The Project Gutenberg EBook of La grande ombre, by Arthur Conan Doyle This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La grande ombre Author: Arthur Conan Doyle Release Date: October 13, 2004 [EBook #13735] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GRANDE OMBRE *** Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. Arthur Conan Doyle LA GRANDE OMBRE (1909) Table des matieres Preface I -- LA NUIT DES SIGNAUX II -- LA COUSINE EDIE D'EYEMOUTH III -- L'OMBRE SUR LES EAUX IV -- LE CHOIX DE JIM V -- L'HOMME D'OUTRE-MER VI -- UN AIGLE SANS ASILE VII -- LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR VIII -- L'ARRIVEE DU CUTTER IX -- CE QUI SE FIT A WEST INCH X -- LE RETOUR DE L'OMBRE XI -- LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS XII -- L'OMBRE SUR LA TERRE XIII -- LA FIN DE LA TEMPETE XIV -- LE REGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT XV -- COMMENT TOUT CELA FINIT Preface _Les dictionnaires biographiques et les revues anglaises et americaines ne fournissent point sur Arthur Conan Doyle ces abondantes moissons de details biographiques dont le lecteur contemporain est si friand._ _Quand on a lu que l'auteur de la Grande Ombre est ne le 22 mai 1859 a Edimbourg, qu'il fut l'eleve de son universite, qu'il y etudia la medecine et l'exerca huit ans a Southsea (1882-1889), qu'il voyagea ensuite dans les regions arctiques et sur les cotes Occidentales de l'Afrique, force est bien de se contenter de renseignements aussi succincts._ _Arthur Conan Doyle est pourtant le dernier venu d'une lignee d'artistes qui ont laisse une trace glorieuse dans la carriere._ _Son grand-pere, John Doyle, eleve du paysagiste Gabrielli et du miniaturiste Comerfort, fut un caricaturiste celebre. Sous la signature H.B., son crayon s'attaqua a tout ce qu'il y avait d'illustre dans les generations de son temps (1798-1808). Thackeray, Macaulay, Wordsworth, Rogers, Haydon, Moore ont cent fois reconnu ses merites et salue ce qu'ils appelaient presque son genie._ _Richard, ou mieux Dick Doyle, eleve de son pere, marchant sur ses brisees, debuta comme caricaturiste a 17 ans et, de 1843 a 1850, il fit la joie des abonnes du _Punch_, mais alors des scrupules religieux lui interdirent de collaborer a une feuille satirique, qui bafouait ce qui etait a ses yeux sacre comme le plus cher des legs des aieux, la foi catholique profondement ancree en son ame d'Irlandais. Il s'eloigna du _Punch_, mais ce ne fut point pour porter a une feuille rivale le concours malicieux de son crayon. Il le consacra desormais a l'illustration des chefs-d'oeuvre de Thackeray et de Ruskin. C'est a lui qu'on dut ces dessins tour a tour comiques ou pittoresques qui nous disent les aventures de la famille Newcomes, ou la legende du Roi de la Riviere d'or._ _Charles Doyle, le cinquieme fils de John et le pere d'Arthur, n'eut point un aussi grand renom. Peintre et graveur, il fut surtout apprecie comme architecte, de meme qu'un autre de ses freres se confinait dans la direction de la National Gallery d'Irlande et qu'un troisieme renoncait a ses pinceaux pour dresser les plus exactes genealogies du baronnage d'Angleterre._ _Ainsi apparente, Arthur Conan Doyle ne voulut, semble-t-il, debuter en litterature que lorsqu'il fut certain de tenir un succes et des son _Etude en rouge_, premiere serie de son immortel _Sherlock Holmes_, il fut, en effet, celebre. Des lors il n'eut plus qu'a perseverer, tuant et ressuscitant ses heros selon les caprices de sa fantaisie et les voeux de ses innombrables legions de lecteurs._ _C'est a un tout autre genre qu'appartient la Grande Ombre. Conan Doyle a ecrit beaucoup de romans historiques, le plus souvent inspires par l'histoire de France, et ceux qu'il a consacres a la peinture de l'epoque napoleonienne, ne sont pas les moins bien venus de la serie._ _Un autre Irlandais d'origine, Charles Lever, lui avait trace la voie, mais avec moins de brio, de vie et de relief. A ce point de vue il y a une grande distance entre _Tom Bourke_ et _Les exploits du colonel Gerard_, mais le desir de rendre justice a son grand adversaire et de juger un soldat en soldat est le meme chez les deux romanciers. Cependant Conan Doyle est plus voisin peut-etre d'Erckmann-Chatrian, dont les recits ont nourri notre enfance et sans doute la sienne, que de Charles Lever. Le parallele pourrait etre etabli et poursuivi entre le petit conscrit de 1813 se levant pour repousser l'invasion et le petit berger de West Inch s'engageant pour aller chasser l'Ombre qu'il croit sentir peser sur l'Europe._ _Nul ne peint mieux son petit coin de bataille, les conscrits saluant involontairement les balles, les vieux soldats les raillant d'un ton goguenard et les officiers les laissant s'aguerrir avant de les faire coucher. Nul ne dit mieux, au matin du combat, les revues passees par l'etat-major empanache, les cavaliers chamarres d'argent, d'ecarlate et d'or, circulant au galop, au milieu des cris d'enthousiasme et des hourras. Puis apres plusieurs heures de combat, la chevauchee des cuirassiers chargeant et la montee des bataillons de la Vieille-Garde se ruant sur les carres anglais avec une rage desesperee._ ALBERT SAVINE. I -- LA NUIT DES SIGNAUX Me voici, moi, Jock Calder, de West Inch, arrive a peine au milieu du dix-neuvieme siecle, et a l'age de cinquante-cinq ans. Ma femme ne me decouvre guere qu'une fois par semaine derriere l'oreille un petit poil gris qu'elle tient a m'arracher. Et pourtant quel etrange effet cela me fait que ma vie se soit ecoulee en une epoque ou les facons de penser et d'agir des hommes differaient autant de celles d'aujourd'hui que s'il se fut agi des habitants d'une autre planete. Ainsi, lorsque je me promene par la campagne, si je regarde par la-bas, du cote de Berwick, je puis apercevoir les petites trainees de fumee blanche, qui me parlent de cette singuliere et nouvelle bete aux cent pieds, qui se nourrit de charbon, dont le corps recele un millier d'hommes, et qui ne cesse de ramper le long de la frontiere. Quand le temps est clair, j'apercois sans peine le reflet des cuivres, lorsqu'elle double la courbe vers Corriemuir. Puis, si je porte mon regard vers la mer, je revois la meme bete, ou parfois meme une douzaine d'entre elles, laissant dans l'air une trace noire, dans l'eau une tache blanche, et marchant contre le vent avec autant d'aisance qu'un saumon remonte la Tweed. Un tel spectacle aurait rendu mon bon vieux pere muet de colere autant que de surprise, car il avait la crainte d'offenser le Createur, si profondement enracinee dans l'ame, qu'il ne voulait pas entendre parler de contraindre la Nature, et que toute innovation lui paraissait toucher de bien pres au blaspheme. C'etait Dieu qui avait cree le cheval. C'etait un mortel de la-bas, vers Birmingham, qui avait fait la machine. Aussi mon bon vieux papa s'obstinait-il a se servir de la selle et des eperons. Mais il aurait eprouve une bien autre surprise en voyant le calme et l'esprit de bienveillance qui regnent actuellement dans le coeur des hommes, en lisant dans les journaux et entendant dire dans les reunions qu'il ne faut plus de guerre, excepte bien entendu, avec les negres et leurs pareils. Quand il mourut, ne nous battions-nous pas, presque sans interruption -- une treve de deux courtes annees -- depuis bientot un quart de siecle? Reflechissez a cela, vous qui menez aujourd'hui une existence si tranquille, si paisible. Des enfants, nes pendant la guerre, etaient devenus des hommes barbus, avaient eu a leur tour des enfants, que la guerre durait encore. Ceux qui avaient servi et combattu a la fleur de l'age et dans leur pleine vigueur, avaient senti leurs membres se raidir, leur dos se vouter, que les flottes et les armees etaient encore aux prises. Rien d'etonnant, des lors, qu'on en fut venu a considerer la guerre comme l'etat normal, et qu'on eprouvat une sensation singuliere a se trouver en etat de paix. Pendant cette longue periode, nous nous battimes avec les Danois, nous nous battimes avec les Hollandais, nous nous battimes avec l'Espagne, nous nous battimes avec les Turcs, nous nous battimes avec les Americains, nous nous battimes avec les gens de Montevideo. On eut dit que dans cette melee universelle, aucune race n'etait trop proche parente, aucune trop distante pour eviter d'etre entrainee dans la querelle. Mais ce fut surtout avec les Francais que nous nous battimes; et de tous les hommes, celui qui nous inspira le plus d'aversion, et de crainte et d'admiration, ce fut ce grand capitaine qui les gouvernait. C'etait tres crane de le representer en caricature, de le chansonner, de faire comme si c'etait un charlatan, mais je puis vous dire que la frayeur qu'inspirait cet homme planait comme une ombre noire au-dessus de l'Europe entiere, et qu'il fut un temps ou la clarte d'une flamme apparaissant de nuit sur la cote faisait tomber a genoux toutes les femmes et mettait les fusils dans les mains de tous les hommes. Il avait toujours gagne la partie: voila ce qu'il y avait de terrible. On eut dit qu'il portait la fortune en croupe. Et en ces temps-la nous savions qu'il etait poste sur la cote septentrionale avec cent cinquante mille veterans, avec les bateaux necessaires au passage. Mais c'est une vieille histoire. Chacun sait comment notre petit homme borgne et manchot aneantit leur flotte. Il devait rester en Europe une terre ou l'on eut la liberte de penser, la liberte de parler. Il y avait un grand signal tout pret sur la hauteur pres de l'embouchure de la Tweed. C'etait un echafaudage fait en charpente et en barils de goudron. Je me rappelle fort bien que tous les soirs je m'ecarquillais les yeux a regarder s'il flambait. Je n'avais alors que huit ans, mais a cet age, on prend deja les choses a coeur, et il me semblait que le sort de mon pays dependit en quelque facon de moi et de ma vigilance. Un soir, comme je regardais, j'apercus une faible lueur sur la colline du signal: une petite langue rouge de flamme dans les tenebres. Je me rappelle que je me frottai les yeux, je me frappai les poignets contre le cadre en pierre de la fenetre, pour me convaincre que j'etais eveille. Alors la flamme grandit, et je vis la ligne rouge et mobile se refleter dans l'eau, et je m'elancai a la cuisine. Je hurlai a mon pere que les Francais avaient franchi la Manche et que le signal de l'embouchure de la Tweed flambait. Il causait tranquillement avec Mr Mitchell, l'etudiant en droit d'Edimbourg. Je crois encore le voir secouant sa pipe a cote du feu et me regardant par-dessus ses lunettes a monture de corne. -- Etes-vous sur, Jock, dit-il. -- Aussi sur que d'etre en vie, repondis-je d'une voix entrecoupee. Il etendit la main pour prendre sur la table la Bible, qu'il ouvrit sur son genou, comme s'il allait nous en lire un passage, mais il la referma, et sortit a grands pas. Nous le suivimes, l'etudiant en droit et moi, jusqu'a la porte a claire-voie qui donne sur la grande route. De la nous voyons bien la lueur rouge du grand signal, et la lueur d'un autre feu plus petit a Ayton, plus au nord. Ma mere descendit avec deux plaids pour que nous ne fussions pas saisis par le froid, et nous restames la jusqu'au matin, en echangeant de rares paroles, et cela meme a voix basse. Il y avait sur la route plus de monde qu'il n'en etait passe la veille au soir, car la plupart des fermiers, qui habitaient en remontant vers le nord, s'etaient enroles dans les regiments de volontaires de Berwick, et accouraient de toute la vitesse de leurs chevaux pour repondre a l'appel. Quelques-uns d'entre eux avaient bu le coup de l'etrier avant de partir. Je n'en oublierai jamais un que je vis passer sur un grand cheval blanc, brandissant au clair de lune un enorme sabre rouille. Ils nous crierent en passant, que le signal de North Berwick Law etait en feu, et qu'on croyait que l'alarme etait partie du Chateau d'Edimbourg. Un petit nombre galoperent en sens contraire, des courriers pour Edimbourg, le fils du laird, et Master Playton, le sous-sherif, et autres de ce genre. Et, parmi ces autres, se trouvait un bel homme aux formes robustes, monte sur un cheval rouan. Il poussa jusqu'a notre porte et nous fit quelques questions sur la route. -- Je suis convaincu que c'est une fausse alerte, dit-il. Peut- etre aurais-je tout aussi bien fait de rester ou j'etais, mais maintenant que me voila parti, je n'ai rien de mieux a faire que de dejeuner avec le regiment. Il piqua des deux et disparut sur la pente de la lande. -- Je le connais bien, dit notre etudiant en nous le designant d'un signe de tete, c'est un legiste d'Edimbourg, et il s'entend joliment a enfiler des vers. Il se nomme Wattie Scott. Aucun de nous n'avait encore entendu parler de lui, mais il ne se passa guere de temps avant que son nom fut le plus fameux de toute l'Ecosse. Bien des fois nous pensames alors a cet homme qui nous avait demande la route dans la nuit terrible. Mais des le matin, nous eumes l'esprit tranquille. Il faisait un temps gris et froid. Ma mere etait retournee a la maison pour nous preparer un pot de the, quand arriva un char a bancs ramenant le docteur Horscroft, d'Ayton et son fils Jim. Le docteur avait releve jusque sur ses oreilles le collet de son manteau brun, et il avait l'air de fort mechante humeur, car Jim, qui n'avait que quinze ans, s'etait sauve a Berwick a la premiere alerte, avec le fusil de chasse tout neuf de son pere. Le papa avait passe toute la nuit a sa recherche, et il le ramenait prisonnier; le canon de fusil se dressait derriere le siege. Jim avait l'air d'aussi mauvaise humeur que son pere, avec ses mains fourrees dans ses poches de cote, ses sourcils joints, et sa levre inferieure avancee. -- Tout ca, c'est un mensonge, cria le docteur en passant. Il n'y a pas eu de debarquement, et tous les sots d'Ecosse sont alles arpenter pour rien les routes. Son fils Jim poussa un grognement indistinct en entendant ces mots, ce qui lui valut de la part de son pere un coup sur le cote du crane avec le poing ferme. A ce coup, le jeune garcon laissa tomber sa tete sur sa poitrine comme s'il avait ete etourdi. Mon pere hocha la tete, car il avait de l'affection pour Jim, et nous rentrames tous a la maison, en dodelinant du chef, et les yeux papillotants, pouvant a peine tenir les yeux ouverts, maintenant que nous savions tout danger passe. Mais nous eprouvions en meme temps au coeur un frisson de joie comme je n'en ai ressenti le pareil qu'une ou deux autres fois en ma vie. Sans doute, tout cela n'a pas beaucoup de rapport avec ce que j'ai entrepris de raconter, mais quand on a une bonne memoire et peu d'habilete, on n'arrive pas a tirer une pensee de son esprit sans qu'une douzaine d'autres s'y cramponnent pour sortir en meme temps. Et pourtant, maintenant que je me suis mis a y songer, cet incident n'etait pas entierement etranger a mon recit, car Jim Horscroft eut une discussion si violente avec son pere, qu'il fut expedie au college de Berwick et comme mon pere avait depuis longtemps forme le projet de m'y placer aussi, il profita de l'occasion que lui offrait le hasard pour m'y envoyer. Mais avant de dire un mot au sujet de cette ecole, il me faut revenir a l'endroit ou j'aurais du commencer, et vous mettre en etat de savoir qui je suis, car il pourrait se faire que ces pages ecrites par moi tombent sous les yeux de gens qui habitent bien loin au-dela du _border_, et n'ont jamais entendu parler des Calder de West Inch. Cela vous a un certain air, West Inch, mais ce n'est point un beau domaine, autour d'une bonne habitation. C'est simplement une grande terre a paturages de moutons, ou la bise souffle avec aprete et que le vent balaie. Elle s'etend en formant une bande fragmentee le long de la mer. Un homme frugal, et qui travaille dur, y arrive tout juste a gagner son loyer et a avoir du beurre le dimanche au lieu de melasse. Au milieu, s'eleve une maison d'habitation en pierre, recouverte en ardoise, avec un appentis derriere. La date de 1703 est gravee grossierement dans le bloc qui forme le linteau de la porte. Il y a plus de cent ans que ma famille est etablie la, et malgre sa pauvrete, elle est arrivee a tenir un bon rang dans le pays, car a la campagne le vieux fermier est souvent plus estime que le nouveau laird. La maison de West Inch presentait une particularite singuliere. Il avait ete etabli par des ingenieurs et autres personnes competentes, que la ligne de delimitation entre les deux pays passait exactement par le milieu de la maison, de facon a couper notre meilleure chambre a coucher en deux moities, l'une anglaise, l'autre ecossaise. Or, la couchette que j'occupais etait orientee de telle sorte que j'avais la tete au nord de la frontiere et les pieds au sud. Mes amis disent que si le hasard avait place mon lit en sens contraire, j'aurais eu peut-etre la chevelure d'un blond moins roux et l'esprit d'une tournure moins solennelle. Ce que je sais, c'est qu'une fois en ma vie, ou ma tete d'Ecossais ne voyait aucun moyen de me tirer de peril, mes bonnes grosses jambes d'Anglais vinrent a mon aide et m'en eloignerent jusqu'en lieu sur. Mais a l'ecole, cela me valut des histoires a n'en plus finir: les uns m'avaient surnomme _Grog a l'eau_; pour d'autres j'etais la " Grande Bretagne " pour d'autres, " l'Union Jock ". Lorsqu'il y avait une bataille entre les petits Ecossais et les petits Anglais, les uns me donnaient des coups de pied dans les jambes, les autres des coups de poing sur les oreilles. Puis on s'arretait des deux cotes pour se mettre a rire, comme si la chose etait bien plaisante. Dans les commencements, je fus tres malheureux a l'ecole de Berwick. Birtwhistle etait le premier maitre, et Adams le second, et je n'avais d'affection ni pour l'un ni pour l'autre. J'etais naturellement timide, tres peu expansif. Je fus long a me faire un ami soit parmi les maitres, soit parmi mes camarades. Il y avait neuf milles a vol d'oiseau, et onze milles et demi par la route, de Berwick a West Inch. J'avais le coeur gros en pensant a la distance qui me separait de ma mere. Remarquez, en effet, qu'un garcon de cet age, tout en pretendant se passer des caresses maternelles, souffre cruellement, helas! quand on le prend au mot. A la fin, je n'y tins plus, et je pris la resolution de m'enfuir de l'ecole, et de retourner le plus tot possible a la maison. Mais au dernier moment, j'eus la bonne fortune de m'attirer l'eloge et l'admiration de tous depuis le directeur de l'ecole, jusqu'au dernier eleve, ce qui rendit ma vie d'ecolier fort agreable et fort douce. Et tout cela, parce que par suite d'un accident, j'etais tombe par une fenetre du second etage. Voici comment la chose arriva: Un soir j'avais recu des coups de pieds de Ned Barton, le tyran de l'ecole. Cet affront, s'ajoutant a tous mes autres griefs, fit deborder ma petite coupe. Je jurai, ce soir meme, en enfouissant ma figure inondee de larmes sous les couvertures, que le lendemain matin me trouverait soit a West Inch, soit bien pres d'y arriver. Notre dortoir etait au second etage, mais j'avais une reputation de bon grimpeur, et les hauteurs ne me donnaient pas le vertige. Je n'eprouvais aucune frayeur, tout petit que j'etais, de me laisser descendre du pignon de West Inch, au bout d'une corde serree a la cuisse, et cela faisait une hauteur de cinquante-trois pieds au-dessus du sol. Des lors, je ne craignais guere de ne pas pouvoir sortir du dortoir de Birtwhistle. J'attendis avec impatience que l'on eut fini de tousser et de remuer. Puis quand tous les bruits, indiquant qu'il y avait encore des gens reveilles, eurent cesse de se faire entendre sur la longue ligne des couchettes de bois, je me levai tout doucement, je m'habillai, et mes souliers a la main, je me dirigeai vers la fenetre sur la pointe des pieds. Je l'ouvris et jetai un coup d'oeil au dehors. Le jardin s'etendait au-dessous de moi, et tout pres de ma main s'allongeait une grosse branche de poirier. Un jeune garcon agile ne pouvait souhaiter rien de mieux en guise d'echelle. Une fois dans le jardin, je n'aurais plus qu'a franchir un mur de cinq pieds. Apres quoi, il n'y aurait plus que la distance entre moi et la maison. J'empoignai fortement une branche, je posai un genou sur une autre branche, et j'allais m'elancer de la fenetre, lorsque je devins tout a coup aussi silencieux, aussi immobile que si j'avais ete change en pierre. Il y avait par-dessus la crete du mur une figure tournee vers moi. Un glacial frisson de crainte me saisit le coeur en voyant cette figure dans sa paleur et son immobilite. La lune versait sa lumiere sur elle, et les globes oculaires se mouvaient lentement des deux cotes, bien que je fusse cache a sa vue par le rideau que formait le feuillage du poirier. Puis par saccades, la figure blanche s'eleva de facon a montrer le cou. Les epaules, la ceinture et les genoux d'un homme apparurent. Il se mit a cheval sur la crete du mur, puis d'un violent effort, il attira vers lui un jeune garcon a peu pres de ma taille qui reprenait haleine de temps a autre, comme s'il sanglotait. L'homme le secoua rudement en lui disant quelques paroles bourrues. Puis ils se laisserent aller tous deux par terre dans le jardin. J'etais encore debout, et en equilibre, avec un pied sur la branche et l'autre sur l'appui de la fenetre, n'osant pas bouger, de peur d'attirer leur attention, car je les voyais s'avancer a pas de loup, dans la longue ligne d'ombre de la maison. Tout a coup exactement au-dessous de mes pieds j'entendis un bruit sourd de ferraille, et le tintement aigre que fait du verre en tombant. -- Voila qui est fait, dit l'homme d'une voix rapide et basse, vous avez de la place. -- Mais l'ouverture est toute bordee d'eclats, fit l'autre avec un tremblement de frayeur. L'individu lanca un juron qui me donna la chair de poule. -- Entrez, entrez, maudit roquet, gronda-t-il, ou bien je... Je ne pus voir ce qu'il fit. Mais il y eut un court haletement de douleur. -- J'y vais, j'y vais, s'ecria le petit garcon. Mais je n'en entendis pas plus long, car la tete me tourna brusquement. Mon talon glissa de la branche. Je poussai un cri terrible et je tombai de tout le poids de mes quatre-vingt quinze livres, juste sur le dos courbe du cambrioleur. Si vous me le demandiez, tout ce que je pourrais vous repondre, c'est qu'aujourd'hui meme je ne saurais dire si ce fut un accident, ou si je le fis expres. Il se peut bien que pendant que je songeais a le faire, le hasard se soit charge de trancher la question pour moi. L'individu etait courbe, la tete en avant, occupe a pousser le gamin a travers une etroite fenetre quand je m'abattis sur lui a l'endroit meme ou le cou se joint a l'epine dorsale. Il poussa une sorte de cri sifflant, tomba la face en avant et fit trois tours sur lui-meme en battant l'herbe de ses talons. Son petit compagnon s'eclipsa au clair de la lune et en un clin d'oeil il eut franchi la muraille. Quant a moi, je m'etais assis pour crier a tue-tete et frotter une de mes jambes ou je sentais la meme chose que si elle eut ete prise dans un cercle de metal rougi au feu. Vous pensez bien qu'il ne fallut pas longtemps pour que toute la maison, depuis le directeur de l'ecole, jusqu'au valet d'ecurie accourussent dans le jardin avec des lampes et des lanternes. La chose fut bientot eclaircie. L'homme fut place sur un volet et emporte. Quant a moi, on me transporta en triomphe, et solennellement dans une chambre a coucher speciale, ou le chirurgien Purdle, le cadet des deux qui portent ce nom, me remit en place le perone. Quant au voleur, on reconnut qu'il avait les jambes paralysees, et les medecins ne purent se mettre d'accord sur le point de savoir s'il en retrouverait ou non l'usage. Mais la loi ne leur laissa point l'occasion de trancher la question, car il fut pendu environ six semaines plus tard aux Assises de Carlyle. On reconnut en lui le bandit le plus determine qu'il y eut dans le nord de l'Angleterre, car il avait commis au moins trois assassinats, et il y avait assez de preuves a sa charge pour le faire pendre dix fois. Vous voyez bien que je ne pouvais parler de mon adolescence sans vous raconter cet evenement qui en fut l'incident le plus important. Mais je ne m'engagerai plus dans aucun sentier de traverse, car lorsque je songe a tout ce qui va se presenter, je vois bien que j'en aurai de reste a dire avant d'etre arrive a la fin. En effet, quand on n'a a conter que sa petite histoire particuliere, il vous faut souvent tout le temps, mais quand on se trouve mele a de grands evenements comme ceux dont j'aurai a parler, alors on eprouve une certaine difficulte, si l'on n'a pas fait une sorte d'apprentissage a arranger le tout bien a son gre. Mais j'ai la memoire aussi bonne qu'elle fut jamais, Dieu merci, et je vais tacher de faire mon recit aussi droit que possible. Ce fut cette aventure du cambrioleur qui fit naitre l'amitie entre Jim, le fils du medecin, et moi. Il fut le coq de l'ecole des le jour de son entree, car moins d'une heure apres, il avait jete, a travers le grand tableau noir de la classe, Barton, qui en avait ete le coq jusqu'a ce jour-la. Jim continuait a prendre du muscle et des os. Meme a cette epoque, il etait carre d'epaules et de haute taille. Les propos courts et le bras long, il etait fort sujet a flaner, son large dos contre le mur, et ses mains profondement enfoncees dans les poches de sa culotte. Je n'ai pas oublie sa facon d'avoir toujours un brin de paille au coin des levres, a l'endroit meme ou il prit l'habitude de mettre plus tard le tuyau de sa pipe. Jim fut toujours le meme pour le bien comme pour le mal depuis le premier jour ou je fis connaissance avec lui. Ciel! comme nous avions de la consideration pour lui! Nous n'etions que de petits sauvages, mais nous eprouvions le respect du sauvage devant la force. Il y avait la Tom Carndale, d'Appleby, qui savait composer des vers alcaiques aussi bien que des pentametres et des hexametres, et, cependant pas un n'eut donne une chiquenaude pour Tom. Willie Earnshaw savait toutes les dates depuis le meurtre d'Abel, sur le bout du doigt, au point que les maitres eux-memes s'adressaient a lui s'ils avaient des doutes, mais c'etait un garcon a poitrine etroite, beaucoup trop long pour sa largeur, et a quoi lui servirent ses dates le jour ou Jock Simons, de la petite troisieme, le pourchassa jusqu'au bout du corridor a coups de boucle de ceinture. Ah! il ne fallait pas se conduire ainsi a l'egard de Jim Horscroft. Quelles legendes nous batissions sur sa force? N'etait-ce pas lui qui avait enfonce d'un coup de poing un panneau de chene de la porte qui conduisait a la salle des jeux? N'etait- ce pas lui qui, je jour ou le grand Merridew avait conquis la balle, saisit a bras-le-corps et Merridew et la balle et atteignit le but en depassant tous les adversaires au pas de course? Il nous paraissait deplorable qu'un gaillard de cette trempe se cassat la tete a propos de spondees et de dactyles, ou se preoccupat de savoir qui avait signe la Grande Charte. Lorsqu'il declara en pleine classe que c'etait le roi Alfred, nous autres, petits garcons, nous fumes d'avis qu'il devait en etre ainsi, et que peut-etre Jim en savait plus long que l'homme qui avait ecrit le livre. Ce fut cette aventure du cambrioleur qui attira son attention sur moi. Il me passa la main sur la tete. Il dit que j'etais un enrage petit diable, ce qui me gonfla d'orgueil pendant toute une semaine. Nous fumes amis intimes pendant deux ans, malgre le fosse que les annees creusaient entre nous, et bien que l'emportement ou l'irreflexion lui aient fait faire plus d'une chose qui m'ulcerait, je ne l'en aimais pas moins comme un frere, et je versai assez de larmes pour remplir la bouteille a l'encre, quand il partit pour Edimbourg afin d'y etudier la profession de son pere. Je passai cinq ans encore chez Birtwhistle apres cela, et quand j'en sortis, j'etais moi-meme devenu le coq de l'ecole, car j'etais aussi sec, aussi nerveux qu'une lame de baleine, quoique je doive convenir que je n'atteignais pas au poids non plus qu'au developpement musculaire de mon grand predecesseur. Ce fut dans l'annee du jubile que je sortis de chez Birtwhistle. Ensuite je passai trois ans a la maison, a apprendre a soigner les bestiaux; mais les flottes et les armees etaient encore aux prises, et la grande ombre de Bonaparte planait toujours sur le pays. Pouvais-je deviner que moi aussi j'aiderais a ecarter pour toujours ce nuage de notre peuple? II -- LA COUSINE EDIE D'EYEMOUTH Quelques annees auparavant, alors que j'etais un tout jeune garcon, la fille unique du frere de mon pere etait venue nous faire une visite de cinq semaines. Willie Calder s'etait etabli a Eyemouth comme fabricant de filets de peche, et il avait tire meilleur parti du fil a tisser que nous n'etions sans doute destines a faire des genets et des landes sablonneuses de West Inch. Sa fille, Edie Calder, arriva donc en beau corsage rouge, coiffee d'un chapeau de cinq shillings et accompagnee d'une caisse d'effets, devant laquelle les yeux de ma mere lui sortirent de la tete comme ceux d'un crabe. C'etait etonnant de la voir depenser sans compter, elle qui n'etait qu'une gamine. Elle donna au voiturier tout ce qu'il lui demanda, et en plus une belle piece de deux pence, a laquelle il n'avait aucun droit. Elle ne faisait pas plus de cas de la biere au gingembre que si c'eut ete de l'eau, et il lui fallait du sucre pour son the, du beurre pour son pain, tout comme si elle avait ete une Anglaise. Je ne faisais pas grand cas des jeunes filles en ce temps-la, car j'avais peine a comprendre dans quel but elles avaient ete creees. Aucun de nous, chez Birtwhistle, n'avait beaucoup pense a elles, mais les plus petits semblaient etre les plus raisonnables, car quand les gamins commencaient a grandir, ils se montraient moins tranchants sur ce point. Quant a nous, les tout petits, nous etions tous d'un meme avis: une creature qui ne peut pas se battre, qui passe son temps a colporter des histoires, et qui n'arrive meme a lancer une pierre qu'en agitant le bras en l'air aussi gauchement que si c'etait un chiffon, n'etait bonne a rien du tout. Et puis il faut voir les airs qu'elles se donnent: on dirait qu'elles font le pere et la mere en une seule personne, elles se melent sans cesse de nos jeux pour nous dire: " Jimmy, votre doigt de pied passe a travers votre soulier. " ou bien encore: " Rentrez chez vous, sale enfant, et allez vous laver " au point que rien qu'a les voir, nous en avions assez. Aussi quand celle-la vint a la ferme de West Inch, je ne fus pas enchante de la voir. Nous etions en vacances. J'avais alors douze ans. Elle en avait onze. C'etait une fillette mince, grande pour son age, aux yeux noirs et aux facons les plus bizarres. Elle etait tout le temps a regarder fixement devant elle, les levres entrouvertes, comme si elle voyait quelque chose d'extraordinaire, mais quand je me postais derriere elle, et que je regardais dans la meme direction, je n'apercevais que l'abreuvoir des moutons ou bien le tas de fumier, ou encore les culottes de papa suspendues avec le reste du linge a secher. Puis, si elle apercevait une touffe de bruyere ou de fougere, ou n'importe quel objet tout aussi commun, elle restait en contemplation. Elle s'ecriait: -- Comme c'est beau! comme c'est parfait! On eut dit que c'etait un tableau en peinture. Elle n'aimait pas a jouer, mais souvent je la faisais jouer au chat perche; ca manquait d'animation, car j'arrivais toujours a l'attraper en trois sauts, tandis qu'elle ne m'attrapait jamais, bien qu'elle fit autant de bruit, autant d'embarras que dix garcons. Quand je me mettais a lui dire qu'elle n'etait bonne a rien, que son pere etait bien sot de l'elever comme cela, elle pleurait, disait que j'etais un petit butor, qu'elle retournerait chez elle ce soir meme, et qu'elle ne me pardonnerait de la vie. Mais au bout de cinq minutes, elle ne pensait plus a rien de tout cela. Ce qu'il y avait d'etrange, c'est qu'elle avait plus d'affection pour moi que je n'en avais pour elle, qu'elle ne me laissait jamais tranquille. Elle etait toujours a me guetter, a courir apres moi, et a dire alors: " Tiens! vous etes la! " en faisant l'etonnee. Mais bientot je m'apercus qu'elle avait aussi de bons cotes. Elle me donnait quelquefois des pennies, tellement qu'une fois j'en eus quatre dans la poche, mais ce qu'il y avait de mieux en elle, c'etaient les histoires qu'elle savait conter. Elle avait une peur affreuse des grenouilles. Aussi je ne manquais pas d'en apporter une, et de lui dire que je la lui mettrais dans le coup a moins qu'elle ne me contat une histoire. Cela l'aidait a commencer, mais une fois en train, c'etait etonnant comme elle allait. Et a entendre les choses qui lui etaient arrivees, cela vous coupait la respiration. Il y avait un pirate barbaresque qui etait alle a Eyemouth. Il devait revenir dans cinq ans avec un vaisseau charge d'or pour faire d'elle sa femme. Et il y avait un chevalier errant qui lui aussi etait alle a Eyemouth et il lui avait donne comme gage un anneau qu'il reprendrait a son retour, disait-il. Et elle me montra l'anneau, qui ressemblait a s'y meprendre a ceux qui soutenaient les rideaux de mon lit, mais elle soutenait que celui-la etait en or vierge. Je lui demandai ce que ferait le chevalier s'il rencontrait le pirate barbaresque. Elle me repondit qu'il lui ferait sauter la tete de dessus les epaules. Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien trouver en elle? Cela depassait mon intelligence. Puis elle me dit que pendant son voyage a destination de West Inch, elle avait ete suivie par un prince deguise. Je lui demandai a quoi elle avait reconnu que c'etait un prince. Elle me repondit: -- A son deguisement. Un autre jour, elle dit que son pere composait une enigme, que quand elle serait prete, il la mettrait dans les journaux, et celui qui la devinerait aurait la moitie de sa fortune et la main de sa fille. Je lui dis que j'etais fort sur les enigmes, et qu'il faudrait qu'elle me l'envoyat des qu'elle serait prete. Elle dit que ce serait dans la _Gazette de Berwick_, et voulut savoir ce que je ferais d'elle quand je l'aurais gagnee. Je repondis que je la vendrais aux encheres, pour le prix qu'on m'offrirait, mais ce soir-la elle ne voulut plus conter d'histoires, car elle etait tres susceptible dans certains cas. Jim Horscroft etait absent pendant le temps que la cousine Edie passa chez nous. Il revint la semaine meme ou elle partit, et je me rappelle combien je fus surpris qu'il fit la moindre question ou montrat quelque interet au sujet d'une simple fillette. Il me demanda si elle etait jolie, et quand j'eus dit que je n'y avais pas fait attention, il eclata de rire, me qualifia de taupe, et dit qu'un jour ou l'autre j'ouvrirais les yeux. Mais il ne tarda pas a s'occuper de tout autre chose, et je n'eus plus une pensee pour Edie, jusqu'au jour ou elle prit bel et bien ma vie entre ses mains et la tordit comme je pourrais tordre cette plume d'oie. C'etait en 1813. J'avais quitte l'ecole, et j'avais deja dix-huit ans, au moins quarante poils sur la levre superieure, et l'esperance d'en avoir bien davantage. J'avais change depuis mon depart de l'ecole. Je ne m'adonnais plus aux jeux avec la meme ardeur. Au lieu de cela il m'arrivait de rester allonge sur la pente de la lande, du cote ensoleille, les levres entrouvertes, et regardant fixement devant moi, tout comme le faisait souvent la cousine Edie. Jusqu'alors je m'etais tenu pour satisfait, je trouvais mon existence remplie, du moment que je pouvais courir plus vite et sauter plus haut que mon prochain. Mais maintenant, comme tout cela me paraissait peu de chose! Je soupirais, je levais les yeux vers la vaste voute du ciel, puis je les portais sur la surface bleue de la mer. Je sentais qu'il me manquait quelque chose, mais je n'arrivais point a pouvoir dire ce qu'etait cette chose. Et mon caractere prit de la vivacite. Il me semblait que tous mes nerfs etaient agaces. Si ma mere me demandait de quoi je souffrais, ou que mon pere me parlat de mettre la main au travail, je me laissais aller a repondre en termes si apres, si amers que depuis j'en ai souvent eprouve du chagrin. Ah! on peut avoir plus d'une femme, et plus d'un enfant, et plus d'un ami, mais on ne peut avoir qu'une mere. Aussi doit-on la menager aussi longtemps, qu'on l'a. Un jour, comme je rentrais en tete du troupeau, je vis mon pere assis, une lettre a la main. C'etait un evenement fort rare chez nous, excepte quand l'agent ecrivait pour le terme. En m'approchant de lui, je vis qu'il pleurait, et je restai a ouvrir de grands yeux, car je m'etais toujours figure que c'etait la une chose impossible a un homme. Je le voyais fort bien a present, car il avait a travers sa joue palie une ride si profonde, qu'aucune larme ne pouvait la franchir. Il fallait qu'elle glissat de cote jusqu'a son oreille, d'ou elle tombait sur la feuille de papier. Ma mere etait assise pres de lui et lui caressait la main, comme elle caressait le dos du chat pour le calmer. -- Oui, Jeannie, disait-il, le pauvre Willie est mort. Cette lettre vient de l'homme de loi. La chose est arrivee subitement. Autrement on nous aurait ecrit. Un anthrax, dit-il, et un flux de sang a la tete. -- Ah! Alors ses peines sont finies, dit ma mere. Mon pere essuya ses oreilles avec la nappe de la table. -- Il a laisse toutes ses economies a sa fille, dit-il, et si elle n'a pas change, par Dieu, de ce qu'elle promettait d'etre, elle n'en aura pas pour longtemps. Vous vous rappelez ce qu'elle disait, sous ce toit meme, du the trop faible, et cela pour du the a sept shillings la livre. Ma mere hocha la tete et considera les pieces de lard suspendues au plafond. -- Il ne dit pas combien elle aura, reprit-il, mais elle en aura assez, et de reste. Elle doit venir habiter avec nous, car c'a ete son dernier desir. -- Il faudra qu'elle paie son entretien, s'ecria ma mere avec aprete. Je fus fache de l'entendre parler d'argent dans un tel moment, mais apres tout, si elle n'avait pas ete aussi apre, nous aurions ete jetes dehors au bout de douze mois. -- Oui, elle paiera. Elle arrive aujourd'hui meme. Jock, mon garcon, vous aurez la bonte de partir avec la charrette pour Ayton, et d'attendre la diligence du soir. Votre cousine Edie y sera, et vous pourrez l'amener a West Inch. Je me mis donc en route a cinq heures et quart avec la _Souter Johnnie_, notre jument de quinze ans aux longs poils, et notre charrette avec la caisse repeinte a neuf qui ne nous servait que dans les grands jours. La diligence apparut au moment meme ou j'arrivais, et moi, comme un niais de jeune campagnard, sans songer aux annees qui s'etaient ecoulees, je cherchais dans la foule aux environs de l'auberge un bout de fille en jupe courte arrivant a peine aux genoux. Et comme je m'avancais obliquement, le cou tendu, je me sentis toucher le coude, et me trouvai en face d'une dame vetue de noirs debout sur les marches, et j'appris que c'etait ma cousine Edie. Je le savais, dis-je, et pourtant si elle ne m'avait pas touche, j'aurais pu passer vingt fois pres d'elle sans la reconnaitre. Ma parole, si Jim Horscroft m'avait alors demande si elle etait jolie ou non, je n'aurais su que lui repondre. Elle etait brune, bien plus brune que ne le sont ordinairement nos jeunes filles du border, et pourtant a travers ce teint charmant, s'entrevoyait une nuance de carmin pareille a la teinte plus chaude qu'on remarque au centre d'une rose soufre. Ses levres etaient rouges, exprimant la douceur, et la fermete, mais des ce moment meme, je vis au premier coup d'oeil flotter au fond de ses grands yeux une expression de malice narquoise. Elle s'empara de moi seance tenante, comme si j'avais fait partie de son heritage. Elle allongea la main et me cueillit. Elle etait en toilette de deuil, comme je l'ai dit, et dans un costume qui me fit l'effet d'une mode extraordinaire, et elle portait un voile noir qu'elle avait ecarte de devant sa figure. -- Ah! Jock, me dit-elle en mettant dans son anglais un accent maniere qu'elle avait appris a la pension. Non, non, nous sommes un peu trop grands pour cela?... Cela, c'etait parce que, avec ma sotte gaucherie, j'avancais ma figure brune pour l'embrasser, comme je l'avais fait la derniere fois que nous nous etions vus... -- Soyez bon garcon et donnez un shilling au conducteur, qui a ete extremement complaisant pour moi pendant le trajet. Je rougis jusqu'aux oreilles, car je n'avais en poche qu'une piece d'argent de quatre pence. Jamais le manque d'argent ne me parut plus penible qu'a ce moment- la. Mais elle me devina d'un simple regard, et aussitot une petite bourse en moleskine a fermoir d'argent me fut glissee dans la main. Je payai l'homme et allais rendre la bourse a Edie, mais elle me forca de la garder. -- Vous serez mon intendant, Jock, dit-elle en riant. C'est la votre voiture, elle a l'air bien drole. Mais ou vais je m'asseoir? -- Sur le sac, dis-je. -- Et comment faire pour monter? -- Mettez le pied sur le moyeu, dis-je, je vous aiderai. Je me hissai d'un saut, et je pris deux petites mains gantees dans les miennes. Comme elle passait par-dessus le cote de la carriole, son haleine passa sur sa figure, une haleine douce et chaude, et aussitot s'effacerent par lambeaux ces langueurs vagues et inquietes de mon ame. Il me sembla que cet instant m'enlevait a moi-meme et faisait de moi un des membres de la race des hommes. Il ne fallut pour cela que le temps qu'il faut a un cheval pour agiter sa queue, et pourtant un evenement s'etait produit. Une barriere avait surgi quelque part. J'entrai dans une vie plus large et plus intelligente. J'eprouvai tout cela sous une brusque averse, et pourtant dans ma timidite, dans ma reserve, je ne sus faire autre chose que d'egaliser le rembourrage du sac. Elle suivait des yeux la diligence qui reprenait a grand bruit la direction de Berwick. Tout a coup elle se mit a faire voltiger en l'air son mouchoir. -- Il a ote son chapeau, dit-elle, je crois qu'il a du etre officier. Il avait l'air tres distingue. Peut-etre l'avez-vous remarque, un gentleman sur l'imperiale, tres beau, avec un pardessus brun. Je secouai la tete, et toute la joie qui m'avait envahi fit place a une sotte mauvaise humeur. -- Ah! mais je ne le reverrai jamais. Voici toutes les collines vertes, et la route brune et tortueuse; elles sont bien restees les memes qu'autrefois. Vous aussi, Jock, je trouve que vous n'avez pas beaucoup change. J'espere que vos manieres sont meilleures que jadis; vous ne chercherez pas a me mettre des grenouilles dans le cou, n'est-ce pas? Rien qu'a cette idee, je sentis un frisson dans tout le corps. -- Nous ferons tout notre possible pour vous rendre heureuse a West Inch, dis-je en jouant avec le fouet. -- Assurement, c'est bien de la bonte de votre part que d'accueillir une pauvre fille isolee, dit-elle. -- C'est bien de la bonte de votre part que de venir, cousine Edie, balbutiai-je. Vous trouverez la vie bien monotone, je le crains, dis-je. -- Elle sera assez calme en effet, Jock, n'est-ce pas? Il n'y a pas beaucoup d'hommes par la-bas, autant qu'il m'en souvient. -- Il y a le Major Elliott, a Corriemuir. Il vient passer la soiree de temps a autre. C'est un brave vieux soldat, qui a recu une balle dans le genou, pendant qu'il servait sous Wellington. -- Ah! quand je parle d'hommes, je ne veux pas parler des vieilles gens qui ont une balle dans le genou, je parle de gens de notre age, dont on peut se faire des amis. A propos, ce vieux docteur si aigre, il avait un fils, n'est ce pas? -- Oh! oui, c'est Jim Horscroft, mon meilleur ami. -- Est-il chez lui? -- Non, il reviendra bientot. Il fait encore ses etudes a Edimbourg. -- Alors nous nous tiendrons mutuellement compagnie jusqu'a son retour, Jock. Ah! je suis bien lasse, et je voudrais etre arrivee a West Inch. Je fis arpenter la route a la vieille _Souter Johnnie_, d'une allure a laquelle elle n'a jamais marche ni avant, ni depuis. Une heure apres, Edie etait assise devant la table a souper. Ma mere avait servi non seulement du beurre, mais encore de la gelee de groseilles qui, dans son assiette de verre, scintillait a la lumiere de la chandelle et faisait fort bon effet. Je n'eus pas de peine a m'apercevoir que mes parents etaient tout aussi surpris que moi, du changement qui s'etait opere en elle, mais qu'ils l'etaient d'une autre facon que moi. Ma mere etait si impressionnee par l'objet en plumes qu'elle lui vit autour du cou, qu'elle l'appelait Miss Calder au lieu de Edie, et ma cousine, de son air joli et leger, la menacait du doigt toutes les fois qu'elle se servait de ce nom. Apres le souper, quand elle fut allee se coucher, ils ne purent parler d'autre chose que de son air et de son education. -- Tout de meme, pour le dire en passant, fit mon pere, elle n'a pas l'air d'avoir le coeur brise par la mort de mon frere. Alors, pour la premiere fois, je me souvins qu'elle n'avait pas dit un mot a ce sujet, depuis que nous nous etions revus. III -- L'OMBRE SUR LES EAUX Il ne fallut pas longtemps a la cousine Edie pour regner souverainement a West Inch et pour faire de nous tous, y compris mon pere, ses sujets. Elle avait de l'argent, et tant qu'elle voulait, bien qu'aucun de nous ne sut combien. Lorsque ma mere lui dit que quatre shillings par semaine paieraient toutes ses depenses, elle porta spontanement la somme a sept shillings six pence. La chambre du sud, la plus ensoleillee, et dont la fenetre etait encadree de chevrefeuille, lui fut assignee, et c'etait merveille de voir les bibelots qu'elle avait apportes de Berwick pour les y ranger. Elle faisait le voyage deux fois par semaine, et comme la carriole ne lui plaisait pas, elle loua le _gig_ d'Angus Whitehead, qui avait la ferme de l'autre cote de la cote. Et il etait rare qu'elle revint sans apporter quelque chose pour l'un de nous; une pipe de bois pour mon pere, un plaid des Shetlands pour ma mere, un livre pour moi, un collier de cuivre pour Rob, notre collie. Jamais on ne vit femme plus depensiere. Mais ce qu'elle nous donna de meilleur, ce fut avant tout sa presence. Pour moi, cela changea entierement l'aspect du paysage. Le soleil etait plus brillant, les collines plus vertes et l'air plus doux depuis le jour de sa venue. Nos existences perdirent leur banalite, maintenant que nous les passions avec une telle creature, et la vieille et morne maison grise prit un tout autre aspect a mes yeux depuis le jour ou elle avait pose le pied sur le paillasson de la porte. Cela ne tenait point a sa figure, qui pourtant etait des plus attrayantes, non plus qu'a sa tournure, bien que je n'aie vu aucune jeune fille qui put rivaliser en cela avec elle. C'etait son entrain, ses facons drolement moqueuses, sa maniere toute nouvelle pour nous de causer, le geste fier avec lequel elle rejetait sa robe ou portait la tete en arriere. Nous nous sentions aussi bas que la terre sous ses pieds. C'etait enfin ce vif regard de defi, et cette bonne parole qui ramenait chacun de nous a son niveau. Mais non, pas tout a fait a son niveau. Pour moi, elle fut toujours une creature lointaine et superieure. J'avais beau me monter la tete et me faire des reproches. Quoi que je fisse, je n'arrivais pas a reconnaitre que le meme sang coulait dans nos veines et qu'elle n'etait qu'une jeune campagnarde, comme je n'etais qu'un jeune campagnard. Plus je l'aimais, plus elle m'inspirait de crainte, et elle s'apercut de ma crainte longtemps avant de savoir que je l'aimais. Quand j'etais loin d'elle, j'eprouvais de l'agitation, et pourtant lorsque je me trouvais avec elle, j'etais sans cesse a trembler de crainte que quelque faute commise en parlant ne lui causat de l'ennui ou ne la facha. Si j'en avais su plus long sur le caractere des femmes, je me serais peut-etre donne moins de mal. -- Vous etes bien change de ce que vous etiez autrefois, disait- elle en me regardant de cote par-dessous ses cils noirs. -- Vous ne disiez pas cela lorsque nous nous sommes vus pour la premiere fois, dis-je. -- Ah! je parlais alors de l'air que vous aviez, et je parle de vos manieres d'aujourd'hui. Vous etiez si brutal avec moi et si imperieux, et vous ne vouliez faire qu'a votre tete, comme un petit homme que vous etiez. Je vous revois encore avec votre tignasse emmelee et vos yeux pleins de malice. Et maintenant vous etes si douce, si tranquille. Vous avez le langage si prevenant! -- On apprend a se conduire, dis-je. -- Oh! mais Jock, je vous aimais bien mieux comme vous etiez. Eh bien, quand elle dit cela, je la regardai bien en face, car j'aurais cru qu'elle ne m'avait jamais bien pardonne la facon dont je la traitais d'ordinaire. Que ces facons la plussent a tout autre qu'a une personne evadee d'une maison de fous, voila qui depassait tout a fait mon intelligence. Je me rappelai le temps, ou la surprenant sur le seuil en train de lire, je fixais au bout d'une baguette elastique de coudrier de petites boules d'argile, que je lui lancais, jusqu'a ce qu'elle finit par pleurer. Je me rappelai aussi qu'ayant pris une anguille dans le ruisseau de Corriemuir, je la poursuivis, cette anguille a la main, avec tant d'acharnement qu'elle finit par se refugier, a moitie folle d'epouvante, sous le tablier de ma mere, et que mon pere m'assena sur le trou de l'oreille un coup de baton a bouillie qui m'envoya rouler, avec mon anguille, jusque sous le dressoir de la cuisine. Voila donc ce qu'elle regrettait? Eh bien, elle se resignerait a s'en passer, car ma main se secherait avant que je sois capable de recommencer maintenant. Mais je compris alors pour la premiere fois, tout ce qu'il y a d'etrange dans la nature feminine, et je reconnus que l'homme ne doit point raisonner a ce propos, mais simplement se tenir sur ses gardes et tacher de s'instruire. Nous nous trouvames enfin au meme niveau, quand elle dit qu'elle n'avait qu'a faire ce qui lui plaisait et comme cela lui plaisait, et que j'etais aussi entierement a ses ordres que le vieux Rob etait docile a mon appel. Vous trouvez que j'etais bien sot de me laisser mettre ainsi la tete a l'envers. Je l'etais peut-etre, mais il faut aussi vous rappeler combien j'avais peu l'habitude des femmes, et que nous nous rencontrions a chaque instant. En outre, on ne trouve pas une femme comme celle-la sur un million, et je puis vous garantir que celui-la aurait eu la tete solide, qui ne se la serait pas laisse mettre a l'envers par elle. Tenez, voila le Major Elliott. C'etait un homme qui avait enterre trois femmes et qui avait figure dans douze batailles rangees. Eh bien! Edie aurait pu le rouler autour de son doigt comme un chiffon mouille, elle qui sortait a peine de pension. Peu de temps apres qu'elle fut venue, je le rencontrai, comme il quittait West Inch, toujours clopinant, mais le rouge aux joues, et avec une lueur dans l'oeil qui le rajeunissait de dix ans. Il tordait ses moustaches grises des deux cotes, de facon a en avoir les pointes presque dans les yeux, et il tendait sa bonne jambe avec autant de fierte qu'un joueur de cornemuse. Que lui avait-elle dit? Dieu le sait, mais cela avait fait dans ses veines autant d'effet que du vin vieux. -- Je suis monte pour vous voir, mon garcon, dit-il, mais il faut que je rentre a la maison. Toutefois ma visite n'a pas ete perdue, car elle m'a procure l'occasion de voir _la belle cousine_, une jeune personne des plus charmantes, des plus attrayantes, mon garcon. Il avait une facon de parler un peu formaliste, un peu raide, et il se plaisait a intercaler dans ses propos quelques bouts de phrases francaises qu'il avait ramasses dans la Peninsule. Il aurait continue a me parler d'Edie, mais je voyais sortir de sa poche le coin d'un journal. Je compris alors qu'il etait venu, selon son habitude, pour m'apporter quelques nouvelles. Il ne nous en arrivait guere a West Inch. -- Qu'y a-t-il de nouveau, major? demandai je. Il tira le journal de sa poche et le brandit. -- Les Allies ont gagne une grande bataille, mon garcon, dit-il. Je ne crois pas que Nap tienne bien longtemps apres cela. Les Saxons l'ont jete par-dessus bord, et il a subi un rude echec a Leipzig. Wellington a franchi les Pyrenees et les soldats de Graham seront a Bayonne d'ici a peu de temps. Je lancai mon chapeau en l'air. -- Alors la guerre finira par cesser? m'ecriai je. -- Oui, et il n'est que temps, dit-il en hochant la tete d'un air grave. Ca a fait verser bien du sang. Mais ce n'est guere la peine, maintenant, de vous dire ce que j'avais dans l'esprit a votre sujet. -- De quoi s'agissait-il? -- Eh bien, mon garcon, c'est que vous ne faites rien de bon ici, et maintenant que mon genou reprend un peu de souplesse, je pensais pouvoir rentrer dans le service actif. Je me demandais s'il ne vous plairait pas de voir un peu de la vie de soldat sous mes ordres. A cette pensee mon coeur bondit. -- Ah! oui, je le voudrais! m'ecriai-je. -- Mais il se passera bien six mois avant que je sois en etat de me presenter a l'examen medical, et il y a bien des chances pour que Boney soit mis en lieu sur avant ce delai. -- Puis il y a ma mere, dis-je. Je doute qu'elle me laisse partir. -- Ah! Eh bien, on ne le lui demandera pas cette fois. Et il s'eloigna en clopinant. Je m'assis dans la bruyere, mon menton dans la main, en tournant et retournant la chose en mon esprit et suivant des yeux le major en son vieux[1] habit brun, avec un bout de plaid voltigeant par- dessus son epaule, pendant qu'il grimpait la montee de la colline. C'etait une bien chetive existence, que celle de West Inch, ou j'attendais mon tour de remplacer mon pere, sur la meme lande, au bord du meme ruisseau, toujours des moutons, et toujours cette maison grise devant les yeux. Et de l'autre cote, il y avait la mer bleue. Ah, en voila une vie pour un homme! Et le major, un homme qui n'etait plus dans la force de l'age, il etait blesse, fini, et pourtant il faisait des projets pour se remettre a la besogne alors que moi, a la fleur de l'age, je deperissais parmi ces collines! Une vague brulante de honte me monta a la figure, et je me levai soudain, plein d'ardeur de partir, et de jouer dans le monde le role d'un homme. Pendant deux jours, je ne fis que songer a cela. Le troisieme, il survint un evenement qui condensa mes resolutions, et aussitot les dissipa, comme un souffle de vent fait disparaitre une fumee. J'etais alle faire une promenade dans l'apres-midi avec la cousina Edie et Rob. Nous etions arrive au sommet de la pente qui descend vers la plage. L'automne tirait a sa fin. Les herbes, en se fletrissant, avaient pris des teintes de bronze, mais le soleil etait encore clair et chaud. Une brise venait du sud par bouffees courtes et brulantes et ridait de lignes courbes la vaste surface bleue de la mer. J'arrachai une brassee de fougere pour qu'Edie put s'asseoir. Elle s'installa de son air insouciant, heureuse, contente, car de tous les gens que j'ai connus, il n'en fut aucun qui aimait autant la chaleur et la lumiere. Moi, je m'assis sur une touffe d'herbe, avec la tete de Rob sur mon genou. Comme nous etions seuls dans le silence de ce desert, nous vimes, meme en cet endroit, s'etendre sur les eaux, en face de nous, l'ombre du grand homme de la bas qui avait ecrit son nom en caracteres rouges sur toute la carte d'Europe. Un vaisseau arrivait pousse par le vent. C'etait un vieux navire de commerce a l'aspect pacifique, qui, peut-etre avait Leith pour destination. Il avait les vergues carrees et allait toutes voiles deployees. De l'autre cote, du nord est, venaient deux grands vilains bateaux, grees en lougres, chacun avec un grand mat et une vaste voile carree de couleur brune. Il etait difficile d'avoir sous les yeux un plus joli coup d'oeil que celui de ces trois navires qui marchaient en se balancant, par une aussi belle journee. Mais tout a coup partit d'un des lougres une langue de flamme, et un tourbillon de fumee noire. Il en jaillit autant du second. Puis le navire riposta: rap, rap, rap! En un clin d'oeil l'enfer avait, d'une poussee du coude, ecarte le ciel, et sur les eaux se dechainaient la haine, la ferocite, la soif de sang. Au premier coup de feu, nous nous etions releves, et Edie, toute tremblante, avait pose sa main sur mon bras. -- Ils se battent, Jock, s'ecria-t-elle. Qui sont-ils? Qui sont- ils? Les battements de mon coeur repondaient aux coups de canon, et tout ce que je pus dire, avec ma respiration entrecoupee, ce fut: -- Ce sont deux corsaires francais, des chasse-maree, comme ils les appellent la-bas, c'est un de nos navires de commerce, et aussi sur que nous sommes mortels, ils s'en empareront, car le major dit qu'ils sont toujours pourvus de grosse artillerie et qu'ils sont aussi bourres d'hommes qu'il y a de nourriture dans un boeuf. Pourquoi cet imbecile ne bat-il pas en retraite vers la barre a l'embouchure de la Tweed? Mais il ne diminua pas un pouce de toile. Il se balancait toujours de son air entete, pendant qu'une petite boule noire etait hissee a la pointe de son grand mat, et que le magnifique vieux drapeau apparaissait tout a coup et ondulait a ses drisses. Puis se fit entendre de nouveau le rap, rap, rap! de ses petits canons, suivi du boum! boum! des grosses caronades qui armaient les baux du lougre. Un instant plus tard, les trois navires formaient un groupe. Le navire-marchand oscilla comme un cerf avec deux loups accroches a ses hanches. Tous trois ne formaient plus qu'une confuse masse noire enveloppee dans la fumee, d'ou pointaient ca et la les vergues. D'en haut et du centre de ce nuage partaient, comme l'eclair, de rouges langues de flammes. C'etait un tapage si infernal de gros et de petits canons, de cris de joie, de hurlements, que pendant bien des semaines mes oreilles en tinterent encore. Pendant une heure d'horloge, le nuage pousse par l'enfer se deplaca lentement sur les flots, et nous restames la, le coeur saisi, a regarder le battement du pavillon, nous ecarquillant les yeux pour voir s'il etait toujours a sa place. Puis, tout a coup, le vaisseau, plus fier, plus noir, plus ferme que jamais, se remit en marche. Quand la fumee se fut un peu dissipee, nous vimes un des lougres vacillant comme un canard qui tombe a l'eau, avec une aile cassee, tandis que sur l'autre, on se hatait d'embarquer l'equipage avant qu'il ne coulat a pic. Pendant toute cette heure, toute ma vie avait ete concentree dans la bataille. Le vent avait emporte ma casquette, mais je n'y avais pas pris garde. Alors, le coeur debordant, je me tournai vers ma cousine Edie, et rien qu'en la voyant je me retrouvai en arriere de six ans. Son regard avait repris sa fixite, ses levres etaient entrouvertes, comme quand elle etait toute petite, et ses mains menues etaient jointes si fort que la peau luisait aux poignets comme de l'ivoire. -- Ah! ce capitaine! dit-elle, en parlant a la bruyere et aux buissons de genets, quel homme fort, quelle resolution! Quelle est la femme qui ne serait pas fiere d'un tel mari? -- Ah! oui, il s'est bien conduit! m'ecriai-je avec enthousiasme. Elle me regarda. On eut dit qu'elle avait oublie mon existence. -- Je donnerais un an de ma vie pour rencontrer un pareil homme dit-elle, mais voila ou on en est quand on habite la campagne. On n'y voit jamais d'autres gens que ceux qui ne sont bons a rien faire de mieux. Je ne sais si elle avait l'intention de me faire de la peine, bien qu'elle ne se fit jamais beaucoup prier pour cela, mais quelle que fut son intention, ses paroles me donnerent la meme sensation que si elles avaient traverse tout droit un nerf mis a nu. -- C'est tres bien, cousine Edie, dis-je en m'efforcant de parler avec calme, voila qui acheve de me decider. J'irai ce soir m'enroler a Berwick. -- Quoi! Jock, vous voulez vous faire soldat? -- Oui, si vous croyez que tout homme qui reste a la campagne est necessairement un lache. -- Oh! Jock, comme vous seriez beau en habit rouge, comme vous avez meilleur air quand vous etes on colere. Je voudrais voir toujours vos yeux etinceler ainsi. Comme cela vous va bien, comme cela vous donne l'air d'un homme! Mais j'en suis sure, c'est pour plaisanter, que vous parlez de vous faire soldat. -- Je vous ferai voir si je plaisante. Puis, je traversai la lande en courant, et j'arrivai ainsi a la cuisine, ou ma mere et mon pere etaient assis de chaque cote de la cheminee. -- Mere, m'ecriai-je, je pars me faire soldat. Si je leur avais dit que je partais pour me faire cambrioleur, ils n'auraient pas ete plus atterres, car en ce temps-la, les campagnards mefiants et aises estimaient que le troupeau du sergent se composait principalement des moutons noirs. Mais, sur ma parole, ces betes noires ont rendu un fameux service a leur pays. Ma mere porta ses mitaines a ses yeux, et mon pere prit un air aussi sombre qu'un trou a tourbe. -- Non! Jock, vous etes fou, dit-il. -- Fou ou non, je pars. -- Alors vous n'aurez pas ma benediction. -- En ce cas je m'en passerai. A ces mots ma mere jette un cri et me met ses bras autour du cou. Je vis sa main calleuse, deformee, pleine de noeuds qu'y avait produits la peine qu'elle s'etait donnes pour m'elevez, et cela me parla plus eloquemment que n'eut pu faire aucune parole. Je l'aimais tendrement mais j'avais la volonte aussi dure que le tranchant d'un silex. Je la forcai d'un baiser a se rasseoir; puis je courus dans ma chambre pour preparer mon paquet. Il faisait deja sombre, et j'avais a parcourir un long trajet a pied. Aussi me contentai-je de ramasser quelques effets. Puis je me hatai de partir. Au moment ou j'allais mettre le pied dehors par une porte de cote, quelqu'un me toucha l'epaule. C'etait Edie, debout a la lueur du couchant. -- Sot enfant, dit-elle, vous n'allez vraiment point partir? -- Je ne partirai pas? Vous allez le voir. -- Mais votre pere ne le veut pas, votre mere non plus. -- Je le sais. -- Alors pourquoi partir? -- Vous devez bien le savoir. -- Pourquoi, enfin. -- Parce que vous me faites partir. -- Je ne tiens pas a ce que vous partiez, Jock. -- Vous l'avez dit; vous avez dit que les gens de la campagne ne sont bons qu'a y rester. Vous tenez toujours ce langage. Vous ne faites pas plus cas de moi que de ces pigeons dans leur nid. Vous trouvez que je ne suis rien du tout. Je vous ferai changer d'idee. Tous mes griefs partaient en petits jets qui me brulaient les levres. Pendant que je parlais, elle rougit, et me regarda de son air a la fois railleur et caressant. -- Ah! je fais si peu cas de vous? dit-elle, et c'est pour cette raison la que vous partez? Eh bien, Jock, est-ce que vous resterez si... si je suis bonne pour vous? Nous etions face a face et fort pres. En un instant la chose fut faite. Mes bras l'entourerent. Je lui donnai baisers sur baisers, sur la bouche, sur les joues, sur les yeux. Je la pressai contre mon coeur. Je lui dis bien bas quelle etait tout pour moi, tout, et que je ne pouvais pas vivre sans elle. Edie ne repondit rien, mais elle fut longtemps avant de tourner la tete, et quand elle me repoussa en arriere, elle n'y mit pas beaucoup d'effort. -- Oh! vous etes bien rude, vieux petit effronte, dit-elle en tenant sa chevelure de ses deux mains. Comme vous m'avez secouee, Jock, je ne me figurais pas que vous seriez aussi hardi. Mais j'avais tout a fait cesse de la craindre, et un amour, dix fois plus ardent que jamais, bouillait dans mes veines. Je la ressaisis et l'embrassai comme si j'en avais eu le droit. -- Vous etes a moi, bien a moi, m'ecriai-je. Je n'irai pas a Berwick, je resterai ici et nous nous marierons. Mais a ce mot de mariage, elle eclata de rire. -- Petit nigaud! petit nigaud! dit-elle en levant l'index. Puis, comme j'essayais de mettre de nouveau la main sur elle, Edie me fit une jolie petite reverence et rentra a la maison. IV -- LE CHOIX DE JIM Et alors se passerent ces six semaines qui furent une sorte de reve et le sont encore maintenant quand le souvenir m'en revient. Je vous ennuierais si je me mettais a vous conter ce qui se passa entre nous. Et pourtant comme c'etait grave, quelle importance decisive cela devait avoir sur notre destinee des ce temps-la! Ses caprices, son humour sans cesse changeante, tantot vive, tantot sombre comme une prairie au-dessous de laquelle defilent des nuages; ses coleres sans causes, ses brusques repentirs, qui tour a tour faisaient deborder en moi la joie ou le chagrin. Voila ce qu'etait ma vie: tout le reste n'etait que neant. Mais il restait toujours dans les dernieres profondeurs de mes sentiments une inquietude vague, la peur d'etre pareil a cet homme qui etendait la main pour saisir l'arc-en-ciel, et celle que la veritable Edie Calder, si pres de moi qu'elle parut, etait en realite bien loin de moi. Elle etait, en effet, bien malaisee a comprendre. Elle l'etait du moins pour un jeune campagnard a l'esprit peu penetrant, comme moi. Car, si j'essayais de l'entretenir de mes veritables projets, de lui dire qu'en prenant la totalite de Corriemuir, nous pourrions ajouter a la somme necessaire pour ce surplus de fermage, un benefice de cent bonnes livres, que cela nous permettrait d'ajouter un salon a West Inch, et d'en faire une belle demeure pour le jour de notre mariage, alors elle se mettait a bouder, a baisser les yeux, comme si elle avait juste assez de patience pour m'ecouter. Mais si je la laissais s'abandonner a ses reves sur ce que je pouvais devenir, sur la trouvaille fortuite d'un document prouvant que j'etais le veritable heritier du laird, ou bien si, sans cependant m'engager dans l'armee, chose dont elle ne voulait pas entendre parler, elle me voyait devenir un grand guerrier, dont le nom serait dans la bouche de tous, alors elle etait aussi charmante qu'une journee de mai. Je me pretais de mon mieux a ce jeu, mais il finissait toujours par m'echapper un mot malheureux pour prouver que j'etais toujours Jock Calder de West Inch, tout court, et alors la bouderie de ses levres exprimait de nouveau le peu de cas qu'elle faisait de moi. Nous vivions ainsi, elle dans les nuages, moi terre a terre, et si la rupture n'etait pas arrivee d'une maniere, elle le serait d'une autre. La Noel etait passee, mais l'hiver avait ete doux. Il avait fait juste assez froid pour qu'on put marcher sans danger dans les tourbieres. Edie etait sortie par une belle matinee, et elle etait rentree pour dejeuner avec les joues rouges d'animation. -- Est-ce que votre ami le fils du docteur est revenu, Jock? dit- elle. -- J'ai entendu dire qu'on l'attend. -- Alors c'est sans doute lui que j'ai rencontre sur la lande. -- Quoi! vous avez rencontre Jim Horscroft? -- Je suis sure que ce doit etre lui. Un gaillard de tournure superbe, un heros, avec une chevelure noire et frisee, le nez court et droit, et des yeux gris. Il a des epaules comme une statue, et pour la taille, Jock, je crois bien que votre tete atteindrait tout juste a son epingle de cravate. -- Je vais jusqu'a son oreille, Edie, m'ecriai-je avec indignation. Du moins, si c'etait bien Jim! Est-ce qu'il avait au coin de la bouche une pipe en bois brun? -- Oui, il fumait; il etait habille de gris et il avait une belle voix forte et grave. -- Ha! Ho! vous lui avez parle, dis-je. Elle rougit legerement, comme si elle en avait dit plus long qu'elle ne voulait. -- Je me dirigeais vers un endroit ou le sol etait un peu mou, et il m'a avertie. -- Ah! oui ce doit etre le bon vieux Jim dis-je, voila des annees qu'il devrait avoir son doctorat, s'il avait eu autant de cervelle que de biceps. Oui, pardieu, le voila mon homme en chair et en os. Je l'avais vu par la fenetre de la cuisine, et je m'elancai a sa rencontre, tenant a la main mon beignet entame. Il courut, lui aussi, au devant de moi, me tendant sa grosse main et les yeux brillants. -- Ah! Jock, s'ecria-t-il, c'est un vrai plaisir de vous revoir. Il n'est pas d'amis comme les vieux amis. Mais soudain il coupa cours a ses propos et regarda par-dessus mon epaule, avec de grands yeux. Je me retournai. C'etait Edie, avec un sourire joyeux et moqueur, qui etait debout sur la seuil. Comme je fus fier d'elle et de moi aussi, en la regardant! -- Voici ma cousine, Jim, Miss Edie Calder, dis-je. -- Vous arrive-t-il souvent de vous promener avant le dejeuner, Mr Horscroft, demanda-t-elle, toujours avec ce sourire fute. -- Oui, dit-il en la regardant de tous ses yeux. -- Moi aussi, et presque toujours je vais par la-bas, dit-elle. Mais, dites-moi, Jock, vous n'etes guere empresse a recevoir votre ami. Si vous ne lui faites pas les honneurs de la maison, il faudra que je m'en charge a votre place pour en sauver la reputation. Au bout de quelques minutes, nous etions avec les vieux, et Jim s'attablait devant son assiette de potage. Il disait a peine un mot et restait toujours la cuillere en l'air a contempler Edie. Elle ne fit que lui lancer de petites oeillades. Il me sembla qu'elle se divertissait de le voir aussi timide et qu'elle faisait de son mieux pour l'encourager par ses propos. -- Jock me disait que vous faisiez vos etudes pour devenir docteur, dit-elle, mais comme cela doit etre difficile, et qu'il doit falloir de temps pour acquerir les connaissances necessaires! -- Cela me prend en effet beaucoup de temps, dit piteusement Jim, mais j'en viendrai a bout tout de meme. -- Ah! vous etes brave! Vous etes resolu, vous fixez votre regard sur un but et vous vous dirigez vers lui. Rien ne peut vous arreter. -- Vraiment, je n'ai pas de quoi me vanter, dit-il. Plus d'un qui a commence avec moi a deja sa plaque a sa porte, alors que je ne suis encore qu'un etudiant. -- C'est que vous etes modeste, monsieur Horscroft. On dit que les gens les plus braves sont aussi les plus modestes. Mais aussi, quand vous avez atteint votre but, quelle gracieuse carriere! Vous portez la guerison partout ou vous allez. Vous rendez la force a ceux qui souffrent. Vous avez pour unique but le bien de l'humanite. L'honnete Jim se demenait sur sa chaise, en entendant ces mots. -- Je n'ai pas des mobiles aussi eleves, je le crains bien, Miss Calder, dit-il. Je songe a gagner ma vie, a continuer la clientele de mon pere. Voila ce que je vise, et si j'apporte la guerison d'une main, je tendrai l'autre pour recevoir une piece d'une couronne. -- Comme vous etes franc et sincere! s'ecria-t-elle. Et cela continua ainsi: elle le couvrait de toutes les vertus, arrangeait adroitement son langage de facon a l'encourager a entrer dans son role, et s'y prenait de la maniere que je connaissais si bien. Avant qu'il fut subjugue, je pus voir qu'il avait la tete toute bourdonnante de l'eclat de sa beaute et de ses propos engageants. Je frissonnais d'orgueil a penser quelle haute idee il aurait de ma parente. -- N'est-ce pas qu'elle est belle, Jim? lui dis-je, sans pouvoir m'en empecher, au moment ou nous fumes sur le seuil, et pendant qu'il allumait sa pipe pour retourner chez lui. -- Belle! s'ecria-t-il. Mais je n'ai jamais vu son egale. -- Nous devons nous marier, dis-je. Sa pipe tomba de sa bouche et il me regarda fixement. Puis il ramassa sa pipe et s'eloigna sans mot dire. Je croyais qu'il reviendrait, mais je me trompais. Je le suivis des yeux bien loin sur la lande. Il marchait la tete penchee sur la poitrine. Mais je n'etais pas pres de l'oublier! La cousine Edie eut cent questions a me faire au sujet de ses annees d'adolescence, de sa vigueur, des femmes qu'il devait connaitre probablement: elle n'en savait jamais assez. Puis j'eus de ses nouvelles une seconde fois, dans la journee, mais d'une facon moins agreable. Ce fut par mon pere, qui rentra le soir, ne faisant que parler du pauvre Jim. Le pauvre Jim avait passe tout ce temps a boire. Des midi, etant gris, il etait descendu aux coteaux de Westhouse, pour se battre avec le champion Gipsy et on n'etait pas certain que l'homme passat la nuit. Mon pere avait rencontre Jim sur la grande route, terrible comme un nuage charge de foudre, et pret a insulter le premier qui passait. -- Mon Dieu! dit le vieillard, il se fera une belle clientele, s'il commence a rompre les os aux gens. La cousine Edie ne fit que rire de tout cela, et j'en ris pour faire comme elle, mais je ne trouvais rien de bien plaisant dans la nouvelle. Le surlendemain, je me rendais a Corriemuir par le sentier des moutons quand je rencontrai Jim en personne, qui marchait a grands pas. Mais ce n'etait plus le gros gaillard plein de bonhomie qui avait partage notre soupe l'autre matin. Il n'avait ni col, ni cravate. Son gilet etait defait, ses cheveux emmeles, sa figue toute brouillee, comme celle d'un homme qui a passe la nuit a boire. Il tenait un baton de frene, dont il se servait pour cingler les genets de chaque cote du sentier. -- Eh bien, Jim, dis-je. Mais il me jeta un de ces regards que je lui avais vus plus d'une fois a l'ecole, quand il avait le diable au corps, qu'il se savait dans son tort et mettait toute sa volonte a s'en tirer a force d'effronterie. Il ne me repondit pas un mot. Il me depassa sur le sentier etroit et s'eloigna d'un pas incertain, toujours en brandissant son bout de frene et abattant les broussailles. Ah! certes, je ne lui en voulais pas. J'etais fache, tres fache, voila tout. Certes, je n'etais point aveugle au point de ne point voir ce qui se passait. Il etait amoureux d'Edie, et il ne pouvait se faire a l'idee qu'elle serait a moi. Pauvre garcon, que pouvait-il y faire? Peut-etre qu'a sa place je me serais conduit comme lui. Il y avait eu un temps ou je m'etonnais qu'une jeune fille put ainsi mettre a l'envers la tete d'un homme plein de force, mais j'en savais maintenant davantage. Il se passa quinze jours sans que je visse Jim Horscroft, puis arriva cette journee, de jeudi qui devait changer le cours de toute mon existence. Ce jour-la, je me reveillai de bonne heure, avec ce petit frisson de joie, si exquis au moment ou l'on ouvre les yeux. La veille, Edie avait ete plus charmante que d'ordinaire. Je m'etais endormi en me disant qu'apres tout, je pouvais bien avoir mis la main sur l'arc-en-ciel, et que sans se faire des imaginations, sans se monter la tete, elle commencait a eprouver de l'affection pour le simple, le grossier Jock Calder, de West Inch. C'etait cette meme pensee, qui, restee en mon coeur, etait cause de ce petit gazouillement matinal de joie. Puis je me rappelai qu'en me depechant, je serais pret pour sortir avec elle, car elle avait l'habitude d'aller se promener des le lever du soleil. Mais j'etais arrive trop tard. Quand je fus devant sa porte, je trouvai celle-ci entrouverte, et la chambre vide. " Bon, me dis-je, du moins je la rencontrerai, peut-etre, et nous reviendrons ensemble. Du haut de la cote de Corriemuir, on voit tout le pays d'alentour; donc, prenant mon baton, je partis dans cette direction. La journee etait claire, mais froide, et le ressac faisait entendre son grondement sonore, bien que depuis plusieurs jours il n'y eut point eu de vent dans notre region. Je montai le raide sentier en zigzag, respirant l'air leger et vif du matin, et je sifflotais en marchant, et je finis par arriver, un peu essouffle, parmi les genets du sommet. En jetant les yeux vers la longue ponte de l'autre versant, je vis la cousine Edie, ainsi que je m'y attendais, et je vis Jim Horscroft qui marchait cote a cote avec elle. Ils n'etaient pas bien loin, mais ils etaient trop occupes l'un de l'autre pour me voir. Elle allait lentement, la tete penchee, de ce petit air espiegle que je connaissais si bien. Elle detournait ses yeux de lui, et jetait un mot de temps a autre. Il marchait pres d'elle, la contemplant, et baissant la tete, dans l'ardeur de son langage. Puis, a quelque propos qu'il lui tint, elle lui posa une main caressante sur le bras. Lui, ne se contenant plus, la saisit, la souleva et l'embrassa a plusieurs reprises. A cette vue, je me sentis incapable de crier, de faire un mouvement. Je restai immobile, le coeur lourd comme du plomb, l'air d'un cadavre, les yeux fixes sur eux. Je la vis lui mettre la main sur l'epaule, et accueillir les baisers de Jim avec autant de faveur que les miens. Puis il la remit a terre. Je reconnus que cette scene avait ete celle de leur separation, car s'ils avaient fait seulement cent pas de plus, ils se seraient trouves a portee d'etre vus des fenetres du haut de la maison. Elle s'eloigna a pas lents, et il resta la pour la suivre des yeux. J'attendis qu'elle fut a quelque distance. Alors je descendis, mais mon saisissement etait tel, que j'etais a peine a une longueur de main de lui quand il passa pres de moi. Il essaya de sourire, et ses yeux rencontrerent les miens. -- Ah! Jock! dit-il, deja sur pied. -- Je vous ai vu, dis-je d'une voix entrecoupee. Ma gorge etait devenue si seche que je parlais du ton d'un homme qui a une angine. -- Ah! vraiment! dit-il. Puis il sifflota un instant. -- Eh bien, sur ma vie, je n'en suis pas fache. Je comptais aller a West Inch aujourd'hui meme, pour m'expliquer avec vous. Mieux vaut qu'il en soit ainsi peut-etre. -- Le bel ami que vous faites! dis-je. -- Allons, voyons, soyez raisonnable, Jock, dit-il en mettant ses mains dans ses poches et se dandinant. Laissez-moi vous dire ou nous en sommes. Regardez-moi dans les yeux et vous verrez que je ne vous mens pas. Voici ce qu'il y a. J'ai deja rencontre Edie... c'est a dire Miss Calder, le matin de mon arrivee, et il y avait certains details qui m'ont fait supposer qu'elle etait libre, et dans cette conviction, j'ai laisse mon esprit se lancer a sa poursuite. Puis vous avez dit qu'elle n'etait pas libre, qu'elle etait votre fiancee, et ce fut le coup le plus dur que j'aie recu depuis longtemps. Cela m'a mis completement hors de moi. J'ai passe des jours a faire des sottises, et c'est par un hasard heureux que je ne suis pas dans la prison de Berwick. Puis, le hasard me l'a fait rencontrer une seconde fois -- sur mon ame, Jock, ce fut pour moi le hasard -- et quand je lui parlai de vous, cette idee la fit rire. C'etaient affaires entre cousin et cousine, disait-elle, mais quant a n'etre pas libre, et a ce que vous fussiez pour elle plus qu'un ami, c'etaient des betises. Ainsi vous le voyez, Jock, je n'etais pas tant a blamer que cela, apres tout, d'autant plus qu'elle m'a promis de vous faire voir par sa conduite envers vous, que vous vous etiez mepris en croyant avoir un droit quelconque sur elle. Vous avez du remarquer qu'elle vous a a peine dit un mot pendant ces deux dernieres semaines. J'eclatai d'un rire amer. -- Hier soir, pas plus tard, fis-je, elle m'a dit que j'etais le seul homme au monde qu'elle pouvait jamais prendre le parti d'aimer. Jim Horscroft me tendit une main cordiale, me la mit sur l'epaule et avanca sa tete pour regarder dans mes yeux. -- Jock Calder, dit-il, je ne vous ai jamais entendu proferer un mensonge. Vous n'etes pas en train de jouer double jeu, n'est-ce pas? Vous etes de bonne foi, maintenant. Entre vous et moi, nous agissons franchement, d'homme a homme? -- C'est la verite de Dieu, dis-je. Il resta a me considerer, la figure contractee, comme celle d'un homme en qui se livre un rude combat interieur. Deux longues minutes se passerent avant qu'il parlat. -- Voyons, Jock, dit il, cette femme la se moque de nous deux. Vous entendez, l'ami, elle se moque de nous deux. Elle vous aime a West Inch, elle m'aime sur la lande, et dans son coeur de diablesse, elle se soucie autant de nous deux que d'une fleur d'ajonc: Serrons-nous la main, mon ami, et envoyons au diable l'infernale coquine. Mais c'etait trop me demander. Au fond du coeur, il m'etait impossible de la maudire, plus impossible encore de rester impassible a ecouter un autre mal parler d'elle. Non, quand meme cet autre eut ete mon plus vieil ami. -- Pas de gros mots, m'ecriai-je. -- Ah! vous me donnez mal au coeur avec vos propos benins. Je l'appelle du nom qu'elle devrait porter. -- Ah! vraiment? dis je en otant mon habit. Attention, Jim Horscroft, si vous dites encore un mot contre elle, je vous le ferai rentrer dans la gorge, fussiez-vous aussi gros que le chateau de Berwick. Il retroussa les manches de son habit jusqu'au coude. Ce fut pour les rabattre lentement. -- Ne faites pas le sot, Jock, dit-il. Soixante quatre livres de poids et cinq pouces de taille, c'est une difference qui ne peut se compenser pour personne au monde. Deux vieux amis qui se prennent corps a corps pour une... Non, je ne le dirai pas. Ah! par le Seigneur, n'a-t-elle pas de l'aplomb pour dix? Je me retournai. Elle etait la, a moins de vingt yards de nous, l'air aussi calme, aussi indifferent que nous paraissions emportes, fievreux. -- J'etais tout pres de la maison, dit-elle, quand je vous ai vus parler avec animation. Aussi je suis revenue sur mes pas pour savoir de quoi il s'agissait. Horscroft fit quelques pas en courant, et la saisit par le poignet. Elle jeta un cri en voyant sa physionomie, mais, il la tira jusqu'a l'endroit ou j'etais reste. -- Eh bien, Jock, voila assez de sottises comme cela, dit-il. La voici, lui demanderons-nous de declarer lequel de nous elle prefere? Elle ne pourra pas nous tricher, maintenant que nous sommes tous deux ici? -- J'y consens, repondis-je. -- Et moi aussi, si elle se prononce en votre faveur, je vous jure que je ne tournerai pas seulement un oeil de son cote. En ferez- vous autant pour moi? -- Oui, je le ferai. -- Eh bien alors, faites attention, vous! Nous voici deux honnetes gens et amis, nous ne nous mentons jamais, et maintenant nous connaissons votre double jeu. Je sais ce que vous avez dit hier soir. Jock sait ce que vous avez dit aujourd'hui. Vous le voyez; maintenant parlez carrement, sans detour. Nous voici devant vous: prononcez-vous une bonne fois pour toutes. Lequel est-ce de Jock ou de moi? Vous croyez peut-etre la demoiselle accablee de confusion. Loin de la, ses yeux brillaient de joie. Je parierais volontiers que jamais de sa vie elle ne fut plus fiere. Pendant qu'elle promenait ses yeux de l'un a l'autre de nous, sa figure eclairee par le froid soleil du matin, elle avait l'air plus charmante que jamais. Jim etait aussi de cet avis, j'en suis sur, car il lacha son poignet, et l'expression de durete de sa physionomie l'adoucit. -- Allons, Edie, lequel sera-ce? -- Sots gamins! s'ecria-t-elle, se chamailler ainsi! Cousin Jock, vous savez combien j'ai d'affection pour vous. -- Eh bien, alors, allez avec lui, dit Horscroft. -- Mais je n'aime que Jim. Il n'y a personne que j'aime autant que Jim. Elle se laissa aller amoureusement vers lui et posa sa joue contre le coeur de Jim. -- Vous voyez, Jock, dit-il en regardant par-dessus l'epaule d'Edie. Je voyais... Je rentrai a West Inch, transforme en un tout autre homme. V -- L'HOMME D'OUTRE-MER Je n'etais point homme a rester assis et geignant pres d'une cruche cassee. Quand il n'y a pas moyen de la raccommoder, le role qui convient a un homme c'est de n'en plus parler. Pendant des semaines j'eus le coeur endolori, et j'avoue qu'il l'est encore un peu, quand j'y pense, apres tant d'annees et un heureux mariage. Mais je me donnai l'air de prendre bravement la chose, et avant tout, je tins la promesse que j'avais faite le jour de la promenade sur la cote. Je fus pour elle un frere, rien de plus. Pourtant il m'arriva plus d'une fois de me sentir dans la necessite de tirer durement sur le mors. Meme alors elle tournait autour de moi, avec ses facons calines, ses histoires que Jim etait bien rude avec elle, et combien elle avait ete heureuse au temps ou j'etais bien dispose pour elle. Il lui fallait parler ainsi: elle avait cela dans le sang, et ne pouvait agir autrement. Mais, presque tout le reste du temps, Jim et elle, etaient fort heureux. Dans tout le pays on disait que le mariage aurait lieu des qu'il serait recu docteur. Alors il viendrait passer quatre nuits par semaine a West Inch avec nous. Mes parents en etaient contents et je faisais de mon mieux pour etre content de mon cote. Il y eut peut-etre un peu de froideur entre lui et moi dans les commencements. Ce n'etait plus de lui a moi cette vieille amitie de camarades d'ecole. Mais plus tard, quand la douleur fut passee, il me semble qu'il avait agi avec franchise, et que je n'avais pas de juste motif pour me plaindre de lui. Nous etions donc restes amis, jusqu'a un certain point. Il avait oublie toute sa colere contre elle. Il eut baise l'empreinte laissee par ses souliers dans la boue. Nous faisions souvent ensemble, lui et moi, de longues promenades. C'est de l'une de ces courses que je me propose de vous parler. Nous avions depasse Brampton House et contourne le bouquet de pins qui abrite contre le vent de mer la maison du Major Elliott. On etait alors au printemps. La saison etait en avance, de sorte qu'a la fin d'avril les arbres etaient deja bien en feuilles. Il faisait aussi chaud qu'en un jour d'ete. Aussi fumes-nous extremement surpris de voir un immense brasier grondant sur la pelouse qui s'etendait devant la porte du Major. Il y avait la la moitie d'un pin, et les flammes jaillissaient jusqu'a la hauteur des fenetres de la chambre a coucher. Jim et moi nous ouvrions de grands yeux, mais nous fumes bien autrement stupefaits de voir le major sortir, un grand pot d'un quart a la main, suivi de sa soeur, vieille dame qui dirigeait son menage, de deux des bonnes, et toute la troupe gambader autour du feu. C'etait un homme tres doux, tranquille, comme on le savait dans tout le pays, et voila qu'il se prenait le role du vieux Nick a la danse du Sabbat, qu'il tournait en clopinant et brandissant sa pinte au-dessus de sa tete. Nous arrivames au pas de course. Il n'en mit que plus d'entrain a l'agiter, quand il nous vit approcher. -- La paix! braillait-il! Hourra! mes enfants, la paix! A ces mots, nous nous mimes aussi a danser et chanter, car depuis si longtemps, que nous en avions perdu le souvenir, on ne parlait que de guerre. On etait excede; l'ombre avait plane si longtemps au-dessus de nous, que nous etions tout etonnes de sentir qu'elle avait disparu. Vraiment c'etait un peu trop fort a croire, mais le major dissipa nos doutes par son dedain. -- Mais oui, mais oui, c'est vrai, s'ecria-t-il en s'arretant, et appuyant la main sur son cote. Les Allies ont occupe Paris. Boney a jete le manche apres la cognee, et tous ses hommes jurent fidelite a Louis XVIII. -- Et l'Empereur? demandai je, est-ce qu'on l'epargnera? -- Il est question de l'envoyer a l'ile d'Elbe, ou il sera hors d'etat de nuire. Mais ses officiers! Il en est qui ne s'en tireront pas a aussi bon compte. Il a ete commis pendant ces derniers vingt ans des actes qui n'ont point ete oublies, et il y a encore quelques vieux comptes a regler. Mais c'est la Paix! la Paix. Et il se remit a ses gambades, le pot en main, autour de son feu de joie. Nous passames quelques instants avec le major. Puis nous descendimes, Jim et moi, vers la plage, en causant de cette grande nouvelle et de ce qui s'en suivrait. Il savait peu de choses. Moi je ne savais presque rien; mais nous ajustames tout cela, nous dimes que les prix de toutes choses baisseraient, que nos braves gaillards reviendraient au pays, que les navires iraient ou ils voudraient en securite, que nous demolirions tous les signaux de feu etablis sur la cote, car desormais nul ennemi n'etait a craindre. Tout en causant, nous nous promenions sur le sable blanc et ferme, et nous regardions l'antique Mer du Nord. Et Jim, qui allait a grands pas pres de moi, si plein de sante et d'ardeur, il ne se doutait guere qu'a ce moment meme il avait atteint le point culminant de son existence, et que desormais il ne cesserait de descendre la pente. Il flottait sur la mer une legere buee, car les premieres heures de la matinee avaient ete tres brumeuses et le soleil n'avait pas tout dissipe. Comme nos regards se portaient vers la mer, nous vimes tout a coup emerger du brouillard la voile d'un petit bateau, qui arrivait du cote de la terre en se balancant. Un seul homme etait assis a la manoeuvre, et le bateau louvoyait comme si l'homme avait de la peine a se decider pour atterrir sur la plage ou s'eloigner. A la fin, comme si notre presence lui eut fait prendre son parti, il piqua droit vers nous, et sa quille se froissa contra les galets, juste a nos pieds. Il laissa tomber sa voile, sauta dehors, et traina l'avant sur la plage. -- Grande Bretagne, je crois? dit-il en faisant promptement demi- tour pour s'adresser a nous. C'etait un homme de taille un peu au-dessus de la moyenne, mais d'une maigreur excessive. Il avait les yeux percants, tres rapproches, entre lesquels se dressait un nez long et tranchant, au-dessus d'un buisson de moustache brune aussi raide, aussi dure que celle d'un chat. Il etait vetu fort convenablement, d'un costume brun a boutons de cuivre, et chausse de grandes bottes que l'eau de mer avait durcies et rendues fort rugueuses. Il avait la figure et les mains d'un teint si fonce qu'on aurait pu le prendre pour un Espagnol, mais quand il leva son chapeau pour nous saluer, nous vimes que son front etait tres blanc et que la nuance si foncee de son teint n'etait que superficielle. Il nous regarda alternativement et dans ses yeux gris il y avait un je ne sais quoi que je n'avais jamais vu jusqu'alors. La question ainsi faite etait facile a comprendre, mais on eut dit qu'il y avait derriere elle une menace, on eut dit qu'il comptait sur la reponse comme sur une obligation et non comme sur une faveur. -- Grande Bretagne? demanda-t-il encore, en frappant vivement de sa botte sur les galets. -- Oui, dis-je, pendant que Jim eclatait de rire. -- Angleterre? Ecosse? -- Ecosse, mais c'est l'Angleterre de l'autre cote de ces arbres, la-bas. -- Bon, je sais ou je suis, maintenant! Je me suis trouve dans le brouillard sans boussole pendant pres de trois jours, et je ne m'attendais plus a revoir la terre. Il parlait l'anglais tres couramment, mais de temps a autre avec des tournures etranges de phrases -- Alors d'ou venez-vous? demanda Jim. -- J'etais dans un navire qui a fait naufrage, dit-il brievement. Quelle est cette ville, par la-bas? -- C'est Berwick. -- Ah! tres bien! Il faut que je reprenne des forces avant d'aller plus loin. Il se tourna vers le bateau, mais en faisant ce mouvement, il vacilla fortement, et il serait tombe s'il n'avait pas saisi la proue. Il s'y assit, regarda autour de lui, la figure fort rouge, et les yeux flambants comme ceux d'une bete sauvage. -- _Voltigeurs de la garde_! cria-t-il d'une voix qui avait la sonorite d'un coup de clairon, puis de nouveau... Voltigeurs de la garde! Il agita son chapeau au-dessus de sa tete, et brusquement, la tete en avant, il s'abattit, tout recroqueville, en un tas brun, sur le sable. Jim Horscroft et moi, nous restions la stupefaits a nous regarder. L'arrivee de cet homme avait ete si etrange, ainsi que ses questions, et ce brusque incident! Nous le primes chacun par une epaule et l'etendimes sur le dos. Il etait ainsi allonge, avec son nez proeminent, sa moustache de chat, mais les levres exsangues, la respiration si faible, qu'elle eut a peine agite une plume. -- Il se meurt, Jim, m'ecriai je. -- Oui, il meurt de faim et de soif; il n'y a pas une miette de pain dans le bateau. Peut-etre y a-t-il quelque chose dans le sac? Il s'elanca et rapporta un sac noir en cuir. Avec un grand manteau bleu, c'etait les seuls objets qui se trouvassent dans le bateau. Le sac etait ferme, mais Jim l'ouvra en un instant; il etait a moitie plein de pieces d'or. Ni lui ni moi nous n'en avions jamais vu autant, non, pas meme la dixieme partie. Il devait y en avoir des centaines; c'etaient des souverains anglais tout brillants, tout neuf. A vrai dire, cette vue nous avait si fortement interesses que nous ne songions plus du tout a leur possesseur jusqu'au moment ou il nous rappela pres de lui par une plainte. Il avait les levres plus bleues que jamais. Sa machoire inferieure retombait, ce qui me permit de voir sa bouche ouverte et ses rangees de dents blanches comme les dents de loup. -- Mon dieu! il passe! cria Jim. Par ici, Jock, courez au ruisseau, et rapportez de l'eau dans votre chapeau. Vite, l'ami, ou il est perdu. En attendant, je defais ses vetements. Je partis en courant, et je revins au bout d'une minute, rapportant autant d'eau qu'il pouvait en tenir dans mon Glengarry. Jim avait deboutonne l'habit et la chemise de l'homme. Nous repandimes de l'eau sur lui et nous en fimes penetrer quelques gouttes entre les levres. Cela produisit un bon effet, car apres deux ou trois fortes inspirations, il se mit sur son seant et se frotta lentement les yeux, comme un homme qui sort d'un sommeil profond. Mais, a ce moment-la, ce n'etait point sa figure que Jim et moi nous considerions; c'etait sa poitrine decouverte. On y voyait deux enfoncements profonds et rouges, l'un juste au- dessous de la clavicule et l'autre a peu pres au milieu du cote droit. La peau de son corps etait extremement blanche jusqu'a la ligne brune du cou. Aussi les trous fronces et rouges n'en apparaissaient-ils que plus nettement sur la teinte generale. D'en haut je pus voir qu'il y avait une depression correspondante dans la dos a un endroit, mais qu'il n'y en avait point pour l'autre. Si depourvu d'experience que je fusse, je pouvais dire ce que cela signifiait. Deux balles avaient penetre dans sa poitrine. L'une d'elles l'avait traversee; l'autre y etait restee. Mais il se mit debout brusquement, tout en chancelant, et rabattit sa chemise d'un air soupconneux. -- Qu'est-ce que j'ai fait? dit-il. Ai-je perdu la tete? Ne faites pas attention a ce que j'ai pu dire. Est-ce que j'ai crie? -- Vous avez crie au moment meme ou vous etes tombe. -- Qu'est-ce que j'ai crie? Je le lui repetai, quoique ce fussent des mots a peu pres depourvus de toute signification pour moi. Il nous regarda fixement l'un apres l'autre, puis haussa les epaules: -- Ca fait partie d'une chanson, dit-il. Bon! Je me pose cette question: que vais-je faire a present? Je ne me serais pas cru si faible. Ou etes-vous alles prendre cette eau? Je lui montrai le ruisseau, vers lequel il se dirigea d'un pas incertain. La il s'etendit sur le ventre et se mit a boire, si longtemps que je crus qu'il n'en finirait pas. Son long cou plisse se tendait comme celui d'un cheval, et il faisait a chaque gorgee un fort bruit de lapement avec ses levres. Enfin, il se leva en poussant un grand soupir, et essuya sa moustache avec sa manche. -- Cela va mieux, dit-il. Avez-vous quelque chose a manger? J'avais mis dans ma poche, avant de partir, deux morceaux de galette. Il se les fourra dans la bouche et il les avala. Puis, il sortit les epaules, fit bomber sa poitrine, et se caressa les cotes de la paume de sa main. -- Je suis sur que je vous dois beaucoup, dit-il. Vous avez ete tres bons pour un inconnu. Mais je vois que vous avez eu l'occasion d'ouvrir ma sacoche. -- Nous comptions y trouver du vin ou de l'eau-de-vie, quand vous avez perdu connaissance. -- Ah! je n'ai pas grand-chose la dedans, tout au plus... comment dites-vous cela?... quelques economies. Ce n'est pas une grosse somme, mais il faudra que j'en vive tranquillement jusqu'a ce que je trouve quelque chose a faire. D'ailleurs il me semble qu'on pourrait vivre ici assez tranquillement. Il m'aurait ete impossible de tomber sur un pays plus paisible, ou il n'y a peut- etre pas l'ombre d'un _gendarme_ a cette distance de la ville. -- Vous ne nous avez pas encore dit qui vous etes, d'ou vous venez, ni ce que vous avez ete, dit Jim d'un ton rebarbatif. L'etranger le toisa des pieds a la tete, d'un air connaisseur. -- Ma parole, dit-il, mais vous feriez un grenadier pour une compagnie de flanc. Quant aux questions que vous me faites, j'aurais le droit de m'en facher, s'il s'agissait de tout autre que vous, mais vous avez le droit d'etre renseigne, apres m'avoir traite avec tant de courtoises. Je me nomme Bonaventure de Lapp. Je suis soldat et voyageur de profession, et je viens de Dunkerque; ainsi que vous pouvez le voir en grosses lettres sur le bateau. -- Je croyais que vous aviez fait naufrage, dis-je. Mais il me lanca ce regard direct qui decele l'honnete homme. -- C'est vrai, mais le navire etait de Dunkerque, et ce bateau est une de ses chaloupes. L'equipage est parti sur le grand canot, et le navire a coule si rapidement que je n'ai eu le temps de rien embarquer. C'etait lundi. -- Et nous voici au jeudi! Vous etes reste trois jours sans aliments ni boissons? -- C'est trop long, dit-il. Deja je me suis trouve en pareille situation, mais jamais si longtemps que cela. Eh bien, je vais laisser mon bateau ici et aller voir si je peux trouver un logement dans quelqu'une de ces maisonnettes grises, sur la pente de la cote. Qu'est-ce que ce grand feu qui flambe par la-bas? -- C'est chez un de nos voisins qui a servi contre les Francais: Il se rejouit parce que la paix a ete conclue. -- Ah! vous avez un voisin qui a servi! J'en suis content, car de mon cote j'ai fait un peu la guerre ici et la. Il n'avait point l'air content, car il avait fronce ses sourcils tres bas sur ses yeux percants. -- Vous etes Francais, n'est-ce pas? demandai-je pendant que nous descendions ensemble. Il tenait a la main sa sacoche noire et avait jete sur son epaule son grand manteau bleu. -- Ah! je suis Alsacien, dit-il, et vous savez que les Alsaciens sont plus Allemands que Francais. Pour moi, j'ai ete dans tant de pays que je me trouve chez moi n'importe ou. J'ai ete grand voyageur. Et ou pensez-vous que je pourrais trouver un logement? Il me serait bien difficile de dire, maintenant, en jetant les yeux par-dessus ce grand intervalle de trente-cinq ans qui s'est ecoule depuis lors, quelle impression avait faite sur moi ce singulier personnage. Il m'avait inspire, je crois, de la defiance, et pourtant il exercait sur moi de la fascination. Il y avait, en effet, dans son port, dans son air, dans toutes ses facons de s'exprimer, je ne sais quoi qui differait entierement de tout ce que j'avais vu jusqu'alors. Jim Horscroft etait un bel homme, et le Major Elliott un homme brave, mais il manquait a tous deux quelque chose que possedait cet inconnu: c'etait ce coup d'oeil alerte et vif, cet eclat des yeux, cette distinction indefinissable a decrire. Puis, nous l'avions sauve alors qu'il gisait, respirant a peine, sur les galets, et on a toujours le coeur tendre envers un homme a qui l'on a rendu service. -- Si vous voulez venir avec moi, dis-je, je suis a peu pres sur de vous trouver un lit pour une nuit ou deux. Pendant ce temps-la, vous serez mieux en mesure de faire vos arrangements. Il ota son chapeau et s'inclina avec toute la grace imaginable. Mais Jim Horscroft me tira par la manche, et m'entraina a l'ecart. -- Vous etes fou, Jock, me dit-il tout bas. Cet individu n'est qu'un aventurier ordinaire. Qu'est-ce qui vous prend de vouloir vous meler de ses affaires? Mais j'etais l'etre le plus obstine qu'ait jamais chausse une paire de bottes, et la plus sure facon de me faire aller en avant, c'etait de me tirer en arriere. -- C'est un etranger, dis-je, et notre devoir est de veiller sur lui, dis-je. -- Vous en serez fache, dit-il. -- Cela se peut. -- Si cela ne vous fait rien, au moins vous pourriez penser a votre cousine Edie. -- Edie est parfaitement capable de se garder elle-meme. -- Eh bien alors, que le diable vous emporte, et faites comme il vous plaira! s'ecria-t-il en un de ses brusques acces de colere. Et sans ajouter un mot, pour prendre conge de l'un ou de l'autre de nous, il fit demi-tour, et partit par le sentier qui montait du cote de la maison de son pere. Bonaventure de Lapp me regarda en souriant, pendant que nous descendions ensemble. -- Je crois bien que je ne lui ai guere plu, dit-il. Je vois tres bien qu'il vous a cherche querelle parce que vous m'emmenez chez vous. Qu'est-ce qu'il pense de moi? Est-ce qu'il se figure par hasard que j'ai vole l'or que j'ai dans ma sacoche, ou bien, qu'est-ce qu'il craint? -- Peuh! dis-je, je n'en sais rien et cela m'est egal. Pas un etranger ne passera notre porte sans avoir du pain et un lit. VI -- UN AIGLE SANS ASILE Mon pere me parut etre presque de l'avis de Jim Horscroft, car il ne montra pas un empressement extreme a l'egard de ce nouvel hote; il le toisa du haut en bas d'un air tres interrogateur. Il lui servit cependant une assiette de harengs au vinaigre, et je remarquai qu'il lui jeta un regard encore plus de travers en voyant mon compagnon en manger neuf. Notre ration se reduisait toujours a deux. Lorsque Bonaventure de Lapp eut fini, ses yeux se fermerent d'eux-memes, car je crois bien que pendant ces trois jours, il n'avait pas plus dormi qu'il n'avait mange. C'etait une bien pauvre chambre que celle ou je le conduisis, mais il se jeta sur le lit, s'enveloppa de son grand manteau et s'endormit aussitot. Il avait un ronflement puissant et sonore, et comme ma chambre etait contigue a la sienne, j'eus lieu de me rappeler que nous avions un hote sous notre toit. Le lendemain matin, quand je descendis, je m'apercus qu'il m'avait devance, car il etait assis en face de mon pere a la table de l'embrasure de la fenetre, dans la cuisine, leurs tetes se touchant presque, et il y avait entre eux un petit rouleau de pieces d'or. A mon entree, mon pere leva sur moi des yeux ou je vis un eclair d'avidite que je n'y avais jamais remarque jusqu'alors. Il empoigna l'argent d'un mouvement d'avare, et l'empocha aussitot. -- Tres bien, monsieur, la chambre est a vous, et vous paierez toujours d'avance le trois du mois. -- Ah! voici mon premier ami, s'ecria de Lapp en me tendant la main et m'adressant un sourire assez bienveillant, sans doute, mais ou il y avait cette nuance d'air protecteur qu'on a quand on sourit a son chien. " Me voila tout a fait remis a present, grace a mon excellent souper et au repos d'une bonne nuit, reprit-il. Ah! c'est la faim qui ote a l'homme toute energie. Cela d'abord, le froid ensuite. -- Oui, c'est vrai, dit mon pere, je me suis trouve sur la lande dans une tempete de neige pendant trente-six heures, et je sais ce que c'est. -- J'ai vu jadis mourir de faim trois mille hommes, dit de Lapp en approchant ses mains du feu. De jour en jour ils maigrissaient et devenaient plus semblables a des singes, et ils venaient presque sur les bords des pontons ou nous les gardions; ils hurlaient de rage et de douleur. " Les premiers jours, leurs hurlements s'entendaient dans toute la ville, mais au bout d'une semaine, nos sentinelles de la rive les entendaient a peine, tant ils s'etaient affaiblis. -- Et ils moururent? m'ecriai-je. -- Ils resisterent pendant tres longtemps. C'etaient des grenadiers autrichiens du corps de Starowitz, de grands beaux hommes, aussi gros que votre ami d'hier. Mais quand la ville se rendit, il n'en restait plus que quatre cent, et un homme pouvait en soulever trois a la fois, comme si c'etaient de petits singes. Cela faisait pitie. Ah! mon ami, voudrez-vous me presenter a Madame et a Mademoiselle? C'etaient ma mere et Edie, qui venaient d'entrer dans la cuisine. Il ne les avait pas vues la veille, mais cette fois-ci, j'eus toutes les peines du monde a garder mon serieux, car au lieu de leur faire, en guise de salut, un simple signe de tete a la mode ecossaise, il courba son dos comme une truite qui va sauter, il avanca le pied par une glissade et mit la main sur son coeur de l'air le plus drole. Ma mere ouvrait de grands yeux, croyant qu'il se moquait d'elle, mais Edie se montra aussitot enchantee. On eut dit que c'etait un jeu pour elle, et elle se mit a faire une reverence, mais une reverence si profonde, que je la crus un instant sur le point de tomber et de s'asseoir bel et bien au milieu de la cuisine. Mais non, elle se redressa aussi legerement qu'un rembourrage qui fait ressort. Nous approchames tous nos chaises et l'on fit honneur aux galettes servies avec le lait et la bouillie. Il avait une merveilleuse maniere de se conduire avec les femmes, ce gaillard-la. Si moi, ou bien Jim Horscroft, nous avions fait comme lui, nous aurions eu l'air de faire les imbeciles, et les filles nous auraient eclate de rire au nez, mais pour lui, cela allait si bien avec son genre de physionomie et de langage qu'on en venait enfin a trouver cela tout naturel. En effet, quand il s'adressait a ma mere, ou a la cousine Edie -- et pour cela il ne se faisait jamais prier -- il ne le faisait jamais sans s'etre incline, sans prendre un air a faire croire qu'elles lui faisaient grand honneur rien qu'en ecoutant ce qu'il avait a dire; et lorsqu'elles repondaient, on eut cru, a voir sa physionomie, que leurs paroles etaient precieuses et dignes d'etre conservees a tout jamais. Et pourtant, meme quand il s'abaissait devant les femmes, il gardait toujours au fond des yeux je ne sais quoi de fier comme pour donner a entendre que c'etait pour elles seules qu'il se faisait aussi doux, mais qu'a l'occasion, il savait faire preuve d'assez de raideur. Pour ma mere, c'etait merveille de voir combien elle s'adoucit a son egard. En une demi-heure, elle le mit au fait de toutes nos affaires, lui parla de son oncle a elle, qui etait chirurgien a Carlisle, et le plus grand personnage de la famille, de son cote. Elle lui raconta la mort de mon frere Rob, evenement que je ne l'avais jamais entendu dire a ame qui vive -- et alors on eut cru que de Lapp allait verser des larmes a cette occasion -- lui qui venait justement de nous dire, qu'il avait vu trois mille hommes mourir de faim. Quant a Edie, elle ne causait pas beaucoup, mais elle lancait incessamment de petits coups d'oeil a notre hote, et une fois ou deux, il la regarda tres fixement. Apres le dejeuner, quand il fut rentre dans sa chambre, mon pere tira de sa poche huit pieces d'or d'une guinee et les etala sur la table. -- Qu'est-ce que vous dites de cela, Marthe? fit-il. -- Eh bien, c'est que vous aurez vendu deux beliers noirs, voila tout. -- Non, c'est un mois de paiement pour la nourriture et le logement de l'ami de Jock, et il en rentrera autant toutes les quatre semaines. Mais, en entendant cela, ma mere hocha la tete. -- Deux livres par semaine, c'est beaucoup trop, dit-elle, et ce n'est pas alors que le pauvre gentleman est dans le malheur que nous devons lui faire payer ce prix pour un peu de nourriture. -- Ta! ta! s'ecria mon pere, il peut tres bien le faire sans se gener. Il a une sacoche pleine d'or. En outre, c'est le prix qu'il a offert lui-meme. -- Cet argent-la ne portera pas bonheur, dit-elle. -- Eh! Eh! ma femme, vous aurait-il mis la tete a l'envers avec ses facons d'etranger? -- Oui, il serait bon que les maris ecossais eussent quelque peu de ses manieres prevenantes, dit-elle. C'etait la premiere fois de ma vie que je l'entendis riposter a mon pere. De Lapp ne tarda pas a descendre et me demanda si je voulais sortir avec lui. Lorsque nous fumes au soleil, il tira de sa poche une petite croix faite en pierres rouges, la chose la plus charmante que j'eusse encore vue. -- Ce sont des rubis, dit-il, et j'ai eu cela a Tolede, en Espagne. Il y en avait deux mais j'ai donne l'autre a une jeune fille de Lithuanie. Je vous prie d'accepter celle-ci en souvenir de la grande bonte que vous avez eue hier pour moi. Vous en ferez faire une epingle de cravate. Je ne pus faire autrement que de le remercier de ce present, qui valait plus que tout ce que j'avais possede en ma vie. -- Je pars pour aller compter les agneaux sur le paturage d'en haut, lui dis-je. Peut-etre vous plairait-il de venir avec moi et de voir un peu le pays. Il eut un instant d'hesitation, puis il secoua la tete. -- J'ai, dit-il, quelques lettres a ecrire le plus tot possible. Je compte passer la matinee chez moi pour m'acquitter de cette tache. Pendant toute la matinee, j'allai et je vins sur les hauteurs; et, comme vous le croirez sans peine, je n'eus l'esprit occupe que de cet etranger que le hasard avait jete a notre porte. Ou avait-il appris ces manieres, cet air de commandement, cet eclat hautain et menacant du regard? Et ces aventures, auxquelles il faisait allusion d'un air si detache, quelle etonnante existence que celle ou elles avaient trouve place? Il avait ete bon pour nous, il avait use d'un langage plein d'amabilites et malgre tout je n'arrivais pas a chasser entierement la defiance que j'avais eprouvee a son egard. Peut-etre, apres tout, Jim Horscroft avait-il raison, peut-etre avais je eu tort de l'introduire a West Inch. Quand je rentrai, il avait l'air d'etre ne et d'avoir vecu dans la ferme. Il etait assis dans ce vaste fauteuil aux bras de bois qui occupe le coin de la cheminee, et il avait le chat noir sur ses genoux. Il tenait les bras etendus, et d'une main a l'autre allait un echeveau de laine a tricoter dont ma mere faisait un peloton. La cousine Edie etait assise tout pres et, en voyant ses yeux, je m'apercus qu'elle avait pleure. -- Eh bien, Edie, lui dis-je, qu'est-ce qui vous chagrine? -- Ah! Mademoiselle a le coeur tendre, comme toutes les vraies et honnetes femmes, dit-il. Je n'aurais pas cru que la chose put l'emouvoir a ce point. Autrement, je n'en aurais point parle. Je contais les souffrances de quelques troupes qui avaient a traverser pendant l'hiver les montagnes de la Guadarama, et dont je sais quelque chose. Il est bien etrange de voir le vent emporter des hommes par-dessus le bord des precipices, mais le sol etait bien glissant, et il n'y avait rien a quoi ils pussent se retenir. Les compagnies entrecroiserent leurs bras, et cela alla mieux de cette facon, mais la main d'un artilleur resta dans la mienne, comme je la prenais. Elle etait gangrenee par le froid depuis trois jours. Je restais a ecouter bouche beante. " Et les vieux grenadiers, eux aussi, comme ils n'avaient plus leur ardeur d'autrefois, ils avaient peine a resister. Et pourtant, s'ils restaient en arriere, les paysans les prenaient, les clouaient a la porte de leurs granges, les pieds en haut, et allumaient du feu sous leur tete. C'etait pitie de voir ainsi perir ces braves vieux soldats. Aussi quand ils ne pouvaient plus avancer, c'etait interessant de voir comment ils s'y prenaient: ils s'arretaient, faisaient leur priere, assis sur une vieille selle, ou sur leur havresac, otaient leurs bottes et leurs bas et appuyaient leur menton sur le bout de leur fusil. Puis ils mettaient leur gros orteil sur la detente, et _pouf_! c'etait fini: plus de marches pour ces beaux vieux grenadiers. Oh! l'on a eu une rude besogne par la-bas sur ces montagnes de Guadarama. -- Et quelle armee, etait-ce? demandai-je. -- Oh! j'ai ete dans tant d'armees que je m'y embrouille quelquefois. Oui, j'ai beaucoup vu la guerre. A propos, j'ai vu vos Ecossais se battre, et ils font de rudes fantassins, mais je croyais d'apres cela que tout le monde ici portait des ... comment appelez-vous cela... des jupons? -- Ce sont des Kilts et cela ne se porte que dans les Highlands. -- Ah! dans les montagnes. Mais voici la-bas, dehors, un homme. Peut-etre est-ce celui qui se chargerait de porter mes lettres a la poste, a ce qu'a dit votre pere. -- Oui, c'est le garcon du fermier Whitehead. Voulez-vous que je les lui donne? -- Oui, il en prendrait plus de soin s'il les recevait de votre main. Il les tira de sa poche et me les remit. Je sortis aussitot avec ces lettres et chemin faisant mes regards tomberent sur l'adresse que portait l'une d'elles. Il y avait en tres grosse et tres belle ecriture: " A sa Majeste " Le roi de Suede " Stockholm " Je ne savais pas beaucoup de francais, assez toutefois pour comprendre cela. Quel etait donc cette sorte d'aigle qui etait venu se poser dans notre humble petit nid? VII -- LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR Ce serait un ennui pour moi, et aussi, j'en suis tres certain, un ennui pour vous, si j'entreprenais de vous raconter le menu de notre existence depuis le jour ou cet homme vint sous notre toit, ou de quelle facon il en vint a gagner peu a peu notre affection a tous. Avec les femmes, ce ne fut pas une tache bien longue, mais il ne tarda pas a degeler mon pere lui-meme, chose qui n'etait pas des plus aisees. Il avait meme fait la conquete de Jim Horscroft aussi bien que la mienne. A vrai dire, nous n'etions guere, a cote de lui, que deux grands enfants, car il etait alle partout, il avait tout vu, et quand il avait passe une soiree a jaser, en son anglais boiteux, il nous avait emportes bien loin de notre simple cuisine, de notre maisonnette rustique pour nous jeter au milieu des cours, des camps, des champs de bataille, de toutes les merveilles du monde. Horscroft avait d'abord ete assez maussade avec lui, mais de Lapp, par son tact, par l'aisance de ses manieres, l'avait bientot seduit, avait entierement conquis son coeur, si bien que voila Jim assis, tenant dans sa main, la main de la cousine Edie, et tous deux perdus dans l'interet qu'ils prenaient a ecouter tous les recits qu'il nous faisait. Je ne vais pas vous conter tout cela, mais aujourd'hui encore, apres un si long intervalle, je pourrais vous dire comment, d'une semaine, d'un mois a l'autre, par telle ou telle parole, telle ou telle action, il arriva a nous rendre tels qu'il voulait. Un de ses premiers actes fut de donner a mon pere le canot dans lequel il etait venu, en ne se reservant que le droit de le reprendre s'il venait a en avoir besoin. Les harengs vinrent fort pres de la cote cette annee-la, et avant sa mort mon oncle nous avait donne un bel assortiment de filets, de sorte que ce present nous rapporta bon nombre de livres. Quelquefois, de Lapp s'y embarquait seul, et je l'ai vu pendant tout un ete ramant lentement, s'arretant tous les cinq ou six coups de rame, pour jeter une pierre attachee au bout d'une corde. Je ne compris rien a sa conduite jusqu'au jour ou il me l'expliqua de son propre gre. -- J'aime a etudier tout ce qui a du rapport aux choses de la guerre, dit-il, et je n'en laisse jamais echapper une occasion. Je me demandais s'il serait difficile a un commandant de corps d'armee d'operer un debarquement ici. -- Si le vent ne venait pas de l'Est, dis-je. -- Oui, s'est bien cela, si le vent ne venait pas de l'Est. Avez- vous pris des sondages ici? -- Non. -- Votre ligne de vaisseaux de guerre serait forcee de se tenir au large, mais il y a ici assez d'eau pour qu'une fregate de quarante canons puisse approcher jusqu'a portee de fusil. Bondez vos canots de tirailleurs, deployez-les derriere ces dunes de sable, puis soutenez-les en en lancant encore d'autres, lancez des fregates une pluie de mitraille par-dessus leurs tetes. Cela pourrait se faire! Cela pourrait se faire. Ses moustaches raides comme celles d'un chat se herisserent plus que jamais, et je pus voir a l'eclat de son regard qu'il etait emporte par ses reves. -- Vous oubliez que nos soldats seraient sur la plage, dis-je avec indignation. -- Ta! Ta! Ta! s'ecria-t-il, naturellement pour une bataille, il faut etre deux. Voyons maintenant, raisonnons la chose. Combien d'hommes pouvez-vous mettre en ligne? Dirons-nous vingt mille, trente mille? Quelques regiments de bonnes troupes, le reste! Peuh! Des conscrits, des bourgeois armes. Comment appelez-vous ca? Des volontaires? -- Des gens courageux, criai je. -- Oh oui, tres braves, mais des imbeciles. Ah! mon Dieu! on ne saurait dire a quel point ils seraient imbeciles. Non pas eux seulement, mais toutes les jeunes troupes. Elles ont tellement peur d'avoir peur, qu'elles ne prendraient aucune precaution. Ah! j'ai vu cela. En Espagne, j'ai vu un bataillon de conscrits attaquer une batterie de dix pieces: il fallait voir comme ils avancaient bravement, si bien que de l'endroit, ou je me trouvais, la montee avait l'air... comment appelez-vous cela en anglais?... avait l'air d'une tarte aux framboises. Et notre beau bataillon de conscrits, qu'etait-il devenu? Puis un autre bataillon de jeunes troupes tenta l'assaut. Ils partirent au pas de course, criant, hurlant, tous ensemble, mais que peuvent faire des cris contre une decharge de mitraille? Aussi voila votre second bataillon etendu sur la pente. Alors ce sont les chasseurs a pied de la garde, de vieux soldats, a qui l'on dit de prendre la batterie: a les voir marcher, ce n'etait guere captivant, pas de colonne, pas de cris, personne de tue. Tout juste une ligne de tirailleurs dissemines, avec des pelotons de soutien, mais au bout de dix minutes, les batteries etait reduites au silence; et les artilleurs espagnols tailles en pieces: La guerre, mon jeune ami, c'est une chose qui s'apprend, tout comme l'elevage des moutons. -- Peuh! dis-je, pour ne pas me taire devant un etranger; si nous avions trente mille hommes sur la crete de cette hauteur la-bas, vous en viendriez a etre fort heureux d'avoir vos bateaux derriere vous. -- Sur la crete de la hauteur? dit-il en promenant rapidement ses regards sur la crete. Oui, si votre homme connaissait son affaire; il aurait sa gauche appuyee a votre maison, son centre a Corriemuir, et sa droite par la, vers la maison du docteur, avec une forte ligne de tirailleurs en avant. Naturellement sa cavalerie manoeuvrerait pour nous couper des que nous serions deployes sur la plage. Mais qu'il nous laisse seulement nous former, et nous saurons bientot ce que nous avons a faire. Voila le point faible, c'est le defile ici: je le balaierais avec mes canons. J'y engagerais ma cavalerie. Je pousserais l'infanterie en avant en fortes colonnes, et cette aile-ci se trouverait en l'air: Eh Jock, vos volontaires, ou seraient-ils? -- Sur les talons de votre dernier homme, dis-je. Et nous partimes tous deux de cet eclat de rire cordial par lequel finissaient d'ordinaire ces sortes de discussions. Parfois, lorsqu'il parlait ainsi, je croyais qu'il plaisantait. En d'autres moments, il n'etait pas aussi facile de l'admettre. Je me souviens tres bien qu'un soir de cet ete-la, comme nous etions assis a la cuisine, lui, mon pere, Jim, et moi, et que les femmes etaient allees se coucher, il se mit a parler de l'Ecosse et de ses rapports avec l'Angleterre. -- Jadis vous aviez votre roi a vous, et vos lois se faisaient a Edimbourg, dit-il. Ne vous sentez-vous pas pleins de rage, et de desespoir, a la pensee que tout cela vient de Londres. Jim ota sa pipe de sa bouche. -- C'est nous qui avons impose notre roi a l'Angleterre, et si quelqu'un devait enrager, ce seraient ceux de la-bas. Evidemment l'etranger ignorait ce detail. Cela lui imposa silence un instant. -- Oui, mais vos lois sont faites la-bas, dit-il enfin, et assurement ce n'est pas avantageux. -- Non. Il serait bon qu'on remit un Parlement a Edimbourg, dit mon pere, mais les moutons me donnent tant d'occupation que je n'ai guere le loisir de penser a ces choses-la. -- C'est aux beaux jeunes gens comme vous que revient le devoir d'y penser, dit de Lapp. Quand un pays est opprime, ce sont ses jeunes gens qui doivent le venger. -- Oui, les Anglais en veulent trop pour eux, quelquefois, dit Jim. -- Eh bien, s'il y a beaucoup de gens qui partagent cette maniere de voir, pourquoi n'en formerions-nous pas des bataillons, afin de marcher sur Londres s'ecria de Lapp. -- Cela ferait une belle partie de campagne, dis-je en riant, mais qui nous conduirait? Il se redressa, fit la reverence, en posant la main sur son coeur, de sa bizarre facon. -- Si vous vouliez bien me faire cet honneur, s'ecria-t-il. Puis nous voyant tous rire, il se mit a rire aussi, mais je suis convaincu qu'il n'avait pas voulu plaisanter le moins du monde. Je n'arrivai jamais a me faire quelque idee de son age, et Jim Horscroft n'y reussit pas mieux. Parfois nous le prenions pour un vieux qui avait l'air jeune, parfois au contraire pour un jeune qui avait l'air vieillot. Sa chevelure brune, raide, coupee court, n'avait nul besoin d'etre coupee ras au sommet de la tete, ou elle se rarefiait pour finir en une courbe polie. Sa peau etait sillonnee de mille rides tres fines, qui s'entrelacaient, formaient un reseau; elle etait, comme je l'ai dit, toute recuite par le soleil. Mais il etait agile comme un adolescent, souple et dur comme de la baleine, passait tout un jour a parcourir la montagne ou a ramer sur la mer sans mouiller un cheveu. Tout bien considere, nous jugeames qu'il devait avoir quarante ou quarante-cinq ans, bien qu'il fut malaise de comprendre comment il avait pu voir tant de choses a une telle periode de la vie. Mais un jour on se mit a parler d'age, et alors il nous fit une surprise. Je venais de dire que j'avais juste vingt ans et Jim qu'il en avait vingt-sept. -- Alors je suis le plus age de nous trois, dit de Lapp. Nous partimes d'un eclat de rire, car, a notre compte, il aurait parfaitement pu etre notre pere. -- Mais pas de beaucoup, dit-il en relevant le sourcil, j'ai eu vingt-neuf ans en decembre. Cette assertion, plus encore que ses propos, nous fit comprendre quelle existence extraordinaire avait ete la sienne. Il vit notre etonnement et s'en amusa. -- J'ai vecu! j'ai vecu! s'ecria-t-il. J'ai employe mes jours et mes nuits; je n'avais que quatorze ans, que je commandais une compagnie dans une bataille ou cinq nations prenaient part. J'ai fait palir un roi aux mots que je lui ai chuchotes a l'oreille, alors que j'avais vingt ans. J'ai contribue a refaire un royaume et a mettre un nouveau roi sur un grand trone l'annee meme ou je suis devenu majeur. Mon Dieu, j'ai vecu ma vie. Ce fut la ce que j'appris de plus precis, d'apres ses dires, sur son passe. Lorsque nous voulions en savoir plus long de lui, il se bornait a hocher la tete ou a rire. Dans de certains moments, nous pensions qu'il n'etait qu'un adroit imposteur, car pourquoi un homme qui avait tant d'influence et de talents serait-il venu perdre son temps dans le comte de Berwick? Mais un jour, survint un incident bien fait pour nous prouver que sa vie avait en effet un passe tres rempli. Comme vous vous en souvenez sans doute, nous avions pour tres proche voisin un vieil officier de la guerre d'Espagne, le meme qui avait danse autour du feu de joie avec sa soeur et les deux bonnes. Il s'etait rendu a Londres pour quelque affaire relative a sa pension et a son indemnite de blessure, et avec quelque espoir qu'on lui trouverait un emploi, de sorte qu'il ne revint que vers la fin de l'automne. Des les premiers jours de son retour, il descendit pour nous rendre visite, et alors ses yeux se porterent pour la premiere fois sur de Lapp. Jamais de ma vie je ne vis physionomie exprimer pareille stupefaction. Il regarda fixement notre hote pendant une longue minute sans dire seulement un mot. De Lapp lui rendit ce regard avec la meme persistance, mais sans que rien indiquat qu'il le reconnaissait. -- Je ne sais qui vous etes, monsieur, dit-il enfin, mais vous me regardez comme si vous m'aviez deja vu. -- En effet je vous ai vu, dit le major. -- Jamais, que je sache. -- Mais je le jure. -- Ou donc, alors? -- Au village d'Astorga, en 18... De Lapp sursauta, regarda encore notre voisin. -- Mon Dieu, s'ecria-t-il, quel hasard, et vous etes le parlementaire anglais. Je me souviens fort bien de vous, monsieur. Permettez-moi de vous dire un mot a l'oreille. Il le prit a part, causa en francais avec lui, d'un air tres serieux, pendant un quart d'heure, gesticulant des mains, donnant des explications, pendant que le major hochait de temps a autre sa vieille tete grisonnante. A la fin, ils parurent s'etre mis d'accord pour quelque convention, et j'entendis le major dire a plusieurs reprises: _Parole d'honneur_, et ensuite _Fortune de la guerre_, mots que je compris fort bien, car chez Birtwhistle on nous poussait fort loin. Mais depuis je remarquai constamment que le major ne se laissait jamais aller a la meme familiarite de langage, dont nous usions avec notre locataire, qu'il s'inclinait en lui adressant la parole, et qu'il lui prodiguait les marques de respect. Plus d'une fois je demandai au major ce qu'il savait a ce sujet, Mais il se deroba toujours, et je ne pus rien tirer de lui. Jim Horscroft passa tout cet ete a la maison, mais vers la fin de l'automne, il retourna a Edimbourg, pour les cours d'hiver, car il se proposait de travailler assidument et d'obtenir son diplome au printemps prochain, s'il pouvait, et il reviendrait passer la Noel. Il y eut donc une grande scene d'adieu entre lui la cousine Edie. Il devait faire poser sa plaque et se marier des qu'il aurait le droit d'exercer. Je n'ai jamais vu un homme aimer une femme avec une telle tendresse, et elle avait de son cote, quelque affection pour lui, a sa maniere, et en effet, elle eut cherche en vain dans toute l'Ecosse un plus bel homme que lui. Cependant quand il etait question de mariage, elle faisait une legere grimace en songeant que tous ses reves mirifiques aboutiraient a n'etre que la femme d'un medecin de campagne. Mais tout bien considere, elle n'avait de choix qu'entre Jim et moi, et elle se decida pour le meilleur des deux. Naturellement il y avait bien aussi de Lapp, mais nous le sentions d'une classe tout a fait differente de la notre: donc il ne comptait pas. En ce temps-la, je ne fus jamais bien fixe sur ce point: Edie se preoccupait-elle ou non de lui? Quand Jim etait a la maison, ils ne faisaient guere attention l'un et l'autre. Apres son depart, ils se rencontrerent plus souvent, ce qui etait assez naturel, car Jim avait pris une grande partie du temps d'Edie. Une fois ou deux fois, elle me parla de Lapp comme si elle ne le trouvait pas a son gre, et pourtant elle n'etait pas a son aise lorsqu'il n'etait pas la le soir. Edie, plus qu'aucun de nous, se plaisait a causer avec lui, a lui faire mille questions. Elle se faisait decrire par lui les costumes des reines, dire sur quelle sorte de tapis elles marchaient, si elles avaient des epingles a cheveux dans leur coiffure, combien de plumes elles portaient a leurs chapeaux, et je finissais par m'etonner qu'il trouvat reponse a tout cela. Et pourtant il avait toujours une reponse. Il jouait de la langue avec tant de dexterite, de vivacite. Il montrait tant d'empressement a l'amuser, que je me demandais comment il se faisait qu'elle n'eut pas plus d'affection pour lui. Bref, l'ete, l'automne et la plus grande partie de l'hiver se passerent, nous etions encore tous tres heureux ensemble. L'annee 1815 etait deja fortement entamee. Le grand Empereur vivait toujours a l'ile d'Elbe, se rongeant le coeur; tous les ambassadeurs, reunis a Vienne, continuaient a se chamailler sur la facon de se partager la peau du lion, maintenant qu'ils l'avaient reduit aux abois pour tout de bon. Quant a nous, dans notre petit coin de l'Europe, nous etions tout absorbes par nos menues et pacifiques occupations, le soin des moutons, les voyages au marche de bestiaux de Berwick, et les causeries du soir devant le grand feu de tourbe. Nous ne nous figurions guere que les actes de ces hauts et puissants personnages pussent avoir une influence quelconque sur nous. Quant a la guerre, eh bien, n'etait-on pas tous d'accord pour admettre que la grande ombre avait disparu pour toujours de dessus nos tetes, et que si les Allies ne se prenaient pas de querelle entre eux, il se passerait cinquante autres annees avant qu'il se tirat en Europe un seul coup de fusil. Il y eut pourtant un incident qui se dresse en contour tres net dans ma memoire. Il survint, je crois, vers la fin de fevrier de cette annee-la, et je vous le conterai avant d'aller plus loin. Vous savez, j'en suis sur, comment sont faites les tours d'alarme de la frontiere. Ce sont des masses carrees, disseminees de distance en distance le long de la ligne de partage et construites de facon a donner asile et protection aux gens du pays contre les maraudeurs et les bandits. Lorsque Percy et ses hommes etaient partis pour les Marches, on amenait une partie de leur betail dans la cour de la tour, on fermait la grosse porte, et on allumait du feu dans les brasiers places au sommet. C'etait un signal auquel devaient repondre de meme les autres tours d'alarme. Les lueurs clignotantes franchissaient ainsi les hauteurs de Lammermuir et portaient les nouvelles jusqu'au Pentland, puis a Edimbourg. Mais maintenant, comme on le pense bien, tous ces antiques donjons etaient gondoles, croulants, et offraient aux oiseaux sauvages des emplacements superbes pour leurs nids. J'ai recolte un bon nombre de beaux oeufs pour ma collection, dans la tour d'alarme de Corriemuir. Un jour, j'avais fait une longue marche pour aller porter un message aux Armstrongs de Laidlaw, qui demeurent a deux milles en deca d'Ayton. Vers cinq heures, au moment meme ou le soleil allait se coucher, je me trouvais sur le sentier de la lande, de facon a voir exactement devant moi le pignon de West Inch, tandis que la vieille tour d'alarme etait un peu a ma gauche. Je considerais a loisir le donjon, qui faisait un effet fort pittoresque pour le flot de lumiere rouge qui deversait sur lui les rayons horizontaux du soleil, et la mer s'etendant au loin en arriere. Et comme je regardais avec attention, j'apercus soudain la figure d'un homme qui se mouvait dans un des trous du mur. Naturellement je m'arretai, etonne de cela, car que pouvait faire un individu quelconque dans cet endroit, et a ce moment-la, car l'epoque de la nidification n'etait pas encore venue. C'etait si singulier que je me determinai a tirer l'affaire au clair. Donc, malgre ma fatigue, je tournai le dos a la maison et me dirigeai d'un pas rapide vers la tour. L'herbe monte jusqu'au bas meme du mur, et mes pieds ne firent que peu de bruit jusqu'au moment ou j'arrivai a l'arc coulant ou se trouvait jadis l'entree. Je jetai un coup d'oeil furtif dans l'interieur. C'etait Bonaventure de Lapp qui etait la, debout dans l'enceinte, et qui regardait par ce meme trou ou j'avais vu sa figure. Il etait tourne de profil par rapport a moi. Evidemment il ne m'avait pas vu du tout, car il regardait de tous ses yeux dans la direction de West Inch. Je fis un pas en avant. Mes pieds firent craquer les decombres de l'entree. Il sursauta, fit demi tour et se trouva tourne vers moi. Il n'etait pas de ceux a qui on peut faire perdre contenance, et sa figure ne changea pas plus que s'il etait la depuis un an a m'attendre. Mais il y avait dans l'expression de ses yeux quelque chose qui me disait qu'il aurait paye une somme assez ronde pour me revoir prendre le sentier. -- Hello! dis-je, qu'est-ce que vous faites ici? -- Je pourrais vous faire la meme question, dit-il. -- Je suis venu parce que j'ai vu votre figure a la fenetre. -- Et moi, parce que, comme vous avez pu fort bien vous en apercevoir, je m'interesse tres vraiment a tout ce qui a un rapport quelconque avec la guerre, et naturellement les chateaux sont de ce nombre. Vous m'excuserez un moment, mon cher Jock. Puis s'avancant, il s'elanca soudain par l'ouverture du mur, de maniere a n'etre plus sous mes yeux. Mais ma curiosite etait beaucoup trop excitee pour l'excuser aussi facilement. Je me hatai de changer de place afin de voir ce qu'il faisait. Il etait debout au dehors, et agitait la main avec une ardeur febrile, comme pour faire un signal. -- Qu'est-ce que vous faites? criai-je. Et aussitot je sortis en courant, pour me placer pres de lui, et chercher du regard sur la lande, a qui il faisait ce signal. -- Vous allez trop loin, monsieur, dit-il d'un ton irrite, je ne croyais pas que vous iriez aussi loin. Un gentleman est libre d'agir comme il l'entend, sans que vous veniez l'espionner. Si nous devons rester amis, vous ne devez pas vous meler de mes affaires. -- Je n'aime pas ces facons mysterieuses, dis-je, et mon pere ne les aimerait pas davantage. -- Votre pere peut s'en expliquer lui-meme, et il n'y a la rien de secret, dit-il d'un ton sec. C'est vous qui faites tout le secret avec vos imaginations. Ta! Ta! Ta! ces sottises m'impatientent. Et sans me faire seulement un signe de tete, il me tourna le dos et d'un pas rapide se mit en route vers West Inch. Je le suivis, et d'aussi mauvaise humeur que possible, car j'avais le pressentiment de quelque mefait qui se tramait, et cependant, je n'avais pas la moindre idee du monde de ce que cela pouvait etre. Et j'en revins s'en m'en apercevoir, a songer a tous les incidents mysterieux de l'arrivee de est homme, et de son long sejour au milieu de nous. Mais qui donc pouvait-il attendre a la Tour d'alarme? Ce personnage etait-il un espion, qui avait un collegue en espionnage qui venait en cet endroit pour lui parler? Mais cela etait absurde. Que pouvait bien venir espionner dans le Comte de Berwick? Et d'ailleurs le Major Elliott savait parfaitement a quoi s'en tenir sur lui et ne lui eut pas temoigne autant de respect, s'il y avait eu quelque chose de suspect. J'en etais arrive a ce point-la, au cours de mes reflexions quand je m'entendis saluer par une voix joyeuse. C'etait le major en personne, qui descendait la cote venant de chez lui, tenant en laisse son gros bulldog Bounder. Ce chien etait un animal des plus dangereux, et il avait cause maint accident aux environs, mais le major l'aimait beaucoup, et ne sortait jamais sans lui, tout en le tenant a l'attache au moyen d'une bonne et forte courroie. Or, comme je regardais venir le major, et que j'attendais son arrivee, il buta de sa jambe blessee par-dessus une branche de genet; en reprenant son equilibre, il lacha la courroie et aussitot voila ce maudit animal parti a fond de train de mon cote, au bas de la cote. Cela ne me plaisait guere, je vous en reponds, car je n'avais a ma portee ni un baton, ni une pierre, et je savais cette bete dangereuse. Le major l'appelait de la-haut par des cris percant, mais je crois que l'animal prenait ce rappel pour une excitation; car il n'en courait que plus furieusement. Mais je connaissais son nom, et j'esperais que cela me vaudrait peut-etre les egards dus a une vieille connaissance. Aussi quand il fut presque sur moi, son poil herisse, son nez enfonce entre deux yeux rouges, je criai de toute la force de mes poumons: -- Bounder! Bounder! Cela produisit son effet, car l'animal me depassa en grondant, et partit par le sentier sur les traces de Bonaventure de Lapp. Celui-ci se retourna a tout ce bruit et parut comprendre au premier coup d'oeil de quoi il s'agissait; mais il continua a marcher sans plus se presser. J'etais terrifie pour lui, car le chien ne l'avait jamais vu. Je courus de toute la vitesse de mes jambes pour ecarter de lui l'animal. Mais je ne sais comment, quand il bondit et qu'il apercut le jeu de doigts que faisait de Lapp derriere son dos avec le pouce et l'index, sa furie tomba tout a coup, et nous le vimes agitant son troncon de queue, et lui caressant le genou avec sa patte. -- C'est donc votre chien, major, dit-il a son maitre, qui arrivait en boitant. Ah! c'est une belle bete, une belle, une jolie creature. Le major etait tout essouffle, car il avait fait le trajet presque aussi vite que moi. -- J'avais peur qu'il ne vous fit du mal, dit-il, tout haletant. -- Ta! Ta! Ta! s'ecria de Lapp, c'est un joli animal, bien doux. J'ai toujours aime les chiens. Mais je suis content de vous avoir rencontre, major, car voici ce jeune gentleman, auquel je suis redevable de beaucoup, et qui commencait a me prendre pour un espion. N'est-ce pas vrai, Jock? Je fus si abasourdi par ce langage que je ne trouvai pas un mot a repondre. Je me contentai de rougir et de detourner les yeux, de l'air gauche d'un campagnard que j'etais. -- Vous me connaissez, major, dit de Lapp, et vous allez lui dire, j'en suis sur, que c'est chose absolument impossible. -- Non, non, Jock. Certainement non! certainement non, s'ecria le major. -- Merci, dit de Lapp, vous me connaissez et vous me rendez justice. Et vous-meme? J'espere que votre genou va mieux, et qu'on vous redonnera bientot votre regiment. -- Je me porte assez bien, repondit le major, mais on ne me donnera jamais d'emploi a moins qu'il n'y ait une guerre, et il n'y aura plus de guerre de mon vivant. -- Oh! vous croyez cela! dit de Lapp, avec un sourire. Eh bien, nous verrons, nous verrons, mon ami. Il ota son chapeau, puis faisant vivement demi-tour, il se dirigea d'un bon pas du cote de West Inch. Le major resta a le suivre des yeux, l'air pensif. Puis, il me demanda ce qui m'avait fait croire qu'il etait un espion. Quand je le lui eus dit, il ne repondit rien, hocha seulement la tete, et il avait alors l'air d'un homme qui n'a pas l'esprit bien tranquille. VIII -- L'ARRIVEE DU CUTTER Depuis le petit incident de la Tour d'alarme, mes sentiments a l'egard de notre locataire n'etaient plus les memes. J'avais toujours l'idee qu'il me cachait un secret, ou plutot qu'il etait a lui seul un secret, attendu qu'il tenait toujours le voile tendu sur son passe. Et lorsqu'un hasard ecartait pour un instant un coin de ce voile, c'etait toujours pour nous faire entrevoir, de l'autre cote, quelque scene sanglante, violente, terrible. L'aspect seul de son corps faisait peur. Un jour que je me baignais avec lui, pendant l'ete, je vis qu'il etait tout zebre de blessures. Sans compter sept ou huit cicatrices ou estafilades, il avait les cotes, d'un cote, toutes dejetees, toutes deformees. Un de ses mollets avait ete en partie arrache. Il rit de son air le plus gai en voyant mon etonnement. -- Cosaques! Cosaques! dit il en promenant sa main sur ses cicatrices. Les cotes ont ete brisees par un caisson d'artillerie. C'est chose fort mauvaise quand des canons vous passent sur le corps. Ah! quand c'est de la cavalerie, ce n'est rien. Un cheval, si rapide que soit son allure, regarde toujours ou il pose le pied. Il m'est passe sur le corps quinze cents cuirassiers et les hussards russes de Grodno sans avoir eu grand mal. Mais les canons, c'est tres mauvais. -- Et le mollet? demandai-je. -- Pouf! C'est seulement une morsure de loup, dit-il. Vous ne croiriez jamais comment j'ai attrape cela. Vous saurez que mon cheval et moi, nous avions ete atteints, lui tue, et moi les cotes brisees par le caisson. Or il faisait un froid... un froid si apre, si apre! Le sol dur comme du fer, et personne pour s'occuper des blesses, de sorte qu'en gelant ils prenaient des attitudes qui vous auraient fait rire. Moi aussi, je sentais, le gel m'envahir. Aussi, que fis-je? Je pris mon sabre, et je fendis le ventre a mon cheval mort. Je fis comme je pus. Je m'y taillai assez de place pour y entrer, en laissant une petite ouverture pour respirer. Sapristi, il faisait bien chaud la-dedans. Mais je n'avais pas assez d'espace pour y tenir tout entier. Mes pieds et une partie de mes jambes depassaient. Alors la nuit, pendant que je dormais, des loups vinrent pour devorer le cheval, et ils m'entamerent aussi quelque peu, comme vous pouvez le voir; mais apres cela je veillai, pistolets en main, et ils n'en eurent pas davantage de moi. C'est la que j'ai passe tres commodement dix jours. -- Dix jours! m'ecriai je, et que mangiez -- vous? -- Eh bien, je mangeais le cheval. Il fut pour moi ce que vous appelez la table et le logement. Mais naturellement j'eus le bon sens de manger les jambes et de ne pas toucher au corps. Il y avait autour de moi un grand nombre de morts qui tous avaient leur gourde a eau, de sorte que j'avais tout ce que je pouvais souhaiter. Et le onzieme jour arriva une patrouille de cavalerie legere. Alors tout alla bien. Ce fut ainsi, par des causeries, engagees accidentellement, et qui ne valent guere la peine d'etre rapportees separement, que la lumiere se fit sur sa personne et son passe. Mais le jour devait venir, ou nous saurions tout, et je vais essayer de vous raconter comment cela se fit. L'hiver avait ete fort triste, mais des le mois de mars se montrerent les premiers indices du printemps, et pendant une semaine de la fin de ce mois, nous eumes du soleil et des vents du Sud. Le 7, Jim Horscroft allait revenir d'Edimbourg, car bien que la session se terminat le 1er, son examen devait lui prendre une semaine. Edie et moi, nous nous promenions sur la plage, le 6, et je ne pouvais causer d'autre chose que de mon vieil ami, car, en somme, il etait le seul ami de mon age que j'eusse en ce temps-la. Edie etait tres peu portee a causer, ce qui etait chez elle chose fort rare, mais elle ecoutait en souriant tout ce que je lui disais. -- Pauvre vieux Jim, fit-elle une ou deux fois a demi-voix, pauvre vieux Jim! -- Et s'il a ete recu, dis-je, eh bien, naturellement il fera apposer sa plaque, et il aura son logis particulier, et nous perdrons notre Edie. Je faisais de mon mieux pour tourner la chose en plaisanterie et la prendre a la legere, mais les mots me restaient encore dans la gorge. -- Pauvre vieux Jim! dit-elle encore. Et en prononcant ces mots, elle avait des larmes dans les yeux. -- Ah! pauvre vieux Jock, ajouta-t-elle en glissant sa main dans la mienne pendant que nous marchions, vous aussi vous teniez un peu a moi autrefois, n'est-ce pas, Jock... Oh! voici, la-bas, un bien joli petit vaisseau. C'etait un charmant petit cutter d'une trentaine de tonneaux, tres marcheur a en juger par ses mats elances et la coupe de son avant. Il arrivait du sud, sous ses voiles de foc, de misaine et de grand mat, mais au moment meme ou nous le regardions, toute sa voilure se replia soudain, comme une mouette ferme ses ailes, et nous vimes l'eau rejaillir sous la chute de son ancre descendant du beaupre. Il etait probablement a moins d'un quart de mille du rivage, si pres meme que je pus apercevoir un homme de haute taille, coiffe d'un bonnet pointu, qui se tenait debout a l'arriere et la lunette a l'oeil examinait la cote dans toutes les deux directions. -- Qu'est-ce qu'ils peuvent bien chercher par ici? demanda Edie. -- Ce sont de riches Anglais venus de Londres, repondis-je. C'etait de cette facon-la que nous interpretions tout ce qui, dans les comtes de la frontiere, echappait a notre comprehension. Nous passames presque une heure entiere a examinez le joli vaisseau, puis, comme le soleil allait s'abaisser derriere une bande de nuages, et que l'air du soir etait assez piquant, nous fimes demi-tour pour regagner West Inch. Quand on arrive a la ferme par la facade, on traverse un jardin qui n'est pas des mieux garnis, et qui s'ouvre sur la route par une porte a claire-voie, au moyen d'un loquet. C'etait a cette meme porte que nous nous tenions, la nuit ou les signaux furent allumes, la nuit ou nous vimes passer Walter Scott quand il revenait d'Edimbourg. A droite de cette entree, du cote du jardin, se trouvait un bout de rocaille qui, parait-il, avait ete construit par la mere de mon pere, il y avait bien longtemps. Elle avait faconne cela avec des galets uses par l'eau, avec des coquillages de mer, en mettant des mousses et des fougeres dans les interstices. Or, quand nous eumes franchi la porte, nos yeux tomberent sur cette rocaille; au sommet etait plante un baton dans la fente duquel se trouvait une lettre. Je m'avancai pour voir ce que c'etait, mais Edie me devanca, enleva la lettre et la mit dans sa poche. -- C'est pour moi, dit-elle en riant. Mais je restai a la regarder d'un air qui eteignit le rire sur sa figure. -- De qui est elle, Edie? demandai-je. Elle fit la moue, mais elle ne repondit pas. -- De qui est-elle, mademoiselle? m'ecriai-je. Se pourrait-il que vous ayez trompe Jim comme vous m'ayez trompe moi-meme? -- Quel brutal vous etes, Jock! dit-elle vivement. Je voudrais bien que vous vous meliez de ce qui vous regarde. -- Elle ne peut etre que d'une seule personne, m'ecriai-je, et cette personne ce n'est autre que ce de Lapp. -- Eh bien, supposez que vous avez raison, Jock? Le sang-froid de cette creature me stupefia et me rendit furieux. -- Vous l'avouez! m'ecriai-je. Est-ce qu'il ne vous reste plus aucune pudeur? -- Pourquoi ne recevrais-je pas des lettres de ce gentleman? -- Parce que c'est infame. -- Et pourquoi? -- Parce que c'est un etranger. -- Il s'en faut bien, dit-elle. C'est mon mari. IX -- CE QUI SE FIT A WEST INCH Je me rappelle fort bien cet instant-la. J'ai entendu des gens dire qu'un coup violent et soudain avait emousse leur sensibilite. Il n'en fut pas ainsi pour moi. Au contraire, ma vue, mon ouie et ma pensee se redoublerent de clarte. Je me souviens que mes yeux se porterent sur une petite boule de marbre de la largeur de ma main, qui etait incrustee dans une des pierres grises de la rocaille, et que je trouvai le temps d'en admirer les veines delicates. Et cependant je devais avoir une etrange expression de physionomie, car la cousine Edie jeta un grand cri et se sauva vers la maison en courant. Je la suivis, je tapai a la fenetre de sa chambre, car je voyais bien qu'elle y etait. -- Allez-vous en, Jock, allez-vous en, cria-t-elle. Vous voulez me gronder. Je ne veux pas etre grondee. Je n'ouvrirai pas la fenetre. Allez-vous en. Mais je persistai a frapper. -- Il faut que je vous dise un mot. -- Qu'est-ce alors? dit-elle en entrouvrant de trois pouces. Des que vous commencerez a gronder, je la refermerai. -- Etes-vous vraiment mariee, Edie? -- Oui, je suis mariee. -- Qui vous a maries? -- Le Pere Brenman, a la chapelle catholique romaine de Berwick. -- Vous, une presbyterienne? -- Il tenait a ce que le mariage se fit dans une eglise catholique. -- Quand cela s'est-il fait? -- Il y aura une semaine mercredi. Je me souvins que ce jour-la elle etait allee en voiture a Berwick, et que de Lapp, de son cote, s'etait absente pour faire, a ce qu'il disait, une longue promenade dans la montagne. -- Mais... Et Jim? demandai-je. -- Oh! Jim me pardonnera. -- Vous briserez son coeur, et vous ruinerez son avenir. -- Non, non, il me pardonnera. -- Il tuera de Lapp. Oh! Edie, comment avez-vous pu nous apporter tant de deshonneur et de souffrance! -- Ah! voila que vous grondez! s'ecria-t-elle. Et la fenetre se ferma brusquement. J'attendis un peu et je frappai de nouveau, car j'avais encore bien des questions a lui faire, mais elle ne voulut pas repondre, et je crus l'entendre sangloter. Enfin j'y renoncai, et j'etais sur le point de rentrer dans la maison car il faisait presque nuit, quand j'entendis le pene de la porte du jardin se soulever. C'etait de Lapp en personne. Mais comme il suivait l'allee, il me fit l'effet d'etre ou fou ou ivre. Il marchait d'un pas de danse. Il faisait craquer ses doigts en l'air, et ses yeux luisaient comme deux feux follets. -- _Voltigeurs_! cria-t-il, _Voltigeurs de la garde_! C'est ainsi qu'il avait fait le jour ou il avait eu le delire. Puis soudain: -- _En avant_! _en avant_! Et il arriva en faisant tournoyer sa canne au-dessus de sa tete. Il s'arreta court lorsqu'il vit que j'etais la, le regardant, et je puis dire qu'il fut un peu decontenance. -- Hola! Jock, s'ecria-t-il, je ne pensais pas qu'il y eut quelqu'un ici. Ce soir je suis dans cet etat d'esprit que vous appelez de l'entrain. -- On le dirait, repondis-je avec ma brusquerie ordinaire, vous ne vous sentirez pas si gai demain quand mon ami Jim Horscroft reviendra ici. -- Ah! il revient demain, alors? Et pourquoi me sentirai-je moins gai? -- Parce que, si je connais bien mon homme, il vous tuera. -- Ta! Ta! Ta! s'ecria de Lapp. Je vois que vous etes au courant de notre mariage. Edie vous a parle. Jim pourra faire ce qu'il voudra. -- Vous nous avez joliment recompenses de vous avoir accueillis. -- Mon brave garcon, dit-il, je vous ai, comme vous le dites, fort joliment recompenses. J'ai delivre Edie d'une existence qui est indigne d'elle, et je l'ai fait entrer par le mariage dans une noble famille. D'ailleurs, j'ai plusieurs lettres a ecrire ce soir. Quant au reste, nous pourrons en causer demain, quand votre ami Jim sera revenu pour vous aider. Il fit un pas vers la porte. -- Et c'etait pour cela que vous attendiez a la Tour d'alarme, m'ecriai-je, soudainement eclaire. -- He! Jock, voila que vous devenez perspicace, dit-il, d'un ton moqueur. Un instant apres, j'entendis la porte de sa chambre se fermer et la clef tourner dans la serrure. Je m'attendais a ne plus le revoir de la soiree, mais quelques minutes plus tard, il descendit a la cuisine, ou je tenais compagnie aux vieux parents. -- Madame, dit-il en s'inclinant, la main sur son coeur, de la facon si bizarre qui lui etait propre, j'ai ete l'objet de toute votre bonte et j'en garderai toujours le souvenir. Je n'aurais jamais cru etre si heureux que je l'ai ete grace a vous dans ce tranquille pays. Vous accepterez ce petit souvenir. Et vous aussi, monsieur, vous agreerez ce petit cadeau que j'ai l'honneur de vous faire. Il mit devant eux sur la table deux petits paquets enveloppes dans du papier, puis faisant a ma mere trois autres reverences, il sortit de la chambre. Son present, c'etait une broche au centre de laquelle etait sertie une grosse pierre verte, entouree d'une demi-douzaine d'autres pierres blanches, scintillantes. Jusqu'alors nous n'avions jamais rien vu de ce genre, et je ne savais pas meme quel nom leur donner, mais on nous dit, par la suite, a Berwick, que la grosse pierre etait une emeraude, et les autres des diamants, et que le tout avait une valeur bien superieure a celle que tous les agneaux qui nous etaient nes ce printemps-la. Ma bonne vieille mere est defunte depuis bien des annees, mais cette superbe broche scintille encore au cou de ma fille ainee quand elle va dans le monde, et je n'y jette jamais un regard sans revoir ces yeux percants et ce nez long et mince, et ces moustaches de chat qu'avait notre locataire de West Inch. Pour mon pere, il avait une belle montre en or a double boitier, et il fallait voir de quel air fier il la tenait sur le creux de sa main, en se penchant pour en percevoir le tic-tac. Je ne sais lequel des deux vieillards fut le plus charme, et ils ne voulaient parler que des presents que leur avait faits de Lapp. -- Il vous a donne autre chose encore, dis-je enfin. -- Quoi donc, Jock? demanda pere. -- Un mari pour la cousine Edie, repondis-je. Lorsque j'eus dit cela, ils crurent que je revais, mais lorsqu'ils eurent enfin compris que c'etait bien la verite, ils se montrerent aussi fiers et aussi contents que si je leur avais annonce qu'Edie avait epouse le laird. A dire vrai, le pauvre Jim, avec ses habitudes de grand buveur, de batailleur, n'avait pas une excellente reputation dans le pays, et ma mere avait dit maintes fois que ce mariage ne tournerait pas bien. D'autre part, de Lapp, autant que nous pouvions le savoir, etait un homme range, tranquille et dans l'aisance. Il y avait bien le secret, mais en ce temps-la, les mariages secrets etaient chose fort commune en Ecosse; car comme quelques paroles suffisaient pour faire d'un homme et d'une femme un couple, personne n'y trouvait beaucoup a redire. Les vieux furent aussi enchantes que si leur fermage avait ete diminue, mais j'avais toujours le coeur endolori, car il me semblait que mon ami avait ete traite avec la plus cruelle legerete; et je savais bien qu'il n'etait pas homme a en prendre aisement son parti. X -- LE RETOUR DE L'OMBRE Le lendemain matin, je me levai le coeur gros, car j'etais certain que Jim ne tarderait pas a paraitre, et que ce jour-la serait un jour de grands chagrins. Mais quelle somme de tristesses ce jour-la devait-il apporter, jusqu'a quel point modifierait-il le destin de chacun de nous? C'etait plus que je n'aurais ose en imaginer dans mes moments les plus sombres. Permettez-moi, cependant, de vous conter tout cela dans l'ordre meme des evenements. Ce matin-la, je m'etais leve de bonne heure, car on allait entrer en pleine periode de la mise bas des agneaux. Mon pere et moi, nous partions pour le paturage des le petit jour. Lorsque j'entrai dans le corridor, un souffle frola ma figure: la porte de la maison etait entierement ouverte, et la lumiere grise de l'aube dessinait une autre porte sur le mur du fond. Je regardai. Je trouvai egalement ouvertes la porte de la chambre d'Edie et celle de Lapp. Je compris alors, comme a la lueur d'un eclair, ce que signifiaient ces cadeaux offerts la veille: c'etait des presents d'adieu. Tous deux etaient partis. J'eus de l'amertume au coeur contre la cousine Edie, en entrant et m'arretant dans sa chambre. Penser que pour un nouveau venu, elle nous avait laisse la, tous, sans un mot de bonte, sans meme un serrement de main! Et lui aussi! J'avais ete epouvante de ce qui arriverait quand il se rencontrerait avec Jim. Mais en ce moment, on eut dit qu'il avait evite cette rencontre, et cela avait quelque apparence de lachete. J'etais plein de colere, humilie, souffrant. Je sortis au grand air sans dire un mot a mon pere et je montai aux paturages pour rafraichir ma tete echauffee. Lorsque je fus arrive la-haut a Corriemuir, je pus jeter un dernier coup d'oeil sur la cousine Edie. Le petit cutter etait reste a l'endroit ou il avait jete l'ancre, mais un canot s'en etait detache pour aller la prendre a terre. A l'avant je vis voltiger quelque chose de rouge. Je savais qu'elle faisait ce signal au moyen de son chale. Je vis ce canot atteindre le navire et ses passagers monter sur le pont. Puis, l'ancre se releva et le navire fila droit vers le large. Je vis encore la petite tache rouge sur le pont, et de Lapp debout pres d'elle. Ils pouvaient me voir aussi, car je me dessinais en plein sur le ciel. Tous deux agiterent longtemps les mains, mais ils y renoncerent enfin, car ils n'obtinrent aucune reponse de moi. Je restai la, debout, les bras croises, plus grognon que je ne l'avais jamais ete en ma vie, jusqu'a ce que leur cutter ne fut plus qu'une legere tache blanche de forme carree, se perdant parmi la brume matinale. Il etait l'heure du dejeuner, et la bouillie etait sur la table quand je rentrai, mais je n'avais aucun appetit. Les vieux avaient pris la chose avec assez de froideur, bien que ma mere ne trouvat aucune expression trop dure pour Edie. Elles n'avaient jamais eu beaucoup d'affection mutuelle, en ces derniers temps surtout. -- Voici une lettre de lui, dit mon pere, en me montrant sur la table un papier plie: Elle etait dans sa chambre. Voulez-vous nous la lire? Ils ne l'avaient pas meme ouverte, car, pour dire la verite, mes bonnes gens n'etaient jamais arrives a lire couramment l'ecriture, quoiqu'ils se tirassent assez bien de l'impression en grands et beaux caracteres. L'adresse ecrite en grosses lettres etait ainsi concue: " Aux bonnes gens de West Inch ". Quant au billet, que j'ai encore sous les yeux, tout tache et jauni, le voici: " Chers amis, " Je ne comptais pas vous quitter aussi brusquement, mais la chose dependait d'une autre volonte que la mienne. " Le devoir et l'honneur m'ont rappele aupres de mes anciens compagnons. " C'est une chose que vous comprendrez certainement avant que peu de jours soient ecoules. " J'emmene notre Edie avec moi comme ma femme, et il pourrait bien se faire qu'en des jours plus paisibles, vous nous revoyiez a West Inch. " En attendant, agreez l'assurance de mon affection, et croyez que je n'oublierai jamais les mois tranquilles que j'ai passes chez vous, en un temps ou je n'aurais eu tout au moins qu'une semaine a vivre, si j'avais ete fait prisonnier par les Allies. Mais vous saurez peut-etre aussi quelque jour par la raison de cela. " Votre bien devoue, " BONAVENTURE DE LISSAC, " Colonel des Voltigeurs de la garde et Aide de Camp de sa Majeste Imperiale l'Empereur Napoleon ". Ma voix devint sifflante quand j'en fus aux mots dont il avait fait suivre son nom. Sans doute j'en etais venu a la conviction que notre hote ne pouvait etre qu'un de ces admirables soldats dont nous avions tant entendu parler et qui s'etaient fraye passage jusque dans toutes les capitales de l'Europe, a une seule exception, la notre. Pourtant je n'eus guere cru que nous eussions sous notre toit l'aide de camp de l'Empereur et un colonel de sa garde. -- Ainsi donc, dis-je, il se nomme de Lissac et non de Lapp. Eh bien, colonel ou non, il est heureux pour lui qu'il se trouve loin d'ici, avant que Jim ait mis la main sur lui... Et il n'etait que temps, ajoutai-je en jetant un regard en dehors par la fenetre de la cuisine, car voici notre homme qui arrive par le jardin. Je courus vers la porte, au-devant de lui. Je sentais que j'aurais paye bien cher pour le voir repartir a Edimbourg. Il arrivait a grands pas, agitant un papier au-dessus de sa tete. Je m'imaginai que c'etait peut-etre un billet d'Edie, et que des lors il savait tout. Mais quand il fut plus pres, je vis que c'etait une grande feuille raide et jaune, qui craquait quand on l'agitait, et qu'il avait les yeux petillants de joie. -- Hourra! Jock, cria-t-il. Ou est Edie? Ou est Edie? -- Qu'est-ce qu'il y a, l'ami? demandai-je. -- Ou est Edie? -- Qu'est-ce que vous avez-la? -- C'est mon diplome, Jock, je puis exercer quand je voudrai. Tout va bien; je veux le montrer a Edie. -- Le mieux que vous puissiez faire, c'est de ne plus songer a Edie, repondis-je. Jamais je n'ai vu la figure d'un homme s'alterer comme la sienne quand j'eus dit ces mots. -- Quoi? Qu'est-ce que vous voulez dire, Jock Calder? balbutia-t- il. En parlant ainsi, il avait lache le precieux diplome, que le vent emporta par-dessus la haie, a travers la lande, jusqu'a une touffe d'ajoncs, ou il s'arreta en voltigeant, mais Jim n'y fit aucune attention. Ses yeux etaient fixes sur moi, et dans leur profondeur, je voyais une lueur diabolique. -- Elle n'est pas digne de vous, dis-je. Il m'empoigna par l'epaule. -- Qu'avez-vous fait? dit-il a voix basse. Ce doit etre quelque tour de votre facon. Ou est-elle? -- Elle est partie avec ce Francais qui logeait ici. J'avais longuement reflechi sur la meilleure facon de lui faire passer la chose en douceur, mais j'ai toujours ete fort maladroit dans mes discours, et je ne pus rien trouver de mieux que cela. -- Oh! fit-il, en hochant la tete et me regardant. Pourtant j'etais certain qu'il etait hors d'etat de me voir, de voir la ferme, de voir quoi que ce fut. Il resta ainsi une ou deux minutes, les mains etroitement jointes, et toujours balancant la tete. Puis il fit le geste d'avaler peniblement, et parla d'une voix singuliere, seche, rauque. -- Quand est-ce arrive? -- Ce matin. -- Ils etaient maries? -- Oui. Il posa la main sur un des montants de la porte pour se raffermir. -- Un message pour moi? -- Elle a dit que vous lui pardonneriez. -- Que Dieu damne mon ame si jamais je le fais. Ou sont-ils alles? -- Ils ont du aller en France, a ce que je crois. -- Il se nommait de Lapp, ce me semble? -- Son vrai nom c'est de Lissac, et il n'est rien moins que colonel dans la garde de Boney. -- Alors, selon toute probabilite, il est a Paris. C'est bien! c'est bien! -- Tenez bon, criai-je. Pere, pere, apportez le brandy. Ses genoux avaient ploye un instant, mais il redevint lui-meme avant que le vieillard fut accouru avec la bouteille. -- Remportez-la, dit Jim. -- Prenez une gorgee, monsieur Horscroft, s'ecria mon pere en insistant, cela vous remontera le coeur. Jim saisit la bouteille et la lanca par-dessus la haie du jardin. -- C'est excellent pour ceux qui tiennent a oublier, dit-il, mais moi je tiens a me souvenir. -- Que Dieu vous pardonne ce gaspillage coupable, s'ecria mon pere d'une voix forte. -- Et aussi d'avoir failli casser la tete a un officier de l'infanterie de Sa Majeste, dit le vieux major Elliott en se montrant au-dessus de la haie. Je me serais contente d'une lampee apres une promenade matinale, mais une bouteille qui vous frise l'oreille en sifflant! Mais qu'est il donc arrive que vous restez tous la aussi immobiles que des gens ranges autour d'une fosse, a un enterrement? Je lui expliquai en quelques mots nos chagrins, pendant que Jim, la figure d'une paleur cendree, les sourcils fronces tres bas, restait adosse au montant de la porte. Le major, quand j'eus fini, se montra aussi furieux que nous, car il avait de l'affection pour Jim et pour Edie. -- Peuh! dit-il, je redoutais constamment quelque evenement de ce genre depuis cette histoire de la Tour d'alarme. Cette conduite est bien d'un Francais. Ils ne peuvent pas laisser les femmes tranquilles. Du moins, de Lissac l'a epousee, et c'est la une consolation. Mais il n'est guere temps, maintenant, de songer a nos petits tracas, car toute l'Europe est en revolution, et selon toute probabilite, nous voici avec vingt autres annees de guerre sur les bras. -- Que voulez-vous dire? demandai-je. -- Eh! mon ami, Napoleon est debarque de l'ile d'Elbe. Ses troupes sont accourues autour de lui, et le roi Louis s'est sauve a toutes jambes. La nouvelle en est arrivee a Berwick ce matin. -- Grands Dieux! s'ecria mon pere. Alors, voici cette terrible besogne entierement a recommencer? -- Oui, nous nous etions figures que l'Ombre n'etait plus la, et elle y est encore. Wellington a recu l'ordre de quitter Vienne pour se rendre dans les Pays-Bas, et l'on croit que l'Empereur fera une sortie d'abord dans cette direction. Eh! c'est un mauvais vent, un vent qui ne presage rien de bon. Je viens justement de recevoir la nouvelle que je dois rejoindre le 71eme regiment comme premier major. A ces mots je serrai la main a notre bon voisin, car je savais combien il etait humilie de se voir traiter en invalide, qui n'avait plus de role a jouer en ce monde. -- Il faut que je rejoigne mon regiment le plus tot possible, et nous serons la-bas, de l'autre cote de l'eau, dans un mois, peut- etre meme a Paris dans un autre mois. -- Alors, par le Seigneur! major, s'ecria Jim Horscroft, je pars avec vous. Je ne suis pas trop fier pour refuser de porter le fusil, si vous voulez me mettre en face de ce Francais. -- Mon garcon, dit le major, je serai fier de vous avoir sous mes ordres. Quant a de Lissac, ou sera l'Empereur, il sera aussi. -- Vous savez son nom? dis-je. Qu'est-ce que vous pouvez nous apprendre de lui? -- Il n'y a pas de meilleur officier dans l'armee francaise, et pourtant c'est beaucoup dire. Il parait qu'il serait devenu marechal, mais qu'il a prefere, rester aupres de l'Empereur. Je l'ai rencontre deux jours avant l'affaire de la Corogne, lorsque je fus envoye en parlementaire pour negocier au sujet de nos blesses. Il etait alors avec Soult. Je l'ai reconnu en le voyant. -- Et je le reconnaitrai aussi en le voyant, dit Horscroft avec ce dur et mauvais regard qu'il avait jadis. Et a cet instant meme, en cet endroit meme, je me rendis soudainement compte combien mon existence serait piteuse et inutile pendant que notre ami l'invalide et le compagnon de mon enfance seraient au loin, exposes en premiere ligne aux fureurs de la tempete. Ma resolution fut formee avec la promptitude de l'eclair. -- Je partirai aussi avec vous, major, m'ecriai-je. -- Jock! Jock! dit mon pere, en se tordant les mains. Jim ne dit rien, mais il passa son bras autour de moi et me serra la taille. Le major avait les yeux brillants, et brandissait sa canne en l'air. -- Ma parole! dit-il, voici deux belles recrues que j'aurai derriere moi. Eh bien, il n'y a pas un moment a perdre. Il faut donc que vous vous teniez prets tous les deux pour la diligence du soir. Voila ce que produisit une seule journee, et pourtant il peut arriver que des annees s'ecoulent sans amener un changement. Songez donc aux evenements qui s'etaient accomplis dans ces vingt- quatre heures? De Lissac parti! Edie partie! Napoleon evade! La guerre eclate. Jim Horscroft a tout perdu: lui et moi nous faisons nos preparatifs pour nous battre contre les Francais. Tout cela eut l'air d'un reve, jusqu'au moment ou je me dirigeai vers la diligence du soir et me retournai pour jeter un regard sur la maison grise et deux petites silhouettes noires. C'etait ma mere, qui enfouissait son visage dans les plis de son chale des Shetland, et mon pere qui agitait son baton de meneur de betail pour m'encourager dans mon voyage. XI -- LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS J'arrive maintenant a un point de mon histoire, dont le recit me coupe tout net la respiration, et me fait regretter d'avoir entrepris cette tache de narrateur. Car quand j'ecris, j'aime que cela aille lentement, en bon ordre, chaque chose a son tour, comme les moutons quand ils sortent d'un parc. Cela pouvait etre ainsi a West Inch. Mais maintenant que nous voila lances dans une existence plus vaste, comme menus brins de paille qui derivent lentement dans quelque fosse paresseux jusqu'au moment ou ils se trouvent pris a l'improviste dans le cours et les remous rapides d'un grand fleuve, alors il m'est bien difficile, avec mon simple langage, de suivre tout cela pas a pas. Mais vous pourrez trouver dans les livres d'histoire les causes et les raisons de tout. Je laisserai donc tout cela de cote, pour vous parler de ce que j'ai vu de mes propres yeux, entendu de mes propres oreilles. Le regiment auquel avait ete nomme notre ami etait le 71eme d'infanterie legere de Highlanders, qui portait l'habit rouge et les culottes de tartan a carreaux. Il avait son depot dans la ville de Glasgow. Nous nous y rendimes tous les trois par la diligence. Le major etait plein d'entrain et contait mille anecdotes sur le Duc, sur la Peninsule, pendant que Jim restait assis dans le coin, les levres pincees, les bras croises, et je suis sur qu'au fond du coeur, il tuait de Lissac trois fois par heure. J'aurais pu le deviner au soudain eclat de ses yeux et a la contraction de sa main. Quant a moi, je ne savais pas trop si je devais etre content ou fache, car le foyer, c'est le foyer, et l'on a beau avoir fait tout ce qu'on peut pour s'endurcir, c'est neanmoins chose penible que de songer que vous avez la moitie de l'Ecosse entre vous et votre mere. Nous arrivions a Glasgow le lendemain. Le major nous conduisit au depot, ou un soldat qui avait trois chevrons sur le bras et un flot de rubans a son bonnet, montra tout ce qu'il avait de dents aux machoires, a la vue de Jim, et fit trois fois le tour de sa personne pour le considerer a son aise, comme s'il s'etait agi du chateau de Carlisle. Puis il s'approcha de moi, me donna des bourrades dans les cotes, tata mes muscles, et fut presque aussi content de moi que de Jim. -- Voila ce qu'il nous faut, major, voila ce qu'il nous faut, repetait-il sans cesse. Avec un million de nos gaillards, nous pouvons tenir tete a ce que Boney a de mieux. -- Comment cela marche-t-il? demanda le major. -- Ils font un effet piteux, a la vue, dit-il, mais a force de les lecher, ils prendront quelque forme. Les hommes d'elite ont ete transportes en Amerique, et nous sommes encombres de miliciens et de recrues. -- Ah! dit le major, nous aurons en face de nous de vieux, de bons soldats. Vous deux, si vous avez besoin de quelque aide, venez me trouver. Il nous fit un signe de tete et nous quitta. Nous commencames a comprendre qu'un major, qui est votre officier, est un personnage fort different d'un major qui se trouve etre votre voisin de campagne. Soit, mais a quoi bon vous ennuyer de toutes ces choses? J'userais une quantite de bonnes plumes d'oie rien qu'a vous raconter ce que nous fimes, Jim et moi, au depot de Glasgow, comment nous arrivames a connaitre nos officiers et nos camarades, et comment ils firent notre connaissance. Bientot arriva la nouvelle que les gens de Vienne, occupes jusqu'alors a decouper l'Europe en tranches comme s'il s'agissait d'un gigot de mouton, etaient rentres a tire d'aile dans leurs pays respectifs, que tout ce qui s'y trouvait, hommes et chevaux, etait en marche vers la France. Nous entendimes parler aussi de grands rassemblements, de grandes revues de troupes, qui avaient lieu a Paris. Puis on nous dit que Wellington etait dans les Pays-Bas, et que ce serait a nous et aux Prussiens a subir le premier choc. Le gouvernement embarquait des hommes et des hommes, aussi vite qu'il pouvait. Tous les ports de la cote Est etaient bondes de canons, de chevaux, de munitions. Le trois juin, nous recumes a notre tour notre ordre de mise en marche. Le soir meme, nous nous embarquames a Leith, et nous arrivames a Ostende le lendemain au soir. C'etait le premier pays etranger que je voyais. Il en etait d'ailleurs de meme pour la plupart de mes camarades, car il y avait surtout des jeunes soldats dans les rangs. Je crois revoir encore les eaux bleues, les lignes courbes des vagues du ressac, la longue plage jaune, et les bizarres moulins qui pivotent en battant des ailes, chose qu'on chercherait vainement d'un bout a l'autre de l'Ecosse. C'etait une ville propre, bien tenue, mais la taille y etait au- dessous de la moyenne, et on n'y trouvait a acheter ni ale ni galettes de farine d'avoine. De la nous nous rendimes dans un endroit nomme Bruges, puis de la a Gand ou nous fumes reunis avec le 52eme et le 95eme, deux regiments qui, avec le notre, formaient une brigade. C'est une ville etonnante, Gand, pour les clochers et les constructions en pierre. D'ailleurs, parmi toutes les villes que nous traversames, il n'en etait guere qui n'eut une eglise plus belle qu'aucune de celles de Glasgow. De la nous marchames sur Ath, petit village situe sur une riviere ou plutot sur un filet d'eau qui se nomme le Dender. Nous y fumes loges surtout dans des tentes, car il faisait un beau temps ensoleille, et toute la brigade fut occupee du matin au soir a faire l'exercice. Nous etions commandes par la general Adams, nous avions pour colonel Reynell, mais ce qui nous donnait le plus de courage, c'etait de songer que nous avions pour commandant en chef le Duc, dont le nom etait comme une sonnerie de clairon. Il etait a Bruxelles avec le gros de l'armee, mais nous savions que nous le verrions bientot s'il en etait besoin. Je n'avais jamais vu autant d'Anglais reunis, et je dois dire que j'eprouvais quelque dedain a leur egard, comme cela se voit toujours chez les gens qui habitent aux environs d'une frontiere. Mais les deux regiments qui etaient avec nous etaient dans d'aussi bons rapports de camaraderie qu'on pouvait le souhaiter. Le 52eme avait un effectif d'un millier d'hommes, et comptait beaucoup de vieux soldats de la Peninsule. Le 95eme regiment se composait de carabiniers, et ils avaient un habit vert au lieu du rouge. C'etait chose etrange que de les voir charger, car ils entouraient la balle d'un chiffon graisse, et la faisaient entrer avec un maillet, mais aussi ils tiraient plus loin et plus juste que nous. Toute cette partie de la Belgique etait alors couverte de troupes anglaises, car la Garde y etait aussi, aux environs d'Enghien, et il y avait des regiments de cavalerie, de notre cote, a quelque distance. Comme vous le voyez, Wellington etait oblige de deployer toutes ses forces, car Boney etait derriere son rideau de forteresses, et naturellement nous n'avions aucun moyen de savoir par quel cote il deboucherait. Toutefois on pouvait etre certain qu'il arriverait par ou on l'attendrait le moins. D'un cote, il pouvait s'avancer entre nous et la mer, et nous couper ainsi de l'Angleterre; d'un autre cote, il etait libre de se glisser entre les Prussiens et nous. Mais le Duc etait aussi malin que lui, car il avait autour de lui toute sa cavalerie et ses troupes legeres deployees comme une vaste toile d'araignee, de telle sorte que des qu'un Francais aurait mis le pied par-dessus la frontiere, le Duc etait en mesure de concentrer toutes ses troupes a l'endroit convenable. Pour moi, j'etais fort heureux a Ath, ou les gens etaient pleins de bonte et de simplicite. Un fermier nomme Bois, dans les champs duquel nous etions campes, fut un excellent ami pour la plupart de nous. A nos moments perdus, nous lui batimes une grange de bois, et plus d'une fois, moi et Job Seaton, mon serre-file, nous avons mis son linge a secher sur des cordes: on eut dit que l'odeur du linge humide avait plus que tout autre chose le don de nous reporter tout droit a la pensee du foyer domestique. Je me suis souvent demande si ce brave homme et sa femme vivent encore. Ce n'est guere probable, car bien que vigoureux, ils avaient depasse le milieu de la vie a cette epoque-la. Jim venait aussi quelque fois avec nous, et restait a fumer dans la vaste cuisine flamande, mais c'etait maintenant un Jim tout different de celui d'autrefois. Il avait toujours eu un fond de durete, mais on eut dit que son malheur l'avait entierement petrifie. Jamais je ne vis de sourire sur ses levres. Il etait bien rare qu'il parlat. Tout son esprit se concentrait sur l'idee de se venger de de Lissac, qui lui avait ravi Edie. Il passait des heures assis, le menton appuye sur ses deux mains, le regard fixe, le sourcil fronce, tout absorbe par une seule pensee. Cela avait fait d'abord de lui, jusqu'a un certain point, la cible des plaisanteries de certains, mais quand ils le connurent mieux, ils s'apercurent qu'il ne faisait pas bon rire de lui, et ils le laisserent tranquille. A cette epoque, nous nous levions de fort bonne heure, et generalement la brigade entiere etait sous les armes des la premiere lueur du jour. Un matin, c'etait le seize juin, nous venions de nous former, le general Adams etait alle a cheval donner un ordre au colonel Reynell, a environ une portee de fusil de l'endroit ou je me trouvais, quand tout a coup tous deux fixerent avec persistance leur regard sur la route de Bruxelles. Aucun de nous n'osa remuer la tete, mais tous les hommes du regiment tournerent les yeux de ce cote, et la nous vimes un officier, portant la cocarde d'aide de camp du general, arriver sur la route a grand fracas, de toute la vitesse qu'il pouvait donner a son grand cheval gris pommele. Il penchait la tete sur la criniere, et lui cinglait le cou avec le reste des renes. On eut dit que sa vie dependait de sa rapidite. -- Hola, Reynell, dit le general, voila qui commence a avoir l'air serieux. Qu'est-ce que vous dites de cela? Tous deux mirent leur cheval au trot pour s'avancer, et Adams ouvrit vivement la depeche que lui tendit le messager. L'enveloppe n'etait pas encore a terre qu'il fit demi-tour, et agita la lettre au-dessus. De sa tete, comme il l'eut fait de son sabre. -- Rompez les rangs! cria-t-il. Revue generale et mise en marche dans une demi-heure. Alors pendant un instant, il y eut grand bruit, grande agitation, et les nouvelles volerent de bouche en bouche. Napoleon avait franchi la frontiere la veille, pousse les Prussiens devant lui, et s'etait deja fort avance dans l'interieur du pays, a l'est par rapport a nous, avec cent cinquante mille hommes. Nous courumes de tous cotes rassembler nos effets, et dejeuner. Moins d'une heure apres, nous etions en marche, laissant derriere nous pour toujours Ath et le Dender. Il n'y avait pas un moment a perdre, car les Prussiens n'avaient donne a Wellington aucunes nouvelles de ce qui se passait, et bien qu'il se fut elance de Bruxelles aux premieres rumeurs de l'evenement, comme un bon chien de garde sort de son chenil, c'etait difficile de supposer qu'il pourrait arriver assez a temps pour porter secours aux Prussiens. C'etait une belle et chaude matinee, et pendant que la brigade marchait sur la large chaussee belge, la poussiere s'en elevait comme eut fait la fumee d'une batterie. Je puis vous dire que nous benimes celui qui avait plante les peupliers sur les bords, car leur ombre valait mieux pour nous que de la boisson. A travers champs, a gauche comme droite, il y avait d'autres routes, l'une tout pres de la notre, l'autre a un mille ou plus. Une colonne d'infanterie suivait la plus rapprochee. C'etait une belle rivalite qui nous animait, car des deux cotes on mettait toute son energie a jouer des jambes. Il flottait autour d'eux une si large guirlande de poussiere, que nous distinguions seulement les canons de fusils et les bonnets de peau d'ours pointant ca et la, ou la tete et les epaules d'un officier monte, dominant le nuage, et le drapeau qui flottait au vent. C'etait une brigade de la Garde, mais nous ne savions pas laquelle, car il y en avait deux qui faisaient la campagne avec nous. Dans le lointain, on voyait aussi sur la route un epais nuage de poussiere, mais qui s'entrouvrant de temps a autre, laissait apercevoir un long chapelet de grains scintillants d'un eclat d'argent. La brise apportait un tel bruit de musique grondante, sonore, eclatante, que jamais je n'entendis rien de pareil. Si j'avais ete laisse a moi-meme, j'aurais ete longtemps a savoir ce que c'etait, mais nos caporaux et nos sergents etaient tous d'anciens soldats, et il y en avait un qui marchait a cote de moi, hallebarde en main, et qui etait intarissable en conseils et renseignements. -- C'est la grosse cavalerie, dit-il. Vous voyez ce double reflet. Cela signifie qu'ils ont le casque aussi bien que la cuirasse. Ce sont les Royaux ou les Enniskillens, ou la Maison du Roi. Vous pouvez entendre leurs cymbales et leurs timbales. La grosse cavalerie francaise est trop forte pour nous. Ils sont dans la proportion de dix contre un, et de bons soldats aussi. Il faut viser a leur figure ou a leur cheval. Rappelez-vous cela, quand ils arriveront sur nous. Sans quoi, vous recevrez quatre pieds de lame a travers le foie pour vous apprendre a vivre. Ecoutez, ecoutez, ecoutez! Voici la vieille musique qui reprend! Il parlait encore que se fit entendre le grondement sourd d'une canonnade quelque part au loin, a l'est de nous. C'etait grave et rauque. On eut dit un rugissement de quelque bete feroce, toute barbouillee de sang, qui ne prospere qu'aux depens des existences humaines. Au meme instant on cria derriere nous " Eh! Eh! Eh! " et quelqu'un commanda d'une voix forte: " Laissez passer les canons! " Je tournai la tete et je vis les compagnies d'arriere-garde ouvrir soudain les rangs et se jeter de chaque cote de la route, pendant que six chevaux couleur creme, atteles par paires, galopant ventre a terre, arrivaient a grand fracas dans l'espace libre, trainant un beau canon de douze qui tournait et craquait derriere eux. Puis, il en vint un second, un troisieme, vingt quatre en tout, ils passerent pres de nous avec grand bruit, grand vacarme, les hommes en uniformes bleus, se tenant bien cramponnes aux canons et aux caissons, les conducteurs jurant, faisant claquer leurs fouets, les crinieres flottant au vent, les ecouvillons et les seaux s'agitant avec un bruit de ferraille. L'air etait tout remue de cette agitation febrile, du tintement sonore des chaines. Un grandement sourd monta des fosses. Les artilleurs y repondirent par des cris, et nous vimes rouler devant nous un nuage gris, et quantite de bonnets a poils firent par moments tache dans l'obscurite. Puis les compagnies se refermerent, pendant que le grondement qui s'entendait en avant de nous devenait plus fort et plus grave que jamais. -- Il y a la trois batteries, dit le sergent. Ce sont des _Bull_ et des _Webber Smith_. Ces derniers sont neufs. Il y en a davantage en avant de nous, car je vois ici la trace laissee par un canon de neuf, et tous les autres sont de douze. Si vous tenez a etre atteint, donnez la preference a un canon de douze, car un de neuf vous ecrabouille, tandis que celui de douze vous coupe en deux comme une carotte. Et il continua, en me donnant des details sur les horribles blessures qu'il avait vues, ce qui glacait mon sang dans mes veines. Vous auriez frotte toutes nos figures avec du blanc d'Espagne, que vous ne les auriez pas rendues plus blanches. -- Ah! Ah! Vous aurez l'air encore plus malades, quand vous aurez un paquet de mitraille dans les tripes! dit-il. A ce moment, voyant rire plusieurs vieux soldats, je commencai a comprendre que cet homme essayait de nous faire peur. Je me mis aussi a rire, et les autres en firent autant, mais on ne riait pas de tres bon coeur. Le soleil etait presque au-dessus de nos tetes quand on fit halte, dans une petite localite nommee Hal. Il y a la une vieille pompe que je fis marcher pour remplir mon shako. Jamais une cruche d'ale d'Ecosse ne me parut aussi bonne que cette eau-la. Des canons passerent encore devant nous, puis les Hussards de Vivian: il y en avait trois regiments, fort coquets sur leurs beaux chevaux bai-brun. C'etait un regal pour l'oeil. Les canons faisaient plus de bruit que jamais, et cela faisait vibrer mes nerfs, tout comme jadis, lorsque Edie a cote de moi, quelques annees auparavant, j'avais assiste a la lutte du navire de commerce contre les corsaires. Ce bruit etait maintenant si fort qu'il me semblait que l'on devait se battre de l'autre cote du bois le plus proche, mais mon ami le sergent en savait plus long. -- C'est a douze ou quinze milles d'ici, dit-il. Vous pouvez en etre certain, le general sait qu'on n'a pas besoin de nous, sans quoi nous ne serions pas a nous reposer a Hal. Il disait vrai, comme on le vit bien, car une minute apres, le colonel arriva pour nous donner l'ordre de former des faisceaux et de bivouaquer sur place. Nous y passames toute la journee, pendant laquelle nous vimes defiler de la cavalerie, de l'infanterie, de l'artillerie, Anglais, Hollandais, Hanovriens. La musique endiablee dura jusqu'au soir, s'enflant parfois en un rugissement, retombant parfois en un grondement indistinct. Vers huit heures du soir, elle cessa completement. Nous nous rongions d'impatience, comme vous pensez bien, d'apprendre ce qui se passait, mais nous savions que ce que ferait le Duc, serait bien fait, ce qui finit par nous inspirer un peu de patience. Le lendemain, la brigade resta a Hal, tout le matin, mais vers midi, un ordonnance arriva de la part du Duc, et nous avancames jusqu'a un petit village appele Braine le... je ne sais plus quoi. Il n'etait que temps, car un orage terrible fondit tout a coup sur nous, deversant des torrents d'eau qui changerent tous les champs et tous les chemins en marais et bourbiers. Dans ce village, les granges nous offrirent un abri, et nous y trouvames deux trainards, l'un faisait partie d'un regiment a jupon, l'autre etait un homme de la legion allemande, et ils avaient a nous apprendre des nouvelles qui etaient aussi sombres que le temps. Boney avait rosse les Prussiens la veille, et nos hommes avaient eu bien de la peine a tenir bon contre Ney: ils avaient pourtant fini par le battre. Cela vous fait aujourd'hui l'effet d'une vieille histoire toute defraichie, mais vous ne pouvez pas vous figurer notre empressement a nous entasser autour des deux hommes dans la grange. On se battait, on se bousculait, rien que pour attraper un mot de ce qu'ils disaient, et ceux qui avaient entendu etaient a leur tour assaillis par la foule de ceux qui ne savaient rien. On rit, on applaudit, on gemit tour a tour, en entendant raconter que la 44eme avait recu la cavalerie en ligne, que les Hollando- Belges avaient pris la fuite, que la Garde Noire avait laisse penetrer les Lanciers dans son carre, et les y avait tues a loisir. Mais les Lanciers mirent les rieurs de leur cote en reduisant le 69eme a sa plus simple expression et emportant un des drapeaux. Et pour conclure, le Duc battait en retraite afin de conserver le contact avec les Prussiens. Le bruit courait qu'il choisirait son terrain et livrerait une grande bataille a l'endroit meme ou nous avions fait halte. Et nous vimes bientot que ce bruit etait fonde, car le temps s'eclaircit vers le soir, et tout le monde monta sur la crete pour voir ce qui pouvait se voir. C'etait une belle campagne de terres a ble et de prairies. Les recoltes commencaient a jaunir, et les seigles, qui etaient superbes, atteignaient l'epaule d'un homme. Il etait impossible de concevoir un tableau plus paisible. De quelque cote qu'on portat les yeux, on ne voyait que collines aux courbes onduleuses toutes couvertes de ble, et par-dessus elles, les petits clochers de village dressant leurs pointes parmi les peupliers. Mais a travers tout ce joli tableau, apparaissait comme la marque d'un coup de fouet, une longue ligne d'hommes en marche, habilles les uns de rouge, les autres de vert, d'autres de bleu, de noir, se dirigeant en zigzag par la plaine, encombrant les routes; l'une des extremites si rapprochee, qu'elle pouvait entendre nos appels, quand les hommes mirent leurs fusils en faisceaux, sur la crete a notre gauche, tandis que l'autre extremite se perdait dans les bois, aussi loin que nous pouvions voir. Puis, sur d'autres routes, nous apercevions les attelages de chevaux tirant a grand-peine, l'eclat sombre des canons, les hommes qui se courbaient, s'arc-boutaient pour pousser aux roues et les degager de la vase epaisse, profonde. Pendant que nous etions la, regiment par regiment, brigade par brigade, vinrent prendre position sur la crete, et avant le coucher du soleil, nous etions formee en une ligne de plus de soixante mille hommes, fermant a Napoleon la routa de Bruxelles. Mais la pluie avait recommence avec force. Nous autres, du 77eme, nous nous precipitames de nouveau dans notre grange. Nous etions bien mieux abrites que le plus grand nombre de nos camarades, qui durent rester etendus dans la boue, sous les rafales de l'orage, et attendre ainsi jusqu'a la premiere lueur du jour. XII -- L'OMBRE SUR LA TERRE Il faisait encore une pluie fine le matin; des nuages bruns se mouvaient sous un vent humide et glacial. J'eprouvai une impression etrange en ouvrant les yeux, quand je songeai que je prendrais part, ce jour-la, a une bataille, bien qu'aucun de nous ne s'attendit a une bataille telle que celle qui se livra. Toutefois, nous etions debout, et tout prets des la premiere clarte, et quand nous ouvrimes les portes de notre grange, nous entendimes la plus divine musique que j'aie jamais ecoutee, et qui jouait quelque part, dans le lointain. Nous nous etions formes en petits groupes pour y preter l'oreille. Comme, c'etait doux, innocent, melancolique. Mais notre sergent eclata de rire en voyant combien nous etions charmes. -- Ce sont les musiques francaises, dit-il, et si vous montez jusque par ici, vous verrez ce que bon nombre d'entre vous pourront bien ne plus revoir. Nous montames. La belle musique arrivait encore a nos oreilles. Nous nous arretames sur une hauteur qui se trouvait a quelques pas de la grange. La-bas, au pied de la pente, a une demi-portee de fusil de nous, s'elevait une coquette maison de ferme couverte de tuiles, entouree d'une haie avec un bout de verger. Tout autour etaient ranges en ligne des hommes en habits rouges et hauts bonnets de fourrure, qui travaillaient avec une activite d'abeilles, a percer des trous dans les murailles et a barrer les portes. -- Ceux-la, ce sont les compagnies legeres de la Garde, dit le sergent. Ils tiendront bon dans cette ferme, tant qu'un seul sera capable de remuer le doigt. Mais regardez par-dessus. Vous verrez les feux de bivouac des Francais. Nous regardames de l'autre cote de la vallee, vers la crete basse, et nous vimes un millier de petites pointes jaunes de flamme, surmontees d'un panache de fumee noire qui montait lentement dans l'air alourdi. Il y avait une autre ferme sur la pente opposee de la vallee, et pendant que nous regardions, apparut soudain sur un tertre voisin, un petit groupe de cavaliers qui nous examinerent attentivement. Il y avait, en arriere, une douzaine de hussards, et en avant, cinq hommes, dont trois coiffes de casques, un autre avec un long plumet rouge et droit a son chapeau. Le dernier avait une coiffure basse. -- Par Dieu! s'ecria le sergent. C'est lui, c'est Boney, celui qui monte le cheval gris. Oui, j'en parierais un mois de solde. J'ecarquillai les yeux pour le voir, cet homme qui avait etendu au-dessus de toute l'Europe cette grande ombre, qui avait plonge les Nations dans les tenebres pendant vingt-cinq ans, cette ombre qui etait meme allee s'etendre jusqu'au-dessus de notre ferme lointaine, et nous avait violemment arraches, moi, Edie et Jim, a l'existence que nos familles avaient menees avant nous. Autant que je pus en juger a cette distante, c'etait un homme trapu, aux epaules carrees. Il tenait appliquee a ses yeux sa lorgnette, en ecartant fortement les coudes de chaque cote. J'etais encore occupe a le regarder, quand j'entendis a cote de moi un fort souffle de respiration. C'etait Jim, dont les yeux luisaient comme des charbons ardents. Il avancait la figure jusque sur mon epaule. -- C'est lui, Jock, dit-il a voix basse. -- Oui, c'est Boney, repondis-je. -- Non, non, c'est lui; c'est de Lapp, ou de Lissac, a moins que ce demon n'ait encore quelque autre nom. C'est lui. Alors je le reconnus immediatement. C'etait le cavalier dont le chapeau etait orne d'un grand plumet rouge. Meme a cette distance, j'aurais jure que c'etait lui, en voyant ses epaules tombantes, et sa facon de porter la tete. Je fermai les mains sur le bras de Jim, car je voyais bien qu'il avait le sang en ebullition a la vue de cet homme, et qu'il etait capable de n'importe quelle folie. Mais a ce moment il sembla que Bonaparte se penchait et disait a de Lissac quelques mots. Le groupe fit demi-tour et disparut pendant que resonnait un coup de canon, et que d'une batterie placee sur la crete partait un nuage de fumee blanche. Au meme instant, on sonna, dans notre village, au rassemblement. Nous courumes a nos armes et on se forma. Il y eut une serie de coups de feu tires tout le long de la ligne, et nous crumes que la bataille avait commence, mais en realite cela venait de ce que nos canonniers nettoyaient leurs pieces. Il etait en effet a craindre que les amorces n'aient ete mouillees par l'humidite de la nuit. De l'endroit ou nous etions, nous avions sous les yeux un spectacle qui meritait qu'on passat la mer pour le voir. Sur notre crete s'etendaient les carres, alternativement rouges et bleus, qui allaient jusqu'a un village, situe a plus de deux miles de nous. On se disait neanmoins tout bas, de rang en rang, qu'il y avait trop de bleu et pas assez de rouge, car les Belges avaient montre la veille qu'ils n'avaient pas le coeur assez ferme pour la besogne, et nous avions vingt mille de des hommes-la comme camarades. En outre, nos troupes anglaises elles memes etaient composees de miliciens et de recrues, car l'elite de nos vieux regiments de la Peninsule etaient encore sur des transports, en train de passer l'Ocean, au retour de quelque stupide querelle avec nos parents d'Amerique. Nous avions toutefois, avec nous, les peaux d'ours de la Garde, formant deux fortes brigades, les bonnets des Highlanders, les bleus de la Legion allemande, les lignes rouges de la brigade Pack, de la brigade de Kempt, le petit pointille vert des carabiniers, disposes a l'avant. Nous savions que, quoiqu'il arrivat, c'etaient des gens a tenir bon partout ou on les placerait, et qu'ils avaient a leur tete un homme capable de les placer dans les postes ou ils pourraient tenir bon. Du cote des Francais, nous n'apercevions guere que le clignotement de leurs feux de bivouac, et quelques cavaliers disperses sur les courbes de la crete. Mais comme nous etions la a attendre, tout a coup retentit la bruyante fanfare de leurs musiques. Leur armee entiere monta et deborda, par-dessus la faible hauteur qui les avait caches; les brigades succedant aux brigades, les divisions aux divisions, jusqu'a ce qu'enfin toute la pente, jusqu'en bas, eut pris la couleur bleue de leurs uniformes, et scintilla de l'eclat de leurs armes. On eut dit qu'ils n'en finiraient pas, car il en venait, il en venait, sans interruption, pendant que nos hommes, appuyes sur leurs fusils, fumant leur pipe, regardaient la-bas ce vaste rassemblement, et ecoutaient ce que savaient les vieux soldats qui avaient deja combattu contre les Francais. Puis, lorsque l'infanterie se fut formee en masses longues et profondes, leurs canons arriverent en bondissant et tournant le long de la pente. Rien de plus joli a voir que la prestesse avec laquelle ils les mirent en batterie, tout prets a entrer en action. Ensuite, a un trot imposant, se presenta la cavalerie, trente regiments au moins, avec la cuirasse, le plumet au casque, armes du sabre etincelant ou de la lance a pennon. Ils se formerent sur les flancs et en arriere en longues lignes mobiles et brillantes. -- Voila nos gaillards, s'ecria notre vieux sergent. Ce sont des goinfres a la bataille. Oh pour cela! oui. Et vous voyez ces regiments au milieu, ceux qui ont de grands shakos, un peu en arriere de la ferme. C'est la Garde. Ils sont vingt mille, mes enfants, tous des hommes d'elite, des diables a tete grise, qui n'ont fait autre chose que de se battre depuis le temps ou ils n'etaient pas plus haut que mes guetres. Ils sont trois contre deux, ils ont deux canons contre un, et par Dieu! vous autres recrues, ils vous feront desirer d'etre revenus a Argyle street, avant d'en avoir fini avec vous. Il n'etait guere encourageant, notre sergent, mais il faut dire qu'il avait ete a toutes les batailles depuis la Corogne, et qu'il avait sur la poitrine une medaille avec sept barrettes, de sorte qu'il avait le droit de parler comme il lui plaisait. Quand les francais se furent ranges entierement, un peu hors de la portee des canons, nous vimes un petit groupe de cavaliers tout chamarres d'argent, d'ecarlate et d'or, circuler rapidement entre les divisions, et sur leur passage eclaterent, des deux cotes, des cris d'enthousiasme, et nous pumes voir des bras s'allonger, des mains s'agiter vers eux. Un instant apres, le bruit cassa. Les deux armees resterent face a face dans un silence absolu, terrible. C'est un spectacle qui revient souvent dans mes reves. Puis, tout a coup, il se produisit un mouvement desordonne parmi les hommes qui se trouvaient juste devant nous. Une mince colonne se detacha de la grosse masse bleue, et s'avanca d'un pas vif vers la ferme situee en bas de notre position. Elle n'avait pas fait cinquante pas qu'un coup de canon partit d'une batterie anglaise a notre gauche. La batailla de Waterloo venait de commencer. Il ne m'appartient pas de chercher a vous raconter l'histoire de cette bataille, et d'ailleurs je n'aurais pas demande mieux que de me tenir en dehors d'un pareil evenement, s'il n'etait pas arrive que notre destin, celui de trois modestes etres qui etaient venus la de la frontiere, avait ete de nous y meler au meme point que s'il s'etait agi de n'importe lequel de tous les rois ou empereurs. A dire honnetement la verite, j'en ai appris sur cette bataille, plus par ce que j'ai lu que par ce que j'ai vu. En effet, qu'est-ce que je pouvais voir, avec un camarade de chaque cote, et une grosse masse de fumee blanche au bout de mon fusil. Ce fut par les levres et par les conversations d'autres personnes que j'appris comment la grosse cavalerie avait fait des charges, comment elle avait enfonce les fameux cuirassiers, comment elle fut hachee en morceaux avant d'avoir pu revenir. C'est aussi par la que j'appris tout ce qui concerne les attaques successives, la fuite des Belges, la fermete qu'avaient montree Pack et Kempt. Mais je puis, d'apres ce que je sais par moi meme, parler de ce que nous vimes nous memes par les intervalles de la fumee et les moment d'accalmie de la fusillade, et c'est precisement cela que je vous raconterai. Nous etions a la gauche de la ligne, et en reserve, car le duc craignait que Boney ne cherchat a nous tourner de ce cote, pour nous prendre par derriere, de sorte que nos trois regiments, ainsi qu'une autre brigade anglaise et les Hanovriens, avaient ete postes la pour etre prets a tout hasard. Il y avait aussi deux brigades de cavalerie legere, mais l'attaque des Francais se faisait entierement de front, si bien que la journee etait deja assez avancee avant qu'on eut reellement besoin de nous. La batterie anglaise, qui avait tire le premier coup de canon, continuait a faire feu bien loin vers notre gauche. Une batterie allemande travaillait ferme a notre droite. Aussi etions-nous completement enveloppes de fumee, mais nous n'etions pas caches au point de rester invisibles pour une ligne d'artillerie francaise, postee en face de nous, car une vingtaine de boulets traverserent l'air avec un sifflement aigu, et vinrent s'abattre juste au milieu de nous. Comme j'entendis le bruit de l'un d'eux qui passa pres de mon oreille, je baissai la tete comme un homme qui va plonger, mais notre sergent me donna une bourrade dans les cotes avec le bout de sa hallebarde. -- Ne vous montrez pas si poli que ca, dit-il. Ce sera assez tot pour le faire une fois pour toutes quand vous serez touche. Il y eut un de ces boulets qui reduisit en une bouillie sanglante cinq hommes a la fois, et je vis ce boulet immobile par terre. On eut dit un ballon rouge de football. Un autre traversa le cheval de l'adjudant avec un bruit sourd comme celui d'une pierre lancee dans de la boue. Il lui brisa les reins et le laissa la gisant, comme une groseille eclatee. Trois autres boulets tomberent plus loin vers la droite. Les mouvements desordonnes et les cris nous apprirent qu'ils avaient porte. -- Ah! James, vous avez perdu une bonne monture, dit le major Reed, qui se trouvait juste devant moi, en regardant l'adjudant dont les bottes et les culottes ruisselaient de sang. -- Je l'avais paye cinquante belles livres a Glasgow, dit l'autre. N'etes-vous pas d'avis, major, que les hommes feraient mieux de se tenir couches, maintenant que les canons ont precise leur tir sur nous? -- Pfut! dit l'autre, ils sont jaunes, James. Cela leur fera du bien. -- Ils en apprendront assez, avant que la journee soit finie, repondit l'adjudant. Mais a ce moment, le colonel Reynell vit que les carabiniers et le 52eme etaient couches a droite et a gauche de nous, de sorte qu'il nous commanda de nous etendre aussi a terre. Nous fumes rudement contents, lorsque nous pumes entendre les projectiles passer, en hurlant comme des chiens affames, par-dessus notre dos a quelques pieds de hauteur. Meme alors un bruit sourd, un eclaboussement presque a chaque minute, puis un cri de douleur, un trepignement de bottes sur le sol, nous apprenaient que nous subissions de grosses pertes. Il tombait une pluie fine. L'air humide maintenait la fumee pres de terre: aussi nous ne pouvions voir que par intervalles ce qui se passait juste devant nous, bien que le grondement des canons nous montra que la bataille etait engagee sur toute la ligne. Quatre cents pieces tournaient alors ensemble, et faisaient assez de bruit pour nous briser le tympan. En effet, il n'y eut pas un de nous a qui il ne resta un sifflement dans la tete pendant bien des jours qui suivirent. Juste en face de nous, sur la pente de la hauteur, il y avait un canon francais et nous distinguions parfaitement les servants de cette piece. C'etait de petits hommes agiles, avec des culottes tres collantes, de grands chapeaux, avec de grands plumets raides et droits, mais ils travaillaient comme des tondeurs de moutons, ne faisant que bourrer, passer l'ecouvillon, et tirer. Ils etaient quatorze quand je les vis pour la premiere fois. La derniere, ils n'etaient plus que quatre, mais ils travaillaient plus activement que jamais. La ferme qu'on appelle Hougoumont etait en bas, en face de nous. Pendant toute la matinee, nous pumes voir qu'il s'y livrait une lutte terrible, car les murs, les fenetres, les haies du verger n'etaient que flammes et fumee et il en sortait des cris et des hurlements tels que je n'avais jamais rien entendu de pareil jusqu'alors. Elle etait a moitie brulee, tout eventree par les boulets. Dix mille hommes martelaient ses portes, mais quatre cents soldats de la garde s'y maintinrent pendant la matinee, deux cents pendant la soiree, et pas un Francais n'en depassa le seuil. Mais comme ils se battaient, ces Francais! Ils ne faisaient pas plus de cas de leur vie que de la boue dans laquelle ils marchaient. Un d'eux -- je crois le voir encore -- un homme au teint hale, assez repus, et qui marchait avec une canne, s'avanca en boitant, tout seul, pendant une accalmie de la fusillade, vers la porte laterale de Hougoumont, ou il se mit a frapper, en criant a ses hommes de les suivre. Il resta la cinq minutes, allant et venant devant les canons de fusil qui l'epargnaient, jusqu'a ce qu'enfin un tirailleur de Brunswick, poste dans le verger, lui cassa la tete d'un coup de feu. Et il y en eut bien d'autres comme lui, car pendant toute la journee, quand ils n'arrivaient pas en masses, ils venaient par deux, par trois, l'air aussi resolu que s'ils avaient toute l'armee sur leurs talons. Nous restames ainsi tout le matin, a contempler la bataille qui se livrait la-bas a Hougoumont; mais bientot le Duc reconnut qu'il n'avait rien a craindre sur sa droite, et il se mit a nous employer d'une autre maniere. Les francais avaient pousse leurs tirailleurs jusqu'au dela de la ferme. Ils etaient couches dans le ble encore vert en face de nous. De la, ils visaient les canonniers, si bien que sur notre gauche trois pieces sur six etaient muettes, avec leurs servants epars sur le sol autour d'elles. Mais le Duc avait l'oeil a tout. A ce moment, il arriva au galop. C'etait un homme maigre, brun, tout en nerfs, avec un regard tres vif, un nez crochu, et une grande cocarde a son chapeau. Il avait derriere lui une douzaine d'officiers, aussi fringants que s'ils participaient a une chasse au renard, mais de cette douzaine il n'en restait pas un seul le soir. -- Chaude affaire, Adams! dit-il en passant. -- Tres chaude, votre Grace, dit notre general. -- Mais nous pouvons les arreter, je crois. Tut! Tut! nous ne saurions permettre a des tirailleurs de reduire une batterie au silence. Allez me debusquer ces gens-la, Adams. Alors j'eprouvai pour la premiere fois ce frisson diabolique qui vous court dans le corps, quand on vous donne votre role a remplir dans le combat. Jusqu'a present, nous n'avions pas fait autre chose que de rester couches et d'etre tues, ce qui est la chose la plus maussade du monde. A present notre tour etait venu, et sur ma parole, nous etions prets. Nous nous levames, toute la brigade, en formant une ligne de quatre hommes d'epaisseur. Alors _ils_ se sauverent comme des vanneaux, en baissant la tete, arrondissant le dos, et trainant leurs fusils par terre. La moitie d'entre eux echapperent, mais nous nous emparames des autres, et tout d'abord de leur officier, car c'etait un tres gros homme, qui ne pouvait courir bien vite. Je recus comme un coup en voyant Rob Stewart, qui etait a ma droite, planter sa baionnette en plein dans le large dos de cet homme, que j'entendis jeter un hurlement de damne. On ne fit aucun quartier dans ce champ; on s'escrima contre eux de la pointe ou de la crosse. Les hommes avaient maintenant le sang en feu, et cela n'avait rien d'etonnant, car pendant toute la matinee, ces guepes n'avaient cesse de nous piquer, tout en restant presque invisibles pour nous. Et alors, apres avoir franchi l'autre bord du champ de ble, comme nous etions sortis de la zone de fumee, nous vimes devant nous l'armee francaise tout entiere, dont nous n'etions separes que par deux pres et un petit sentier. Nous jetames un grand cri en les voyant, et nous nous serions lances a l'attaque, si l'on nous avait laisses faire, car les jeunes soldats ne se figurent pas que cela puisse mal tourner poux eux jusqu'au moment ou ils sont completement engages. Mais le Duc etait venu au trot tout pres de nous pendant que nous avancions. Les officiers passaient a cheval devant nous en agitant leurs epees pour nous arreter. Des sonneries de clairons se firent entendre. Il y eut des poussees, des manoeuvres, les sergents jurant et nous bourrant de coups de hallebarde. En moins de temps qu'il ne m'en faut pour l'ecrire, la brigade etait disposee en trois petits carres bien dessines, tout herisses de baionnettes, et disposes en echelon, comme on dit, ce qui permettait a chacun d'eux de tirer en travers de l'une des faces de l'autre. Ce fut la notre salut, comme je pus le voir, tout jeune soldat que j'etais, et il n'etait meme que temps. Il y avait sur notre flanc droit une colline basse et onduleuse. De derriere cette colline montait un bruit auquel rien au monde ne ressemble autant que celui des vagues sur la cote de Berwick quand le vent vient de l'est. La terre etait tout ebranlee de ce grondement sourd: l'air en etait plein. -- Ferme, soixante-onzieme, au nom de Dieu, tenez ferme! cria derriere nous la voix de notre colonel, mais nous n'avions devant nous que la pente douce et verte de la colline, toute piquetee de marguerites et de pissenlits. Puis tout a coup par-dessus la cime nous vimes surgir huit cents casques de cuivre, cela subitement. Chacun de ces casques faisait flotter une longue criniere, et sous ses casques apparurent huit cents figures farouches, halees, qui s'avancaient, se penchaient jusque sur les oreilles d'un meme nombre de chevaux. Pendant un instant, on vit briller des cuirasses, brandir des sabres, des crinieres s'agiter, des naseaux rouges s'ouvrir, se fermer avec fureur. Des sabots battirent l'air devant nous. Alors la ligne des fusils s'abaissa. Nos balles se heurterent contre leurs cuirasses avec le crepitement de la grele contre une fenetre. Je fis feu comme les autres et me hatai de recharger, en regardant devant moi, a travers la fumee, ou je vis un objet long et mince qui allait flottant lentement en avant et en arriere. Un coup de clairon nous avertit de cesser le feu. Une bouffee de vent emporta le voile qui s'etendait devant nous et alors nous pumes voir ce qui s'etait passe. Je m'etais attendu a voir la moitie de ce regiment de cavalerie couche a terre, mais soit que leurs cuirasses les eussent proteges, soit que par suite de notre jeunesse et de l'agitation que nous avait causee leur approche, nous eussions tire haut, notre feu ne leur avait pas cause grand dommage. Environ trente chevaux gisaient par terre, trois ensemble a moins de dix yards de moi, celui du milieu etait completement sur le dos, les quatre pattes en l'air, et c'etait l'une de ces pattes que j'avais vue s'agiter a travers la fumee. Il y avait huit ou dix morts et autant de blesses, qui restaient assis sur l'herbe, la plupart tout etourdis, mais l'un d'eux criant a tue-tete: -- Vive l'Empereur! Un autre, qui avait recu une balle dans la cuisse, un grand diable a moustache noire, etait assis le dos contre le cadavre de son cheval. Ramassant sa carabine, il fit feu avec autant de sang-froid que s'il avait concouru pour le tir a la cible, et il atteignit en plein front Angus Myres qui n'etait separe de moi que par deux hommes. Il allongeait la main pour prendre une autre carabine qui se trouvait tout pres, mais avant qu'il eut le temps de la saisir, le gros Hodgson, qui formait le pivot de la compagnie de Grenadiers, accourut et lui planta sa baionnette dans la gorge. Grand dommage, car c'etait un fort bel homme! Tout d'abord je m'imaginai que les cuirassiers s'etaient enfuis a la faveur de la fumee, mais ils n'etaient pas gens a le faire aussi facilement. Leurs chevaux avaient devie sous notre feu. Ils avaient continue leur course au dela de notre carre et recu le feu des deux carres places plus loin. Alors ils franchirent une haie, rencontrerent un regiment de Hanovriens forme en ligne et les traiterent comme ils nous auraient traites si nous n'avions pas ete aussi prompts. Ils le taillerent en pieces en un instant. C'etait terrible de voir les gros Allemands courir en criant pendant que les cuirassiers, se dressant sur leurs eperons pour donner plus d'elan a leurs sabres longs et lourds, les abattaient d'estoc et de taille sans merci. Je ne crois pas qu'il soit reste cent hommes en vie de ce regiment. Les Francais revinrent, passant devant nous, criant et brandissant leurs armes qui etaient rouges jusqu'a la garde. Ils agissaient ainsi pour nous faire tirer, mais notre colonel etait un vieux soldat. A cette distance nous ne pouvions leur faire beaucoup de mal, et ils auraient fondu sur nous avant que nous eussions recharge. Trois cavaliers passerent encore un peu derriere la crete a notre droite. Nous savions fort bien, que si nous ouvrions notre carre, ils seraient sur nous en un clin d'oeil. D'autre part, il etait bien dur d'attendre la ou nous etions, car ils avaient donne le mot a une batterie de douze canons, qui se forma a mi-cote, a quelque centaines de yards mais nous ne pouvions l'apercevoir. Elle nous envoyait par-dessus la crete des boulets qui arrivaient juste au milieu de nous; c'est ce qu'on appelle un tir plongeant, et un de leurs artilleurs courut au haut de la pente pour planter, dans la terre humide, un epieu qui devait leur servir de guide. Il le fit sous les fusils memes de toute la brigade. Aucun de nous ne tira sur lui, car chacun comptait pour cela sur son voisin. L'enseigne Samson, le plus jeune des sous-officiers du regiment sortit du carre en courant, et alla arracher l'epieu, mais aussi prompt qu'un brochet a la poursuite d'uns truite, un lancier apparut sur la crete, et lui porta un coup si violent par derriere, que non seulement la pointe, mais encore le pennon de sa lance sortirent par devant, entre le second et le troisieme bouton de la tunique du petit. -- Helene! Helene! cria-t-il avant de tomber mort la face en avant, pendant que le lancier, crible de balles, s'abattait pres de lui, sans lacher son arme, de sorte qu'ils gisaient ensemble, joints par ce terrible trait d'union. Mais quand la batterie eut ouvert son feu, nous n'eumes guere le temps de songer a autre chose. Un carre est un excellent moyen de recevoir la cavalerie, mais il n'en est point de pire quand il s'agit de recevoir des boulets comme nous nous en apercumes, quand ils commencerent a tailler des coupures rouges a travers nos rangs, au point que nos oreilles etaient lasses d'entendre le bruit sourd d'eclaboussement, que faisait la masse de fer en heurtant de la chair et du sang. Au bout de dix minutes de cette manoeuvre, notre carre se deplaca d'une centaine de pas vers la droite, mais nous laissions derriere nous un autre carre, car cent vingt hommes et sept officiers marquaient la place que nous avions occupee. Mais les canons nous retrouverent. On essaya de la formation en ligne, mais aussitot la cavalerie -- c'etaient cette fois des lanciers -- fondit sur nous par-dessus la hauteur. Je dois vous dire que nous fumes contents d'entendre le bruit des sabots de chevaux, car nous savions que l'artillerie suspendait son feu un instant, et nous laisserait une chance de rendre coup pour coup. Et c'est ce que nous fimes fort bien, car avec notre sang-froid, nous avions pris de la malice et de la cruaute. Pour mon compte, il me semblait que je me souciais aussi peu des cavaliers que s'il se fut agi d'autant de moutons de Corriemuir. Il arrive un moment ou l'on cesse de songer a sa peau, et il vous semble que vous cherchez seulement quelqu'un a qui faire payer tout ce que vous avez souffert. Cette fois nous primes notre revanche sur les lanciers, car ils n'avaient pas de cuirasses pour les proteger, et d'une seule salve, nous en jetames a bas soixante-dix. Peut-etre que si nous avions vu soixante dix meres pleurant sur les corps de leurs garcons, nous n'aurions pas ete aussi contents, mais les hommes, quand ils livrent bataille, ne sont plus que des betes; et ils ont juste autant de raison que deux taurillons quand ils ont reussi a se prendre par la gorge. A ce moment, le colonel eut une idee excellente. Apres avoir calcule qu'apres cette charge, la cavalerie serait eloignee pendant cinq minutes, il nous reforma en ligne et nous fit reculer jusqu'a un creux plus profond, ou nous devions etre a l'abri de l'artillerie, avant qu'elle put recommencer son tir. Cela nous donna le temps de respirer, et nous en avions grand besoin, car le regiment fondait comme un glacon au soleil. Mais si mauvais que cela fut pour nous, ce fut bien pire pour d'autres. Tous les Hollando-Belges s'etaient sauves a toutes jambes a ce moment-la, au nombre de quinze mille, et il en resultait de grands vides dans notre ligne, a travers lesquels la cavalerie francaise allait et venait comme elle voulait. Puis, les canons francais avaient ete bien superieurs aux notres par le tir et le nombre; notre grosse cavalerie avait ete hachee meme, si bien que les affaires ne prenaient pas une tournure fort gaie pour nous. D'autre part, Hougoumont, qui n'etait plus qu'une ruine trempee de sang, etait reste entre nos mains. Tous les regiments anglais tenaient bon. Pourtant, a dire la verite vraie, comme on doit le faire quand on est un homme, il y avait parmi les habits bleus qui partirent vers l'arriere, une pincee d'habits rouges. Mais c'etaient de tous jeunes gens, ceux-la, des trainards, des coeurs laches comme il s'en trouve partout. Je le repete, pas un regiment ne flechit. Ce que nous pouvions distinguer de la bataille etait fort peu de chose, mais il eut fallu etre aveugle pour ne point voir que, derriere nous, la campagne etait couverte de fuyards. Cependant alors, bien que nous autres, de l'aile droite, nous n'en sussions rien, les Prussiens avaient commence leur mouvement. Napoleon avait detache vingt mille hommes pour les arreter, et c'etait une compensation pour ceux d'entre nous qui s'etaient sauves. Les forces en presence etaient a peu pres les memes qu'au debut. Tout cela, pourtant, etait fort obscur pour nous. A un certain moment, la cavalerie francaise avait deborde en tel nombre entre nous et le reste de l'armee, que nous crumes quelque temps etre la seule brigade restee debout. Alors, serrant les dents, nous primes la resolution de vendre notre vie le plus cher possible. Il etait entre quatre et cinq heures de l'apres-midi, et nous n'avions rien a manger, pour la plupart, depuis la veille au soir. Par-dessus le marche, nous etions trempes par la pluie. Elle nous avait arroses pendant tout le jour, mais pendant les dernieres heures, nous n'avions pas eu un moment pour songer au temps ou a notre faim. Alors nous nous mimes a regarder autour de nous et a raccourcir nos ceinturons, a nous demander qui avait ete atteint, qui avait ete epargne. Je fus content de revoir Jim, la figure toute noire de poudre, debout a ma droite et appuye sur son fusil. Il vit que je le regardais et me demanda, en criant, si j'etais blesse. -- Tout va bien, Jim, repondis-je. -- Je crains bien d'etre venu ici chasser un gibier imaginaire, dit-il, d'un air sombre. Mais ce n'est pas encore fini, par Dieu! j'aurai sa peau, ou il aura la mienne. Il avait si longtemps couve son tourment, le pauvre Jim, que je crois vraiment que cela lui avait tourne la tete. En effet, il avait dans les yeux, en parlant, une expression qui n'avait presque rien d'humain. Il avait toujours ete de ceux qui prennent a coeur, meme de petites choses, et depuis qu'Edie l'avait abandonne, je crois qu'il n'avait jamais ete maitre de lui-meme. Ce fut a ce moment de la bataille que nous assistames a deux combats singuliers, chose assez commune, a ce qu'on me dit, dans les batailles d'autrefois, avant que les hommes fussent exerces a se battre par masses. Comme nous etions couches dans le fosse, deux cavaliers arriverent a fond de train, sur la crete, en face de nous. Le premier etait un dragon anglais. Il avait la figure presque dans la criniere de son cheval. Derriere lui, arrivait a grand bruit, sur une grosse jument noire, un cuirassier francais, vieux gaillard a la tete grise. Les notres se mirent a les huer au passage, car il leur paraissait honteux qu'un Anglais courut ainsi, mais au moment ou ils passerent devant nous, on vit de quoi il s'agissait. Le dragon avait laisse choir son arme, il etait desarme, et l'autre le serrait d'aussi pres pour l'empecher d'en trouver une autre. A la fin, pique sans doute par nos huees, l'Anglais prit son parti d'affronter le combat. Ses yeux tomberent sur une lance qui se trouvait pres du cadavre d'un Francais. Il fit obliquer un peu son cheval, pour laisser passer l'autre, et alors, sautant a bas avec adresse, il s'en saisit. Mais l'autre etait un vieux routier, et il fondit sur lui comme un boulet. Le dragon para le coup avec sa lance, mais l'autre la detourna et lui planta son sabre a travers l'omoplate. Cela se passa en un instant. Puis le Francais mit son cheval au trot, en nous jetant un ricanement par-dessus son epaule, comme un chien hargneux. La premiere partie etait gagnee pour eux, mais nous eumes bientot a marquer un point. L'ennemi avait pousse en avant une ligne de tirailleurs, qui dirigeaient leur feu sur nos batteries de droite, plutot que sur nous, mais nous envoyames deux compagnies du 95eme, pour les tenir en echec. Cela produisait un effet singulier, ces bruits secs et aigres, car des deux cotes on se servait de la carabine. Parmi les tirailleurs francais se tenait debout un officier, un homme de haute taille, maigre, avec un manteau sur ses epaules. Quand les notres arriverent, il s'avanca jusqu'a mi-chemin entre les deux troupes et s'arreta bien droit, dans l'attitude d'un escrimeur, la tete rejetee en arriere. Je le vois encore aujourd'hui, les paupieres abaissees, une sorte de sourire narquois sur la physionomie. A cette vue, le sous-officier des carabiniers, un grand beau jeune homme, courut en avant, foncant sur lui avec ce singulier sabre courbe que portent les carabiniers. Ils se heurterent comme deux beliers, car ils couraient a la rencontre l'un de l'autre. Ils tomberent par l'effet de ce choc, mais le Francais etait dessous. Notre homme brisa son arme pres de la poignee, et recut l'arme de l'autre a travers le bras gauche, mais il fut le plus fort, et trouva le moyen d'oter la vie a son ennemi avec le troncon ebreche de son arme. Je croyais bien que les tirailleurs francais allaient l'abattre, mais pas une detente ne partit, et il revint a sa compagnie avec une lame de sabre dans un bras, et une moitie de sabre a la main. XIII -- LA FIN DE LA TEMPETE Parmi tant de choses qui paraissant etranges dans une bataille, maintenant que j'y songe, il n'en est pas de plus singuliere que la facon dont elle agit sur mes camarades. Pour quelques-uns, on eut dit qu'ils se livraient a leur repas journalier, sans qu'ils eussent fait de question, remarque de changement. D'autres marmotterent des prieres depuis le premier coup de canon jusqu'a la fin; d'autres sacraient, lachaient des jurons a vous faire dresser les cheveux sur la tete. Il y en avait un, l'homme a ma gauche, Mike Threadingham, qui ne cessa de me parler de sa tante Sarah, une vieille fille, qui avait legue une maison pour les enfants des marins noyes, tout l'argent qu'elle lui avait promis. Il me dit cette histoire et la recommenca. Puis, la bataille finie, il jura ses grands dieux qu'il n'avait pas ouvert la bouche de tout le jour. Quant a moi, je ne saurais dire si je parlai ou non, mais je sais que j'avais l'intelligence et la memoire plus claires que je ne les ai jamais eues, que je pensai tout le temps aux vieux parents laisses a la maison, a la cousine Edie, a ses yeux fripons et mobiles, a de Lissac et ses moustaches de chat, a toutes les aventures de West Inch, qui avaient fini par nous conduire dans les plaines de Belgique, servir de cible a deux cent cinquante canons. Pendant tout ce temps, le grondement de ces canons avait ete terrible a entendre, mais ils se turent soudain. Ce n'etait cependant que le calme momentane au cours d'une tempete. Alors, on devine que presque immediatement, il va etre suivi d'un pire dechainement de l'orage. Il y avait encore un bruit tres fort vers l'aile la plus eloignee, ou les Prussiens se frayaient passage en avant, mais c'etait a deux milles de la. Les autres batteries, tant francaises qu'anglaises, se turent. La fumee s'eclaircit de facon que les deux armees purent[2] se voir un peu. Notre crete offrait un spectacle terrible. On eut dit qu'il restait a peine quelques parcelles de rouge et des lignes vertes a l'endroit ou avait ete la legion allemande, tandis que les masses francaises semblaient aussi denses qu'avant. Nous savions pourtant qu'ils avaient du perdre plusieurs milliers d'hommes dans ces attaques. Nous entendimes de grands cris de joie partir de leur cote; puis, tout a coup, leurs batteries rouvrirent le feu avec un vacarme tel que celui qui venait de finir n'etait rien en comparaison. Il devait etre deux fois aussi fort, car chaque batterie etait deux fois plus rapprochee. Elles avaient ete deplacees de facon a tirer presque a bout portant, d'enormes masses de cavalerie, disposees dans leurs intervalles, pour les defendre contre toute attaque. Quand ce tapage infernal arriva a nos oreilles, il n'y eut pas un homme, jusqu'au petit tambour, qui ne comprit ce que cela signifiait. C'etait le dernier et supreme effort que faisait Napoleon pour nous ecraser. Il ne restait plus que deux heures de jour, et si nous pouvions tenir ce temps-la, tout irait bien. Epuises par la faim, la fatigue, accables, nous faisions des prieres pour obtenir la force de charger nos armes, de sabrer, de tirer, tant qu'un de nous resterait debout. Maintenant, la canonnade ne pouvait plus nous faire grand mal, car nous etions couches a plat ventre, et nous pouvions en un instant nous dresser en une masse herissee de baionnettes, si la cavalerie fondait de nouveau sur nous. Mais, derriere le tonnerre des canons, s'entendait un bruit plus clair, plus aigre, un bruit de froissement, de frottement, le plus farouche, le plus saccade, le plus entrainant des bruits. -- C'est _le pas de charge_, cria un officier. Cette fois ils veulent en finir. Et, comme il parlait encore, nous vimes une chose etrange. Un Francais, portant l'uniforme d'officier de hussards, s'avanca au galop vers nous sur un petit cheval bai. Il criait a tue-tete: " Vive le Roi! Vive le Roi! " Autant dire que c'etait un deserteur, puisque nous etions du cote du Roi, et qu'eux soutenaient l'Empereur. En passant pres de nous, il nous cria en anglais: -- La Garde arrive! la Garde arrive! Puis il disparut vers l'arriere, comme une feuille emportee par l'orage. Au meme moment, un aide de camp accourut, avec la figure la plus rouge que j'aie jamais vu sur le corps d'un homme. -- Il faut que vous les arretiez, ou bien nous sommes battus, cria-t-il au general Adams si fort, que toute notre compagnie put l'entendre. -- Comment cela marche-t-il? demanda le general. -- Deux petits escadrons, c'est tout ce qui reste de six regiments de grosse cavalerie, dit-il. Et il se mit a rire, de l'air d'un homme dont les nerfs ont ete trop tendus. -- Peut-etre voudrez-vous vous joindre a notre marche en avant! Je vous en prie, regardez-vous comme un des notres, dit le general en s'inclinant, et souriant, comme s'il lui offrait une tasse de the. -- Ce sera avec le plus grand plaisir; dit l'autre en otant son chapeau. Un moment apres, nos trois regiments se resserrerent. La brigade avanca sur quatre lignes, franchit le creux ou nous etions restes couches en formant les carres, et alla au-dela du point d'ou nous avions vu l'armee francaise. Il n'etait pas possible de voir beaucoup de choses a ce moment. On ne distinguait guere que la flamme rouge, jaillissant de la gueule des canons, a travers le nuage de fumee, et les silhouettes noires se baissant, tirant, ecouvillonnant, chargeant, actives comme des diables, et toutes a leur oeuvre diabolique. Mais a travers ce tapage et ce bourdonnement montait, de plus en plus fort, le bruit de milliers de pieds en marche, mele a de grandes clameurs. Puis on entrevit, a travers le brouillard, une vague mais large ligne noire, qui prit une teinte plus foncee, un dessin plus net, si bien qu'enfin, nous vimes que c'etait une colonne, sur cent hommes de front, qui se dirigeaient rapidement sur nous; coiffes de hauts bonnets a poil, avec un eclat de plaques de cuivre au- dessus du front. Et derriere ces cent hommes, il y en avait cent autres, et ainsi de suite, cela se deroulait, se tordait, sortait de la fumee des canons. On eut dit un serpent monstrueux, et cette immense colonne paraissait interminable. En avant venaient, ca et la, des tirailleurs, derriere ceux-ci, les tambours, tout cela s'avancait d'un pas elastique, les officiers formant des groupes serres sur les flancs, l'epee a la main et criant des encouragements. Il y avait aussi, en tete, une douzaine de cavaliers, qui criaient tous ensemble, l'un d'eux portait son shako au bout de son epee, qu'il tenait droite. Je le dis encore, jamais mortels ne combattirent aussi vaillamment que le firent les Francais ce jour-la. C'etait merveilleux de les voir, car a mesure qu'ils s'avancaient, ils se trouverent en avant de leurs propres canons, de sorte qu'ils n'eurent plus a compter sur cette aide, quoiqu'ils allassent tout droit a deux batteries que nous avions eues a nos cotes pendant tout le jour. Chaque canon avait regle son tir a un pied pres, et nous vimes de longues lignes rouges se dessiner dans la noire colonne, a mesure qu'elle progressait. Les Francais etaient si pres de nous et si serres les uns contre les autres, que chaque coup en emportait des dizaines; mais ils se serraient davantage, et marchaient avec un elan, un entrain qui etaient des plus beaux a voir. Leur tete etait tournee tout droit vers nous, tandis que le 93eme debordait d'un cote, et le 52eme de l'autre cote. Je croirai toujours que si nous etions restes a l'attendre, la Garde nous aurait enfonces, car comment arreter une telle colonne avec une ligne de quatre hommes d'epaisseur? Mais a ce moment-la, Colburne, le colonel du 52eme, reploya son flanc gauche de maniere a le placer parallelement a la colonne, ce qui contraignit les Francais a s'arreter. Leur ligne de front etait a une quarantaine de pas de nous, et nous pumes les voir a notre aise. Il m'a toujours paru plaisant de me rappeler que je m'etais toujours figure les Francais comme des hommes de petite taille. Or, il n'y en avait pas un seul, dans cette premiere compagnie, qui ne fut capable de me ramasser comme si j'etais un gamin, et leurs hauts bonnets a poil les faisait paraitre plus grands encore. C'etaient des gaillards endurcis, tannes, nerveux, aux yeux farouches et brides, aux moustaches herissees, ces vieux soldats qui n'avaient jamais passe une semaine sans se battre, et pendant bien des annees. Et alors, comme je me tenais pret, le doigt sur la detente, attendant le commandement de feu, mon regard tomba en plein sur l'officier monte qui portait son chapeau au bout de son epee. Je le reconnus: c'etait Bonaventure de Lissac. Je le vis. Jim le vit aussi. J'entendis un grand cri, et je vis Jim courir comme un fou sur la colonne francaise. Aussi prompte que la pensee, la brigade entiere suivit cette impulsion, les officiers comme les soldats, et se jeta sur le front de la Garde, pendant que nos camarades l'assaillaient par les flancs. Nous avions attendu l'ordre, mais tout le monde crut qu'il avait ete donne: cependant, vous pouvez me croire sur parole, ce fut en realite Jim Horscroft qui mena cette charge, faite par la brigade sur la vieille Garde. Dieu sait ce qui se passa pendant ces cinq premieres minutes de rage. Je me rappelle que je mis mon fusil sur un uniforme bleu, que j'appuyai sur la detente, et que l'homme ne tomba pas, parce qu'il etait porte par la foule, mais je vis, sur l'etoffe, une tache horrible, et un leger tourbillon de fumee, comme si elle avait pris feu. Puis, je me trouvai rejete contre deux gros Francais, et si serre entre eux, qu'il nous etait impossible de mouvoir une arme. L'un d'eux, un gaillard a grand nez, me saisit a la gorge, et je me sentis comme un poulet dans sa poigne. -- _Rendez-vous, coquin_, dit-il. Mais, tout a coup, il se ploya en deux en jetant un cri, car quelqu'un venait de lui plonger une baionnette dans le ventre. On tira tres peu de coups de feu apres le premier abordage. On n'entendait plus que le choc des crosses contre les canons, les cris brefs des hommes atteints, et les commandements des officiers. Alors, tout a coup, les Francais commencerent a ceder le terrain, lentement, de mauvaise grace, pas a pas, mais enfin ils reculaient. Ah! il valait bien tout ce que nous avions souffert jusque la, le frisson qui nous parcourut le corps quand nous comprimes qu'ils allaient plier. J'avais devant moi un Francais, un homme aux traits tranchants, aux yeux noirs, qui chargeait, qui tirait, comme s'il avait ete a l'exercice. Il visait avec soin, et regardait d'abord autour de lui pour choisir et abattre un officier. Je me rappelle qu'il me vint a l'esprit que ce serait faire un bel exploit que de tuer un homme qui montrait un tel sang-froid. Je me precipitai vers lui et lui passai ma baionnette au travers du corps. En recevant ce coup, il fit demi-tour et me lacha un coup de fusil en pleine figure. La balle me fit, a travers la joue, une marque qui me restera jusqu'a mon dernier jour. Quand il tomba, je trebuchai par-dessus son corps. Deux autres hommes tomberent a leur tour sur moi, et je faillis etre etouffe sous cet entassement. Lorsqu'enfin je me fus degage, apres m'etre frotte les yeux, qui etaient pleins de poudre, je vis que la colonne etait definitivement rompue, qu'elle se disloquait en groupes, les uns fuyant a toutes jambes, les autres continuant a combattre, dos a dos, dans un vain effort pour arreter la brigade, qui balayait tout devant elle. Il me semblait qu'un fer rouge etait applique sur ma figure, mais j'avais l'usage de mes membres. Aussi, j'enjambai d'un bond un amas de cadavres ou d'hommes mutiles, je courus apres mon regiment, et allai prendre ma place au flanc droit. Le vieux major Elliott etait la, boitant un peu, car son cheval avait ete tue, mais lui, il ne s'en trouvait pas plus mal. Il me vit venir et me fit un signe de tete, mais on avait trop de besogne pour avoir le temps de causer. La brigade avancait toujours, mais le general passa a cheval devant moi, baissant la tete, et regardant les positions anglaises: -- Il n'y a pas de terrain gagne, dit-il, mais je ne recule pas. -- Le duc de Wellington a remporte une grande victoire, proclama l'aide de camp d'une voix solennelle. Et alors, cedant soudain a ses sentiments, il ajouta: -- Si ce maudit animal voulait seulement se lancer en avant. Ce qui fit rire tous les hommes de la compagnie de flanc. Mais a ce moment-la, le premier venu pouvait se rendre compte que l'armee francaise se disloquait. Les colonnes et les escadrons, qui avaient tenu bon si carrement pendant tout le jour, offraient maintenant des vides sur les bords. Au lieu d'avoir, en avant, une forte ligne de tirailleurs, elles avaient, a l'arriere, un eparpillement de trainards. La Garde s'eclaircissait, devant nous, a mesure que nous poussions en avant, et nous nous trouvames face a face avec douze canons, mais, au bout d'un moment, ils furent a nous, et je vis notre plus jeune sous-officier, apres celui qui avait ete tue par le lancier, griffonner a la craie sur l'un d'eux, en gros chiffres, le numero 72, en vrai ecolier qu'il etait. Ce fut alors que nous entendimes, derriere nous, un hourra d'encouragement, et que nous vimes l'armee anglaise tout entiere deborder par-dessus la crete des hauteurs et se repandre dans la vallee pour fondre sur ce qui restait de l'ennemi. Les canons arriverent aussi en bondissant, a grand bruit, et notre cavalerie legere, le peu qui en restait, rivalisa sur la droite avec notre brigade. Apres cela, il n'y avait plus de bataille. L'on marcha en avant sans rencontrer de resistance, et notre armee finit de se former en ligne sur le terrain meme que les Francais occupaient le matin. Leurs canons etaient a nous; leur infanterie reduite a une cohue qui s'eparpillait par tout le pays; leur brave cavalerie se montra seule capable de conserver un peu d'ordre, et de quitter le champ de bataille sans se rompre. Enfin, au moment meme ou la nuit venait, nos hommes, epuises et affames, purent remettre la besogne aux Prussiens, et former les faisceaux sur le terrain qu'ils avaient conquis. Voila tout ce que je vis et tout ce que je puis dire sur la bataille de Waterloo. J'ajouterai seulement que j'avalai, le soir, une galette d'avoine de deux livres, pour mon souper, et une bonne cruche de vin rouge. Il me fallut donc percer un autre trou a mon ceinturon, qui me serra alors comme un cercle autour d'un baril. Apres cela, je me couchai dans la paille, ou se vautrait le reste de la compagnie. Moins d'une minute apres, je m'endormais d'un sommeil de plomb. XIV -- LE REGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT Le jour pointait, et les premieres lueurs grises venaient de se montrer furtivement a travers les longues et minces fentes des murs de notre grange, lorsqu'on me secoua forcement par l'epaule. Je me levai d'un bond. Dans mon cerveau, hebete par le sommeil, je m'etais figure que les cuirassiers arrivaient sur nous, et j'empoignai une hallebarde posee contre le mur, mais en voyant les longues files de dormeurs, je me rappelai ou j'etais. Mais je puis vous dire que je fus bien etonne en m'apercevant que c'etait le major Elliott lui-meme, qui m'avait reveille. Il avait l'air tres grave et, derriere lui, venaient deux sergents, tenant de longues bandes de papier et un crayon. -- Reveillez-vous, mon garcon, dit le major, retrouvant sa bonhomie comme si nous etions de nouveau a Corriemuir. -- Oui, major, balbutiai-je. -- Je vous prie de venir avec moi. Je sens que je vous dois quelque chose a tous deux, car c'est moi qui vous ai fait quitter vos foyers. Jim Horscroft est manquant. Je sursautai a ces mots, car avec cette attaque furieuse, et la faim, et la fatigue, j'avais completement oublie mon ami depuis qu'il s'etait elance contre la Garde francaise, en entrainant tout le regiment. -- Je suis en train de faire le releve de nos pertes, dit le major, et si vous vouliez bien venir avec moi, vous me feriez grand plaisir. Nous voila donc en route, le major, les deux sergents et moi. Oh! certes, c'etait un terrible spectacle, si terrible, que malgre le nombre d'annees qui se sont ecoulees, je prefere en parler le moins possible. C'etait bien horrible a voir dans la chaleur du combat, mais maintenant, dans l'air froid du matin, alors qu'on n'a pas le tambour ni le clairon pour vous exciter, tout ce qu'il y a de glorieux a disparu, il ne reste plus qu'une vaste boutique de boucher, ou de pauvres diables ont ete eventres, ecrases, mis en bouillie, ou l'on dirait que l'homme a voulu tourner en derision l'oeuvre de Dieu. L'on pouvait lire sur le sol chaque phase du combat de la veille: les fantassins morts, formant encore des carres, la ligne confuse de cavaliers qui les avaient charges, et en haut, sur la pente, les artilleurs gisant autour de leur piece brisee. La colonne de la Garde avait laisse une bande de morts a travers la campagne. On eut dit la trace laissee par une limace. En tete, se dressait un amas de morts en uniforme bleu, entasses sur les habits rouges, a l'endroit ou avait eu lieu cette etreinte furieuse, lorsqu'ils avaient fait le premier pas en arriere. Et ce que je vis tout d'abord, en arrivant a cet endroit, ce fut Jim, lui-meme. Il gisait, de tout son long, etendu sur le dos, la figure tournee vers le ciel. On eut dit que toute passion, toute souffrance s'etaient evaporees. Il ressemblait tout a fait a ce Jim d'autrefois, que j'avais vu cent fois dans sa couchette, quand nous etions camarades d'ecole. J'avais jete un cri de douleur en le voyant, mais quand j'en vins a considerer son visage, et que je lui trouvai l'air bien plus heureux, dans la mort, que je n'avais jamais espere de le voir pendant sa vie, je cessai de me desoler sur lui. Deux baionnettes francaises lui avaient traverse la poitrine. Il etait mort sur le champ, sans souffrir, a en croire le sourire qu'il avait sur les levres. Le major et moi, nous lui soulevions la tete, esperant qu'il restait peut-etre un souffle de vie, quand j'entendis pres de moi une voix bien connue. C'etait de Lissac, dresse sur son coude, au milieu d'un tas de cadavres de soldats de la Garde. Il avait un grand manteau bleu autour du corps. Son chapeau a grand plumet rouge, gisait a terre, pres de lui. Il etait bien pale. Il avait de grands cercles bistres sous les yeux, mais, a cela pres, il etait reste tel qu'il etait jadis, avec son grand nez tranchant d'oiseau de proie affame, sa moustache raide, sa chevelure coupee ras et clairsemee jusqu'a la calvitie, au haut de la tete. Il avait toujours eu les paupieres tombantes, mais maintenant il etait presque impossible de retrouver, par-dessous, le scintillement de l'oeil. -- hola, Jock! s'ecria-t-il, je ne m'attendais guere a vous voir ici, et pourtant j'aurais pu m'en douter, quand j'ai vu l'ami Jim. -- C'est vous qui nous avez apporte tous ces ennuis, dis-je. -- Ta! Ta! Ta! s'ecria-t-il, avec son impatience de jadis. Tout est arrange pour nous a l'avance. Quand j'etais en Espagne, j'ai appris a croire au Destin. C'est le Destin qui vous a envoye ici, ce matin. -- C'est sur vous que retombera le sang de cet homme, dis-je, en posant la main sur l'epaule du pauvre Jim. -- Et mon sang sur lui! dit-il. Ainsi, nous sommes quittes. Il ouvrit alors son manteau et j'apercus, avec horreur, un gros caillot noir de sang, qui sortait de son flanc. -- C'est ma treizieme blessure, et ma derniere, dit-il, avec un sourire. On dit que le nombre treize porte malheur. Pourriez-vous me donner a boire, si vous disposez de quelques gouttes? Le major avait du brandy etendu d'eau. De Lissac en but avidement. Ses yeux se ranimerent, et une petite tache rouge reparut a ses joues livides. -- C'est Jim qui a fait cela, dit-il. J'ai entendu quelqu'un m'appeler par mon nom, et aussitot son fusil s'est pose sur ma tunique. Deux de mes hommes l'ont echarpe au moment meme ou il a fait feu. Bon, bon! Edie valait bien cela. Vous serez a Paris dans moins d'un mois, Jock, et vous la verrez. Vous la trouverez au numero 11 de la rue de Miromesnil, qui est pres de la Madeleine. Annoncez-lui la nouvelle avec menagement, Jock, car vous ne pouvez pas vous figurer a quel point elle m'aimait. Dites-lui que tout ce que je possede se trouve dans les deux malles noires et qu'Antoine en a les clefs. Vous n'oublierez pas? -- Je me souviendrai. -- Et Madame votre mere? J'espere que vous l'avez laissee en bonne sante? Ah! Et Monsieur votre pere aussi. Presentez-lui mes plus grands respects. A ce moment meme, ou il allait mourir, il fit la reverence d'autrefois et son geste de la main, en adressant ses salutations a ma mere. -- Assurement, dis-je, votre blessure pourrait etre moins grave que vous ne le croyez. Je pourrais vous amener le chirurgien de notre regiment. -- Mon cher Jock, je n'ai pas passe ces quinze ans a faire et recevoir des blessures, sans savoir reconnaitre celle qui compte. Mais il vaut mieux qu'il en soit ainsi, car je sais que tout est fini pour mon petit homme, et j'aime mieux m'en aller avec mes Voltigeurs, que de rester pour vivre en exile et en mendiant. En outre, il est absolument certain que les Allies m'auraient fusille. Ainsi, je me suis epargne une humiliation. -- Les Allies, monsieur, dit le major avec une certaine chaleur, ne se rendraient jamais coupables d'un acte aussi barbare. -- Vous n'en savez rien, major, dit-il. Supposez vous donc que j'aurais fui en Ecosse et change de nom, si je n'avais eu rien de plus a craindre que mes camarades restes a Paris? Je tenais a la vie, car je savais que mon petit homme reviendrait. Maintenant, je n'ai plus qu'a mourir, car il ne se trouvera plus jamais a la tete d'une armee. Mais j'ai fait des choses qui ne peuvent pas se pardonner. C'est moi qui commandais le detachement qui a fusille le duc d'Enghien; c'est moi qui... Ah! Mon Dieu! Edie! Edie, ma cherie! Il leva les deux mains, dont les doigts s'agiterent, et tremblerent comme s'il tatonnait. Puis il les laissa retomber lourdement devant lui, et sa tete se pencha sur sa poitrine. Un de nos sergents le recoucha doucement. L'autre etendit sur lui le grand manteau bleu. Nous laissames ainsi la ces deux hommes, que le Destin avait si etrangement mis en rapport. L'Ecossais et le Francais gisaient silencieux, paisibles, si rapproches que la main de l'un eut pu toucher celle de l'autre, sur cette pente imbibee de sang, dans le voisinage de Hougoumont. XV -- COMMENT TOUT CELA FINIT Maintenant, me voici bien pres de la fin de tout cela, et je suis fort content d'y etre arrive, car j'ai commence ce recit d'autrefois, le coeur leger, en me disant que cela me donnerait quelque occupation pendant les longs soirs d'ete. Mais, chemin faisant, j'ai reveille mille peines qui dormaient, mille chagrins a demi oublies, si bien que j'ai a present l'ame a vif, comme la peau d'un mouton mal tondu. Si je m'en tire a bon port, je jure bien de ne jamais reprendre la plume; car, en commencant, cela va tout seul, comme quand on descend dans un ruisseau dont la rive est en pente douce. Puis, avant que vous puissiez vous en apercevoir, vous mettez le pied dans un trou et vous y restez, et c'est a vous de vous en tirer a force de vous debattre. Nous enterrames Jim et de Lissac, avec quatre cent trente et un soldats de la Garde imperiale et de notre Infanterie legere, ranges dans la meme tranchee. Ah! Si on pouvait semer un homme brave, comme on seme une graine, quelle belle recolte de heros on ferait un jour! Alors, nous laissames pour toujours, derriere nous, ce champ de carnage et nous primes, avec notre brigade, la route de la frontiere pour marcher sur Paris. Pendant toutes ces annees-la, on m'avait toujours habitue a regarder les Francais comme de tres mechantes gens, et comme nous n'entendions parler d'eux qu'a l'occasion de batailles, de massacres sur terre et sur mer, il etait assez naturel pour moi de les croire vicieux par essence et de compagnie dangereuse. Apres tout, n'avaient-ils pas entendu dire de nous la meme chose, ce qui devait certainement nous faire juger par eux de la meme maniere. Mais quand nous eumes a traverser leur pays, quand nous vimes leurs charmantes petites fermes, et les bonnes gens si tranquillement occupes au travail des champs et les femmes tricotant au bord de la route, la vieille grand-maman, en vaste coiffe blanche, grondant le bebe pour lui apprendre la politesse, tout nous parut si empreint de simplicite domestique, que j'en vins a ne pouvoir comprendre pourquoi nous avions si longtemps hai et redoute ces bonnes gens. Je suppose que, dans le fond, l'objet reel de notre haine, c'etait l'homme qui les gouvernait, et maintenant qu'il etait parti et que sa grande ombre avait disparu du pays, tout allait reprendre sa beaute. Nous fimes assez joyeusement le trajet, en parcourant le pays le plus charmant que j'eusse jamais vu, et nous arrivames ainsi a la grande cite. Nous nous attendions a y livrer bataille, car elle est si peuplee, qu'en prenant seulement un homme sur vingt, on formerait une belle armee. Mais, cette fois, on avait reconnu combien c'est dommage d'abimer tout un pays a cause d'un seul homme. On lui avait donc donne avis qu'il eut a se tirer d'affaire, seul, desormais. D'apres les dernieres nouvelles qui nous arriverent sur lui, il s'etait rendu aux Anglais. Les portes de Paris nous etaient ouvertes; c'etaient des nouvelles excellentes pour moi, car j'aimais autant m'en tenir a la seule bataille ou je me fusse trouve. Mais il y avait alors a Paris, une foule de gens attaches a Boney. C'etait tout naturel, quand on songe a la gloire qu'il leur avait acquise, et qu'on se rappelle qu'il n'avait jamais demande a son armee d'aller dans un endroit ou il n'allat pas lui-meme. Ils nous firent assez mauvaise mine a notre entre, je puis vous le dire. Nous autres, de la brigade d'Adams, nous fumes les premiers qui mirent le pied dans la ville. Nous passames sur un pont qui s'appelle Neuilly, mot plus facile a ecrire qu'a prononcer; de la, on traversa un beau parc, le Bois de Boulogne, puis on alla aux Champs-Elysees, ou l'on bivouaqua. Bientot il y eut, dans les rues, tant de Prussiens et d'Anglais, qu'on se serait cru dans un camp plutot que dans une ville. La premiere fois que je pus sortir, je partis avec Rob Stewart, de ma compagnie, car on ne nous permettait de circuler que par couples, et je me rendis dans la rue de Miromesnil. Rob attendit dans le vestibule et, des que je mis le pied sur le paillasson, je me trouvai en presence de ma cousine Edie, qui etait toujours restee la meme, et qui se mit a me contempler de ce regard sauvage qu'elle a. Pendant un moment, elle ne me reconnut pas, mais quand elle le fit, elle s'avanca de trois pas, courut a moi et me sauta au cou. -- Oh! mon cher vieux Jock, s'ecria-t-elle, comme vous etes beau, sous l'habit rouge! -- Oui, a present, je suis soldat, Edie, repondis-je d'un ton fort raide, car en voyant sa jolie figure, je crus apercevoir, par derriere elle, l'autre figure qui etait tournes vers le ciel, sur le champ de bataille de Belgique. -- Qui l'aurait cru? s'ecria-t-elle. Qu'etes vous alors, Jock? General? Capitaine? -- Non, je suis simple soldat. -- Comment, vous n'etes pas, je l'espere, de ces gens du commun qui portant le fusil? -- Si, je porte le fusil. -- Oh! ce n'est pas, a beaucoup pres, aussi interessant, dit-elle en retournant s'asseoir sur le canape qu'elle avait quitte. C'etait une chambre superbe, toute tendue de soie et de velours, pleine d'objets brillants, et j'etais sur le point de repartir pour donner a mes bottes un nouveau coup de brosse. Quand Edie s'assit, je vis qu'elle etait en grand deuil; cela me prouva qu'elle connaissait la mort de de Lissac. -- Je suis content de voir que vous savez tout, dis-je, car je suis tres maladroit pour annoncer avec menagement les nouvelles. Il a dit que vous pouviez garder tout ce qu'il y avait dans les malles, et qu'Antoine avait les clefs. -- Merci, Jock, merci, dit-elle, vous avez ete bien bon de faire cette commission. J'ai appris l'evenement il y a environ huit jours. J'en ai ete folle quelque temps, tout a fait folle. Je porterai le deuil toute ma vie, quoique cela fasse de moi un veritable epouvantail, comme vous le voyez. Ah! je ne m'en remettrai jamais. Je prendrai le voile et je mourrai au couvent. -- Pardon, Madame, dit une domestique en avancant la tete, le comte de Beton desire vous voir. -- Mon cher Jock, dit Edie en se levant brusquement, voila qui est tres important. Je suis bien fachee d'abreger notre entretien, mais vous reviendrez me voir, j'en sais sure, n'est-ce pas? Je suis si desolee? Ah! est-ce qu'il vous serait egal de sortir par la porte de service et non par la grande porte? Je vous remercie, mon cher vieux Jock, vous avez toujours ete si bon garcon, et vous faisiez exactement ce qu'on vous disait de faire. C'etait la derniere fois que je devais voir la cousine Edie. Elle se montrait a la lumiere du soleil avec son regard provocateur, de jadis, avec ses dents eclatantes. Aussi je me la rappellerai toujours, brillante et mobile comme une goutte de mercure. Lorsque je rejoignis mon camarade en bas dans la rue, je vis a la porte une belle voiture a deux chevaux; je devinai alors qu'elle m'avait prie de m'esquiver furtivement, pour que ses nouveaux amis du grand monde ne vissent jamais les gens du commun avec lesquels elle avait vecu dans son enfance. Elle n'avait fait aucune question sur Jim, ni sur mon pere et ma mere, qui avaient eu tant de bonte pour elle. Bah! elle etait ainsi faite, elle ne pouvait pas plus s'en dispenser qu'un lapin ne peut s'empecher d'agiter son bout de queue; et pourtant, cette pensee me fit grand-peine. Neuf mois apres, j'appris qu'elle avait epouse ce meme comte de Beton, et elle mourut en couches un an ou deux plus tard. Quant a nous, notre tache etait accomplie. La grande ombre avait ete chassee de dessus l'Europe; elle ne viendrait plus s'allonger d'un bout a l'autre du pays, planant sur les fermes paisibles, les humbles villages, faisant les tenebres dans des existences qui auraient ete si heureuses. Apres avoir achete ma liberation, je revins a Corriemuir, ou, apres la mort de mon pere, je pris la ferme. J'epousai Lucie Deane, de Berwick, et j'elevai sept enfants, qui tous sont plus grands que leur pere, et n'omettent rien pour le lui rappeler. Mais, dans les jours tranquilles et paisibles qui s'ecoulent desormais et qui se ressemblent comme autant de beliers ecossais, j'ai peine a convaincre mes jeunes gens que, meme ici, nous avons eu notre roman, au temps ou Jim et moi nous fimes notre cour, et ou l'homme aux moustaches de chat arriva de l'autre cote de l'eau. Notes : [1] " vieil habit " aurait ete plus elegant... (Note de l'editeur) [2] Il aurait ete preferable d'ecrire " puissent " ou " pussent ". (Note de l'editeur) End of the Project Gutenberg EBook of La grande ombre, by Arthur Conan Doyle *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GRANDE OMBRE *** ***** This file should be named 13735.txt or 13735.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/7/3/13735/ Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.