, semblent croitre et vivre dans le marbre et la pierre. L'esclave grecque souleva le rideau de pourpre de la porte principale, et le comte penetra dans un frais boudoir de style byzantin, decore dans le gout de l'Italie. Giovanna etait couchee sur des coussins de drap d'or brodes en soie de diverses couleurs. Sa guitare etait encore dans ses mains, et le grand levrier blanc d'Orio, couche a ses pieds, semblait partager son attente melancolique. Elle etait toujours belle, quoique bien differente de ce qu'elle avait ete naguere. Le brillant coloris de la sante n'animait plus ses traits, et l'embonpoint de sa jeunesse avait ete devore par le souci. Sa robe de soie blanche etait presque du meme ton que son visage, et ses grands bracelets d'or flottaient sur ses bras amaigris. Il semblait qu'elle eut deja perdu cette coquetterie et ce soin de sa parure qui, chez les femmes, est la marque d'un amour partage. Les bandeaux de perles de sa coiffure s'etaient detaches et tombaient avec ses cheveux denoues sur ses epaules d'albatre, sans qu'elle permit a ses esclaves de les rajuster. Elle n'avait plus l'orgueil de la beaute. Un melange de faiblesse languissante et de vivacite inquiete se trahissait dans son attitude et dans ses gestes. Lorsque Ezzelin entra, elle semblait brisee de fatigue, et ses paupieres veinees d'azur ne sentaient pas l'eventail de plumes qu'une esclave moresque agitait sur son front; mais, au bruit que fit le comte en s'approchant, elle se souleva brusquement sur ses coussins, et fixa sur lui un regard ou brillait la fievre. Elle lui tendit les deux mains a la fois pour serrer la sienne avec force; puis elle lui parla avec enjouement, avec esprit, comme si elle l'eut retrouve a Venise au milieu d'un bal. Un instant apres, elle etendit le bras pour prendre, des mains de l'esclave, un flacon d'or incruste de pierres precieuses, qu'elle respira en palissant, comme si elle eut ete pres de defaillir; puis elle passa ses doigts nonchalants sur les cordes de son luth, fit a Ezzelin quelques questions frivoles dont elle n'ecouta pas les reponses; enfin, se soulevant et s'accoudant sur le rebord d'une etroite fenetre placee derriere elle, elle attacha ses regards sur les flots noirs ou commencait a trembler le reflet de l'etoile occidentale, et tomba dans une muette reverie. Ezzelin comprit que le desespoir etait en elle. Au bout de quelques instants, elle fit signe a ses femmes de se retirer, et lorsqu'elle fut seule avec Ezzelin, elle ramena sur lui ses grands yeux bleus cernes d'un bleu encore plus sombre, et le regarda avec une singuliere expression de confiance et de tristesse. Ezzelin, jusque-la mortellement trouble de sa presence et de ses manieres, sentit se reveiller en lui cette tendre pitie qu'elle semblait implorer. Il fit quelques pas vers elle; elle lui tendit de nouveau la main, et l'attirant a ses pieds sur un coussin: "O mon frere! lui dit-elle, mon noble Ezzelin! vous ne vous attendiez pas sans doute a me retrouver ainsi! Vous voyez sur mes traits les ravages de la souffrance; ah! votre compassion serait plus grande si vous pouviez sonder l'abime de douleur qui s'est creuse dans mon ame! --Je le devine, madame, repondit Ezzelin; et puisque vous m'accordez le doux et saint nom de frere, comptez que j'en remplirai tous les devoirs avec joie. Donnez-moi vos ordres, je suis pret a les executer fidelement. --Je ne sais ce que vous voulez dire, mon ami, reprit Giovanna; je n'ai point d'ordres a vous donner, si ce n'est d'embrasser pour moi votre soeur Argiria, le bel ange, de me recommander a ses prieres et de garder mon souvenir, afin de vous entretenir de moi quand je ne serai plus. Tenez, ajouta-t-elle en detachant de sa chevelure d'ebene une fleur de laurier-rose a demi fletrie, donnez-lui ceci en memoire de moi, et dites-lui de se preserver des passions; car il y a des passions qui donnent la mort, et cette fleur en est l'embleme: c'est une fleur-reine, on en couronne les triomphateurs; mais elle est, comme l'orgueil, un poison subtil. --Et cependant, Giovanna, ce n'est pas l'orgueil qui vous tue, dit Ezzelin en recevant ce triste don; l'orgueil ne tue que les hommes; c'est l'amour qui tue les femmes. --Mais ne savez-vous pas, Ezzelin, que, chez les femmes, l'orgueil est souvent le mobile de l'amour? Ah! nous sommes des etres sans force et sans vertu, ou plutot notre faiblesse et notre energie sont egalement inexplicables! Quand je songe a la puerilite des moyens qu'on emploie pour nous seduire, a la legerete avec laquelle nous laissons la domination de l'homme s'etablir sur nous, je ne comprends pas l'opiniatrete de ces attachements si prompts a naitre, si impossibles a detruire. Tout a l'heure je redisais une romance que vous devez vous rappeler, puisque c'est vous qui l'avez composee pour moi. Eh bien! en la chantant, je songeais a ceci, que la naissance de Venus est une fiction d'un sens bien profond. A son debut, la passion est comme une ecume legere que le vent ballotte sur les flots. Laissez-la grandir, elle devient immortelle. Si vous en aviez le temps, je vous prierais d'ajouter a ma romance un couplet ou vous exprimeriez cette pensee; car je la chante souvent, et bien souvent je pense a vous, Ezzelin. Croiriez-vous que tout a l'heure, lorsque vous avez prononce mon nom de la fenetre de la galerie, votre voix ne m'a pas laisse le moindre doute? Et quand je vous ai apercu dans le crepuscule, mes yeux n'ont pas hesite un instant a vous reconnaitre. C'est que nous ne voyons pas seulement avec les yeux du corps. L'ame a des sens mysterieux, qui deviennent plus nets et plus percants a mesure que nous declinons rapidement vers une fin prematuree. Je l'avais souvent oui dire a mon oncle. Vous savez ce qu'on raconte de la bataille de Lepante. La veille du jour ou la flotte ottomane succomba sous les armes glorieuses de nos ancetres autour de ces ecueils, les pecheurs des lagunes entendirent autour de Venise de grands cris de guerre, des plaintes dechirantes, et les coups redoubles d'une canonnade furieuse. Tous ces bruits flottaient dans les ondes et planaient dans les cieux. On entendait le choc des armes, le craquement des navires, le sifflement des boulets, les blasphemes des vaincus, la plainte des mourants; et cependant aucun combat naval ne fut livre cette nuit-la, ni sur l'Adriatique, ni sur aucune autre mer. Mais ces ames simples eurent comme une revelation et une perception anticipee de ce qui arriva le lendemain a la clarte du soleil, a deux cents lieues de leur patrie. C'est le meme instinct qui m'a fait savoir la nuit derniere que je vous verrais aujourd'hui; et ce qui vous paraitra fort etrange, Ezzelin, c'est que je vous ai vu exactement dans le costume que vous avez maintenant, et pale comme vous l'etes. Le reste de mon reve est sans doute fantastique, et pourtant je veux vous le dire. Vous etiez sur votre galere aux prises avec les pirates, et vous dechargiez votre pistolet a bout portant sur un homme dont il m'a ete impossible de voir la figure, mais qui etait coiffe d'un turban rouge. En ce moment la vision a disparu. --Cela est etrange, en effet," dit Ezzelin en regardant fixement Giovanna, dont l'oeil etait clair et brillant, la parole animee, et qui semblait sous l'inspiration d'une sorte de puissance divinatoire. Giovanna remarqua son etonnement, et lui dit: "Vous allez croire que mon esprit est egare. Il n'en est rien cependant. Je n'attache point a ce reve une grande importance, et je n'ai point la puissance des sibylles. Combien ne m'eut-elle pas ete precieuse en ces heures d'inquietude devorante qui se renouvellent sans cesse pour moi, et qui me tuent lentement! Helas! dans ces perils auxquels Soranzo s'expose chaque jour, c'est en vain que j'ai interroge de toute la puissance de mes sens et de toute celle de mon ame l'horreur des tenebres ou les brumes de l'horizon; ni dans mes veilles desolees, ni dans mes songes funestes, je n'ai trouve le moindre eclaircissement au mystere de sa destinee. Mais avant d'en finir avec ces visions qui sans doute vous font sourire, laissez-moi vous dire que l'homme au turban rouge de mon reve vous a fait, en s'effacant dans les airs, un signe de menace. Laissez-moi vous dire aussi, et pardonnez-moi cette faiblesse, que j'ai senti, au moment ou la vision a disparu, une terreur que je n'avais pas eprouvee tant que le tableau de ce combat avait ete devant mes yeux; ne meprisez pas tout a fait les apprehensions d'un esprit plus chagrin que malade. Il me semble qu'un grand peril vous menace de la part des pirates, et je vous supplie de ne pas vous remettre en mer sans avoir engage mon epoux a vous donner une escorte jusqu'a la sortie de nos ecueils. Promettez-moi de le faire. --Helas! madame, repondit Ezzelin avec un triste sourire, quel interet pouvez-vous prendre a mon sort? Que suis-je pour vous? Votre affection ne m'a point elu epoux; votre confiance ne veut pas m'accepter pour frere; car vous refusez mes secours, et pourtant j'ai la certitude que vous en avez besoin. --Ma confiance et mon affection sont a vous comme a un frere; mais je ne comprends pas ce que vous me dites quand vous me parlez de secours. Je souffre, il est vrai; je me consume dans une agonie affreuse, mais vous n'y pouvez rien, mon cher Ezzelin; et puisque nous parlons de confiance et d'affection, Dieu seul peut me rendre celles de Soranzo! --Vous avouez que vous avez perdu son amour, madame; n'avouerez-vous point que vous avez a sa place herite de sa haine?" Giovanna tressaillit, et, retirant sa main avec epouvante: "Sa haine! s'ecria-t-elle, qui donc vous a dit qu'il me haissait? Oh! quelle parole avez-vous dite, et qui vous a charge de me porter le coup mortel? Helas! vous venez de m'apprendre que je n'avais pas encore souffert, et que son indifference etait encore pour moi du bonheur." Ezzelin comprit combien Giovanna aimait encore ce rival que, malgre lui, il venait d'accuser. Il sentit, d'une part, la douleur qu'il causait a cette femme infortunee, et de l'autre, la honte d'un role tout a fait oppose a son caractere; il se hata de rassurer Giovanna, et de lui dire qu'il ignorait absolument les sentiments d'Orio a son egard, mais elle eut bien de la peine a croire qu'il eut parle ainsi par sollicitude et sous forme d'interrogation. "Quelqu'un ici vous aurait-il parle de lui et de moi? lui repeta-t-elle plusieurs fois en cherchant a lire sa pensee dans ses yeux. Serait-ce mon arret que vous avez prononce sans le savoir, et suis-je donc la seule ici a ignorer qu'il me hait? Oh! je ne le croyais pas!" En parlant ainsi, elle fondit en larmes; et le comte, qui, malgre lui, avait senti l'esperance se reveiller dans son coeur, sentit aussi que son coeur se brisait pour toujours. Il fit un effort magnanime sur lui-meme pour consoler Giovanna, et pour prouver qu'il avait parle au hasard. Il l'interrogea affectueusement sur sa situation. Affaiblie par ses pleurs et vaincue par la noblesse des sentiments d'Ezzelin, elle s'abandonna a plus d'expansion qu'elle n'avait resolu peut-etre d'en avoir. "O mon ami! lui dit-elle, plaignez-moi, car j'ai ete insensee en choisissant pour appui cet etre superbe qui ne sait point aimer! Orio n'est point comme vous un homme de tendresse et de devouement; c'est un homme d'action et de volonte. La faiblesse d'une femme ne l'interesse pas, elle l'embarrasse. Sa bonte se borne a la tolerance; elle ne s'etend pas jusqu'a la protection. Aucun homme ne devrait moins inspirer l'amour, car aucun homme ne le comprend et ne l'eprouve moins. Et cependant cet homme inspire des passions immenses, des devouements infatigables. On ne l'aime ni ne le hait a demi, vous le savez; et vous savez aussi sans doute que, pour les hommes de cette nature, il en est toujours ainsi. Plaignez-moi donc; car je l'aime jusqu'au delire, et son empire sur moi est sans bornes. Vous voyez, noble Ezzelin, que mon malheur est sans ressources. Je ne me fais point illusion, et vous pouvez me rendre cette justice, que j'ai toujours ete sincere avec vous comme avec moi-meme. Orio merite l'admiration et l'estime des hommes, car il a une haute intelligence, un noble courage et le gout des grandes choses; mais il ne merite ni l'amitie ni l'amour, car il ne ressent ni l'un ni l'autre; il n'en a pas besoin, et tout ce qu'il peut pour les etres qui l'aiment, c'est de se laisser aimer. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit a Venise, le jour ou j'ai eu le courage egoiste de vous ouvrir mon coeur, et de vous avouer qu'il m'inspirait un amour passionne, tandis que vous ne m'inspiriez qu'un amour fraternel. --Ne rappelons pas ce jour de triste memoire, dit Ezzelin; quand la victime survit au supplice, chaque fois que son souvenir l'y reporte, elle croit le subir encore. --Ayez le courage de vous rappeler ces choses avec moi, reprit Giovanna; nous ne nous reverrons peut-etre plus, et je veux que vous emportiez la certitude de mon estime pour vous, et du repentir que j'ai garde de ma conduite a votre egard. --Ne me parlez pas de repentir, s'ecria Ezzelin attendri; de quel crime, ou seulement de quelle faute legere etes-vous coupable? N'avez-vous pas ete franche et loyale avec moi? N'avez-vous pas ete douce et pleine de pitie, en me disant vous-meme ce que tout autre a votre place m'eut fait signifier par ses parents et sous le voile de quelque pretexte specieux! Je me souviens de vos paroles: elles sont restees gravees dans mon coeur pour mon eternelle consolation et en meme temps pour mon eternel regret. "Pardonnez-moi, avez-vous dit, le mal que je vous fais, et priez Dieu que je n'en sois pas punie; car je n'ai plus ma volonte, et je cede a une destinee plus forte que moi." --Helas! helas! dit Giovanna, oui c'etait une destinee! Je le sentais deja, car mon amour est ne de la peur, et, avant que je connusse a quel point cette peur etait fondee, elle regnait deja sur moi. Tenez, Ezzelin, il y a toujours eu en moi un instinct de sacrifice et d'abnegation, comme si j'eusse ete marquee, en naissant, pour tomber en holocauste sur l'autel de je ne sais quelle puissance avide de mon sang et de mes larmes. Je me souviens de ce qui se passait en moi lorsque vous me pressiez de vous epouser, avant le jour fatal ou j'ai vu Soranzo pour la premiere fois. "Hatons-nous, me disiez-vous; quand on s'aime, pourquoi tarder a etre heureux? Parce que nous sommes jeunes tous deux, ce n'est pas une raison pour attendre. Attendre, c'est braver Dieu, car l'avenir est son tresor; et ne pas profiter du present, c'est vouloir d'avance s'emparer de l'avenir. Les malheureux doivent dire: Demain! et les heureux: Aujourd'hui! Qui sait ce que nous serons demain? Qui sait si la balle d'un Turc ou une vague de la mer ne viendra pas nous separer a jamais? Et vous-meme, pouvez-vous assurer que demain vous m'aimerez comme aujourd'hui?" Un vague pressentiment vous faisait ainsi parler sans doute, et vous disait de vous hater. Un pressentiment plus vague encore m'empechait de ceder, et me disait d'attendre. Attendre quoi? Je ne savais pas; mais je croyais que l'avenir me reservait quelque chose, puisque le present me laissait desirer. --Vous aviez raison, dit le comte, l'avenir vous reservait l'amour. --Sans doute, reprit Giovanna avec amertume, il me reservait un amour bien different de ce que j'eprouvais pour vous. J'aurais tort de me plaindre, car j'ai trouve ce que je cherchais. J'ai dedaigne le calme, et j'ai trouve l'orage. Vous rappelez-vous ce jour ou j'etais assise entre mon oncle et vous? Je brodais, et vous me lisiez des vers. On annonca Orio Soranzo. Ce nom me fit tressaillir, et en un instant tout ce que j'avais entendu dire de cet homme singulier me revint a la memoire. Je ne l'avais jamais vu, et je tremblai de tous mes membres quand j'entendis le bruit de ses pas. Je n'apercus ni son magnifique costume, ni sa haute taille, ni ses traits empreints d'une beaute divine, mais seulement deux grands yeux noirs pleins a la fois de menace et de douceur, qui s'avancaient vers moi fixes et etincelants. Fascinee par ce regard magique, je laissai tomber mon ouvrage, et restai clouee sur mon fauteuil, sans pouvoir ni me lever ni detourner la tete. Au moment ou Soranzo, arrive pres de moi, se courba pour me baiser la main, ne voyant plus ces deux yeux qui m'avaient jusque-la petrifiee, je m'evanouis. On m'emporta, et mon oncle, s'excusant sur mon indisposition, le pria de remettre sa visite a un autre jour. Vous vous retirates aussi sans comprendre la cause de mon evanouissement. "Orio, qui connaissait mieux les femmes et le pouvoir qu'il avait sur elles, pensa qu'il pouvait bien etre pour quelque chose dans mon mal subit: il resolut de s'en assurer. Il passa une heure a se promener sur le Canalazzo, puis se fit de nouveau debarquer au palais Morosini. Il fit appeler le majordome, et lui dit qu'il venait savoir de mes nouvelles. Quand on lui eut repondu que j'etais completement remise, il monta, presumant, disait-il, qu'il ne pouvait plus y avoir d'indiscretion a se presenter, et il se fit annoncer une seconde fois. Il me trouva bien palie, bien embellie, disait-il, par ma paleur meme. Mon oncle etait un peu serieux; pourtant il le remercia cordialement de l'interet qu'il me portait, et de la peine qu'il avait prise de revenir sitot s'informer de ma sante. Et comme, apres ces compliments, il voulait se retirer, on le pria de rester. Il ne se le fit pas dire deux fois, et continua la conversation. Resolu deja a profiter du premier effet qu'il avait produit, il s'etudia a deployer d'un coup devant moi tous les dons qu'il avait recus de la nature, et a soutenir les charmes de sa personne par ceux de son esprit. Il reussit completement; et lorsque, au bout de deux heures, il prit le parti de se retirer, j'etais deja subjuguee. Il me demanda la permission de revenir le lendemain, l'obtint, et partit avec la certitude d'achever bientot ce qu'il avait si heureusement commence. Sa victoire ne fut ni longue ni difficile. Son premier regard m'avait intime l'ordre d'etre a lui, et j'etais deja sa conquete. Puis-je vraiment dire que je l'aimais? Je ne le connaissais pas, et je n'avais presque entendu dire de lui que du mal. Comment pouvais-je preferer un homme qui ne m'inspirait encore que de la crainte a celui qui m'inspirait la confiance et l'estime? Ah! devrais-je chercher mon excuse dans la fatalite? Ne ferais-je pas mieux d'avouer qu'il y a dans le coeur de la femme un melange de vanite qui s'enorgueillit de regner en apparence sur un homme fort, et de lachete qui va au-devant de sa domination? Oui! oui! j'etais vaine de la beaute d'Orio; j'etais fiere de toutes les passions qu'il avait inspirees, et de tous les duels dont il etait sorti vainqueur. Il n'y avait pas jusqu'a sa reputation de debauche qui ne semblat un titre a l'attention et un appat pour la curiosite des autres femmes. Et j'etais flattee de leur enlever ce coeur volage et fier qui les avait toutes trahies, et qui, a toutes, avait laisse de longs regrets. Sous ce rapport du moins, mon fatal amour-propre a ete satisfait. Orio m'est reste fidele, et, du jour de son mariage, il semble que les femmes n'aient plus rien ete pour lui. Il a semble m'aimer pendant quelque temps: puis bientot il n'a plus aime ni moi ni personne, et l'amour de la gloire l'a absorbe tout entier; et je n'ai pas compris pourquoi, ayant un si grand besoin d'independance et d'activite, il avait contracte des liens qui ordinairement sont destines a restreindre l'une et l'autre." Ezzelin regarda attentivement Giovanna. Il avait peine a croire qu'elle parlat ainsi sans arriere-pensee, et que son aveuglement allat jusqu'a ne pas soupconner les vues ambitieuses qui avaient porte Orio a rechercher sa main. Voyant la candeur de cette ame genereuse, il n'osa pas chercher a l'eclairer, et il se borna a lui demander comment elle avait perdu si vite l'amour de son epoux. Elle le lui raconta en ces termes: "Avant notre hymenee, il semblait qu'il m'aimat eperdument. Je le croyais du moins; car il me le disait, et ses paroles ont une eloquence et une conviction a laquelle rien ne resiste. Il pretendait que la gloire n'etait qu'une vaine fumee, bonne pour enivrer les jeunes gens ou pour etourdir les malheureux. Il avait fait la derniere campagne pour faire taire les sots et les envieux qui l'accusaient de s'enerver dans les plaisirs. Il s'etait expose a tous les dangers avec l'indifference d'un homme qui se conforme a un usage de son temps et de son pays. Il riait de ces jeunes gens qui se precipitent dans les combats avec enthousiasme, et qui se croient bien grands parce qu'ils ont paye de leur personne et brave des perils que le moindre soldat affronte tranquillement. Il disait qu'un homme avait a choisir dans la vie entre la gloire et le bonheur; que, le bonheur etant presque impossible a trouver, le plus grand nombre etait force de chercher la gloire; mais que l'homme qui avait reussi a s'emparer du bonheur, et surtout du bonheur dans l'amour, qui est le plus complet, le plus reel et le plus noble de tous, etait un pauvre coeur et un pauvre esprit quand il se lassait de ce bonheur et retournait aux miserables triomphes de l'amour-propre. Orio parlait ainsi devant moi, parce qu'il avait entendu dire que vous aviez perdu mon affection pour n'avoir pas voulu me promettre de ne point retourner a la guerre. "Il voyait que j'avais une ame tendre, un caractere timide, et que l'idee de le voir s'eloigner de moi aussitot apres notre mariage me faisait hesiter. Il voulait m'epouser, et rien ne lui eut coute, m'a-t-il dit depuis, pour y parvenir; il n'eut recule devant aucun sacrifice, devant aucune promesse imprudente ou menteuse. Oh! qu'il m'aimait alors! Mais la passion des hommes n'est que du desir, et ils se lassent aussitot qu'ils possedent. Tres-peu de temps apres notre hymenee, je le vis preoccupe et devore d'agitations secretes. Il se jeta de nouveau dans le bruit du monde, et attira chez moi toute la ville. Il me sembla voir que cet amour du jeu qu'on lui avait tant reproche, et ce besoin d'un luxe effrene qui le faisait regarder comme un homme vain et frivole, reprenaient rapidement leur empire sur lui. Je m'en effrayai; non que je fusse accessible a des craintes vulgaires pour ma fortune, je ne la considerais plus comme mienne depuis que j'avais cede avec bonheur a Orio l'heritage de mes ancetres. Mais ces passions le detournaient de moi. Il me les avait peintes comme les amusements miserables qu'une ame ardente et active est forcee de se creer, faute d'un aliment plus digne d'elle. Cet aliment seul digne de l'ame d'Orio, c'etait l'amour d'une femme comme moi. Toutes les autres l'avaient trompe ou lui avaient semble indignes d'occuper toute son energie. Il aurait ete force de la depenser en vains plaisirs. Mais combien ces plaisirs lui semblaient meprisables depuis qu'il possedait en moi la source de toutes les joies! Voila comment il me parlait; et moi, insensee, je le croyais aveuglement. Quelle fut donc mon epouvante quand je vis que je ne lui suffisais pas plus que ne l'avaient fait les autres femmes, et que, prive de fetes, il ne trouvait pres de moi qu'ennui et impatience! Un jour qu'il avait perdu des sommes considerables, et qu'il etait en proie a une sorte de desespoir, j'essayai vainement de le consoler en lui disant que j'etais indifferente aux consequences facheuses de ses pertes, et qu'une vie de mediocrite ou de privations me semblerait aussi douce que l'opulence, pourvu qu'elle ne me separat point de lui. Je lui promis que mon oncle ignorerait ses imprudences, et que je vendrais plutot mes diamants en secret que de lui attirer un reproche. Voyant qu'il ne m'ecoutait pas, je m'affligeai profondement et lui reprochai doucement d'etre plus sensible a une perte d'argent qu'a la douleur qu'il me causait. Soit qu'il cherchat un pretexte pour me quitter, soit que j'eusse involontairement froisse son orgueil par ce reproche, il se pretendit outrage par mes paroles, entra en fureur et me declara qu'il voulait reprendre du service. Des le lendemain, malgre mes supplications et mes larmes, il demanda de l'emploi a l'amiral, et fit ses apprets de depart. A tous autres egards, j'eusse trouve dans la tendresse de mon oncle recours et protection. Il eut dissuade Orio de m'abandonner, il l'eut ramene vers moi; mais il s'agissait de guerre, et la gloire de la republique l'emporta encore sur moi dans le coeur de mon oncle. Il blama paternellement ma faiblesse, me dit qu'il mepriserait Soranzo s'il passait son temps aux pieds d'une femme, au lieu de defendre l'honneur et les interets de sa patrie; qu'en montrant, durant la derniere campagne, une bravoure et des talents de premier ordre, Orio avait contracte l'engagement et le devoir de servir son pays tant que son pays aurait besoin de lui. Enfin, il fallut ceder; Orio partit, et je restai seule avec ma douleur. "Je fus longtemps, bien longtemps sous le coup de cette brusque catastrophe. Cependant les lettres d'Orio, pleines de douceur et d'affection, me rendirent l'esperance; et, sans les angoisses de l'inquietude lorsque je le savais expose a tant de perils, j'aurais encore goute une sorte de bonheur. Je m'imaginai que je n'avais rien perdu de sa tendresse, que l'honneur imposait aux hommes des lois plus sacrees que l'amour; qu'il s'etait abuse lui-meme lorsque, dans l'enthousiasme de ses premiers transports, il m'avait dit le contraire; qu'enfin il reviendrait tel qu'il avait ete pour moi dans nos plus beaux jours. Quelles furent ma douleur et ma surprise lorsqu'a l'entree de l'hiver, au lieu de demander a mon oncle l'autorisation de venir passer pres de moi cette saison de repos (autorisation qui certes ne lui eut pas ete refusee), il m'ecrivit qu'il etait force d'accepter le gouvernement de cette ile pour la repression des pirates! Comme il me marquait beaucoup de regrets de ne pouvoir venir me rejoindre, je lui ecrivis a mon tour que j'allais me rendre a Corfou, afin de me jeter aux pieds de mon oncle et d'obtenir son rappel. Si je ne l'obtenais pas, disais-je, j'irais partager son exil a Curzolari. Cependant je n'osai point executer ce projet avant d'avoir recu la reponse d'Orio; car plus on aime, plus on craint d'offenser l'etre qu'on aime. Il me repondit, dans les termes les plus tendres, qu'il me suppliait de ne pas venir le rejoindre, et que, quant a demander pour lui un conge a mon oncle, il serait fort blesse que je le fisse. Il avait des ennemis dans l'armee, disait-il; le bonheur d'avoir obtenu ma main lui avait suscite des envieux qui tachaient de le desservir aupres de l'amiral, et qui ne manqueraient pas de dire qu'il m'avait lui-meme suggere cette demarche, afin de recommencer une vie de plaisir et d'oisivete. Je me soumis a cette derniere defense; mais quand a la premiere, comme il ne me donnait pas d'autres motifs de refus que la tristesse de cette demeure et les privations de tout genre que j'aurais a y souffrir, comme sa lettre me semblait plus passionnee qu'aucune de celles qu'il m'eut ecrites, je crus lui donner une preuve de devouement en venant partager sa solitude; et sans lui repondre, sans lui annoncer mon arrivee, je partis aussitot. Ma traversee fut longue et penible; le temps etait mauvais. Je courus mille dangers. Enfin j'arrivai ici, et je fus consternee en n'y trouvant point Orio. Il etait parti pour cette malheureuse expedition de Patras, et la garnison etait dans de grandes inquietudes sur son compte. Plusieurs jours se passerent sans que je recusse aucune nouvelle de lui; je commencais a perdre l'esperance de le revoir jamais. M'etant fait montrer l'endroit ou il avait appareille et ou il devait aussi debarquer, j'allais chaque jour, de ce cote, m'asseoir sur un rocher, et j'y restais des heures entieres a regarder la mer. Bien des jours se passerent ainsi sans amener aucun changement dans ma situation. Enfin, un matin, en arrivant sur mon rocher, je vis sortir d'une barque un soldat turc accompagne d'un jeune garcon vetu comme lui. Au premier mouvement que fit le soldat je reconnus Orio, et je descendis en courant pour me jeter dans ses bras; mais le regard qu'il attacha sur moi fit refluer tout mon sang vers mon coeur, et le froid de la mort s'etendit sur tous mes membres. Je fus plus bouleversee et plus epouvantee que le jour ou je l'avais vu pour la premiere fois, et, comme ce jour-la, je tombai evanouie: il me semblait avoir vu sur son visage la menace, l'ironie et le mepris a leur plus haute puissance. Quand je revins a moi, je me trouvai dans ma chambre sur mon lit. Orio me soignait avec empressement, et ses traits n'avaient plus cette expression terrifiante devant laquelle mon etre tout entier venait de se briser encore une fois. Il me parla avec tendresse et me presenta le jeune homme qui l'accompagnait, comme lui ayant sauve la vie et rendu la liberte en lui ouvrant les portes de sa prison durant la nuit. Il me pria de le prendre a mon service, mais de le traiter en ami bien plus qu'en serviteur. J'essayai de parler a Naama, c'est ainsi qu'il appelle ce garcon; mais il ne sait point un mot de notre langue. Orio lui dit quelques mots en turc, et ce jeune homme prit ma main et la posa sur sa tete en signe d'attachement et de soumission. "Pendant toute cette journee, je fus heureuse; mais des le lendemain Orio s'enferma dans son appartement, et je ne le vis que le soir, si sombre et si farouche, que je n'eus pas le courage de lui parler. Il me quitta apres avoir soupe avec moi. Depuis ce temps, c'est-a-dire depuis deux mois, son front ne s'est point eclairci. Une douleur ou une resolution mysterieuse l'absorbe tout entier. Il ne m'a temoigne ni humeur ni colere; il s'est donne mille soins, au contraire, pour me rendre agreable le sejour de ce donjon, comme si, hors de son amour et de son indifference, quelque chose pouvait m'etre bon ou mauvais! Il a fait venir des ouvriers et des materiaux de Cephalonie pour me construire a la hate cette demeure; il a fait venir aussi des femmes pour me servir, et, au milieu de ses preoccupations les plus sombres, jamais il n'a cesse de veiller a tous mes besoins et de prevenir tous mes desirs. Helas! il semble ignorer que je n'en ai qu'un seul reel sur la terre, c'est de retrouver son amour. Quelquefois... bien rarement! il est revenu vers moi, plein d'amour et d'effusion en apparence. Il m'a confie qu'il nourrissait un projet important; que, devore de vengeance contre les infideles qui ont massacre son escorte, pris sa galere, et qui maintenant viennent exercer leurs pirateries presque sous ses yeux, il n'aurait pas de repos qu'il ne les eut aneantis. Mais a peine s'etait-il abandonne a ces aveux, que, craignant mes inquietudes et s'ennuyant de mes larmes, il s'arrachait de mes bras pour aller rever seul a ses belliqueux desseins. Enfin nous en sommes venus a ce point que nous ne nous voyons plus que quelques heures par semaine, et le reste du temps j'ignore ou il est et de quoi il s'occupe. Quelquefois il me fait dire qu'il profite du temps calme pour faire une longue promenade sur mer, et j'apprends ensuite qu'il n'est point sorti du chateau. D'autres fois il pretend qu'il s'enferme le soir pour travailler, et je le vois, au lever du jour, dans sa barque, cingler rapidement sur les flots grisatres, comme s'il voulait me cacher qu'il a passe la nuit dehors. Je n'ose plus l'interroger; car alors sa figure prend une expression effrayante, et tout tremble devant lui. Je lui cache mon desespoir, et les instants qu'il passe pres de moi, au lieu de m'apporter quelque soulagement, sont pour moi un veritable supplice; car je suis forcee de veiller a mes paroles et a mes regards meme, pour ne point laisser echapper une seule de mes sinistres pensees. Quand il voit une larme rouler dans mes yeux malgre moi, il me presse la main en silence, se leve et me quitte sans me dire un mot. Une fois j'ai ete sur le point de me jeter a ses genoux et de m'y attacher, de m'y trainer pour obtenir qu'il partageat au moins ses soucis avec moi, et pour lui promettre de souscrire a tous ses desseins sans faiblesse et sans terreur. Mais, au moindre mouvement que je fais, son regard me cloue a ma place, et la parole expire sur mes levres. Il semble que, si ma douleur eclatait devant lui, le reste de compassion et d'egards qu'il me temoigne se changerait en fureur et en aversion. Je suis restee muette! Voila pourquoi, quand vous me parlez de sa haine, je dis qu'elle est impossible, car je ne l'ai point meritee: je meurs en silence." Ezzelin remarqua que ce recit laissait dans l'ombre la circonstance la plus importante de celui de Leontio. Giovanna ne semblait nullement considerer Soranzo comme aliene, et les questions detournees qu'il lui adressa prudemment a cet egard n'amenerent aucun eclaircissement. Giovanna manquait-elle d'une confiance absolue en lui, ou bien Leontio avait-il fait de faux rapports? Voyant que ses investigations etaient infructueuses, Ezzelin conclut du moins qu'elle mourrait de langueur et de tristesse si elle restait dans ce triste chateau, et il la supplia de se rendre a Corfou aupres de son oncle. Il s'offrit a l'y conduire sur-le-champ; mais elle rejeta bien loin cette proposition, disant que pour rien au monde elle ne voudrait laisser soupconner a son oncle qu'elle n'etait point heureuse avec Orio; car la moindre plainte de sa part le ferait infailliblement tomber dans la disgrace de l'amiral. Elle soutint d'ailleurs qu'Orio n'avait envers elle aucun mauvais procede, et que, si l'amour qu'elle lui portait etait devenu son propre supplice, Orio ne pouvait etre accuse du mal qu'elle se faisait a elle-meme. Ezzelin se hasarda a lui demander si elle ne vivait pas dans une sorte de captivite, et s'il n'y avait pas une consigne severe qui lui interdisait la vue de tout compatriote. Elle repondit que cela n'etait point, et que pour rien au monde elle n'eut recu Ezzelino lui-meme, s'il eut fallu desobeir a Orio pour gouter cette joie innocente. Orio ne lui avait jamais temoigne de jalousie, et plusieurs fois il l'avait autorisee a recevoir quiconque elle jugerait a propos, sans meme l'en prevenir. Ezzelin ne savait que penser de cette contradiction manifeste entre les paroles de Giovanna et celles de Leontio. Tout a coup le grand levrier blanc, qui semblait dormir, tressaillit, se releva, et, posant ses pattes de devant sur le rebord de la fenetre, resta immobile, les oreilles dressees. "Est-ce ton maitre, Sirius?" lui dit Giovanna. Le chien se retourna vers elle d'un air intelligent; puis, elevant la tete et dilatant ses narines, il frissonna et fit entendre un long gemissement de douleur et de tendresse. "Voici Orio! dit Giovanna en passant son bras blanc et maigre autour du cou du fidele animal; il revient! Ce noble levrier reconnait toujours, au bruit des rames, le bateau de son maitre; et quand je vais avec lui attendre Orio sur le rocher, au moindre point noir qu'il apercoit sur les flots, il garde le silence ou fait entendre ce hurlement, selon que ce point noir est l'esquif d'Orio ou celui d'un autre. Depuis qu'Orio ne lui permet plus de l'accompagner, il a reporte sur moi son attachement, et ne me quitte pas plus que mon ombre. Comme moi, il est malade et triste; comme moi, il sait qu'il n'est plus cher a son maitre; comme moi, il se souvient d'avoir ete aime!" Alors Giovanna, se penchant sur la fenetre, essaya de discerner la barque dans les tenebres; mais la mer etait noire comme le ciel, et l'on ne pouvait distinguer le bruit des rames du clapotement uniforme des flots qui battaient le rocher. "Etes-vous bien sure, dit le comte, que ma presence dans votre appartement n'indisposera point votre mari contre vous? --Helas! il ne me fait pas l'honneur d'etre jaloux de moi, repondit-elle. --Mais je ferais peut-etre mieux, dit Ezzelin, d'aller au-devant de lui? --Ne le faites pas, repondit-elle; il penserait que je vous ai charge d'epier ses demarches: restez. Peut-etre meme ne le verrai-je pas ce soir. Il rentre souvent de ses longues promenades sans m'en donner avis; et sans l'admirable instinct de ce levrier, qui me signale toujours son retour dans le chateau ou dans l'ile, j'ignorerais presque toujours s'il est absent ou present. Maintenant, a tout evenement, aidez-moi a replacer ce panneau de boiserie sur la fenetre; car, s'il savait que je l'ai rendu mobile pour interroger des yeux ce cote du chateau qui donne sur les flots, il ne me le pardonnerait pas. Il a fait fermer cette ouverture a l'interieur de ma chambre, pretendant que j'alimentais a plaisir mon inquietude par cette inutile et continuelle contemplation de la mer." Ezzelin replaca le panneau, soupirant de compassion pour cette femme infortunee. Il s'ecoula encore assez de temps avant l'arrivee d'Orio. Elle fut annoncee par l'esclave turc qui ne quittait jamais Orio. Lorsque le jeune homme entra, Ezzelin fut frappe de la perfection de ses traits a la fois delicats et severes. Quoiqu'il eut ete eleve en Turquie, il etait facile de voir qu'il appartenait a une race plus fierement trempee. Le type arabe se revelait dans la forme de ses longs yeux noirs, dans son profil droit et inflexible, dans la petitesse de sa taille, dans la beaute de ses mains effilees, dans la couleur bronzee de sa peau lisse, sans aucune nuance. Le son de sa voix le fit reconnaitre aussi d'Ezzelin pour un Arabe qui parlait le turc avec facilite, mais non sans cet accent guttural dont l'harmonie, etrange d'abord, s'insinue peu a peu dans l'ame, et finit par la remplir d'une suavite inconnue. Lorsque le levrier le vit, il s'elanca sur lui comme s'il eut voulu le devorer. Alors le jeune homme, souriant avec une expression de malignite feroce, et montrant deux rangees de dents blanches, minces et serrees, changea tellement de visage qu'il ressembla a une panthere. En meme temps il tira de sa ceinture un poignard recourbe, dont la lame etincelante alluma encore plus la fureur de son adversaire. Giovanna fit un cri, et aussitot le chien s'arreta et revint vers elle avec soumission, tandis que l'esclave, remettant son yatagan dans un fourreau d'or charge de pierreries, flechit le genou devant sa maitresse. "Voyez! dit Giovanna a Ezzelin, depuis que cet esclave a pris aupres d'Orio la place de son chien fidele, Sirius le hait tellement que je tremble pour lui; car ce jeune homme est toujours arme, et je n'ai point d'ordres a lui donner. Il me temoigne du respect et meme de l'affection, mais il n'obeit qu'a Orio. --Ne peut-il s'exprimer dans notre langue? dit Ezzelin, qui voyait l'Arabe expliquer par signes l'arrivee d'Orio. --Non, repondit Giovanna, et la femme qui sert d'interprete entre nous deux n'est point ici. Voulez-vous l'appeler? --Il n'est pas besoin d'elle, dit Ezzelin. Et adressant la parole en arabe au jeune homme, il l'engagea a rendre compte de son message; puis il le transmit a Giovanna. Orio, de retour de sa promenade, ayant appris l'arrivee du noble comte Ezzelino dans son ile, s'appretait a lui offrir a souper dans les appartements de la signora Soranzo, et le priait de l'excuser s'il prenait quelques instants pour donner ses ordres de nuit avant de se presenter devant lui. "Dites a cet enfant, repondit Giovanna a Ezzelino, que je reponds ainsi a son maitre: L'arrivee du noble Ezzelin est un double bonheur pour moi, puisqu'elle me procure celui de souper avec mon epoux. Mais, non, ajouta-t-elle, ne lui dites pas cela; il y verrait peut-etre un reproche indirect. Dites que j'obeis, dites que nous l'attendons." Ezzelin ayant transmis cette reponse au jeune Arabe, celui-ci s'inclina respectueusement; mais, avant de sortir, il s'arreta debout devant Giovanna, et, la regardant quelques instants avec attention, il lui exprima par gestes qu'il la trouvait encore plus malade que de coutume, et qu'il en etait afflige. Ensuite, s'approchant d'elle avec une familiarite naive, il toucha ses cheveux et lui fit entendre qu'elle eut a les relever. "Dites-lui que je comprends ses bienveillants conseils, dit Giovanna au comte, et que je les suivrai. Il m'engage a prendre soin de ma parure, a orner mes cheveux de diamants et de fleurs. Enfant bon et rude, qui s'imagine qu'on ressaisit l'amour d'un homme par ces moyens puerils! car, selon lui, l'amour est l'instant de volupte qu'on donne!" Giovanna suivit neanmoins le conseil muet du jeune Arabe. Elle passa dans un cabinet voisin avec ses femmes, et, lorsqu'elle en sortit, elle etait eblouissante de parure. Cette riche toilette faisait un douloureux contraste avec la desolation qui regnait au fond de l'ame de Giovanna. La situation de cette demeure batie sur les flots et, pour ainsi dire, dans les vents, le bruit lugubre de la mer et les sifflements du sirocco qui commencait a s'elever, l'espece de malaise qui regnait sur le visage des serviteurs depuis que le maitre etait dans le chateau, tout contribuait a rendre cette scene etrange et penible pour Ezzelin. Il lui semblait faire un reve; et cette femme qu'il avait tant aimee, et que le matin meme il s'attendait si peu a revoir, lui apparaissant tout d'un coup livide et defaillante, dans tout l'eclat d'un habit de fete, lui fit l'effet d'un spectre. Mais le visage de Giovanna se colora, ses yeux brillerent, et son front se releva avec orgueil lorsque Orio entra dans la salle d'un air franc et ouvert, pare, lui aussi, comme aux plus beaux jours de ses galants triomphes a Venise. Sa belle chevelure noire flottait sur ses epaules en boucles brillantes et parfumees, et l'ombre fine de ses legeres moustaches, retroussees a la venitienne, se dessinait gracieusement sur la paleur de ses joues. Toute sa personne avait un air d'elegance qui allait jusqu'a la recherche. Il y avait si longtemps que Giovanna le voyait les vetements en desordre, le visage assombri ou decompose par la colere, qu'elle s'imagina ressaisir son bonheur en revoyant l'image fidele du Soranzo qui l'avait aimee. Il semblait en effet vouloir, en ce jour, reparer tous ses torts; car, avant meme de saluer Ezzelin, il vint a elle avec un empressement chevaleresque, et baisa ses mains a plusieurs reprises avec une deference conjugale melee d'ardeur amoureuse. Il se confondit ensuite en excuses et en civilites aupres du comte Ezzelin, et l'engagea a passer tout de suite dans la salle ou le souper etait servi. Lorsqu'ils furent tous assis autour de la table, qui etait somptueusement servie, il l'accabla de questions sur l'evenement qui lui procurait _l'honorable joie_ de lui donner l'hospitalite. Ezzelin en fit le recit, et Soranzo l'ecouta avec une sollicitude pleine de courtoisie, mais sans montrer ni surprise ni indignation contre les pirates, et avec la resignation obligeante d'un homme qui s'afflige des maux d'autrui, sans se croire responsable le moins du monde. Au moment ou Ezzelin parla du chef des pirates qu'il avait blesse et mis en fuite, ses yeux rencontrerent ceux de Giovanna. Elle etait pale comme la mort, et repeta involontairement les memes paroles qu'il venait de prononcer: "_Un homme coiffe d'un turban ecarlate, et dont une enorme barbe noire couvrait presque entierement le visage!..._ C'est lui! ajouta-t-elle, agitee d'une secrete angoisse, je crois le voir encore!" Et ses yeux effrayes, qui avaient l'habitude de consulter toujours le front d'Orio, rencontrerent les yeux de son maitre tellement impitoyables, qu'elle se renversa sur sa chaise; ses levres devinrent bleuatres, et sa gorge se serra. Mais aussitot, faisant un effort surhumain pour ne point offenser Orio, elle se calma, et dit avec un sourire force: "J'ai fait cette nuit un reve semblable." Ezzelin regardait aussi Orio. Celui-ci etait d'une paleur extraordinaire, et son sourcil contracte annoncait je ne sais quel orage interieur. Tout d'un coup il eclata de rire, et ce rire apre et mordant eveilla des echos lugubres dans les profondeurs de la salle. "C'est sans doute l'_Uscoque_, dit-il en se tournant vers le commandant Leontio, que madame a vu en reve, et que le noble comte a tue aujourd'hui en realite. --Sans aucun doute, repondit Leontio d'un ton grave. --Quel est donc cet Uscoque, s'il vous plait? demanda le comte. Existe-t-il encore de ces brigands dans vos mers? Ces choses ne sont plus de notre temps, et il faut les renvoyer aux guerres de la republique sous Marc-Antonio Memmo et Giovanni Bembo. Il n'y a pas plus d'uscoques que de revenants, bon seigneur Leontio. --Votre seigneurie peut croire qu'il n'y en a plus, repartit Leontio un peu pique; votre seigneurie est dans la fleur de la jeunesse, heureusement pour elle, et n'a pas vu beaucoup de choses qui se sont passees avant sa naissance. Quant a moi, pauvre vieux serviteur de la tres-sainte et tres-illustre republique, j'ai vu souvent de pres les uscoques; j'ai meme etait fait prisonnier par eux, et il s'en est fallu de quelques minutes seulement que ma tete fut plantee en guise de _ferale_ a la proue de leur galiote. Aussi je puis dire que je reconnaitrais un uscoque entre mille et dix mille pirates, forbans, corsaires, flibustiers; en un mot, au milieu de toute cette racaille de gens qu'on appelle ecumeurs de mer. --Le grand respect que je porte a votre experience me defend de vous contredire, mon brave commandant, dit le comte, acceptant avec un peu d'ironie la lecon que lui donnait Leontio. Je ferais beaucoup mieux de m'instruire en vous ecoutant. Je vous demanderai donc de m'expliquer a quoi l'on peut reconnaitre un uscoque entre mille et dix mille pirates, forbans ou flibustiers, afin que je sache bien a laquelle de ces races appartient le brigand qui m'a assailli aujourd'hui, et auquel, sans l'heure avancee, j'aurais voulu donner la chasse. --L'uscoque, repondit Leontio, se reconnait entre tous ces brigands, comme le requin entre tous les monstres marins, par sa ferocite insatiable. Vous savez que ces infames pirates buvaient le sang de leurs victimes dans des cranes humains, afin de s'aguerrir contre toute pitie. Quand ils recevaient un transfuge et l'enrolaient a leur bord, ils le soumettaient a cette atroce ceremonie, afin d'eprouver s'il lui restait quelque instinct d'humanite; et, s'il hesitait devant cette abomination, on le jetait a la mer. On sait qu'en un mot la maniere de faire la flibuste est, pour les uscoques, de couler bas leurs prises, et de ne faire grace ni merci a qui que ce soit. Jusqu'ici les Missolonghis s'etaient bornes, dans leurs pirateries, a piller les navires; et, quand les prisonniers se rendaient, ils les emmenaient en captivite et speculaient sur leur rancon. Aujourd'hui les choses se passent autrement: quand un navire tombe dans leurs mains, tous les passagers, jusqu'aux enfants et aux femmes, sont massacres sur place, et il ne reste meme pas une planche flottant sur l'eau pour aller porter la nouvelle du desastre a nos rivages. Nous voyons bien les navires partis de la cote d'Italie passer dans nos eaux; mais on ne les voit point debarquer sur celles du Levant, et ceux que la Grece envoie vers l'Occident n'arrivent jamais a la hauteur de nos iles. Soyez-en certain, seigneur comte, le terrible pirate au turban rouge, que l'on voit roder d'ecueil en ecueil, et que les pecheurs du promontoire d'Azio ont nomme l'Uscoque, est bien un veritable uscoque, de la pure race des egorgeurs et des buveurs de sang. --Que le chef de bandits que j'ai vu aujourd'hui soit uscoque ou de tout autre sang, dit le jeune comte, je lui ai arrange la main droite _a la venitienne_, comme on dit. Au premier abord, il m'avait paru determine a prendre ma vie ou a me laisser la sienne; cependant cette blessure l'a fait reculer, et cet homme invincible a pris la fuite. --A-t-il pris vraiment la fuite? dit Soranzo avec une incroyable indifference. Ne pensez-vous pas plutot qu'il allait chercher du renfort? Quant a moi, je crois que votre seigneurie a tres-bien fait de venir mettre sa galere a l'abri de la notre; car les pirates sont a cette heure un fleau terrible, inevitable. --Je m'etonne, dit Ezzelin, que messer Francesco Morosini, connaissant la gravite de ce mal, n'ait point songe encore a y porter remede. Je ne comprends pas que l'amiral, sachant les pertes considerables que votre seigneurie a eprouvees, n'ait point envoye une galere pour remplacer celle qu'elle a perdue, et pour la mettre a meme de faire cesser d'un coup ces affreux brigandages." Orio haussa les epaules a demi, et d'un air aussi dedaigneux que pouvait le permettre l'exquise politesse dont il se piquait: "Quand meme l'amiral nous enverrait douze galeres, dit-il, ses douze galeres ne pourraient rien contre des adversaires insaisissables. Nous aurions encore ici tout ce qu'il nous faudrait pour les reduire, si nous etions dans une situation qui nous permit de faire usage de nos forces. Mais quand mon digne oncle m'a envoye ici, il n'a pas prevu que j'y serais captif au milieu des ecueils, et que je ne pourrais executer aucun mouvement sur des bas-fonds parmi lesquels de minces embarcations peuvent seules se diriger. Nous n'avons ici qu'une manoeuvre possible: c'est de gagner le large et d'aller promener nos navires sur des eaux ou jamais les pirates ne se hasardent a nous attendre. Quand ils ont fait leur coup, ils disparaissent comme des mouettes; et pour les poursuivre parmi les recifs, il faudrait non-seulement connaitre cette navigation difficile comme eux seuls peuvent la connaitre, mais encore etre equipes comme eux, c'est a-dire avoir une flottille de chaloupes et de caiques legeres, et leur faire une guerre de partisans, semblable a celle qu'ils nous font. Croyez-vous que ce soit une chose bien aisee, et que du jour au lendemain on puisse s'emparer d'un essaim d'ennemis qui ne se poste nulle part? --Peut-etre votre seigneurie le pourrait-elle si elle le voulait bien, dit Ezzelino avec un entrainement douloureux; n'est-elle pas habituee a reussir du jour au lendemain dans toutes ses entreprises? --Giovanna, dit Orio avec un sourire un peu amer, ceci est un trait dirige contre vous au travers de ma poitrine. Soyez moins pale et moins triste, je vous en supplie; car le noble comte, notre ami, croira que c'est moi qui vous empeche de lui temoigner l'affection que vous lui devez et que vous lui portez. Mais, pour en revenir a ce que nous disions, ajouta-t-il d'un ton plein d'amenite, croyez, mon cher comte, que je ne m'endors pas dans le danger, et que je ne m'oublie point ici aux pieds de la beaute. Les pirates verront bientot que je n'ai point perdu mon temps, et que j'ai etudie a fond leur tactique et explore leurs repaires. Oui, grace au ciel et a ma bonne petite barque, a l'heure qu'il est, je suis le meilleur pilote de l'archipel d'Ionie, et... Mais, ajouta Soranzo en affectant de regarder autour de lui, comme s'il eut craint la presence de quelque serviteur indiscret, vous comprenez, seigneur comte, que le secret est absolument necessaire a mes desseins. On ne sait pas quelles accointances les pirates peuvent avoir dans cette ile avec les pecheurs et avec les petits trafiquants qui nous apportent leurs denrees des cotes de Moree et d'Etolie. Il ne faut que l'imprudence d'un domestique fidele, mais inintelligent, pour que nos bandits, avertis a temps, deguerpissent; et j'ai grand interet a les conserver pour voisins, car nulle part ailleurs j'ose jurer qu'ils ne seront si bien traques et si infailliblement pris dans leur propre nasse." En ecoutant ces aveux, les convives furent agites d'emotions diverses. Le front de Giovanna s'eclaircit, comme si elle eut attribue aux absences et aux preoccupations de son mari quelque cause funeste, et comme si un poids eut ete ote de sa poitrine. Leontio leva les yeux au ciel assez niaisement, et commenca d'exprimer son admiration par des exclamations qu'un regard froid et severe de Soranzo reprima brusquement. Quant a Ezzelin, ses regards se portaient alternativement sur ces trois personnages, et cherchaient a saisir ce qu'il restait pour lui d'inexplique dans leurs relations. Rien dans Soranzo ne pouvait justifier l'interpretation gratuite de folie dont il avait plu au commandant de se servir pour expliquer sa conduite; mais aussi rien dans les traits, dans les discours ni dans les manieres de Soranzo ne reussissait a captiver la confiance ou la sympathie du jeune comte. Il ne pouvait detacher ses yeux de ceux de cet homme, dont le regard passait pour fascinateur; et il trouvait dans ces yeux, d'une beaute remarquable quant a la forme et a la transparence, une expression indefinissable qui lui deplaisait de plus en plus. Il y regnait un melange d'effronterie et de couardise; parfois ils frappaient Ezzelin droit au visage, comme s'ils eussent voulu le faire trembler; mais des qu'ils avaient manque leur effet, ils devenaient timides comme ceux d'une jeune fille, ou flottants comme ceux d'un homme pris en faute. Tout en le regardant ainsi, Ezzelin remarqua que sa main droite n'etait pas sortie de sa poitrine une seule fois. Appuye sur le coude gauche avec une nonchalance elegante et superbe, il cachait son autre bras, presque jusqu'au coude, dans les larges plis que formait sur sa poitrine une magnifique robe de soie brochee d'or, dans le gout oriental. Je ne sais quelle pensee traversa l'esprit d'Ezzelin. "Votre seigneurie ne mange pas?" dit-il d'un ton un peu brusque. Il lui sembla qu'Orio se troublait. Neanmoins il repondit avec assurance: "Votre seigneurie prend trop d'interet a ma personne. Je ne mange point a cette heure-ci. --Vous paraissez souffrant," reprit Ezzelin en le regardant tres-fixement et sans aucun detour." Cette insistance deconcerta visiblement Orio. "Vous avez trop de bonte, repondit-il avec une sorte d'amertume; l'air de la mer m'excite beaucoup le sang. --Mais votre seigneurie est blessee a cette main, si je ne me trompe? dit Ezzelin, qui avait vu les yeux d'Orio se porter involontairement sur son propre bras droit. Blesse! s'ecria Giovanna en se levant a demi avec anxiete. Eh! mon Dieu, madame, vous le savez bien, repondit Orio en lui lancant un de ces coups d'oeil qu'elle craignait si fort. Voila deux mois que vous me voyez souffrir de cette main." Giovanna retomba sur sa chaise, pale comme la mort, et Ezzelin vit dans sa physionomie qu'elle n'avait jamais entendu parler de cette blessure. "Cet accident date de loin? dit-il d'un ton indifferent, mais ferme. --De mon expedition de Patras, seigneur comte." Ezzelin examina Leontio. Il avait la tete penchee sur son verre et paraissait savourer un vin de Chypre d'exquise qualite. Le comte lui trouva une attitude sournoise, et un air de duplicite qu'il avait pris jusque-la pour de la pauvrete d'esprit. Il persista a embarrasser Orio. "Je n'avais pas oui dire, reprit-il, que vous eussiez ete blesse a cette affaire; et je me rejouissais de ce qu'au milieu de tant de malheurs celui-la, du moins, vous eut ete epargne." Le feu de la colere s'alluma enfin sur le front d'Orio. "Je vous demande pardon, seigneur comte, dit-il d'un air ironique, si j'ai oublie de vous envoyer un courrier pour vous faire part d'une catastrophe qui parait vous toucher plus que moi-meme. En verite, je suis _marie_ dans toute la force du terme, car mon rival est devenu mon meilleur ami. --Je ne comprends pas cette plaisanterie, messer, repondit Giovanna d'un ton plus digne et plus ferme que son etat d'abattement physique et moral ne semblait le permettre. --Vous etes susceptible aujourd'hui, mon ame," lui dit Orio d'un air moqueur; et, etendant sa main gauche sur la table, il attira celle de Giovanna vers lui et la baisa. Ce baiser ironique fut pour elle comme un coup de poignard. Une larme roula sur sa joue. "Miserable! pensa Ezzelin en voyant l'insolence d'Orio avec elle. Lache, qui recule devant un homme, et qui se plait a briser une femme!" Il etait tellement penetre d'indignation qu'il ne put s'empecher de le faire paraitre. Les convenances lui prescrivaient de ne point intervenir dans ces discussions conjugales; mais sa figure exprima si vivement ce qui se passait en lui que Soranzo fut force d'y faire attention. "Seigneur comte, lui dit-il, s'efforcant de montrer du sang-froid et de la hauteur, vous seriez-vous adonne a la peinture depuis quelque temps? Vous me contemplez comme si vous aviez envie de faire mon portrait. --Si votre seigneurie m'autorise a lui dire pourquoi je la regarde ainsi, repondit vivement le comte, je le ferai. --Ma seigneurie, dit Orio d'un ton railleur, supplie humblement la votre de le faire. --Eh bien! messer, reprit Ezzelin, je vous avouerai qu'en effet je me suis adonne quelque peu a la peinture, et qu'en ce moment je suis frappe d'une ressemblance prodigieuse entre votre seigneurie.... --Et quelqu'une des fresques de cette salle? interrompit Orio. --Non, messer: avec le chef des pirates a qui j'ai eu affaire ce matin, avec l'Uscoque, puisqu'il faut l'appeler par son nom. --Par saint Theodose! s'ecria Soranzo d'une voix tremblante, comme si la terreur ou la colere l'eussent pris a la gorge, est-ce dans le dessein de repondre a mon hospitalite par une insulte et un defi que vous me tenez de pareils discours, monsieur le comte? Parlez librement." En meme temps il essaya de degager sa main de sa poitrine, comme pour la mettre sur le fourreau de son epee, par un mouvement instinctif; mais il n'etait point arme, et sa main etait de plomb. D'ailleurs Giovanna epouvantee, et craignant une de ces scenes de violence auxquelles elle avait trop souvent assiste lorsque Orio etait irrite contre ses inferieurs, s'elanca sur lui et lui saisit le bras. Dans ce mouvement, elle toucha sans doute a sa blessure; car il la repoussa avec une fureur brutale et avec un blaspheme epouvantable. Elle tomba presque sur le sein d'Ezzelin, qui, de son cote, allait s'elancer furieux sur Orio. Mais celui-ci, vaincu par la douleur, venait de tomber en defaillance, et son page arabe le soutenait dans ses bras. Ce fut l'affaire d'un instant. Orio lui dit un mot dans sa langue; et ce jeune garcon, ayant rempli une coupe de vin, la lui presenta et lui en fit avaler une partie. Il reprit aussitot ses forces, et fit a Giovanna les plus hypocrites excuses sur son emportement. Il en fit aussi a Ezzelin, pretendant que les souffrances qu'il ressentait pouvaient seules lui expliquer a lui-meme ses frequents acces de colere. "Je suis bien certain, dit-il, que votre seigneurie ne peut pas avoir eu l'intention de m'offenser en me trouvant une ressemblance avec le pirate uscoque. --Au point de vue de l'art, repondit Ezzelin d'un ton acerbe, cette ressemblance ne peut qu'etre flatteuse; j'ai bien regarde cet uscoque, c'est un fort bel homme. --Et un hardi compere! repartit Soranzo en achevant de vider sa coupe, un effronte coquin qui vient jusque sous mes yeux me narguer, mais avec qui je me mesurerai bientot, comme avec un adversaire digne de moi. --Non pas, messer, reprit Ezzelin. Permettez-moi de n'etre pas de votre avis. Votre seigneurie a fait ses preuves de valeur a la guerre, et l'Uscoque a fait aujourd'hui devant moi ses preuves de lachete." Orio eut comme un frisson; puis il tendit sa coupe de nouveau a Leontio, qui la remplit jusqu'aux bords d'un air respectueux, en disant: "C'est la premiere fois de ma vie que j'entends faire un pareil reproche a l'Uscoque. --Vous etes tout a fait plaisant, vous, dit Orio d'un air de raillerie meprisante. Vous admirez les hauts faits de l'Uscoque? Vous en feriez volontiers votre ami et votre frere d'armes, je gage? Noble sympathie d'une ame belliqueuse!" Leontio parut tres-confus; mais Ezzelin, qui ne voulait pas lacher prise, intervint. "Je declare que cette sympathie serait mal placee, dit-il. J'ai eu l'an dernier, dans le golfe de Lepante, affaire a des pirates missolonghis qui se firent couper en morceaux plutot que de se rendre. Aujourd'hui, j'ai vu ce terrible Uscoque reculer pour une blessure et se sauver comme un lache quand il a vu couler son sang." La main d'Orio serra convulsivement sa coupe. L'Arabe la lui retira au moment ou il la portait a sa bouche. "Qu'est-ce!" s'ecria Orio d'une voix terrible. Mais, s'etant retourne et ayant reconnu Naama, il se radoucit et dit en riant: "Voici l'enfant du prophete qui veut m'arracher a la damnation! Aussi bien, ajouta-t-il en se levant, il me rend service. Le vin me fait mal et aggrave l'irritation de cette maudite plaie qui, depuis deux mois, ne vient pas a bout de se fermer. --J'ai quelques connaissances en chirurgie, dit Ezzelin; j'ai gueri beaucoup de plaies a mes amis et leur ai rendu service a la guerre en les retirant des mains des empiriques. Si votre seigneurie veut me montrer sa blessure, je me fais fort de lui donner un bon avis. --Votre seigneurie a des connaissances universelles et un devouement infatigable, repondit Orio sechement. Mais cette main est fort bien pansee, et sera bientot en etat de defendre celui qui la porte contre toute mechante interpretation et contre toute accusation calomnieuse." En parlant ainsi, Orio se leva, et, renouvelant ses offres de service a Ezzelin d'un ton qui cette fois semblait l'avertir qu'il les accepterait en pure perte, il lui demanda quelles etaient ses intentions pour le lendemain. "Mon intention, repondit le comte, est de partir des le point du jour pour Corfou, et je rends grace a votre seigneurie de ses offres. Je n'ai besoin d'aucune escorte, et ne crains pas une nouvelle attaque des pirates. J'ai vu aujourd'hui ce que je devais attendre d'eux, et, tels que je les connais, je les brave. --Vous me ferez du moins l'honneur, dit Soranzo, d'accepter pour cette nuit l'hospitalite dans ce chateau; mon propre appartement vous a ete prepare... --Je ne l'accepterai pas, messer, repondit le comte. Je ne me dispense jamais de coucher a mon bord quand je voyage sur les galeres de la republique." Orio insista vainement. Ezzelin crut devoir ne point ceder. Il prit conge de Giovanna, qui lui dit a voix basse, tandis qu'il lui baisait la main: "Prenez garde a mon reve! soyez prudent?" Puis elle ajouta tout haut: "Faites mon message fidelement aupres d'Argiria." Ce fut la derniere parole qu'Ezzelin entendit sortir de sa bouche. Orio voulut l'accompagner jusqu'a la poterne du donjon, et il lui donna un officier et plusieurs hommes pour le conduire a son bord. Toutes ces formalites accomplies, tandis que le comte remontait sur sa galere, Orio Soranzo se traina dans son appartement, et tomba epuise de fatigue et de souffrance sur son lit. Naam ferma les portes avec soin, et se mit a panser sa main brisee. * * * * * L'abbe s'arreta, fatigue d'avoir parle si longtemps. Zuzuf prit la parole a son tour, et, dans un style plus rapide, il continua a peu pres en ces termes l'histoire de l'Uscoque: "Laisse-moi, Naam, laisse-moi! Tu epuiserais en vain sur cette blessure maudite le suc de toutes les plantes precieuses de l'Arabie, et tu dirais en vain toutes les paroles cabalistiques dont une science inconnue t'a revele les secrets: la fievre est dans mon sang, la fievre du desespoir et de la fureur! Eh quoi! ce miserable, apres m'avoir ainsi mutile, ose encore me braver en face et me jeter l'insulte de son ironie! et je ne puis aller moi-meme chatier son insolence, lui arracher la vie et baigner mes deux bras jusqu'au coude dans son sang! Voila le topique qui guerirait ma blessure et qui calmerait ma fievre! --Ami! tiens-toi tranquille, prends du repos, si tu ne veux mourir. Voici que mes conjurations operent. Le sang que j'ai tire de mes veines et que j'ai verse dans cette coupe commence a obeir a la formule sacree; il bout, il fume! Maintenant je vais l'appliquer sur ta plaie..." Soranzo se laisse panser avec la soumission d'un enfant; car il craint la mort comme etant le terme de ses entreprises et la perte de ses richesses. Si parfois il la brave avec un courage de lion, c'est quand il combat pour sa fortune. A ses yeux, la vie n'est rien sans l'opulence, et si, dans ses jours de ruine et de detresse, la voix du destin lui annoncait qu'il est condamne pour toujours a la misere, il precipiterait, du haut de son donjon, dans la mer noire et profonde, ce corps tant choye pour lequel aucun aromate d'Asie n'est assez exquis, aucune etoffe de Smyrne assez riche ou assez moelleuse. Quand l'Arabe a fini ses malefices, Soranzo le presse de partir. "Va, lui dit-il, sois aussi prompt que mon desir, aussi ferme que ma volonte. Remets a Hussein cette bague qui t'investit de ma propre puissance. Voici mes ordres: Je veux qu'avant le jour il soit a la pointe de Natolica, a l'endroit que je lui ai designe ce matin, et qu'il se tienne la avec ses quatre caiques pour engager l'attaque; que le renegat Fremio se poste aux grottes de la Cigogne avec sa chaloupe pour prendre l'ennemi en flanc, et que la tartane albanaise, bien munie de ses pierriers, se tienne la ou je l'ai laissee, afin de barrer la sortie des ecueils. Le Venitien quittera notre crique avec le jour; une heure apres le lever du soleil, il sera en vue des pirates. Deux heures apres le lever du soleil, il doit etre aux prises avec Hussein; trois heures apres le lever du soleil, il faut que les pirates aient vaincu. Et dis-leur ceci encore: Si cette proie leur echappe, dans huit jours Morosini sera ici avec une flotte; car le Venitien me soupconne et va m'accuser. S'il arrive a Corfou, dans quinze jours il n'y aura plus un rocher ou les pirates puissent cacher leurs barques, pas une greve ou ils osent tracer l'empreinte de leurs pieds, pas un toit de pecheur ou ils puissent abriter leurs tetes. Et dis-leur ceci surtout: Si on epargnait la vie d'un seul Venitien de cette galere, et si Hussein, se laissant seduire par l'espoir d'une forte rancon, consentait a emmener leur chef en captivite, dis-lui que mon alliance avec lui serait rompue sur-le-champ, et que je me mettrais moi-meme a la tete des forces de la republique pour l'exterminer, lui et toute sa race. Il sait que je connais les ruses de son metier mieux que lui-meme; il sait que sans moi il ne peut rien. Qu'il songe donc a ce qu'il pourrait contre moi, et qu'il se souvienne de ce qu'il doit craindre! Va; dis-lui que je compterai les heures, les minutes; lorsqu'il sera maitre de la galere, il tirera trois coups de canon pour m'avertir; puis il la coulera bas, apres l'avoir depouillee entierement... Demain soir il sera ici pour me rendre ses comptes. S'il ne me presente un gage certain de la mort du chef venitien, sa tete! je le ferai pendre aux creneaux de ma grande tour. Va, telle est ma volonte. N'en omets pas une syllabe... Maudit trois fois soit l'infame qui m'a mis hors de combat! Eh quoi! n'aurais-je pas la force de me trainer jusqu'a cette barque? Aide-moi, Naam! si je puis seulement me sentir ballotter par la vague, mes forces reviendront! Rien ne reussit a ces maudits pirates quand je ne suis pas avec eux..." Orio essaye de se trainer jusqu'au milieu de sa chambre; mais le frisson de la fievre fait claquer ses dents; les objets se transforment devant ses yeux egares, et a chaque instant il lui semble que les angles de son appartement vont se jeter sur lui et serrer ses tempes comme dans un etau. Il s'obstine neanmoins, il cherche d'une main tremblante a ebranler le verrou de l'issue secrete. Ses genoux flechissent. Naam le prend dans ses bras, et, soutenue par la force du devouement, le ramene a son lit et l'y replace; puis elle garnit sa ceinture de deux pistolets, examine la lame de son poignard et prepare sa lampe. Elle est calme; elle sait qu'elle s'acquittera de sa mission ou qu'elle y laissera sa vie. Enfant de Mahomet, elle sait que les destinees sont ecrites dans les cieux, et que rien n'arrive au gre des hommes si la fatalite s'est jouee d'avance de leurs desseins. Orio se tord sur sa couche. Naam souleve le tapis de damas qui cache a tous les yeux une trappe mobile, aux gonds silencieux. Elle commence a descendre un escalier rapide et tortueux d'abord, construit avec la pierre et le ciment, et bientot taille inegalement dans le granit a mesure qu'il s'enfonce dans les entrailles du rocher. Soranzo la rappelle au moment ou elle va penetrer dans ces galeries etroites ou deux hommes ne peuvent passer de front, et ou la rarete de l'air porterait l'effroi dans une ame moins aguerrie que la sienne. La voix de Soranzo est si faible qu'elle ne peut etre entendue, si ce n'est par Naam, dont le coeur et l'esprit vigilant ont le sens de l'ouie. Naam remonte rapidement les degres et passe le corps a demi par l'ouverture pour prendre les nouveaux ordres de son maitre. "Avant de rentrer dans l'ile, lui dit-il, tu iras dans la baie trouver mon lieutenant. Tu lui diras de faire marcher la galere, au point du jour, vers la pointe opposee de l'ile, de gagner le large vers le sud. Il y restera jusqu'au soir sans se rapprocher des ecueils, quelque bruit qu'il entende au loin. Je lui donnerai, avec le canon du fort, l'ordre de sa rentree. Va; hate-toi, et qu'Allah t'accompagne!" Naam disparait de nouveau dans la spirale souterraine. Elle traverse les passages secrets; de cave en cave, d'escalier en escalier, elle parvient enfin a une ouverture etroite, portique effrayant suspendu entre le ciel et l'onde, ou le vent s'engouffre avec des sifflements aigus, et que de loin les pecheurs prennent pour une crevasse inabordable, ou les oiseaux de mer peuvent seuls chercher un refuge contre la tempete. Naam prend dans un coin une echelle de corde qu'elle attache aux anneaux de fer scelles dans le roc. Puis elle eteint sa lampe tourmentee par le vent, ote sa robe de soie de Perse et son fin turban d'un blanc de neige. Elle endosse la casaque grossiere d'un matelot, et cache sa chevelure sous le bonnet ecarlate d'un Maniote. Enfin, avec la souplesse et la force d'une jeune panthere, elle se suspend aux flancs nus et lisses du roc perpendiculaire, et gagne une plate-forme plus voisine des flots, qui se projette en avant, et forme une caverne que la mer vient remplir dans les gros temps, mais qu'elle laisse a sec dans les jours calmes. Naam descend dans la grotte par une large fissure de la voute, et s'avance sur la greve ecumante. La nuit est sombre, et le vent d'ouest souffle genereusement. Elle tire de son sein un sifflet d'argent et fait entendre un son aigu auquel repond bientot un son pareil. Quelques instants se sont a peine ecoules, et deja une barque, cachee dans une autre cave de rocher, glisse sur les flots, et s'approche d'elle. "Seul? lui dit en langue turque un des deux matelots qui la dirigent. --Seul, repond Naam; mais voici la bague du maitre. Obeissez, et conduisez-moi aupres d'Hussein." Les deux matelots hissent leur voile latine, Naam s'elance dans la barque et quitte rapidement le rivage. La signora Soranzo est a sa fenetre; elle a cru entendre le bruit des rames et le son incertain d'une voix humaine. Le levrier fait entendre un grognement sourd, temoignage de haine. "C'est Naama [_Naama_ est le masculin du nom propre de _Naam_ (feminin).] tout seul, dit la belle Venitienne; Soranzo, du moins, repose cette nuit sous le meme toit que sa triste compagne." L'inquietude la devore. "Il est blesse! il souffre! il est seul peut-etre! Son inseparable serviteur l'a quitte cette nuit. Si j'allais ecouter doucement a sa porte, j'entendrais le bruit de sa respiration! Je saurais s'il dort. Et s'il est en proie a la douleur, a l'ennui des tenebres et de la solitude, peut-etre ne meprisera-t-il pas mes soins." Elle s'enveloppe d'un long voile blanc, et comme une ombre inquiete, comme un rayon flottant de la lune, elle se glisse dans les detours du chateau. Elle trompe la vigilance des sentinelles qui gardent la porte de la tour habitee par Orio. Elle sait que Naama est absent: Naama, le seul gardien qui ne s'endorme jamais a son poste, le seul qui ne se laisse pas seduire par les promesses, ni gagner par les prieres, ni intimider par les menaces. Elle est arrivee a la porte d'Orio, sans eveiller le moindre echo sur les paves sonores, sans effleurer de son voile les murailles indiscretes. Elle prete l'oreille, son coeur palpitant brise sa poitrine; mais elle retient son souffle. La porte d'Orio est mieux gardee par la peur qu'il inspire que par une legion de soldats. Giovanna ecoute, prete a s'enfuir au moindre bruit. La voix de Soranzo s'eleve, sinistre dans le silence et dans les tenebres. La crainte de se trahir par la fuite enchaine la Venitienne tremblante au seuil de l'appartement conjugal. Soranzo est en proie aux fantomes du sommeil. Il parle avec agitation, avec fureur, dans le delire des songes. Ses paroles entrecoupees ont-elles revele quelque affreux mystere? Giovanna s'enfuit epouvantee; elle retourne a sa chambre et tombe consternee, demi-morte, sur son divan. Elle y reste jusqu'au jour, perdue dans des reves sinistres. Cependant une ligne incertaine encore traverse le linceul immense de la nuit et commence a separer au loin le ciel et la mer. Orio, plus calme, s'est souleve sur son chevet. Il se debat encore contre les visions de la fievre; mais sa volonte les surmonte, et l'aube va les chasser. Il ressaisit peu a peu ses souvenirs, il embrasse enfin la realite. Il appelle Naam; la mandore de la jeune Arabe, suspendue a la muraille, repond seule par une vibration melancolique a la voix du maitre. Orio repousse ses pesantes courtines, pose ses pieds sur le tapis, promene ses regards inquiets autour de l'appartement ou tremble a peine la lueur du matin. La trappe est toujours baissee, Naam n'est pas de retour. Il ne peut resister a l'inquietude, il essaye ses forces, il souleve la trappe, il descend quelques marches; il sent que son energie revient avec l'activite. Il arrive a l'issue des galeries interieures du rocher, la ou Naam a laisse une partie de ses vetements et l'echelle de cordes attachee encore aux crampons de fer. Il interroge les flots avec anxiete. Les angles du roc lui cachent le cote qu'il voudrait voir. Il voudrait descendre l'echelle, mais, sa main blessee ne pourrait le soutenir dans cette perilleuse traversee. D'ailleurs, le jour augmente, et les sentinelles pourraient le remarquer, et decouvrir cette communication avec la mer, connue de lui seulement et du petit nombre des affides. Orio subit toutes les souffrances de l'attente. Si Naam est tombee dans quelque embuche, si elle n'a pu transmettre son message a Hussein, Ezzelin est sauve, Soranzo est perdu! Et si Hussein, en apprenant la blessure qui met Orio hors de combat, allait le trahir, vendre son secret, son honneur et sa vie a la republique! Mais tout a coup Orio voit sa galeace sortir sur toutes voiles de la baie, et se diriger vers le sud. Naam a rempli sa mission! Il ne songe plus a elle. Il retire l'echelle et retourne dans sa chambre; c'est Naam qui l'y recoit. La joie du succes donne a Orio les apparences de la passion; il la presse contre son sein; il l'interroge avec sollicitude. "Tout sera fait comme lu l'as commande, dit-elle; mais le vent ne cesse pas de souffler de l'ouest, et Hussein ne repond de rien si le vent ne change; car, si la galere le gagne de vitesse, ses caiques ne pourront lui donner la chasse sans s'exposer, en pleine mer, a des rencontres funestes. --Hussein est insense, repondit Orio avec impatience, il ne connait pas l'orgueil venitien. Ezzelin ne fuira pas; il ira a sa rencontre, il se jettera dans le danger. N'a-t-il pas en tete la sotte chimere de l'honneur? D'ailleurs, le vent tournera au lever du soleil et soufflera jusqu'a midi. --Maitre, il n'y a pas d'apparence, repond Naam. --Hussein est un poltron," s'ecrie Orio avec colere. Ils montent ensemble sur la terrasse du donjon. La galere du comte Ezzelin est deja sortie de la baie. Elle vogue legere et rapide vers le nord. Mais le soleil sort de la mer et le vent tourne. Il souffle en plein de Venise et va refouler les vagues et les navires sur les ecueils de l'archipel Ionien. La course d'Ezzelin se ralentit. "Ezzelin! tu es perdu!" s'ecrie Orio dans le transport de sa joie. Naam regarde le front orgueilleux de son maitre. Elle se demande si cet homme audacieux ne commande pas aux elements, et son aveugle devouement ne connait plus de bornes. Oh! que les heures de cette journee se trainerent lentement pour Soranzo et pour son esclave fidele! Orio avait prevu si exactement le temps necessaire a la marche de la galere et aux manoeuvres des Missolonghis, qu'a l'heure precise indiquee par lui le combat s'engagea. D'abord il ne l'entendit pas, parce qu'Ezzelin n'employa pas le canon contre les caiques. Mais quand les tartanes vinrent l'assaillir, quand il vit qu'il avait a lutter contre deux cents pirates avec une soixantaine d'hommes blesses ou fatigues par le combat de la veille, il fit usage de toutes ses ressources. Le combat fut acharne, mais court. Que pouvait le courage desespere contre le nombre et surtout contre le destin? Orio entendit la canonnade. Il bondit comme un tigre dans sa cage, et se cramponna aux creneaux de la tour, pour resister au vertige qui l'emportait a travers l'espace. Dans sa main gauche, il tenait la main de Naam et la brisait d'une etreinte convulsive a chaque coup de canon dont le bruit sourd venait expirer a son oreille. Tout a coup il se fit un grand silence, un silence affreux, impossible a expliquer, et durant lequel Naam commenca a craindre que tous les plans de son maitre n'eussent avorte. Le soleil montait calme et radieux, la mer etait nue comme le ciel. Le combat se passait entre les deux dernieres iles situees au nord-est de San-Silvio. La garnison du chateau s'etonnait et s'effrayait de ce bruit sinistre; quelques sous-officiers et quelques braves marins avaient demande a se jeter dans des barques pour aller a la decouverte. Orio leur avait fait defendre par Leontio de bouger, sous peine de la vie. Le bruit avait cesse. Sans doute la galere d'Ezzelin, masquee par l'ile nord-ouest, cinglait victorieuse vers Corfou. En si peu d'instants, une fine voiliere, si bien armee et si bravement defendue, ne pouvait etre tombee au pouvoir des pirates. Personne ne s'inquietait plus de son sort, personne, excepte le gouverneur et son acolyte silencieux. Ils etaient toujours penches sur les creneaux de la tour. Le soleil montait toujours, et le silence ne cessait point. Enfin les trois coups se firent entendre a la cinquieme heure du jour. "C'en est fait! maitre, dit Naam, le bel Ezzelin a vecu. --Deux heures pour piller un navire, dit Orio en haussant les epaules. Les brutes! que pourraient-ils sans moi? Rien. Mais a present, que la foudre du ciel les ecrase, que le canon venitien les balaye, et que les abimes de la mer les engloutissent. J'en ai fini avec eux. Ils m'ont delivre d'Ezzelin, et la moisson est rentree! --Maitre, tu vas maintenant te rendre aupres de ta femme. Elle est fort malade et presque mourante, dit-on. Il y a deux heures qu'elle te fait demander. Je te l'ai repete plusieurs fois, tu ne m'as pas entendue. --Dis que je n'ai pas ecoute! Vraiment, j'avais bien autre chose dans l'esprit que les visions d'une femme jalouse! Que me veut-elle? --Maitre, tu vas ceder a sa demande. Allah maudit l'homme qui meprise sa femme legitime, encore plus que celui qui maltraite son esclave fidele. Tu as ete pour moi un bon maitre; sois un bon epoux pour ta Venitienne. Allons, viens." Orio ceda; Naam etait le seul etre qui put faire ceder Orio quelquefois. Giovanna etait etendue roide et sans mouvement sur son divan. Ses joues sont livides, ses levres froides, sa respiration est brulante. Elle se ranime cependant a la voix de Naam qui la presse de tendres questions, et qui couvre ses mains de baisers fraternels. "Ma soeur Zoana, lui dit la jeune Arabe dans cette langue que Giovanna n'entend pas, prends courage, ne t'abandonne pas ainsi a la douleur. Ton epoux revient vers toi, et jamais ta soeur Naam ne cherchera a te ravir sa tendresse. Le prophete l'ordonne ainsi; et jamais, parmi les cent femmes dont je fus la plus aimee, il n'y en eut une seule qui put se plaindre avec quelque raison de la preference du maitre pour moi. Naam a toujours eu l'ame genereuse; et de meme qu'on a respecte ses droits sur la terre des croyants, de meme elle respecte ceux d'autrui sur la terre des chretiens. Allons, releve encore tes cheveux, et revets tes plus beaux ornements: l'amour de l'homme n'est qu'orgueil, et son ardeur se rallume quand la femme prend soin de lui paraitre belle. Essuie tes larmes, les larmes nuisent a l'eclat des yeux. Si tu me confiais le soin de peindre tes sourcils a la turque et de draper ton voile sur tes epaules a la maniere perse, sans nul doute le desir d'Orio retournerait vers toi. Voici Orio, prend ton luth, je vais bruler des parfums dans ta chambre." Giovanna ne comprend pas ces discours naifs. Mais la douce harmonie de la voix arabe et l'air tendre et compatissant de l'esclave lui rendent un peu de courage. Elle ne comprend pas non plus la grandeur d'ame de sa rivale, car elle persiste a la prendre pour un jeune homme; mais elle n'en est pas moins touchee de son affection et s'efforce de l'en recompenser en secouant son abattement. Orio entre, Naam veut se retirer; mais Orio lui commande de rester. Il craint, en se livrant a un reste d'amour pour Giovanna, d'encourager ses reproches ou de reveiller ses esperances. Neanmoins il la menage encore. Elle est toute-puissante aupres de Morosini. Orio la craint, et a cause de cela, bien qu'il admire sa douceur et sa bonte, il ne peut se defendre de la hair. Mais cette fois Giovanna n'est ni craintive ni suppliante. Elle n'est que plus triste et plus malade que les autres jours. "Orio, lui dit-elle, je pense que vous auriez du, malgre le refus du comte Ezzelin, le faire escorter jusqu'a la haute mer. Je crains qu'il ne lui arrive malheur. De funestes presages m'ont assiegee depuis deux jours. Ne riez pas des avertissements mysterieux de la Providence. Faites voguer votre galere sur les traces du comte, s'il en est temps encore. Songez que c'est dans votre interet autant que dans le sien que je vous conseille d'agir ainsi. La republique vous rendrait responsable de sa perte. --Peut-on vous demander, madame, repondit Orio d'un air froid et en la regardant en face, quels sont ces presages dont vous me parlez, et sur quel fondement reposent ces craintes? --Vous voulez que je vous les dise, et vous allez les mepriser comme les visions d'une femme superstitieuse. Mon devoir est de vous reveler ces avertissements terribles que j'ai recus d'en haut; si vous n'en profitez pas... --Parlez, madame, dit Orio d'un air grave, je vous ecoute avec deference, vous le voyez. --Eh bien! sachez que, peu d'instants apres que l'horloge eut sonne la troisieme heure du jour, j'ai vu le comte Ezzelin entrer dans ma chambre, tout ensanglante, et les vetements en desordre; je l'ai vu distinctement, messer, et il m'a dit des paroles que je ne repeterai point, mais dont le son vibre encore dans mon oreille. Puis il s'est efface comme s'effacent les spectres. Mais je gagerais qu'a l'heure ou il m'a apparu il a cesse de vivre, ou qu'il est tombe en proie a quelque destin funeste; car hier, a l'heure ou il fut attaque par les pirates, j'ai vu en songe l'Uscoque lever sur lui son cimeterre, et s'enfuir, la main brisee, en blasphemant. --Que signifient ces pretendues visions, madame, et quel soupcon cachez-vous sous ces allegories?" Ainsi parle Orio d'une voix tonnante et en se levant d'un air farouche. Naam s'elance vers lui, et s'attache a son vetement. Elle ne comprend pas ses paroles, mais elle lit dans ses yeux etincelants la haine et la menace. Orio se calme, son emportement pourrait le trahir et confirmer les soupcons de Giovanna. D'ailleurs Giovanna est calme, et, pour la premiere fois de sa vie, elle affronte d'un air impassible la colere d'Orio. "J'exige que vous me repetiez ces paroles terribles qui doivent me causer tant d'effroi, reprend Orio d'un air ironique. Si vous me les cachez, Giovanna, je croirai que tout ceci est une ruse de femme pour me persifler. --Je vous les dirai donc, Orio: car ceci n'est point un jeu, et les puissances invisibles qui interviennent dans nos destinees planent au-dessus des vaines fureurs qu'elles excitent en nous. Le spectre du comte Ezzelin m'a montre une large et horrible blessure par laquelle s'ecoulait tout son sang, et il m'a dit: "Madame, votre epoux est un assassin et un traitre." --Rien de plus? dit Orio, pale et tremblant de colere. Votre esprit a trop d'indulgence pour mon merite, madame, et je m'etonne que les fantomes de vos reves trouvent de si douces choses a vous dire de moi. A votre prochaine entrevue, veuillez leur dire que je leur conseille de s'expliquer mieux ou de garder le silence; car il est imprudent de parler a la legere, et les visions pourraient bien etre de mauvais protecteurs pour les creatures humaines qu'il leur plait de hanter." En parlant ainsi Orio se retira, et l'arret de Giovanna fut prononce dans son coeur. La nuit est venue, l'epouse d'Orio n'a goute ni sommeil durant la nuit ni calme durant le jour. Sa tranquillite n'est qu'exterieure, son ame est en proie a mille tortures. Elle a devine l'horrible verite: elle n'espere plus rien; elle cherche, au contraire, a augmenter par l'evidence la certitude de sa honte et de son malheur. L'horloge a sonne minuit. Un profond silence regne dans l'ile et dans le chateau. Le temps est calme et clair, la mer silencieuse. Giovanna est a sa fenetre secrete. Elle entend l'approche de la barque au pied du rocher. Elle voit des ombres se dresser sur la rive, et comme des taches noires se mouvoir regulierement sur le sable blanc. Ce n'est ni Orio ni Naam, car le levrier ecoute et ne donne aucun signe d'affection ni de haine. La barque s'eloigne; mais les ombres qui en sont sorties ont disparu, comme si elles se fussent enfoncees dans la profondeur du rocher. Cette fois, l'air est si sonore et la mer si paisible que les moindres bruits arrivent a l'oreille de Giovanna. Les anneaux de fer ont crie faiblement dans leurs crampons; l'echelle a grince sous le poids d'un homme: une voix a appele d'en haut avec precaution; plusieurs voix ont murmure d'en bas; un signal, le cri d'un oiseau de nuit mal imite, a ete echange. Tout rentre dans le silence. L'oeil ne peut rien saisir; la base du rocher rentre en cet endroit sous la corniche des roches superieures. Mais tout a coup des mouvements sourds, des sons inarticules ont retenti aux entrailles de la terre. Giovanna colle son oreille sur le tapis de sa chambre. Elle entend le bruit de plusieurs personnes qui se meuvent comme dans une cave situee au-dessous de son appartement. Puis elle n'entend plus rien. Mais elle veut eclaircir entierement le mystere. Cette fois, ce n'est plus a l'instinct divinatoire et a la revelation angelique des songes qu'elle demandera la lumiere, c'est au temoignage de ses sens. Elle ne songe plus a mettre son voile: peu lui importe d'etre reconnue et maltraitee. Demi-nue et les cheveux flottants, elle court sans precaution dans les galeries et dans les escaliers, elle s'elance vers la tour de Soranzo. Elle ne connait plus la pudeur de l'orgueil outrage, ni la timide soumission de la femme, ni la crainte de la mort. Elle veut savoir et mourir. Orio a donne cependant des ordres severes pour que la porte de ses appartements soit gardee a vue. Mais les consciences coupables craignent l'horreur de la nuit. Le garde, qui voit venir a lui cette femme echevelee avec tant d'assurance et les yeux animes d'une resolution desesperee, la prend a son tour pour un spectre, et tombe la face contre terre. Cet homme avait egorge, quelques jours auparavant, sur une galiote marchande, une belle jeune femme avec ses deux enfants dans ses bras. Il croit la voir apparaitre, et s'imagine entendre sa voix plaintive lui crier: "Rends-moi mes enfants! --Je ne les ai pas," repond-il d'une voix etouffee en se roulant sur le pave. Giovanna ne fait pas attention a lui; elle marche sur son corps, indifferente a tout danger, et penetre dans l'appartement d'Orio. Il est desert, mais des flambeaux sont allumes sur une large table de marbre. La trappe est ouverte au milieu de la chambre. Giovanna referme avec soin la porte par laquelle elle est entree et se cache derriere un rideau de la fenetre: car deja elle entend des voix et des pas qui se rapprochent, et l'on monte l'escalier souterrain. Orio parait le premier; trois musulmans d'un aspect hideux, couverts de vetements souilles de sang et de vase, viennent apres lui, portant un paquet qu'ils posent sur la table. Naama vient le dernier et ferme la trappe; puis il va s'appuyer le dos contre la porte de l'appartement, et reste immobile. Le vieux Hussein, le pirate missolonghi, avait une longue barbe blanche et des traits profondement creuses qui, au premier abord, lui donnaient un aspect venerable. Mais plus on le regardait, plus on etait frappe de la ferocite brutale et de l'obstination stupide qu'exprimait son visage basane. Il a joue un role obscur, mais long et tenace, dans les annales de la piraterie. Hussein a servi autrefois chez les uscoques. C'est un homme de rapt et de meurtre; mais nul n'observe mieux que lui la loi de justice et de sincerite dans le partage des depouilles. Nulle parole de commercant soumis aux lois des nations n'a la valeur et l'inviolabilite de la sienne; et cet homme, qui renierait le prophete pour un peu d'or, ferait rouler avec mepris la tete du premier de ses pirates qui aurait frauduleusement mesure sa part de butin. Son integrite et sa fermete lui ont valu le commandement de quatre caiques et la haute main sur ses deux associes, hommes plus habiles a la manoeuvre, mais moins braves au combat et moins severes dans l'administration. Ses deux associes etaient le renegat Fremio, qui parlait un patois mele de turc et d'italien, presque inintelligible pour Giovanna, et dont la figure mince et fletrie accusait les passions viles et l'ame impitoyable; puis un juif albanais, qui commandait une des tartanes, et qu'une affreuse cicatrice defigurait entierement. Le renegat et lui poserent le paquet sur la table et deroulerent lentement le haillon hideux qui l'enveloppait. Giovanna sentit son coeur defaillir, et l'angoisse de la mort parcourut tout son corps, lorsque de ce premier lambeau elle en vit tirer un autre tout sanglant, hache a coups de sabre et crible de balles, qu'elle reconnut pour le pourpoint qu'Ezzelin portait la veille. A cette vue, Orio, indigne, parla avec vehemence a Hussein. Giovanna, n'entendant pas la langue dont il se servait, crut qu'il s'indignait du meurtre; mais Orio, s'etant retourne vers le renegat et vers le juif, leur parla ainsi en italien: "Ceci un gage! Vous osez me presenter ce haillon comme un gage de mort! Est-ce la ce que j'ai reclame, et pensez-vous que je me paye de si grossiers artifices? Chiens rapaces, traitres maudits! vous m'avez trompe! Vous lui avez fait grace afin de vendre sa liberte a sa famille; mais vous ne reussirez pas a me derober cette proie, la seule que j'aie exigee de vous. J'irai fouiller jusqu'aux derniers ballots et declouer jusqu'a la derniere planche de vos barques pour trouver le Venitien. Mort ou vivant, il me le faut; et, s'il m'echappe, je vous fais mettre en pieces a coups de canon, vous et vos miserables radeaux." Orio ecumait de rage. Il arracha le pourpoint ensanglante des mains du renegat consterne et le foula aux pieds. Il etait hideux en cet instant, et celle qui l'avait tant aime eut horreur de lui. Il y eut entre ces quatre assassins un long debat dont elle comprit une partie. Les pirates soutenaient qu'Ezzelin etait mort perce de plusieurs balles et couvert de coups de sabre, ainsi que l'attestait ce vetement. Le juif, sur la tartane duquel il etait tombe expirant, n'avait pu arriver a lui assez tot pour empecher ses matelots de jeter son cadavre a la mer. Heureusement la richesse de son pourpoint avait tente l'un d'eux, qui le lui avait arrache avant de le lancer par-dessus le bord, et le juif avait ete force de le lui racheter afin de pouvoir montrer a Orio ce temoignage de la mort de son ennemi. Apres beaucoup d'emportements et d'imprecations echanges de part et d'autre, Orio, qui, malgre la brutalite et la mechancete de ses associes, exercait un ascendant extraordinaire sur eux, et savait d'un mot et d'un geste les reduire au silence au plus fort de leur colere, parut s'apaiser et se contenter du serment de Hussein. Hussein refusa, a la verite, de jurer par Allah et le prophete qu'il fut certain de la mort d'Ezzelin, car il ne l'avait pas vu jeter a la mer; mais il jura que, si on lui avait conserve la vie, il n'etait pas complice de cette trahison; il jura aussi qu'il s'assurerait de la verite et qu'il chatierait severement quiconque aurait desobei a l'Uscoque. Il prononca ce mot en italien, et en portant les deux mains sur sa tete il s'inclina jusqu'a terre devant Orio. Lui! l'Uscoque! O Giovanna! Giovanna! comment ne tombes-tu pas morte en voyant que cet infame egorgeur, traitre a sa patrie, insatiable larron et meurtrier feroce, est ton epoux, l'homme que tu as tant aime! Giovanna se parle ainsi a elle-meme. Peut-etre parle-t-elle tout haut, tant elle meprise a cette heure le danger de mourir, tant elle a perdu le sentiment de son etre, absorbee qu'elle est tout entiere dans cette scene d'epouvante et de degout. Les brigands etaient si animes par la dispute qu'ils n'auraient pu l'entendre. Ils parlerent longtemps encore. Giovanna ne les entendit plus; ses bras se tordirent, son cou se gonfla et ses yeux se renverserent dans leur orbite. Elle tomba sur le carreau et perdit le sentiment de son infortune. Les pirates, ayant fait leurs dernieres conventions avec Orio, etaient repartis. Orio se jeta sur son lit et s'endormit brise de fatigue. Naam, apres avoir panse sa blessure, veille aupres de lui, couchee a terre sur une natte. Il y a bien longtemps que Naam n'a goute un paisible sommeil. Elle porte dans les evenements les plus terribles et dans les plus rudes fatigues de la vie le calme et la sante d'un esprit et d'un corps fortement trempes. Lorsqu'elle s'assoupit, un songe transporte quelquefois son imagination au temps ou, bercee dans un hamac de damas plus blanc que la neige par quatre jeunes esclaves nubiennes, a la peau noire comme la nuit, aux dents blanches, a l'air franc et joyeux, elle s'endormait aux sons de la mandore dans la fumee du benjoin, dans les langueurs d'une oisivete voluptueuse, aux sourires de Phingari, la reine des nuits orientales, aux caresses de la brise, qui effeuillait mollement sur son sein les fleurs de sa chevelure. Ces temps ne sont plus. Les pieds delicats de Naam foulent maintenant le gravier amer des rivages et les pointes dechirantes des recifs. Ses mains effilees se sont endurcies au maniement du gouvernail et des cordages. Le souffle dessechant des vents et l'air apre de la mer ont hale cette peau que l'on pouvait comparer naguere au tissu veloute des fruits, avant que la main leur ait enleve la vapeur argentee dont le matin les a revetus. Plante flexible et embaumee, mais forte et vivace, Naam est nee au desert, parmi les tribus libres et errantes. Elle n'a point oublie le temps ou, courant pieds nus sur le sable ardent, elle menait les chameaux a la citerne et chassait devant elle leur troupe docile, rapportant sur sa tete une amphore presque aussi haute qu'elle. Elle se souvient d'avoir passe d'une main hardie le frein dans la bouche rebelle des maigres cavales blanches de son pere. Elle a dormi sous les tentes vagabondes, aujourd'hui au pied des montagnes, et demain au bout de la plaine. Couchee entre les jambes des coursiers genereux, elle ecoutait avec insouciance les rugissements lointains du chacal et de la panthere. Enlevee par des bandits et vendue au pacha avant d'avoir connu les joies d'un amour libre et partage, elle a fleuri, comme une plante exotique, a l'ombre du harem, privee d'air, de mouvement et de soleil, regrettant sa misere au sein de l'opulence et detestant le despote dont elle subissait les caresses. Maintenant Naam ne regrette plus sa patrie. Elle aime, elle se croit aimee. Orio la traite avec douceur et lui confie tous ses secrets. Sans aucun doute elle lui est chere, car elle lui est utile, et jamais il ne retrouvera tant de zele uni a tant de discretion, de presence d'esprit, de courage et d'attachement. D'ailleurs Naam se sent libre. L'air circule largement autour d'elle, ses yeux embrassent l'immense anneau de l'horizon. Elle n'a de devoirs que ceux que son coeur lui dicte, et le seul chatiment qu'elle ait a redouter, c'est de n'etre plus aimee. Naam ne regrette donc ni ses esclaves, ni son bain parfume, ni ses tresses de perles de Ceylan, ni son lourd corset de pierreries, ni ses longues nuits de sommeil, ni ses longues journees de repos. Reine dans le harem, elle n'avait pas cesse de se sentir esclave; esclave parmi les chretiens, elle se sentit libre, et la liberte, selon elle, c'est plus que la royaute. Un jour nouveau va poindre, lorsqu'un faible soupir reveille Naam de son premier sommeil. Elle se souleve sur ses genoux et interroge le front penche de Soranzo. Il dort paisiblement, son souffle est egal et pur. Un soupir plus profond que le premier et plein d'une inexprimable angoisse frappe encore l'oreille de Naam. Elle quitte le lit d'Orio et souleve sans bruit le rideau de la croisee. Elle trouve Giovanna gisante, s'etonne, s'emeut et garde un genereux silence; puis, se rapprochant d'Orio, elle abaisse sur lui les courtines de son lit, retourne aupres de Giovanna, la prend dans ses bras, la releve, et, sans eveiller personne, la reporte dans sa chambre. Orio ignora ce que Giovanna avait ose. Il la tint captive dans ses appartements et n'alla plus jamais s'informer d'elle. Naam essaya en vain de l'adoucir en sa faveur. Cette fois Naam fut sans persuasion, et Orio lui sembla manquer de confiance et rouler en lui-meme quelque sinistre dessein. Les soins de Naam ont gueri la blessure d'Orio en peu de jours. La mort d'Ezzelin parait constatee; nulle part on n'a retrouve aucun indice qui ait pu faire croire a son salut. S'il etait possible d'echapper a la ferocite impetueuse des pirates, il ne le serait pas d'echapper a la haine reflechie de Soranzo. Giovanna ne se plaint plus; elle ne parait plus souffrir; elle ne se penche plus les soirs a sa fenetre; elle n'ecoute plus les bruits vagues de la nuit. Quand Naam lui chante les airs de son pays en s'accompagnant du luth ou de la mandore, elle n'entend pas et sourit. Quelquefois elle tient un livre et semble lire; mais ses yeux restent fixes des heures entieres sur la meme page, et son esprit n'est point la. Elle est plus distraite et moins abattue qu'avant la mort d'Ezzelin. Souvent on la surprend a genoux, les yeux leves vers le ciel et ravie dans une sorte d'extase. Giovanna a trouve enfin le calme du desespoir; elle a fait un voeu: elle n'aime plus rien sur la terre. Elle semble avoir recouvre la volonte de vivre. Deja elle redevient belle, et la pourpre de la sante commence a refleurir sur son visage. Morosini a appris le desastre d'Ezzelin, et son ame s'indigne de l'insolence des pirates. La perte de ce noble et fidele serviteur de la republique remplit de douleur l'amiral et toute l'armee. On celebre pour lui un service funebre sur les navires de la flotte venitienne, et le port de Corfou retentit des lugubres saluts du canon qui annoncent a l'armee la triste fin d'un de ses plus vaillants officiers. On murmure contre l'inaction et la lachete de Soranzo. Morosini commence a concevoir des soupcons graves; mais sa prudence scrupuleuse commande le silence. Il envoie a son neveu l'ordre de venir sur-le-champ le trouver pour lui rendre compte de sa conduite, et de laisser le commandement de son ile et de sa garnison a un Mocenigo qu'il envoie a sa place. Morosini ordonne aussi a Soranzo de ramener sa femme avec lui, et de laisser a Mocenigo la galeace qu'il commandait, et dont il a fait si peu d'usage. Mais Soranzo, qui entretient des espions a Corfou et dont les messagers rapides devancent l'escadre de Mocenigo, a ete averti a temps. Il n'a pas attendu jusqu'a ce jour pour mettre en surete les riches captures qu'il a faites de concert avec Hussein et ses associes. Il a converti toutes ses prises en or monnaye. Une partie est deja rendue a Venise. Orio a fait equiper la galere sur laquelle Giovanna est venue le trouver. Aide de Naam et de ses affides, il y a porte, durant la nuit, des caisses pesantes et des outres de peau de chameau remplies d'or: c'est le reste de ses tresors, et la galere est prete a mettre a la voile. Il annonce a ses officiers que la signora veut retourner a Venise, et ne leur laisse pas soupconner la disgrace qui le menace et dont il se rit desormais, car il a tout prevu. Les pirates sont avertis. Hussein cingle rapidement avec sa flottille vers le grand archipel, refuge assure ou il bravera les forces venitiennes, et ou l'on assure qu'il est mort longtemps apres, a l'age de quatre-vingt-six ans, exercant toujours la piraterie et n'etant jamais tombe au pouvoir de ses adversaires. Le juif albanais l'accompagne. Condamne a mort a Venise pour plusieurs meurtres, il n'est point a craindre pour Orio qu'il ose jamais y retourner. Mais le renegat Fremio, dont les crimes sont moins constates et l'audace plus grande, lui inspire de la mefiance. Il l'interroge, il apprend de lui que son desir est de retourner en Italie, et il craint ses delations. Il l'invite a rester avec lui, et s'engage a le faire rentrer dans Venise, sur sa galere, sans qu'il soit expose aux poursuites de la loi. Le renegat, tout mefiant qu'il est, s'abandonne a l'espoir de finir paisiblement ses jours dans sa patrie, au sein des richesses que le brigandage lui a procurees. Il depose son butin sur la galere qui porte deja celui d'Orio, et, changeant de costume et de manieres, il se fait passer dans l'ile pour un negociant genois echappe a l'esclavage des Ottomans et refugie sous la protection de Soranzo. Le commandant Leontio, le lieutenant de vaisseau Mezzani, et les deux matelots qui conduisent la barque mysterieuse de Soranzo parmi les ecueils, sont, avec le renegat, les seuls complices qu'Orio ait desormais a redouter. Tous les preparatifs sont termines. Le depart de Giovanna pour Venise est fixe au premier jour du mois de mai. C'est ce jour-la precisement que Mocenigo doit arriver a San-Silvio avec l'ordre de rappel. Orio seul le sait. Il a fait annoncer a Giovanna qu'elle eut a se tenir prete, et la veille au soir il se rend chez elle apres avoir fait dire a Leontio, a Mezzani et au renegat qu'ils eussent a venir recevoir, a minuit dans son appartement, des communications importantes pour leurs interets. Orio a endosse son plus riche pourpoint et boucle sa chevelure; des bagues etincellent a ses doigts, et sa main droite, a peu pres guerie et couverte d'un gant parfume, balance avec grace une branche fleurie. Il entre chez sa femme sans se faire annoncer, renvoie ses femmes, et, reste seul avec elle, s'approche pour l'embrasser. Giovanna recule comme si le basilic l'eut touchee, et se derobe a ses caresses. "Laissez-moi, dit-elle a Soranzo, je ne suis plus votre femme, et nos mains, qui semblaient unies pour l'eternite, ne doivent plus se rencontrer ni dans ce monde ni dans l'autre. --Vous avez raison, mon amour, dit Soranzo, d'etre irritee contre moi. J'ai ete pour vous sans tendresse et sans courtoisie pendant plusieurs jours; mais vous vous apaiserez, aujourd'hui que je viens mettre le genou en terre devant vous et me justifier." Il lui raconte alors qu'absorbe par les soins de sa charge, il n'a voulu gouter de repos et de bonheur qu'apres avoir accompli son oeuvre. Maintenant, selon lui, tout est pret pour que ses desseins eclatent, et que sa fidelite a la republique soit constatee par l'extinction entiere des pirates. Un renfort, qu'il a demande a l'amiral, doit lui arriver, et toutes ses mesures sont prises pour un combat terrible, decisif. Mais il ne veut pas que son epouse respectee et cherie reste exposee aux chances d'une telle aventure. Il a tout fait preparer pour son depart. Il l'escortera lui-meme avec la galeace jusqu'a la hauteur de Teakhi; puis il reviendra laver la tache que le soupcon a faite a son honneur, ou s'ensevelir sous les decombres de la forteresse. "Cette nuit est la derniere que nous passerons ensemble sous le toit de ce donjon, ajoute-t-il. C'est peut-etre la derniere de notre vie que nous passerons sous les memes lambris. Ma Giovanna ne s'armera point de fierte a cette heure fatale. Elle ne repoussera pas mon amour et mon repentir. Elle m'ouvrira son coeur et ses bras; pour la derniere fois peut-etre, elle me rendra ce bonheur qu'elle seule m'a fait connaitre sur la terre." En parlant ainsi, il l'enlace dans ses bras, et humilie devant elle ce front superbe qui tant de fois l'a fait trembler. En meme temps il cherche a lire dans ses yeux le degre de confiance qu'il inspire, ou de soupcon qu'il lui reste a combattre. Il pense qu'il est temps encore de reprendre son empire sur cette femme qui l'a tant aime, et aupres de qui, tant qu'il l'a voulu, sa puissance de persuasion n'a jamais echoue. Mais elle se degage de ses etreintes et le repousse froidement. "Laissez-moi, lui dit-elle. S'il reste un moyen humain de rehabiliter votre honneur, je vous en felicite; mais il n'en est aucun pour vous de ressaisir sur moi vos droits d'epoux. Si vous succombez dans votre entreprise, vos fautes seront peut-etre expiees, et je prierai pour vous; mais si vous survivez, je n'en serai pas moins separee de vous pour jamais." Orio palit et fronce le sourcil; mais Giovanna ne s'emeut plus de sa colere. Orio se contient et persiste a l'implorer. Il feint de prendre sa froideur pour du depit; il l'interroge, il veut savoir si elle persiste a l'accuser. Giovanna refuse de s'expliquer. "Je ne dois compte de mes pensees qu'a Dieu, lui dit-elle; Dieu seul est desormais mon epoux et mon maitre. J'ai tant souffert de l'amour terrestre que j'en ai reconnu le neant. J'ai fait un voeu: en rentrant a Venise, je ferai rompre mon mariage par le pape, et je prendrai le voile dans un couvent." Orio affecte de rire de cette resolution. Il feint de n'y point croire et d'esperer que, dans quelques heures, Giovanna se laissera flechir par ses caresses. Il se retire d'un air presomptueux qui remplit de mepris cette ame tendre, mais fiere, qui ne peut plus aimer l'etre qu'elle meprise, et qui a reporte vers le ciel tout son espoir et toute sa foi. Naam attendait Orio a la porte de la tour. Elle lui trouva l'air farouche, la parole breve et la voix tremblante. "Quelle heure vient de sonner, Naam? --Deux heures avant minuit. --Tu sais ce que nous avons a faire? --Tout est pret. --Les convives seront-ils a minuit dans ma chambre? --Ils y seront. --As-tu ton poignard? --Oui, maitre, et voici le tien. --Es-tu sure de toi-meme, Naam? --Maitre, es-tu sur de leur trahison? --Je te l'ai dit. Doutes-tu de ma parole? --Non, maitre. --Marchons donc! --Marchons!" Orio et Naam penetrent dans les galeries souterraines, descendent l'echelle de cordes, gagnent le bord de la mer, et appellent la barque. Les deux infatigables rameurs, qui toujours a cette heure se tiennent caches dans la grotte voisine, attentifs au signal qui doit les avertir, mettent a flot sur-le-champ et s'approchent. Orio et sa compagne s'elancent sur la barque et ordonnent aux matelots de s'eloigner de la cote. Bientot ils sont assez loin du chateau pour le dessein de Soranzo. Assis a la poupe, il se souleve, et, approchant du rameur courbe devant lui, il lui enfonce son poignard dans la gorge. "Trahison!" s'ecrie celui-ci; et il tombe sur ses genoux en rugissant. Son compagnon abandonne la rame et s'elance vers lui; Naam l'etend par terre d'un coup de hache sur la tete; et tandis qu'elle s'empare de la rame et empeche le bateau de deriver, Orio acheve les victimes. Puis il les lie ensemble avec un cable et les attache fortement au pied du mat. Il prend ensuite l'autre rame et vogue a la hate vers le rocher de San-Silvio. Au moment d'y arriver, il prend la hache, et en quelques coups perce le plancher de la barque, ou l'eau s'elance en bouillonnant. Alors il saisit le bras de Naam et se precipite avec elle sur la greve, tandis que la barque s'enfonce et disparait sous les flots, avec ses deux cadavres. Un silence affreux a regne entre ces deux criminels depuis qu'ils ont quitte la greve pour monter sur la barque. Pendant et apres l'assassinat ils n'ont point echange une parole. "Allons! tout va bien, du courage!" dit Soranzo a Naam, dont il entend les dents claquer. Naam essaye en vain de repondre; sa gorge est serree. Elle ne perd cependant ni sa resolution ni sa presence d'esprit. Elle remonte l'echelle et rentre avec Orio dans la tour. Alors elle allume un flambeau, et leurs regards se rencontrent. Leurs figures livides, leurs habits teints de sang leur causent tant d'horreur qu'ils s'eloignent l'un de l'autre et craignent de se toucher. Mais Orio s'efforce de raffermir par son audace le courage ebranle de Naam. "Ceci n'est rien, lui dit-il. La main qui a frappe le tigre tremblera-t-elle devant l'agonie des animaux plus vils?" Naam, toujours muette, lui fait signe de ne pas rappeler cette image. Elle n'a eu ni regret ni remords du meurtre du pacha, mais elle ne peut supporter qu'on lui retrace ce souvenir. Elle se hate de changer de vetement, et tandis qu'Orio imite son exemple, elle prepare la table pour le souper. Bientot les convives frappent doucement a la porte. Elle les introduit. Ils s'etonnent de ne voir aucun serviteur occupe au service du repas. "J'ai des communications importantes a vous faire, leur dit Orio, et le secret de notre entretien ne souffre pas de temoins inutiles. Ces fruits et ce vin suffiront pour une collation qui n'est ici qu'un pretexte. Le temps n'est pas venu de se livrer au plaisir. C'est dans la belle Venise, au sein des richesses et a l'abri des dangers, que nous pourrons passer les nuits en de folles orgies. Ici il s'agit de regler nos comptes et de parler d'affaires. Naam, donne-nous des plumes et du papier. Mezzani, vous serez le secretaire, et Fremio fera les calculs. Leontio, versez-nous du vin a tous pendant ce temps." Des le commencement, Fremio eleva des pretentions injustes, et soutint que Leontio ne lui avait pas donne une reconnaissance exacte des valeurs deposees par lui sur la galere. Orio feignit d'ecouter leur debat avec l'attention d'un juge integre. Au moment ou ils etaient le plus echauffes, le renegat, qui s'exprimait avec difficulte, et dont le langage grossier faisait sourire de mepris les autres convives, se troubla de depit et de honte, et but a plusieurs reprises pour se donner de l'audace; mais ses paroles devinrent de plus en plus confuses, et, frappant du pied avec rage, il quitta la dispute et passa sur le balcon. Naam le suivit des yeux. Au bout d'un instant, et comme la dispute continuait entre Leontio et Mezzani, un regard echange avec son esclave apprit a Soranzo que Fremio ne parlerait plus. Il etait assis sur la terrasse, les jambes pendantes, les bras enlaces aux barreaux de la balustrade, la tete penchee, les yeux fixes. "Est-il deja ivre? dit Leontio. --Oui, et tant mieux, repondit le lieutenant. Terminons nos affaires sans lui." Il essaya de lire ce que Leontio ecrivait; sa vue se troubla. "Ceci est etrange, dit-il en portant sa main a son front; moi aussi, je suis ivre. Messer Soranzo, ceci est une infamie: vous nous servez du vin qu'on ne peut boire sans perdre aussitot la force de savoir ce qu'on fait... Je ne signerai rien avant demain matin." Il retomba sur sa chaise, les yeux fixes, les levres violettes, les bras etendus sur la table. "Qu'est-ce? dit Leontio en se retournant et en le regardant avec effroi; seigneur gouverneur, ou je n'ai jamais vu mourir personne, ou cet homme vient de rendre l'ame. --Et vous allez en faire autant, seigneur commandant, lui dit Orio en se levant et en lui arrachant la plume et le papier. Depechez-vous d'en finir; car il n'est plus d'espoir pour vous, et nos comptes sont regles." Leontio avait avale seulement quelques gouttes de vin; mais la terreur aida a l'effet du poison, et lui porta le coup mortel. Il tomba sur ses genoux, les mains jointes, l'oeil egare et deja eteint. Il essaya de balbutier quelques paroles. "C'est inutile, lui dit Orio en le poussant sous la table; votre ruse ici ne servira plus de rien. Je sais bien que votre marche etait deja fait, et que, plus habile que ces deux-la, vous trahissiez d'un cote la republique, pour avoir part a notre butin, et de l'autre vos complices, afin de vous reconcilier avec la republique en nous envoyant aux Plombs. Mais pensez-vous qu'un homme comme moi veuille ceder la partie a un homme comme vous? Allons donc! Le vautour qui combat est fait pour s'envoler, et la chenille qui rampe pour etre ecrasee. C'est le droit divin qui l'ordonne ainsi. Adieu, brave commandant, qui me faisiez passer pour fou. Lequel de nous l'est le plus a cette heure?" Leontio essaya de se relever; il ne le put, et se traina au milieu de la chambre, ou il expira en murmurant le nom d'Ezzelin. Fut-ce l'effet du remords? la vision sanglante lui apparut-elle a son dernier instant? Orio et Naam rassemblerent les trois cadavres et les entasserent sous la table, qu'ils renverserent dessus avec les nappes et les meubles; puis Orio prit un flambeau, et mit le feu a ce monceau apres avoir ferme les fenetres. Orio, s'eloignant alors, dit a Naam de rester a la porte jusqu'a ce qu'elle eut vu les cadavres, la table et tous les meubles qui etaient dans la salle entierement consumes, et les flammes faire eruption au dehors; qu'alors elle eut a descendre le grand escalier et a jeter l'epouvante dans le chateau en sonnant la cloche d'alarme. Appuyee contre la porte, les bras croises sur la poitrine, les yeux fixes sur le hideux bucher d'ou s'elevent des flammes bleuatres, Naam reste seule livree a ses sombres pensees. Bientot des tourbillons de fumee se roulent en spirale et se dressent comme des serpents vers la voute. La flamme s'etend; les voix aigues de l'incendie commencent a siffler, a se repondre, a se meler et a former des accords dechirants. On prendrait le pave de marbre etincelant pour une eau profonde ou se reflete l'eclat du foyer. Les fresques de la muraille apparaissent derriere les tourbillons de flamme et de fumee comme les sombres esprits qui protegent le crime et se plaisent dans le desastre. Peu a peu elles se detachent de la muraille, et ces pales geants tombent par morceaux sur le pave avec un bruit sec et sinistre. Mais rien dans cette scene d'epouvante, a laquelle preside silencieusement Naam, n'est aussi effrayant que Naam elle-meme. Si une des victimes, dont les ossements noircis gisent deja dans la cendre, pouvait se ranimer un instant et voir Naam eclairee par ces reflets livides, la levre contractee d'horreur, mais le front arme d'une resolution inexorable, elle retomberait foudroyee comme a l'aspect de l'ange de la mort. Jamais Azrael n'apparut aux hommes plus terrible et plus beau que ne l'est a cette heure l'etre mysterieux et bizarre qui preside froidement aux vengeances d'Orio. Cependant les vitres tombent en eclats, et l'incendie va se repandre. Naam songe a executer les ordres de son maitre et a donner l'alarme. Mais d'ou vient qu'Orio l'a quittee sans lui dire de l'accompagner? Dans l'horreur de l'oeuvre qu'ils ont accomplie ensemble, Naam a obei machinalement, et maintenant un effroi subit, une sollicitude genereuse s'emparent de ce coeur de tigre. Elle oublie de sonner la cloche, et, franchissant d'un pied rapide les escaliers et les galeries qui separent la grande tour du palais de bois, elle s'elance vers les appartements de Giovanna. Un profond silence y regne. Naam ne s'etonne pas de ne point rencontrer dans les chambres qu'elle traverse precipitamment les femmes qui servent Giovanna. La negresse fidele, dont le hamac est ordinairement suspendu en travers de la porte de sa maitresse, n'est pas la non plus. Naam ignore que, sous pretexte d'avoir un rendez-vous d'amour avec sa femme, Orio a eloigne d'avance toutes ses servantes. Elle pense qu'au contraire son premier soin a ete de venir chercher Giovanna, afin de la soustraire a l'incendie. Cependant Naam n'est pas tranquille; elle penetre dans la chambre de Giovanna. Un profond silence regne la comme partout, et la lampe jette une si faible clarte que Naam ne distingue d'abord que confusement les objets. Elle voit pourtant Giovanna couchee sur son lit, et s'etonne du peu d'empressement qu'Orio a mis a l'avertir du danger qui la menace. En cet instant, Naam est saisie d'une terreur qu'elle n'a point encore eprouvee, ses genoux tremblent. Elle n'ose avancer. Le levrier, au lieu de se jeter sur elle avec rage comme a l'ordinaire, s'est approche d'un air suppliant et craintif. Il est retourne s'asseoir devant le lit, et la, l'oreille dressee, le cou tendu, il semble epier avec inquietude le reveil de sa maitresse; de temps en temps il retourne la tete vers Naam, avec une courte plainte, comme pour l'interroger, puis il leche le plancher humide. Naam prend la lampe, l'approche du visage de Giovanna, et la voit baignee dans son sang. Son sein est perce d'un seul coup de poignard; mais cette blessure profonde, mortelle, Naam connait la main qui l'a faite, et elle sait qu'il est inutile d'interroger ce qui peut rester de chaleur a ce cadavre, car la ou Soranzo a frappe il n'est plus d'espoir. Naam reste immobile en face de cette belle femme, endormie a jamais; mille pensees nouvelles s'eveillent dans son ame; elle oublie tout ce qui a precede ce meurtre. Elle oublie meme l'incendie qu'elle a allume et qui court apres elle. "O ma soeur! s'ecrie-t-elle, qu'as-tu donc fait qui ait merite la mort? Est-ce la le sort reserve aux femmes d'Orio? A quoi t'a servi d'etre belle? A quoi t'a servi d'aimer? Est-ce donc moi qui suis cause de la haine que tu inspirais? Non, car j'ai tout fait pour l'adoucir, et j'aurais donne ma vie pour sauver la tienne. Serait-ce parce que tu as ete trop soumise et trop fidele, que l'on t'a payee de mepris? Tu as ete faible, o femme! Je me souviendrai de toi, et ce qui t'arrive me servira d'enseignement." Pendant que Naam, perdue dans des reflexions sinistres, interroge sa destinee sur le cadavre de Giovanna, l'incendie gagne toujours, et deja la galerie de bois qui entoure le parterre est a demi consumee. Le sifflement et la clarte sinistre avertissent en vain Naam de l'approche du feu; elle n'entend rien, et son ame est tellement consternee que la vie ne lui semble pas valoir en cet instant la peine d'etre disputee. Cependant Orio s'est retire sur une plate-forme voisine, d'ou il contemple l'incendie trop lent a son gre. Toute cette partie du chateau, dont il a eu soin d'eloigner les habitants, va etre dans quelques minutes la proie des flammes; mais Orio n'a pas pris le soin de porter lui-meme l'incendie dans la chambre de Giovanna. Il entend les cris des sentinelles qui viennent d'apercevoir la clarte sinistre, et qui donnent l'alarme. On peut arriver a temps encore pour penetrer aupres de Giovanna, et pour voir qu'elle a peri par le fer. Orio previent ce danger. Il se precipite, un tison enflamme a la main, dans l'appartement conjugal; mais, en voyant Naam debout devant le lit sanglant, il recule epouvante comme a l'aspect d'un spectre. Puis une pensee infernale traverse son ame maudite. Tous ses complices sont ecartes, tous ses ennemis sont aneantis. Le seul confident qui lui reste, c'est Naam. Elle seule desormais pourra reveler par quels forfaits ses richesses furent acquises et conservees. Un dernier effort de volonte, un dernier coup de poignard rendrait Orio maitre absolu, possesseur unique de ses secrets. Il hesite, mais Naam se retourne et le regarde. Soit qu'elle ait pressenti son dessein, soit que le meurtre de Giovanna ait empreint d'indignation et de reproche son front livide et son regard sombre, ce regard exerce sur Orio une fascination magique; son ame conserve le desir du mal, mais elle n'en a plus la force. Orio a compris en cet instant que Naam est un etre plus fort que lui, et que sa destinee ne lui appartient pas comme celle de ses autres victimes. Orio est saisi d'une peur superstitieuse. Il tremble comme un homme surpris par le _mauvais oeil_. Il fait du moins un effort pour achever d'aneantir Giovanna, et, jetant son brandon sur le lit: "Que faites-vous ici? dit-il d'un air farouche a Naam. Ne vous avais-je pas ordonne de sonner la cloche? Allez, obeissez! Voyez! le feu nous poursuit! --Orio, dit Naam sans se deranger et sans quitter la main du cadavre qu'elle a prise dans les siennes, pourquoi as-tu tue ta femme? c'est un grand crime que tu as commis! Je te croyais plus qu'un homme, et je vois maintenant que tu es un homme comme les autres, capable de bien et de mal! Comment te respecterai-je maintenant que je sais que l'on doit te craindre, Orio? Ceci est une chose que je ne pourrai jamais oublier, et tout mon amour pour toi ne me suggere rien a cette heure qui puisse l'excuser. Plut a Dieu que tu ne l'eusses point fait, et que je ne l'eusse point vu! Je ne sais si ton Dieu te pardonnera; mais a coup sur Allah maudit l'homme qui tue sa femme chaste et fidele. --Sortez d'ici, s'ecrie Soranzo, qui craint d'etre surpris en ce lieu et durant cette querelle. Faites ce que je vous commande et taisez-vous, ou craignez pour vous-meme." Naam le regarde fixement, et lui montrant les flammes qui s'elancent en gerbe par la porte: "Celui de nous deux qui traversera ceci avec le plus de calme, lui dit-elle, aura le droit de menacer l'autre et de l'effrayer." Et, tandis qu'Orio, vaincu par le peril, s'elance rapidement hors de la chambre, elle s'approche lentement de la porte embrasee, sans paraitre s'apercevoir du danger. Le chien la suit jusqu'au seuil; mais, voyant qu'on laisse sa maitresse, il revient aupres du lit en pleurant. "Animal plus sensible et plus devoue que l'homme, dit Naam en revenant sur ses pas, il faut que je te sauve." Mais elle s'efforce en vain de l'arracher au cadavre; il se defend et s'acharne. A moins de perdre toute chance de salut, Naam ne peut s'obstiner a cette lutte. Elle franchit les flammes avec calme, et trouve Orio dans le parterre, qui l'attend avec impatience, et la regarde avec admiration. "O Naam! lui dit-il en lui prenant le bras et en l'entrainant, vous etes grande, vous devez tout comprendre! --Je comprends tout, hormis cela!" repond Naam en lui montrant du doigt la chambre de Giovanna, dont le plafond s'ecroule avec un bruit affreux. En un instant tout le chateau fut en rumeur. Soldats et serviteurs, hommes et femmes, tous s'elancerent vers les appartements du gouverneur et de sa femme. Mais, au moment ou Orio et Naam en sortirent, le palais de bois, qui avait pris feu avec une rapidite effrayante, n'etait deja plus qu'un monceau de cendres entoure de flammes. Personne ne put y penetrer; un vieux serviteur de la maison de Morosini s'y obstina et y perit. Soranzo et son esclave disparurent dans le tumulte. Le vent, qui soufflait avec force, porta la flamme sur tous les points. Bientot le donjon tout entier ne presenta plus qu'une immense gerbe rouge, et la mer se teignit, a une lieue a la ronde, d'un reflet sanglant. Les tours s'ecroulerent avec un bruit epouvantable, et les lourds creneaux, roulant du haut du rocher dans la mer, comblerent les grottes et les secretes issues qui avaient servi a la barque et aux sorties mysterieuses d'Orio. Les navires qui passerent au loin et qui virent ce foyer terrible crurent qu'un phare gigantesque avait ete dresse sur les ecueils, et les habitants consternes des iles voisines dirent: "Voila les pirates qui egorgent la garnison venitienne et qui mettent le feu au chateau de San-Silvio." Vers le matin, tous les habitants, successivement chasses du donjon par l'incendie, se pressaient sur les greves de la baie, seul endroit ou les pierres lancees et les decombres qui s'ecroulaient ne pussent les atteindre. Beaucoup avaient peri. A la clarte livide de l'aube, on fit le denombrement des victimes, et tous les regards se porterent vers Orio, qui, assis sur une pierre, ayant Naam debout a ses cotes, gardait un silence farouche. Le donjon brulait encore, et la teinte du jour naissant rendait toujours plus affreuse celle de l'incendie. Personne ne songeait plus a combattre le fleau. Des pleurs, des blasphemes se faisaient entendre dans les divers groupes. Ceux-ci regrettaient un ami, ceux-la quelque effet precieux; tous se demandaient a voix basse: "Mais ou donc est la signera Soranzo? L'a-t-on enfin sauvee, que le gouverneur parait si tranquille?" Tout a coup un fracas, plus epouvantable que tous les autres, fit tressaillir d'effroi les courages les mieux eprouves. Un craquement general ebranla du haut en bas la masse de pierres noircies qui se defendait encore contre les flammes. Les flancs balsatiques du rocher en furent ebranles, et des fentes profondes sillonnerent ce bloc immense, comme lorsque la foudre fait eclater le tronc d'un vieil arbre. Toute la partie superieure du donjon, les vastes terrasses de marbre les plates-formes des tours et le couronnement dentele s'ecroulerent spontanement. Les flammes furent etouffees apres s'etre divisees en mille langues ardentes qui semblaient ruisseler en cascades de feu sur les flancs de l'edifice. Cette forteresse ne presenta plus alors qu'un informe amas de pierres d'ou s'exhalaient les tourbillons noirs d'une acre fumee et quelques faibles jets de flamme palissante, dernieres emanations peut-etre des vies ensevelies sous ces decombres. Alors il se fit un silence de mort, et les pales habitants de l'ile, epars sur la greve humide, se regarderent comme des spectres qui se relevent du tombeau en secouant leurs suaires poudreux. Mais du sein de ces ruines, ou toute manifestation de la vie semblait a jamais etouffee, on entendit sortir une voix etrange, lamentable, un hurlement qu'il etait impossible de definir et qui se prolongea d'une maniere dechirante pendant plusieurs minutes, jusqu'a ce qu'il cessat par un aboiement rauque, etouffe, un dernier cri de mort; apres quoi on n'entendit plus que la voie de la mer, eternellement destinee a gemir sur cette rive devastee. "Ou se sera refugie ce chien ensorcele pour n'etre ecrase qu'a cette heure? dit Orio a Naam. --Vous etes sur, repondit Naam, que maintenant il ne reste plus rien de..... --Partons!" dit Orio en levant ses deux bras vers les pales etoiles qui s'eteignaient dans la blancheur du matin. Ceux qui le virent de loin prirent ce geste pour l'elan d'un desespoir immense. Naam, qui le comprit mieux, y vit un cri de triomphe. Soranzo et son esclave se jeterent dans une barque et gagnerent la galere qu'on avait equipee pour le depart de Giovanna. Soranzo fit deplier toutes les voiles et donna le signal du depart. Naam, quelques serviteurs et un tres-petit equipage choisi parmi l'elite de ses matelots, montaient avec lui ce leger navire. En vain les officiers de la garnison et de la galeace vinrent-ils lui demander ses ordres; il les repoussa durement, et pressant ses hommes de lever l'ancre: "Messieurs, dit-il a sa troupe consternee, pouvez-vous me rendre la femme que j'ai tant aimee et qui reste la ensevelie? Non, n'est-ce pas? Alors de quoi me parlez-vous, et de quoi voulez-vous que je vous parle?" Puis il tomba comme foudroye sur le pont de sa galere, qui deja fendait l'onde. "Le desespoir a fini d'egarer sa raison," dirent les officiers en se retirant dans leur barque et en regardant la fuite rapide du chef qui les abandonnait. Quand la galere fut hors de leur vue, Naam se pencha vers Orio, qui restait etendu sans mouvement sur le tillac. "On ne te regarde plus, lui dit-elle a l'oreille: menteur, leve-toi!" * * * * * L'abbe reprenant la parole tandis que Beppa offrait a Zuzuf un sorbet: "Je ne me chargerai pas de vous raconter exactement, dit-il, ce qui se passa aux iles Curzolari apres le depart d'Orio Soranzo. Je pense que notre ami Zuzuf ne s'en est guere informe, et que d'ailleurs chacun de nous peut l'imaginer. Quand la garnison, les matelots et les gens de service se virent abandonnes par le gouverneur, sans autre asile que la galere et les huttes de pecheurs eparses sur la rive, ils durent s'irriter et s'effrayer de leur position, et rester indecis entre le desir d'aller chercher un refuge a Cephalonie et la crainte d'agir sans ordres, contrairement aux intentions de l'amiral. Nous savons qu'heureusement pour eux Mocenigo arriva avec son escadre dans la soiree meme. Mocenigo etait muni de pouvoirs assez etendus pour couper court a cette situation penible. Apres avoir constate et enregistre les evenements qui venaient d'avoir lieu, il fit rembarquer tous les Venitiens qui se trouvaient a Curzolari; et, donnant le commandement du seul navire qui leur restat au plus ancien officier en grade, il porta ses forces moitie sur Teaki, moitie sur les cotes de Lepante. Mais ce qui causa une grande surprise a Mocenigo, ce fut d'avoir vainement explore les ruines de San-Silvio, vainement soumis a une sorte d'enquete tous ceux qui s'y trouvaient lorsque l'incendie eclata et tous ceux qui furent temoins de l'embarquement et de la fuite de Soranzo, sans pouvoir recueillir aucun renseignement certain sur le sort de Giovanna Morosini, de Leontio et de Mezzani. Selon toute vraisemblance, ces deux derniers avaient peri dans l'incendie; car ils n'avaient point reparu depuis, et certes ils l'eussent fait s'ils eussent pu echapper au desastre. Mais le sort de la signora Soranzo restait enveloppe de mystere. Les uns etaient persuades, d'apres les dernieres paroles que le gouverneur avait dites en partant, qu'elle avait ete victime du feu; les autres (et c'etait le grand nombre) pensaient que ces paroles memes, dans la bouche d'un homme aussi dissimule, prouvaient le contraire de ce qu'il avait voulu donner a croire. La signora, selon eux, avait ete la premiere soustraite au danger et conduite a bord de sa galere. Le trouble qui regnait alors pouvait expliquer comment personne ne se souvenait de l'avoir vue sortir du donjon et de l'ile. Sans doute Orio avait eu des raisons particulieres pour la garder cachee a son bord a l'heure du depart. L'horreur qu'il avait depuis longtemps pour cette ile et son irresistible desir de la quitter avaient pu l'engager a feindre un grand desespoir par suite de la mort de sa femme, afin de fournir une excuse a son depart precipite, a l'abandon de sa charge, a la violation de tous ses devoirs militaires. Mocenigo, ayant epuise tous les moyens d'eclaircir ces faits, proceda a l'embarquement et au depart; mais il ne s'etablit dans sa nouvelle position qu'apres avoir envoye a Morosini un avis pressant, afin qu'il eut a s'informer promptement de sa niece dans Venise, ou l'on presumait que le deserteur Soranzo l'avait ramenee. Pour vous, qui savez quelle etait la veritable position de Soranzo, vous seriez portes a croire, au premier apercu, que, maitre de tresors si cherement acquis, ayant tout a craindre s'il retournait a Venise, il cingla vers d'autres parages, et alla chercher une terre neutre ou la preuve de ses forfaits ne put jamais venir le troubler dans la jouissance de ses richesses. Pourtant il n'en fut rien, et l'audace de Soranzo en cette circonstance couronna toutes ses autres impudences. Soit que les ames laches aient un genre de courage desespere qui n'est propre qu'a elles, soit que la fatalite que notre ami Zuzuf invoque pour expliquer tous les evenements humains condamne les grands criminels a courir d'eux-memes a leur perte, il est a remarquer que ces infames perdent toujours le fruit de leurs coupables travaux pour n'avoir pas su s'arreter a temps. Ce que Morosini ignorait encore, c'est que la dot de sa niece avait ete devoree en grande partie dans les trois premiers mois de son mariage avec Soranzo. Soranzo, aux yeux de qui la bienveillance de l'amiral etait la clef de tous les honneurs et de tous les pouvoirs de la republique, avait tenu par-dessus tout a reparer la perte de cette fortune; et, le moyen le plus prompt lui ayant paru le meilleur, au lieu de chasser les pirates, nous avons vu qu'il s'etait entendu avec eux pour depouiller les navires de commerce de toutes les nations. Une fois lance dans cette voie, des profits rapides, certains, enormes, lui avaient cause tant de surprise et d'enivrement qu'il n'avait pu s'arreter. Non content de proteger la piraterie par sa neutralite et de prelever en secret son droit sur les prises, il voulut bientot mettre a profit ses talents, sa bravoure et l'espece de fanatisme qu'il avait su inspirer a ces bandits pour augmenter ses benefices infames. Tant qu'a risquer son honneur et sa vie, avait-il dit a Mezzani et a Leontio, ses complices (et, on doit le dire, ses provocateurs au crime), il faut frapper les grands coups et risquer le tout pour le tout. Son audace lui reussit. Il commanda les pirates, les guida, les enrichit; et, jaloux de conserver sur eux un ascendant qui pouvait un jour lui redevenir utile, il les renvoya avec leur chef Hussein, tous contents de sa probite et de sa liberalite. Avec eux il se conduisit en grand seigneur venitien, ayant deja une assez belle part au butin pour se montrer genereux, et comptant d'ailleurs se dedommager sur les parts du renegat, du commandant et du lieutenant, dont il regardait la vie comme incompatible avec la sienne propre. Une etoile maudite dans le ciel sembla presider a son destin dans toute cette entreprise et proteger ses effrayants succes. Vous allez voir que cette puissance infernale le porta encore plus loin sur sa roue brulante. Quoique Soranzo eut quadruple la somme qu'il avait desiree, tous les tresors de l'univers n'etaient rien pour lui sans une Venise pour les y verser. Dans ce temps-la l'amour de la patrie etait si apre, si vivace, qu'il se cramponnait a tous les coeurs, aux plus vils comme aux plus nobles; et vraiment il n'y avait guere de merite alors a aimer Venise. Elle etait si belle, si puissante, si joyeuse! c'etait une mere si bonne a tous ses enfants, une amante si passionnee de toutes leurs gloires! Venise avait de telles caresses pour ses guerriers triomphants, de telles fanfares eclatantes pour la bravoure, des louanges si fines et si delicates pour leur prudence, des delices si recherchees pour recompenser leurs moindres services! Nulle part on ne pouvait retrouver d'aussi belles fetes, gouter une aussi charmante paresse, se plonger a loisir aujourd'hui dans un tourbillon aussi brillant, demain dans un repos aussi voluptueux. C'etait la plus belle ville de l'Europe, la plus corrompue et la plus vertueuse en meme temps. Les justes y pouvaient tout le bien, et les pervers tout le mal. Il y avait du soleil pour les uns et de l'ombre pour les autres; de meme qu'il y avait de sages institutions et de touchantes ceremonies pour proclamer les nobles principes, il y avait aussi des souterrains, des inquisiteurs et des bourreaux pour maintenir le despotisme et assouvir les passions cachees. Il y avait des jours d'ovation pour la vertu et des nuits de debauche pour le vice, et nulle part sur la terre des ovations si enivrantes, des debauches si poetiques. Venise etait donc la patrie naturelle de toutes les organisations fortes, soit dans le bien, soit dans le mal. Elle etait la patrie necessaire, irrepudiable, de quiconque l'avait connue! Orio comptait donc jouir de ses richesses a Venise et non ailleurs. Il y a plus, il voulait en jouir avec tous les privileges du sang, de la naissance et de la reputation militaire. Orio n'etait pas seulement cupide, il etait vain au dela de toute expression. Rien ne lui coutait (vous avez vu quels actes de courage et de lachete!) pour cacher sa honte et garder le renom d'un brave. Chose etrange! malgre son inaction apparente a San-Silvio, malgre les charges que les faits elevaient contre lui, malgre les accusations qu'un seul cheveu avait tenues suspendues sur sa tete, enfin malgre la haine qu'il inspirait, il n'avait pas un seul accusateur parmi tous les mecontents qu'il avait laisses dans l'ile. Nul ne le soupconnait d'avoir pris part ou donne protection volontaire a la piraterie, et a toutes les bizarreries de sa conduite depuis l'affaire de Patras on donnait pour explication et pour excuse le chagrin et la maladie. Il n'est si grand capitaine et si brave soldat, disait-on, qui, apres un revers, ne puisse perdre la tete. Soranzo pouvait donc se debarrasser des inconvenients de la maladie mentale a la premiere action d'eclat qui se presenterait; et, comme cette maladie, inventee dans le principe par Leontio, moitie pour le sauver, moitie pour le perdre au besoin, etait la meilleure de toutes les explications dans la nouvelle circonstance, Orio se promit d'en tirer parti. Il eut donc l'insolente idee d'aller sur-le-champ a Corfou trouver Morosini et de se montrer a lui et a toute l'armee sous le coup d'un desespoir profond et d'une consternation voisine de l'idiotisme. Cette comedie fut si promptement concue et si merveilleusement executee que toute l'armee en fut dupe; l'amiral pleura avec son gendre la mort de Giovanna, et finit par chercher a le consoler. La douleur de Soranzo sembla bien legitime a tous ceux qui avaient connu Giovanna Morosini, et tous la tinrent pour sacree, personne n'osant plus blamer sa conduite, et chacun craignant de montrer un coeur sans generosite s'il refusait sa compassion a une si grande infortune. Il se fit garder comme fou pendant huit jours; puis, quand il parut retrouver sa raison, il exprima un si profond degout de la vie, un si entier detachement des choses de ce monde, qu'il ne parla de rien moins que d'aller se faire moine. Au lieu de censurer son gouvernement et de lui oter son rang dans l'armee, le genereux Morosini fut donc force de lui temoigner une tendre affection et de lui offrir un rang plus eleve encore, dans l'espoir de le reconcilier avec la gloire et par consequent avec l'existence. Soranzo, se promettant bien de profiter de ces offres en temps et lieu, feignit de les repousser avec exasperation, et il prit cette occasion pour colorer adroitement sa conduite a San-Silvio. "A moi des distinctions! a moi des honneurs et les fumees de la gloire! s'ecria-t-il; noble Morosini, vous n'y songez pas. N'est-ce pas cette funeste ambition d'un jour qui a detruit le bonheur de toute ma vie? Nul ne peut servir deux maitres; mon ame etait faite pour l'amour et non pour l'orgueil. Qu'ai-je fait en ecoutant la voix menteuse de l'heroisme? J'ai detruit le repos et la confiance de Giovanna; je l'ai arrachee a la securite de sa vie calme et modeste; je l'ai attiree au milieu des orages, dans une prison suspendue entre le ciel et l'onde, ou bientot sa sante s'est alteree; et, a la vue de ses souffrances, mon ame s'est brisee, j'ai perdu toute energie, toute memoire, tout talent. Absorbe par l'amour, consterne par la crainte de voir perir celle que j'aimais, j'ai oublie que j'etais un guerrier pour me rappeler seulement que j'etais l'epoux et l'amant de Giovanna. Je me suis deshonore peut-etre, je l'ignore; que m'importe? Il n'y a pas de place en moi pour d'autres chagrins." Ces infames mensonges eurent un tel succes, que Morosini en vint a cherir Soranzo de toute la chaleur de son ame grande et candide. Lorsque la douleur de son neveu lui parut calmee, il voulut le ramener a Venise, ou les affaires de la republique l'appelaient lui-meme. Il le prit donc sur sa propre galere, et durant le voyage il fit les plus genereux efforts pour rendre le courage et l'ambition a celui qu'il appelait son fils. La galere de Soranzo, objet de toute sa secrete sollicitude, marchait de conserve avec celles qui portaient Morosini et sa suite. Vous pensez bien que sa maladie, son desespoir et sa folie n'avaient pas empeche Soranzo de couver de l'oeil, a toute heure, sa chere galeotte lestee d'or. Naam, le seul etre auquel il put se fier autant qu'a lui-meme, etait assise a la proue, attentive a tout ce qui se passait a son bord et a celui de l'amiral. Naam etait profondement triste; mais son amour avait resiste a ces terribles epreuves. Soit que Soranzo eut reussi a la tromper comme les autres, soit qu'une douleur reelle, suite et chatiment de sa feinte douleur, se fut emparee de lui, Naam avait cru lui voir repandre de veritables larmes; les acces de son delire l'avaient effrayee. Elle savait bien qu'il mentait aux hommes; mais elle ne pouvait imaginer qu'il voulut mentir a elle aussi, et elle crut a ses remords. Et puis, par quels odieux artifices Soranzo, sentant combien le devouement de Naam lui etait necessaire, n'avait-il pas cherche a reprendre sur elle son premier ascendant! Il avait essaye de lui faire comprendre le sentiment de la jalousie chez les femmes europeennes, et a lui inspirer une haine posthume pour Giovanna; mais la il avait echoue. L'ame de Naam, rude et puissante jusqu'a la ferocite, etait trop grande pour l'envie ou la vengeance; le destin etait son Dieu. Elle etait implacable, aveugle, calme comme lui. Mais ce que Soranzo reussit a lui persuader, c'est que Giovanna avait decouvert son sexe, et qu'elle avait blame severement son epoux d'avoir deux femmes. "Dans notre religion, disait-il, c'est un crime que la loi punit de mort, et Giovanna n'eut pas manque de s'en plaindre aux souverains de Venise. Il eut donc fallu te perdre, Naam! Force de choisir entre mes deux femmes, j'ai immole celle que j'aimais le moins." Naam repondait qu'elle se serait immolee elle-meme plutot que de consentir a voir Giovanna perir pour elle; mais Orio voyait bien que ses dernieres impostures etaient les seules qui pussent trouver le cote faible de la belle Arabe. Aux yeux de Naam, l'amour excusait tout; et puis elle n'avait plus la force de juger Soranzo en le voyant souffrir, car il souffrait en effet. On dit de certains etres degrades dans l'humanite que ce sont des betes feroces. C'est une metaphore; car ces pretendues betes sont encore des hommes et commettent le crime a la maniere des hommes, sous l'impulsion de passions humaines et a l'aide de calculs humains. Je crois donc au remords, et la fierte des meurtriers qui vont a l'echafaud d'un air indifferent ne m'en impose pas. Il y a beaucoup d'orgueil et de force dans la plupart de ces etres; et parce que la foule ne voit en eux ni larmes, ni terreur, ni paroles humbles, ni aucun temoignage exterieur de repentir, il n'est pas prouve que tous ces phenomenes du remords et du desespoir ne se produisent pas au dedans, et qu'il ne s'opere pas, dans les entrailles du pecheur le plus endurci en apparence, une expiation terrible dont l'eternelle justice peut se contenter. Quant a moi, je sais que, si j'avais commis un crime, je porterais nuit et jour un brasier ardent dans ma poitrine; mais il me semble que je pourrais le cacher aux hommes, et que je ne croirais pas me rehabiliter a mes propres yeux en pliant le genou devant des juges et des bourreaux. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'Orio, ne fut-ce que par suite d'une grande irritation nerveuse, comme vous dirait tout simplement notre ami Acroceraunius, etait en proie a des crises tres-rudes. Il s'eveillait la nuit au milieu des flammes; il entendait les blasphemes et les plaintes de ses victimes; il voyait le regard, le dernier regard, doux, mais terrifiant, de Giovanna expirante, et les hurlements meme de son chien au dernier acte de l'incendie etaient restes dans son oreille. Alors des sons inarticules sortaient de sa poitrine, et les gouttes d'une sueur froide coulaient sur son front. Le poete immortel qui s'est plu a faire de lui l'imposant personnage de Lara vous a peint ces terribles epilepsies du remords sous des couleurs inimitables; et si vous voulez vous representer Soranzo voyant passer devant ses yeux le spectre de Giovanna, relisez les stances qui commencent ainsi: T' was midnight,--all was slumber; the lone light. Dimm'd in the lamp, as loth to break the night. Hark! there be murmurs heard in Lara's hall,-- A sound,--a voice,--a shriek,--a fearful call! A long, loud shriek.... "Si tu nous recites le poeme de Lara, dit Beppa en arretant l'inspiration de l'abbe, esperes-tu que nous ecouterons le reste de ton histoire? --Hatez-vous donc d'oublier Lara, s'ecria l'abbe, et daignez accepter dans Orio la laide verite." Un an s'etait ecoule depuis la mort de Giovanna. Il y avait un grand bal au palais Rezzonico, et voici ce qui se disait dans un groupe elegamment pose dans une embrasure de fenetre, moitie dans le salon de jeu, moitie sur le balcon: "Vous voyez bien que la mort de Giovanna Morosini n'a pas tellement bouleverse l'existence d'Orio Soranzo, qu'il ne se souvienne de ses anciennes passions. Voyez-le! A-t-il jamais joue avec plus d'aprete? --Et l'on dit que depuis le commencement de l'hiver il joue ainsi. --C'est la premiere fois, quant a moi, dit une dame, que je le vois jouer depuis son retour de Moree. --Il ne joue jamais, reprit-on, en presence du _Peloponesiaque_ c'etait le nom qu'on donnait alors au grand Morosini, en l'honneur de sa troisieme campagne contre les Turcs, la plus feconde et la plus glorieuse de toutes; mais on assure qu'en l'absence du respectable oncle il se conduit comme un mechant ecolier. Sans qu'il y paraisse, il a perdu deja des sommes immenses. Cet homme est un gouffre. --Il faut qu'il gagne au moins autant qu'il perd; car je sais de source certaine qu'il avait perdu presque en entier la dot de sa femme, et qu'a son retour de Corfou, au printemps dernier, il arriva chez lui juste au moment ou les usuriers auxquels il avait eu affaire, ayant appris la mort de Monna Giovanna, s'abattaient comme une volee de corbeaux sur son palais, et procedaient a l'estimation de ses meubles et de ses tableaux. Orio les traita de l'air indigne et du ton superbe d'un homme qui a de l'argent. Il chassa lestement cette vermine; et trois jours apres on assure qu'ils etaient tous a plat ventre devant lui, parce qu'il avait tout paye, interets et capitaux. --Eh bien! je vous reponds, moi, qu'ils auront leur revanche, et qu'avant peu Orio invitera quelques-uns de ces venerables israelites a dejeuner avec lui, sans facon, dans ses petits appartements. Quand on voit deux des dans la main de Soranzo, on peut dire que la digue est ouverte, et que l'Adriatique va couler a pleins bords dans ses coffres et sur ses domaines. --Pauvre Orio! dit la dame. Comment avoir le courage de le blamer? Il cherche ses distractions ou il peut. Il est si malheureux! --Il est a remarquer, dit avec depit un jeune homme, que messer Orio n'a jamais joui plus pleinement du privilege d'interesser les femmes. Il semble qu'elles le cherissent toutes depuis qu'il ne s'occupe plus d'elles. --Sait-on bien s'il ne s'en occupe plus? reprit la signora avec un air de charmante coquetterie. --Vous vous vantez, madame, dit l'amant raille: Orio a dit adieu aux vanites de ce monde. Il ne cherche plus la gloire dans l'amour, mais le plaisir dans l'ombre. Si les hommes ne se devaient entre eux le secret sur certains crimes qu'ils sont tous plus ou moins capables de commettre, je vous dirais le nom des beautes non cruelles dans le sein desquelles Orio pleure la trop adoree Giovanna. --Ceci est une calomnie, j'en suis certaine, s'ecria la dame. Voila comme sont les hommes. Ils se refusent les uns aux autres la faculte d'aimer noblement, afin de se dispenser d'en faire preuve, ou bien afin de faire passer pour sublime le peu d'ardeur et de foi qu'ils ont dans l'ame. Moi, je vous soutiens que, si cette contenance muette et cet air sombre sont, de la part de Soranzo, un parti pris pour se rendre aimable, c'est le bon moyen. Lorsqu'il faisait la cour a tout le monde, j'eusse ete humiliee qu'il eut des regards pour moi; aujourd'hui c'est bien different: depuis que nous savons que la mort de sa femme l'a rendu fou, qu'il est retourne a la guerre cette annee dans l'unique dessein de s'y faire tuer, et qu'il s'est jete comme un lion devant la gueule de tous les canons sans pouvoir rencontrer la mort qu'il cherchait, nous le trouvons plus beau qu'il ne le fut jamais; et quant a moi, s'il me faisait l'honneur de demander a mes regards ce bonheur auquel il semble avoir renonce sur la terre... j'en serais flattee peut-etre! --Alors, madame, dit l'amant plein de depit, il faut que le plus devoue de vos amis se charge d'informer Soranzo du bonheur qui lui sourit sans qu'il s'en doute. --Je vous prierais de vouloir bien me rendre ce petit service, repondit-elle d'un air leger, si je n'etais a la veille de m'attendrir en faveur d'un autre. --A la veille, madame? --Oui, en verite, j'attends depuis six mois le lendemain de cette veille-la. Mais qui entre ici? quelle est cette merveille de la nature? --Dieu me pardonne! c'est Argiria Ezzelini, si grandie, si changee depuis un an que son deuil la tient enfermee loin des regards, que personne ne reconnait plus dans cette belle femme l'enfant du palais Memmo. --C'est certainement la perle de Venise," dit la dame, qui n'eut garde de ceder la partie aux petites vengeances de son amant; et pendant un quart d'heure elle rencherit avec effusion sur les eloges qu'il affecta de donner a la beaute sans egale d'Argiria. Il est vrai de dire qu'Argiria meritait l'admiration de tous les hommes et la jalousie de toutes les femmes. La grace et la noblesse presidaient a ses moindres mouvements. Sa voix avait une suavite enchanteresse, et je ne sais quoi de divin brillait sur son front large et pur. A peine agee de quinze ans, elle avait la plus belle taille que l'on put admirer dans tout le bal; mais ce qui donnait a sa beaute un caractere unique, c'etait un melange indefinissable de tristesse douce et de fierte timide. Son regard semblait dire a tous: Respectez ma douleur, et n'essayez ni de me distraire ni de me plaindre. Elle avait cede au desir de sa famille en reparaissant dans le monde; mais il etait aise de voir combien cet effort sur elle-meme lui etait penible. Elle avait aime son frere avec l'enthousiasme d'une amante et la chastete d'un ange. Sa perte avait fait d'elle, pour ainsi dire, une veuve; car elle avait vecu avec la douce certitude qu'elle avait un appui, un confident, un protecteur humble et doux avec elle, ombrageux et severe avec tous ceux qui l'approcheraient; et maintenant elle etait seule dans la vie, elle n'osait plus se livrer aux purs instincts de bonheur qui font la jeunesse de l'ame. Elle n'osait, pour ainsi dire, plus vivre; et, si un homme la regardait ou lui adressait la parole, elle etait effrayee en secret de ce regard et de cette parole qu'Ezzelin ne pouvait plus recueillir et scruter avant de les laisser arriver jusqu'a elle. Elle s'entourait donc d'une extreme reserve, se mefiant d'elle-meme et des autres, et sachant donner a cette mefiance un aspect touchant et respectable. La jeune dame qui avait parle d'elle avec tant d'admiration voulut depiter son amant jusqu'au bout, et, s'approchant d'Argiria, elle lia conversation avec elle. Bientot tout le groupe qui s'etait forme sur le balcon aupres de la dame se reforma autour de ces deux beautes, et se grossit assez pour que la conversation devint generale. Au milieu de tous ces regards dont elle etait vraiment le centre d'attraction, Argiria souriait de temps en temps d'un air melancolique au brillant caquetage de son interlocutrice. Peut-etre celle-ci esperait-elle l'ecraser par la, et l'emporter a force d'esprit et de gentillesse sur le prestige de cette beaute calme et severe. Mais elle n'y reussissait pas; l'artillerie de la coquetterie etait en pleine deroute devant cette puissance de la vraie beaute, de la beaute de l'ame revetue de la beaute exterieure. Durant cette causerie, le salon de jeu avait ete envahi par les femmes aimables et les hommes galants. La plupart des joueurs auraient craint de manquer de savoir-vivre, en n'abandonnant pas les cartes pour l'entretien des femmes, et les veritables joueurs s'etaient resserres autour d'une seule table comme une poignee de braves se retranchent dans une position forte pour une resistance desesperee. De meme qu'Argiria Ezzelini etait le centre du groupe elegant et courtois, Orio Soranzo, cloue a la table de jeu, etait le centre et l'ame du groupe avide et passionne. Bien que les sieges se touchassent presque; bien que, dans le dos a dos des causeurs et des joueurs, il y eut place a peine pour le balancement des plumes et le developpement des gestes, il y avait tout un monde entre les preoccupations et les aptitudes de ces deux races distinctes d'hommes aux moeurs faciles et d'hommes a instincts farouches. Leurs attitudes et l'expression de leurs traits se ressemblaient aussi peu que leurs discours et leur occupation. Argiria, ecoutant les propos joyeux, ressemblait a un ange de lumiere emu des miseres de l'humanite. Orio, en agitant dans ses mains l'existence de ses amis et la sienne propre, avait l'air d'un esprit de tenebres, riant d'un rire infernal au sein des tortures qu'il eprouvait et qu'il faisait eprouver. Naturellement, la conversation du nouveau groupe elegant se rattacha a celle qui avait ete interrompue sur le balcon par l'entree d'Argiria. L'amour est toujours l'ame des entretiens ou les femmes ont part. C'est toujours avec le meme interet et la meme chaleur que les deux sexes debattent ce sujet des qu'ils se rencontrent en champ clos; et cela dure, je crois, depuis le temps ou la race humaine a su exprimer ses idees et ses sentiments par la parole. Il y a de merveilleuses nuances dans l'expression des diverses theories qui se discutent, selon l'age et selon l'experience des opinants et des auditeurs. Si chacun etait de bonne foi dans ces declarations si diverses, un esprit philosophique pourrait, je n'en doute pas, d'apres l'expose des facultes aimantes, prendre la mesure des facultes intellectuelles et morales de chacun. Mais personne n'est sincere sur ce point. En amour, chacun a son role etudie d'avance, et approprie aux sympathies de ceux qui ecoutent. Ainsi, soit dans le mal, soit dans le bien, tous les hommes se vantent. Dirai-je des femmes que... --Rien du tout, interrompit Beppa, car un abbe ne doit pas les connaitre. --Argiria, continua l'abbe en riant, s'abstint de se meler a la discussion, des qu'elle s'anima, et surtout que le sujet propose a l'analyse de la noble compagnie eut ete nomme par la dame du balcon. Le nom qui fut prononce fit monter le sang a la figure de la belle Ezzelini; puis une paleur mortelle redescendit aussitot de son front jusqu'a ses levres. L'interlocutrice etait trop enivree de son propre babil pour y prendre garde. Il n'est rien de plus indiscret et de moins delicat que les gens a reputation d'esprit. Pourvu qu'ils parlent, peu leur importe de blesser ceux qui les ecoutent; ils sont souverainement egoistes et ne regardent jamais dans l'ame d'autrui l'effet de leurs paroles, habitues qu'ils sont a ne produire jamais d'effet serieux, et a se voir pardonner toujours le fond en faveur de la forme. La dame devint de plus en plus pressante; elle croyait toucher a son triomphe, et, non contente du silence d'Argiria, qu'elle imputait a l'absence d'esprit, elle voulait lui arracher quelqu'une de ces niaises reponses, toujours si inconvenantes dans la bouche des jeunes filles lorsque leur ignorance n'est pas eclairee et sanctifiee par la delicatesse du tact et par la prudence de la modestie. "Allons, ma belle signorina, dit la perfide admiratrice, prononcez-vous sur ce cas difficile. La verite est, dit-on, dans la bouche des enfants, a plus forte raison dans celle des anges. Voici la question: un homme peut-il etre inconsolable de la perte de sa femme, et messer Orio Soranzo sera-t-il console l'an prochain? Nous vous prenons pour arbitre et attendons de vous un oracle." Cette interpellation directe et tous les regards qui s'etaient portes a la fois sur elle, avaient cause un grand trouble a la belle Argiria; mais elle se remit par un grand effort sur elle-meme, et repondit d'une voix un peu tremblante, mais assez elevee pour etre entendue de tous: "Que puis-je vous dire de cet homme que je hais et que je meprise? Vous ignorez sans doute, madame, que je vois en lui l'assassin de mon frere." Cette reponse tomba comme la foudre, et chacun se regarda en silence. On avait eu soin de parler de Soranzo a mots couverts et de ne le nommer qu'a voix basse. Tout le monde savait qu'il etait la, et Argiria seule, quoique assise a deux pas de lui, entouree qu'elle etait de tetes avides d'approcher de la sienne, ne l'avait pas vu. Soranzo n'avait rien entendu de la conversation. Il tenait les des, et toutes les precautions qu'on prenait etaient fort inutiles. On eut pu lui crier son nom aux oreilles, il ne s'en fut pas apercu: il jouait! Il touchait a la crise d'une partie dont l'enjeu etait si enorme, que les joueurs se l'etaient dit tout bas pour ne pas manquer aux convenances. Le jeu etant alors livre a toute la censure des gens graves et meme a des proscriptions legales, les maitres de la maison priaient leurs hotes de s'y livrer moderement. Orio etait pale, froid, immobile. On eut dit un mathematicien cherchant la solution d'un probleme. Il possedait ce calme impassible et cette dedaigneuse indifference qui caracterisent les grands joueurs. Il ne savait seulement pas que la salle s'etait remplie de personnes etrangeres au jeu, et le paradis de Mahomet se prosternant en masse devant lui ne lui eut pas seulement fait lever les yeux. D'ou vient donc que les paroles de la belle Argiria le reveillerent tout a coup de sa lethargie, et le firent bondir comme s'il eut ete frappe d'un coup de poignard? Il est des emotions mysterieuses et d'inexplicables mobiles qui font vibrer les cordes secretes de l'ame. Argiria n'avait prononce ni le non d'Orio ni celui d'Ezzelin; mais ces mots d'_assassin_ et de _frere_ revelerent comme par magie au coupable qu'il etait question de lui et de sa victime. Il n'avait pas vu Argiria, il ne savait pas qu'elle fut pres de lui; comment put-il comprendre tout a coup que cette voix etait celle de la soeur d'Ezzelin? Il le comprit, voila ce que chacun vit sans pouvoir l'expliquer. Cette voix enfonca un fer rouge dans ses entrailles. Il devint pale comme la mort, et, se levant par une commotion electrique, il jeta son cornet sur la table, et la repoussa si rudement qu'elle faillit tomber sur son adversaire. Celui-ci se leva aussi, se croyant insulte. "Que fais-tu donc, Orio? s'ecria un des associes au jeu de Soranzo, qui n'avait pas laisse detourner son attention par cette scene, et qui jeta sa main sur les des pour les conserver sur leur face. Tu gagnes, mon cher, tu gagnes! J'en appelle a tous! dix points!" Orio n'entendit pas. Il resta debout, la face tournee vers le groupe d'ou la voix d'Argiria etait partie; sa main, appuyee sur le dossier de sa chaise, lui imprimait un tremblement convulsif; il avait le cou tendu en avant et roidi par l'angoisse; ses yeux hagards lancaient des flammes. En voyant surgir au-dessus des tetes consternees de l'auditoire cette tete livide et menacante, Argiria eut peur et se sentit prete a defaillir; mais elle vainquit cette premiere emotion; et, se levant, elle affronta le regard d'Orio avec une constance foudroyante. Orio avait dans la physionomie, dans les yeux surtout, quelque chose de penetrant dont l'effet, tantot seduisant et tantot terrible, etait le secret de son grand ascendant. Ezzelin avait ete le seul etre que ce regard n'eut jamais ni fascine, ni intimide, ni trompe. Dans la contenance de sa soeur, Orio retrouva la meme incredulite, la meme froideur, la meme revolte contre sa puissance magnetique. Il avait eprouve tant de depit contre Ezzelin qu'il l'avait hai independamment de tout motif d'interet personnel. Il l'avait hai pour lui-meme, par instinct, par necessite, parce qu'il avait tremble devant lui; parce que, dans cette nature calme et juste, il avait senti une force ecrasante, devant laquelle toute la puissance de son astuce avait echoue. Depuis qu'Ezzelin n'etait plus, Orio se croyait le maitre du monde; mais il le voyait toujours dans ses reves, lui apparaissant comme un vengeur de la mort de Giovanna. En cet instant il crut rever tout eveille. Argiria ressemblait prodigieusement a son frere; elle avait aussi quelque chose de lui dans la voix, car la voix d'Ezzelin etait remarquablement suave. Cette belle fille, vetue de blanc et pale comme les perles de son collier, lui fit l'effet d'un de ces spectres du sommeil qui nous presentent deux personnes differentes confondues dans une seule. C'etait Ezzelin dans un corps de femme; c'etaient Ezzelin et Giovanna tout ensemble, c'etaient ses deux victimes associees. Orio fit un grand cri, et tomba roide sur le carreau. Ses amis se haterent de le relever. "Ce n'est rien, dit son associe au jeu, il est sujet a ces accidents depuis la mort tragique de sa femme. Badoer, reprenez le jeu: dans un instant je vous tiendrai tete, et dans une heure au plus Soranzo pourra donner revanche." Le jeu continua comme si rien ne s'etait passe. Zuliani et Gritti emporterent Soranzo sur la terrasse. Le patron du logis, promptement informe de l'evenement, les y suivit avec quelques valets. On entendit des cris etouffes, des sons etranges et affreux. Aussitot toutes les portes qui donnaient sur les balcons furent fermees precipitamment. Sans doute, Soranzo etait en proie a quelque horrible crise. Les instruments recurent l'ordre de jouer, et les sons de l'orchestre couvrirent ces bruits sinistres. Neanmoins l'epouvante glaca la joie dans tous les coeurs. Cette scene d'agonie, qu'une vitre et un rideau separaient du bal, etait plus hideuse dans les imaginations qu'elle ne l'eut ete pour les regards. Plusieurs femmes s'evanouirent. La belle Argiria, profitant de la confusion ou cette scene avait jete l'assemblee, s'etait retiree avec sa tante. "J'ai vu, dit le jeune Mocenigo, perir a mes cotes, sur le champ de bataille, des centaines d'hommes qui valaient bien Soranzo; mais dans la chaleur de l'action on est muni d'un impitoyable sang-froid. Ici l'horreur du contraste est telle que je ne me souviens pas d'avoir ete aussi trouble que je le suis." On se rassembla autour de Mocenigo. On savait qu'il avait succede a Soranzo dans le gouvernement du passage de Lepante, et il devait savoir beaucoup de choses sur les evenements mysterieux et si diversement rapportes de cette phase de la vie d'Orio. On pressa de questions ce jeune officier, mais il s'expliqua avec prudence et loyaute. "J'ignore, dit-il, si ce fut vraiment l'amour de sa femme ou quelque maladie du genre de celle dont nous voyons la gravite qui causa l'etrange incurie de Soranzo durant son gouvernement de Curzolari. Quoi qu'il en soit, le brave Ezzelin a ete massacre, avec tout son equipage, a trois portees de canon du chateau de San-Silvio. Ce malheur eut du etre prevu et eut pu etre empeche. J'ai peut-etre a me reprocher la scene qui vient de se passer ici; car c'est moi qui, somme par la signora Memmo de donner a cet egard des renseignements certains, lui ai rapporte les faits tels que je les ai recueillis de la bouche des temoins les plus surs. --C'etait votre devoir! s'ecria-t-on. --Sans doute, reprit Mocenigo, et je l'ai rempli avec la plus grande impartialite. La signora Memmo, et avec elle toute sa famille, ont cru devoir garder le silence. Mais la jeune soeur du comte n'a pu moderer la vehemence de ses regrets. Elle est dans l'age ou l'indignation ne connait point de menagement et la douleur point de bornes. Toute autre qu'elle eut ete blamable aujourd'hui de donner une lecon si dure a Soranzo. La grande affection qu'elle portait a son frere et sa grande jeunesse peuvent seules excuser cet emportement injuste. Soranzo... --C'est assez parler de moi, dit une voix creuse a l'oreille de Mocenigo, je vous remercie." Mocenigo s'arreta brusquement. Il lui sembla qu'une main de plomb s'etait posee sur son epaule. On remarqua sa paleur subite et un homme de haute taille qui, apres s'etre penche vers lui, se perdit dans la foule. Est-ce donc Orio Soranzo deja revenu a la vie? s'ecria-t-on de toutes parts. On se pressa vers le salon de jeu. Il etait deja encombre. Le jeu recommencait avec fureur. Orio Soranzo avait reprit sa place et tenait les des. Il etait fort pale; mais sa figure etait calme; et un peu d'ecume rougeatre au bord de sa moustache trahissait seule la crise dont il venait de triompher si rapidement. Il joua jusqu'au jour, gagna insolemment, quoique lasse de son succes, en veritable joueur avide d'emotions plus que d'argent; il n'eut plus d'attention pour son jeu et fit beaucoup de fautes. Vers le matin il partit jurant contre la fortune qui ne lui etait, disait-il, jamais favorable a propos. Puis il sortit a pied, oubliant sa gondole a la porte du palais, quoiqu'il fut charge d'or a ne pouvoir se trainer, et regagna lentement sa demeure. "Je crains qu'il ne soit encore malade, dit en le suivant des yeux Zuliani, qui etait, sinon son ami (Orio n'en avait guere), du moins son assidu compagnon de plaisir. Il s'en va seul et leste d'un metal dont le son attire plus que la voix des sirenes. Il fait encore sombre, les rues sont desertes, il pourrait faire quelque mauvaise rencontre. J'aurais regret a voir ces beaux sequins tomber dans des mains ignobles." En parlant ainsi, Zuliani commanda a ses gens d'aller l'attendre avec sa gondole au palais de Soranzo, et, se mettant a courir sur ses traces, il l'atteignit au petit pont des _Barcaroles_. Il le trouva debout contre le parapet, semant dans l'eau quelque chose qu'il regardait tomber avec attention. S'etant approche tout a fait, il vit qu'il semait dans le canaletto son or par poignees, avec un serieux incroyable. "Es-tu fou? s'ecria Zuliani en voulant l'arreter; et avec quoi joueras-tu demain, malheureux? --Ne vois-tu pas que cet or me gene? repondit Soranzo. Je suis tout en sueur pour l'avoir porte jusqu'ici; je fais comme les navires pres de sombrer, je jette ma cargaison a la mer. --Mais voici, reprit Zuliani, un navire de bonne rencontre, qui va prendre a bord ta cargaison, et voguer de conserve avec toi jusqu'au port. Allons, donne-moi tes sequins et ton bras aussi, si tu es fatigue. --Attends, dit Soranzo d'un air hebete, laisse-moi jeter encore quelques poignees de ces _doges_ dans ce canal. J'ai decouvert que c'etait un plaisir tres-vif, et c'est quelque chose que de trouver un amusement nouveau. --Corps du Christ! que je sois damne si j'y consens! s'ecria Zuliani; songe qu'une partie de cet or est a moi. --C'est vrai, dit Orio en lui remettant tout ce qu'il avait sur lui; et, par Dieu! il me prend fantaisie de te lever le pied et de te jeter avec la cargaison dans le canal. Je serai plus sur de vous voir couler a fond tous les deux." Zuliani se prit a rire, et comme ils se remettaient en marche: "Tu es donc bien sur de gagner demain, dit-il a son extravagant compagnon, que tu veux tout perdre aujourd'hui? --Zuliani, repondit Orio apres avoir marche quelques instants en silence, tu sauras que je n'aime plus le jeu. --Qu'aimes-tu donc? la torture? --Oh! pas davantage! dit Soranzo d'un ton sinistre et avec un affreux sourire; je suis encore plus blase la-dessus que sur le jeu! --Par notre sainte mere l'inquisition! tu m'effrayes! Aurais-tu affaire parfois, la nuit, au palais ducal? Les familiers du saint-office t'invitent-ils quelquefois a souper avec le tourmenteur? Es-tu de quelque conspiration ou de quelque secte, ou bien vas-tu voir ecorcher de temps en temps pour ton plaisir? Si tu es soupconne de quoi que ce soit, dis-le-moi, et je te souhaite le bonjour; car je n'aime ni la politique ni la scolastique, et les bas rouges du bourreau sont d'une nuance aigue qui m'eblouit et m'affecte la vue. --Tu es un sot, repondit Orio. Le bourreau dont tu parles est un bel esprit mielleux qui fait de fades sonnets. Il en est un qui connait mieux son affaire, et qui vous ecorche un homme bien plus lestement: c'est l'ennui. Le connais-tu? --Ah! bon! c'est une metaphore. Tu as l'humeur chagrine ce matin: c'est la suite de ton attaque de nerfs. Tu aurais du boire un grand verre de vin de Kyros pour chasser ces vapeurs. --Le vin n'a plus de gout, Zuliani, et d'effet encore moins. Le sang de la vigne a gele dans ses veines, et la terre n'est plus qu'un limon sterile qui n'a meme plus la force d'engendrer des poisons. --Tu parles de la terre comme un vrai Venitien: la terre est un amas de pierres taillees sur lesquelles il pousse des hommes et des huitres. --Et des bavards insipides, reprit Orio en s'arretant. J'ai envie de t'assassiner, Zuliani. --Pourquoi faire? repondit gaiement celui-ci, qui ne soupconnait pas a quel point Soranzo, ronge par une demence sanguinaire, etait capable de se porter a un acte de fureur. --Pardieu, repondit-il, ce serait pour voir s'il y a du plaisir a tuer un homme sans aucun profit. --Eh bien! reprit legerement Zuliani, l'occasion n'y est point, car j'ai de l'or sur moi. --Il est a moi! dit Soranzo. --Je n'en sais rien. Tu as jete ta part dans le canaletto; et quand nous ferons nos comptes tout a l'heure, il se trouvera peut-etre que tu me dois. Ainsi ne me tue pas; car ce serait pour me voler, et cela n'aurait rien de neuf. --Malheur a vous, monsieur, si vous avez l'intention de m'insulter!" s'ecria Orio en saisissant son camarade a la gorge avec une fureur subite. Il ne pouvait croire que Zuliani parlat au hasard et sans intention. Les remords qui le devoraient lui faisaient voir partout un danger ou un outrage, et dans son egarement il risquait a toute heure de se demasquer lui-meme par crainte des autres. "Ne serre pas si fort, lui dit tranquillement Zuliani, qui prenait tout ceci pour un jeu. Je ne suis pas encore brouille avec le vin, et je tiens a ne pas laisser venir d obstruction dans mon gosier. --Comme le matin est triste! dit Orio en le lachant avec indifference; car il avait si souvent tremble d'etre decouvert qu'il etait blase sur le plaisir de se retrouver en surete, et ne s'en apercevait meme plus. Le soleil est devenu aussi pale que la lune; depuis quelque temps il ne fait plus chaud en Italie. --Tu en disais autant l'ete dernier en Grece. --Mais regarde comme cette aurore est laide et blafarde! Elle est d'un jaune bilieux. --Eh bien! c'est une diversion a ces lunes de sang contre lesquelles tu deblaterais a Corfou: tu n'es jamais content. Le soleil et la lune ont encouru ta disgrace; il ne faut s'etonner de rien, puisque tu te refroidis a l'endroit du jeu. Ah ca! dis-moi donc s'il est vrai que tu ne l'aimes plus? --Est-ce que tu ne vois pas que depuis quelque temps je gagne toujours? --Et c'est la ce qui t'en degoute? Changeons. Moi, je ne fais que perdre, et je suis diablement blase sur ce plaisir-la. --Un joueur qui ne perd plus, un buveur qui ne s'enivre plus, c'est tout un, dit Orio. --Orio! si tu veux que je te le dise, tu es fou: tu negliges ta maladie. Il faudrait te faire tirer du sang. --Je n'aime plus le sang, repondit Orio preoccupe. --Eh! je ne te dis pas d'en boire!" reprit Zuliani impatiente. Ils arriverent en ce moment au palais Soranzo. Leurs gondoles y etaient deja rendues. Zuliani voulut conduire Orio jusqu'a sa chambre; il pensait qu'il avait la fievre et craignait qu'il ne tombat dans l'escalier. "Laisse-moi! va-t-en! dit Orio en l'arretant sur le seuil de son appartement. J'ai assez de toi. --C'est bien reciproque, dit Zuliani en entrant malgre lui. Mais il faut que je me debarrasse de cet or, et que nous fassions notre partage. --Prends tout! laisse-moi! reprit Soranzo. Epargne-moi la vue de cet or; je le deteste! Je ne sais vraiment plus a quoi cela peut servir! --Baste! a tout! s'ecria Zuliani. --Si on pouvait acheter seulement le sommeil!" dit Orio d'un ton lugubre. Et, prenant le bras de son camarade, il le mena jusqu'a un coin de sa chambre ou Naam, drapee dans un grand manteau de laine blanche, et couchee sur une peau de panthere, dormait si profondement qu'elle n'avait pas entendu rentrer son maitre. "Regarde! dit Orio a Zuliani. --Qu'est-ce que cela? reprit l'autre; ton page egyptien? Si c'etait une femme, je te l'aurais deja volee; mais que veux-tu que j'en fasse? Il ne parle pas chretien, et je vivrais bien mille ans sans pouvoir comprendre un mot de sa langue de reprouve. --Regarde, bete brute! dit Orio, regarde ce front calme, cette bouche paisible, cet oeil voile sous ces longues paupieres! Regarde ce que c'est que le sommeil; regarde ce que c'est que le bonheur! --Bois de l'opium, tu dormiras de meme, dit Zuliani. --J'en boirais en vain, dit Orio. Sais-tu ce qui procure un si profond repos a cet enfant? C'est qu'il n'a jamais possede une seule piece d'or. --Ah! que tu es fade et sentencieux ce matin! dit Zuliani en baillant. Allons! veux-tu compter? Non? En ce cas, je compte seul, et tu te tiendras pour content quand meme je decouvrirais que tu as jete tout ton gain sous le pont des _Barcaroles?_" Orio haussa les epaules. Zuliani compta, et trouva encore pour Soranzo une somme considerable qu'il lui rendit scrupuleusement; puis il se retira en lui souhaitant du repos et lui conseillant la saignee. Orio ne repondit pas; et quand il fut seul, il prit tous les sequins etales sur la table, et les poussa du pied sous un tapis pour ne pas les voir. La vue de l'or lui causait effectivement une repugnance physique qui allait chaque jour en augmentant, et qui etait bien en lui le symptome d'une de ces affreuses maladies de l'ame qui arrivent a se materialiser dans leurs effets. La vue de l'or monnaye n'etait pas la seule antipathie qui se fut developpee en lui; il ne pouvait voir briller l'acier d'une arme quelconque, ou seulement les joyaux d'une femme, sans se retracer, pour ainsi dire oculairement, les atrocites de sa vie d'uscoque. Il cachait ses souffrances, et meme il les etouffait completement quand la necessite d'agir echauffait son sang appauvri. Il venait de faire, avec Morosini, une nouvelle campagne, cette glorieuse expedition ou les navires de Venise planterent leur banniere triomphante dans le Piree. Orio, sentant que toute la consideration future de sa vie dependait de sa conduite en cette circonstance, avait encore fait la des prodiges de valeur; il avait completement lave la tache du gouvernement de San-Silvio, et il avait contraint toute l'armee a dire de lui que, s'il etait un mauvais administrateur, il etait, a coup sur, un vaillant capitaine et un rude soldat. Apres ce dernier effort, Orio, couronne de succes dans toutes ses entreprises, glorifie de tous, traite comme un fils par l'amiral, delivre de tous ses ennemis, et riche au dela de ses esperances, etait rentre dans sa patrie, resolu a n'en plus sortir et a y savourer le fruit de ses terribles oeuvres. Mais la divine justice l'attendait a ce point pour le chatier, en lui otant toute l'energie de son caractere. Au faite de sa prosperite impie, il etait retombe sur lui-meme avec accablement, et, a la veille de vivre selon ses reves, l'agonie s'etait emparee de lui. Il avait accompli tout ce que comportaient l'audace et la mechancete de son organisation; il se disait a lui-meme qu'il etait un homme fini, et qu'ayant reussi dans des entreprises insensees, il n'avait plus qu'a voir decliner son etoile. C'en etait fait; il ne jouissait de rien. Cette puissance de l'argent, cette vie de desordre illimite, cette absence de soins qu'il avait revees, cette superiorite de magnificence et de prodigalite sur tous ses pairs, toutes ces vanites honteuses et impudentes, auxquelles il avait immole une hecatombe a rassasier tout l'enfer, lui apparurent dans toute leur misere; et, du moment qu'il cessa d'etre enivre et amuse, il cessa d'etre aveugle sur l'horreur des ses fautes. Elles se dresserent devant lui, et lui parurent detestables, non pas au point de vue de la morale et de l'honneur, mais a celui du raisonnement et de l'interet personnel bien entendu; car Orio entendait par morale les conventions de respect reciproque dictees aux hommes timides par la peur qu'ils ont les uns des autres; par honneur, la niaise vanite des gens qui ne se contentent pas de faire croire a leur vertu, et qui veulent y croire eux-memes; enfin, par interet personnel bien entendu, la plus grande somme de jouissances dans tous les genres a lui connus: independance pour soi, domination sur les autres, triomphe d'audace, de prosperite ou d'habilete sur toutes ces ames craintives ou jalouses dont le monde lui semblait compose. On voit que cet homme restreignait les jouissances humaines a toutes celles qui composent le _paraitre_, et, puisque cette maniere de s'exprimer est permise en Italie, nous ajouterons que les joies interieures qui procurent l'_etre_ lui etaient absolument inconnues. Comme tous les hommes de ce temperament exceptionnel, il ne soupconnait meme pas l'existence de ces plaisirs interieurs qu'une conscience pure, une intelligence saine et de nobles instincts assurent aux ames honnetes, meme au sein des plus grandes infortunes et des plus apres persecutions. Il avait cru que la societe pouvait donner du repos a celui qui la trompe pour l'exploiter. Il ne savait pas qu'elle ne peut l'oter a l'homme qui la brave pour la servir. Mais Orio fut puni precisement par ou il avait peche. Le monde exterieur, auquel il avait tout sacrifie, s'ecroula autour de lui, et toutes les realites qu'il avait cru saisir s'evanouirent comme des reves. Il y avait en lui une contradiction trop manifeste. Le mepris des autres, qui etait la base de ses idees, ne pouvait pas le conduire a l'estime de soi, puisqu'il avait voulu etablir cette propre estime sur celle d'autrui, toujours prete a lui manquer. Il tournait donc dans un cercle vicieux, se frottant les mains d'avoir fait des dupes, et tout aussitot palissant de rencontrer des accusateurs. C'etait cette peur d'etre decouvert qui, detruisant pour lui toute securite, empoisonnant toute jouissance, produisait en lui le meme effet que le remords. Le remords suppose toujours un etat d'honnetete anterieur au crime. Orio, n'ayant jamais eu aucun principe de justice, ne connaissait pas le repentir; n'ayant jamais connu d'affection veritable, il n'avait pas davantage de regret. Mais, ayant des passions effrenees et des besoins enormes, il voyait que ses jouissances n'etaient point assurees, puisqu'un seul fil rompu dans toute sa trame pouvait emporter le filet ou il enveloppait le monde. Alors il voyait cette foule qu'il avait tant haie, tant ecrasee de son opulence, tant accablee de ses mepris, tant persiflee, tant jouee, tant volee, secouer le charme jete sur elle, relever la tete, et, se dressant autour de lui comme une hydre, lui rendre dommage pour dommage, mepris pour mepris. Il n'etait pas dans Venise une seule famille de commercants que l'Uscoque n'eut prive d'un de ses membres ou d'une part petite ou grande de ses biens. C'etait merveille de voir tous ces ressentiments et tous ces desespoirs qui n'osaient s'en prendre a la nonchalance du gouverneur de San-Silvio, et qui, soit consideration pour le fils adoptif du _Peloponesiaco_, soit respect pour les brillants faits d'armes accomplis par lui avant et apres sa faute, soit crainte de cette influence qu'assurent toujours les richesses, etouffaient leurs murmures et gardaient un silence prudent. Mais quel serait l'orage, si jamais la verite triomphait! A cette idee, un cauchemar terrible s'emparait du coupable. Il voyait le peuple en masse s'armer, pour le lapider, des tetes que son cimeterre avait abattues; des meres furieuses l'ecrasaient sous les cadavres sanglants de leurs enfants; des mains avides dechiraient ses flancs et fouillaient dans ses entrailles pour y chercher les tresors qu'il avait devores. Alors toutes ses victimes sortaient vivantes du sepulcre, et dansaient autour de lui avec des rires affreux. "Tu n'es qu'un menteur et un apostat, lui criait Fremio; c'est moi qui vais heriter de tes biens et de ta gloire." "Tu es un scelerat de bas etage, un apprenti grossier, disaient Leontio et Mezzani; ton poison est impuissant, et nous vivons pour te condamner et te torturer de nos propres mains." Giovanna paraissait a son tour, et lui rendant son poignard emousse: "Votre bras, lui disait-elle, ne peut pas me tuer; il est plus faible que celui d'une femme." Puis Ezzelin arrivait, au son des fanfares, sur un riche navire, et, descendant sur la Piazzetta, il faisait pendre le cadavre d'Orio a la colonne Leonine. Mais la corde rompait; Orio, retombant sur le pave, se brisait le crane, et son levrier Sirius venait devorer sa cervelle fumante. Qui pourrait dire toutes les formes que prenaient ces epouvantables visions engendrees par la peur? Orio, voyant que les angoisses du sommeil etaient pires que la reflexion, voulut vivre de maniere a retrancher le sommeil de sa vie. Il voulut se soutenir avec de tels excitants qu'il eut toujours devant les yeux la realite, et qu'il put affronter a toute heure, par la pensee, les consequences de ses crimes. Mais sa sante ne put resister a ce regime; sa raison s'ebranla, et les fantomes vinrent l'assieger durant la veille, plus effrayants et plus redoutables que pendant le sommeil. A ce moment de sa vie, Orio fut le plus malheureux des hommes. Il voulut vainement retrouver le repos des nuits. Il etait trop tard; son sang etait tellement vicie que rien ne se passait plus pour lui comme pour les autres hommes. Les soporifiques, loin de le calmer, l'excitaient; les excitants, loin de l'egayer, augmentaient son accablement. Toujours plonge dans la debauche, il y trouva un profond ennui: c'etait, disait-il, un instrument diabolique dont les sons puissants l'avaient souvent etourdi, mais qui desormais jouait tellement faux, qu'il le faisait souffrir davantage. Au milieu de ses soupers splendides, entoure des plus joyeux debauches et des plus belles courtisanes de l'Italie, son front soucieux ne pouvait s'eclaicir; il restait sombre et abattu a cette heure de crise bachique ou les esprits, excites par le vin, se trouvent tous ensemble a l'apogee de leur exaltation. Ses entrailles et son cerveau etaient trop blases pour suivre le _crescendo_ comme les autres. C'etait au matin, lorsque les nerfs detendus et la tete fatiguee de ses compagnons le laissaient dans une sorte de solitude, qu'il commencait a ressentir a son tour les effets de l'ivresse. Alors tous ces hommes hebetes devant leurs coupes, toutes ces femmes endormies sur les sofas, lui faisaient l'effet de betes brutes. Il les accablait d'invectives auxquelles ils ne pouvaient plus repondre, et il entrait dans de tels acces de fureur et de haine qu'il etait tente de les empoisonner et de mettre encore une fois le feu a son palais, pour se debarrasser d'eux et de lui-meme. A l'epoque ou eut lieu la scene du palais Rezzonico que je viens de vous raconter, il avait renonce a la debauche depuis quelque temps; car son mal empirait tellement qu'il n'y avait plus de surete pour lui a se montrer ivre. Dans ces moments de delire, il avait souvent laisse echapper des exclamations de terreur en voyant reparaitre ses fantomes menacants. Personne n'avait pourtant concu de soupcons; car plus on croyait a l'amour d'Orio pour Giovanna, mieux on concevait que l'evenement tragique auquel elle avait succombe eut laisse en lui des souvenirs terribles, et trouble l'equilibre de ses facultes. On croyait tellement a ses regrets qu'il eut pu s'accuser, devant tout le senat, de la mort de sa femme et de ses amis sans etre cru. On l'eut considere comme egare par le desespoir, et on l'eut remis aux mains des medecins. Mais Orio ne comptait plus sur sa fortune, il craignait tout le monde, et lui-meme plus que tout le monde. Il etait honteux de sa maladie, furieux de son impuissance a la cacher; il rougissait de lui-meme depuis que son etre physique ne lui tenait plus ce qu'il avait attendu de son calme et de sa force. Il passait des heures entieres a s'accabler de ses propres maledictions, a se traiter d'idiot, d'impotent, de _debris_ et de _haillon_; et, ce qu'il y a d'inoui, c'est qu'il ne lui venait pas a l'idee d'accuser son etre moral. Il ne croyait point a la celeste origine de son ame. Il avait fait un dieu de son corps, et, depuis que son idole tombait en ruines, il la meprisait et l'accusait de n'etre que fange et venin. La passion qui s'eteignit la derniere (celle qui avait le plus domine sa vie), ce fut le jeu. La peur amena le degout pour celle-la comme pour les autres; car l'ennui et la fatigue des precautions qu'il lui fallait prendre pour s'y livrer etaient arrives a l'emporter de beaucoup sur le plaisir. Ces precautions etaient de double nature. D'abord les lois qui prohibaient le jeu n'etaient pas tellement tombees en desuetude qu'il n'y fallut apporter une sorte de mystere, ainsi que je l'ai deja dit. Ensuite Orio, lorsqu'il perdait, et c'etaient les moments ou il etait le plus stimule, etait force de s'arreter et d'agir prudemment pour ne pas depasser les limites qu'on attribuait a sa fortune. Ses grandes richesses ne lui servaient donc pas a son gre: il etait force de les cacher et de tirer peu a peu de ses caves de quoi soutenir un etat de maison dont l'opulence exageree n'attirat pas les regards de la police. Tout ce qu'il pouvait faire, c'etait de devorer son revenu dans d'obscures orgies et de se ruiner lentement. Or cette maniere de jouir de la vie lui etait odieuse; il eut voulu tout depenser en un jour, afin de faire parler de lui comme de l'homme le plus prodigue et le plus desinteresse de l'univers. S'il eut pu satisfaire cette fantaisie et se voir ruine completement, sans doute il eut retrouve son energie, et ses instincts criminels l'eussent conduit a de nouveaux forfaits pour retablir sa fortune. Il s'avisa bien avec le temps qu'il avait fait une folie de revenir a Venise, ou, malgre l'impunite accordee a tous les vices, il y avait sur les richesses une surveillance si severe et si jalouse de la part des Dix. Mais lorsque la pensee lui vint de quitter sa patrie, celle des peines qu'il faudrait prendre et des dangers qu'il faudrait courir pour transporter son tresor dans une autre contree, et surtout la perte de sa sante, la fin de son energie, le retinrent, et il se resigna a la triste perspective de vieillir riche et de laisser encore du bien a ses neveux. Une heure apres que Zuliani l'eut quitte, le matin du bal Rezzonico, ayant vainement essaye de reposer quelques instants, il reveilla son valet de chambre et lui ordonna d'aller chercher un medecin, n'importe lequel, attendu, disait-il, qu'ils etaient tous aussi ignorants les uns que les autres. Il meprisait profondement la medecine et les medecins, et Naam eprouva quelque inquietude en lui voyant prendre une resolution si contraire a ses habitudes et a ses opinions. Elle se tut neanmoins, habituee qu'elle etait a accepter aveuglement toutes les fantaisies d'Orio. Le valet de chambre, intelligent, actif et soumis comme les laquais qui volent impunement, amena, en moins d'une demi-heure, messer Barbolamo, le meilleur medecin de Venise. Messer Barbolamo savait tres-bien a quel homme il avait affaire. Il avait assez entendu parler de Soranzo pour s'attendre a toutes les railleries d'un incredule et a tous les caprices d'un fou. Il se conduisit donc en homme d'esprit plutot qu'en homme de science. Soranzo l'avait demande, vaincu par une pusillanimite secrete, un effroi insurmontable de la mort; mais il se recommandait a lui comme les faux esprits forts aux sorciers, l'insulte et le mepris sur les levres, la crainte et l'espoir dans le coeur. Les discours de l'Esculape tromperent son attente, et, au bout de quelques instants, il l'ecouta avec attention. "Ne prenez aucune pilule, lui dit celui-ci, laissez la theriaque a vos gondoliers et les emplatres a vos chiens. C'est l'opium qui provoque vos hallucinations, et c'est la diete qui vous ote le courage. Le regime ne peut agir sur un mourant; car vous etes mourant. Mais entendons-nous; le physique va mourir si le moral ne se releve: rien n'est plus facile que ce dernier point, si vous croyez au moyen que je vais vous indiquer. Ne changez pas de fond en comble l'habitude de vos pensees, et ne traitez pas votre mal par les contraires. N'eteignez point vos passions, elles seules vous ont fait vivre; c'est parce qu'elles s'affaiblissent que vous mourez: seulement abandonnez celles qui s'en vont d'elles-memes, et creez-vous-en de nouvelles. Vous etes homme de plaisir, et le plaisir est epuise; faites-vous homme d'etude et de science. Vous etes incredule, vous raillez les choses saintes; allez dans les eglises et faites l'aumone!" Ici Soranzo leva les epaules..... "Un instant! dit le medecin. Je ne pretends pas que vous deveniez savant ni devot. Vous pourriez etre l'un et l'autre, je n'en doute pas, car les hommes de votre temperament peuvent tout; mais je ne m'interesse ni a la science ni a la devotion assez pour vouloir vous prouver leur superiorite sur l'oisivete et la licence. Je n'entre jamais dans la discussion des choses pour elles-memes, je les conseille comme des moyens de distraction, comme mes confreres conseillent l'absinthe et la casse. La vue des livres vous distraira de celle des bouteilles. Vous aurez une magnifique bibliotheque, et votre luxe trouvera la un debouche; vous ne savez pas les delices que peut vous procurer une reliure, et les folies que vous pouvez faire pour une edition de choix. Dans les eglises, vous entendrez des cantiques qui vous delasseront les oreilles des chansons licencieuses. Vous y verrez des spectacles non moins profanes et des hommes non moins vaniteux que ceux du monde; vous leur ferez des dons qui vous assureront dans les siecles futurs cette reputation d'homme genereux et prodigue, qui va finir avec vous si vous ne guerissez et ne changez de marotte. Ainsi, soyez votre medecin a vous-meme, et avisez-vous de quelque chose dont vous n'ayez jamais eu envie, procurez-vous-le a l'instant. Bientot une foule de desirs qui sommeillent en vous se reveilleront, et leur satisfaction vous donnera des jouissances inconnues. Ne vous croyez pas use; vous n'etes pas seulement fatigue, vous avez encore en vous la force de depenser vingt existences: c'est a cause de cela que vous vous tuez a n'en depenser qu'une seule. Le monde finirait s'il ne se renouvelait sans cesse par le changement; l'abattement ou vous etes n'est qu'un exces de vie qui demande a changer d'aliment. Eh bien! a quoi songez-vous? vous n'ecoutez pas. --Je cherche, dit Soranzo tout a fait vaincu par la maniere dont l'Esculape entendait les choses, une fantaisie que je n'aie point eue encore. J'ai eu celle des beaux livres, bien que je ne lise jamais, et ma bibliotheque est superbe... Quant aux eglises... j'y songerai; mais je voudrais que vous m'aidassiez a trouver quelque jouissance plus neuve, plus eloignee encore de mes frenesies; si je pouvais devenir avare! --Je vous entends fort bien, repondit Barbolamo frappe de l'air hebete de son malade. Vous allez au fond des choses, et remontez au principe pur de mon raisonnement; car je ne vous offrais qu'une issue nouvelle a vos passions, et vous voulez changer vos passions. Moi, je n'ai rien a dire contre l'avarice; cependant je crains une trop forte reaction dans le saut de cet abime. Dites-moi, avez-vous ete quelquefois amoureux naivement et sincerement? --Jamais! dit Orio, oubliant tout d'un coup, dans son espoir d'etre gueri, ce role de veuf au desespoir qui protegeait tout le mystere de sa vie. --Eh bien! dit le medecin, qui ne fut nullement surpris de cette reponse (car il voyait deja plus avant que la foule dans l'ame seche et cupide de Soranzo), soyez amoureux. Vous commencerez par ne pas l'etre, et par faire comme si vous l'etiez; puis vous vous figurerez que vous l'etes, et enfin vous le serez. Croyez-moi, les choses se passent ainsi en vertu de lois physiologiques que je vous expliquerai quand vous voudrez." Orio voulut connaitre ces lois. Le docteur lui fit une dissertation amerement spirituelle que le patricien ignorant et preoccupe prit au serieux. Orio se persuada tout ce que voulut son medecin, et celui-ci le quitta, frappe pour la centieme fois de sa vie de la faiblesse d'esprit et de l'horreur de la mort que les debauches cachent sous les dehors et les habitudes d'un mepris insense de la vie. Des le jour meme, Orio, roulant dans sa tete les projets les plus deraisonnables et les esperances les plus pueriles, se rendit a Saint-Marc a l'heure de la benediction. En lui promettant la sante par des moyens aussi simples, en flattant sa vanite par l'eloge de son energie, le docteur avait prononce des mots magiques. Soranzo esperait dormir la nuit suivante. Il ecouta les chants sacres; il examina avec interet les pompes religieuses; il admira l'interieur de la basilique; il s'attacha a n'avoir aucun souvenir du passe, aucune pensee du dehors. Pendant une heure il reussit a vivre tout entier dans l'heure presente. C'etait beaucoup pour lui. La nuit n'en fut guere moins affreuse; mais le matin approchait: il se fit une sorte de fete de retourner a Saint-Marc, et, comme les gens en proie aux maladies nerveuses sont quelquefois soulages d'avance par la confiance qu'ils ont en de certains breuvages, il lui arriva de se trouver bien heureux d'avoir en vue, pour la premiere fois depuis si longtemps, une occupation agreable, et cette idee le fit dormir tranquillement durant toute une heure. Le medecin vint, et, s'etant fait rendre compte du resultat de son ordonnance, il dit: "Vous passerez deux heures aujourd'hui a Saint-Marc, et, la nuit prochaine, vous dormirez deux heures." Soranzo le prit au mot, et passa deux heures a l'eglise. Il etait tellement persuade qu'il dormirait deux heures, que le fait eut lieu. Le medecin s'applaudit d'avoir trouve un de ces sujets precieux a l'observateur scientifique, auxquels il suffit d'allumer l'imagination pour que les effets desires se produisent reellement. Il en conclut que le sang d'Orio etait bien appauvri, et son ame absolument vide d'idees et de sentiments. Le troisieme jour, il lui conseilla de songer a son plus important moyen de salut, a l'amour. Orio, se souvenant de la monstrueuse imprudence qu'il avait commise, se hasarda a dire qu'il avait aime deja, desirant bien que le medecin lui prouvat qu'il s'etait trompe. C'est ce qu'il ne manqua pas de faire. Il lui representa qu'il avait du ressentir pour la signora Morosini une de ces passions violentes qui devastent et laissent apres elles une funeste lassitude. Il lui conseilla un amour paisible, tendre, ingenu, platonique meme, conforme en tous points a celui que ressent un bachelier de dix-sept ans pour une fillette de quinze. Orio le promit. "C'est pitoyable! dit le docteur en soi-meme sur l'escalier, et voila ces riches et galants patriciens qui nous ecrasent!" Remarquez qu'on n'etait pas loin du dix-huitieme siecle! Le mot magnetisme n'etait pas encore trouve. Orio, resolu a etre amoureux de la premiere belle jeune fille qu'il rencontrerait a l'eglise, entre sur la pointe du pied dans la basilique, le coeur palpitant, non d'amour, mais de cette lache superstition que son magnetiseur lui avait imposee. Il effleurait legerement les voiles des vierges agenouillees, et se penchait avec emotion pour voir leurs traits a la derobee. O vieux Hussein! o vous tous, farouches Missolonghis! vous eussiez pu venir a Venise denoncer votre complice; jamais, certes, vous n'eussiez pu reconnaitre l'Uscoque dans cette occupation et dans cette attitude. La premiere fille que lorgna Soranzo etait laide; et, pour nous servir des paroles de J.-J. Rousseau dans le recit de son entree dans un couvent de filles dont les choeurs l'avaient enthousiasme--la scene se passe precisement a Venise--: "_La Sofia etait louche, la Cattina etait boiteuse_," etc. La quatrieme jeune fille qu'Orio regarda etait voilee jusqu'au menton; mais au travers de son voile et de sa priere elle vit fort bien le cavalier qui cherchait a la voir; alors, relevant la tete et retroussant son voile, elle lui montra un ovale pale et sublime, un front de quinze ans, des levres que l'indignation fit trembler comme les feuilles d'une rose agitee par la brise, et qui laisserent tomber ces paroles severes: "Vous etes bien hardi!" C'etait Argiria Ezzelini. Zuzuf a raison: il y a une destinee! Orio fut si trouble de l'accord de cette apparition avec celle du bal Rezzonico, si epouvante de voir des esperances superstitieuses se confondre avec des terreurs de meme genre dans un meme objet, qu'il ne put trouver une excuse a lui faire. Il se laissa tomber consterne aupres d'elle, et ses genoux amaigris frapperent le pave avec bruit; puis il baissa sa tete jusqu'a terre, et approchant ses levres du manteau de velours de la belle Ezzelin, il lui dit tout bas, en lui tendant le stylet que les Venitiens portaient toujours a la ceinture: "Tuez-moi, vengez-vous! --Je vous meprise trop pour cela," dit la belle fille en retirant son manteau avec empressement; et, se levant, elle sortit de l'eglise. Mais Orio, qui n'etait pas encore si bien converti a l'amour ingenu qu'il ne vit les choses avec le sang-froid d'un roue, remarqua fort bien que ces dernieres paroles avaient une expression plus forcee que les premieres, et que l'oeil courrouce avait peine a retenir une larme de compassion. Orio se retira, certain que le sort en etait jete, et qu'il y allait de sa guerison et de sa vie a saisir l'occasion par les cheveux. Il passa toute la nuit a combiner mille plans divers pour s'introduire aupres de la beaute cruelle, et ces reveries detournerent les terreurs accoutumees; il etait bien un peu trouble par la ressemblance d'Argiria avec Ezzelin, et dans son sommeil du matin il eut des reves ou cette ressemblance amena les quiproquo et les meprises les plus bizarres et les plus penibles. Il vit plusieurs fois s'operer la transformation de ces deux personnages l'un dans l'autre. Lorsqu'il tenait la main d'Argiria et penchait sa bouche vers la sienne, il trouvait la face livide et sanglante d'Ezzelin; alors il tirait son stylet et livrait un combat furieux a ce spectre. Il finissait par le percer; mais, tandis qu'il le foulait aux pieds, il reconnaissait qu'il s'etait trompe et que c'etait Argiria qu'il avait poignardee. L'envie de guerir a tout prix et l'ascendant que Barbolamo exercait sur lui l'amenerent avec celui-ci a une expansion temeraire. Il lui raconta ses deux rencontres avec la signora Ezzelin, au bal et a l'eglise, le ressentiment qu'elle lui temoignait et les angoisses que le regret de n'avoir pu empecher la perte du noble comte Ezzelin lui causait a lui-meme. Au premier aveu, Barbolamo ne se douta de rien; mais peu a peu, etant devenu par la suite tres-assidu aupres de son malade, l'ayant habitue a s'epancher autant qu'il etait possible a un homme dans sa position, il s'etonna de voir un tel exces de sensibilite chez un egoiste si complet, et cette anomalie lui fit venir d'etranges soupcons. Mais n'anticipons point sur les evenements. Barbolamo, grand egoiste aussi en fait de science, quoique genereux et loyal citoyen d'ailleurs, etait plus desireux d'observer dans son patient les phenomenes d'une maladie toute mentale, que de lui mesurer quelques souffrances de plus ou de moins. Curieux de voir des effets nouveaux, il ne craignit pas de dire a Orio que ses agitations etaient d'un bon augure, et qu'il fallait s'appliquer a poursuivre la conquete de cette fiere beaute, precisement parce qu'elle etait difficile et entrainerait de nombreuses emotions d'un ordre tout nouveau pour lui. Orio poursuivit Argiria de serenades et de romances pendant huit jours. La serenade est, il n'en faut pas douter, un grand moyen de succes aupres des femmes d'un gout delicat. A Venise surtout, ou l'air, le marbre et l'eau ont une sonorite si pure, la nuit un silence si mysterieux, et le clair de lune de si romanesques beautes, la romance a un langage persuasif, et les instruments des sons passionnes, qui semblent faits expres pour la flatterie et la seduction. La serenade est donc le prologue necessaire de toute declaration d'amour. La melodie attendrit le coeur et amollit les sens plonges dans un demi-sommeil. Elle plonge l'ame dans de vagues reveries, et dispose a la pitie, cette premiere defaite de l'orgueil qui se laisse implorer. Elle a aussi le don de faire passer devant les yeux assoupis des images charmantes; et je tiens d'une femme que je ne veux pas nommer, que l'amant inconnu qui donne la serenade apparait toujours, tant que la musique dure, le plus aimable et le plus charmant des hommes. --Dites donc tout, indiscret conteur! interrompit Beppa. Ajoutez que la dame conseillait a tous les donneurs de serenades de ne jamais se montrer." "Il n'en fut pas ainsi pour Orio, reprit le narrateur. La belle Argiria lui conseilla de se montrer en laissant tomber son bouquet, du balcon sur le trottoir de marbre que blanchissait la lune: ne vous etonnez pas d'une si prompte complaisance. Voici comment la chose se passa. D'abord la belle Argiria n'etait pas riche. Le peu de bien que possedait son frere avait ete fort entame par ses frais d'equipement pour la guerre. Il rapportait une assez jolie part de legitime butin fait par lui sur les Ottomans, et dument concede par l'amiral, lorsqu'il trouva la mort aux Curzolari. Le noble jeune homme se faisait une joie douce de doter sa jeune soeur avec cette fortune; mais elle tomba aux mains des pirates, ainsi que sa galere et tout ce qu'il possedait en propre. La belle Argiria n'eut donc plus pour dot que ses quinze ans et ses beaux yeux melancoliques. La signora Memmo, sa tante, la cherissait tendrement; mais elle n'avait a lui laisser en heritage qu'un vaste palais un peu delabre et l'amour de vieux serviteurs, qui par devouement continuaient a la servir pour de minces honoraires. La tante desirait donc ardemment, comme font toutes les tantes, qu'un noble et riche parti se presentat; et sachant bien que l'incomparable beaute de sa niece allumerait plus d'une passion, elle la blamait de vouloir s'enterrer dans la solitude et de tenir toujours _le soleil de ses regards_ cache derriere la tendine sombre de son balcon. A la premiere serenade Argiria fondit en larmes. "Si mon noble frere etait vivant, dit-elle, nul ne se permettrait de venir me faire la cour sous les fenetres avant d'avoir obtenu de ma famille la permission de se presenter. Ce n'est point ainsi qu'on approche d'une maison respectable." La signora Antonia trouva cette rigidite exageree, et, se declarant competente sur cette matiere, elle refusa d'imposer silence aux concertants. La musique etait belle, les instruments de premiere qualite, et les executants choisis dans ce qu'il y avait de mieux a Venise. La dame en conclut que l'amant devait etre riche, noble et genereux; deux theorbes et trois violes de moins, elle eut ete plus severe, mais la serenade etait irreprochable et fut ecoutee. Les jours suivants amenerent un crescendo de joie et d'espoir chez Antonia. Argiria prit patience d'abord, et finit par gouter la musique pour la musique en elle-meme. Le matin, il lui arriva quelquefois, en arrangeant ses beaux cheveux bruns devant le miroir, de fredonner a son insu les refrains des amoureuses stances qui l'avaient doucement endormie la veille. Il y a toute une science dans le programme de la serenade. Chaque soir doit amener chez le soupirant une nuance nouvelle dans l'expression de son amoureux martyre. Apres _il timido sospiro_ doit arriver _lo strate funesto. I fieri tormenti_ viennent ensuite; _l'anima disperata_ amene necessairement, pour le lendemain, _sorte amara_. On peut risquer a la cinquieme nuit de tutoyer l'objet aime, et de l'appeler _idol mio_. On doit necessairement l'injurier la sixieme nuit, et l'appeler _crudele_ et _ingrata_. Il faudrait etre bien maladroit si, a la septieme, on ne pouvait hasarder la _dolce speranza_. Enfin la huitieme doit amener une explosion finale, une pressante priere, mettre la belle entre le bonheur et la mort de son amant, obtenir un rendez-vous, ou finir par le renvoi et le payement des musiciens. La huitieme symphonie etait venue, et, dans le troisieme couplet de la romance, le chanteur demandait au nom de l'amant une marque de pitie, un gage d'espoir, un mot ou un signe quelconque qui l'enhardit a se faire connaitre. Au moment ou la fiere Argiria s'eloignait du balcon, d'ou, abritee par la tendine, elle avait ecoule la voix, madame Antonia arracha lestement le bouquet que sa niece avait au sein et le laissa tomber sur le guitariste, en disant d'une voix chevrotante qui, a coup sur, ne pouvait pas compromettre la jeune fille: "Avec l'agrement de la tante." Une vive curiosite de jeune fille l'emportant chez Argiria sur le pudique depit que lui causait sa tante, elle revint precipitamment au balcon; et, se penchant sur la rampe de marbre, elle souleva imperceptiblement le rideau de la tendine, juste assez pour voir le cavalier qui ramassait le bouquet. Le chanteur, qui etait un musicien de profession, connaissant fort bien les usages, ne s'etait pas permis d'y toucher. Il s'etait contente de dire a demi-voix: "Signor!" et de reculer discretement de deux pas en arriere en otant sa toque, tandis que le signor ramassait le gage. En voyant cette grande taille un peu affaissee, mais toujours elegante et vraiment patricienne, se dessiner au clair de la lune, Argiria sentit une sueur froide humecter son front. Un nuage passa devant ses yeux, ses genoux se deroberent sous elle. Elle n'eut que le temps de fuir le balcon et d'aller se jeter sur son lit, ou elle commenca a trembler de tous ses membres et a defaillir. La tante, fort peu effrayee, vint a elle et lui adressa de doux reproches moqueurs sur cet exces de timidite virginale. "Ne riez pas, ma tante, dit Argiria d'une voix etouffee. Vous ne savez pas ce que vous avez fait! Je suis presque sure d'avoir reconnu ce dernier des hommes, cet assassin de mon frere, Orio Soranzo! --Il n'aurait pas cette audace! s'ecria la signora Memmo en fremissant a son tour. Courez chercher le bouquet, s'ecria-t-elle en s'adressant a la suivante favorite qui assistait a cette scene. Dites qu'on l'a laisse tomber par megarde, que c'est vous... que c'est le page... qui l'a jete pour faire une espieglerie... que je suis fort courroucee contre vous... Allez, Pascalina... courez..." Pascalina courut, mais ce fut en vain; musiciens, amoureux et bouquet, tout avait disparu, et l'ombre incertaine des colonnades, projetee par la lune, jouait seule sur le pave au gre des nuages capricieux. Pascalina avait laisse la porte ouverte. Elle fit quelques pas sur la rive, et vit a l'angle du canaletto les gondoles qui s'eloignaient emportant la serenade. Elle revint sur ses pas, et rentra en fermant la porte avec soin; il etait trop tard. Un homme cache derriere les colonnes du portique avait profite du moment: il s'etait elance legerement dans l'escalier du palais Memmo; et, marchant devant lui, se dirigeant vers la faible lueur qui s'echappait d'une porte entr'ouverte, il avait audacieusement penetre dans l'appartement d'Argiria. Lorsque Pascalina y rentra, elle trouva sa jeune maitresse evanouie dans les bras de la tante, et le donneur d'aubades a genoux devant elle. Vous conviendrez que le moment etait mal choisi pour s'evanouir, et vous en conclurez avec moi que la belle Argiria avait eu grand tort d'ecouter les huit serenades. L'effroi avait remplace la colere, et Orio ne s'y trompait nullement, quoiqu'il feignit d'y croire. "Madame, dit-il en se prosternant et en presentant le bouquet a la signora Memmo avant qu'elle eut eu la presence d'esprit de lui adresser la parole, je vois bien que votre seigneurie s'est trompee en m'accordant cette faveur insigne. Je ne l'esperais pas, et le musicien qui s'est permis de vous adresser des vers si audacieux n'y etait point autorise par moi. Mon amour n'eut jamais ete hardi a ce point, et je ne suis pas venu implorer ici de la bienveillance, mais de la pitie. Vous voyez en moi un homme trop humilie pour se permettre jamais autre chose que d'elever autour de votre demeure des plaintes et des gemissements. Que vous connaissiez ma douleur, que vous fussiez bien sure que, loin d'insulter a la votre, je la ressentais plus profondement encore que vous-meme, c'est tout ce que je voulais. Voyez mon humilite et mon respect! Je vous rapporte ce gage precieux que j'aurais voulu conquerir au prix de tout mon sang, mais que je ne veux pas derober." Ce discours hypocrite toucha profondement la bonne Memmo. C'etait une femme de moeurs douces et d'un coeur trop candide pour se mefier d'une protestation si touchante. "Seigneur Soranzo, repondit-elle, j'aurais peut-etre de graves reproches a vous faire si je ne voyais aujourd'hui pour la troisieme fois combien votre repentir est sincere et profond. Je n'aurai donc plus le courage de vous accuser interieurement, et je vous promets de garder desormais, avec moins d'effort que je ne l'ai fait jusqu'ici, le silence que les convenances m'imposent. Je vous remercie de cette demarche, ajouta-t-elle en rendant le bouquet a sa niece; et, si je vous supplie de ne plus reparaitre ici ni autour de ma maison, c'est en vue de notre reputation, et non plus, je vous le jure, en raison d'aucun ressentiment personnel." Malgre sa defaillance, Argiria avait tout entendu. Elle fit un grand effort pour retrouver le courage de parler a son tour, et soulevant sa belle tete pale du sein de sa tante: "Faites comprendre aussi a messer Soranzo, ma chere tante, dit-elle, qu'il ne doit jamais ni nous adresser la parole ni seulement nous saluer en quelque lieu qu'il nous rencontre. Si son respect et sa douleur sont sinceres, il ne voudra pas presenter davantage a nos regards des traits qui nous retracent si vivement le souvenir de notre infortune. --Je ne demande qu'une seule grace avant de me soumettre a cet arret de mort, dit Orio: c'est que ma defense soit entendue et ma conduite jugee. Je sens que ce n'est point ici le lieu ni le moment d'entamer cette explication; mais je ne me releverai point que la signora Memmo ne m'ait accorde la permission de me presenter devant elle dans son salon, a l'heure qu'elle me designera, demain ou le jour suivant, afin qu'a deux genoux, comme aujourd'hui, je demande grace pour les larmes que j'ai fait couler; mais qu'ensuite, la main sur la poitrine et debout, ainsi qu'il convient a un homme, je me disculpe de ce qu'il peut y avoir d'injuste ou d'exagere dans les accusations portees contre moi. --De telles explications seraient douloureuses pour nous, dit Argiria avec fermete, et inutiles pour votre seigneurie. La reponse loyale et genereuse que ma noble tante vient de vous faire doit, je pense, suffire a votre susceptibilite et satisfaire a toute exigence." Orio insista avec tant d'esprit et de persuasion, que la tante ceda, et lui permit de se presenter le lendemain dans la journee. "Vous trouverez bon, seigneur, dit Argiria, pour repousser la part de reconnaissance qu'il lui adressait, que je n'assiste point a cette conference. Tout ce que je puis faire, c'est de ne jamais prononcer votre nom; mais il est au-dessus de mes forces de revoir une fois de plus votre visage." Orio se retira, feignant une profonde tristesse, mais trouvant qu'il allait assez vite en besogne. Le lendemain amena une longue explication entre lui et la signora Memmo. La noble dame le recut dans tout l'appareil d'un deuil significatif; car elle avait quitte ses voiles noirs depuis un mois, et elle les reprit ce jour-la pour lui faire comprendre que rien ne pourrait diminuer l'intensite de ses regrets. Orio fut habile. Il s'accusa plus qu'on n'eut ose l'accuser: il declara qu'il avait tout fait pour laver la tache que cette imprevoyance funeste avait imprimee sur sa vie; mais qu'en vain l'amiral, et toute l'armee, et toute la republique, l'avaient rehabilite: qu'il ne se consolerait jamais. Il dit qu'il regardait la mort affreuse de sa femme comme un juste chatiment du ciel, et qu'il n'avait pas goute un instant de repos depuis cette deplorable affaire. Enfin il peignit sous des couleurs si vives le sentiment qu'il avait de son propre deshonneur, l'isolement volontaire ou s'eteignait son ame decouragee, le profond degout qu'il avait de la vie, et la ferme intention ou il etait de ne plus lutter contre la maladie et le desespoir, mais de se laisser mourir, que la bonne Antonia fondit bientot en larmes, et lui dit en lui tendant la main: "Pleurons donc ensemble, noble seigneur, et que mes pleurs ne vous soient plus un reproche, mais une marque de confiance et de sympathie." Orio s'etait donne beaucoup de peine pour etre eloquent et tragique. Il avait grand mal aux nerfs. Il fit un effort de plus et pleura. D'ailleurs, Orio avait parle, a certains egards, avec la force de la verite. Lorsqu'il avait peint une partie de ses souffrances, il s'etait trouve fort soulage de pouvoir, sous un pretexte plausible, donner cours a ses plaintes, qui chaque jour lui devenaient plus penibles a renfermer. Il fut donc si convaincant qu'Argiria elle-meme s'attendrit et cacha son visage dans ses deux belles mains. Argiria etait, a l'insu de Soranzo et de sa tante, derriere une tapisserie, d'ou elle voyait et entendait tout. Un sentiment inconnu, irresistible, l'avait amenee la. Pendant huit autres jours, Orio suivit Argiria comme son ombre. A l'eglise, a la promenade, au bal, partout elle le retrouvait attache a ses pas, fuyant d'un air timide et soumis des qu'elle l'apercevait, mais reparaissant aussitot qu'elle feignait de ne plus le voir; car, il faut bien le dire, la belle Argiria en vint bientot a desirer qu'il ne fut pas aussi obeissant, et pour ne pas le mettre en fuite, elle eut soin de ne plus le regarder. Comment eut-elle pu s'irriter de cette conduite? Orio avait toujours un air si naturel avec ceux qui pouvaient observer ces frequentes rencontres! Il mettait une delicatesse si exquise a ne pas la compromettre, et un soin si assidu a lui montrer sa soumission! Ses regards, lorsqu'elle les surprenait, avaient une expression de souffrance si amere et de passion si violente! Argiria fut bientot vaincue dans le fond de l'ame, et nulle autre femme n'eut resiste aussi longtemps au charme magique que cet homme savait exercer lorsque toutes les puissances de sa froide volonte se concentraient sur un seul point. La Memmo vit cette passion avec inquietude d'abord, et puis avec espoir, et bientot avec joie; car, n'y pouvant tenir, elle donna un second rendez-vous a Soranzo a l'insu de sa niece, et le somma d'expliquer ses intentions ou de cesser ses muettes poursuites. Orio parla de mariage, disant que c'etait le but de ses voeux, mais non de ses esperances. Il supplia Antonia d'interceder pour lui. Argiria avait si bien garde le secret de ses pensees que la tante n'osa point donner d'espoir a Orio; mais elle consentit a ce que l'amiral fit des demarches, et elles ne se firent point attendre. Morosini, ayant recu la confidence de la nouvelle passion de son neveu, approuva ses vues, l'encouragea a chercher dans l'amour d'une si noble fille un baume celeste pour ses ennuis, et alla trouver la Memmo, avec laquelle il eut une explication decisive. En voyant combien cet homme illustre et venerable ajoutait foi a la grandeur d'ame de son fils adoptif, et combien il desirait que son alliance avec la famille Ezzelin effacat tout reproche et tout ressentiment, elle eut peine a cacher sa joie. Jamais elle n'eut pu esperer un parti aussi avantageux pour Argiria. Argiria fut d'abord epouvantee des offres qui lui furent faites par l'amiral, epouvantee surtout du trouble et de la joie qu'elle en ressentit malgre elle. Elle fit toutes les objections que lui suggera l'amour fraternel, refusa de se prononcer, mais consentit a recevoir les soins d'Orio. Dans les commencements, Argiria se montra froide et severe pour Orio. Elle paraissait ne supporter sa presence que par egard pour sa tante. Cependant elle ne pouvait s'empecher de nourrir pour ses souffrances et sa douleur un profond sentiment de compassion. En voyant cet homme si fort se plaindre chaque jour du poids de sa destinee, et succomber, pour ainsi dire, sous lui-meme, la soeur d'Ezzelin sentait sa grande ame s'attendrir et sa force de haine diminuer de jour en jour. Si Orio eut employe avec elle la seduction et l'audace, elle fut restee insensible et implacable; mais, en face de sa faiblesse et de son humiliation volontaire, elle se desarma peu a peu. Bientot l'habitude qu'elle avait prise de compatir a ses peines se changea en un genereux besoin de le consoler. Sans qu'elle s'en doutat, la pitie la conduisait a l'amour. Elle se disait pourtant qu'elle ne pouvait aimer sans crime et sans honte l'homme qu'elle avait accuse de la mort de son frere, et qu'elle devait tout faire pour etouffer le nouveau sentiment qui s'elevait en elle. Mais, faible de sa grandeur meme, elle se laissait detourner de ce qu'elle croyait son devoir par sa misericorde. En retrouvant chaque jour Orio plus desole et plus repentant du mal qu'il lui avait fait, elle n'avait pas le courage de lui en temoigner du ressentiment, et finissait toujours par associer dans sa pensee le malheur de son frere mort et celui de l'homme qu'elle voyait condamne a d'eternels regrets. Puis elle se persuada qu'elle n'eprouvait pour Orio que la pitie qu'on devait a tous les etres souffrants, et qu'il perdrait toute sa sympathie le jour ou il cesserait de souffrir. Et en cela elle ne se trompait peut-etre pas. Argiria n'agissait presque en rien comme les autres femmes; la ou les autres apportaient de la vanite ou du desir, elle n'apportait que du devouement. Giovanna Morosini elle-meme, malgre la noblesse et la purete de son ame, n'avait pas echappe au sort commun, et avait en quelque sorte sacrifie aux dieux du monde. Elle avait elle-meme dit a Ezzelin que la reputation d'Orio n'avait pas ete pour rien dans l'impression qu'il avait faite sur elle, et que sa force et sa beaute avaient fait presque tout le reste. C'etait au point qu'elle avait prefere, avec la conscience du mal qui devait en resulter pour elle-meme, a l'homme qu'elle savait bon, l'homme qu'elle voyait seduisant. Argiria obeissait a des sentiments tout opposes. Si Orio se fut montre a elle comme il s'etait montre a Giovanna, jeune, beau, vaillant et debauche, joyeux et fier de ses defauts comme de ses triomphes, elle n'eut pas eu un regard ni une pensee pour lui. Ce qui lui plaisait a cette heure dans Soranzo etait justement ce qui le faisait descendre dans l'enthousiasme des autres femmes. Sa beaute diminuait en meme temps que son caractere s'assombrissait davantage; et c'etait justement cette triste empreinte que le temps et la douleur mettaient sur lui qui la charmait sans qu'elle s'en doutat. Depuis que l'orgueil s'etait efface du front d'Orio, et que les fleurs de la sante et de la joie s'etaient fanees sur ses joues, son visage avait pris une expression plus grave, et gagne en douceur ce qu'il avait perdu en eclat; de sorte que ce qui eut peut-etre preserve Giovanna de la funeste passion qui la perdit fut justement ce qui y precipita Argiria. Elle arriva bientot a ne plus vivre que par Orio, et resolut, avec son courage ordinaire, de se consacrer tout entiere a le consoler, dut le monde jeter l'anatheme sur elle pour l'espece de parjure qu'elle commettrait. Cependant Orio, desormais assure de sa victoire, ne se hatait pas d'en finir, et voulait jouir peu a peu de tous ses avantages avec le raffinement d'un homme blase, et qui tient d'autant plus a menager son plaisir qu'il lui en reste moins a connaitre. Dans les premiers temps, la lutte difficile qu'il avait eu a soutenir avait tenu son imagination eveillee, et le forcait a vivre par la tete, de maniere qu'ayant trouve le moyen d'occuper sa journee il etait arrive a pouvoir dormir la nuit. Enchante de cet heureux resultat, il en avait fait part au docteur Barbolamo, en le remerciant de ses avis passes, et en lui demandant ses conseils pour l'avenir. Barbolamo avait hesite avant de lui conseiller de pousser les choses jusqu'au mariage. C'etait, a ses yeux, quelque chose de profondement triste et de hideusement laid que l'amour mathematiquement calcule de cet homme au coeur use, au sang appauvri, pour une belle creature naive et genereuse, qui allait, en echange de cette tendresse interessee et de ces transports premedites, lui livrer tous les tresors d'une passion puissante et vraie. "C'est l'accouplement de la vie avec la mort, de la lumiere celeste avec l'Erebe, se disait l'honnete medecin. Et pourtant elle l'aime, elle croit en lui; elle souffrirait maintenant s'il renoncait a la poursuivre. Et puis elle se flatte de le rendre meilleur, et peut-etre y reussira-t-elle. Enfin cette belle fortune, qui ne sert qu'a divertir de frivoles compagnons et de viles creatures, va relever l'eclat d'une illustre maison ruinee, et assurer l'avenir de cette belle fille pauvre. Toutes les femmes sont plus ou moins vaines, ajoutait Barbolamo en lui-meme: quand la signora Soranzo s'apercevra du peu que vaut son mari, le luxe lui aura cree des besoins et des jouissances qui la consoleront. Et puis, en definitive, puisque les choses en sont a ce point et que les deux familles desirent ce mariage, de quel droit y mettrais-je obstacle?" Ainsi raisonnait le medecin; et cependant il restait trouble interieurement; et ce mariage, dont il etait la cause a l'insu de tous, etait pour lui un sujet d'angoisses secretes dont il ne pouvait ni se rendre compte ni se debarrasser. Barbolamo etait le medecin de la famille Memmo; il connaissait Argiria depuis son enfance. Elle le regardait comme un impie, parce qu'il etait un peu sceptique et qu'il raillait volontiers toutes choses: elle l'avait donc toujours traite assez froidement, comme si elle eut pressenti des son enfance qu'il aurait une influence funeste sur sa destinee. Le docteur, ne la connaissant pas bien, et ne sachant que penser de ce caractere froid et un peu altier en apparence, sentait pourtant dans son ame probe et droite qu'entre elle et Soranzo sa sollicitude n'avait pas a hesiter, et se devait tout entiere au plus faible. Il eut voulu consulter Argiria; mais il ne l'osait pas, et il se disait qu'elle etait d'un esprit assez ferme et assez decide pour savoir elle-meme se diriger en cette circonstance. Ne sachant a quoi s'arreter, mais ne pouvant vaincre l'aversion et la mefiance secrete que Soranzo lui inspirait, il prit un terme moyen: ce fut de lui conseiller de ne pas brusquer les choses et de ne pas presser le mariage. Soranzo n'avait pas d'autre volonte a cet egard que celle de son medecin; il l'ecoutait avec la credulite puerile et grossiere d'un devot qui demande des miracles a un pretre. De meme qu'il n'avait vu dans Giovanna qu'un instrument de fortune, il ne voyait dans Argiria qu'un moyen de recouvrer la sante. Mais l'espece d'affection qu'il avait pour cette derniere etait plus sincere; on peut meme dire que, son caractere et sa position donnes, il eprouvait un sentiment vrai pour elle. L'amour est le plus malleable de tous les sentiments humains; il prend toutes les formes, il produit tous les effets imaginables, selon le terrain ou il germe: les nuances sont innombrables, et les resultais aussi divers que les causes. Quelquefois il arrive qu'une ame juste et pure ne saurait s'elever jusqu'a la passion, tandis qu'une ame perverse s'y jette avec ardeur et se fait un besoin insatiable de la possession d'un etre meilleur qu'elle, et dont elle ne comprend meme pas la superiorite. Orio ressentait les mysterieuses influences de cette protection celeste repandue autour d'un etre angelique. L'air qu'Argiria purifiait de son souffle etait un nouvel element ou Orio croyait respirer le calme et l'esperance; et puis cette vie d'extase et de retraite avait fait cesser pour lui la vie de debauche, encore plus mortelle pour l'esprit que pour le corps. Elle lui avait cree mille soins delicats, mille voluptes chastes dont le libertin s'enivrait, comme le chasseur d'une eau pure ou d'un fruit savoureux apres les fatigues et les enivrements de la journee. Il se plaisait a voir ses desirs attises par une longue attente: afin de les rendre plus vifs, il delaissait Naam, et concentrait toutes ses pensees de la nuit sur un seul objet. Il echauffait son cerveau de toutes les privations qu'un amour noble impose aux ames consciencieuses, mais qu'un calcul reflechi lui suggerait dans son propre interet. Habitue a de rapides conquetes, hardi jusqu'a l'insolence avec les femmes faciles, flatteur insinuant et menteur effronte avec les timides, il ne s'etait jamais obstine a la poursuite de celles qui pouvaient lui opposer une longue resistance: il les haissait et feignait de les dedaigner. C'etait donc la premiere fois de sa vie qu'il faisait vraiment la cour a une femme, et le respect qu'il s'imposait etait un raffinement de volupte ou son etre, plonge tout entier, trouvait l'oubli de ses fautes et une sorte de securite magique, comme si l'aureole de purete qui ceignait le front d'Argiria eut banni les esprits des tenebres et combattu les malignes influences. Argiria, effrayee de son amour, n'osait se dire encore qu'elle etait vaincue, et s'imaginait que, tant qu'elle ne l'aurait pas avoue clairement a Soranzo, elle pourrait encore se raviser. Un soir ils etaient assis ensemble a l'une des extremites de la grande galerie du palais Memmo; cette galerie, comme toutes celles des palais venitiens, traversait le batiment dans toute sa largeur, et etait percee a chaque bout de trois grandes fenetres. Il commencait a faire nuit, et la galerie n'etait eclairee que par une petite lampe d'argent posee au pied d'une statue de la Vierge. La signora Memmo s'etait retiree dans sa chambre, dont la porte donnait sur la galerie, afin de laisser les deux fiances causer librement. Tout en entretenant Argiria de son amour, Orio s'etait rapproche, et avait fini par se mettre a genoux devant elle. Elle voulut le relever; mais lui, se saisissant de ses mains, les baisa avec ardeur, et se mit a la regarder avec une ivresse silencieuse. Argiria, qui avait appris a son tour a connaitre le pouvoir de ses yeux, craignant de se trop abandonner au trouble qu'ils produisaient en elle, detourna les siens et les porta vers le fond de la galerie. Orio, qui avait vu plus d'une femme agir de la sorte, attendit en souriant que sa fiancee reportat ses regards sur lui. Il attendit en vain. Argiria continuait a tenir ses yeux fixes du meme cote, non plus comme si elle eut voulu eviter ceux de son amant, mais comme si elle considerait attentivement quelque chose d'etonnant. Elle semblait tellement absorbee dans cette contemplation que Soranzo en fut inquiete. "Argiria, dit-il, regardez-moi." Argiria ne repondit pas; il y avait dans sa physionomie quelque chose d'inexplicable et de vraiment effrayant. "Argiria! repeta Soranzo d'une voix emue! Argiria! mon amour!" A ces mots, elle se leva brusquement et s'eloigna de lui avec effroi, mais sans changer un instant la direction de ses regards. "Qu'est-ce donc?" s'ecria Orio avec colere en se levant aussi. Et il se retourna vivement pour voir l'objet qui fixait d'une maniere si etrange l'attention d'Argiria. Alors il se trouva face a face avec Ezzelin. A son tour, il devint horriblement pale, et trembla un instant de tous ses membres. Dans le premier moment, il avait cru voir le spectre qui lui avait si souvent rendu de funebres visites; mais le bruit que faisait Ezzelin en avancant, et le feu qui brillait dans ses yeux, lui prouverent qu'il n'avait pas affaire a une ombre. Le danger, pour etre plus reel, n'en etait que plus grand; mais Soranzo, que la vue d'un fantome aurait fait tomber en syncope, se decida devant la realite a payer d'audace, et, s'avancant vers Ezzelin d'un air affectueux et empresse: "Cher ami! s'ecria-t-il; est-ce vous? vous que nous croyions avoir perdu pour jamais!" Et il etendit les bras comme pour l'embrasser. Argiria etait tombee comme foudroyee aux pieds de son frere. Ezzelin la releva et la tint serree contre son coeur; mais devant l'embrassement d'Orio, il recula saisi de degout, et, etendant son bras droit vers la porte, il lui fit signe de sortir. Orio feignit de ne pas comprendre. "Sortez! dit Ezzelin d'une voix tremblante d'indignation, en jetant sur lui un regard terrible. --Sortir! moi! Et pourquoi? --Vous le savez. Sortez, et vite. --Et si je ne le veux pas? continua Orio en reprenant son audace accoutumee. --Ah! je saurai vous y contraindre, s'ecria Ezzelin avec un rire amer. --Comment donc? --En vous demasquant. --On ne demasque que ceux qui se cachent. Qu'ai-je a cacher, seigneur Ezzelin? --Ne lassez pas ma patience. Je veux bien, non pas vous pardonner, mais vous laisser aller. Partez donc, et souvenez-vous que je vous defends de jamais chercher a voir ma soeur. Sinon, malheur a vous! --Seigneur, si un autre que le frere d'Argiria m'avait tenu ce langage, il l'aurait deja paye de son sang. A vous, je n'ai rien a dire, si ce n'est que je n'ai d'ordres a recevoir de personne, et que je meprise les menaces. Je sortirai d'ici, non a cause de vous qui n'etes pas le maitre, mais a cause de votre respectable tante, dont je ne veux pas troubler le repos par une scene de violence. Quant a votre soeur, je ne renoncerai certainement pas a elle, parce que nous nous aimons, parce que je me crois digne d'etre heureux par elle, et capable de la rendre heureuse. --Oserez-vous soutenir toujours et partout ce que vous avancez ici? --Oui, et de toutes les manieres. --Alors venez ici demain avec votre oncle, le venerable Francesco Morosini; et nous verrons comment vous repondrez aux accusations que j'ai a porter contre vous. Je n'aurai d'autres temoins que ma tante et ma soeur." Orio fit un pas vers Argiria. "A demain!" lui dit-elle d'une voix tremblante. Orio se mordit les levres, et sortit a pas lents en repetant avec une tranquillite superbe: "A demain!" "Jesus! Dieu d'amour! s'ecria la signora Memmo sur le seuil de sa chambre, j'ai entendu une voix que je croyais ne devoir plus jamais entendre! mon Dieu, mon Dieu! qu'est-ce que je vois?... mon neveu! mon enfant! Demandez-vous des prieres?... Votre ame est-elle irritee contre nous?..." La bonne dame chancela, se retint contre le mur, et, pres de tomber evanouie, fut retenue par le bras d'Ezzelin. "Non, je ne suis point l'ombre de votre enfant; ma tante, ma soeur bien-aimee, reconnaissez-moi, je suis votre Ezzelin. Mais, o mon Dieu! repondez-moi avant tout; car je ne sais si je dois benir ou maudire l'heure qui nous rassemble. Cet homme que je chasse d'ici est-il l'epoux d'Argiria? --Non, non! s'ecria Argiria d'une voix forte, il ne l'eut jamais ete! Un voile funeste etait sur mes yeux, mais... --Il est votre fiance, du moins! dit Ezzelin en fremissant de la tete aux pieds. --Non, non, rien! Je n'ai rien accorde, rien promis!... --Le lache, l'infame a ose me dire que vous vous aimiez!... --Il m'avait fait croire qu'il etait innocent, et je... je le croyais sincere; mais te voila, mon frere, je n'aimerai que par ton ordre, je n'aimerai que toi!..." Argiria cachait ses sanglots de douleur et de joie dans le sein de son frere. Nous laisserons cette famille, a la fois heureuse et consternee, se livrer a ses epanchements, et se raconter tout ce qui etait arrive de part et d'autre depuis une separation si cruelle. Orio, apres avoir deploye ce courage desespere, s'enfuit chez lui avec l'assurance et l'empressement d'un homme qui aurait compte trouver un expedient de salut dans la solitude. Mais toute sa force s'etait refugiee dans ses muscles, et, en se sentant marcher avec tant de precipitation, il s'imagina qu'il allait etre assiste, comme autrefois, par une de ces inspirations infernales qu'il avait dans les cas difficiles. Quand il se trouva dans sa chambre, face a face avec lui-meme, il s'apercut que son cerveau etait vide, son ame consternee, sa position desesperee. Il le vit, il se tordit les mains avec une angoisse inexprimable en s'ecriant: "Je suis perdu! --Qu'y a-t-il?" dit Naam en sortant du coin de l'appartement ou son existence semblait avoir pris racine. Orio n'avait pas coutume de s'ouvrir a Naam quand il n'avait pas besoin de son devouement. En cet instant, que pouvait-elle pour lui? Rien sans doute. Mais la terreur d'Orio etait si forte qu'il fallait qu'il cherchat du secours dans une sympathie humaine. "Ezzelin est vivant! s'ecria-t-il, et il me denonce! --Appelle-le au combat, et tache de le tuer, dit Naam. --Impossible! il n'acceptera le combat qu'apres avoir parle contre moi. --Va te reconcilier avec lui, offre-lui tous tes tresors. Adjure-le au nom du Dieu tres-grand! --Jamais! D'ailleurs il me repousserait. --Rejette toute la faute sur _les autres!_ --Sur qui? Sur Hussein, sur l'Albanais, sur mes officiers? On me demandera ou ils sont, et on ne me croira pas si je dis que l'incendie... --Eh bien! mets-toi a genoux devant ton peuple, et dis: J'ai commis une grande faute et je merite un grand chatiment. Mais j'ai fait aussi de nobles actions et rendu de hauts services a mon pays; qu'on me juge. Le bourreau n'osera pas porter ses mains sur toi; on t'enverra en exil, et l'an prochain on aura besoin de toi, on te donnera un grand exploit a faire. Tu seras victorieux, et ta patrie reconnaissante te pardonnera et t'elevera en gloire. --Naam, vous etes folle, dit Orio avec angoisse, Vous ne comprenez rien aux choses et aux hommes de ce pays. Vous ne sauriez donner un bon conseil! --Mais je puis executer tes desseins. Dis-les-moi. --Et si j'en avais un seul, resterais-je ici un instant de plus? --La fuite nous reste, dit Naam. Partons! --C'est le dernier parti a prendre, dit Orio, car c'est tout confesser. Ecoute, Naam, il faudrait trouver un bon spadassin, un brave, un homme habile et sur. Ne connais-tu pas ici quelque renegat, quelque transfuge musulman qui n'ait jamais entendu parler de moi, et qui, par consideration pour toi seule, moyennant une forte somme d'argent... --Tu veux donc encore assassiner? --Tais-toi! Baisse la voix. Ne prononce pas ici de tels mots, meme dans ta langue. --Il faut s'entendre pourtant. Tu veux qu'il meure, et que j'assume sur moi toute la responsabilite, tout le danger? --Non! je ne le veux pas, Naam! s'ecria Soranzo en la pressant dans ses bras; car en cet instant l'air sombre de Naam l'effraya, et lui rappela que ce n'etait pas le moment de perdre son devouement. --Ce que tu veux sera fait, dit Naam en se dirigeant vers la porte. --Arrete, non! ce serait pire que tout! dit Orio en l'arretant. Sa soeur et sa tante m'accuseraient, et j'aurais eu l'air de craindre la verite. D'ailleurs je ne veux pas que tu t'exposes. Va, quitte-moi, Naam, mets ta tete a l'abri des dangers qui menacent la mienne. Il en est temps encore, fuis! --Je ne te quitterai jamais, tu le sais bien, repondit tranquillement Naam. --Quoi! tu me suivrais meme a la mort? Songe que tu seras accusee aussi peut-etre! --Que m'importe? dit Naam. Ai-je peur de la mort? --Mais resisterais-tu a la torture, Naam? s'ecria Soranzo frappe d'une nouvelle inquietude. --Tu crains que je succombe a la souffrance et que je t'accuse? dit Naam d'un ton froid et severe. --Oh! jamais! s'ecria-t-il avec une effusion forcee, toi le seul etre qui m'ait compris, qui m'ait aime et qui souffrirait pour moi mille morts! --Tu dis qu'un coup de poignard est la seule ressource? dit Naam en baissant la voix. Orio ne repondit pas. Il ne savait a quoi se decider. Ce moyen le tentait et l'effrayait egalement. Il se perdit en projets plus inexecutables les uns que les autres, puis sa tete s'egara. Il tomba dans une sorte d'imbecillite. Naam le secoua sans pouvoir lui arracher une parole. Elle sentit que ses mains etaient roides et glacees. Elle crut qu'il allait mourir. Elle pensa que dans un moment d'egarement il avait avale quelque poison et qu'il ne s'en souvenait plus. Elle fit appeler le medecin. Barbolamo le trouva tres-mal, et le tira de cette atonie par des excitants qui produisirent une reaction terrible. Orio eut de violentes convulsions. Le docteur, se rappelant alors que depuis longtemps il n'avait fait usage de narcotique, et pensant que l'inefficacite de ces remedes, causee autrefois par l'abus, pouvait avoir cesse, se hasarda a lui administrer une assez forte dose d'opium qui le calma sur-le-champ et l'endormit profondement. Quand il le vit mieux, il le quitta; car la soiree etait fort avancee, et il avait encore des malades a voir avant de rentrer chez lui. Naam veilla son maitre avec anxiete pendant quelques instants, et, s'etant assuree qu'il dormait bien, elle sentit retomber sur elle seule tout le poids de cette horrible situation; c'etait a elle de trouver un moyen d'en sortir. Elle se promena avec agitation dans la chambre, recommandant son ame a Dieu, sa vie au destin, et resolue a tout, plutot que de laisser perir celui qu'elle aimait. De temps en temps elle s'arretait devant ce visage pale et morne, qui semblait, dans sa prostration effrayante, un cadavre sortant des mains du bourreau, et attendant celles qui devaient l'ensevelir. Naam avait vu jadis Orio si prompt, si implacable dans ses terribles resolutions, et maintenant il n'avait plus la force d'affronter l'orage! Il lui abandonnait le soin de son salut! Naam prit son parti, fit quelques preparatifs, ferma la porte avec precaution, sortit sans etre vue, et se perdit dans le dedale de ces rues etroites, obscures, mal frequentees, ou deux personnes ne se rencontrent pas la nuit sans se serrer chacune de son cote contre la muraille. "Maudite soit la mere qui m'a engendre! murmura Orio d'une voix creuse et lugubre, en s'eveillant et en se tordant sur son lit pour secouer le sommeil accablant etendu sur tous ses membres. Est-il possible que je ne puisse jamais dormir comme les autres! Il faut que je sois assiege de visions epouvantables et que je m'agite comme un forcene durant mon sommeil, ou bien il faut que je tombe la comme un cadavre, et qu'a mon reveil je sente ce froid mortel et cette langueur qui ressemblent a une agonie! Naam! quelle heure?" Naam ne repondit point. "Seul! s'ecria Orio. Que se passe-t-il donc?" Il se dressa sur son lit, ecarta ses rideaux d'un main tremblante, vit les premieres lueurs du matin penetrer dans sa chambre, et promena des regards hebetes autour de lui, cherchant a retrouver le souvenir des evenements de la veille. Enfin l'horrible verite lui revint a l'esprit, d'abord comme un reve sinistre, et bientot comme une certitude accablante. Orio resta quelques instants brise, et sans concevoir la pensee de detourner le coup qui le menacait. Enfin il se jeta a bas de son lit et se mit a courir comme un fou autour de sa chambre. "C'est impossible! c'est impossible! se disait-il, je n'en suis pas la! je ne suis pas abandonne a ce point par la destinee! "Miserable! s'ecria-t-il en se parlant a lui-meme et en se laissant tomber sur une chaise, est-ce ainsi que tu sais maintenant faire face a l'adversite? Une pierre tombe a tes pieds, et au lieu de te tenir pour averti et de fuir, ou d'agir d'une facon quelconque, tu te couches, tu t'endors, et tu attends que l'edifice entier s'ecroule sur ta tete! Tu es donc devenu une bete brute, ou tes ennemis ont donc jete sur toi un malefice! Damne medecin! s'ecria-t-il en voyant sur sa table la fiole d'opium dont on lui avait fait avaler une partie, ah! tu etais d'accord avec eux pour m'oter mes forces et me jeter dans l'impuissance! Toi aussi, tu me le payeras, infame! crains que mon jour ne vienne a moi aussi! Mon jour! Helas! sortirai-je de cette nuit horrible qui s'est etendue sur moi? Voyons! que faire? Ah! la force m'a manque au moment ou j'en avais besoin! Je n'ai pas ete inspire lorsqu'une vive resolution eut pu me sauver. Il fallait, des que mon ennemi est entre dans cette galerie Memmo, feindre de le prendre pour un demon, m'elancer sur lui, lui enfoncer mon poignard dans la poitrine... Cet homme ne doit pas etre difficile a tuer; il a recu tant de coups deja!... Et puis, j'aurais joue la folie; on m'eut soigne comme on a deja fait, on m'eut plaint. J'aurais eu des remords; j'aurais fait dire des messes pour son ame, et j'en aurais ete quitte pour perdre les bonnes graces de la petite fille... Mais n'est-il pas encore possible d'agir ainsi?... Oui, demain, pourquoi pas? J'irai a ce rendez-vous. J'irai en jouant la fureur; je le provoquerai; je l'accuserai de quelque infamie... Je dirai a Morosini qu'il avait seduit... non, qu'il avait viole sa niece; que je l'avais chasse honteusement, et que, par vengeance, il a invente ce tissu de mensonges... Je lui dirai de telles injures, je lui ferai de telles menaces... D'ailleurs je lui cracherai au visage... Alors il faudra bien qu'il mette la main sur son epee... Une fois la, il est perdu; avant qu'il l'ait tiree du fourreau, la mienne sera dans sa gorge... Et puis je me jetterai par terre en ecumant, je m'arracherai les cheveux, je serai fou. Le pis qui puisse m'arriver, c'est d'etre envoye en exil pour quatorze ans; on sait ce que valent les quatorze annees d'exil d'un patricien. L'annee suivante on a besoin de lui, on le rappelle... Naam avait raison... Oui, voila ce que je ferai... Mais si Ezzelin a deja parle a sa tante et a sa soeur, si elles se portent mes accusatrices? Oh! oui! Mais quelles preuves?... D'ailleurs il sera toujours temps de fuir. Si je ne puis emporter tout mon or, j'irai trouver les pirates, j'organiserai une flibuste sur un tout autre pied. Je ferai une magnifique fortune en peu d'annees, et j'irai, sous un nom suppose, la manger a Cordoue ou a Seville, des villes de plaisir, dit-on. L'argent n'est-il pas le roi du monde?... Allons, decidement le docteur a sagement agi en me faisant dormir. Ce sommeil m'a retrempe; il m'a rendu toute mon energie, toutes mes esperances." Orio se parlait ainsi a lui-meme dans un acces d'energie febrile. Ses yeux etaient fixes et brillants, ses levres pales et tremblantes, ses mains contractees sur ses genoux maigres et nus. Le _plus bel homme_ de Venise etait hideux, ainsi absorbe dans ses mechantes intentions et ses laches calculs. Tandis qu'il devisait de la sorte, une petite porte que recouvrait la tapisserie s'ouvrit doucement, et Naam entra sans bruit dans la chambre. "C'est toi! Ou donc etais-tu? dit Orio en la regardant a peine. Donne-moi ma robe, je veux m'habiller, sortir!" Mais Orio se leva brusquement et resta immobile de surprise et d'epouvante a l'aspect de Naam lorsqu'elle s'approcha de lui pour lui presenter sa robe. Elle etait plus pale que l'aube qui se levait en cet instant. Sa bouche avait une teinte livide, et ses yeux vitreux ressemblaient a ceux d'un cadavre. "Pourquoi donc avez-vous du sang sur la figure?" dit Orio en reculant d'effroi. Il s'imagina que, suivant les coutumes feroces de la police occulte de Venise, Naam venait d'etre prise par les familiers et soumise a la torture. Peut-etre avait-elle revele... Orio la regardait avec un melange de haine et de terreur. "Comment ai-je eu l'imprudence de la laisser vivre? pensait-il. Il y a un an que j'aurai du la tuer? --Ne me demande pas ce qui est arrive, dit Naam d'une voix eteinte, tu ne dois pas le savoir. --Et je veux le savoir, moi? s'ecria Orio furieux en la secouant avec une colere brutale. --Tu veux le savoir? dit Naam avec une tranquillite dedaigneuse; apprends-le a tes risques et perils. Je viens de tuer Ezzelin. --Ezzelin, tue? bien tue? bien mort?" s'ecria Orio dans un acces de joie insensee. Et serrant Naam contre sa poitrine, il fut pris d'un rire convulsif qui le forca de se rasseoir. "C'est la le sang d'Ezzelin? disait-il en touchant les mains humides de Naam. Ce sang maudit a-t-il coule enfin jusqu'a la derniere goutte? Oh! cette fois il n'en rechappera pas, dis? Tu ne l'as pas manque, Naam? Oh! non! tu as la main ferme, et ceux que tu frappes ne se relevent plus! Tu l'as tue comme le pacha, dis? Le meme coup, au-dessous du coeur? Dis-moi? dis-moi, parle donc!... Raconte-moi donc!..... Ah! c'etait bien la peine de revenir a Venise! Il n'en a pas joui longtemps de Venise! sa vengeance..." Et Orio recommenca a rire affreusement. "Je l'ai frappe droit au coeur, dit Naam d'un air sombre, et je l'ai noye en meme temps... --Le fer et l'eau! Bonne Venise! s'ecria Orio; les beaux quais deserts pour rencontrer un ennemi! Mais comment l'as-tu trouve a cette heure? Qu'as-tu fait pour le joindre? --J'ai pris mon luth et je suis allee en jouer sous la fenetre de sa soeur; j'ai joue obstinement jusqu'a ce que le frere ait ete eveille et m'ait regardee par la fenetre. Je me suis eloignee alors de quelques pas; mais j'ai continue de jouer comme pour le braver. Il m'avait reconnue a mon costume; c'est ce que je voulais. Il est sorti de sa maison, il s'est approche de moi en me menacant. Je me suis eloignee encore, mais en continuant toujours de jouer du luth, et je me suis encore arretee. Il est encore venu sur moi, et je me suis eloignee de nouveau. Alors, comme il s'en retournait vers sa maison, je me suis mise a courir du meme cote et a jouer en me rapprochant toujours. La fureur lui est venue, et, croyant sans doute que j'agissais ainsi par ton ordre, il a recommence a courir sur moi l'epee a la main. Je me suis fait poursuivre ainsi jusqu'a cet endroit ou le pave de la rive cesse tout a coup, et ou plusieurs marches conduisent en tournant jusqu'au niveau de l'eau pour l'abordage des gondoles. Il n'y avait la ni barque ni homme; pas le moindre bruit, pas la moindre lumiere. Je me suis cramponnee fortement a la petite colonne qui termine la rampe, et j'ai attendu en me baissant qu'il vint jusque-la. Il y est venu, en effet; il s'est appuye presque sur moi sans me voir, et s'est penche sur l'eau pour chercher des yeux si quelque gondole m'avait mise a l'abri de sa colere. Dans ce moment-la, j'ai arrache d'une main son manteau, de l'autre je l'ai frappe. Il a voulu se debattre, lutter..., mais son pied avait glisse sur les marches humides; il perdait l'equilibre; je l'ai pousse, et il a roule au fond de l'eau. Voila comme les choses se sont passees." La voix de Naam s'eteignit, et un frisson passa par tout son corps. "Au _fond_, dit Soranzo d'un air inquiet, tu n'en es pas sure; tu as pris la fuite? --Je n'ai pas pris la fuite, dit Naam en se ranimant; je suis restee penchee sur l'eau jusqu'a ce que l'eau fut redevenue aussi unie que la surface d'un miroir. Alors j'ai arrache aux pierres humides de la rive une poignee d'herbes marines, et j'ai lave et nettoye les marches couvertes de sang. Il n'y avait personne, et il ne s'y est fait aucun bruit. Je suis restee cachee dans l'angle d'un mur: j'ai entendu marcher. On venait du palais Memmo. J'ai quitte doucement mon poste et j'ai marche jusqu'ici. --Tu auras eu peur? Tu auras couru? --Je suis venue lentement, je me suis arretee plusieurs fois, j'ai regarde autour de moi; personne ne m'a vue, personne ne m'a suivie. Je n'ai pas meme eveille les echos des paves. J'ai fait mille detours. J'ai mis plus d'une heure a venir du palais Memmo jusqu'ici. Es-tu tranquille? es-tu content? --O Naam, o admirable fille! o ame trois fois trempee au feu de l'enfer! s'ecria Orio; viens dans mes bras, o toi qui m'as deux fois sauve!" Mais Orio oublia de serrer Naam dans ses bras; une idee subite venait de glacer l'elan de sa reconnaissance... "Naam, lui dit-il apres quelques instants de silence, durant lesquels elle le contempla avec une inquietude farouche, vous avez fait une insigne folie, un crime gratuit. --Comment dis-tu? repondit Naam de plus en plus sombre. --Je dis que vous avez pris sur vous de faire une action dont toutes les consequences vont retomber sur moi! Ezzelin assassine, on ne manquera pas de m'accuser. Ce meurtre sera l'aveu de tous les torts qu'il m'impute, et qu'il a deja racontes a sa tante et a sa soeur. Puis j'aurai un assassinat de plus sur le corps, et je ne vois pas comment ce surcroit d'embarras peut me soulager. Que la foudre du ciel t'ecrase, miserable bete feroce! Tu etais si pressee de boire le sang que tu ne m'a seulement pas consulte." Naam recut cet outrage avec un calme apparent qui enhardit Soranzo. "Vous m'aviez dit de chercher un assassin, dit-elle, un homme sur et discret qui ne connut point la main qui le faisait agir, ou qui pour de l'argent gardat le silence. J'ai fait mieux. J'ai trouve quelqu'un qui ne veut d'autre recompense que de vous voir delivre de vos ennemis, quelqu'un qui a su frapper ferme et avec prudence, quelqu'un que vous ne pouvez pas craindre et qui se livrera de lui-meme aux lois de votre pays si on vous accuse. --Je l'espere, dit Orio. Vous voudrez bien vous rappeler que je ne vous ai rien commande; car vous en avez menti, je ne vous ai rien commande du tout. --Menti! moi, menti! dit Naam d'une voix tremblante. --Menti par la gorge! menti comme un chien! s'ecria Orio dans un acces de fureur grossiere, mouvement d'irritation toute maladive et qu'il ne pouvait reprimer, quoique peut-etre il sentit bien au fond de lui-meme que ce n'etait pas le moment de s'y livrer. --C'est vous qui mentez, reprit Naam d'un ton meprisant et en croisant ses bras sur sa poitrine. J'ai commis pour vous des crimes que je deteste, puisqu'il vous plait d'appeler ainsi les actes qu'on fait pour vous, lorsqu'ils ne vous semblent plus utiles; et quant a moi, je hais le sang, et j'ai subi l'esclavage chez les Turcs sans songer a faire pour mon salut ce que j'ai fait ensuite pour le votre. --Dites que c'etait pour vous sauver vous-meme, s'ecria Orio, et que ma presence vous a tout d'un coup donne le courage qui jusque-la vous avait manque. --Je n'ai jamais manque de courage, reprit Naam, et vous qui m'insultez apres de telles choses et dans un pareil moment, voyez le sang qui est sur mes mains! C'est le sang d'un homme, et c'est le troisieme homme dont moi, femme, j'ai pris la vie pour sauver la votre! --Aussi vous l'avez prise lachement et comme une femme peut le faire. --Une femme n'est point lache quand elle peut tuer un homme, et un homme n'est point brave quand il peut tuer une femme. --Eh bien! j'en tuerai deux!" s'ecria Soranzo, que ce reproche acheva de rendre furieux. Et cherchant son epee, il allait s'elancer sur Naam, lorsque trois coups violents ebranlerent la porte du palais. "Je n'y suis pas, s'ecria Soranzo a ses valets, qui etaient deja leves et qui parcouraient les galeries. Je n'y suis pour personne. Quel est donc l'insolent mercenaire qui vient frapper a une pareille heure de maniere a reveiller le maitre du logis? --Seigneur, dit en palissant un valet qui s'etait penche a la fenetre de la galerie, c'est un messager du conseil des Dix! --Deja! dit Orio entre ses dents. Ces limiers de malheur ne dorment donc pas non plus?" Il rentra dans sa chambre d'un air egare. Il avait jete son epee par terre en entendant frapper; Naam, debout; les bras croises dans son attitude favorite, calme, et regardant avec mepris cette arme qu'Orio avait ose lever sur elle et qu'elle ne daignait pas prendre la peine de ramasser. Orio sentit en cet instant l'insigne folie qu'il avait faite en irritant ce confident de tous ses secrets. Il se dit que, quand on avait reussi a apprivoiser un lion par la douceur, il ne fallait plus tenter de le reduire par la force: il essaya de lui parler avec tendresse et l'engagea a se cacher. Il voulut meme l'y contraindre quand il vit qu'elle feignait de ne pas l'entendre. Tout fut inutile, menaces et prieres. Naam voulut attendre de pied ferme les affilies du terrible tribunal. Ils ne se firent pas attendre longtemps. Devant eux toutes les portes s'etaient ouvertes, et les serviteurs, consternes, les avaient amenes jusqu'a la chambre de leur maitre. Derriere eux marchait un groupe d'hommes armes, et la sombre gondole flanquee de quatre sbires attendait a la porte. "Messer Pier Orio Soranzo, j'ai ordre de vous arreter, vous et ce jeune homme votre serviteur, et tous les gens de votre maison, dit le chef des agents. Veuillez me suivre. --J'obeis, dit Orio d'un ton hypocrite. Jamais le pouvoir sacre qui vous enrole ne trouvera en moi ni resistance ni crainte; car je respecte son auguste omnipotence, et j'ai confiance en son infaillible sagesse. Mais je veux ici faire une declaration, premier hommage rendu a la verite, qui sera mon guide austere en tout ceci. Je vous prie donc de prendre acte de ce que je vais reveler devant vous et devant tous mes serviteurs. J'ignore pour quelle cause vous venez m'arreter, et je ne puis presumer que vous sachiez les choses que je vais dire. C'est a cause de cela precisement que je veux eclairer la justice et l'aider dans son rigoureux exercice. Ce serviteur, que vous prenez pour un jeune homme, est femme... Je l'ignorais, et tous ceux qui sont ici l'ignoraient egalement. Elle vient de rentrer ici tout a l'heure en desordre, le visage et les mains ensanglantes, comme vous la voyez. Pressee par mes questions et effrayee de mes menaces, elle m'a avoue son sexe et confesse qu'elle venait d'assassiner le comte Ezzelin, parce qu'elle l'a reconnu pour le guerrier chretien qui a tue son amant dans la melee, a l'affaire de Coron, il y a deux ans." L'agent fit sur-le-champ ecrire la declaration de Soranzo. Cette formalite fut remplie avec l'impassible froideur qui caracterisait tous les hommes affilies au tribunal des Dix. Tandis qu'on ecrivait, Orio, s'adressant a Naam dans sa langue, lui expliqua ce qu'il venait de dire aux agents, et l'engagea a se conformer a son plan. "Si je suis inculpe, lui dit-il, nous sommes perdus tous les deux; mais, si je me tire d'affaire, je reponds de ton salut. Crois en moi, et sois ferme. Persiste a t'accuser seule. Avec de l'argent tout s'arrange dans ce pays. Que je sois libre, et sur-le-champ tu seras delivree; mais, si je suis condamne, tu es perdue, Naam!..." Naam le regarda fixement sans repondre. Quelle fut sa pensee a cet instant decisif? Orio s'efforca en vain de soutenir ce regard profond qui penetrait dans ses entrailles comme une epee. Il se troubla, et Naam sourit d'une maniere etrange. Apres un instant de recueillement, elle s'approcha du scribe, le toucha, et, le forcant de la regarder, elle lui remit son poignard encore sanglant, lui montra ses mains rougies et son front tache. Puis, faisant le geste de frapper et ensuite portant la main sur sa poitrine, elle exprima clairement qu'elle etait l'auteur du meurtre. Le chef des agents la fit emmener a part, et Orio fut conduit a la gondole et mene aux prisons du palais ducal. Tous les serviteurs du palais Soranzo furent egalement arretes, le palais ferme et remis a la garde des preposes de l'autorite. En moins d'une heure, cette habitation si brillante et si riche fut livree au silence, aux tenebres et a la solitude. Orio avait-il bien sa tete lorsqu'il avait ainsi charge Naam le premier et improvise cette fable? Non, sans doute: Orio etait un homme fini, il faut bien le dire. Il avait encore l'audace et le besoin de mentir; mais sa ruse n'etait plus que de la faussete, son genie que de l'impudence. Cependant il n'avait pas parle sans vraisemblance en disant a Naam qu'avec de l'argent tout s'arrangeait a Venise. A cette epoque de corruption et de decadence, le terrible conseil des Dix avait perdu beaucoup de sa fanatique austerite, les formes seules restaient sombres et imposantes; mais, bien que le peuple fremit encore a la seule idee d'avoir affaire a ces juges implacables, il n'etait plus sans exemple qu'on repassat le pont des Soupirs. Orio se flattait donc, sinon de rendre son innocence eclatante, du moins d'embrouiller tellement sa cause qu'il fut impossible de le convaincre du meurtre d'Ezzelin. Ce meurtre etait, apres tout, une grande chance de salut, et toutes les accusations dont Ezzelin eut charge Orio disparaissaient pour faire place a une seule qu'il n'etait pas impossible peut-etre de detourner. Si Naam persistait a assumer sur elle seule toute la responsabilite de l'assassinat, quel moyen de prouver la complicite d'Orio? Seulement Orio s'etait trop presse d'accuser Naam. Il eut du commencer par la prevenir et craindre la penetration et l'orgueil de cette ame indomptable. Il sentait bien l'enorme faute qu'il avait faite lorsqu'il s'etait laisse emporter, un instant auparavant, a un mouvement d'ingratitude et d'aversion. Mais comment la reparer? on l'enfermait a l'heure meme, et on ne lui permettait aucune communication avec elle. Orio avait fait une autre faute bien plus grande sans s'en douter. La suite vous le montrera. En attendant l'issue de cette facheuse affaire, Orio resolut d'etablir, autant que possible, des relations avec Naam. Il demanda a voir plusieurs de ses amis, cette permission lui fut refusee; alors il se dit malade et demanda son medecin. Peu d'heures apres, Barbolamo fut introduit aupres de lui. Le fin docteur affecta une grande surprise de trouver son opulent et voluptueux client sur le grabat de la prison. Orio lui expliqua sa mesaventure en lui faisant le meme recit qu'il avait fait aux executeurs de son arrestation; Barbolamo parut y croire et offrit avec grace ses services desinteresses a Orio. Ce qu'Orio voulait par-dessus tout, c'est que le docteur lui procurat de l'argent; car, une fois muni de ce magique talisman, il esperait corrompre ses geoliers, sinon jusqu'a reussir a s'evader, du moins jusqu'a communiquer avec Naam, qui lui paraissait desormais la clef de voute par laquelle son edifice devait se soutenir ou s'ecrouler. Le docteur mit, avec une courtoisie sans egale, sa bourse, qui etait assez bien garnie, au service d'Orio; mais ce fut en vain que celui-ci essaya de corrompre ses gardiens, il ne lui fut pas possible de voir Naam. Plusieurs jours se passerent pour Orio dans la plus grande anxiete, et sans aucune communication avec ses juges. Tout ce qu'il put obtenir, ce fut de faire passer a Naam des aliments choisis et des vetements. Le docteur s'y employa avec grace et vint lui donner des nouvelles de sa triste compagne. Il lui dit qu'il l'avait trouvee calme comme a l'ordinaire, malade, mais ne se plaignant pas, et ne paraissant pas seulement s'apercevoir qu'elle eut la fievre, refusant tout adoucissement a sa captivite et tout moyen de justification aupres de ses juges: elle semblait, sinon desirer la mort, du moins l'attendre avec une stoique indifference. Ces details donnerent un peu de calme a Soranzo, et ses esperances se ranimerent. Le docteur fut vivement frappe du changement que ces revers inattendus avaient opere en lui. Ce n'etait plus le reveur atrabilaire qu'assiegeaient des visions funestes, et qui se plaignait sans cesse de la longueur et de la pesanteur de la vie. C'etait un joueur acharne qui, au moment de perdre la partie, a defaut d'habilete, s'armait d'attention et de resolution. Il etait facile de voir que le joueur n'avait plus que de miserables ressources, et que son obstination ne suppleait a rien. Mais il semblait que cet enjeu, si meprise jusque-la, eut pris une valeur excessive au moment decisif. Les terreurs d'Orio s'etaient realisees, et ce qui prouva bien a Barbolamo que cet homme ignorait le remords, c'est qu'il n'eut plus peur des morts des qu'il eut affaire aux vivants. Son esprit n'etait plus occupe que des moyens de se soustraire a leur vengeance: il s'etait reconcilie avec lui-meme dans le danger. Enfin, un jour, le dixieme apres son arrestation, Orio fut tire de sa cellule et conduit dans une salle basse du palais ducal, en presence des examinateurs. Le premier mouvement d'Orio fut de chercher des yeux si Naam etait presente. Elle n'y etait point. Orio espera. Le docteur Barbolamo s'entretenait avec un des magistrats. Orio fut assez surpris de le voir figurer dans cette affaire, et une vive inquietude commenca a le troubler lorsqu'il vit qu'on le faisait asseoir, et qu'on lui temoignait une grande deference comme si on attendait de lui d'importants eclaircissements. Orio, habitue a mepriser les hommes, se demanda avec effroi s'il avait ete assez genereux avec son medecin, s'il ne l'avait pas quelquefois blesse par ses emportements; et il craignit de ne l'avoir pas assez magnifiquement paye de ses soins. Mais, apres tout, quel mal pouvait lui faire cet homme auquel il n'avait jamais ouvert son ame? L'interrogatoire proceda ainsi: "Messer Pier Orio Soranzo, patricien et citoyen de Venise, officier superieur dans les armees de la republique, et membre du grand conseil, vous etes accuse de complicite dans l'assassinat commis le 16 juin 1686. Qu'avez-vous a repondre pour votre defense? --Que j'ignore les circonstances exactes et les details particuliers de cet assassinat, repondit Orio, et que je ne comprends pas meme de quelle espece de complicite je puis etre accuse. --Persistez-vous dans la declaration que vous avez faite devant les executeurs de votre arrestation? --J'y persiste; je la maintiens entierement et absolument. --Monsieur le docteur professeur Stefano Barbolamo, veuillez ecouter la lecture de l'acte qui a ete dresse de votre declaration en date du meme jour, et nous dire si vous la maintenez egalement." Lecture fut faite de cet acte, dont voici la teneur: "Le 16 juin 1686, vers deux heures du matin, Stefano Barbolamo rentrait chez lui, ayant passe la nuit aupres de ses malades. De sa maison, situee sur l'autre rive du canaletto qui baigne le palais Memmo, il vit precisement en face de lui un homme qui courait et qui se baissa comme pour se cacher derriere le parapet, a l'endroit ou la rampe s'ouvre pour un abordage ou _traguet_. Soupconnant que cet homme avait quelque mauvais dessein, le docteur, qui deja etait entre chez lui, resta sur le seuil, et, regardant par sa porte entr'ouverte, de maniere a n'etre point vu, il vit accourir un autre homme qui semblait chercher le premier, et qui descendit imprudemment deux marches du traguet. Aussitot celui qui etait cache se jeta sur lui et le frappa de cote. Le docteur entendit un seul cri; il s'elanca vers le parapet, mais deja la victime avait disparu. L'eau etait encore agitee par la chute d'un corps. Un seul homme etait debout sur la rive, s'appretant a recevoir son ennemi a coups de poignard s'il reussissait a surnager. Mais celui-ci etait frappe a mort; il ne reparut pas. "Le sang-froid et l'audace de l'assassin, qui, au lieu de fuir, s'occupait a laver le sang repandu sur les dalles, etonnerent tellement le docteur qu'il resolut de l'observer et de le suivre. Masque par un angle de mur, il avait pu voir tous ses mouvements sans qu'il s'en doutat. Il longea les maisons du quai, tandis que l'assassin longeait le quai oppose. Le docteur avait pour lui l'avantage de l'ombre, et pouvait se glisser inapercu, tandis que la lune, se degageant des nuages, eclairait en plein le coupable. Ce fut alors que le docteur, n'etant plus separe de lui que par un canal fort resserre, reconnut distinctement, non pas seulement le costume turc, mais encore la taille et l'allure du jeune musulman qui depuis un an est attache au service de messer Orio Soranzo. Ce jeune homme se retirait sans se presser, et de temps en temps s'arretait pour regarder s'il n'etait pas suivi. Le docteur avait soin alors de s'arreter aussi. Il le vit s'enfoncer dans une petite rue. Alors le docteur se mit a courir jusqu'au premier pont, et, gagnant de vitesse, il eut bientot rejoint Naama, mais toujours a une distance raisonnable, et il le suivit ainsi a travers mille detours pendant pres d'une heure, jusqu'a ce qu'enfin il le vit rentrer au palais Soranzo. "Ayant par la acquis la certitude qu'il ne s'etait pas trompe de personnage, le docteur alla faire sa declaration a la police, et de la, tandis que l'on procedait sur-le-champ a l'arrestation de messer Orio et de son serviteur, il retourna chez lui. Il trouva plusieurs hommes errant et cherchant sur le quai d'un air fort affaire. L'un d'eux vint a lui, et l'ayant reconnu tout de suite, car il commencait a faire jour, lui demanda avec civilite, et en l'appelant par son nom, s'il n'avait pas vu ou entendu quelque chose d'extraordinaire, un homme en fuite, ou un combat sur son chemin, dans le quartier qu'il venait de parcourir. Mais le docteur, au lieu de repondre, recula de surprise, et faillit tomber a la renverse en voyant devant lui le spectre d'un homme qu'il croyait mort depuis un an, et dont la perte douloureuse avait ete pleuree par sa famille. "Ne soyez ni etonne ni effraye, mon cher docteur, dit le fantome; je suis votre fidele client et ancien ami le comte Ermolao Ezzelin, que vous avez peut-etre eu la bonte de regretter un peu, et qui a echappe, comme par miracle, a des malheurs etranges..." En cet endroit de la deposition du docteur, Orio se tordit les poings sous son manteau. Ses yeux rencontrerent ceux du docteur. Ils avaient l'expression ironique et un peu cruelle de l'homme d'honneur dejouant les ruses d'un scelerat. La lecture continua. "Le comte Ezzelin dit alors au docteur qu'il le verrait plus a loisir pour lui parler de ses affaires; mais que, pour le moment, il le priait d'excuser son inquietude, et de l'aider a eclaircir un fait bizarre. Un joueur de luth, qu'a son costume il avait cru reconnaitre pour l'esclave arabe de messer Orio Soranzo, etait venu sous la fenetre de la signora Argiria, et avait semble chercher a braver la defense du maitre de la maison, qui lui prescrivait du geste et de la voix d'aller faire de la musique plus loin. Le comte Ezzelin, impatiente, etait sorti et s'etait lance a sa poursuite; mais, s'etant avise qu'il etait sans armes, et que ce musicien pouvait bien etre le provocateur d'un guet-apens (d'autant plus que le comte avait de fortes raisons pour penser que messer Soranzo lui tendrait quelque embuche), il etait rentre pour prendre son epee. Au moment ou il passait la porte de son palais, son brave et fidele serviteur Danieli en sortait, et, inquiet de cette aventure, venait a son aide. Danieli courut sur le joueur de luth. Pendant ce temps le comte rentra dans une salle basse, et prit a la muraille une vieille epee, la premiere qui lui tomba sous la main. Il fut retenu quelques instants par sa soeur epouvantee, qui s'etait jetee dans les escaliers, et qui tremblait pour lui. Il eut quelque peine a se degager; mais, s'etonnant de ne pas voir revenir Danieli, il s'elanca dans la meme direction. Voyant cette rue deserte et silencieuse, il avait pris a gauche, et avait couru et appele quelque temps sans succes. Enfin il etait revenu sur ses pas; ses autres serviteurs, s'etant leves, l'avaient aide a chercher Danieli. L'un d'eux pretendait avoir entendu une espece de cri et la chute d'un corps dans l'eau. C'etait meme ce qui l'avait eveille et engage a se lever, bien qu'il ne sut pas de quoi il s'agissait. Tous les efforts du comte et de ses serviteurs pour retrouver le bon Danieli avaient ete inutiles. Quelques traces de sang mal essuyees sur les marches du traguet leur causaient une vive inquietude. Le docteur raconta ce qu'il avait vu. On reprit alors, avec la sonde, les recherches sur la rive. Mais au bout de quelques heures on retrouva le corps de Danieli qui surnageait de l'autre cote du canal." "Ainsi, se dit Orio devore d'une rage interieure, Naam s'est trompee, et c'est moi qui me suis livre moi-meme, en declarant a la police que le coup etait destine au comte Ezzelin." Le docteur ayant confirme sa declaration, le comte Ezzelin fut introduit. "Monsieur le comte, dit le juge examinateur, vous avez annonce que vous aviez d'importantes declarations a faire sur la conduite de messer Orio Soranzo. C'est vous-meme qui l'avez fait assigner a comparaitre ici devant vous, en notre presence. Veuillez parler. --Que vos seigneuries m'excusent pour un instant, dit Ezzelin, j'attends un temoin que le conseil des Dix m'a autorise a demander, et devant lequel les depositions que j'ai a faire doivent etre enregistrees." On presenta un siege au comte Ezzelin, et quelques instants se passerent dans le plus profond silence. Combien Soranzo dut etre blesse dans son orgueil en se voyant debout, devant son ennemi assis, au milieu d'un auditoire impassible, et dans l'attente de quelque nouveau coup impossible a detourner! Tourmente d'une secrete angoisse, il resolut d'en sortir par un effort d'effronterie. "J'avais cru, dit-il, que mon esclave Naama, ou plutot Naam, car c'est le nom qui convient a son sexe, assisterait a cette seance; ne me sera-t-il pas accorde d'etre confronte avec elle et d'invoquer le temoignage de sa sincerite?" Personne ne repondit a cette interrogation. Orio sentit le froid de la mort parcourir ses veines. Neanmoins il renouvela sa demande. Alors la voix lente et sonore du conseiller examinateur lui repondit: "Messer Orio Soranzo, votre seigneurie devrait savoir qu'elle n'a aucune espece de questions a nous adresser, et nous aucune espece de reponses a lui faire. Les formes de la justice seront observees, dans cette cause, avec l'independance et l'integrite qui president a tous les actes du conseil supreme." En cet instant messer Barbolamo s'approcha du comte et lui parla a l'oreille. Leurs regards a tous deux se porterent en meme temps sur Orio: ceux du comte, pleins de cette complete indifference qui est le dernier terme du mepris; ceux du docteur, animes d'une energie d'indignation qui allait jusqu'a la moquerie impitoyable. Mille serpents rongeaient le sein d'Orio. L'heure sonna, lente, egale, vibrante. Orio ne comprenait pas que la marche du temps put s'accomplir comme a l'ordinaire. La circulation inegale et brisee de son sang dans ses arteres semblait bouleverser l'ordre accoutume des instants par lesquels le temps se deroule et se mesure. Enfin le temoin attendu fut introduit; c'etait l'amiral Morosini. Il se decouvrit en entrant, mais ne salua personne et parla de la sorte: "L'assemblee devant laquelle je suis appele a comparaitre me permettra de ne m'incliner devant aucun de ses membres avant de savoir qui est ici l'accusateur ou l'accuse, le juge ou le coupable. Ignorant le fond de cette affaire, ou du moins ne l'ayant apprise que par la voie incertaine et souvent trompeuse de la clameur publique, je ne sais point si mon neveu Orio Soranzo, ici present, merite de moi des marques d'interet ou de blame. Je m'abstiendrai donc de tout temoignage exterieur de deference ou d'improbation envers qui que ce soit, et j'attendrai que la lumiere me vienne, et que la verite me dicte la conduite que j'ai a tenir." Ayant ainsi parle, Morosini accepta le siege qui lui fut offert, et Ezzelin parla a son tour: "Noble Morosini, dit-il, j'ai demande a vous avoir pour temoin de mes paroles et pour juge de ma conduite en cette circonstance, ou il m'est egalement difficile de concilier mes devoirs de citoyen envers la republique et mes devoirs d'ami envers vous. Le ciel m'est temoin (et j'invoquerais aussi le temoignage d'Orio Soranzo, si le temoignage d'Orio Soranzo pouvait etre invoque!) que j'ai voulu, avant tout, m'expliquer devant vous. Aussitot apres mon retour a Venise, me fiant a votre sagesse et a votre patriotisme plus qu'a ma propre conscience, j'avais resolu de me diriger d'apres votre decision. Orio Soranzo ne l'a pas voulu; il m'a contraint a le trainer sur la sellette ou s'asseyent les infames; il m'a force a changer le role prudent et genereux que j'avais embrasse, en un role terrible, celui de denonciateur aupres d'un tribunal dont les arrets austeres ne laissent plus de retour a la compassion, ni de chances, au repentir. J'ignore sous quel titre et sous quelles formes judiciaires je dois poursuivre ce criminel. J'attends que les peres de la republique, ses plus puissants magistrats et son plus illustre guerrier me dictent ce qu'ils attendent de moi. Quant a moi personnellement, je sais ce que j'ai a faire: c'est de dire ici ce que je sais. Je desirerais que mon devoir put etre accompli dans cette seule seance; car, en songeant a la rigueur de nos lois, je me sens peu propre a l'office d'accusateur acharne, et je voudrais pouvoir, apres avoir devoile le crime, attenuer le chatiment que je vais attirer sur la tete du coupable. --Comte Ezzelin, dit l'examinateur, quelle que soit la rigidite de notre arret, quelque severe que soit la peine applicable a certains crimes, vous devez la verite tout entiere, et nous comptons sur le courage avec lequel vous remplirez la mission austere dont vous etes revetu. --Comte Ezzelin, dit Francesco Morosini, quelque amere que soit pour moi la verite, quelque douleur que je puisse eprouver a me voir frappe dans la personne de celui qui fut mon parent et mon ami, vous devez a la patrie et a vous-meme de dire la verite tout entiere. --Comte Ezzelin, dit Orio avec une arrogance qui tenait un peu de l'egarement, quelque facheuses pour moi que soient vos preventions et de quelque crime que les apparences me chargent, je vous somme de dire ici la verite tout entiere." Ezzelin ne repondit a Orio que par un regard de mepris. Il s'inclina profondement devant les magistrats, et plus encore devant Morosini; puis il reprit la parole: "J'ai donc a livrer aujourd'hui a la justice et a la vengeance de la republique un de ses plus insolents ennemis. Le fameux chef des pirates missolonghis, celui qu'on appelait l'_Uscoque_, celui contre qui j'ai combattu corps a corps, et par les ordres duquel, au sortir des iles Curzolari, j'ai eu tout mon equipage massacre et mon navire coule a fond; ce brigand impitoyable, qui a ruine et desole tant de familles, est ici devant vous. Non-seulement j'en ai la certitude, l'ayant reconnu comme je le reconnais en cet instant meme, mais encore j'en ai acquis toutes les preuves possibles. L'Uscoque n'est autre qu'Orio Soranzo." Le comte Ezzelin raconta alors avec assurance et clarte tout ce qui lui etait arrive depuis sa rencontre avec l'Uscoque a la pointe nord des iles Curzolari, jusqu'a sa sortie de ces memes ecueils, le lendemain. Il n'omit aucune des circonstances de sa visite au chateau de San-Silvio, de la blessure qu'avait au bras le gouverneur, et des signes de complicite qu'il avait surpris entre lui et le commandant Leontio. Ezzelin raconta aussi ce qui lui etait arrive, a partir de son dernier combat avec les pirates. Il declara que Soranzo n'avait pas pris part a ce combat, mais que le vieux Hussein et plusieurs autres, qu'il avait vus la veille sur la barque de l'Uscoque, n'avaient agi que par son ordre et sous sa protection. Nous raconterons en peu de mots par quel miracle Ezzelin avait echappe a tant de dangers. Epuise de fatigue et perdant son sang par une large blessure, il avait ete porte a fond de cale sur la tartane du juif albanais. La un pirate s'etait mis en devoir de lui couper la tete. Mais l'Albanais l'avait arrete; et s'entretenant avec cet homme dans la langue de leur pays, qu'heureusement Ezzelin comprenait, il s'etait oppose a cette execution, disant que c'etait la un noble seigneur de Venise, et qu'a coup sur, si on pouvait lui sauver la vie, on tirerait de sa famille une forte rancon. "C'est bien, dit le pirate; mais vous savez que le gouverneur a menace Hussein de toute sa colere s'il ne lui apportait la tete de ce chef. Hussein a donne sa parole et ne voudra pas se preter a le garder prisonnier. C'est trop risquer que d'entreprendre cette affaire. --Ce n'est rien risquer du tout, reprit le juif, si tu es prudent et discret. Je m'engage a partager avec toi le prix du rachat. Prends seulement le pourpoint de ce Venitien, mets-le en pieces, et nous le porterons au gouverneur de San-Silvio. Garde ici le prisonnier et ne laisse entrer personne. Cette nuit nous le mettrons sur une barque, et tu le conduiras en lieu sur." Le marche fut accepte. Ces deux hommes deshabillerent Ezzelin; le juif pansa sa plaie avec beaucoup d'art et de soin. La nuit suivante, il fut conduit dans une ile eloignee des Curzolari, et habitee seulement par des pecheurs et des contrebandiers qui donnerent asile avec empressement au pirate leur allie et a sa capture. Ezzelin passa plusieurs jours sur cet ecueil, ou les soins les plus empresses lui furent prodigues. Lorsqu'il fut hors de danger, on l'emmena plus loin encore; et enfin, a travers mille fatigues et mille difficultes, on le conduisit dans une des iles de l'Archipel qui etait le quartier general adopte par les pirates depuis l'arrivee de Mocenigo dans le golfe de Lepante. La Ezzelin retrouva Hussein et toute sa bande, et vecut pres d'un an en esclave, refusant obstinement le trafic de sa liberte et de faire passer de ses nouvelles a Venise. Interroge sur les motifs de cette conduite singuliere, le comte repondit avec une noblesse qui emut profondement Morosini et le docteur: "Ma famille est pauvre, dit-il, j'avais acheve de ruiner mon patrimoine en perdant ma galere et mon equipage aux iles Curzolari. Il ne restait pour ma rancon que la faible dot de ma jeune soeur et la modique aisance de ma vieille tante. Ces deux femmes genereuses eussent donne avec empressement tout ce qu'elles possedaient pour me delivrer, et l'insatiable juif, refusant de croire qu'on put allier a un grand nom un tres-miserable heritage, les eut depouillees jusqu'a la derniere obole. Heureusement, il avait a peine entendu prononcer mon nom, et j'avais reussi d'ailleurs a lui faire croire qu'il s'etait trompe, et que je n'etais point celui qu'il avait pense derober a la haine de Soranzo. J'essayai de lui persuader que je n'etais pas de Venise, mais de Genes; et, tandis qu'il faisait d'infructueuses recherches pour me trouver une famille et une patrie, je songeais a m'evader et a conquerir ma liberte sans l'acheter. "Apres bien des tentatives infructueuses, apres des dangers sans nombre et des revers dont le detail serait ici hors de propos, je parvins a fuir et a gagner les cotes de Moree, ou je recus des garnisons venitiennes secours et protection. Mais je me gardai bien de me faire reconnaitre, et je me donnai pour un sous-officier fait prisonnier par les Turcs a la derniere campagne. Je tenais a convaincre le traitre Soranzo de ses crimes, et je savais que, si le bruit de mon salut et de mon evasion lui arrivait, il se soustrairait par la fuite a ma vengeance et a celle des lois de la patrie. "Je gagnai donc assez miserablement le littoral occidental de la Moree, et, au moyen d'un modique pret qui me fut loyalement fait, sur ma seule parole, par quelques compatriotes, je parvins a m'embarquer pour Corfou. Le petit batiment marchand sur lequel j'avais pris passage fut force de relacher a Cephalonie, et le capitaine voulut y sejourner une semaine pour des affaires. Je concus alors la pensee d'aller visiter les ecueils de Curzolari, desormais purges de leurs pirates, et delivres de leur funeste gouverneur. Excusez, noble Morosini, la triste reflexion que je suis force de faire pour expliquer cette fantaisie. J'avais vu la, pour la derniere fois de ma vie, une personne dont la chaste et respectable amitie avait rempli ma jeunesse de joies et de souffrances egalement sacrees dans mon souvenir; j'eprouvais un douloureux besoin de revoir ces lieux temoins de sa longue agonie et de sa mort tragique. Je ne trouvai plus qu'un monceau de pierres a la place ou j'avais eprouve de si vives emotions, et celles qui vinrent m'y assaillir furent si terribles, que j'ignore comment j'eus la force d'y resister. Pendant plusieurs heures, j'errai parmi ces decombres, comme si j'eusse espere y trouver quelques vestiges de la verite; car, je dois le dire, des soupcons plus affreux, s'il est possible, que les certitudes deja acquises sur les crimes d'Orio Soranzo, remplissaient mon esprit depuis le jour ou j'avais appris l'incendie de San-Silvio et le malheur que cet evenement avait entraine. Je gravissais donc au hasard ces masses de pierres noircies, lorsque je vis venir, sur un sentier du roc abandonne aux chevres et aux cigognes, un vieux patre accompagne de son chien et de son troupeau. Le vieillard, etonne de ma perseverance a explorer cette ruine, m'observait d'un air doux et bienveillant. Je fis d'abord peu d'attention a lui; mais, ayant jete les yeux sur son chien, je ne pus retenir un cri de surprise, et j'appelai aussitot cet animal par son nom. A ce nom de Sirius, le levrier blanc qui avait eu tant d'attachement pour votre infortunee niece vint a moi en boitant et me caressa d'un air melancolique. Cette circonstance engagea la conversation entre le patre et moi. "Vous connaissez donc ce pauvre chien? me dit-il. Sans doute vous etes de ceux qui vinrent ici avec le commandant d'escadre Mocenigo? C'est un veritable miracle que l'existence de Sirius, n'est-ce pas, mon officier?" "Je le priai de me l'expliquer. Il me raconta que le lendemain de l'incendie du chateau, vers le matin, comme il s'approchait par curiosite des decombres, il avait entendu de faibles gemissements qui semblaient partir des pierres amoncelees. Il avait reussi a deblayer un amas de ces pierres, et il avait degage le malheureux animal d'une sorte de cachot qu'un accident fortuit de l'eboulement lui avait, pour ainsi dire, jete sur le corps sans l'ecraser. Il respirait encore; mais il avait une patte engagee sous un bloc et brisee: le patre souleva le bloc, emporta le levrier, le soigna et le guerit. Il avoua qu'il l'avait cache; car il craignait que les gens de l'escadre n'en prissent envie, et il se sentait beaucoup d'affection pour lui. "Ce n'est pas tant a cause de lui, ajouta-t-il, qu'a cause de sa maitresse, qui etait si bonne et si belle, et qui, plusieurs fois, etait venue au secours de ma misere. Rien ne m'otera de la pensee qu'elle n'est pas morte par l'effet d'un malheureux hasard, mais bien plutot par celui d'une mechante volonte! Mais, ajouta encore le vieux patre, il n'est peut-etre pas prudent pour un pauvre homme, meme quand l'ile est abandonnee, le chateau detruit et la rive deserte, de parler de ces choses-la." --Il est bien necessaire d'en parler, cependant, dit Morosini d'une voix alteree, en interrompant, par l'effet d'une forte preoccupation, le recit d'Ezzelin; mais il est necessaire de n'en pas parler a la legere et sur de simples soupcons; car ceci est encore plus grave et plus odieux, s'il est possible, que tout le reste. --Il est presumable, reprit l'examinateur, que le comte Ezzelin a des preuves a l'appui de tout ce qu'il avance. Nous l'engageons a poursuivre son recit sans se laisser troubler par aucune observation, de quelque part qu'elle vienne." Ezzelin etouffa un soupir. "C'est une rude tache, dit-il, que celle que j'ai embrassee. Quand la justice ne peut reparer le mal commis, son role est tout amertume et pour celui qui la rend et pour ceux qui la recoivent. Je poursuivrai neanmoins et remplirai mon devoir jusqu'au bout. Presse par mes questions, le vieux patre me raconta qu'il avait vu souvent la signora Soranzo durant son sejour a San-Silvio. Il avait, sur le revers du rocher, un coin de terre ou il cultivait des fleurs et des fruits; il les lui portait, et recevait d'elle de genereuses aumones. Il la voyait deperir, et il ne doutait pas, d'apres ce qu'il avait recueilli des propos des serviteurs du chateau, qu'elle ne fut pour son epoux un objet de haine ou de dedain. Le jour qui preceda l'incendie du chateau, il la vit encore: elle paraissait mieux portante, mais fort agitee. "Ecoute, lui dit-elle, tu vas porter cette boite au lieutenant de vaisseau Mezzani;" et elle prit sur sa table un petit coffre de bronze, qu'elle lui mit presque dans les mains. Mais elle le lui retira aussitot, et, changeant d'avis, elle lui dit: "Non! tu pourrais payer ce message de ta vie; je ne le veux pas. Je trouverai un autre moyen..." Et elle le renvoya sans lui rien confier, mais en le chargeant d'aller trouver le lieutenant et de lui dire de venir la voir tout de suite. Le vieillard fit la commission. Il ignore si le lieutenant se rendit a l'ordre de la signora Giovanna. Le lendemain, l'incendie avait devore le donjon, et Giovanna Morosini etait ensevelie sous les ruines." Ezzelin se tut. "Est-ce la tout ce que vous avez a dire, seigneur comte? lui dit l'examinateur. --C'est tout. --Voulez-vous produire vos preuves? --Je ne suis point venu ici, dit Ezzelin, en me vantant de produire les preuves de la verite; j'y suis venu pour dire la verite telle qu'elle est, telle que je la possede en moi. Je ne songeais point a amener Orio Soranzo au pied de ce tribunal lorsque j'ai acquis la certitude de ses crimes. En revenant a Venise, je ne voulais que le chasser de ma maison, de ma famille, et remettre son sort entre les mains de l'amiral. Vous m'avez somme de dire ce que je savais, je l'ai fait; je l'affirmerai par serment, et j'engagerai mon honneur a le soutenir desormais envers et contre tous. Orio Soranzo pourra soutenir le contraire, il pourra fort bien affirmer par serment que j'en ai menti. Votre conscience jugera, et votre sagesse prononcera qui de lui ou de moi est un imposteur et un lache. --Comte Ezzelin, dit Morosini, le conseil des Dix fera de votre assertion l'appreciation qu'il jugera convenable. Quant a moi, je n'ai pas de jugement a formuler dans cette affaire, et quelque douloureuses que soient mes impressions personnelles, je saurai les renfermer, puisque l'accuse est dans les mains de la justice. Je dois seulement me constituer en quelque sorte son defenseur jusqu'a ce que vous m'ayez, sous tous les rapports, ote le courage de le faire. Vous avez avance une autre accusation que j'ai a peine la force de rappeler, tant elle souleve en moi de souvenirs amers et de sentiments douloureux. Je dois vous demander, malgre ce que vous venez de dire, si vous avez une preuve materielle a fournir de l'attentat dont, selon vous, mon infortunee niece aurait ete victime? --Je demande la permission de repondre au noble Morosini, dit Stefano Barbolamo en se levant; car cette tache m'appartient, et c'est d'apres mes conseils et mes instances, je dirai plus, c'est sous ma garantie, que le comte Ezzelin a raconte ce qu'il avait appris du vieux patre de Curzolari. Sans doute ceci prouverait peu de chose, isole de tout le reste; mais la suite de l'examen prouvera que c'est un fait de haute importance. Je demande a ce qu'on enregistre seulement toutes les circonstances de ce recit, et a ce qu'on procede au reste de l'examen." Le juge fit un signe, et une porte s'ouvrit; la personne qu'on allait introduire se fit attendre quelques instants. Orio s'assit brusquement au moment ou elle parut. C'etait Naam; le docteur regardait Orio tres-attentivement. "Puisque Vos Excellences passent a l'examen du troisieme chef d'accusation, dit-il, je demande a etre entendu sur un fait recent qui denouera certainement tout le noeud de cette affaire, et qui seul pouvait m'engager, ainsi que je l'ai fait depuis quelques jours, a me porter l'adversaire de l'accuse. --Parlez, dit le juge: cette seance, consacree a l'examen des faits, appelle et accueille toute espece de revelation. --Avant-hier, dit Barbolamo, messer Orio Soranzo, que depuis plusieurs jours je voyais en qualite de medecin, ainsi que sa complice, me temoigna un grand degout de la vie, et me supplia de lui procurer du poison, afin, disait-il, que, si le mensonge et la haine triomphaient du bon droit et de la verite, il put se soustraire aux lenteurs d'un supplice indigne en tout cas d'un patricien. Ne pouvant me delivrer de son obsession, mais ne m'arrogeant pas le droit de soustraire un accuse a la justice des lois, j'allai lui chercher une poudre soporifique, et l'assurai que quelques grains de cette poudre suffiraient pour le delivrer de la vie. Il me fit les plus vifs remerciments, et me promit de n'attenter a ses jours qu'apres la decision du tribunal. "Vers le soir, je fus appele par l'intendant des prisons a porter mes soins a la fille arabe Naam, la complice d'Orio. Le geolier, etant rentre dans son cachot quelques heures apres lui avoir porte son repas, l'avait trouvee plongee dans un sommeil lethargique, et l'on craignait qu'elle n'eut tente de s'empoisonner. Je la trouvai en effet endormie par l'effet bien appreciable d'un narcotique. J'examinai ses aliments, et je trouvai dans son breuvage le reste de la poudre que j'avais donnee a messer Soranzo. Je pris des informations, et je sus par le geolier que chaque jour messer Soranzo envoyait a Naam des aliments plus choisis que ceux de la prison, et une certaine boisson preparee avec du miel et du citron, dont elle avait l'habitude. Moi-meme je m'etais prete, avec la permission de l'intendant, a porter a la captive ces adoucissements au regime de la prison, reclames par son etat febrile. Pour m'assurer du fait, je portai le fond du vase a l'apothicaire qui m'avait vendu la poudre; il l'analysa et constata que c'etait la meme. J'ai fait constater aussi les circonstances de l'envoi de cette boisson a Naam par son maitre; et il resulte de tout ceci que messer Orio Soranzo, craignant sans doute quelque revelation facheuse de la part de son esclave, a voulu l'empoisonner et se servir de moi a cet effet: ce dont je lui sais le plus grand gre du monde; car la mefiance et l'antipathie que je ressentais pour lui, depuis le premier jour ou j'ai eu l'honneur de le voir, sont enfin justifiees, et ma conscience n'est plus en guerre avec mon instinct. Je ne me justifierai pas aupres de messer Orio de l'espece d'animosite que depuis hier je porte contre lui dans cette affaire; peu m'importe ce qu'il en pense. Mais aupres de vous, noble et venere seigneur Morosini, je tiens a ne point passer pour un homme qui s'acharne sur les vaincus, et qui se plait a fouler aux pieds ceux qui tombent. Si, dans cette circonstance, je me suis investi d'un role tout a fait contraire a mes gouts et a mes habitudes, c'est que j'ai failli etre pris pour complice d'un nouveau crime de messer Soranzo, et qu'entre le role de dupe de l'imposture et celui de vengeur de la verite, j'aime encore mieux le dernier. --Tout ceci, s'ecria Orio, tremblant et un peu egare, est un tissu de mensonges et d'atrocites, ourdi par le comte Ezzelin pour me perdre. Si cette pauvre creature que voici, ajouta-t-il en montrant Naam, pouvait entendre ce qui se dit autour d'elle et a propos d'elle, si elle pouvait y repondre, elle me justifierait de tout ce qu'on m'impute; et, quoique souillee d'un crime qui m'ote une grande partie de la confiance que j'avais en elle, j'oserais encore invoquer son temoignage... --Vous etes libre de l'invoquer," dit le juge. Orio s'adressa alors en arabe a Naam, et l'adjura de le disculper. Elle garda le silence et ne tourna meme pas la tete vers lui. Il sembla qu'elle ne l'eut pas entendu. "Naam, dit le juge, vous allez etre interrogee; voudrez-vous cette fois nous repondre, ou etes-vous reellement dans l'impossibilite de le faire? --Elle ne peut, dit Orio, ni repondre aux paroles qui lui sont adressees ni les comprendre. Je ne vois point ici d'interprete, et, si vos seigneuries le permettent, je lui transmettrai... --Ne prends pas cette peine, Orio, dit Naam d'une voix ferme et dans un langage venitien tres-intelligible. Il faut que tu sois bien simple, malgre toute ton habilete, pour croire que, depuis un an que j'habite Venise, je n'ai pas appris a comprendre et a parler la langue qu'on parle a Venise. J'ai eu mes raisons pour te le cacher, comme tu as eu les tiennes pour agir avec moi ainsi que tu l'as fait. Ecoute, Orio, j'ai beaucoup de choses a te dire, et il faut que je te les dise devant les hommes, puisque tu as detruit la securite de nos tete-a-tete, puisque ta mefiance, ton ingratitude et ta mechancete ont brise la pierre de ce sepulcre ou je m'etais ensevelie avec toi." En parlant ainsi, Naam, que son etat de faiblesse autorisait a rester assise, etait appuyee sur le dossier d'une stalle en bois placee a quelque distance d'Orio. Son coude soutenait nonchalamment sa tete, et elle se tournait a demi vers Soranzo pour lui parler, comme on dit, par-dessus l'epaule; mais elle ne daignait pas se tourner entierement de son cote ni jeter les yeux sur lui. Il y avait dans son attitude quelque chose de si profondement meprisant, qu'Orio sentit le desespoir s'emparer de lui, et il fut tente de se lever et de se declarer coupable de tous les crimes, pour en finir plus vite avec toutes ces humiliations. Naam poursuivit son discours avec une tranquillite effrayante. Ses yeux, creuses par la fievre, semblaient de temps en temps ceder a un reste de sommeil lethargique. Mais sa volonte semblait aussitot faire un effort, et les eclairs d'un feu sombre succedaient a cet abattement. "Orio, dit-elle sans changer d'attitude, je t'ai beaucoup aime, et il fut un temps ou je te croyais si grand, que j'aurais tue mon pere et mes freres pour te sauver. Hier encore, malgre le mal que je t'ai vu commettre et malgre tout celui que j'ai commis pour toi, il n'est pas de juges impitoyables, il n'est pas de bourreaux avides de sang et de tortures qui eussent pu m'arracher un mot contre toi. Je ne t'estimais plus, je ne te respectais plus; mais je t'aimais encore, du moins je te plaignais; et, puisqu'il me fallait mourir, je n'eusse pas voulu t'entrainer avec moi dans la tombe. Aujourd'hui est bien different d'hier; aujourd'hui je te hais et je te meprise, tu sais pourquoi. Allah me commande de te punir, et tu seras puni sans que je te plaigne. "Pour toi, j'ai assassine mon premier maitre, le pacha de Patras. C'etait la premiere fois que je repandais le sang. Un instant je crus que mon sein allait se briser et ma tete se fendre. Tu m'as reproche depuis d'etre lache et feroce; que cette accusation retombe sur ta tete! "Je t'ai sauve cette fois de la mort, et bien d'autres fois depuis; lorsque tu combattais contre tes compatriotes, a la tete des pirates, je t'ai fait un rempart de mon corps, et bien souvent ma poitrine sanglante a pare les coups destines a l'invincible Uscoque. "Un soir tu m'as dit: "Mes complices me genent; je suis perdu si tu ne m'aides a les aneantir." J'ai repondu: "Aneantissons-les." Il y avait deux matelots intrepides, qui t'avaient cent fois fait voler sur les ondes dans la tempete, et qui, chaque nuit, t'avaient ramene au seuil de ton chateau avec une fidelite, une adresse et une discretion au-dessus de tout eloge et de toute recompense. Tu m'as dit: "Tuons-les;" et nous les avons tues. Il y avait Mezzani et Leontio, et Fremio le renegat, qui avaient partage tes exploits dangereux, et qui voulaient partager tes riches depouilles. Tu m'as dit: "Empoisonnons-les;" et nous les avons empoisonnes. Il y avait des serviteurs, des soldats, des femmes qui eussent pu s'apercevoir de tes desseins et interroger les cadavres. Tu m'as dit: "Effrayons et dispersons tous ceux qui dorment sous ce toit;" et nous avons mis le feu au chateau. "J'ai participe a toutes ces choses avec la mort dans l'ame, car les femmes ont horreur du sang repandu. J'avais ete elevee dans une riante contree, parmi de tranquilles pasteurs, et la vie feroce que tu me faisais mener ressemblait aussi peu aux habitudes de mon enfance que ton rocher nu et battu des vents ressemblait aux vertes vallees et aux arbres embaumes de ma patrie. Mais je me disais que tu etais un guerrier et un prince, et que tout est permis a ceux qui gouvernent les hommes et leur font la guerre. Je me disais qu'Allah place leur personne sur un roc escarpe, ou ils ne peuvent gravir qu'en marchant sur beaucoup de cadavres, et ou ils ne se maintiendraient pas longtemps s'ils ne renversaient au fond des abimes tous ceux qui essayent de s'elever jusqu'a eux. Je me disais que le danger ennoblit le meurtre et le pillage, et qu'apres tout, tu avais assez expose ta vie pour avoir le droit de disposer de celle de tes esclaves apres la victoire. Enfin, j'essayais de trouver grand, ou du moins legitime, tout ce que tu commandais; et il en eut toujours ete ainsi, si tu n'avais pas tue ta femme. "Mais tu avais une femme belle, chaste et soumise. Elle eut ete digne, par sa beaute, de la couche d'un sultan; elle etait digne, par sa fidelite, de ton amour, et, par sa douceur, de l'amitie et du respect que j'avais pour elle. Tu m'avais dit: "Je la sauverai de l'incendie. J'irai d'abord a elle, je la prendrai dans mes bras, je la porterai sur mon navire." Et je te croyais, et je n'aurais jamais pense que tu fusses capable de l'abandonner. "Cependant, non content de la livrer aux flammes, et craignant sans doute que je ne volasse a son secours, tu as ete la trouver et lu l'as frappee de ton poignard. Je l'ai vue baignee dans son sang, et je me suis dit: L'homme qui s'attaque a ce qui est fort est grand, car il est brave; l'homme qui brise ce qui est faible est meprisable, car il est lache; et j'ai pleure ta femme, et j'ai jure sur son cadavre que, le jour ou tu voudrais me traiter comme elle, sa mort serait vengee. "Cependant je t'ai vu souffrir, j'ai cru a tes larmes, et je t'ai pardonne. Je t'ai suivi a Venise; je t'ai ete fidele et devouee comme le chien l'est a celui qui le nourrit, comme le cheval l'est a celui qui lui passe le mors et la bride. J'ai dormi a terre, en travers de ta porte, comme la panthere au seuil de l'antre ou reposent ses petits. Je n'ai jamais adresse la parole a un autre que toi; je n'ai jamais fait entendre une plainte, et mon regard meme ne t'a jamais adresse un reproche. Tu as rassemble dans ton palais des compagnons de debauche; tu t'es entoure d'odalisques et de bayaderes. Je leur ai presente moi-meme les plats d'or, et j'ai rempli leurs coupes du vin que la loi de Mahomet me defendait de porter a mes levres. J'ai accepte tout ce qui te plaisait, tout ce qui te semblait necessaire ou agreable. La jalousie n'etait pas un sentiment fait pour moi. Il me semblait, d'ailleurs, avoir change de sexe en changeant d'habit. Je me croyais ton frere, ton fils, ton ami; et, pourvu que tu me traitasses avec amitie, avec confiance, je me trouvais heureuse. "Tu as voulu te remarier; tu as eu le tort de me le cacher. Je savais deja la langue que tu me croyais incapable de jamais apprendre. Je savais tout ce que tu faisais. Je ne t'aurais jamais contrarie dans ton projet; j'eusse aime et respecte ta femme, je l'eusse servie comme ma patronne legitime, car on la disait aussi belle, aussi chaste, aussi douce que la premiere. Et si elle eut ete perfide, si elle eut manque a ses devoirs en tramant quelque complot contre toi, je t'aurais aide a la faire mourir. Cependant tu me craignais, et tu entourais tes nouvelles amours d'un mystere outrageant pour moi. Je t'observais, et je ne te disais rien. "Ton ennemi est revenu. Je l'avais vu une seule fois; je ne pouvais ni l'aimer ni le hair. J'aurais ete portee a l'estimer, parce qu'il etait brave et malheureux. Mais il etait force de te chasser de chez sa soeur, il etait force de t'accuser et de te perdre; j'etais forcee de te delivrer de lui. Tu m'as dit de chercher un bravo pour l'assassiner; je ne me suis fiee qu'a moi-meme, et j'ai voulu l'assassiner. J'ai frappe le serviteur pour le maitre; mais je l'ai frappe comme tu n'aurais pas su le frapper toi-meme, tant tu es dechu et affaibli, tant tu crains maintenant pour ta vie. Au lieu de me savoir gre de ce nouveau crime, commis pour toi, tu m'as outragee en paroles, tu as leve la main pour me frapper. Un instant de plus, et je te tuais. Mon poignard etait encore chaud. Mais, la premiere colere apaisee, je me suis dit que tu etais un homme faible, use, egare par la peur de mourir; je t'ai pris en pitie, et, sachant qu'il me fallait mourir moi-meme, n'ayant aucun espoir, aucun desir de vivre, j'ai refuse de t'accuser. J'ai subi la torture. Orio! cette torture qui te faisait tant peur pour moi, parce que tu croyais qu'elle m'arracherait la verite. Elle ne m'a pas arrache un mot; et, pour recompense, tu as voulu m'empoisonner hier. Voila pourquoi je parle aujourd'hui. J'ai tout dit." En achevant ces mots, Naam se leva, jeta sur Orio un seul regard, un regard d'airain; puis, se tournant vers les juges: "Maintenant, vous autres, dit-elle, faites-moi mourir vite. C'est tout ce que je vous demande." Le silence glacial, qui semblait au nombre des institutions du terrible tribunal, ne fut interrompu que par le bruit des dents de Soranzo qui claquaient dans sa bouche. Morosini fit un grand effort pour sortir de l'abattement ou l'avait plonge ce recit, et, s'adressant au docteur: "Cette jeune fille, lui dit-il, a-t-elle quelque preuve a fournir de l'assassinat de ma niece? --Votre seigneurie connait-elle cet objet? dit le docteur en lui presentant un petit coffret de bronze artistement cisele, portant le nom et la devise des Morosini. --C'est moi qui l'ai donne a ma niece, dit l'amiral. La serrure est brisee. --C'est moi qui l'ai brisee, dit Naam, ainsi que le cachet de la lettre qu'il contient. --C'etait donc vous qui etiez chargee de le remettre au lieutenant Mezzani? --Oui, c'etait elle, repondit le docteur; elle l'a garde, parce que, d'un cote, elle savait que Mezzani trahissait la republique et n'etait pas dans les interets de la signora Giovanna, et parce que, de l'autre, Naam se doutait bien que ce coffret contenait quelque chose qui pouvait perdre Soranzo. Elle cacha ce gage, pensant que plus tard la signora Giovanna le lui demanderait. Celle-ci avait toute confiance dans Naam, et sans doute elle croyait que cette lettre vous parviendrait. Naam vous l'eut remise si elle n'eut craint de nuire a Soranzo en le faisant. Mais elle a garde le gage comme un precieux souvenir de cette rivale qui lui etait chere. Elle l'a toujours porte sur elle, et c'est hier seulement, en se convaincant de la tentative d'empoisonnement faite sur elle par Orio, qu'elle a brise le cachet de la lettre, et qu'apres l'avoir lue elle me l'a remise." L'amiral voulut lire la lettre. Le juge examinateur la lui demanda en vertu de ses pouvoirs illimites. Morosini obeit; car il n'etait point de tete si puissante et si veneree dans l'Etat qui ne fut forcee de se courber sous la puissance des Dix. Le juge prit connaissance de la lettre, et la remit ensuite a Morosini qui la lut a son tour; quand il l'eut finie, il en recommenca la lecture a haute voix, disant qu'il devait cette satisfaction a l'honneur d'Ezzelin, et ce temoignage d'abandon complet a Orio. La lettre contenait ce qui suit: "Mon oncle, ou plutot mon pere bien-aime, je crains que nous ne nous retrouvions pas en ce monde. Des projets sinistres s'agitent autour de moi, des intentions haineuses me poursuivent. J'ai fait une grande faute en venant ici sans votre aveu. J'en serai peut-etre trop severement punie. Quoi qu'il arrive, et quelque bruit qu'on vienne a faire courir sur moi, je n'ai pas le plus leger tort a me reprocher envers qui que ce soit, et cette pensee me donne l'assurance de braver toutes les menaces et d'accepter la mort suspendue sur ma tete. Dans quelques heures peut-etre je ne serai plus. Ne me pleurez pas. J'ai deja trop vecu; et si j'echappais a cette perilleuse situation, ce serait pour aller m'ensevelir dans un cloitre loin d'un epoux qui est l'opprobre de la societe, l'ennemi de son pays, l'Uscoque en un mot! Dieu vous preserve d'avoir a ajouter, quand vous lirez cette lettre, l'assassin de votre fille infortunee" GIOVANNA MOROSINI, qui jusqu'a sa derniere heure vous cherira et vous benira comme un pere." Ayant acheve cette lecture, Morosini quitta sa place, et porta la lettre sur le bureau des juges; puis il les salua profondement, et se mit en devoir de se retirer. "Votre seigneurie se constituera-t-elle le defenseur de son neveu Orio Soranzo? dit le juge. --Non, messer, repondit gravement Morosini. --Votre seigneurie n'a-t-elle rien a ajouter aux revelations qui ont ete faites ici, soit pour charger, soit pour alleger le sort des accuses? --Rien, messer, repondit encore Morosini. Seulement, s'il m'est permis d'emettre un voeu personnel, j'implore l'indulgence des juges pour cette jeune fille que l'ignorance de la vraie religion et les moeurs barbares de sa race ont pousse a des crimes que son coeur genereux desavoue." Le juge ne repondit point. Il salua le general, qui se tourna vers le comte Ezzelin et lui serra fortement la main. Il en fit autant pour le docteur et sortit precipitamment sans jeter les yeux sur son neveu. Au moment ou la porte s'ouvrait pour le laisser sortir, le chien favori d'Ezzelin qui s'impatientait de ne pas voir son maitre, s'elanca dans la salle, malgre les archers qui s'efforcaient de le chasser. C'etait un grand levrier blanc, qui ne marchait que sur trois pattes. Il courut d'abord vers son maitre; mais, rencontrant Naam sur son chemin, il partit la reconnaitre, et s'arreta un instant pour la caresser. Puis, apercevant Orio, il s'elanca vers lui avec fureur, et il fallut qu'Ezzelin le rappelat avec autorite pour l'empecher de lui sauter a la gorge. "Et toi aussi, tu m'abandonnes, Sirius! dit Orio. --Et lui aussi te condamne!" dit Naam. Le juge fit un signe, Orio fut emmene par les sbires, la porte interieure du palais ducal se referma sur lui. Il ne la repassa jamais, on n'entendit jamais parler de lui. On vit un moine sortir le lendemain matin des prisons. On presuma qu'une execution avait eu lieu dans la nuit. Naam fut condamnee a mort seance tenante. Elle ecouta son arret et retourna au cachot avec une indifference qui confondit tous les assistants. Le docteur et le comte se retirerent consternes de son sort; car, malgre le meurtre de Danieli, ils ne pouvaient s'empecher d'admirer son courage et de s'interesser a elle. Naam ne reparut pas plus qu'Orio dans Venise. Cependant on assure que son arret ne recut pas d'execution. Un des juges examinateurs, frappe de sa beaute, de sa sauvage grandeur d'ame et de son indomptable fierte, avait concu pour elle une passion violente, presque insensee. Il risqua, dit-on, son rang, sa reputation et sa vie, pour la sauver. S'il faut en croire de sourdes rumeurs, il descendit la nuit dans son cachot et lui offrit de lui conserver la vie a condition qu'elle serait sa maitresse, et qu'elle consentirait a vivre eternellement cachee dans une maison de campagne aux environs de Venise. Naam refusa d'abord. Cet incurable desespoir, ce profond mepris de la vie exalterent de plus en plus la passion du juge. Naam etait bien, en effet, la maitresse ideale d'un inquisiteur d'Etat! Il la pressa tellement qu'elle lui repondit enfin: "Une seule chose me reconcilierait avec la vie: ce serait l'espoir de revoir le pays ou je suis nee. Si tu veux t'engager avec moi a m'y renvoyer dans un an, je consens a etre ton esclave jusque-la. Puisqu'il faut que je subisse l'esclavage ou la mort, je choisis l'esclavage a condition que je conquerrai ainsi ma liberte." Le traite fut accepte. Le bourreau charge de conduire Naam dans une gondole fermee au canal des _Mairane_, la ou se faisaient les noyades, s'appretait a lui passer le sac fatal, lorsque six hommes masques et armes jusqu'aux dents, conduisant une barque legere, se jeterent sur lui et lui enleverent sa victime. On fit de grands commentaires sur cet evenement, on alla jusqu'a croire qu'Orio s'etait echappe et qu'il avait fui avec sa complice en pays etranger. D'autres penserent que Morosini, touche de l'attachement de Naam pour sa niece, l'avait soustraite a la rigueur des lois. La verite ne fut jamais bien connue. Seulement on pretend que, l'annee suivante, il se passa des choses etranges a la maison de campagne du juge. Une sorte de fantome la hantait et remplissait d'effroi tous les environs. Le juge semblait avoir de rudes demeles avec le lutin, et on l'entendait parler d'une voix suppliante, tandis que l'autre criait d'un ton de menace: "Si tu ne veux pas tenir ta parole, je te conseille de me tuer; car je vais aller me livrer aux juges. J'ai rempli mes engagements, c'est a toi de remplir les tiens." Les bonnes femmes du pays en conclurent que le terrible juge avait fait un pacte avec le diable. L'inquisition s'en serait melee, si tout a coup le bruit n'eut cesse et si la maison du juge ne fut redevenue tranquille. Environ cinq ans apres ces evenements, un groupe d'honnetes bourgeois prenait le cafe sous une tente dressee sur la rive des Esclavons. Une famille patricienne qui venait de faire quelques tours de promenade le long du quai, se rembarqua un peu au-dessous du cafe, et la gondole s'eloigna lentement. "Pauvre signora Ezzelin! dit un des bourgeois en la suivant des yeux; elle est encore bien pale, mais elle a l'air parfaitement raisonnable. --Oh! elle est tres-bien guerie! reprit un autre bourgeois. Ce brave docteur Barbolamo, qui l'accompagne partout, est un si habile medecin et un ami si devoue! --Elle etait donc vraiment folle? dit un troisieme. --Une folie douce et triste, reprit le premier. La perte et le retour inattendu de son frere le comte Ezzelin lui avaient fait une si grande impression que pendant longtemps elle n'a pas voulu croire qu'il fut vivant: elle le prenait pour un spectre, et s'enfuyait quand elle le voyait. Absent, elle le pleurait sans cesse; present, elle avait peur de lui. --Certes! ce n'est pas la la vraie cause de son mal, dit le second bourgeois. Est-ce que vous ne savez pas qu'elle allait epouser Orio Soranzo au moment ou il a disparu par la?" En parlant ainsi, le citoyen de Venise indiquait d'un geste significatif le canal des prisons qui coulait a deux pas de la tente. "A telles enseignes, reprit un autre interlocuteur, que, dans sa folie, elle se faisait habiller de blanc, et pour bouquet de noces mettait a son corsage une branche de laurier dessechee. --Qu'est-ce que cela signifiait? dit le premier. --Ce que cela signifiait? je m'en vais vous le dire. La premiere femme d'Orio Soranzo avait ete amoureuse du comte Ezzelin; elle lui avait donne une branche de laurier en lui disant: Quand la femme que Soranzo aimera portera ce bouquet, Soranzo mourra. La prediction s'est verifiee. Ezzelin a donne le bouquet a sa soeur et Soranzo s'est evapore comme tant d'autres. --Et que le doge n'ait rien dit et ne se soit pas inquiete de son neveu! voila ce que je ne concois pas! --Le doge? le doge n'etait dans ce temps-la que l'amiral Morosini; et d'ailleurs qu'est-ce qu'un doge devant le conseil des Dix? --Par le corps de saint Marc! s'ecria un brave negociant qui n'avait encore rien dit, tout ce que vous dites la me rappelle une rencontre singuliere que j'ai faite l'an passe pendant mon voyage dans l'Yemen. Ayant fait ma provision de cafe a Moka meme, il m'avait pris fantaisie de voir la Mecque et Medine. "Quand j'arrivai dans cette derniere ville, on faisait les obseques d'un jeune homme qu'on regardait dans le pays comme un saint, et dont on racontait les choses les plus merveilleuses. On ne savait ni son nom ni son origine. Il se disait Arabe et semblait l'etre; mais sans doute il avait passe de longues annees loin de sa patrie; car il n'avait ni ami ni famille dont il put ou dont il voulut se faire reconnaitre. Il paraissait adolescent, quoique son courage et son experience annoncassent un age plus viril. "Il vivait absolument seul, errant sans cesse de montagne en montagne, et ne paraissant dans les villes que pour accomplir des oeuvres pieuses ou de saints pelerinages. Il parlait peu, mais avec sagesse; il ne semblait prendre aucun interet aux choses de la terre et ne pouvait plus gouter d'autres joies ni ressentir d'autres douleurs que celles d'autrui. Il etait expert a soigner les malades, et, quoiqu'il fut avare de conseils, ceux qu'il donnait reussissaient toujours a ceux qui les suivaient, comme si la voix de Dieu eut parle par sa bouche. On venait de le trouver mort, prosterne devant le tombeau du prophete. Son cadavre etait etendu au seuil de la mosquee; les pretres et tous les devots de l'endroit recitaient des prieres et brulaient de l'encens autour de lui. Je jetai les yeux, en passant, sur ce catafalque. Quelle fut ma surprise lorsque je reconnus... devinez qui? --Orio Soranzo? s'ecrierent tous les assistants. --Allons donc! je vous parle d'un adolescent! C'etait ni plus ni moins que ce beau page qu'on appelait Naama; vous savez? celui qui suivait toujours et partout messer Orio Soranzo, sous un costume si riche et si bizarre! --Voyez un peu! dit le premier bourgeois, il y avait beaucoup de mauvaises langues qui disaient que c'etait une femme!" FIN DE L'USCOQUE. End of the Project Gutenberg EBook of L'Uscoque, by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'USCOQUE *** ***** This file should be named 13592.txt or 13592.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/5/9/13592/ Produced by Carlo Traverso, Christian Breville and PG Distributed Proofreaders Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.