The Project Gutenberg EBook of Le bonheur à cinq sous, by René Boylesve This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le bonheur à cinq sous Author: René Boylesve Release Date: August 10, 2006 [EBook #19021] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BONHEUR CINQ SOUS *** Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreading Team of Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. RENÉ BOYLESVE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE LE BONHEUR A CINQ SOUS DIXIÈME ÉDITION PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS _A JEAN-LOUIS VAUDOYER_ _De votre observatoire d'artillerie, mon cher ami, vous m'avez, à plusieurs reprises, affirmé que le journal qui vous apportait ces contes était pour vous et pour certains de vos camarades une cause de détente heureuse. D'autres lettres, reçues du front et de combattants que je n'avais pas l'honneur de connaître, ont contribué avec les vôtres à me laisser croire que notre vieille besogne littéraire, ingrate à accomplir par le temps qui court, pouvait cependant n'être pas tout à fait vaine. C'est ce qui me donne l'audace, en un moment pareil, de réunir ces feuilles disparates, certaines écrites avant la guerre, les autres inspirées par ses lointains échos, quelques-unes volontairement étrangères à ce grand sujet, afin de procurer aux pauvres hommes, durant cinq minutes, l'illusion qu'il en existe encore un autre. B._ Juillet 1917. LE BONHEUR A CINQ SOUS Un jeune ménage rêvait à une maison de campagne. C'était, bien entendu, un jeune ménage parisien, ou du moins digne d'être ainsi qualifié, puisqu'il habitait rue Henri-Martin, dans le XVIe arrondissement, un tout petit appartement, il est vrai, et bien que la jeune femme fût de Granville et le mari d'Issoudun. Mais en trois ans d'application acharnée, monsieur et madame Jérôme Jeton s'étaient fait ce que l'on appelle des relations, et Jérôme Jeton se déclarait homme de lettres. Jérôme avait plus de peine à justifier sa qualité d'homme de lettres que Sylvie, sa chère «associée», à se faufiler «dans le monde» ainsi qu'elle disait, et à attirer à son petit appartement quelques couples lancés dans le tourbillon de la vie élégante et même, comme elle aimait à le dire encore plus volontiers, «quelques noms connus». Et Jérôme, pour son avenir littéraire, comptait beaucoup plus sur les efforts de Sylvie à se constituer un milieu singeant autant que possible le monde, que sur son talent qu'il niait lui-même carrément, dans l'intimité, car c'était un très brave garçon. Mais l'activité déployée par la gracieuse Granvillaise pour être une Parisienne accomplie, et par l'honnête enfant d'Issoudun pour loger de tristes articles dans les feuilles, les harassait parfois l'un et l'autre; et, lorsqu'ils avaient un rare moment de répit, ils rêvaient avec une nostalgie, ardente au plaisir, lui de faire la sieste l'après-midi, en bras de chemise, sous un pommier, et elle d'aller distribuer du grain aux poules, suivie jusqu'à la grille de la basse-cour par un beau chien gambadant. Evidemment, ils n'avaient pas le moyen de s'offrir une maison de campagne dans un lieu habitable et de conserver en même temps, si étroit fût-il, l'appartement où ils avaient adopté la tâche commune, opiniâtre et touchante, de faire connaître le nom de Jérôme Jeton. Chacun sait que le problème de vivre à Paris devient de plus en plus difficile à résoudre et il offrait les plus grands obstacles au ménage des Jérôme Jeton. Sylvie le résolvait par des prodiges d'ingéniosité, sinon d'économie,--car il faut à tout prix donner l'illusion d'une situation un peu supérieure à l'aisance,--et Jérôme, provisoirement, en vendant chaque année quelques titres de rente; la rémunération de la «copie» placée, ici ou là, dans les journaux, on en parlait, certes; Dieu sait si l'on en parlait! mais ce n'était pas la peine d'en parler. Malgré tout, ni Jérôme, ni Sylvie, en leurs courses, ne manquaient guère de s'arrêter devant les agences de location où l'on voit un étalage de photographies poussiéreuses et pâlottes, généralement prises en hiver, afin qu'au travers des branchages dénudés soient mieux mis en évidence les détails de l'architecture, et qui représentent, pour tant de passants, des châteaux en Espagne. Quelques lignes, écrites à la main, en belle ronde, indiquent, au bas de l'épreuve, la contenance, les charmes de l'endroit, les «chasses» qui y sont possibles ou «l'étang poissonneux» dont il jouit, rarement le prix demandé, afin de vous obliger à entrer, jamais le nom du lieu. A l'aspect de la construction, aux essences d'arbres environnants, les Jeton étaient passés maîtres en l'art de deviner la contrée, la province, le département, et ils pénétraient quelquefois dans le bureau, non pour s'informer sérieusement d'un prix toujours déconcertant pour eux, mais pour vérifier leur perspicacité. Ils n'avaient point de goût déterminé pour une région ni pour une autre; la campagne, à leurs yeux, était la campagne; en réalité ils aimaient tout ce qui était à l'antipode et d'un quartier parisien et de la vie que l'on mène. * * * * * Un beau jour, un ménage ami, que des raisons de santé avaient obligé de se retirer momentanément en province, arriva rue Henri-Martin, avec des mines totalement restaurées, une santé reconquise et, qui plus est, un délicieux enfant qu'ils avaient jadis négligé d'avoir à Paris. D'où venait ce ménage? Mais d'un endroit paradisiaque, d'une bonne et vieille maison du Loiret, sise à l'entrée du village de Souzouches, avec un jardin ombragé descendant jusqu'à la rivière; sept à huit cents francs l'an; on laisserait à un peu moins que la moitié pour la saison. D'enthousiasme, sans plus ample examen, les Jérôme Jeton louèrent la maison du Loiret pour la saison d'été qui venait. C'était une aubaine. On sait que l'aubaine, comme la déveine, d'ailleurs, ne se présente jamais seule. Dans les trois jours où avait été conclu cet heureux marché, Jérôme Jeton recevait une lettre de M. le Directeur du _Bonheur à cinq sous_, un de ces magazines illustrés qui ont conquis la faveur du public et répandent aux quatre coins du monde la pensée des plus grands savants et l'imagination des écrivains les plus notoires. M. le Directeur du _Bonheur à cinq sous_, homme avisé, partout répandu, ne faisant fi de rien, à l'affût de toute nouveauté, s'était rencontré dans un «thé» avec madame Jérôme Jeton, et, frappé, tant par la grâce de la jeune femme que par l'âpre volonté qu'elle manifestait de faire «arriver» son mari, avait été porté à lire une nouvelle de celui-ci. Or, il demandait aujourd'hui au jeune écrivain s'il n'aurait pas en ses cartons un petit roman pour la rentrée d'octobre, quelque chose dans le genre de la nouvelle récemment lue et qu'il voulait bien juger «délicate et de bon ton». Il désirait seulement «plus développé». Quelques lignes quasi confidentielles suivaient, qui mirent le comble à l'étonnement de Jérôme: un des «maîtres du roman contemporain», avec qui l'on comptait inaugurer brillamment la saison, manquait à son engagement et, d'autre part, d'innombrables manuscrits d'ailleurs remarquables étaient présentement impubliables à cause de la liberté des sujets ou de la crudité de l'expression. Ceci était un avis. Jérôme Jeton ne faisait guère que débuter, il est vrai; mais que fallait-il pour que le public accueillît un nom nouveau? qu'il lui fût recommandé par qui de droit. On laissait entendre à Jérôme qu'il serait suppléé à l'éclat du nom par celui du «lancement»,--dont le tirage du _Bonheur à cinq sous_ était un sûr garant;--effort si large, ajoutait-on, que le tout jeune écrivain y voudrait voir, on n'en doutait pas, sa juste rémunération. Et c'était en effet une proposition non seulement acceptable, mais inespérée pour un inconnu. Jérôme Jeton n'avait pas le moindre bout de roman dans ses cartons; il écrivait, au jour le jour, une nouvelle, quand sa femme avait entendu raconter une bonne histoire ou été témoin de quelque scène digne de mémoire, et il étendait là-dessus le voile gris de l'ennui qu'écrire lui causait; sans le faire exprès, il excellait à émousser, à affadir une anecdote et à la laisser du moins dépourvue des aspérités dont l'une toujours peut blesser quelqu'un. Le loyal Jérôme n'allait-il pas répondre la vérité à M. le Directeur du _Bonheur à cinq sous_, attendu que deux mois à peine le séparaient de la date fixée pour la livraison du roman! Sylvie s'y opposa vertement: «Comment, nigaud! tu vas rater une occasion pareille--car ils se tutoyaient dans l'intimité--c'était bien la peine que je me mette en frais pour faire la conquête de ce bonze!... Deux mois? mais ignores-tu le temps qu'a mis Balzac à écrire _César Birotteau_?... Deux mois? mais songe que précisément nous allons les passer à la maison du Loiret, dans des conditions idéales?... Fais-moi le plaisir d'écrire dare dare que tu acceptes «malgré les conditions peu lucratives pour un romancier qui vit de sa plume»--je tiens absolument à ces termes;--que tu crois avoir précisément parmi tes travaux en cours ce qui convient au _Bonheur à cinq sous_, mais que «ta conscience d'écrivain» t'interdit de te séparer du manuscrit avant la dernière minute, afin de le revoir et mettre au point... Je me charge, moi, de lui parler, à ce vieux ladre, de tes scrupules, si je le rencontre demain chez madame X, car il faut reconnaître qu'il fait une affaire; mais, en attendant, toi, mon bonhomme, saute à pieds joints sur l'occasion qu'il t'offre de répandre ton nom!» * * * * * Là-dessus, les Jérôme Jeton partaient pour la maison du Loiret. C'était une bonne grosse maison bourgeoise située à l'entrée du faubourg d'un petit chef-lieu de canton appelé Souzouches, et qu'on nommait Le Bout du Pont. On passait la rivière sur un pont de pierre d'où l'on apercevait le jardin touffu, la terrasse au-dessus de la berge et le toit d'ardoise avec le sommet d'une lucarne, deux cheminées énormes et des girouettes, l'une en forme de canot à deux rameurs et l'autre de chasseur épaulant, une petite fumée opaque à l'extrémité du canon de son fusil. A main droite, au bout du pont, passé la boulangerie qui sentait bon et le maréchal-ferrant qui répandait parmi des étincelles l'odeur de la corne brûlée, on pouvait tirer l'antique et crasseux pied de biche qui faisait tinter au loin la sonnette de la maison du Loiret. Quand le jeune ménage arriva là, tout fut pour lui sujet d'enchantement. D'abord, au seul rez-de-chaussée eût tenu quatre fois tout l'appartement de la rue Henri-Martin; il y avait une grande pièce dallée, à gauche du corridor qui décelait à l'odorat l'inquiétante présence de souris: «Ça sent la province!...» dit Sylvie, les narines frémissantes, tandis que son mari était en train de découvrir dans le salon, à droite, un mobilier de la Restauration, authentique, et des tentures de vieille perse bleue qui correspondaient exactement à ce que les plus modernes décorateurs sont en train d'inventer. Sylvie poussait un cri d'extase et, en femme accoutumée à fréquenter les antiquaires, évaluait chaque pièce, d'un coup d'oeil. Et l'on passa au jardin. La maison était un peu enfouie sous le jasmin de Virginie et la clématite qui devaient faciliter l'entrée des insectes dans les chambres à coucher,--ah! dame, c'était la campagne!--et elle manquait totalement de vue: «Tant mieux! tu seras moins distrait!...» On pénétra sous ces ombrages plus d'une fois «séculaires» et, en abattant les fils et toiles d'araignées tendus là comme les gazes, au théâtre, pour communiquer au spectacle un air de mystérieuse féerie, on parvint à l'allée qui, sous des tilleuls épais, longeait la berge, le chemin de halage et avait vue sur la rivière. Celle-ci, avec un calme imposant, roulait son onde profonde et noire, éclaircie tout à coup par endroits, où des myriades d'ablettes filaient en petits traits parallèles semblables au plan d'une revue navale de Cowes, et viraient de bord soudain pour disparaître «dans une direction inconnue». Il y avait là, autour d'une table de fer, de vieux fauteuils de châtaignier: «Un bureau de verdure!» déclara Jérôme. «Je ne travaille plus ailleurs qu'ici!» Le sol, humidifié par l'ombre et couvert, comme le mur bas, de lichens, était çà et là soulevé par les galeries des taupinières où le pied, surpris, enfonçait; des noisetiers, chargés de fruits, tendaient leurs bogues; Sylvie les déchirait rapidement, de ses fins doigts, à la manière des singes, et brisait les coques entre ses molaires; on l'entendait à la fois croquer la noisette et en cracher les détritus, comme une gamine qui va à l'école. Au bout de l'allée une douzaine de marches descendaient à la porte marine: on pouvait par là se rendre à la pêche!... --C'est un paradis, fut-il déclaré, d'un commun accord, avant même que l'on n'eût vu le potager. Or ce paradis contenait par surcroît un potager! Il n'est pas de potager ordinaire; le plus pauvre d'entre eux est exquis. Celui-ci était le classique, l'idéal potager avec la pompe et les bassins, avec les très vieux poiriers à chaque angle, avec les cordons de pommiers nains, dans l'allée principale, les contre-allées étant bordées d'oseille, les unes, et les autres de thym et de ciboule; le potager à l'odeur d'oignon, de chou, de rave et de persil, le potager avec ruches d'abeilles, le potager avec brugnons en espalier et beaux chasselas encore durs qui deviendront transparents puis dorés en septembre et qu'il faudra disputer aux guêpes, le potager avec lézards sur la muraille! --Tu vas commencer ton roman tout de suite! s'écria Sylvie. --Pourquoi? demanda Jérôme. --Pour que nous puissions ne rien faire après. * * * * * Mais Jérôme commença au contraire par ne rien faire. Tout était trop bon, trop beau; on n'a pas idée de faire travailler un homme qui a le moyen de louer une maison comme celle-ci. --Le fait est, dit Sylvie, que si on louait à l'année... --Et si on envoyait au diable la rue Henri-Martin et le _Bonheur à cinq sous_... --On aurait ici le bonheur tout simplement! --Je veux m'informer, dit Jérôme, si notre inventaire comporte des accessoires de pêche... * * * * * Au bout d'une semaine, Jérôme Jeton n'avait pas écrit la première ligne de son roman, mais il avait rapporté de la berge mainte excellente friture. Et Sylvie avait fait connaissance avec tout le pays. Ce n'étaient pas du tout des sauvages, que les habitants du petit pays de Souzouches. La profession d'homme de lettres, mise aussitôt en avant par Sylvie, avait bien tout d'abord inspiré quelque appréhension: «Quand la plume sert à composer de bons ouvrages, disait madame de Dracézaire, certes, c'est une belle chose que la renommée, mais, hormis ce cas, quelle vanité!... J'espère que votre mari, madame, n'est pas de ces écrivains...» --Oh! rassurez-vous, madame, dit aussitôt Sylvie, mon mari écrit en ce moment pour _Le Bonheur à cinq sous_... Le magazine était sur toutes les tables. «Ah! s'écrièrent dix personnes à la fois, et aurons-nous bientôt le plaisir de voir son nom au sommaire!... Quel est le genre de monsieur votre mari?...» --Oh! je parie qu'il écrit des romans, dit madame de Dracézaire: d'abord il a une jeune femme joliment élégante et lui-même n'a guère l'aspect d'un rat de bibliothèque... Il ne faut pas être une devineresse pour prédire le sujet de son prochain livre! --Mon Dieu, madame, dit Sylvie, je crois que nous y mettrons bien en effet un peu d'amour; il en faut si l'on veut être lu; mais légitime et très décent. Sylvie avait eu la chance de ne pas déplaire à madame de Dracézaire qui faisait la pluie et le beau temps dans l'endroit; et, cette conquête étant accomplie, il n'y avait point de maison qui ne lui fût ouverte. On jugeait sa toilette et sa coiffure un tout petit peu excentriques, mais elle savait passer pour extrêmement «correcte» et elle était fort bonne joueuse de tennis. Son mari avait aussi l'air si sage, toute la journée la ligne à la main, sur la berge! Est-ce qu'il «pensait» en s'adonnant à son plaisir favori? Madame de Dracézaire, qui s'enorgueillissait beaucoup d'avoir cinq petits-fils en bas-âge, était étonnée qu'un si charmant ménage fût sans enfants: --Eh! grand Dieu! Où les logerais-je? s'écriait Sylvie. --Ah! Eh bien, ma belle dame, il faut rester au Bout du Pont: le petit aura de quoi gambader dans votre jardin... Sylvie rentrait au «Bout du Pont» un peu songeuse, tout en faisant par-dessus le parapet des signes à son mari immobile et béat à côté de son filet à poissons et de sa boîte d'asticots. Elle traversait le jardin, jusqu'à l'endroit où la table de fer et les fauteuils de châtaignier constituaient ce que Jérôme avait nommé «son bureau» et où il n'avait jamais écrit; et, accoudée au mur bas tapissé de mousse, elle venait apporter des nouvelles de la ville, demander celles de la pêche. --Dis donc! Sais-tu ce qu'elle m'a dit, madame de Dracézaire? que «le petit» aurait de quoi gambader dans notre jardin! --Quel petit? --Celui que nous aurions si on habitait là... Jérôme regardait au loin. Il eût aimé avoir un «petit». --Le fait est, dit-il, que, pour m'enfiler ces sales vers de terre, un gamin ne serait pas de trop. Il traduisait, par pudeur, en langage vulgaire le sentiment qui lui serrait le coeur. --Oh! pour te seconder à la pêche, quant à ça, il faudrait quelques années. --Elles passeraient vite... Non seulement, comme grand nombre d'hommes, il avait l'instinct paternel, mais comme beaucoup, il était paresseux. L'engourdissement inspiré par cette eau si doucement courante, le plaisir de la pêche, le bien-être de la calme maison de province, la tentation supérieure, qui nous vient on ne sait d'où, de faire en sorte que «cela dure» et même que d'autres après nous, dans des conditions analogues, durent encore, cet instinct si puissant et si sûr, que l'adaptation saugrenue de la vie humaine à la trépidation mécanique a détruit, tout cela contribuait à l'attacher à ce coin de terre où il lui serait si simple et si aisé de passer la vie. En dînant, l'un vis-à-vis de l'autre, dans une petite salle à manger d'acajou où une vieille servante, nommée la mère Coinquin, leur préparait des petits plats selon d'antiques recettes, ils parlèrent de l'attrait qu'ils subissaient l'un comme l'autre. Tous deux, nés en province, issus de familles provinciales, retrouvaient les coutumes et les moeurs ancestrales à peine modifiées, et Sylvie affirmait que les gens de Souzouches n'étaient pas plus bêtes que ceux de Paris: --Je te garantis que madame Faisand est une femme qui a infiniment de bon sens; sais-tu bien que madame Vaucoque a suivi son mari dans toutes les colonies? que monsieur Babin est membre de l'Institut? que monsieur le curé a refusé par humilité d'être évêque? Quant aux gens jeunes que je rencontre ici, ils ont l'esprit aussi ouvert que ceux que nous pouvons voir dans les meilleures maisons... Au point de vue économique, si j'en arrive à ce chapitre, l'avantage est prodigieux. --Mais qui est-ce qui te dit le contraire? faisait Jérôme, en goûtant avec volupté le salmis de la mère Coinquin; moi, je me trouve très bien ici, et j'ai horreur de tous les embarras que tu m'obliges à faire à Paris... --Que je t'oblige à faire! j'aime beaucoup ça. Mais si je t'oblige à les faire, c'est parce qu'il n'y a pas moyen de vivre à Paris autrement; veux-tu arriver ou bien non! --Arriver à quoi? --Arriver à te faire un nom, comme tout le monde, ou bien végéter misérablement dans l'obscurité! --Me faire un nom, me faire un nom! Si c'était en accomplissant de grandes actions ou de grandes oeuvres; mais me faire un nom comme on se fait un nom aujourd'hui: comment? en prenant des tasses de thé avec des quantités de gens qui se fichent les uns des autres et qui se moquent aussi de moi; en écrivant--moi qui ne sais seulement pas écrire--des niaiseries qui me font mal au coeur!... --Si ces gens se moquent les uns des autres, pourquoi ne peuvent-ils se quitter? s'ils se moquent de toi, pourquoi viennent-ils à la maison? Et pourquoi écrirais-tu, toi, des choses plus bêtes que ne font les autres? --Ces gens se voient tous les jours et me voient pour la raison qui fait que les enfants vont à Guignol et les grandes personnes au théâtre. Ils ont besoin de spectacle, de comédie et de pièces, et ils aiment à revoir les mêmes grimaceries tous les jours... J'écris des choses plus ineptes que personne parce que, bien que presque tout le monde écrive, il en est du moins qui s'amusent à le faire, tandis que je n'en ai, moi, aucune envie, aucun besoin naturel, et n'y éprouve aucun plaisir; enfin, parce que, c'est une chose bien connue, tout le monde a du talent aujourd'hui, tandis que, moi, je le sais, je n'ai pas de talent, je n'ai aucun talent, je n'ai pas un soupçon de talent. --Jérôme..., tais-toi! tu prononces des paroles...! Si on t'entendait... --Je dis la vérité: je n'ai pas l'ombre de talent!... As-tu peur que la mère Coinquin comprenne ce que cela veut dire et aille le répéter? Je n'ai aucun talent et je n'aurai jamais de talent! --Et après? qu'est-ce que ça fait? --Comment! Qu'est-ce que ça fait?... --Oui. Du moment que l'on croit que tu en as. --Ah! ah! tu en as de bonnes! --On le croira si tu le veux. On le croira si je m'en mêle. On le croit puisqu'un directeur te commande un roman... Enfin, pourquoi te commande-t-il un roman? Il y a trente-six mille personnes qui ont fait un roman; il y a toi qui n'en as jamais fait, et c'est à toi qu'il commande un roman... Voilà quelque chose dont il faut tenir compte. Et pour la suite, sois tranquille: j'ai déjà pris mes précautions. J'ai posé mes jalons. Avant de quitter Paris, j'avais parlé à trois critiques de ton futur roman; ils m'ont donné leur parole; je parierais que leur article est déjà fait..., ébauché, enfin, dans les grandes lignes; je m'entends... --Mais le roman, le roman, lui, il n'est pas commencé. Je n'en ai même pas la première idée!... --J'ai dit que tu le portais depuis toujours... que tu serais peut-être l'homme d'un seul livre, mais que ce serait de celui-là. --C'est de la canaillerie; c'est tout simplement répugnant. --Mon cher, c'est tout simplement ce qui se fait. En tous pays, il s'agit de se conformer à l'usage. Ah! tu es organisé pour vivre, toi, parlons-en! --Je suis organisé pour vivre en pêchant à la ligne, dans un petit chef-lieu de canton, avec, si vous voulez, un tout petit emploi... J'aurais pu transporter des moellons, à la rigueur construire une maison, peut-être administrer tant bien que mal une propriété; et j'aurais fait, oui, j'en suis sûr, un très bon père de famille; et il y en a des centaines de mille, des millions, qui sont comme moi, pas plus malins que moi et dont le nom ne mérite pas d'être connu hors des limites de la commune; vous feriez bien mieux de l'y laisser. --Moi, je ferai ce que tu voudras. Je suis bonne aussi bien à demeurer ici qu'à te faire valoir à Paris; mais il faudrait prendre un parti. Réfléchis aussi que tu as un engagement, que tu as promis d'écrire un roman... --Mais ne dois-je pas l'écrire ici? --Admettons. Mais, écrit ici, inséré même dans le _Bonheur à cinq sous_, si quelqu'un ne s'en mêle pas, malgré mes trois critiques, si quelqu'un n'est pas sur les lieux pour le faire mousser, c'est le four, c'est l'enterrement de première classe... --Il y a eu des types comme George Sand, comme Flaubert, qui écrivaient en province... --Taratata! Essaye. Si tu avais du génie, oui; avec un grand talent, peut-être... --Ah! tu avoues que je n'ai même pas cela. --Tu l'as peut-être, mais il faut qu'on le dise... --Et «qu'on le dise» est ce qu'il y a de plus important?... --Dame!... --Tout ça, tout ça... --Hein? --Je dis: tout ça, tout ça ne vaut pas une bonne friture. * * * * * Et les jours s'écoulaient, en mangeant d'excellentes fritures et en s'adonnant à mille occupations si agréables et qui paraissaient à la vérité si indispensables, que l'on n'avait pas le loisir de penser seulement au roman. Une lettre du Secrétaire de la rédaction du _Bonheur à cinq sous_ vint sur ces entrefaites agiter le jeune ménage. En l'absence de M. le Directeur, qui prenait ses vacances, le Secrétaire croyait devoir avertir Jérôme Jeton, que le photographe du Magazine, étant en tournée en province, à la recherche de sites pittoresques, et devant précisément faire quelques haltes sur le cours du Loiret, profiterait de la circonstance pour prendre une demi-douzaine de clichés du jeune maître travaillant dans son cottage à la confection du roman déjà annoncé aux lecteurs. Jérôme fut atterré; mais Sylvie galvanisée au contraire. --Je vais écrire, dit Jérôme, que j'ai attrapé une fièvre typhoïde. Non, ça pourrait porter malheur; mettons un rhumatisme, la coqueluche, enfin quelque chose qui m'empêche non seulement d'écrire, mais de concevoir deux idées... Et c'est bien le cas, ajouta-t-il. --Ça n'est pas possible, dit Sylvie. Pour le Directeur, ton roman est déjà fait, depuis longtemps écrit; et tu n'as, pendant ces deux mois, qu'à lui donner le coup de fion. --Alors, dit froidement Jérôme Jeton, je sais ce qu'il me reste à faire... --Il te reste à faire tout ce qu'on croit déjà fait, parbleu! --Il me reste à me jeter à l'eau. Et déjà il enjambait le mur bas qui dominait la berge. --Ah! s'écria Sylvie, dans ce cas, tu me ferais le plaisir de passer par la porte marine et de ne pas aller te casser les jambes en tombant de cette terrasse... Mais j'ai une idée: d'abord, si tu n'étais décidément pas prêt à temps, j'ai la ressource de pouvoir dire qu'un scrupule excessif t'a fait brûler ton manuscrit; Dieu merci, nous n'en sommes pas là: tu vas te mettre à écrire ton roman. --Mais quel roman? --Commence toujours. N'importe quoi. Tiens! tu vas écrire l'histoire d'une petite fille... Oui, d'une petite fille. Ça intéresse toujours les lecteurs et du premier coup: d'abord ceux qui ont une petite fille, et ensuite ceux qui n'en ont pas, parce qu'ils en voudraient une. Bon. Une petite fille qui aurait habité une maison comme celle-ci, par exemple... Mais, bien entendu, une maison comme celle-ci, en beaucoup plus beau... --Pourquoi, en beaucoup plus beau? --Mais, pour que ça séduise davantage! Imagine des portiques, des escaliers de marbre, des statues, des paons, des valets nombreux aussi, etc. Bref, cette petite fille, adorable, cela va sans dire, soudain a disparu. --Ah! mon Dieu! --Tu vois, tu es pincé toi-même; ça mord. Attends un peu! On la cherche; les gens accourent--les gens: il y a des quantités de serviteurs, je t'ai dit...--Énumération, costumes, émotions diverses. La nourrice, n'oublie pas!... Cela, tu comprends, fait des pages et des pages de description. Le jour baisse... Crépuscule... Silence... Écoute bien: On entend un cri du côté de la rivière. Toute la maison s'exclame. Il n'y a qu'un avis: on croit la petite fille tombée à l'eau. --Mais si elle était tombée à l'eau, depuis tantôt, elle ne crierait pas! --Moi je te parie que si on entend un cri du côté de la rivière, quelqu'un sera là pour affirmer qu'il parvient de la petite fille tombée à l'eau.--De petits détails observés, comme cela, ne font pas mal dans un récit, pourvu que le principal soit plus beau que la vérité. Embellir, embellir toujours! --C'est commode à dire... --Ce n'est rien du tout à exécuter: on emploie des mots superbes, et on les empile, en voulez-vous? en voilà. Ah! faire beau, c'est autre chose, à ce qu'il paraît: alors ça, ce n'est pas à la portée de tout le monde... Mais, en revanche, c'est bien moins compris. * * * * * Pour quelques jours, Jérôme abandonna la pêche, et Sylvie tant les plaisirs de la maison rustique que ceux de la société de Souzouches; et l'on échafauda une extraordinaire histoire, afin de pouvoir au moins exhiber un cahier de paperasses lorsque viendrait le photographe du _Bonheur à cinq sous_. Cependant, de l'avis même de Sylvie, qui surtout y mettait de son cru, la chose n'allait pas très bien. Fichtre! un roman n'était pas encore un ouvrage si facile. Sylvie ne manquait pas de certaines idées sur le genre, parce qu'elle avait entendu beaucoup parler littérature; mais de connaître la recette à exécuter un bon plat, il y a un abîme, et elle touchait celui-ci. Et puis Jérôme vous décourageait en prétendant que l'aventure de la petite fille était écoeurante d'imbécillité, et qu'il aimerait mieux, lui, bon public qu'il était, vendre du sucre, rédiger des protêts ou retourner du soc de la charrue la terre, que, non pas même de signer pareille niaiserie, mais que de la lire. Et il se dépitait en concluant qu'il n'existait pas de métier plus bas que celui d'écrire quand on n'était pas un homme extraordinaire. «Allez donc faire de la copie, disait sa pauvre femme, en écoutant de pareilles incongruités!» Mais il y avait pis que cela. * * * * * Madame de Dracézaire, qui s'était mis en tête de retenir le ménage Jeton à Souzouches afin qu'il y fût au large pour avoir un enfant, arriva inopinément pendant que le ménage Jeton s'arrachait les cheveux à propos de la petite fille, et elle était autorisée à lui dire que le propriétaire de la maison consentirait une diminution importante si on louait à l'année, une diminution plus importante si on faisait un bail, et qu'au surplus il serait disposé à faire toutes concessions attendu qu'il se trouvait harcelé par un des notaires de l'endroit, fort mal logé et très désireux de la maison, mais avec qui il était à couteaux tirés. --Je connais votre propriétaire, disait madame de Dracézaire, il est à un liard près, et il cédera aux instances du notaire; mais il vous laisserait la maison pour rien, dans l'unique but de jouer à son ennemi un bon tour. --Il n'y a pas à hésiter, dit Jérôme: madame, en moins de trois semaines, j'ai déjà gagné deux kilos. Ma femme a pris des couleurs, et nous serions ici de petits rentiers fort à l'aise... --Y penses-tu? objecta Sylvie à cause de madame de Dracézaire, mon ami, et ta situation! --Ma situation? dit Jérôme. --Peut-on parler ainsi! s'écria Sylvie, quand on est à la veille de répandre son nom par le monde entier!... Et elle prenait à témoin sa nouvelle amie, en jetant un regard éperdu sur les papiers où était griffonnée la lamentable histoire de la petite fille. --Il suffit qu'un nom soit honorable, dit madame de Dracézaire, et l'important est de le transmettre à ses héritiers... Allons! allons! un bon mouvement: que diable! vous aurez le temps, ici, aux veillées d'hiver, d'écrire vos «amourettes»; un petit voyage à Paris de temps en temps vous maintiendra en contact avec votre éditeur et vos amis influents: je fais préparer le bail qu'on vous apportera à signer demain... Sylvie, pour qui «se faire un nom» ce n'était pas écrire, mais voir tous les jours des gens des lettres et des gens qui parlent d'eux, considérait le bail comme une abdication, un renoncement définitif à toute sa vaniteuse gloriole; et d'un autre côté, tout lui plaisait ici, et elle partageait aussi les désirs qu'avait pour elle madame de Dracézaire. Elle était déchirée par une cruelle alternative; mais ne savait-elle pas que l'indolent, le provincial Jérôme pencherait vers la vie calme et saine qui avait été celle de tous les siens? --Eh bien! dit-elle, allons réfléchir au grand air. Vous ne nous refuserez pas, madame, de venir faire un petit tour dans «notre propriété»? * * * * * On alla faire le petit tour. Le jardin n'était pas immense, et cependant, à chaque promenade, il semblait à Sylvie qu'elle découvrait un coin nouveau: c'était une vigne-vierge qui avait rougi, les hampes des yucas qui paraissaient plus hautes, le prunier de reine-claude qu'on avait dégarni, les poires qui mûrissaient, les melons qui devenaient d'une somptueuse obésité: c'étaient, derrière leur claie, les petits poussins, pareils à des pompons jaunes trois semaines auparavant, et qui étaient à présent d'affreuses et noires bêtes dévorantes; c'était madame Lapin, sous son toit trop odoriférant, qui avait l'avantage de se trouver depuis quelques jours «en famille». On alla cueillir des framboises et des grappes de cassis, en enjambant le cordon de pommiers nains, puis picorer, le long du grand mur du midi, les premiers chasselas. Et là, on vit la mère Coinquin s'avancer un bol blanc à la main, avec un peu de lait et une paille: --Ah çà, pour qui est le petit goûter? demanda madame de Dracézaire. --Ceci, dit Sylvie, c'est le régal de Jérôme II. --Comment! Jérôme II? Grand Dieu, en auriez-vous un second? --J'appelle Jérôme tous les lézards, madame; et le nom leur convient, croyez-moi. Tous mes Jérômes aiment à faire la sieste au soleil et, en général, à ne rien faire. --Ah! ceci est une épigramme! dit madame de Dracézaire. Jérôme rougit, mais déjà il s'amusait autant que sa femme à regarder le lézard presque familier, immobile, son petit coeur battant, sur la muraille, aspirer au bout de la paille la gouttelette de lait. Sylvie humectait la paille au fond du bol, et, penchée, la joue sans poudre, hâlée déjà, dans l'atmosphère ensoleillée et parfumée de l'odeur des fruits, d'un geste minutieux et charmant, elle servait le «thé», disait-elle, «à un de ses chers amis qui, celui-là, ne la débinerait pas en sortant...» Madame de Dracézaire quitta le jeune ménage en ayant bon espoir; et, sans plus rien dire, s'en fut chez le propriétaire faire rédiger le bail. * * * * * Le lendemain, par une après-midi torride de fin d'août, Jérôme et Sylvie, dans la pénombre du salon de perse bleue, s'extasiaient sur la qualité de ces vieilles maisons aux murs épais, au sol dallé, qui entretiennent au coeur même de l'été une si douce fraîcheur. Quelques feuillets griffonnés du «sinistre» roman, ainsi que l'appelait son auteur, sortaient à demi d'un tiroir entre-bâillé. Jérôme, étalé sur un vieux sopha, ferma du pied le tiroir afin de s'épargner la vue de ce qu'il nommait aussi son «cauchemar» et dit: --Zut! --Le fait est, dit Sylvie, que cette aventure devenait, je le reconnais, un peu «rasoir»! A ce moment l'on sonna à la porte d'entrée. --Madame de Dracézaire avec le bail, je parie!... Leur coeur fut secoué, et ni l'un ni l'autre ne s'effrayait de l'engagement à prendre. * * * * * La mère Coinquin, qui ne se pressait pas, arriva à la porte comme on faisait retentir la clochette pour la seconde fois. On l'entendit parlementer; puis elle se présenta avec des airs mystérieux, mi-méfiante et mi-amusée par le mot qu'elle avait à répéter: c'étaient deux jeunes messieurs, munis d'ustensiles, qui demandaient monsieur de la part du _Bonheur à cinq sous_... Monsieur et madame Jérôme Jeton furent aussitôt debout. Jérôme rouvrit le tiroir et dit d'un ton peu commun à sa bouche: «Faites entrer, je vous prie.» Sylvie se précipitait aux volets pour donner du jour. Les «jeunes messieurs» entrèrent, après avoir déposé les «ustensiles» dans le corridor, et l'un d'eux, en disant: «cher maître», exposa le but de leur visite, qu'une lettre de M. le Secrétaire avait dû d'ailleurs annoncer. --Messieurs, je suis à vous, dit Jérôme avec un sérieux extraordinaire et tout à fait inusité. --Où avez-vous l'habitude de travailler, cher maître? --... Heu... heu... dit Jérôme Jeton, avec moins d'assurance, ici... ou là... --Tantôt ici, messieurs, se hâta de dire Sylvie, comme aujourd'hui, quand la chaleur est trop grande, tantôt au bord de la rivière où mon mari a ce qu'il appelle son «bureau de verdure». --Un «bureau de verdure»! Ah! parfait, madame, voilà qui nous donnera un cliché sensationnel... Nous commencerons, si vous le permettez, par cette pièce-ci, dont le mobilier de style est fait pour enchanter nos lecteurs de goût... Madame est collaboratrice, je suppose?... --Elle est ma muse, dit Jérôme. --Aussi, nous ne vous séparerons point; les jeunes ménages d'artistes sont très à la mode... Je suis chargé, cher maître, de vous communiquer la maquette de notre numéro d'octobre... Votre ouvrage vient en tête du sommaire, comme de juste... Nous avons ici un médaillon..., ici un hors-texte... Les premiers chapitres sont-ils d'une certaine longueur? nous aurons trois ou quatre en-têtes, selon le nombre, et nous terminerons par un gracieux cul-de-lampe, un motif local, caractéristique si possible... Ah! voici l'épreuve du «chapeau» déjà rédigé, où votre oeuvre, cher maître, est présentée au public et déjà appréciée, en termes très généraux, cela va de soi. Jérôme et Sylvie voyaient déjà les clichés exécutés, tirés, leurs traits à l'un et à l'autre, unis dans l'ovale, la scène touchante du travail en commun dans le hors-texte; quels détails de leur personne figureraient encore dans les en-têtes, dans le cul-de-lampe final?... Et pendant que Jérôme et Sylvie, penchés côte à côte sur la table, lisaient le «chapeau», c'est-à-dire la louange préconçue de l'oeuvre, les termes «tout à fait généraux» assurément, mais extrêmement flatteurs, qui caractérisaient le talent du jeune romancier, pendant qu'ils savouraient avec enivrement l'avant-goût de la gloire, l'éclair de magnésium jaillit. --C'est fait, dit l'opérateur; nous n'aurions pas su trouver de pose plus satisfaisante. Ils avaient été surpris. Ils n'avaient point entendu non plus un second tintement de la sonnette à la porte d'entrée; et, quand ils reprirent leurs sens, au milieu de l'asphyxiante fumée, ils virent, sortant du nuage, derrière l'opérateur, madame de Dracézaire avec ses cinq petits Dracézaire, qui respiraient comme eux la vapeur méphitique de la renommée. Sylvie, surexcitée, expliqua aussitôt de quelle opération, sans doute insolite à Souzouches, madame de Dracézaire et ses cinq petits enfants avaient été témoins; elle répéta ce qu'avait dit le photographe: l'ovale, le hors-texte, les en-têtes, le cul-de-lampe final...; elle y joignit le chiffre étourdissant du tirage: «plus de deux cent mille exemplaires, madame!...» que le photographe ne contredit point. --A présent, dit Sylvie, ces messieurs désirent un plein air... Allons, venez avec nous, chère madame! allons, venez, mes petits amis, vous nous donnerez vos conseils sur la pose... --Ah! si vous prenez mon avis, dit madame de Dracézaire, un geste à immortaliser serait assurément celui du goûter des lézards... Figurez-vous, messieurs... Et madame de Dracézaire de s'emparer des deux employés du _Bonheur à cinq sous_--elle, cependant si peu familière--pour leur narrer la gracieuse scène de la veille, contre le mur du midi. Les cinq petits Dracézaire bondirent; ils n'étaient venus que pour les lézards; et la photographie décuplait leur joie. Quant au photographe, entendant parler d'un goûter offert aux lézards, il n'hésita pas à déclarer que si l'on en pouvait avoir un bon cliché le succès du numéro était assuré. Jérôme Jeton, ayant emporté au jardin ses paperasses, posa comme un vieux cabotin de lettres, assis sur le fauteuil de châtaignier, appuyé à la table de fer du «bureau de verdure» où il n'avait jamais écrit une ligne. Sylvie, avec la paille et le bol de lait, tenta de renouveler la scène agréable de la veille. Mais, soit que l'heure ne fût point celle qui convenait au lézard, soit que tant de monde et le noir appareil sur son trépied effrayassent l'animal, il ne se prêta pas à ce jeu. On en était désespéré. La mère Coinquin, qui avait apporté le bol et la paille, hasarda une réflexion: --C'est que madame, aussi, n'est p'tét' ben point la même!... Et, en effet, Sylvie, auparavant si gracieuse, n'était plus aujourd'hui la même: elle posait. Elle posait, non pas devant dix personnes et un appareil; elle posait, mentalement, devant un million de lecteurs et, en son esprit crédule, devant la postérité!... Madame de Dracézaire--qui l'eût cru?--n'était point du tout choquée de la transformation, qu'elle remarquait tout comme la mère Coinquin, et elle dit: --Ah! c'est que cela doit être très impressionnant!... Le lézard Jérôme II se refusant à l'épreuve du grand tirage, le cul-de-lampe final était compromis. On erra dans le potager, à la recherche de quelque autre sujet. Chemin faisant, madame de Dracézaire dit au jeune couple qu'elle avait sur elle le projet de bail. Sylvie, du ton d'un capitaine partant pour quelque croisade sainte, répondit: --Hélas! madame, il ne s'agit plus désormais de notre agrément. Vous l'avez vu: la carrière est ouverte; mon cher mari se doit tout entier à son nom... Nous demeurerons maintenant sur la brèche! Jérôme lui-même était tout retourné, tout changé; qu'il fût appelé à une grande mission, il n'essaya pas de le nier. * * * * * Et telle est la vertu de la publicité, que madame de Dracézaire ne trouva pas à répliquer. En sa personne si prudente et si respectable, la Province elle-même était impressionnée, imprégnée, piquée par le redoutable virus. Elle ramassa tout à coup ses cinq garçons et dit aux Jérôme Jeton: --Si un motif de cul-de-lampe ne se présente pas, que diriez-vous d'un joli groupe de cette jeunesse, avec la légende, par exemple: _Cinq petits amis du romancier et de madame Jérôme Jeton: Jacques, Jean, Gaston, Félix et Louis de Dracézaire_. Que l'on imprime le nom, oui, ma foi, pourquoi pas? c'est un départ: un jour, qui sait? peut-être sera-ce un nom connu!... _Septembre 1913._ LES DEUX AVEUGLES Le vieux se tenait sur le pas de sa porte, à l'ombre que la maison opposait comme une seillée d'eau fraîche aux ardeurs du soleil de juillet. Il n'était plus bon qu'à être assis à l'ombre, l'été, au coin du foyer, l'hiver, sa vue s'étant complètement obscurcie vers la soixantaine. Et il ne s'en consolait pas, bien que son fils, un rude gars, fût en âge de faire aller la ferme, et, aidé des conseils du père aveugle, le remplaçât aujourd'hui, en somme, sans trop grand dommage. Mais la mère Moreux ne cessait de grommeler; elle en voulait à tout et à tous, de la malédiction tombée sur les paupières de son mari. Sa besogne, à elle, en était plus que doublée en effet, car le vieux, chacun le savait, avait autrefois l'oeil partout. Heureusement, le soir venu, Eugène, le fils, apaisait sa famille, quand il revenait des champs, gaillard, sentant la terre retournée, la feuille humide, le raisin pressé ou l'odeur poussiéreuse des grains. Aux dernières lueurs du crépuscule, comme il avait la vue bonne, lui, et pour économiser la chandelle, il lisait à son vieux le journal. Et en cette fin de juillet, tout à coup, la lecture du journal, au crépuscule, cessa d'être une cause de délassement; Eugène lisait, lisait, sur un ton monotone, sans comprendre grand'chose à la politique extérieure, lorsque le vieux prononça, en branlant la tête: --Vous allez voir qu'ils vont nous jouer le même tour qu'en 70, ces salauds-là!... Oh! je m'en souviens fichtre bien!... Et il se fit conduire par son fils chez le notaire, puis composa un paquet qu'il enferma dans une vieille boîte à biscuits, et, à l'aide de son fils et de sa femme, seuls témoins, déposa dans une cachette. Deux jours après, Eugène rejoignait son dépôt. Le père et la mère Moreux restèrent mornes. Qui est-ce qui ferait la vendange? Et puis, Eugène, qu'allait-il advenir de lui? * * * * * La même question se posa tous les jours, pendant cet éternel mois d'août et pendant ce mois de septembre, si effroyable au début, si plein d'espérance à la fin. C'était la mère, à présent, qui lisait à la lumière, et très difficilement, car elle n'était pas savante, et puis elle était harassée par l'ouvrage. Eugène avait fait des marches précipitées, de soixante kilomètres par jour, le pauvre fieu; tout de même il avait assisté à une fameuse affaire, celle de la Marne, et puis, après, c'étaient des batailles terribles, de tous les jours, et qui n'en finissaient pas. Puis on resta quelque temps sans savoir ce que devenait Eugène; puis il écrivit, ou plutôt il fit écrire par son infirmière, qu'il était dans un hôpital, à Béziers; qu'on le soignait très bien et que sa santé se maintenait. --Il a le bras droit ou la main emportés, dit le père: je vois ça d'ici. J'en ai vu d'autres «du temps de la guerre»; autrement il écrirait lui-même. --Tu «vois», tu «vois!» Tu sais bien que tu ne vois rien, disait la mère, l'estomac tordu par l'angoisse. Il a une bonne santé, il en réchappera... --Avec un seul bras pour remuer la terre, et tailler les jeunes plants! Il en réchappera joli garçon!... On fit écrire au soldat blessé, pour avoir des renseignements plus précis. Ce fut encore l'infirmière qui répondit en répétant que l'état général de Moreux était excellent et que «sa blessure était insignifiante». --Et c'est pour une blessure insignifiante qu'on l'a envoyé à Béziers! disait le vieil aveugle. Béziers, sais-tu où que c'est? J'ai fait venir de c'patelin-là des plants de vignes du Midi, la grande année du phylloxéra: c'est comme ça que j'sais où ça se trouve... On recevait de l'hôpital, régulièrement aussi, des cartes postales officielles avec les signature et timbre du médecin-chef, portant toujours: «État satisfaisant». --Drôle d'état satisfaisant! répétait le père, qui vous prive un homme de l'usage d'écrire!... --Il est coquet, disait la mère! p't'-être bien que sa main tremble tant soit peu; y avait pas pareil à lui pour une belle écriture!... Une bonne nouvelle arriva, après des mois: Eugène était décoré de la Médaille militaire. La Médaille militaire, ça n'est pas une plaisanterie! Ça ne tombe pas du ciel comme la grêle!... Qu'est-ce qu'il avait bien pu faire, pour décrocher ça? Et dire qu'il ne s'en vantait point! * * * * * Un beau jour du mois d'avril, en plein midi, tandis que la mère Moreux était en train de biner elle-même dans son champ, en haut de la côte, un grand gars parut sur la route, conduit à la main par un gamin du village. Des chiens aboyaient; le temps était superbe; les cerisiers, les amandiers en fleurs; il sortait de toute la terre, sous les cieux tranquilles, un parfum de jeunesse, un air de bonheur. --Mon fil'! cria la mère Moreux. Le «fil'» se retourna du côté d'où venait la voix. C'était lui. Et ce n'était pas lui. Il ne lâchait pas la main du petit qui le conduisait; il avait un bâton de l'autre main; il était affublé de vêtements bourgeois un peu étriqués; il portait la médaille au ruban jaune sur le revers du veston. Mais comment n'enjambait-il pas le fossé? Comment ne criait-il pas: «M'man, c'est moué!...» Ce fut elle qui courut, elle qui enjamba le fossé. Et, dans le temps d'un éclair, elle comprit tout. Mais, en paysanne dure au mal, elle ne broncha pas, ne proféra pas une plainte, ne dit même pas un mot. Elle congédia le gamin qui avait amené son fieu; elle prit celui-ci par la main et eut le courage de lui parler seulement des semailles, qui avaient été faites si maladroitement que le blé noir et l'avoine levaient par paquets: des touffes d'herbe dans un champ nu. Elle lui expliquait, lui décrivait les choses de la culture, comme si, de tout temps, elle savait qu'il ne pouvait rien découvrir par lui-même. Et, en parlant, elle pensait: «C'est le p'pa!... Qu'est-ce que va dire le p'pa?...» Elle arriva avec le malheureux mutilé jusqu'à la ferme; et, à l'idée de présenter son fils aveugle au vieux père aveugle, ses forces la trahirent. Elle n'ignorait pas que le vieux, bien que privé de lumière, se rendait compte de tout; que l'état de son garçon, quoi qu'on fît, ne lui échapperait pas. Elle dit à Eugène: --Il est là, assis devant la porte; t'as qu'à marcher tout dret et étendre la main, tu toucheras la sienne. Elle s'enfuit vers l'étable, en criant au vieux: --Crois-tu c'te chance! V'là not'gars avec sa médaille!... Le vieux redressa sa tête lente, fermée au jour; sa bouche, pareille à un cuir fendu, mais desséché, qu'une eau soudaine amollit, s'entr'ouvrit pour donner passage à un bégaiement. Pendant ce temps, Eugène, mal éduqué encore, au lieu d'avancer droit à son père, allait s'aplatir contre le mur. Il se fit mal, fut vexé et jura. --Qu'è q'tu fais donc? dit le père. Tu m'vois donc point?... Eugène se retourna vers l'endroit d'où venait la voix de son père, mais il le manqua encore et passa tout à côté de lui. Le vieil aveugle, dont les sens étaient très habiles et à qui presque rien ne pouvait être dissimulé, le rattrapa. Il lui palpa rapidement les quatre membres, et dit: --C'est les yeux qu'ils t'ont ôtés, mon pauv'fil'... Malheu'd'malheu!... Eugène ne répondit pas. Et, entre les paupières aux trois quarts baissées du vieil aveugle, les larmes coulèrent tout à coup. La mère Moreux, près de l'étable, portait, comme l'eût fait un homme, une lourde botte de foin, piquée aux cornes d'une fourche. La fille de ferme, témoin de la scène, lui désigna les deux hommes: --L'ont manqué, le père et le fil', de n'pas arriver à s'toucher la main!... L'monde est damné: en v'la la preuve... «ON PEUT LUI DIRE...» L'entrée de Sabine chez les Bertin fit sensation, car elle s'était croisée certainement, dans l'escalier, avec M. de Vérancourt, qu'elle avait dû épouser récemment et qui s'était conduit avec elle de la façon la plus abjecte. Sabine dit, simplement: --Je viens de rencontrer monsieur de Vérancourt. Nous ne nous sommes pas mangés. Tout le monde rit. On était enchanté qu'elle parlât de Vérancourt, et avec une pareille désinvolture. Personne n'eût osé, devant elle, aborder le sujet, bien que chacun en grillât d'envie. --Bravo! s'écria madame Bertin; j'aime à voir que vous ne vous troublez pas à propos de ce personnage. --Ah! les hommes! dit le maître de la maison, ils sont magnifiques à la guerre, oui, certes; mais regardés à la loupe, un à un, quels vauriens!... --A qui le dites-vous! soupira Sabine. Elle avait eu beaucoup à souffrir d'un mari de qui elle était séparée par le divorce; puis elle s'était aveuglément confiée à M. de Vérancourt, croyant trouver en lui l'homme rêvé. On essaya de détourner la conversation, qui menaçait de devenir dangereuse; mais l'occasion inespérée de pouvoir parler, enfin, de Vérancourt, avec sa principale victime, ramenait, malgré toute opposition, le nom de l'homme qu'avait aimé Sabine. --J'ai eu un pressentiment, dit une des quelques personnes retenues à dîner, tout le temps que monsieur de Vérancourt a été là, que Sabine entrerait... A chaque coup de sonnette je tremblais... --Eh bien! je vous affirme, dit Sabine, que moi, je n'ai pas tremblé en le trouvant sur le palier! Quelqu'un m'eût annoncé, dans l'escalier, que monsieur de Vérancourt était à l'étage au-dessus, que je ne fusse pas redescendue d'une marche... --Il a dû juger l'accueil ici assez froid, dit madame Bertin: je fais le pari qu'il ne s'y risque pas de nouveau. --Oh! oh! s'écria quelqu'un, vous ne connaissez pas Vérancourt! C'est un de ces gaillards qu'un accueil glacial excite. Il reviendra ici jusqu'à ce qu'il y ait triomphé. --En ce cas, puisque notre chère Sabine a la bravoure de l'affronter, je lui demande de ne pas manquer un seul de mes jours; on verra bien qui triomphera! --Il n'y a pas une seule personne, parmi les amis et amies de cette maison, dont les sympathies, Sabine, n'aillent entièrement à vous. --Pas une! non... sauf celle que Vérancourt se sera juré de séduire. --Il faudrait supposer que celle-ci fût bien sotte, étant donné tout ce qu'on sait de lui aujourd'hui! On chuchotait autour de la table, chacun stupéfait qu'on pût parler si librement devant Sabine. Mais, décidément, Sabine ne bronchait pas. Elle-même osa parler: --Vous savez, dit-elle, avec qui il vit? --Oui. --Mais savez-vous de quoi il vit? --Non. --De la même! J'en ai les preuves... Et elle cita des faits accablants. On n'en revenait pas. On renchérit. Qui ne possédait quelque anecdote sur ce grand chenapan mondain qu'était M. de Vérancourt? Sabine les dévorait; elle en provoquait de nouvelles avec une sorte d'appétit rageur. Deux voisins de table murmuraient: --Elle a contre lui une rancune mortelle; elle le hait; on peut tout lui dire. --Méfiez-vous, cependant, si vous connaissez les femmes!... --Bast! celle-ci le juge comme ferait un président de tribunal... --Elle a aimé Vérancourt, opinait un autre, c'est certain. Mais ce qui est non moins hors de doute, c'est qu'elle l'a en exécration. On peut tout lui dire... Et les anecdotes de pleuvoir sur le dos de Vérancourt. C'était une joie, un soulagement pour tous, qui s'étaient tant apitoyés sur le sort d'une femme comme Sabine devenue la proie d'un tel homme, d'être témoins qu'enfin elle était revenue à la raison et donnait elle-même son assentiment à la réprobation générale. Tout ce qu'on peut énumérer à la charge d'un homme qui, tout juste, ne fut pas un assassin de droit commun, on le fit, autour de la table, en présence de Sabine. Chaque histoire scandaleuse était précédée de la question, tantôt formulée à voix basse, tantôt ouvertement, et par manière plaisante; «On peut le dire...?» Sabine demeurait imperturbable; sa bouche souriait; ses yeux jetaient un feu inaccoutumé. Encore une fois, quelqu'un chuchota: --On peut lui dire!... --Oh! répondit-on, après ce qui a été dit, il ne s'agit vraiment là que d'une peccadille! --Ma chère Sabine, avez-vous su cela? Quand Vérancourt était à vos pieds, l'hiver et le printemps 1913-1914; quand il était invité partout où vous dîniez, paraissait entièrement dompté, captivé, converti par vous,--miracle qui n'avait rien d'étonnant;--quand Vérancourt ne s'entretenait que de projets d'avenir charmant à vos côtés, et bâtissait châteaux en Espagne, et même en Ile-de-France, en s'ouvrant un crédit sur votre fortune personnelle, il est vrai, Vérancourt avait une liaison avec la propre femme de chambre de sa tante du Hautoit. Madame du Hautoit, qui les a surpris dans la mansarde de son hôtel, le raconte à qui veut entendre. Et il s'affichait, en outre, à Montmartre, avec la môme Tata dont le nom, au moins, vous est connu, chère amie... Sabine bondit: --Ça, ce n'est pas vrai!... Ce n'est pas vrai! --Mais, chère amie, il y a les témoins, il y a les faits!... --Je me moque des témoins et des faits. Je vous dis que ceci est faux, archi-faux! Et puis, j'en ai assez... j'en ai assez! Vous ne vous apercevez pas que vous dites des horreurs et que vous m'en faites dire?... Je connais Vérancourt, moi: voulez-vous que je vous dise ce qu'il est?... --Il est celui qu'elle aime!... murmura quelqu'un. LE P'TIOT --C'est l'colo qui l'a dit lui-même, de sa bouche, devant témoins, mon vieux: t'es un brave! Et paraît même que t'es proposé pour la médaille... --Moi? j'suis un brave? parce que j'ai été coupiller du fil de fer sous l'nez des Boches? La première fois c'est possible que ça m'ait gêné la digestion; mais, à présent, ça m'fait pus; ça m'fait pas pus que d'aller tailler un arbre fruitier dans mon clos... --T'exagères, Brochut, t'aimerais mieux émonder tes poiriers dans ton clos. --J'exagère pas pus que si je vous dis que j'suis pas un brave, mais un salaud... --T'exagères encore, Brochut! Pourquoi que tu t'extermines quand tu viens d'couper le fil des Boches comme de la chicorée? L'colo sait c'qui' dit, pt'être? --L'colo sait c'qui' dit, j'vas pas à l'encontre; mais, moi, j'sais c'que j'suis. Cependant, vers trois heures du matin, comme on allait profiter de l'ouvrage accompli par Brochut, qui méritait l'éloge prononcé par le colonel, et l'attaque étant imminente, Brochut dit à ses compagnons, Janvier, Pilard et Sauvage: --C'est pas le tout, mes pot', ça va barder avant que le soleil soit levé; eh bien! faut que j'vous l'explique, pourquoi que j'suis c'que j'vous ai dit. C'est à mes derniers six jours; ça remonte loin: neuf mois et trois semaines... Ça s'trouvait dans un village, à l'arrière, chez une bonne dame qui m'avait hébergé--moi, j'suis des pays envahis: pus de famille, pus de maison, pus rien...--Alors quand j'ai eu dormi quarante-huit heures, l'temps m'a paru long. L'cafard m'étranglait dans c'patelin où j'étais pourtant au chaud et au sec, à l'abri des marmites. Alors voilà: j'ai pris mon plaisir avec une fille... --'tait-elle chouette, au moins, ta gonzesse? --J'y ai point demandé ça. A'm'demandait rien, elle. Mais j'ai reconnu qu'elle était honnête... Et Brochut, sous son hâle, rougit. --V'là ce qui me taquine depuis ce temps-là, ajouta-t-il. J'aurais pas dû faire ce que j'ai fait à une fille honnête, sans le mariage. Mais, tout de même, attendez voir, j'y ai promis que si elle avait des ennuis par ma faute, j'étais homme à accorder réparation. --Et elle a eu des ennuis? --Tenez! dit Brochut en sortant ses papiers d'où faillit tomber le carton épais d'une photographie. La pauvre fille s'était fait «tirer» candidement, grosse de huit mois au moins, et en pied. Cette image ne représentait qu'un ventre énorme surmonté d'une petite boule assez disgracieuse, qui était la tête. Brochut vit tout de suite que ses copains ne la trouvaient guère affriolante; il dit: --Ce n'est pas tant elle, pardi! mais c'est le p'tiot. L'est de moi; j'le renierai point; j'épouserai. --Tu vois bien qu't'es pas si vaurien! --T'as été un peu vif, dit Janvier; t'as le sang jeune; et pis c'est la guerre, tiens!... --Et pis quoi? dit Sauvage, c'est un p'tit Français qu't'as fait... --Un p'tit Français sans père, soupira Brochut, sait-on c' que c'est? Et dire que dans dix minutes j'peux être zigouillé! Et, en effet, le soldat Brochut reçut trois balles, dont une au ventre, en mettant le pied dans la tranchée boche que sa section dut nettoyer avant de pouvoir s'occuper de lui. Les trois copains étaient debout, l'un d'eux égratigné à peine. Ils virent Brochut s'affaisser, sur un matelas de grands corps gris dont la face était plaquée dans la terre, et leur joie d'avoir pris la tranchée fut gâtée. Brochut, qui tournait de l'oeil, les sentant penchés au-dessus, de lui avec leurs voix amicales, eut encore la force de dire: --C'est l'pauv' p'tiot!... Son doigt tremblant désignait la poche où étaient ses papiers. Et avec une préoccupation paternelle, il quitta cette vallée de misère. Il fallut subir et repousser la contre-attaque, s'organiser de nouveau; après quoi, Pilard, Sauvage et Janvier allèrent à la recherche du corps de Brochut. Tous les trois, célibataires, avaient eu spontanément la même idée; et chacun d'eux confiait aux autres: «Moi, j'sais bien ce qui me reste à faire...» A quoi chacun des autres répondait: «Qué que t'as à faire, toi, gros malin?» Ils atteignirent l'officier qui avait déjà entre les mains les papiers enlevés à la poche des morts: --C'est rapport à Brochut, mon lieutenant... une photo, avec adresse de la personne au dos, et pis tout... --I' nous avait donné ses instructions avant l'attaque, dit Pilard. --Moi, c'est pas tout ça, dit Janvier, j'commence par déclarer que j'suis prêt à épouser la personne! --Moi, de même! dit Pilard. --Moi, pareillement! dit Sauvage. --Ah ça! mes enfants, vous êtes fous! dit l'officier: trois pour une. Voyons donc celle qui a un pareil succès! Et, tandis qu'il feuilletait les papiers de Brochut, l'épais carton lui tomba dans la main. Il vit ce ventre énorme, cette chétive tête; et un imperceptible sourire effleura sa lèvre; mais la pitié et aussi l'admiration du sentiment qu'il devinait chez ces trois hommes l'emportèrent: --Il faut jouer à pile ou face, dit-il. Sans rien trouver de comique à la proposition, les trois hommes, successivement, lancèrent une pièce de dix centimes. Le sort désigna Janvier. Le brave garçon se réjouit comme s'il avait gagné quelque chose. Le sous-lieutenant tenait toujours la pitoyable photographie à la main. Janvier dit en regardant celle qu'avait séduite Brochut: --C'est pas tant pour elle, mon lieutenant; mais c'est rapport au pauv' p'tiot... «CHERCHEZ!» Une bribe de dialogue surprise grâce à un malicieux hasard, au téléphone, par Jeanne Sannois, la femme du peintre, entre Cécile Collet et une commune amie. Comme Jeanne Sannois demandait au bureau le numéro de Cécile Collet, elle reconnut immédiatement la voix de celle-ci qui évidemment ne s'adressait pas à elle: «Eh bien! vous y avez coupé, vous, hier, fine mouche! au dîner des Sannois? Ah! ma chère, quelle barbe! Ces gens-là ont le doigté pour réunir à table tout ce qu'il y a de plus crevant... Mais non, ma petite, rien: pas un nom, pas un uniforme... Elle?... une cruche, voyons! Quant à lui, avec ses côtelettes à la tzigane, sur sa face de veau, j'avais envie de lui crier: «Mon vieux, les boucheries sont fermées désormais l'après-midi...» Ah! si je ne tenais pas à ce qu'il achève mon portrait! et à ce qu'il ne m'enlaidisse pas!...» Non, en vérité, Jeanne Sannois n'en avait pas entendu davantage; et c'était là, somme toute, un fragment de conversation de genre très commun. Rapportant la chose à son mari, elle en était toutefois un peu blême. Sannois ne conservait aucune illusion sur les relations mondaines; il ne les jugeait pas avec sévérité, sous le prétexte qu'elles ne valaient pas tant d'honneur; et il professait pour elles une aménité inaltérable. «On ne peut en vouloir aux femmes de ce qu'elles disent, affirmait-il, car elles n'y ont pas pensé seulement une seconde avant d'avoir parlé, et elles ne s'en souviennent, la seconde d'après, que si ce qu'elles ont improvisé a eu beaucoup de succès. D'une façon générale, elles ne parlent pas non plus par méchanceté--la vraie méchanceté est aussi rare que la beauté ou que le génie--elles parlent dans l'intention de produire un effet piquant, amusant, et agréable; si c'est aux dépens des absents, songez par contre qu'elles tendent à l'unique but de charmer la personne qui les écoute. A la rigueur, oui, oui, on trouverait de la générosité dans leurs pires excès de langage...» Quoi qu'il en fût, le peintre Sannois demeurait un peu gêné de la manière dont Cécile Collet s'y était prise pour charmer par téléphone sa correspondante, et il lui déplut pendant quelques semaines de la voir, là, poser devant lui avec sa figure ornée, aimable et satisfaite. Vingt prétextes furent invoqués pour retarder les séances. Cécile commençait à s'inquiéter; elle interrogeait discrètement les amis des Sannois. Les Sannois? mais on les voyait partout! Sannois? mais il faisait poser la vieille mère de sa cuisinière ou son chauffeur inoccupé. Quelles fantaisies! Enfin, sur ses instances, Cécile obtint un rendez-vous et arriva à l'atelier le teint mieux fait que jamais. --Ah çà, mon petit Sannois, vous êtes fâché avec moi? --En verriez-vous la raison par hasard? --Dieu de Dieu, non! mais pourquoi ce lâchage? pourquoi ces absences de Jeanne quand je lui téléphone? pourquoi ce portrait abandonné depuis six semaines--le temps de vieillir, pour une femme?--Franchement, vous ne pouviez pas venir chez moi ce dernier lundi, ni l'autre? Voyons, qu'est-ce qu'il vous a pris? --Une fringale de braves gens. Regardez: j'ai peint Barnabé et la mère Corneau. --Dites-moi, Sannois: j'ai mal agi envers vous? --En quoi, Cécile? je vous le demande. --Oh! Oh! vous avez une dent contre moi! --Vous y tenez? Je ne yeux pas vous contrarier... Après tout, c'est un petit jeu. Ma chère Cécile, je suppose, ou plutôt, il vous plaît que je suppose que vous m'avez offensé. Quelle mauvaise blague m'avez-vous pu faire? Cherchez! --Oh! parbleu, je sais comment je vous aurai tarabusté: c'est en disant à quelqu'un--qui vous l'aura répété dans les vingt-quatre heures--que vous aviez une maîtresse trop jeune... --Ce n'est pas cela. Le propos est bien, d'ailleurs. Je ne dis pas qu'il soit fondé; mais il est bien. --Sapristoche! dit Cécile dépitée. Ce n'est pas cela? Le peintre, installé à son chevalet, brossant déjà à force, disait: --La tête inclinée légèrement, je vous prie; l'expression calme, un tantinet ingénue... --Écoutez, Sannois, je ne vois qu'une chose qui ait pu vous froisser: vous aurez appris que c'est moi qui vous ai empêché de faire le portrait de Mrs Evans? --Un modeste rapt de cinq mille dollars!... Allons, la bouche, s'il vous plaît! La bouche avec toute sa bonne grâce naturelle... --C'est une folie, je le confesse: je lui ai fait dire par quelqu'un qui porte, que vous n'aviez pas pour deux liards de talent! Oui, oui, c'est rosse; mais j'étais jalouse; je voulais avoir mon portrait par vous, moi et pas elle. Ça peut vous flatter aussi... --Je crois tenir la bouche, dit Sannois avec flegme; je vous la montrerai tout à l'heure... Il faut profiter d'un jour pareil. Votre visage s'éclaire d'une façon inespérée... L'affaire du portrait de Mrs Evans? Non; ce n'est pas cela. --Sannois, vous êtes d'une cruauté! Je ne veux pas être fâchée avec vous; je ne le veux à aucun prix! Je ferai des bassesses pour vous donner la certitude que je ne suis qu'une pécheresse bien ordinaire... --Sapristi! s'écria le peintre, et ma bouche qui f... le camp! Et cet oeil, donc!... Du calme! je vous en supplie, chère amie; un certain bonheur répandu sur l'ensemble des traits! cette sorte de mansuétude impartiale et quasi céleste, vous savez, qui est propre aux Bienheureux et à la femme qui reçoit... Vous ne voulez, pas, je suppose, que je fasse de vous une lady Macbeth? --Sannois, mon petit Sannois, je vous jure que j'ai vidé le fond de mon sac! Même en fouillant bien, non! après celles que je vous ai dites, je n'ai pas commis d'autre imprudence que de chuchoter un soir à l'oreille de cette vieille pipelette de prince d'Ulloa que... que... Oh! mon Dieu! que j'ai de la peine à avouer cette babiole... Que... eh bien, oui, là! que vous ne saviez pas manger à table... Le prince répète tout, et je parie que cet enfantillage vous aura touché plus qu'un manquement à l'amitié? --Ça y est! dit Sannois. --Ah! j'étais sûre que c'était cela. Nous faisons la paix, hein? Ouf! que ça me soulage d'avoir mis devant vous ma conscience à nu. --Non, non, dit Sannois; je dis: «Ça y est!» je veux dire que je tiens à présent tous les éléments de votre visage. Je vais faire de vous un de ces portraits! Saperlipopette! que je suis content. Levez-vous, s'il vous plaît, chère Cécile, et venez voir. Cécile Collet se leva et contempla la toile: --Mais, c'est un oeil de vipère que vous m'avez fait là! --Vous trouvez?... Voyez-vous, ce qui manquait à cette figure, c'était la vie. La vie, quand on la trouve, elle est tellement surprenante qu'elle fait un peu peur, comme un serpent au bord de l'eau dormante... Ma foi, chère amie,--ajouta-t-il, d'un ton distrait et comme très éloigné de son souci principal,--je ne savais pas le premier mot de toutes les petites histoires que vous m'avez racontées; et, si on a pu ici vous bouder quelque peu, ce n'était que pour une vétille: je ne vous la dirai même pas; vous l'avez oubliée vous-même, car elle est annulée, inexistante, à côté des faits si intéressants, si caractéristiques que vous venez de me révéler. LE RAYON DE SOLEIL Le premier coup qui frappa la famille fut la mort de Jacques, tué, dès le début de la guerre; il avait vingt et un ans, et sa soeur, Louise, l'aimait d'un de ces amours fraternels qui étonnent par leur intensité. Après, ç'avait été le tour de la mère, inconsolable, et qui s'était effondrée en quelques semaines. Louise restait avec son père, désolé, petit propriétaire ayant consacré toutes ses économies à se rendre acquéreur de la modeste maison qu'il habitait et dont il ne touchait plus de loyers. Deux fillettes étaient là encore, à qui Louise allait désormais servir de mère. Un soir, le père, qui s'assombrissait de jour en jour, en venant de se mettre à table, s'affaissa devant son potage. Le médecin, appelé en toute hâte, demanda à Louise: «Est-ce que c'est sa première attaque?» Et Louise, surveillant et soignant le malheureux homme alité, songeait à la noire destinée. S'il venait à mourir, que deviendraient ses deux jeunes soeurs et elle-même? Or le malade était condamné. Verrait-il seulement la fin d'une guerre si longue? La seule chose qui ranimait un peu, par l'admiration qu'elle inspirait, était la lutte épique de Verdun; mais en même temps elle étreignait le coeur à cause de ces grandes hécatombes d'hommes, et de tous ceux, en particulier, qu'on connaissait, et qui étaient là. La maison, en banlieue, avait un jardinet qu'environnaient des arbres voisins, très feuillus cette année et sur lesquels la pluie continue égrenait de branche en branche ses gouttelettes pesantes. On entendait le bruit d'un moteur aérien invisible, et, à une certaine distance, des choeurs de voix enfantines qui répétaient des hymnes pour la Fête-Dieu prochaine. L'heure avait une mélancolie atroce et pénétrante. Le pire était la nostalgie des temps heureux que ce calme, cette pluie d'été et ces chants d'enfants évoquaient... «Il y a deux ans, à pareille date, que la pluie sur les feuillages était reposante et douce!... et quand ces petits, dans le jardin des Frères entonnaient le _Magnificat_!...» Les deux coudes à l'appui de la fenêtre, son mouchoir sur les yeux, Louise les sentait tout humides. Ce fut à ce moment qu'on annonça à Louise la visite d'une amie, Marie-Rose, qu'elle savait infirmière à un hôpital d'Auteuil. --Écoute, dit Marie-Rose, je viens te demander un petit service qui, bien entendu, ne te coûtera rien. Je viens te demander d'être la marraine d'un pauvre poilu qui m'est signalé et recommandé d'une façon tout exceptionnelle. J'en ai tant! Je ne sais plus où les placer. Il faut que tu te dévoues. Je t'ai choisi celui-ci qui a une certaine instruction, des sentiments, m'a-t-on dit; il a été blessé déjà trois fois et il fait pour le moment de la neurasthénie à l'ambulance de N... C'est un traitement moral qu'il leur faut, à ces malheureux, et je t'ai connu une imagination si heureuse!... Prends mon poilu; abandonne-toi à toute ta verve. Louise regarda autour d'elle comme au dedans d'elle-même; elle jeta un coup d'oeil sur la porte qui la séparait de son père mourant, sur les photographies de Jacques et de sa mère morts si cruellement, sur les petites qui jouaient dans le jardinet maussade, sur les feuillages superposés où la pluie, à intervalles réguliers, pleurait une larme lourde... --Ma verve! dit-elle, je n'en ai guère pour le moment... --Oui, je sais, dit Marie-Rose. Mais, par le temps qui court, que veux-tu? Chacun fait un peu au-dessus de ses forces... --Donne-moi son adresse, dit Louise. Et Louise écrivit au soldat qui avait besoin d'être remonté. Elle écrivit sa lettre, à la nuit, sous la lampe, lorsqu'elle eut couché ses jeunes soeurs. Elle dut s'interrompre pour changer de la tête aux pieds le malade qui, à demi paralysé, devait être traité comme un enfant. Le pauvre homme remerciait sa fille de l'oeil droit et de la moitié de la bouche, d'où sortaient des sons inarticulés, inintelligibles. Et la jeune fille eût moins souffert s'il eût été complètement inerte et muet. Elle lui ingurgitait sa potion; elle allait se laver les mains; et elle reprenait, à grands efforts, sa lettre. Par la fenêtre ouverte sur la nuit de juin, les noctuelles entraient et tourbillonnaient sous l'abat-jour. Louise entendait les arbres s'égoutter encore à intervalles plus espacés; au loin, les longs sifflets des trains, évocation de départs, de voyages mystérieux, musique plaintive des nuits de Paris... Derrière le bouquet d'arbres, une main inconnue jouait amoureusement une valse de Chopin... Souvenirs des beaux jours! Il y avait de quoi suffoquer. Louise dut reposer plusieurs fois sa plume. * * * * * Mais le soldat neurasthénique reçut la lettre de sa nouvelle marraine, et il lui répondit aussitôt: «Mademoiselle ou madame,--je ne sais pas au juste, car votre main a couru bien vite en écrivant votre adresse,--j'ai reçu de vous la plus jolie lettre qui me soit parvenue de ma vie, qui n'est pas bien longue, car il faut vous dire que j'ai vingt-deux ans--C'est «mademoiselle» que je dois lire, j'en suis sûr, car il faut être bien jeune pour avoir l'esprit aussi enchanté et aussi étranger aux petits ennuis qu'apporte forcément la vie de famille... Ah! comme vous m'avez fait du bien! Ç'a été comme une main fraîche posée sur un front qui brûle... un bon bain, si on pouvait en prendre quand on descend des tranchées... Je ne suis pas heureux, moi, mademoiselle; j'ai beaucoup souffert, allez! et il me passe par la tête bien des papillons noirs... Eh! bien, depuis que j'ai sous mon traversin votre lettre, toutes mes misères sont comme une blessure cicatrisée par la lumière; je crois même, Dieu me pardonne, que le bonheur est possible; oui, malgré toutes les horreurs que j'ai vues, j'y crois! Je sais qu'il existe quelque part un endroit, et je sais où,--puisque je sais où vous habitez,--qui a été épargné, que le sort respecte, dont le malheur se tient écarté, et où fleurit l'âme la plus blanche, la plus gaie et la plus réjouissante qui soit sur la pauvre terre. Ah! mademoiselle, il faut que vous ne soyez pas de ce monde pour avoir tant de bonne humeur! Vous m'avez fait sourire, ma chère marraine, moi à qui ça n'était pas arrivé depuis longtemps. La soeur qui me soigne en a été toute ébaubie; je lui ai montré votre lettre, et elle a fait comme moi; elle a dit: «Dieu permet qu'il y ait quelques petits coins de paradis sur terre.» Nous n'en sommes pas jaloux, mademoiselle, car cela nous laisse l'espérance de passer peut-être un jour par ces oasis... Je vous dirai que ma santé va beaucoup mieux depuis que vous avez dardé sur moi un rayon de soleil..., etc.» LE COUP D'ADRIENNE La fantaisie prit tout à coup à Martine, le 14 juillet, au matin, d'entraîner sa mère voir défiler les troupes, du balcon de l'oncle Olivier, parti depuis deux jours pour la campagne. Ce balcon donnait sur le boulevard des Italiens, avec un retrait sur la rue Louis-le-Grand: point de meilleure place. Il était déjà neuf heures du matin: le temps de se démener un peu, de téléphoner à deux ou trois familles amies qui acceptent avec empressement, et tout le groupe se met en route. On sait que la fidèle Adrienne est restée pour garder l'appartement, boulevard des Italiens; on n'aura qu'à sonner et à s'installer comme chez soi. On sonna, en effet, boulevard des Italiens, et la fidèle Adrienne vint ouvrir, un peu surprise en vérité de voir mademoiselle Martine, sa mère et des figures de connaissance. --Ces dames n'avaient pas averti qu'elles viendraient pour le défilé... --Ça ne fait rien, ma bonne Adrienne! s'il y a un peu de poussière et des housses, voilà qui nous est bien égal; nous ne venons que pour le balcon et ne verrons que les braves poilus... Adrienne, verdâtre et troublée, tient visiblement à faire l'aimable: --Mademoiselle va-t-elle se décider à choisir parmi eux un gentil mari?... Puisque mademoiselle n'a jamais voulu se laisser faire par un compatriote, ça n'est pas défendu d'épouser un allié, un Russe, par exemple; ah! on dit qu'ils sont joliment beaux hommes!... La maman et les amis hochèrent la tête. C'était le sujet délicat dans la famille. Martine, à vingt-cinq ans sonnés, quoique jolie et courtisée tant et plus, et demandée vingt fois en mariage, n'avait jamais trouvé un homme à son goût. C'était désespérant. --J'épouserai un amputé des deux jambes, dit Martine; comme cela je serai sûre qu'il ne courra pas!... Et, ayant traversé plusieurs pièces, aux volets clos, on gagnait le balcon. Ici, effarante surprise: le balcon était occupé. Occupé à peu près entièrement, et la meilleure partie, celle qui donnait sur le boulevard, par une foule compacte! --Ça, dit-on, c'est un coup d'Adrienne... On cherche Adrienne pour s'informer quels sont ces gens. Adrienne a disparu. Martine, qui n'a pas froid aux yeux, demande au premiers venus: --Vous êtes invités par mon oncle, sans doute?... Embarras des étrangers; balbutiements; quelques-uns disent enfin: --Mais non, c'est Adrienne qui... Martine se retourne vers sa mère: --Crois-tu qu'Adrienne a loué le balcon! Non, ça, par exemple, c'est un peu fort! Ah! ça, c'est un toupet! Où est cette file, que je l'amène ici faire une trouée pour nous dans un pareil public? Déjà on entend les tambours, la grosse caisse, les clairons, les fifres, les cornemuses écossaises. Point d'Adrienne. Alors, à la tête de ses amis et de sa mère, Martine, résolument, s'adresse aux occupants: --Place à la famille, s'il vous plaît! Des gens confus ne savent où se mettre. Une ou deux personnes même, subrepticement, s'enfuient. Les autres, comprenant ce qui est arrivé, s'effacent et livrent le côté boulevard à la famille. Martine, furieuse, plus jolie que jamais avec ses joues animées par la colère, fait juger à ses amis et à sa mère le cas de la femme de chambre. On avertira l'oncle Olivier; il est inadmissible qu'on laisse envahir un appartement par des gens qu'on ne connaît pas. --Je suis sûre que chaque place, ici, a été payée au moins cent sous!... La colère contre Adrienne augmente de ce qu'on ne parvient pas à trouver la femme de chambre dans l'appartement pour lui exprimer l'indignation qu'on ressent et de ce qu'on n'ose pas exprimer cette indignation aux personnes--peut-être non coupables--qui ont payé cinq francs leur place sur le balcon. Payer sa place sur le balcon de l'oncle Olivier! d'un homme qui ne permettrait, pour tout l'or du monde, de franchir son seuil à quelqu'un qui ne serait un ami! S'il savait cela, il en ferait une maladie!... Non, c'est un comble! c'est inouï! Martine dit même: «Pour un culot, c'est un culot!» La vue en est troublée pour regarder le magnifique cortège des héros qui passent; et quelques-unes des personnes étrangères, confuses, en ont elles-mêmes leur plaisir gâté. Parmi elles, un grand monsieur, ni jeune ni vieux, ni beau ni laid, le bras gauche en écharpe, les rubans des décorations militaires à la boutonnière, se détache du groupe et vient présenter ses excuses à la jeune fille qu'il a vue si fort irritée. Il habite à côté, mais par derrière; il a entendu dire par sa concierge que le balcon était libre,--il ne dit pas «à louer» pour ne pas trop compromettre Adrienne,--il s'est présenté ce matin dès huit heures; on lui a ouvert, et, depuis lors, il est là. Il affirme toute sa désolation de paraître indiscret. Il est si poli, si distingué d'ailleurs, que Martine, à son tour, se reproche d'avoir manifesté, avec une telle désinvolture, son courroux. Et l'on cause; et côte à côte avec le grand monsieur, Martine regarde le cortège. Le grand monsieur n'est pas inutile, car il sait tout: il sait le nom, la qualité du chef anglais qui précède, solitaire et sans armes, son bataillon, et il explique les raisons de cet usage qui paraît étrange; il sait nombre de particularités sur les imposantes troupes russes; il sait le nom des hymnes que jouent les musiques; il reconnaît à la lorgnette un tel et un tel parmi les Français bleus; il a été blessé au commencement de Verdun, auprès de tel officier que voici; il a ses idées sur la guerre, qui ressemblent à celles que l'on entend un peu partout, mais qui font à Martine l'effet de provenir d'une source exceptionnelle, captée pour elle exclusivement. Aussitôt après le défilé, Martine présente son nouvel ami à sa mère. --Maman, un monsieur sans qui je n'aurais vraiment rien vu... Venir se poster à un balcon pour voir des troupes, c'est stupide si on ne sait seulement pas discerner un Belge d'un Anglais... Il faut être renseigné... --Madame, dit le grand monsieur, permettez-moi, pour effacer le souvenir d'une singulière façon de faire connaissance, d'aller vous offrir mes hommages... et de renouer une conversation qui m'a été tout particulièrement précieuse... --Mais, monsieur, je serai charmée... Ma fille aussi, je n'en doute pas... --Oh! certainement, dit Martine. Le plus inattendu fut que, voyant et entendant cela, la population du balcon, ou les invités d'Adrienne, firent mine de venir saluer Martine, sa mère et le grand monsieur qui était si bien avec elles. Mais ces dames se défilèrent aussitôt par un couloir dérobé, et, là, tombèrent sur Adrienne, qui s'y était dissimulée et blottie, et n'en menait pas large. La maman, qui ne sortait pas volontiers de son calme et qui n'aimait pas les observations ouvrait cependant la bouche pour administrer à Adrienne une semonce méritée par le coup qu'elle avait fait: --Laisse-la donc! dit Martine: on s'en donne, du mal, et on en fait, des frais, à la maison, pour organiser des petites réunions qui n'aboutissent jamais! Voilà cette fille qui se fait une centaine de francs, ce matin, en ramassant au hasard cette cohue, et... --Et... elle te procurera, un mari?... --Qui sait? dit Martine. UN MIRACLE --Il y a vingt francs à votre compte, Dupont: les voulez-vous? --Ça n'est pas de refus, dit Dupont, en tendant la main vers le billet. Ce Dupont était, parmi les mutilés, des plus adroits. Il n'avait plus qu'un bras, et le gauche! Et avec ce bras gauche, il bricolait, il clouait des boîtes, il peinturlurait des figurines de poupées, il sculptait des petites bottines cambrées, à la mode, et il ajustait à ces corps de bois blanc des chiffons de robes troussées comme par une couturière. On eût affirmé qu'il n'avait fait que cela de sa vie. --Non, disait-il; mais ce qui a rapport aux dames, ça me connaît. Avec cela, une jambe pliée à angle droit qui l'obligeait à user de béquilles. Il avait la médaille militaire, la Croix de guerre, vingt mois de présence au front; il avait été aussi débrouillard à accommoder les Boches qu'il l'était à confectionner des jouets au Foyer. En rentrant au petit hôpital auxiliaire où il couchait et prenait ses repas, il tira le billet de vingt francs pour l'agiter au nez de la Soeur qu'il taquinait parce qu'elle prétendait que les hommes faisaient mauvais usage de leur argent. --N'allez pas me rentrer ivre, demain soir, au moins! Vous feriez bien mieux de déposer vos vingt francs à la Caisse... --Je les ai gagnés que d'une main, c'est la vérité; mais toutes ces dames elles ont dit comme ça que j'avais travaillé comme un ange. --Ah! un ange! parlons-en, dit la Soeur qui se méfiait de Dupont parce qu'il avait le diable au corps et parce qu'il manquait de dévotion. Le soir même, Dupont dégringola en catimini, béquillant avec précaution dans l'escalier. Il conversa mystérieusement avec la concierge, puis sortit. C'était la fin d'une journée de mai, un peu orageuse. Une heure après, il était rentré et couché: ni vu ni connu. Cependant le billet de vingt francs inquiétait la Soeur. Elle s'était promis de le faire déposer par Dupont qui, momentanément, n'avait aucun besoin d'argent et serait trop content de se trouver un petit pécule, une fois sa réforme liquidée. Elle vint lui tenir un discours en ce sens, le matin, dès avant l'heure des pansements. Et, comme il était récalcitrant, elle éleva un peu le ton: --Vous avez été un excellent soldat, mon garçon, et vous êtes adroit de votre main, c'est entendu; mais vous n'avez aucun ordre. Ce billet de vingt francs, où est-il? --Il est bien caché, dit Dupont, satisfait de faire enrager un peu la Soeur. Elle fouilla la poche de la vareuse où il avait enfoui le billet la veille au soir. --Cherchez bien, ma soeur. Ah! vous ne brûlez pas!... La Soeur commençait à s'impatienter: --Je vais vous faire ordonner par le médecin-chef de me confier ce billet! --Je l'ai gagné de ma malheureuse main, dit Dupont; l'emploi que j'en fais, ça regarde personne: p't'être que j'ai payé quatre cierges à cinq francs à Notre-Dame-des-Victoires!... --Impie! je vous défends de plaisanter. En son genre, la Soeur était aussi habile que Dupont. Elle mena rapidement son enquête. Elle eut un colloque avec la concierge qui, très embarrassée, lui dit: --Des fois, est-ce qu'on sait?... un homme passe devant la loge, on ne le voit pas; on ne sait pas qui c'est; y en a trop!... --Et s'il passe des hommes devant la loge, où vont-ils? Où peuvent-ils aller dans la soirée, quand tout est fermé? --Oh!... tout est fermé!... Que ça en a l'air!... Faut s'méfier des yeux clos, comme on dit... La Soeur s'alarma tout à coup; elle devint pourpre: --Y aurait-il un mauvais lieu dans le voisinage, par hasard? --Oh! ma soeur, nous n'avons pas de ça, Dieu merci!... Mais vous savez, dans une rue comme dans une autre, y a toujours des personnes!... --Allons! allons! dit la Soeur, désignez-moi «les personnes», «la personne». J'ai charge d'âmes, moi, vous comprenez... --Mon Dieu, ma soeur, tout le monde connaît mademoiselle Irma, par exemple, au 19... --Ah! «mademoiselle Irma»! Ah! «mademoiselle Irma, au 19»! Eh bien! elle va avoir de mes nouvelles, mademoiselle Irma! Et voilà la Soeur partie pour le 19. Jamais de sa vie elle n'avait éprouvé une telle indignation. Rien au monde ne l'eût arrêtée dans sa course. Elle demanda mademoiselle Irma à la concierge du 19. --Mademoiselle Irma! s'écrie la concierge du 19. C'est vous, ma bonne Soeur, qui demandez à voir mademoiselle Irma!... Si vous y tenez absolument, eh! bien... Son nom est écrit sur sa porte... Et la concierge reste écroulée, son balai à la main, pendant que la Soeur grimpe quatre à quatre. Au deuxième, c'est une espèce de gamine blonde, un fruit acide et vert, une petite nommée Georgette, qui vient lui ouvrir et manque de pouffer en voyant une religieuse. Mademoiselle Irma, elle, auprès de qui l'on introduit la religieuse, est bien plus grave. On la sent craintive. La Soeur, visiblement, lui en impose. La Soeur, furieuse, n'y va pas par quatre chemins: --C'est vous dit-elle, qui avez reçu, hier soir, un malheureux estropié de notre hôpital, un soldat médaillé, décoré, qui s'est conduit en héros: vous n'avez pas honte! --Tiens! dit Georgette, faudrait-il être flatté de recevoir des sales types et non pas d'autres? --Tais-toi! dit mademoiselle Irma. La Soeur me parle. Je me souviens que j'ai été au catéchisme, moi... --On ne s'en douterait pas au métier que vous faites! dit la Soeur. Malheureuse! Vous ne devriez pas songer que Dieu vous voit? --Elle n'est pas désagréable à voir, dit Georgette. --Ferme ça, que je te répète, petite vermine: c'est moi, pas toi, qui suis en nom ici. Et mademoiselle Irma met Georgette à la porte, en lui soufflant tout bas: «J'ai trop peur que ça me porte la guigne d'être mal avec une Soeur!» --Et vous lui avez pris vingt francs! dit la Soeur. Vingt francs: son petit bénéfice de trois semaines de travail, au pauvre garçon!... --Pardi, ma soeur, je ne lui ai seulement rien demandé: c'est lui qui a été gentil, généreux comme pas un civil, vous pouvez m'en croire; il a glissé son billet, plié en quatre, sous un pied de la pendule... Tenez, le voilà. Là, Soeur n'hésita pas un instant; elle pinça entre ses doigts le précieux billet et rentra triomphante à l'hôpital. --Dupont, dit-elle, vos vingt francs sont déposés. --Ça, c'est raide! fit le mutilé. --Vous pourrez les demander à la Caisse, par fractions, si vous en aviez besoin, supposons, pour un emploi sérieux... Dupont dit à ses camarades: --Un miracle, dans ma vie, mes copains, j'en ai vu un! Et il raconta l'emploi de ses vingt francs, la veille, et ce que la Soeur venait de lui apprendre. CE MONSIEUR OU L'EXCÈS DE ZÈLE On était très uni dans la famille, et la grand'mère étant condamnée à faire une cure d'eaux dans une toute petite station au pied des Alpes, personne n'avait hésité un instant à l'accompagner. --Bah! avait dit Edith, on trouve un tennis partout! M. Leloitre, le père, s'installerait, lui, à Chamonix, pour éprouver ses poumons en quelques ascensions. Madame Leloitre, peu exigeante, suivrait sa vieille mère à l'établissement. Quant au petit frère André, pendant qu'Edith ferait ses prouesses au tennis, il ramasserait les balles. Ces dispositions prises, la cure d'eaux commença: bains et douches alternés, séances à la buvette, échange d'impressions sur l'efficacité du traitement, papotages avec les nouvelles connaissances, tant à l'hôtel qu'à la musique du parc. Ces dames s'adonnent à de petits travaux d'aiguille ou de crochet, quelques-unes à la lecture, tout en causant et en scandant de la tête le rythme de morceaux d'opéras très connus. --Et votre charmante jeune fille ne vous accompagne pas aujourd'hui, mesdames? --Edith est au tennis ainsi que son petit frère. Oh! on ne manque pas l'occasion d'une partie! --D'autant moins que l'un de ses partenaires est, si je ne me trompe, un fort joueur... --C'est un champion, madame, paraît-il. Il condescend à se mesurer avec Edith qui n'est qu'une raquette très ordinaire; et elle en profite. Outre l'exercice physique qui lui est bon, elle apprend... --Oh! elle n'en a guère besoin, car il faut que ce monsieur apprécie son jeu pour renoncer à ses excursions en montagne: c'est aussi un alpiniste fameux... --Vous le connaissez, madame? --Personnellement, certes non! Mais qui n'a entendu parler de lui! Plût à Dieu qu'il n'eût accompli que des excursions et remporté des victoires que dans les matches!... --Ah! ah! mais... Et où en a-t-il remporté d'autres? --Mon Dieu!... ici même et en maint endroit... Remarquez, madame, que je ne dis point cela pour nuire à ce jeune homme... Je n'ai rien vu, je n'ai été témoin de rien: il passe pour un don Juan. Un point, c'est tout. Là-dessus la maman sursaute et, sous un prétexte quelconque, vole vers le terrain du tennis. La partie bat son plein. Les partenaires ont une activité sereine et sérieuse; on n'entend, dans un camp comme dans l'autre, que les termes consacrés, indispensables. Cependant la grand'mère a gagné une agitation nerveuse que ne combattra pas la douche d'aujourd'hui. Et, dès le soir même, elle se met à chapitrer Edith: --Il faut te surveiller, ma chère enfant! On remarque que tu joues beaucoup avec ce Monsieur. Le connais-tu? Sais-tu qui il est? Il paraît qu'il a fait le désespoir de plusieurs familles, c'est un garçon sans principes, un coureur... --Mais, grand'mère, nous jouons: que veux-tu que je sache d'autre? Avec ça, nous sommes lui et moi les deux plus forts, nous ne sommes jamais ensemble; nous n'avons pas échangé trois paroles... --Il faut prendre garde. Ces personnages-là ont une façon de s'insinuer qu'une jeune fille comme toi ne peut soupçonner... Un don Juan! affirme-t-on. Un don Juan: une figure en boule d'escalier et qui n'a seulement pas un brin de poil sur la lèvre!... De mon temps on eût ri de lui... Comment le trouves-tu, voyons, Edith, toi qui as du bon sens? --Mais, grand'mère, ni bien ni mal; je n'ai jamais fait attention à sa figure, je suis bien trop occupée de sa raquette!... Il a un service foudroyant!... Je me donne un mal!... N'empêche qu'il ne nous a battus que de deux jeux!... --C'est bon, c'est bon! Enfin, demain, ma petite, tu me feras le plaisir d'envoyer dire que tu vas aussi toi en excursion et que tu ne peux pas jouer au tennis. --Demain, ça se trouve bien, il va déjeuner au Planet. --Eh bien, tant mieux: tu te montreras avec ta mère et moi à la musique, et l'on ne te croira pas subjuguée par ce Monsieur. Edith n'avait pas un seul instant songé à être subjuguée par «ce Monsieur». Mais elle pensa à «ce Monsieur» toute la soirée, et le lendemain, surtout l'après-midi: à la musique, autour de la petite charmille circulaire qui cache le quatuor d'instruments à cordes, et où l'on ne cessa de dire pis que pendre de «ce Monsieur», afin de prévenir définitivement contre lui la jeune fille. «Ce Monsieur» avait, paraît-il, séduit une jeune femme à Houlgate, il n'y avait pas de cela trois années; d'où scandale, divorce, etc., et finalement lâchage complet de la pauvre victime, aujourd'hui tombée au dernier degré de la misère. En outre, la fille d'un avocat très connu au barreau de Paris, quoique la chose eût été étouffée, s'était bel et bien donné la mort pour n'avoir pas obtenu l'autorisation d'épouser «ce Monsieur». «Ce Monsieur» par-ci, «ce Monsieur» par-là, ah! les oreilles durent tinter à «ce Monsieur» toute l'après-midi. Edith rêva de lui la nuit suivante. Il l'«enlevait», s'il vous plaît! mais en aéroplane; ils partaient d'Houlgate, qu'elle connaissait bien, et montaient, montaient vers l'azur immaculé, au-dessus de la mer. Ils ne parlaient pas plus qu'au tennis, cela va sans dire, mais elle admirait son audace comme elle avait admiré son jeu, et elle le confondait avec le ciel, avec la mer, avec le plaisir d'amour-propre qu'elle allait éprouver en atterrissant. Tout à coup, des ratés dans le moteur, un silence affreux succédant au bruit régulier, un fléchissement sur l'aile gauche... et un réveil brutal de la malheureuse Edith, avec palpitations. Elle pensait à son rêve, le lendemain matin, quand «ce Monsieur» se présenta à l'hôtel avec sa raquette, faisant demander si mademoiselle Leloitre était disposée à jouer. Le matin, quel prétexte fournir pour ne pas jouer? Et, de plus, mère et grand'mère pouvaient surveiller le tennis de leurs chambres, ou venir s'asseoir hors du grillage avec le petit frère qui, d'ailleurs, non seulement ramassait les balles égarées, mais jugeait les coups, épiait les gestes, écoutait les propos et annonçait le tout comme un instrument enregistreur. Loyalement, ingénument aussi, selon sa coutume, Edith confessa à sa famille qu'elle avait, cette fois, bien observé ce Monsieur, de qui on lui avait tant parlé et qu'elle avait peine à croire qu'il fût un type si redoutable: «C'est un grand gosse, dit-elle; il aime à jouer, comme moi, et je fais le pari qu'il ne pense qu'à cela. Quant à le trouver repoussant, comme le prétend grand'mère, moi, je ne l'avais pas regardé jusqu'ici, mais, à présent, je lui vois plutôt une tête à caractère: on m'a fait dessiner des méplats de Romains qui se rapprochaient de ça... --Romains! Romains! ton petit frère affirme qu'il l'a entendu dire des gros mots entre les dents. --Je le crois volontiers: son partenaire fait des services déplorables!... Si tu crois... --Enfin, André prétend que, quand il rate son coup, il a une figure d'assassin! --Mais, grand'mère, c'est la dame de la musique, à l'établissement, qui a prononcé ce mot-là, hier! André ne sait que rapporter, il ferait aussi bien de se taire... Et cette vieille bavarde de la musique, est-ce que tu la connais, elle? pas plus qu'elle ne connaît elle-même ce Monsieur! --Enfin, tu défends ce Monsieur, c'est clair! --Mais, grand'mère, je défends ce Monsieur parce qu'on l'attaque! Ce n'est pas moi qui m'intéressais à lui... --«Qui m'intéressais à lui!...» c'est avouer que tu t'intéresses à lui aujourd'hui? --Mais, grand'mère, on ne parle que de lui!... Un conseil fut tenu. La famille était alarmée. On ne prit pas quatre chemins. La grand'mère n'hésita point à sacrifier sa santé pour épargner un malheur à sa petite-fille. Toute la famille était venue aux eaux, sans rechigner, dans son intérêt à elle; elle pouvait bien quitter les eaux dans l'intérêt du coeur de la chère Edith. On partit, sans plus tarder, rejoindre M. Leloitre à Chamonix. Et quand le lent petit train à crémaillère commença de s'élever en serpentant, et quitta la vallée, Edith poussa un soupir qui n'échappa pas à la sollicitude des deux mères. Et, ce qui ne lui arrivait jamais, elle devint rêveuse pendant le reste du voyage, et ses yeux avaient une humidité inaccoutumée. Le père fut mis au courant des faits. Il connaissait plusieurs traits épouvantables de jeunes aventuriers cyniques, et il mêla sa voix à celles de sa femme et de sa belle-mère pour détruire, dans l'esprit d'Edith, le souvenir du champion qu'on ne nommait plus que «ce Monsieur». Si le souvenir de «ce Monsieur» n'était pas exterminé après tant d'insistance, grand Dieu! que fallait-il donc? * * * * * Un jour, pendant le déjeuner, au Régina-Palace, «ce Monsieur» parut. Il salua de loin ces dames. Edith devint de la couleur d'un citron. Après le repas, comme on se levait de table, «ce Monsieur» vint présenter ses hommages. Il avait organisé une partie au tennis de l'hôtel, l'après-midi: «Mademoiselle consentirait-elle à faire un quatrième?» --Je le regrette, dit gravement M. Leloitre, mais nous avons organisé, de notre côté, une petite excursion. On se sépara froidement. Edith s'étonnait elle-même d'avoir le coeur aussi serré. A peine dans l'auto qui emmenait la famille faire la petite excursion, nullement organisée, Edith fut prise de faiblesse et s'évanouit. Il fallut la ramener à l'hôtel. On passa devant le tennis. «Ce Monsieur» avait trouvé une quatrième. Il «servait», debout sur les orteils, le corps menaçant de tomber en arrière. Il vit toutefois très bien Edith, qu'on descendait de voiture, quasi inanimée. Il n'interrompit pas son service. Lorsque Edith fut un peu calmée, et lorsqu'on crut possible autour d'elle de lui adresser quelque remontrance à propos de cette crise, on ne manqua pas de lui rappeler que «ce Monsieur» l'avait vue, pâle comme une morte, et n'avait seulement pas ralenti sa partie. Mais Edith n'en fut nullement étonnée, ni indignée, elle dit: --Vous ne comprenez pas cela: quand on joue, on joue. Quand je jouais avec lui, moi non plus, je ne pensais à rien d'autre qu'à jouer... Ah! pourquoi s'est-on mis à me dire tant de mal de lui!... L'HOMME JEUNE Je m'apprêtais à franchir la passerelle du pont de l'Aisne, à Soissons, quand une sentinelle m'appela en tenant à la main une carte où je lus le nom d'un de mes amis, peintre de son métier. Il me faisait dire que, ayant appris ma présence dans la ville, il me priait de venir déjeuner avec lui chez des cousins, les Jaubert, rue du Courtmanteau, près de la Tourelle. Je trouvai, à la maison indiquée, mon ami, en costume kaki, camoufleur aux armées; il me présenta à monsieur et madame Jaubert, ménage bourgeois aisé, d'aspect vénérable. On allait servir; on semblait attendre quelqu'un. Madame Jaubert cria dans l'escalier: --Bébé!... Bébé!... allons, descendras-tu, lambin? --Excusez notre grand gamin, dit le père: il relève de maladie, il est en convalescence et fait la grasse matinée. Le camoufleur me souffla à l'oreille: --Ce «Bébé» est un capitaine. Il n'a pas vingt-trois ans; il a montré des capacités et une bravoure extraordinaires; il a la Légion d'honneur que n'a pas son père, la médaille au ruban jaune, la Croix de guerre, comme de juste; il a été blessé deux fois et encore a trouvé le temps de faire une fièvre typhoïde. C'est un type. Je vis entrer un jeune homme, en vêtements civils, sans seulement un ruban à la boutonnière; sur la lèvre, une ombre de moustache naissante; la joue encore un peu pâle. --Monsieur votre fils a déjà trois galons? fis-je à M. Jaubert. Le père sourit, flatté, mais ne semblant pas attacher à la chose d'autre importance. Le capitaine avait de la gentillesse, de la simplicité, une jeunesse fraîche et charmante en ses manières; mais son oeil contenait de ces dessous que nous n'avions pas vus avant la guerre: une certaine gravité qui n'est ni celle des hommes d'âge ni celle des jeunes qui affectent un sérieux précoce; comme un amoncellement de clichés pris sur des scènes d'horreur ou sur des embûches de cauchemar, inimaginables par l'_homme d'avant_ et auxquelles cet homme-ci s'est accoutumé et qu'il domine; le sens des responsabilités gaillardement assumées, ce qui a tant manqué aux générations précédentes; un sentiment profond, inconscient peut-être, d'appartenir à une race neuve, que les vieux peuvent admirer mais qu'ils ne pénétreront jamais. Notez que les parents de ce jeune homme étaient déjà des êtres exceptionnels et vivant depuis vingt-quatre mois dans le tragique; ils étaient des meilleurs citoyens d'aujourd'hui, ils avaient positivement l'ennemi à leur porte et tenaient celle-ci ouverte pour secourir jusqu'à la dernière extrémité tout venant. Cependant, je les entendis parler, pendant tout ce déjeuner, comme les gens d'autrefois. Comment expliquer ce qu'il faut entendre par ces mots? C'est délicat. Mais l'habitude de la vie paisible, troublée par de mesquines luttes politiques, impose une forme et une direction à l'esprit que nos jeunes hommes, surpris au sortir de l'enfance par des difficultés égales à celles des premiers âges de la terre, ne sauront plus adopter. Ceux-ci voient d'un coup les grandes lignes, ce qu'il faut inévitablement pour conserver la vie; ceux-là s'attardent en de faux chemins, et les plus bourgeois d'entre les bourgeois semblent encore des dilettantes. Celui qui a dû défendre sa peau attaquée de tous les côtés, ou qui a seulement été enterré vif une ou deux fois dans l'entonnoir, comme il s'entend à déblayer les questions! Madame Jaubert, d'un revers de main, semblait chasser la parole de son fils. Elle l'appela encore «Bébé», à plusieurs reprises, durant le repas. Elle lui dit: «Remonte ta serviette, Henri, tu vas tacher ton gilet...» Elle le trouvait cruel, parce qu'il racontait, d'un ton froid, sans sourciller, des choses épouvantables dont il avait été témoin. Il avait vécu dans la charogne, dans la vermine, dans la boue, dans l'eau jusqu'à la ceinture: il tirait de ces circonstances des motifs de blague à la fois déconcertante et sublime. Ce n'était pas qu'il fût dénué de sensibilité, car, au récit qu'il faisait de la mort d'un de ses amis, l'émotion contenue lui coupa le souffle dans la gorge. Cependant, tout aussitôt, il se mit à conter quelques faits épiques, avec une humeur de gavroche. Il m'apparaissait, à moi, comme un personnage de Shakespeare. Jamais je n'avais eu sous mes yeux, vivant, un exemplaire d'humanité qui me plût à ce point: la malignité, la grâce et le calme viril étroitement mêlés à la sauvage grandeur; la splendeur de l'aube encore accrochée aux voiles de la nuit; ce mélange, si vrai pourtant, du comique avec la tragédie, que nos préjugés condamnent, mais dont les grandes crises, les plus importants cataclysmes proclament la nécessaire beauté. Il vint, après le déjeuner, quelques amis de ces honnêtes et courageuses gens demeurés dans la ville, à peu près évacuée. Ils parlaient avec beaucoup de bon sens, des événements; ils rendaient hommage au petit capitaine, mais avec l'arrière-pensée, on le sentait, de la révision des grades, après la campagne, et la conviction bien assise que les capacités s'acquièrent avec l'âge et que les titres mérités le sont surtout «à l'ancienneté». On ne pouvait leur en vouloir et, cependant, leur impuissance à comprendre un certain état nouveau avait quelque chose de gênant. Si je leur eusse dit: «Mais, vous n'êtes donc pas frappés par le rôle que joue et qu'est appelé à jouer désormais l'_homme jeune_ et même le tout jeune homme?», ils m'eussent fait des objections irréfutables sur l'heure, à cause du respect que méritent les actions de nombreux hommes d'âge avancé, mais qui n'ébranlent pas ma foi secrète dans le règne futur d'une humanité rafraîchie par la notion des nécessités essentielles. «Et ce qu'elle enverra vos routines et vos idées désuètes rejoindre les vieilles lunes, ah! mes braves gens, vous n'en avez pas le moindre soupçon!...» Mais le capitaine lui-même m'eût blâmé peut-être, parce que ce qu'il est, ce qu'il fait, ce qu'il fera, est tout naturel et tout simple pour lui, et il ne l'oppose pas à ce que la brusquerie des événements a précipité dans le gouffre du passé. Enfin! en voilà donc un qui n'agit pas par réaction et pour se donner des airs de faire le contraire de ce que d'autres ont fait, mais qui agit sous l'impulsion directe des réalités pressantes! A quelques-unes de ses opinions vigoureuses, son père opinait: --Il en rabattra, quand il connaîtra la vie... --Mais, la vie, monsieur Jaubert, c'est lui qui la construit, c'est lui qui la fait!... Le père hochait la tête. Le fils, un peu harcelé par nous, voulut bien nous raconter des épisodes auxquels il avait été mêlé, devant Verdun, plus de quatre mois durant. Et nous l'écoutions, je n'exagère pas, comme nous n'avions jamais écouté aucun récit, aucun lecteur, aucun acteur célèbre; nous l'écoutions comme nous eussions écouté chanter le vieil Homère. Situation étrange: les parents, les amis, médusés comme nous, secoués dans leurs entrailles, palpitant de tout leur coeur, mais en proie au plus singulier malaise: l'impossibilité, malgré l'amour-propre, d'allier l'image de tant de grandeur à celle de ce «gamin» disant: «J'ai fait, j'ai vu.» Et, quand il eut fini, personne n'osa prendre la parole. La mère se leva, alla plonger un doigt sous le faux-col de «Bébé» et elle résuma ingénument son impression: --En 1911, monsieur--c'est hier--il a eu sa rougeole! Il était dans son petit lit, là-haut. On lui mesurait la taille quand il se levait: il grandissait encore... «COMME JE NE TE CACHE RIEN» --Comme je ne te cache rien, murmura Isabelle, je te dirai que je ne suis pas du tout allée hier dîner chez les Jadin, ainsi que je te l'avais annoncé; mais un cousin à moi est arrivé en permission et nous avons fait ensemble de la musique... --Tu sais combien j'aime, dit Albert, que tu me racontes exactement ce que tu fais. C'est charmant d'avouer tout à son grand ami! Pourtant, tu m'as quitté à 6 heures en me disant: «Je dîne chez les Jadin...» --Eh bien! Et j'ai trouvé Jean-Claude à la maison... Et alors, zut pour les Jadin! --Mais, tu ne m'as jamais parlé de ce cousin?... --Parbleu! je ne vais pas aller, pour me flatter, crier sur les toits que j'ai un cousin dans les chasseurs à pied, et qui s'est conduit d'une façon exemplaire. --Je rends hommage à ta modestie, Isabelle... Si ton cousin le chasseur à pied te faisait la cour, tu me le dirais, au moins? --Est-ce que je te cache jamais quelque chose? Deux jours après, Isabelle dit à Albert: --Comme je ne te cache rien, je t'avouerai que, si je ne me suis pas trouvée hier à notre rendez-vous, c'est qu'un monsieur est venu à la maison. --Quel monsieur? --Un monsieur que tu ne connais pas. Son nom ne te dirait rien du tout. Un monsieur qui venait pour un renseignement. --On n'a pas idée de laisser un homme attendre sa petite amie pendant toute une soirée, sous prétexte qu'un monsieur est venu demander un renseignement! --Mon chéri, c'est que, après le monsieur, je te dirai que ç'a été mon cousin qui est revenu: impossible de lui confier, à ce garçon, que j'avais à te rejoindre... --Mais tu n'es pas obligée de dire toute la vérité à tout le monde comme à moi, diable! Tu pouvais bien lui conter une blague!... --Encourage-moi à mentir! Et mentir, par-dessus le marché, à un soldat qui se fait casser la figure depuis deux ans pour toi et moi! --En considération du soldat, je ne me fâche pas; mais je m'étonne que tu sois aussi dépourvue d'imagination. --Je te conseille de t'en plaindre. Si j'avais de l'imagination, il me resterait bien de temps en temps quelque blague, comme tu dis, à employer à ton usage, tandis que, dépourvue autant que je le suis, tu peux être parfaitement tranquille. --Le fait est que je le suis, ma bonne Isabelle. J'ai bien avec toi quelques déconvenues et quelques sujets de m'impatienter plus souvent que je ne voudrais, lorsque, comme hier soir, tu me poses carrément un lapin; mais j'ai la certitude que peu après j'en aurai l'explication... --Et par le menu encore! --Je ne pourrais pas, mais absolument pas, supporter une femme dissimulée. --Fichtre, ce n'est pas mon cas. --Viens, que je t'embrasse, Isabelle, pendant que je te tiens. Isabelle se jeta dans les bras d'Albert. Ils s'embrassèrent. --Comme je ne te cache rien, dit Isabelle, sache aussi que Turpin m'a demandée en mariage. --Turpin? Qui ça, Turpin? Tu ne m'as jamais parlé de celui-là? --Oh! c'est que je le désigne tantôt par un nom, tantôt par un autre: une vieille manie entre lui et moi: c'est un jeu; tu auras confondu. --Qu'est-ce que tu as répondu à Turpin? --Je l'ai prié de repasser, tiens! --Tâche au moins de lui conserver ce nom de Turpin, et ne viens pas, dans huit jours, me dire que Tartempion te convoite en justes noces. Ça vous donne toujours un petit coup. --Au fond, qu'est-ce que ça peut te faire, puisque tu sais que je suis amoureuse? --Tu dis ça gentiment, Isabelle, avec conviction, ma foi! et avec autant de plaisir que... que j'en éprouve à l'entendre, moi. --Je dis ça tout bêtement, comme on aime; je dis ça avec le plaisir que j'éprouve à aimer, comme tu dis, toi, que ton plus grand plaisir est de m'entendre dire toute la vérité... --Oui, ma chère Isabelle! Oh! répète-moi cela; c'est comme une pluie d'été bienfaisante, une douche tiède... Et tu sais: on ne met jamais assez de précision à dire ce que l'on pense fortement, tout ce que l'on pense. Et on aime à réentendre aine chose si douce. Tu es amoureuse.--Dieu! que ce mot est joli!--Tu es amoureuse, Isabelle! et dites le nom de la personne, ma petite amie chérie?... Allons! de qui est-on amoureuse? --Mais, de mon cousin Jean-Claude, parbleu! --Ha! ha! ha! ha!... tu es vraiment la plus amusante des femmes! Adieu, tiens. C'est vraiment dommage d'être obligé de se séparer de toi ce soir. Mais demain, Isabelle, tu me réserves ta soirée, ta soirée tout entière... et même un peu plus?... Le lendemain soir, Albert attendit vainement Isabelle; et il l'attendit la soirée entière, et même un peu plus. Elle apparut deux jours après: --Me diras-tu ce qui s'est passé, Isabelle? --Comment! ce qui s'est passé? Mais je ne te cache rien, tu le sais: Jean-Claude en était à la fin de sa permission; il repartait pour le front, le malheureux. Ah! qui sait si je le reverrai jamais! --Jean-Claude?--Il repartait?... Et... Et alors?... --Et alors?... Mais certainement!... Quand tu seras là à pousser des «Et alors?» Je ne t'ai pas dit, peut-être, que je l'aimais? --Oui, tu me l'as dit... et bien d'autres choses encore... Je m'aperçois à présent de tout ce que tu m'as dit... Pour moi, le fait de dire semblait impliquer que... Mais tu ne me comprendras pas... J'étais tranquille, enfin, parce que tu me disais tout... Est-on bête! Dieu de Dieu! est-ce qu'un pauvre homme est bête! --Bon! voilà que tu pleures, à présent! Es-tu drôle! Ah! çà, voyons! oui ou non, m'as-tu demandé de ne te rien cacher? LES POMMES DE TERRE Enfin, enfin, la pauvre vieille maman était sauvée! Sa fille, Jeannette, la vit descendre du train sur le quai de la gare de l'Est. La bonne femme portait un grand panier sous le bras, et elle avait échangé sa coiffe pour un chapeau, en venant se réfugier à Paris. Jeannette embrassa sa mère. Que de choses, Seigneur Dieu! Que de malheurs effroyables!... La vieille bredouilla: --Je t'ai apporté du beurre,--la Sicot a encore sa vache...--une douzaine d'oeufs et des grappes de raisin... Oui: le cep en espalier sur le mur qui regarde le carré de pommes de terre, il est encore debout, ma petite!... et le carré de pommes de terre, y a pas une marmite qui l'ait seulement «fourragé»! Elle appuyait sur ce détail avec une espèce de défi, comme si son pan de mur debout, son cep et ses pommes de terre narguaient toutes les armées germaniques. Et puis, son oeil s'éteignit, aussitôt dans le Métro. --L'essentiel est que tu sois là, avec tes quatre membres, disait et répétait la fille, à peu près à chaque station. --C'est tout de même malheureux de quitter!... murmurait la mère. Et un sanglot contenu lui coupait le souffle dans la gorge. Elle recouvra pourtant, et petit à petit, la parole, une fois installée chez sa fille. Ah! c'est qu'on l'interrogeait, vous pensez! sur le palier, dans la maison et dans la rue. «C'est Gauilly qu'on habitait, oui, mesdames, un petit patelin comme ça, en vue de Reims... Ah! la cathédrale, on l'a toujours vue, depuis le temps qu'on était marmots, défunt le père Souriau, comme moi,--on était cousins avant que de s'établir en ménage, en ménage si on peut dire, car on avait tout juste quatre-vingts francs, à nous deux, le lendemain des noces.--Du vin blanc, par exemple, il en avait coulé! Chez nous autres, il n'y a pas que les riches pour s'offrir ça, vous pensez bien... Vigneron? Oui, madame, il était vigneron, mon homme, comme de juste... Eh bien! ça ne l'a pas empêché d'amasser, sou par sou, de quoi se bâtir une maison avec cave et jardin, oui, et d'entourer son clos de murs... Cinq enfants... Vous avez dit le chiffre, madame, oui, cinq, qui étaient beaux et bien vivants, sans aucun manquant, avant la guerre, et élevés tous les cinq comme ma fille ici présente qui m'a forcée de venir m'abriter chez elle, quoique ça soit dur de quitter...» Quand elle disait «dur de quitter...» ses yeux se couvraient d'une buée, sa gorge se contractait et elle s'arrêtait un instant de parler. «La guerre vous prive de tout, c'est connu; on y est fait: mon pauvre homme avait bien une balle dans les reins depuis 70 et qui l'asticotait par le mauvais temps, aussi quand c'est qu'il a vu partir ses trois garçons, il a dit: «A eux trois, ils leur en f... toujours plus que je n'en ai reçu!» Et c'est tout. Mais les Boches sont passés chez nous, mesdames, saouls comme des gorets déjà avant de nous avoir vidé la cave... Ça, je m'en souviendrai! Quand le père Souriau a vu tous ses fûts à sec, ça lui a porté un coup. De ce moment-là, c'était un homme fini; ne fallait même plus lui parler de tailler ses plants de vigne ni de bêcher son clos: c'est moi, telle que vous me voyez, qui ai semé les pommes de terre... »Il se traînait, le cher homme, dans le village, la figure pareille à une viande bouillie, avec son chien Castor et sa petite-fille, une gentille enfant de onze ans et demi, qui le tenait sans cesse par la main, faute de quoi, à ce qu'il disait, il voyait tout tourner, comme un homme ivre... Notre malheureux enfant, l'aîné, un si brave garçon, avait été tué à la bataille de Lorette; le plus jeune était porté comme disparu depuis la bataille de l'Yser: c'est-il fait, ces choses-là, pour arranger un pauvre vieux père, je vous le demande? »Là-dessus, voilà qu'un beau jour, l'angélus de midi n'avait pas fini de sonner, un boucan d'enfer secoue le village.--Y avait douze mois que la côte de Brimont tirait sur Reims, sans qu'on nous ait fait l'honneur de nous souhaiter le bonjour à la manière boche; ils nous devaient bien cette politesse, rapport à nos caves...--C'était une marmite qui venait d'écraser les bâtiments de l'école primaire. Trois minutes après, une deuxième tombe sur les gens du village rassemblés, comme on dit, au lieu du sinistre: huit hommes, trois enfants hachés menu comme chair à pâté. Le lendemain, pan! j'étais en train de sarcler les pommes de terre; je vois s'écrouler devant moi notre maison, sauf la resserre à étaler les graines. Le père Souriau rentre avec la petite à la main et Castor: «T'as aussi bien fait de traînasser dehors, que je lui dis; on aurait été en train de manger la soupe, qu'il ne resterait pas un fétu de nous trois et du chien...» »C'est dans la cave qu'on s'est établi depuis ce temps-là. Il n'y avait pas à choisir: mais, à l'heure de l'obus, quand le grand-père et la petite sortaient,--c'est-il que je serais une poltronne, mesdames?--j'avais des inquiétudes. Je les vois revenir, les chers mignons, il y a de ça trois semaines, avec le chien gambadant, à vingt mètres de moi, pas plus, pas moins. Tout à coup, poum! patapoum!... Et la petite qui lâche la main de son grand-père en s'écriant: «C'est sur l'église pour sûr!» Ces enfants, ça n'est pas craintif; à l'église, elle y court. Le chien la suit. «Bon Dieu! que je fais, en voilà une autre de sacrée marmite!...» Je l'entendais qui déchirait l'air comme une pièce de toile. La terre se soulève dans la rue, mes bonnes dames, jusqu'au-dessus des toitures: de ma petite-fille, du cher petit ange du bon Dieu, ni du chien, on n'a jamais rien revu, mesdames, que des bribes: mais, faites excuse: autant n'en point parler, ça soulève le coeur... Mon vieux en est mort, lui, au fond de sa cave, dans les vingt-quatre heures...» --Pauvre madame Souriau! C'est un miracle que vous soyez là, vivante et à l'abri. Votre fille, on peut le dire, vous aura tirée de l'enfer!... --Chut! dit la mère Souriau, n'en dites rien à ma fille: j'ai tous mes papiers pour mon retour... C'est trop dur de quitter... Je retourne!... --Comment! là-bas! sous le bombardement qui continue?... --Eh bien! et les pommes de terre? Qui est-ce qui s'en occupera si je n'y suis point? AH! LE BEAU CHIEN! Deux maçons employés à la construction d'une villa voisine, passèrent un matin devant la grille de la cour où le chauffeur Pfister faisait son auto; ils tiraient, au bout d'une ficelle qui l'étranglait, un avorton de chien sans couleur et sans forme et dont l'aspect pitoyable émut le mécanicien des Bullion à qui sa conscience reprochait d'avoir aplati, durant cette seule saison, quatre chiens sous ses pneus jumelés. Pfister cria: --Où c'est-il que vous menez ce pauv' petit cabot-là? --A l'eau! dirent les maçons, à moins que tu n'en offres cent sous, dix francs... Le maître d'hôtel, Honoré, par le soupirail de l'office, ricana: --Cent sous, dix francs pour un voyou de cabot à moitié crevé et vilain comme la gale! ils nous ont pas regardés... Mais une femme de chambre fut touchée de compassion pour le malheureux chien qu'on allait jeter à la mer; elle monta aussitôt parler de la chose à mademoiselle Antoinette. Mademoiselle regarda par le balcon, vit le chien, le cou serré dans la boucle qui le jugulait en lui poussant les yeux hors des orbites. Elle appela son père. M. Bullion parut à sa fenêtre, en pyjama. Mais déjà une voix criait de l'intérieur: --Un chien?... pas de chien!... jamais de chien!... à aucun prix, entendez-vous? un chien n'entrera dans la maison!... --Mais, maman, c'est un malheureux chien qu'on s'en va jeter à l'eau!... --Qu'on le jette à l'eau! ça ne me regarde pas; j'ai dit: je ne veux pas de chien. C'était madame Bullion qui, de la table à coiffer, prononçait l'arrêt de mort du «pauv' petit cabot». * * * * * Le «pauv' petit cabot» fut sauvé néanmoins, cent sous, et non pas dix francs, ayant été payés secrètement aux deux maçons par la complicité de mademoiselle et de monsieur; et le chien fut introduit dans les sous-sols, lavé, savonné, frotté de poudre insecticide, et nourri abondamment. Il n'en était pas plus beau; il conservait l'attitude rampante et lamentable qu'on lui avait vue lors de sa marche au supplice; le pain, le lait, la pâtée de la main du chef, le substantiel os de côtelette, tout semblait lui faire boule dans le ventre, qui ballonnait à éclater, sans que le reste du misérable corps parût seulement avoir reçu sa subsistance. En liberté relative, dans la sécurité des gras sous-sols, ce chien conservait son air d'être étranglé par la boucle, au bout de la corde. Honoré le bousculait du pied, répétant sans cesse que «c'était cent sous qui auraient été aussi bien dans sa poche»: que Madame vienne à descendre, un de ces quatre matins à l'office ou entende l'animal aboyer, on verrait la danse! Madame, en effet, ne tarda pas à surprendre dans sa villa l'hôte installé contre son gré. Elle n'avait, affirma-t-elle, qu'une parole; elle ordonna incontinent que le chien fût jeté dehors. L'infortuné animal traîna son ventre bedonnant sur la route où il manqua dix fois de le faire écraser par les automobiles, et le promena désespérément sur les bords de cette mer qui l'eût si bien englouti une ou deux semaines auparavant. Il revenait guetter aux soupiraux par où on l'alimentait en cachette, et à la faveur d'un événement qui préoccupait alors toute la villa Bullion. * * * * * La gracieuse Antoinette Bullion, que l'on nommait familièrement Toinon Bulliette, était fiancée depuis peu à un charmant jeune homme, appelé Édouard, qui lui plaisait tout à fait. Elle recevait des fleurs, des compliments, des visites, celle de son fiancé tous les jours. Madame Bullion elle-même croyait aimer beaucoup son futur gendre; elle l'eût préféré avec de la moustache, oui, certes, mais puisque tel était «le genre» aujourd'hui, tout comme de porter le pied petit ainsi que du temps de son grand-père, «allons-y!» disait-elle, et on l'eût indignée en prétendant qu'elle n'adorait pas ce cher Édouard au visage glabre, et au pied court. Or, un beau jour, le cher Édouard étant là, penché amoureusement sur Toinon, une porte fut entre-bâillée, et un chien parut, un horrible chien, le chien du sous-sol, le chien expulsé, l'intrus au ventre de baudruche. Le premier mouvement de madame Bullion en apercevant la laide bête fut de la repousser d'un coup de pied et de préparer à l'adresse de ses domestiques une verte semonce. Mais Édouard, en belle humeur et par manière de dérision, voyant ce chien grotesque, s'écria: --Ah! le beau chien! Et toutes les personnes présentes, de rire. Un phénomène curieux se produisit dans l'esprit de madame Bullion. Non seulement le geste de violence que sa jambe esquissait, ne fut pas exécuté, mais elle pria qu'on fermât la porte, le chien demeurant là, innocent, la mine un peu confuse, l'abdomen proéminent, et s'étant assis sur le premier coussin à proximité de ses pattes informes. On se regardait avec stupéfaction: et chacun étouffait son rire. Édouard reprit sa cour au côté de Toinon Bulliette. Mais madame Bullion, le soir même, saisissait l'occasion d'un aparté avec sa fille, et prononçait: --Mon enfant, observe bien ton fiancé, je te prie; j'ai une crainte: ne manquerait-il pas de coeur, par hasard? --Oh! oh! je ne m'en aperçois pas, maman! --Tu ne t'en aperçois pas, c'est possible. N'empêche que, tantôt, je l'ai trouvé bien dur pour ce pauvre chien. --Mais, maman! ce pauvre chien, c'est toi qui... --Allons, ma fille, pas d'observation, n'est-ce pas! Je t'ai dit mon appréhension; tiens-en compte. Ta mère ne cherche que ton bonheur, tu le sais... Embrasse-moi!... Ah! vois-tu, c'est que, s'il allait n'être pas bon pour toi!... --Mais, maman... il m'adore... --Allons! va te coucher, ma petite. * * * * * De ce jour, la fortune du chien était faite. Elle ne fut pas immédiatement considérable. Le «pauv'petit cabot» fut encore le chien de l'office, quelque temps; mais il le fut, officiellement, avec l'autorisation de la maîtresse de maison. Plus de cachotteries. Son droit à vivre étant acquis, on lui donna moins à manger; son ventre se dégonfla petit à petit; l'animal en devint moins remarquable par sa laideur, mais en vérité non pas mieux fait: il était si laid! Il restait laid, sans plus, honnêtement, platement laid, bonne bête avec cela, c'est-à-dire sans méchanceté aucune, sans intelligence non plus. On le nomma Roussaud, à cause de la couleur de son poil. Mais, à mesure qu'un défaut--quel homme en est exempt, mon Dieu?--se découvrait chez le fiancé d'Antoinette, l'indulgence de madame Bullion pour Roussaud se haussait d'une nuance ou d'un ton. Édouard était mal classé au tir aux pigeons: on veillait à ajouter un peu de viande hachée à la pâtée du chien; Édouard avait mal surveillé l'envoi de sa fleuriste: avait-on remarqué comme ce chien était doux? Édouard avait fait une petite fugue, mal justifiée, de deux jours: le chien recevait un collier neuf; enfin Édouard ayant bel et bien épousé mademoiselle Bullion,--ce qui n'a rien de répréhensible, pourtant,--et ayant emmené victorieusement sa jeune épouse en Italie,--ah! cela est toujours pénible au coeur des mères,--le chien Roussaud fut autorisé à demeurer au salon. Le lendemain on jugeait son nom Roussaud, bien vulgaire, et il recevait le nom infiniment mieux sonnant de Fingal. * * * * * Fingal eut sa corbeille au salon, matelassée, garnie d'une couverture de laine; et, un peu plus tard, sa niche à la salle à manger, une niche à sa mesure, une petite villa normande, s'il vous plaît. Il se traînait de l'une à l'autre, avec son air calamiteux, chargé du poids d'un triste passé, s'accommodant au confort, oui, certes! mais reprochant au destin de ne le lui avoir pas accordé en naissant. L'important Honoré, maître d'hôtel, qui l'avait tant bousculé jadis, était à son service et se courbait jusqu'à terre pour présenter au rez-de-chaussée de la petite villa normande l'assiette de porcelaine où Fingal, les pattes écartées, la queue basse, la mine incurablement désolée des pessimistes gonflés de bien-être, semblait prendre l'univers à témoin du sort pitoyable qui l'obligeait à tirer la chair de poulet parmi la mie de pain trop abondante ou à se donner bien du mal aux mâchoires pour rompre l'os de la côtelette. Une bonne hygiène avait toutefois rétabli l'équilibre entre son torse et ses membres, et Fingal commençait à épaissir de partout. Le temps vint où il monta à la chambre de Madame, qui lui fit faire une couchette enrubannée et ne pouvait plus se séparer de lui, fût-ce durant ses courses en auto. Depuis l'ironique et trop fameux: «Ah! le beau chien!» personne qui se hasardât devant madame Bullion à exprimer son jugement sur Fingal: «Le gentil petit chien», disait-on. «Le beau chien!» même n'eût pas été mal pris, venant de toute autre personne que d'un gendre. C'était un lieu commun, dans les conversations, que l'étrange caprice de madame Bullion. Beaucoup, d'ailleurs, estimaient que cette faiblesse était trop légitime, la pauvre femme devant se trouver si privée depuis le mariage de sa fille. * * * * * Lorsque Antoinette revint de son voyage de noces prolongé à plaisir, tant la bonne entente avait été parfaite, elle reconnut à peine la maison paternelle transformée par l'élévation extraordinaire d'un personnage qu'elle avait, il faut le dire, complètement oublié. Fingal y avait plus de place qu'elle n'en avait jamais occupé elle-même; tout au plus manquait-il au chien d'avoir une gouvernante attachée à sa personne, mais tous les domestiques, à l'envi, obéissaient à ses appels, à ses moindres murmures. Une porte s'ouvrait soudain, et Fingal, accompagné d'un valet de pied, faisait son entrée; à des heures déterminées, la même porte était ouverte, et le domestique, la main sur le bouton, attendait que Fingal voulût quitter sa corbeille pour aller faire son petit tour au jardin; madame Bullion sonnait pour qu'on transportât la corbeille du coin Est de la pièce aux environs de la fenêtre méridionale afin que Fingal profitât du rayon de soleil; Fingal désormais frileux avait un petit paletot, un petit paletot sortant de chez le bon faiseur, un petit paletot avec une petite poche et dans la petite poche un petit mouchoir. Fingal avait un mackintosh pour la voiture et Fingal avait des lunettes d'auto! Antoinette ne pouvait s'empêcher de rire et plaisantait la faveur de Fingal avec toute l'insouciance que vaut à une jeune femme le bonheur conjugal. Son mari, moins spontané désormais, et plus habile, dès qu'il avait vu Fingal en dandy, avait adopté vis-à-vis de lui l'attitude attendrie, sinon déférente, propre à se concilier les bonnes grâces sinon du chien du moins de la belle-mère. Madame Bullion, à qui rien n'échappait de ce qui concernait Fingal, dit à sa fille: --Ton mari, mon enfant, a un coeur d'or; aime-le. Et d'autre part elle dit à son gendre: --Mon cher Édouard, puisse votre femme vous aimer autant que vous le méritez!... --Mais, belle-maman, j'ai tout lieu de croire... --Ah! c'est que, voyez-vous, j'ai une crainte, en la voyant si espiègle, si sarcastique à l'égard d'un malheureux petit chien: manquerait-elle de coeur, par hasard?... _Septembre 1913._ LE PRISONNIER En l'honneur de l'arrivée du papa, capitaine d'infanterie, en congé de convalescence, on avait invité avec leurs parents les petits amis et amies des enfants. Après le dessert, toute la jeunesse eut la permission d'aller au jardin et se dirigea aussitôt vers le potager, terrain favorable à la guerre. Max, l'aîné, qui avait dix ans, dit sans hésiter: --Moi, je suis le chef. Et il conféra les grades, avec un assez bon discernement, sans faire état ni de l'âge ni du sexe, tenant compte, affirmait-il, seulement des capacités. En réalité, ceux qui se trouvèrent nantis des postes les moins reluisants et dont par conséquent il risquait de provoquer le mécontentement, étaient les plus petits, les plus faibles. --C'est idiot! grommela l'un de ceux-ci, nommé Bob, six ans et demi, simple soldat de deuxième classe: pour les travaux de terrassement par exemple, le premier venu comprendrait qu'il ne faut pas faire éreinter des mômes encore au biberon!... Cependant le chef toucha ses subordonnés par une certaine modestie en ne s'attribuant pas à lui-même un grade supérieur à celui de commandant. --Je m'étonne, lui fit remarquer une petite fille, remplissant les fonctions de caporal, que tu ne te sois pas nommé d'emblée généralissime... --Es-tu bête! répliqua le commandant: le généralissime, vous devriez comprendre, il n'est pas là; il est au G.Q.G. derrière les arbres, derrière la maison; il ne nous voit pas. Moi, je ne peux pas vous perdre un instant de l'oeil. Ah! bien, qu'est-ce que vous deviendriez, mes pauvres bougres!... --Pardon, mon commandant, observa une petite, nommée Annette, en faisant le salut militaire, est-ce que le service d'espionnage est organisé? --C'est indispensable, en effet, dit le commandant. Un homme de bonne volonté pour le service des renseignements? Pas un des enfants ne bougea. --Allons! dit le commandant, je comprends. D'ailleurs nous sommes trop peu nombreux. Alors, écoutez-moi! Je décide: le service en question est admirablement organisé. Je n'ai pas besoin de fournir les noms de nos agents; l'essentiel est qu'ils soient en contact avec mes supérieurs hiérarchiques et que je n'aie pas un empoté au poste téléphonique. Annette, mon enfant, empoigne-moi les récepteurs et ne les quitte plus! Annette se mit aussitôt sur la tête une double tige de lierre disposée de manière à faire casque, et, à l'aide de deux feuilles, se boucha hermétiquement les oreilles. --Et l'aviation? --Regardez plutôt! Max désignait un vol de martinets: cinquante appareils, pour le moins, filant vers l'Est à tire-d'aile, dans le jardin d'à côté. --C'est magnifique! s'écria tout le bataillon. Et l'on se mit avec un entrain fiévreux aux travaux de tranchées. Une dépression de terrain, accentuée par les pluies, entre deux anciennes couches à melons, se prêtait à cet ouvrage. On se contenta de figurer les abris, les postes d'écoute, les entrées de sapes et les cagnas des officiers. Le commandant désignait avec une minutieuse précision l'emplacement des différentes lignes de tranchées et boyaux qui n'existaient pas, les secondes lignes, les circuits enchevêtrés où il ne faudrait pas se perdre, les cantonnements à l'arrière, les routes encombrées de camions automobiles, les postes de secours. Une chose le mécontentait: qu'on n'entendît pas assez de bruit et surtout rien qui ressemblât à un bombardement. Il employa, pour y remédier, un de ses hommes à cogner à tour de bras, près de la pompe, sur un arrosoir. On avait, comme de juste, réquisitionné toutes les pelles et pioches dans la chambre aux outils; le pauvre jardinier, blessé sur le vrai front, lui, et soigné dans un hôpital lointain, on n'avait pas à craindre ses récriminations. La rude besogne, d'abord confiée aux simples «poilus», rendit promptement jaloux les officiers qui avaient peu à faire. Et tous s'y mirent à l'envi. Les dix gamins, de la boue jusqu'aux genoux, avaient les joues rouges comme des tomates. Au bout de trois quarts d'heure, le capitaine émit une opinion: --Je ne vois pas les fils de fer, dit-il, anxieux; m'est avis qu'on ne ferait pas mal de les poser pendant que l'ennemi est relativement tranquille... --Ha! ha!... l'ennemi!... ricana le petit Bob (six ans et demi). --Eh bien! quoi? ça te fait sourire, toi, trois ou quatre corps d'armée boches qui vont nous arroser tout à l'heure avec des 420! --Ha! ha!... les 420! dit le jeune poilu récalcitrant, en remuant la terre. Où sont-ils les 420! Où est-ce qu'il est l'ennemi? Vous êtes des poires: vous parlez, vous parlez, pendant qu'on est là, nous autres, à trimer, mais l'ennemi je ne l'ai pas vu; il n'y en a pas! --Qui est-ce qui m'a fichu une andouille de ce poids-là? s'écria le commandant, qui se croyait obligé d'employer le langage «littéraire» des soldats de la Grande Guerre: «L'ennemi, il n'y en a pas!» Parce que tu ne le vois pas, sans doute, espèce de moucheron? Regardez-moi ce microbe! ça se mêle de faire campagne, et ça en est encore en 70, comme son grand-père!... L'ennemi, veux-tu le savoir, mon bonhomme? Il est là, à quatre-vingts mètres, terré comme des taupes. La preuve: attention! Voilà un aviatik... Nous sommes repérés... --Ah! mais, ah! mais! dit une fillette de sept ans, terrorisée, il ne faudrait pas plaisanter! La réflexion fut accueillie par un éclat de rire général et méprisant. Bob fit observer avec flegme: --C'est un merle qui se transporte d'un jardin à un autre. --Ho! ho! fit le commandant, voilà un homme qui commence à me courir sur l'haricot: «L'ennemi, il n'y en a pas... Les avions boches sont des merles... Les 420 sont une plaisanterie!...» On va te faire toucher tout ça d'un peu près... Écoutez-moi, mes amis: puisqu'un mauvais esprit a l'audace de mettre en doute l'existence même de l'ennemi, il est évident, n'est-ce pas, qu'il n'y a plus de jeu possible; je soumets aux voix la proposition suivante: il faut cesser le jeu, ou il faut que l'un de nous consente à faire l'ennemi. Cesser le jeu? Tous ces enfants étaient déjà bien trop enflammés; la plupart ne croyaient même pas jouer. --Cesser? dit l'un d'eux, mais c'est radicalement impossible. --Alors, dit le commandant, un homme de bonne volonté pour faire le Boche! Silence absolu. Pas un geste. --Il n'y a personne pour faire le Boche? Eh bien! mon vieux Bob, vous allez vous rendre là-bas derrière la plate-bande où il y a des choux gelés, et vous représenterez l'armée des Barbares. Un murmure d'horreur parcourut la tranchée. Le môme Bob, à peine plus haut que l'un des choux derrière lesquels il allait se dissimuler, répondit: --Ça colle. L'opinion générale fut, non pas de l'approuver d'obéir, lui qui d'ordinaire s'adonnait volontiers à la «rouspétance», mais de le voir consentir à être Boche. --J'aurais préféré, dit un gamin, me retirer du jeu. --Je suis très ennuyée, dit une des petites, il _était_ mon ami; il se déshonore... Bob alla tout seul derrière ses choux; on lui permit d'emporter une pelle pour se retrancher, si toutefois il en avait le temps; et le travail reprit sur le front français avec la plus irréprochable discipline. Mais à peine le jeune Bob était-il installé, là-bas, que la terre et des objets divers commencèrent à pleuvoir sur le bataillon. «L'ennemi» avait découvert, derrière les choux, une série de bâches contenant, avec du terreau, des oignons et différents tubercules; il faisait des boulettes de terre humide, empoignait les oignons, les aulx, les échalotes par la tige, rectifiait posément son tir en se dissimulant derrière un poirier, et causait un grand désarroi dans l'armée française. La situation fut jugée intenable, les abris véritables n'étant pas creusés. Mais une offensive brusquée demeurait possible. «On le voit trop, gémissaient quelques pauvres «poilus», qu'on a été repérés!» Le commandant fit circuler l'ordre d'attaque pour quinze heures quarante-cinq, après avoir improvisé une artillerie lourde à laquelle on n'avait pas songé tout d'abord. --Je ne peux pas tout faire, objectait le commandant à une légère observation du capitaine, avec ma crise des effectifs et ce G.Q.G. là-bas qui ne me dit rien, rien!... Pas une communication depuis trois quarts d'heure au poste téléphonique; aucune réponse à mes appels... Et mon escadrille aérienne qui ne revient pas!... Heureusement, ajouta-t-il, je compte, avant tout, sur la bravoure de mes hommes. L'attaque se déclencha à l'heure dite. Elle fut foudroyante, nonobstant les gros oignons, 420, les gousses d'ail, 77, les poignées de gravier qui simulaient le barrage des mitrailleuses, voire les grands trognons de choux arrachés ou torpilles aériennes. Plusieurs se déclaraient blessés et même morts en cours d'assaut, d'autant plus qu'il y avait ces deux flemmards d'artilleurs, restés en arrière, et qui ne savaient seulement pas allonger leur tir. Enfin, quatre hommes à peu près valides arrivèrent sur l'ennemi, c'est-à-dire sur le petit Bob essoufflé, qui leva aussitôt les deux bras dit: «Kamerade!» et fut incontinent fait prisonnier. Survivants, canonniers lointains, blessés et morts entourèrent le prisonnier boche réduit à l'impuissance. On trouva sous le hangar aux outils le cordeau qui servait jadis au jardinier à aligner ses plates-bandes, puis des joncs souples, des liens de chanvre et un paillasson à couvrir les bâches vitrées. On ligota, enroula, empaqueta le Boche à l'aide de ces accessoires. Et on le laissa là, l'endroit ayant reçu le nom de Camp de représailles. Après quoi, le jeu paraissant terminé, les enfants rentrèrent à la maison, pour l'heure du goûter. En les voyant, la maman de Bob demanda: «Où est Bob?» Mais personne ne paraissait l'entendre; elle ne s'inquiéta pas encore. Au goûter, cependant, la maman, ne voyant toujours pas venir son Bob, s'enquit avec une certaine alarme dans la voix: «Mais, ah! çà, où est Bob?» Les compagnons de jeu, interrogés, prirent tous des figures de cire. C'était comme s'ils eussent été sourds et muets. Peu à peu les autres parents partagèrent l'inquiétude: Bob était le plus petit de toute la bande; les aînés devaient savoir ce qu'il était devenu. --Max! interrogea le capitaine,--le vrai--qu'avez-vous fait du petit Bob? Max répondit avec une dignité solennelle: --Bob?... Connais pas. Chacun des enfants, pris à part, eut le même mot, avec le même geste d'ignorance ou de reniement hautain, digne, grave et sincère. Alors l'alarme se répandit. Tous les domestiques furent lancés au jardin; tous les parents coururent à la recherche de Bob; les vieux messieurs même s'arrachèrent à leur bridge. Dans la maison, les communs, l'enclos, on n'entendait que le lamentable cri: «Bob!... petit Bob!...» Enfin quelqu'un perçut une voix d'enfant qui pleure. On eut tôt fait d'aboutir au paillasson roulé d'où les gémissements s'échappaient. On tenait par l'oreille quelques-uns des énigmatiques enfants. Leur forfait, sinon sa cause, devenait évident à tout le monde. On les amena jusqu'au paquet et on les interrogea en leur désignant l'objet: --Qu'est-ce que c'est que ça? Les enfants ne furent pas troublés, résignés d'avance à n'être pas compris par les grandes personnes, acceptant stoïquement les châtiments encourus, résolus dans leur dignité de soldats à ne plus se commettre désormais avec le gamin ligoté qui avait consenti à représenter l'ennemi: --Ça? dirent-ils, dédaigneux: c'est le Boche! Le paillasson était déroulé, les cordes, le chanvre et les liens de jonc rompus. Les parents s'empressèrent autour du petit Bob délivré et aussitôt plaint, choyé, dorloté par toutes les familles. La fillette, âgée de moins de sept ans, qui avait été son amie, prononça sur un ton tout à fait de grande dame: --Plût au ciel que nos pauvres prisonniers, là-bas, aient été toujours environnés d'une pareille compassion!... Les parents ne purent s'empêcher de rire, et les mystères du terrible jeu de l'après-midi leur furent par là dévoilés. L'OBSTACLE Un soir qu'ils avaient dîné tous les trois, pendant qu'Hubertin allait dans son cabinet chercher les cigarettes pour sa femme, Pierron sentit pour la première fois son regard tomber sur la bouche de Laure. Laure s'étendait sur sa chaise longue, se calait les hanches et jouait adroitement du pied avec de petits coussins en découvrant sans vergogne ses deux belles jambes jusqu'aux genoux. Et, ce faisant, elle riait, soit de sa dextérité à pincer les coussins et à les lancer au bon endroit, soit de la liberté qu'elle prenait de montrer ainsi ses jambes à Pierron. Pierron avait vu cent fois ces jambes: avec les robes qu'on porte aujourd'hui, vous pensez bien! et il avait vu certes un plus grand nombre de fois cette bouche, étant l'intime ami du ménage depuis dix ans; mais il ne regardait ni les jambes ni le jeu gamin, libre et gracieux de Laure: il regardait, comme un objet d'émerveillement nouveau, la bouche de Laure. Le mari entra, la boîte de cigarettes à la main, et il dit à Pierron: --Comme tu es sérieux! Pierron était demeuré debout, roulant entre deux doigts son cigare non allumé; et, au-dessous de lui, Laure s'amusait follement avec ses coussins. A l'observation de son mari, elle releva tout à coup les yeux sur le visage de Pierron. Elle gardait encore les lèvres entr'ouvertes, et la lumière de la lampe, posée sur un guéridon, au chevet de la chaise longue, faisait étinceler ses dents humides. L'on se mit à bavarder, comme à l'ordinaire, en fumant. Quand Hubertin était là, Pierron lui appartenait tout entier, un peu trop même, au gré de Laure, qui, souvent écartée de la conversation, s'ennuyait. Les deux hommes s'accordaient, se plaisaient, bien que séparés par une formation d'esprit différente; mais ils étaient, disaient-ils, l'un à l'autre des complémentaires. Hubertin, le plus jeune, gaillard, positif et versé dans les affaires; Pierron, quasi oisif, cultivé, publiant, par-ci par-là, dans les journaux, des études de sociologie arides. Hubertin, en contact quotidien avec cinq cents ouvriers, apportait des faits; Pierron les ordonnait, en tirait des conséquences et théorisait; ils se jugeaient l'un à l'autre indispensables. Ils embêtaient souvent beaucoup Laure avec leur parlote. A plusieurs reprises, durant la soirée, Laure leva les yeux sur Pierron pour le plaisanter à propos, des choses «rasoir» qu'il disait. Quand Hubertin en était témoin, elle regardait Pierron en riant, toutes dents dehors; si Hubertin était occupé ailleurs, elle regardait avec sérieux l'homme «sérieux», et le charme puissant de sa bouche semblait remonter à ses yeux en s'augmentant de cette infernale incertitude qui est comme un autre parfum de la femme et qui nous fait trembler. Pierron partit plus tôt que de coutume, ce soir-là. Son ami lui dit: --Mon vieux, toi, tu nous couves une grippe; tu fais aussi bien de prendre le large. --Mon petit Pierron, dit Laure, en tendant sa main à baiser, si vous avez la grippe, téléphonez-nous; j'irai vous soigner. Et elle rit encore, parce que tous savaient que la proposition qu'elle faisait était chimérique. Mais elle était apte à susciter bien des rêves chez le pauvre garçon qui rentrait chez lui, plus tôt qu'à l'ordinaire. * * * * * Pierron revint le lendemain dans l'après-midi chez ses bons amis. Laure s'apprêtait à s'habiller. --Comment! c'est vous, Pierron; vous n'avez pas la grippe? --Non... J'étais précisément venu vous rassurer... Hubertin va bien? --Hubertin n'est pas là, à cette heure-ci, voyons! Oh! il n'est pas un homme à s'inquiéter, allez! Voulez-vous que je lui téléphone à son bureau que vous n'avez pas la grippe et que vous êtes ici pendant que je m'habille?... --On ne peut pas plus gracieusement me mettre dehors... --Allons! ne vous fâchez pas, mon vieux Pierron. Ecoutez; j'ai un thé à six heures; je vais m'habiller; attendez-moi, nous sortirons ensemble et vous me jetterez avenue de l'Alma. --C'est faisable. Pendant que Pierron tournait les pouces dans le salon, il entendait, de l'autre côté de la porte refermée, les menus bruits de la toilette de Laure, depuis les observations brusques à la femme de chambre jusqu'au glissement répété du polissoir sur les ongles. Tout à coup, la porte était entr'ouverte, et un bras nu, un bras blanc, un bras plein et ferme, un bras magnifique, apparaissait, qui esquissait un geste apaisant. --Vous impatientez pas; j'arrive. --Ah! dit Pierron, si vous pouviez seulement, pour m'occuper, me laisser ça!... --Ça, quoi? faisait la voix de Laure, derrière la porte. --Ça, dit Pierron en appliquant un baiser sur le bras. Le bras s'amollit, tomba doucement et disparut; la porte fut refermée. Dix minutes plus tard, Laure n'était pas prête. La porte s'entre-bâilla; le bras reparut, balançant son geste de paix. Pierron, affolé, se précipita et appuya davantage son baiser, plus haut. --Ça y est, mon petit; je passe mon corsage... Dites donc! si vous alliez m'arrêter un taxi et m'attendre dedans, vous seriez un amour, vous savez!... Blotti au fond du taxi, après avoir délibéré s'il n'était pas plus convenable d'attendre la jeune femme dehors, Pierron attendit Laure. Enfin elle apparut, et elle s'engouffra dans la voiture à demi obscure, qu'elle emplit de son parfum et où le chauffeur, frétillant des narines, l'enferma avec ce soin particulier, cette fierté et cet étrange contentement qu'ont en général les conducteurs de véhicules à mener une femme désirable accompagnée d'un homme qui doit la désirer. * * * * * Cependant l'homme enfermé avec la femme désirable et évidemment désirée n'était pas si heureux qu'on le pouvait croire. La liberté dont il venait d'user avec le bras nu de Laure lui semblait énorme; la complaisance de Laure le comblait d'étonnement. Il se taisait ou bien hasardait avec gaucherie des banalités à faire hurler. Le taxi allait vite. Laure dit: --Eh bien, on ne nous reprochera pas de n'avoir pas été convenables!... Pierron sentit son coeur bondir; le monde lui parut bouleversé, sens dessus dessous; était-il avec la femme de son ami dans quelque «manoir à l'envers», dans quelque absurde et affolant appareil de Luna-Park ou de Magic-City?... Laure lui reprochait de se tenir correctement avec elle! Laure, avec qui il n'avait seulement jamais flirté! Laure, la femme d'Hubertin! Il vit rouge, il vit noir, il vit vert, il vit bleu. Il empoigna Laure avec une brutalité bien inutile et lui appliqua sans barguigner sur la bouche un baiser. Elle accepta le choc sans un mouvement de retrait. Pierron, ébaubi, ne savait même plus comment faire halte en un si beau chemin. Il se sépara de cette bouche uniquement parce que la voiture stoppait. Et il savourait sur ses propres lèvres le parfum et le goût sucré du rouge... Laure, tranquille, avait ouvert sa trousse, et, à la lueur de la lanterne, elle repassait sur ses lèvres le bâton et se poudrait. --Je suis un cochon! disait, effondré dans un coin, Pierron; ce que je viens de faire est d'un sale monsieur!... --Eh bien, mon ami, je vous remercie; vous en avez de flatteuses, au moins, vous!... Il se confondit en excuses; il n'était plus maître ni de ses expressions ni de ses actes. Il balbutiait: «Mais je vous adore! mais je suis fou de vous, vous le voyez bien!» Seulement il pensait à son amitié avec Hubertin, et il n'osait même pas le dire à une femme qui n'y pensait pas. Il était homme, parbleu, et soumis comme tout homme au terrible attrait d'une telle chair; mais il était un homme aussi, et en tant qu'homme soumis à cet autre ascendant, si fort, d'une certaine propreté morale. Il était enivré et dégoûté. --Ah! dit Laure, vous êtes bien tous les mêmes avec vos idées qui vous empoisonnent l'existence!... Il ne faut pas être si compliqué... Eh bien, voyons, voulez-vous descendre pour me permettre d'en faire autant? --Non, dit Pierron, qui voulait absolument remettre de l'ordre dans son esprit. Non, écoutez-moi, mon amie; vous voyez devant vous un homme qui n'a jamais été épris d'une femme comme il l'est de vous, Laure. --Bon. C'est déjà plus gentil. Mais je suis pressée; laissez-moi descendre. --Non. Un mot encore: je veux que vous me croyiez. Je vous aime, je vous aime, Laure, à m'en sentir craquer la cervelle, mais... nom de nom d'un nom! vous ne comprendrez jamais ça... je ne suis pas capable de commettre une malhonnêteté... --Merci!... Eh bien, et moi, vous supposez sans doute que je vais... avec vous... comme ça... de but en blanc?... Allons, grand serin, laissez-moi descendre. Il descendit et lui soutint la main, qu'il baisa, cérémonieusement, à la portière. Et puis, aux entrevues suivantes, ce furent des taquineries constantes de la part de Laure, qui mettaient le pauvre Pierron à la torture. Il était happé par elle, et il s'écartait, se sauvait d'elle en s'accrochant plus que jamais à son mari. Quand il était avec son ami, Pierron recouvrait la paix; il aimait, il estimait Hubertin; il avait besoin de son expérience et de sa causerie; c'était sa nourriture, cette amitié. Laure utilisa une sympathie si étroite pour suggérer à son mari d'intéresser Pierron dans une affaire qui périclitait faute d'une tête. Pierron n'était-il pas le cerveau demandé?... et sa petite fortune?... --J'aurais peur, interrompait Hubertin, que Pierron ne réussît pas et eût à me reprocher éternellement... --Justement, sa petite fortune le rend indépendant... --Oui, mais pas riche... Scrupules promptement dissipés par une femme qui poursuit son idée. Finalement, Pierron, et bien que l'affaire ne lui sourît pas, n'eut rien à refuser aux sollicitations d'Hubertin. L'affaire, même périlleuse, ce n'était rien encore; mais dans l'affaire surgirent des tiers, imprévus de l'une et l'autre partie, et avec eux des intérêts, des exigences inconciliables avec les intérêts d'Hubertin et ceux des actionnaires; un conflit, finalement, entre les uns et les autres; un conflit sans lequel la direction de Pierron même fût devenue suspecte. Déchirure atroce: le retrait et la fuite de cette main virile, la seule qu'on presse avec sécurité, sans arrière-pensée, et dont l'étreinte communique tant de force! Pierron, honnête homme, étant mis à la tête d'une affaire, ne connut plus que le souci de sauver l'affaire, et quoi qu'il pût en coûter à son plus cher ami. Entre Hubertin et lui il y eut un froid d'abord, une grande gêne, puis une explication amère, et on se tourna le dos; Pierron sauva les intérêts à lui confiés et, chaque matin, se faisant la barbe devant le miroir, il pensait: «J'ai fait ce que je devais faire... Allons, à tout prendre, c'est encore ce qu'il y a de meilleur quand on est là, tout seul, à se regarder les yeux dans les yeux...» Mais cela ne l'empêchait pas de regretter l'amitié d'Hubertin; rien ne lui remplaçait l'amitié d'Hubertin. Et il maudissait, à distance, «cette sacrée grue» qui avait eu la pensée diabolique de le brouiller avec son ami. Il reçut un matin la visite d'une dame. Il trouva la personne assise dans son petit salon, en joli trotteur printanier, la figure cachée sous un amour de chapeau. Quand elle releva la tête, il reconnut Laure, malgré la voilette épaisse. Laure releva aussitôt la voilette épaisse pour dire: «C'est moi», et il vit sa bouche. Il détestait cette femme; il la méprisait; elle lui faisait horreur. Il lui dit: --Ah! c'est vous! Qu'est-ce que vous me voulez encore? Vous n'êtes pas contente de m'avoir brouillé avec votre mari?... Je ne regrette que lui, allez!... Et il faisait une si mauvaise figure en disant cela que Laure éclata de rire. Elle éclata de rire, et il vit sa belle bouche, toutes ses dents admirables et pures. Il cherchait dans sa mémoire d'ancien potache, d'ancien soldat, les épithètes les plus ignobles, les plus infamantes à adresser à cette femme; et il en trouvait avec une aisance parfaite la collection graduée selon le sens ascendant de son dégoût. Tout ce cloaque verbal se déversait vers la belle bouche, dont il s'approchait à mesure qu'était faite la trouvaille d'une flétrissure plus accablante. Sans s'émouvoir, et souriante, Laure, il est vrai, raccourcissait la distance. --Ah!... vermine!... Ah! misérable! s'écriait-il, quand il toucha enfin la bouche de Laure. --Ma chérie!... mon amour!... balbutiait-il, lorsqu'il se pâma entre ses beaux bras. --Es-tu serin! non, mais es-tu assez serin! disait Laure innocemment, de t'éreinter à faire un pareil chichi, en imagination et en paroles, quand tu es là, bien à ton aise, et quand il n'y a plus d'obstacle à ce qu'on s'aime... _Juin 1914._ «ÇA ME RAPPELLE QUELQUE CHOSE!...» Les lampes se rallument; on entre; on sort; le public est nombreux; on y remarque beaucoup de soldats, et des officiers: des Français, des Belges, des Anglais, des Serbes, des Russes. Devant moi, quelques fauteuils sont libres. Voici l'ouvreuse, celle qui, tout à l'heure, portait son ver luisant à la main. Elle installe devant moi un sous-officier amputé de la jambe, marchant à l'aide de béquilles. Il est accompagné d'une jeune femme de tenue simple et qui a pour lui les attentions qu'on porte à un enfant infirme. Elle l'interroge: Est-il bien? N'a-t-il pas de chapeau devant lui? Ah! comme elle irait elle même demander à une dame de se décoiffer pour que son poilu voie bien! Elle se penche vers lui; son bras s'entrelace à celui du brave; elle lui lit le programme. Ce couple m'intéresse. A défaut d'un film passionnant, j'aurai du moins mon spectacle. Voilà une petite femme amoureuse qui a dû depuis deux ans et demi passer par toutes les phases de l'inquiétude. Je l'imagine au jour de la mobilisation, qui l'a peut-être surprise en plein bonheur; et à partir de ce moment, le coeur qui bat là n'a pas dû cesser d'être pressé par l'angoisse. Je compte à la manche de l'homme ses blessures; il en a quatre, et la dernière c'est celle de la jambe, qui l'a rendu impotent définitivement. Que de fois sa femme ou son amie a dû le croire mort! Que de fois elle est revenue à l'espérance pour le reconduire toujours et toujours, au bout d'un mois ou deux, à des gares qui vous les prennent pour les rejeter à la fournaise! Elle n'est pas ce qui s'appelle jolie; elle est jeune, et son visage aux yeux déjà cernés prématurément porte quelque chose de mieux que la beauté. La douleur et l'amour composent vraiment un inappréciable mélange. Une sonnerie tinte; l'obscurité nous envahit, et l'écran, de nouveau, s'éclaire. Nous assistons au déroulement d'un film italien d'affabulation romanesque et sentimentale, une idylle édénique avec accompagnement de violoncelle et de harpe, aux clichés excellents d'ailleurs et dont les fonds de paysages sont d'une splendeur si merveilleuse que toute l'aventure elle même en est écrasée. Je ne vois plus que le décor et j'ose dire qu'il me suffit et m'enchante. Le public demeure muet. Le sous-officier mutilé et la jeune femme, devant moi, ne bronchent pas. A un moment, j'entends l'homme dire à sa compagne: --Ça ne me rappelle rien. Évidemment, ce sont de bonnes gens qui n'ont pas eu le moyen de se payer un voyage de noces en Italie; et les choses que l'on n'a pas vues ou sur lesquelles l'imagination n'a pas été montée, comme elles nous sont généralement indifférentes! Enfin, voilà des films de guerre: «Vues prises sur le front avec autorisation spéciale du ministère de la Guerre». Mon mutilé hoche la tête et confie à sa compagne: --C'est du chiqué, je parie. Nous voyons des figures de généraux connus, des états-majors, des remises de décorations par le président de la République, des canons gigantesques tachetés comme des vaches normandes, qui élèvent avec une lente et terrifiante sûreté leur fût et crachent un nuage de fumée, tandis que leur bruit infernal, imité par la grosse caisse, se produit à des intervalles invraisemblables, ce qui fait sourire le sous-officier. Tout à coup, je vois celui-ci qui se hausse sur son siège pour mieux voir. L'écran nous présente ces régions dévastées, anéanties, qu'on a trop vues, hélas! sinon en réalité, du moins par toutes sortes d'illustrations, depuis vingt-huit mois, sans répit. C'est une route défoncée et bordée de troncs d'arbres que le canon a déchiquetés à deux ou trois mètres du sol; c'est un monticule de gravats qui représente le village de X... Ce sont des camions qui roulent à la queue leu leu, couverts de bâches, pareils à un troupeau de bêtes monstrueuses, antédiluviennes, dans un décor d'astre éteint, d'où le soleil s'est retiré à jamais. L'homme, devant moi, se hausse sans cesse, s'aidant de son unique jambe, et ses bras s'agitent comme pour empoigner ses béquilles afin de se mettre debout. Il prononce tout haut le nom d'une de ces régions maudites dont l'univers entier s'est imprégné comme d'un poison versé goutte à goutte par la lecture biquotidienne du «communiqué», Et il prononce cela, cet homme quatre fois blessé, amputé d'une jambe, comme il eût dit le nom du lieu où il est né, où il a vécu petit enfant: --C'est X! s'écrie-t-il. N. de D.! voilà la côte là-bas, à gauche, et, au milieu, le sacré petit bois!... --Le petit bois? interroge la jeune femme. --Pardi! c'est le petit bois, qu'on l'appelait: un millier d'échalas encore debout; tu ne penses pas qu'il reste des ramures avec des violettes sur la mousse... Ah! n. de D.! je m'y reconnais; c'est pas pris dans la plaine Saint-Denis. Le décor changeait. C'était à présent un chemin détrempé sous la pluie et la grêle. La relève... Les hommes avançaient sous ce déluge. Le sol déblayé semblait un traquenard ennemi destiné à les absorber, à les enliser. Les malheureux se tiraient de cette pâte visqueuse en arrachant leurs membres dégouttants avec des contorsions qui, malgré l'immense pitié, par un étrange phénomène, faisaient rire. Et le sous-officier riait. Il riait non pas de l'innommable misère dont il était témoin et de ces gestes d'hommes évoquant des mouches prises par les pattes sur le papier gluant; mais pariait en disant à haute voix: «C'est elle!... je la reconnais bien... Mais la compagnie, brilleu!... Tiens, voilà Bonidec, et ce pauvre Totu qui a eu le ventre crevé... et le lieutenant Fesquet... Ah! si je me reconnais!... Je m'en souviens bien, à présent, qu'on a passé devant un moulin à poivre... Qui est-ce qui aurait cru que je me reverrais nez à nez avec ma compagnie au Cinéma? Tu ne trouves pas ça tordant, toi? --Je te cherche là-dedans, dit la femme. --Attends voir... C'est qu'il y a du monde à passer, et on ne marche pas sur le pavé de bois... Ah! voilà Crochet qui se f... la g... par terre... Bon pour un bain de siège!... Tout seul, tu sais, ma petite, on ne s'en sauverait pas. On y a passé des fois par ce salaud de chemin-là; tu parles, si, pour le coup, ça me rappelle quelque chose! Et il s'agitait. Il ne tenait plus sur son fauteuil. La petite femme à côté de lui s'évertuait à le replacer d'aplomb. Tout à coup, elle s'écria: --Te voilà, tiens, à ta droite... Oh! je te reconnais rien que de dos! Alors il empoigna sa béquille pour se dresser, pour se voir. Se voir dans quel état, mon Dieu! Sur le film, il n'avait pas figure humaine; il parcourait, enfoncé dans la terre jusqu'aux genoux, un calvaire que peu de martyrs ont connu. Mais, devant moi, je le sentais rayonnant; l'image de lieux paradisiaques l'avait laissé glacial; mais il exultait à retrouver une des mémorables tortures de sa vie. Je l'avais reconnu, moi aussi, sur l'écran; je le voyais embourbé, chargé de son fourniment et s'extirpant avec une agilité endiablée de la terre affamée qui attire et engloutit avec voracité les hommes. La jeune femme le regardait comme moi s'extraire des ornières profondes et regagner son rang en tricotant des guiboles. Soudain, elle fut saisie d'une idée touchante et dont l'ingénuité était sublime: --Oh! dit-elle, ta jambe!... tu as ta pauvre jambe!... Les voisins qui l'entendirent frissonnèrent; mais l'amputé, lui, tout à la joie de revoir une minute de l'extraordinaire passé, prit la chose à la blague: --Un peu que je l'ai, ma jambe, et que je m'en sers! Elle était bonne!... La lumière se fit dans la salle. Je vis l'homme, encore tout enfiévré, heureux de ce qu'il venait de revoir,--de ce qui lui rappelait enfin quelque chose,--se tourner vers la jeune femme pour lui donner des détails nouveaux. Elle l'écoutait sans le regarder, les yeux cernés par la douleur, un peu fixes. L'amputé lui parlait avec une espèce d'exaltation où il y avait le mot pour rire. C'était elle qui pleurait. AMÉLIE OU UNE HUMEUR DE GUERRE Certes, Amélie avait poussé des vagissements dès les premiers temps de la guerre, au sujet de son oncle et de sa tante de Vouziers. C'était lorsqu'elle avait su que ses vieux parents n'avaient pas pu s'échapper de la ville. Alors, qu'étaient-ils devenus? Aucune nouvelle. Et Madame, allant donner son coup d'oeil de maîtresse de maison jusqu'à la cuisine, recevait avec compassion les doléances d'Amélie. Mais Amélie ne savait encore rien de précis sur la situation de son oncle et de sa tante, et certaines imaginations se diluent et se perdent vite lorsqu'elles ne sont pas étayées par une image nette. Plus tard, beaucoup plus tard, arrivèrent, très indirectement, il est vrai, des nouvelles. L'oncle et la tante étaient bien restés chez eux, à Vouziers; ils vivaient. Amélie pleura à chaudes larmes; c'était dans la cuisine une véritable irrigation, un déluge. Qui l'eût crue si attachée à une portion de sa famille qu'elle n'avait pour ainsi dire jamais vue? Puis vint l'épisode d'une mémorable parole prononcée par un «grand chef» ennemi et que le concierge fit lire dans son journal à Amélie: «Nous n'entrerons pas à Paris, mais vous n'entrerez pas à Vouziers.» De ce jour, l'état moral d'Amélie s'affaissa dans des proportions inquiétantes. Son cerveau fut ébranlé. Il lui parut que l'Allemagne lui faisait, à elle, une injure intentionnellement personnelle. L'Allemagne parlait de Vouziers, refusait de rendre Vouziers. Pourquoi Vouziers et pas une autre ville? Il y en avait, hélas! bien d'autres. L'oncle et la tante étaient perdus; on ne les reverrait jamais. --Mais vous ne les voyiez pas avant la guerre, ma pauvre Amélie; attendriez-vous d'eux, par hasard, quelque chose pour vos enfants? Oh! quant à ça, non. Amélie était complètement désintéressée. Ni elle ni ses enfants n'étaient héritiers. Elle s'était tout à coup éprise de son oncle et de sa tante du seul fait de la guerre et parce qu'un mur avait été dressé entre eux et elle. --Que Madame se représente ces pauvres bonnes gens entourés de Boches, vivant avec des Boches jusque dans leur maison, je parie! --Je sais bien, ma pauvre Amélie; c'est affreux. Mais ils n'ont ni fils à la guerre, ni parents prisonniers... De notre temps, il faut considérer ce dont on ne souffre pas plutôt que ce qu'on souffre. L'angoisse d'Amélie alla s'aggravant. Puis le temps, si long, l'apaisa un peu; mais elle avait des crises toutes les fois qu'il était bruit d'une offensive de notre part, qui pouvait aboutir à bombarder Vouziers, et elle pleurait tout autant parce que l'offensive n'y avait pas abouti. Un jour, Amélie vint présenter à Madame le carnet où elle inscrivait ses menus. Il était trempé comme s'il avait été rédigé sous la pluie. Madame leva les yeux sur Amélie; son visage ruisselait. --Mon pauvre oncle, ma pauvre tante! sanglota tout à coup Amélie. --Eh bien! Qu'y a-t-il de nouveau? --J'ai reçu une lettre d'eux, madame... Ils sont... ils sont à Évian. --A Évian! mais ils sont rapatriés, alors; les voilà sauvés. Pourquoi pleurez-vous? --A Évian! Mais Madame ne s'imagine pas deux pauvres vieux de soixante-dix à soixante-quinze ans qui ne sont jamais sortis de leur village. Où est-ce qu'ils vont se croire, dans cette belle ville, au bord d'une eau qui n'en finit pas? Ils vont se croire au bout du monde, bien sûr. Tant qu'ils étaient à Vouziers, au moins, malgré l'ordure des sales Boches, ils étaient au moins dans leur maison, dans leur rue; et c'est quelque chose que de voir son clocher... --Allons, Amélie, ne vous agitez pas. Je vais m'employer à faire venir à Paris vos pauvres vieux. Vous les verrez; vous serez rassurée sur leur sort. Madame fait ses démarches et trouve, un beau matin, dans sa cuisine, le couple des deux pauvres vieux rapatriés. Eux deux, la cuisinière, la femme de chambre, la concierge aussi, tout le monde est en larmes. Les vieux racontent les deux années qu'ils ont passées au milieu des Boches; les privations, les vexations, les humiliations. Tout cela était tassé en eux; ils avaient fini par contracter une sorte d'hébétude d'esclaves. Mais, comme on les priait de raconter, ils étaient obligés de se souvenir de faits datant surtout des premiers temps de l'occupation: M. Formageon, M. Glambart, le comte de Ramberge fusillés, des taxes, des menaces, des déportations, madame de Glandier chassée de chez elle pour y installer un général, etc. Beaucoup d'incidents enterrés dans leur mémoire sous d'autres incidents, et qui remontent et les désespèrent, eux qui, affirment-ils, étaient si contents d'être sauvés. Le chagrin d'Amélie redouble parce que ses parents sont attristants et parce qu'ils ne sont pas satisfaits. --Ah! c'est une idée que Madame a eue de les faire venir ici! Il paraît que la municipalité, à Évian, les défrayait de tout... --Installez-les dans la lingerie, et c'est moi qui remplacerai la municipalité. Mais à toute heure, Amélie apparaît, bouleversée et d'humeur massacrante. Les vieux sont sur son dos sans cesse et la gênent; elle ne sait où poser le pied. --Madame ne s'en doute pas, mais madame a une cuisine microscopique... Si les vieux sortent, il faut qu'on les accompagne. Cependant Madame s'exténue à fournir les réfugiés de billets de cinéma, de music-halls, de conférences ou matinées patriotiques. Le mécontentement d'Amélie est au comble: --Madame ne disait pas qu'elle avait tant de sujets de distractions dans son sac! De temps en temps, sans être de Vouziers, on en aurait bien profité. Et ce n'est pas assez que je sois encombrée de famille, Madame ne s'aperçoit pas qu'elle est perpétuellement fourrée à la cuisine!... Madame, qui a aussi ses nervosités, ayant de son côté ses chagrins, s'efforce de comprendre l'humeur d'Amélie et recourt à tous les moyens pour l'apaiser. D'abord elle s'interdit de pénétrer dans la cuisine. Cette abstention ayant duré trois jours, Amélie reparaît: --Madame a oublié sans doute que nous avons à la maison des malheureux réfugiés, échappés à la vermine boche: Madame est bien fière! Madame a une amie, la femme d'un ministre, s'il vous plaît, qui possède une propriété dans le Midi, au soleil, avec une petite maison inoccupée où les vieux parents pourront s'installer en attendant. --En attendant!... dit Amélie avec amertume. Si Madame a de si belles relations, ce n'est pas le Midi qu'elle devrait obtenir de son ministre, c'est qu'on reprenne Vouziers! LES SIX JOURS Parti le 2 août comme sous-lieutenant de réserve, Noël Radeau avait aujourd'hui, en même temps que sa trentième année, le grade de chef de bataillon, la Légion d'honneur et la Croix de guerre à trois palmes, le tout rudement gagné. Depuis onze mois il n'était pas sorti de son secteur, perpétuellement bombardé. Il avait six jours de permission. Et il arriva dans sa petite ville heureux à ne pas croire à son bonheur. A sa femme, à ses parents, à toute la famille, aux amis de la famille, à ses ennemis même, aux autorités locales de tout bord, et jusqu'aux étrangers nouvellement installés dans la ville par le fait des hôpitaux: médecins-majors, chirurgiens, gestionnaires, pharmaciens, infirmières, le tout jeune commandant Radeau, paré du prestige de ses batailles, d'une blessure qui l'avait failli tuer au lendemain de la Marne, et de son trop juste avancement, apparut comme un élément de curiosité dont on avait grand besoin, et souleva, comme il était naturel, un enthousiasme absolument général. Ni le premier, ni le deuxième, ni le troisième jour, ni le quatrième, le commandant n'eut un franc quart d'heure de grâce; on venait dès le matin à sa porte, et chaque après-midi et chaque soir étaient consacrés à faire honneur à tout le monde. Quand la cinquième journée de son congé tomba, le commandant Radeau dit à sa jeune femme: --Écoute, Juliette, voilà la première fois, depuis les débuts de la campagne, que je me sens fourbu, mais, là, totalement fourbu! Que faire?... J'avais besoin d'un peu de repos: fais-moi porter malade, je t'en prie! Je vais me coucher... --C'est impossible, ici, dit Juliette; mais prenons le train pour Paris; nous y serons tranquilles une bonne nuit et une bonne journée: à Paris, je ne vois guère d'indispensable, en fait de corvée, qu'une petite visite à la tante Alphonse... Le commandant et sa femme partirent subrepticement pour Paris le soir même. Deux heures de train, un confortable hôtel à l'arrivée. Ils restèrent au lit jusqu'au lendemain soir, 5 heures. Cela, du moins, c'était gagné. Juliette a prévenu la tante Alphonse que son glorieux mari et elle s'invitaient à dîner, mais à la condition qu'il n'y eût personne: Noël était excédé par les compliments et les questions, durant les quelques jours passés chez ses parents; il repartait demain matin pour le front; il implorait pour ses dernières heures un calme absolu: «C'est bien entendu, chère tante, _ab-so-lu_!» Que l'on sut gré à la tante Alphonse d'avoir tenu compte de la recommandation! On la trouva toute seule chez elle. C'était le néant: le rêve! --Un peu de retard, dit la tante, le rôti sera brûlé!... --Mais il sera chaud! dit le commandant, c'est tout ce que je demande... et puis nous avons la soirée à nous!... Inévitablement, il fallut bien parler de la guerre, mais, quel que fût l'honneur que la tante Alphonse tirât de son neveu, la guerre, pour elle, c'était surtout le peu qu'elle en ressentait personnellement; c'était le souvenir de Bordeaux en 1914; c'étaient quelques visites aux hôpitaux, la compassion qu'inspirent les deuils. Paris plongé dans l'obscurité le soir, l'appréhension des zeppelins et la gloire que son cher neveu répandait sur toute la famille. Innocent et inoffensif, tout cela, comme on le voit; et le commandant s'amusa plutôt d'entendre les «récits de guerre» de son excellente tante. A peine au dessert, le timbre de la porte d'entrée retentit. La femme de chambre vint à l'oreille de sa maîtresse, qui dit: «Faites entrer au salon.» Le commandant eut une imperceptible grimace. «Ce n'est rien, fit la tante Alphonse, ce sont les Tahouët qui viennent me souhaiter le bonsoir un instant: ils sont si discrets! et ils s'éclipsent...» Avant de se lever de table, on avait réentendu deux fois le timbre. Des regards s'étaient croisés entre la maîtresse de maison et sa domestique. Le commandant blêmissait. Il dit: --Ma chère tante, je dois vous avouer que je ne me sens pas tout à fait bien. La guerre, voyez-vous, quoi qu'on dise, c'est fatigant pour ceux qui la font... Je repars demain à la première heure; quelques instants de calme assuré pour moi, ce n'est ni plus ni moins, savez-vous, que trois mois de vacances!... --Ah! Noël, vous ne me ferez pas l'affront de vous retirer! Vous savez que ma maison est sévèrement tenue à l'abri des fâcheux: il y a là seulement deux ou trois personnes à qui, tantôt, au hasard d'un téléphonage, je n'ai pu cacher la joie que j'allais avoir ce soir d'embrasser mon brillant neveu. Vous qui ne flanchez pas devant l'ennemi, vous n'allez pas avoir peur, j'imagine!... Les «deux ou trois personnes» étaient déjà huit. En moins d'un quart d'heure il en arriva quatre fois autant. Le commandant, surpris sans armes, était cerné par l'ennemi. «L'attaque de nuit!» dit-il à sa femme. Il avait trop coutume de faire face au péril pour ne pas présenter bonne figure. Allons! il fallait sacrifier encore ces chères heures de repos dans une maison tiède et abritée, et qu'il convoitait depuis tant de mois! Des compliments, des félicitations hyperboliques auxquelles il fallait répondre modestement, un peu hypocritement tout de même: «Mais non!... Mais, à part quelques grandes batailles, qu'est-ce que nous faisons, si ce n'est de nous détruire sur place?...» Il disait cela avec sa bonhomie de héros charmant, et il s'apercevait qu'en effet il y avait des gens qui croyaient qu'il ne faisait pas grand'chose. Un vieux monsieur l'accapara pour lui parler de Magenta, de Solferino, des mitrailleuses de 70. Trois dames se suspendaient à sa manche pour lui arracher son opinion sincère sur le haut commandement. Un jeune malingreux, réformé, qui prétendait vouloir à toute force entrer dans l'aviation, s'acharnait à se «tuyauter» près du commandant sur la cinquième arme. Un homme important fonçait vers le commandant, tranchait toutes les conversations pour savoir l'opinion du jeune officier sur la reprise des théâtres. --Enfin, mon commandant, de vous à moi: Y aura-t-il régénération de la morale publique? demandait impérieusement un autre. Une jeune femme, infirmière en province, se glissait parmi la foule compacte et glapissante autour du commandant et jetait d'une voix aiguë: --Mon commandant, vous avez été pansé, vous? Eh bien! quelle opinion faut-il avoir décidément sur la vertu des soins aseptiques? --Et la Roumanie?... criait de loin une dame. Une autre, qui l'incommoda moins, l'interrogea sur la robe courte; mais elle fut bousculée avec mépris par quatre personnes sérieuses qui roulèrent tout à coup aux pieds du malheureux en hurlant: «Ce n'est pas tout ça; mon commandant, voyons, vous, pour quelle époque présumez-vous la fin des hostilités?» --Moi, interrompit une personne de mine prospère, je consens à patienter encore, mais je voudrais savoir si l'on s'occupe, dans l'armée, du châtiment que l'Europe réserve à Guillaume II! A une heure du matin, le tumulte était à son comble autour du commandant ahuri, abîmé, oublieux de lui-même, un peu comme toujours. Enfin, il prit congé de sa tante Alphonse. Autour de lui on disait: «Quelle singulière sensation ce doit être de quitter la vie civile, paisible, pour celle de la tranchée!... Avez-vous au moins un peu à qui parler, là-bas, mon commandant?» --Il y a le canon, madame; il est même quelquefois bavard; mais ce butor ne parle que des choses essentielles... LE CONSEIL DE FAMILLE Une après-midi de juillet, vers trois heures,--je me souviens de ces détails comme si cela datait d'hier,--nous jouions, ma petite cousine Antoinette et moi, sur un tas de sable, au milieu de la cour des communs, lorsqu'on sonna à la porte jaune. C'était une porte donnant sur un chemin privé, en pleine campagne. Lorsqu'il venait des visites on n'entrait pas par là, de sorte que nous nous amusions quelquefois à ouvrir nous-mêmes. Et nous courûmes à la porte, à qui arriverait le plus vite. Il y avait derrière cette porte un homme inconnu de nous, qui eut l'air excessivement surpris de voir ouvrir par des enfants; nous sentions bien cela, Antoinette comme moi, et nous en avons souvent reparlé plus tard: dès que la porte fut entre-bâillée, cet inconnu regarda devant lui, à hauteur d'homme, cherchant quelqu'un de ses pareils; il avait les yeux déjà assez bizarres, mais, quand il dut les abaisser sur nous, ils devinrent bien plus singuliers encore; je n'ai jamais vu un paysan avoir l'air si embarrassé. L'inconnu nous dit: --C'est bien ici la propriété de madame Planté? Nous fîmes signe que oui. Il insista: --C'est bien Courance, ici, que ça s'appelle? Y a-t-il quelqu'un à la maison? A ce moment nous entendîmes s'ébrouer un cheval et nous aperçûmes, derrière l'homme, une charrette attelée à une pauvre bête écumante et soufflante, et un autre homme, debout, que nous n'avions non plus jamais vu. Celui-ci était plus jeune que l'autre, mais il avait l'air exactement aussi embarrassé, ce qui faisait qu'il lui ressemblait, et, dans notre idée, l'un devait être le fils, l'autre le père. Ils se regardaient d'un air de connivence, et ils regardaient au-dessus de nous, espérant que quelqu'un de grand apparaîtrait. Moi, je restais stupide. Antoinette, qui avait plus de décision, courut à la cuisine, et Fridolin, le domestique, parut enfin. Il sortit et referma derrière lui la porte de la cuisine afin d'y maintenir la fraîcheur. Il vint à la porte jaune, sans se presser, selon sa coutume, et dit tranquillement, s'adressant aux deux hommes et levant sa casquette: --Salut, messieurs, qu'y a-t-il pour votre service? Par là nous comprîmes que Fridolin, lui non plus, ne connaissait pas ces deux hommes, ce qui, dans un pays, est une chose peu ordinaire. Il fallait donc qu'ils vinssent de loin. Les deux inconnus touchèrent leur casquette et firent des yeux encore plus étranges que lorsque nous avions ouvert; et pourtant, Fridolin, lui, était à leur hauteur. Ils ne connaissaient pas Fridolin et ils lui chuchotèrent des mots à l'oreille. Après quoi, et d'un seul coup, Fridolin, qui avait le teint animé, devint blanc comme un linge, et nous saisissant par la main, Antoinette et moi, nous dit, d'une voix toute changée: --Allez jouer, monsieur Henri, allez jouer, mademoiselle Antoinette; pas là, pas là: dans le jardin du fond; c'est Madame qui m'a ordonné de vous le dire, allez tout de suite!... allez vite!... Et ses deux mains tremblaient pendant qu'il nous disait cela. Antoinette me dit aussitôt qu'il nous eut lâchés: --Sa main tremble comme une machine à battre le blé. --Viens, dis-je à Antoinette, derrière les lilas de la boulangerie... Bien entendu nous n'allions pas, après ce que nous avions vu, nous réfugier dans le jardin du fond, et d'autant moins qu'il était clair que ce n'était pas du tout «Madame», c'est-à-dire la tante Planté, qui avait ordonné cela. Il y avait, non loin de la porte jaune, un four à cuire le pain, que l'on nommait la boulangerie, et qui était dissimulé derrière des massifs de lilas assez épais, mais rongés à cette époque par les mouches cantharides; en nous faufilant entre les arbustes, nous pouvions, sans être aperçus, voir ce qui se passait dans la cour. --Es-tu bien? dis-je à Antoinette. --Pas très bien, me dit-elle, parce que j'ai marché dans du je ne sais quoi... --Ah! dame! fis-je d'un ton résigné à en endurer de toutes sortes pour assister à de graves événements. Et je grimpai sur les branches d'un vieil arbre mort, étouffé par les lilas. Une chose qui nous étonna plus que ce qui s'était passé déjà, fut de voir apparaître par la porte de la cuisine, la tante Planté avec le père d'Antoinette, et le frère de celui-ci, que l'on appelait l'oncle Paul. Ils ne pouvaient pas être informés de ce qui se passait à la porte jaune, puisque Fridolin, après nous avoir quittés, était retourné directement vers les deux hommes et leur charrette. A cette heure-ci, aussi, le père d'Antoinette faisait toujours la sieste; comment était-il là, debout, par une chaleur pareille, et venant, pour ainsi dire, au-devant de deux paysans inconnus et d'une charrette?... Il est vrai que tout le monde, au déjeuner, avait été si nerveux! et les jours précédents, donc, c'est-à-dire depuis que l'oncle Jean était arrivé à la maison!... Mais toutes les fois que l'oncle Jean venait à la maison, c'étaient les mêmes histoires. Entre l'oncle Jean et ses deux frères, et toute la famille d'ailleurs, ça ne marchait pas, c'était évident. Mais il était pourtant parti la veille au soir, l'oncle Jean... Antoinette me dit: --Henri, as-tu remarqué que la tante Planté a demandé hier soir à Fridolin: «Il est bien parti, au moins?...» Fridolin a répondu: «Au trot de ma jument, je sommes arrivés en gare un quart d'heure avant le train.» --Oui. Eh bien? --Eh bien, pour moi, la tante avait peur qu'il ne parte pas... Et pourquoi a-t-elle dit «il» et non pas «monsieur Jean» comme on l'appelle, d'ordinaire?... --Est-ce que je sais, moi? Tais-toi donc. Voilà toute la famille à présent qui débouche de la cuisine. Ils en ont des têtes! Le plus stupéfiant était que presque toute la famille, réunie dans cette cour où elle avait peu coutume de mettre le pied, faisait comme si elle se trouvait là par hasard, s'arrêtait même à contempler nos châteaux de sable; le père d'Antoinette ne se pencha-t-il pas pour regarder par l'ouverture d'un de nos monuments et faire signe à la tante Planté, qui ne semblait pourtant fichtre pas avoir envie de plaisanter, que le vide était fort bien ménagé à l'intérieur et que l'on voyait le jour à travers. S'il n'eût pas été si préoccupé ou si nerveux, je suis bien sûr qu'il ne se fût pas arrêté à remarquer cela! Il touchait ainsi le bras de la tante Planté, lorsque Fridolin s'avança vers eux, les joignit, et, en ôtant sa casquette complètement, ce qu'il ne faisait jamais, il leur dit quelques paroles. Immédiatement l'oncle Paul se colla littéralement à eux, pour entendre ce que disait Fridolin; et ma grand'mère, qui avait sans doute entendu, s'enfuit à la cuisine en poussant un cri et levant les bras. La tante Planté en avant, l'oncle Paul, l'oncle Planté et mon grand-père venant par derrière, se dirigèrent vers la porte jaune. Là, nous cessâmes de les voir, mais nous entendîmes des cris. Et, au bruit, on dut venir aussi de la ferme voisine, ou des champs, car nous distinguions très bien le murmure d'un attroupement et la voix aiguë et plaintive des paysannes. --Henri! dit au-dessous de moi Antoinette. --Quoi? --J'ai peur. --Peur de quoi? Tu es folle... J'avais aussi peur qu'elle. Je le dissimulai autant que possible en grimpant un peu plus haut dans mon arbre mort. Tout à coup, l'idée me vint qu'il était inconvenant d'être juché ainsi sur une branche, que mon attitude n'était pas en rapport avec ce qui se passait. Je dégringolai aussitôt. Dès que je fus à terre, Antoinette vint se blottir contre moi et je fis une chose insolite, car je n'étais pas tendre ni caressant: je l'embrassai. Elle ne s'en étonna même pas et fut bien aise de sentir quelqu'un tout près d'elle. Alors nous entendîmes se déchirer la jointure des vantaux de la porte cochère dont l'on n'usait presque jamais; on l'ouvrait sans doute pour faire entrer la charrette. Cependant la charrette n'entra pas, et nous vîmes Fridolin et le métayer voisin, nommé Pidoux, qui portaient un paquet blanc d'aspect lourd et qu'on eût pu prendre pour du linge fraîchement lavé à la rivière; mais ils n'auraient pas mis tant d'attention à porter du linge. Fridolin et Pidoux marchaient en rythmant leurs pas: une, deux, une, deux. C'était solennel et impressionnant. Et ils n'entrèrent pas avec leur fardeau par la porte de la cuisine, mais ils firent le tour du pavillon pour pénétrer probablement par le perron et le vestibule. Toutes les bonnes étaient sorties, agglomérées et figées à la porte de la cuisine: quand l'objet passa, elles se signèrent, et quelques-unes, Françoise, la cuisinière et la Boscotte, pleuraient déjà. Je dis à Antoinette: --C'est quelqu'un qui est mort. Antoinette me répondit: --Oui, mais ce n'est pas un mort ordinaire. Derrière Fridolin et Pidoux, à notre grande surprise, nous vîmes les deux hommes de la charrette portant un autre objet enveloppé aussi de linge blanc et qui semblait plus léger; les deux hommes rythmaient le pas tout comme Fridolin et Pidoux, ce qui donnait un même caractère de gravité à ce transport. Derrière, toute la famille reparut, l'oncle Planté, mon grand-père, le père d'Antoinette et son frère Paul, la tante Planté, la mère Pidoux, sa fille aînée nommée Valentine et une autre fermière. Tous marchaient comme à un enterrement. Puis apparut dans la cour vide ma pauvre grand'mère, qui s'était enfuie au premier moment en levant les bras au ciel; elle cherchait, elle regardait au loin, en mettant sa main sur son front, en abat-jour, et nous l'entendîmes qui disait à la Boscotte: --Et dire que ce sont les enfants qui ont ouvert!... Où sont-ils, où sont-ils, mon Dieu?... Et la Boscotte lui répondait: --Ne vous faites pas un mauvais sang inutile, madame Fantin; c'est Fridolin qui les a vite dirigés sur le jardin du fond... Dès que grand'mère fut rentrée, nous courûmes, Antoinette et moi, au jardin du fond; il nous semblait que nous n'avions pas autre chose à faire. Le temps nous parut long, et d'autant plus que nous n'osions pas jouer ni, par une étrange pudeur d'enfants, parler de ce que nous avions vu. Notre inertie et notre réserve nous incommodaient. Noms entendîmes ouvrir la grille de fer, et vîmes le cabriolet s'éloigner au grand trot sur la route de Beaumont: quelqu'un de la famille allait à la ville. Environ une heure après, il revenait suivi d'une autre voiture. Nous vîmes aussi sur la route deux gendarmes à cheval. Et, au moins cinq ou six fois, on sonna à la porte jaune. Vers le soir, Fridolin vint à la pompe; il arrosa les légumes et versa de l'eau dans le petit bassin réservé aux abeilles; nous restâmes tapis tout au fond du jardin où il nous avait dit de nous tenir, au bout d'une longue allée bordée de lavandes; nous ne nous étions pas approchés de lui; il ne chercha pas à s'approcher de nous et ne nous dit pas un mot de loin. Cependant nous commencions à nous rassurer, parce que Fridolin continuait, malgré ce qui était arrivé, à faire sa besogne de tous les jours. Il n'y eut d'ailleurs rien de changé au dîner, si ce n'est qu'on voyait que tout le monde avait pleuré, mais en somme tous étaient plus tranquilles qu'au repas de midi et qu'à tous ceux des jours précédents, surtout depuis les deux jours que l'oncle Jean avait passés à Courance. Oui, comparativement, tous semblaient calmés. Oh! le repas de midi et surtout le dîner de la veille auquel assistait encore l'oncle Jean!... Je le revois encore, le malheureux. Il était plus jeune que ses deux frères, il n'avait pas trente-cinq ans, et il était le plus grand de la famille; il était immense; il passait pour «très beau garçon». Longtemps il avait été le benjamin de sa tante Planté comme de sa mère; nous savions que c'était un enfant gâté. Nous savions aussi que, depuis plusieurs années, il «s'était lancé dans des affaires d'argent»; il «faisait de la banque» à Saint-Aigremont, une petite ville de l'arrondissement. Nous ne savions pas trop ce que c'était que de «faire de la banque», sinon que c'était un métier que ses parents jugeaient dangereux et qui leur avait coûté déjà beaucoup d'argent, ainsi qu'à la tante Planté et à bien des petites gens du pays. Aussi voyait-on arriver l'oncle Jean du plus mauvais oeil; chacune de ses visites était le signe d'une catastrophe; après qu'il était reparti, on retranchait, pendant des mois quelquefois, un plat aux repas; chacune de ces dames disait: «Je me passerai de robe neuve encore cette année...» Mais le plus grave avait été quand la tante Planté avait dû «vendre de la terre»! Oh! oh! cela avait fait une «journée historique», comme on disait à Courance, et que des enfants, si jeunes que nous fussions, devaient garder toujours présente à la mémoire! Eh bien! cette journée n'était rien à côté de ce qu'avaient été les deux derniers jours. Personne ne mangeait plus; ce n'était vraiment pas la peine de se mettre à table, où l'on était si gêné à cause de nous; mais on eût dit que la famille s'astreignait à cette heure de silence par un besoin instinctif de repos entre des combats acharnés. On avait même fait venir de Beaumont M. Clérambourg, un homme de grand sens, qu'on consultait dans les embarras tout à fait difficiles, et M. Clérambourg, dont la parole était si rare, si recherchée, et la figure si glaciale, s'était enfermé avec toute la famille dans le salon, pendant trois grandes heures. Antoinette, qui ne croyait pas si bien dire, m'avait confié: --Vois-tu, c'est le Jugement dernier... C'était encore l'oncle Jean qui, de tous, paraissait le moins agité; il était très abattu, très triste, assurément, mais il se tenait encore bien, et il mangeait aux repas, lui. Il trouvait même le moyen de nous dire, à nous les enfants, des choses drôles, car il avait toujours eu l'esprit comique. Il nous amusait et nous l'aimions bien. Enfin, le dîner où nous en étions se passa assez tranquillement. Il y avait l'apparence d'une détente. Grand'mère seule n'y assistait pas. L'oncle Paul et le père d'Antoinette parlèrent à mots couverts, mais prononcèrent à plusieurs reprises les noms du juge de paix de Beaumont, M. Touchard, et de M. le curé; grand-père fit allusion à une «note aux journaux»; ce fut tout. La Boscotte vint dire un mot à l'oreille de la tante Planté qui lui confia une clef. Quand on ouvrait la porte pour le service, il venait une odeur de sucre brûlé; nous crûmes qu'il y aurait au dessert une crème au caramel, mais il n'y en eut pas. L'oncle Planté s'informa de l'état de Valentine Pidoux; on lui dit qu'on avait dû la mettre au lit et qu'elle «claquait encore des dents». La tante Planté se leva, avant le dessert; le père d'Antoinette lui dit: «Non, non, je ne permettrai pas: finissez de dîner, je vous prie, c'est moi qui irai relever la bonne maman...» Mais la tante refusa en disant: «Laissez-moi, c'est l'affaire des femmes.» Une minute après parut ma pauvre grand'mère qui ne cessait pas de pleurer. Elle se mit à table; on lui apporta un bouillon, mais elle dit: «C'est impossible. Ça m'étrangle...» Et elle se leva pour se retirer; plusieurs de ces messieurs quittèrent la table en même temps. Avant que la porte ne fût refermée derrière eux, nous entendîmes grand'mère qui ne pouvait se contenir et qui s'écriait dans le corridor: --C'est vous qui l'avez tué!... Vous l'avez tué!... Vous êtes des assassins!... L'oncle Planté et mon grand-père, qui étaient demeurés à table, haussèrent les épaules en même temps. Celui-ci dit: --La malheureuse perd la tête. --On la perdrait à moins, dit l'oncle Planté. On entendait dans les corridors les servantes aller et venir sur leurs chaussons; leur pas assourdi et précipité, et le mouvement de tempête de leurs jupes avaient je ne sais quoi de sinistre. En venant desservir, la Boscotte, branlant son bonnet, prononça: --Les chiens qu'on ne peut pas faire taire!... Ne manquait plus que ça, Dieu de Dieu!... En effet, les chiens hurlaient dans la ferme. Je me souviens qu'Antoinette tombait de sommeil. On nous envoya coucher. Elle se réveilla dans le corridor, à cause de cette odeur de sucre brûlé qui emplissait toute la maison, et, en passant devant une porte par où l'odeur semblait venir, Antoinette se mit à courir de toutes ses forces jusqu'à la chambre où nous couchions en compagnie de grand'mère, et, là, elle s'enfonça, la tête dans ses draps, comme si elle eût été poursuivie par un objet d'épouvante. Mais, dix minutes après, nous dormions comme si rien ne se fût passé. Le lendemain, on ne nous éveilla pas. Il était certainement plus de midi lorsque la Boscotte entra dans notre chambre; et nous remarquâmes tout de suite que le lit de grand'mère n'était pas défait, ce qui nous rappela la grande perturbation de toutes choses. La Boscotte avait la bouche cousue; on lui avait sans doute si bien défendu de nous parler de l'événement, qu'elle s'obligeait à ne pas souffler mot, de peur qu'en ayant prononcé un, tout le reste ne s'échappât. On entendait par toute la maison les portes et les fenêtres claquer comme s'il y eût eu quarante personnes et un branle-bas extraordinaire. La Boscotte consentit à nous affirmer qu'il n'y avait pas une âme à la maison, hormis la cuisinière qui était restée seule avec elle, et Valentine Pidoux, à la métairie. --Alors, qu'est-ce qui fait claquer les portes? --C'est le vent... Madame a ordonné d'ouvrir tout. Antoinette vint me dire à l'oreille: --C'est pour l'odeur du caramel... La tante veut qu'elle soit partie quand tout le monde rentrera. --Rentrera d'où? Elle haussa une épaule en essuyant sa petite frimousse blonde qu'elle venait d'éponger. Quand nous descendîmes, nous vîmes en effet toutes les portes et toutes les fenêtres ouvertes; il faisait beaucoup moins chaud que la veille; un orage avait dû éclater pendant la nuit, et un grand courant d'air, balayant tout, fermait soudain violemment une porte mal calée. La Boscotte, trottinant de-ci de-là, roulait des fauteuils et poussait des meubles contre les battants agités. Et elle avait dit vrai: la maison était complètement vide. Nous errions, Antoinette et moi, dans le corridor et dans les pièces, incertains si nous devions être offusqués ou fiers que l'on nous eût laissés là, seuls avec la Boscotte et la cuisinière; Antoinette me dit: --A l'enterrement de ma pauvre maman, on m'a fait une petite robe noire pendant la nuit, et je suis allée à l'église comme les grandes personnes... --C'était ta maman, lui dis-je; aujourd'hui c'est seulement l'oncle... Elle mit son index devant sa bouche et fit: --Chut!... Je lui demandai: --Est-ce que tu crois qu'il a été victime d'un accident de chemin de fer? Elle haussa encore l'épaule, tout en allant et venant dans les corridors et les pièces béantes, ses cheveux blonds ébouriffés par les courants d'air. Je voyais bien que son envie était d'entrer dans la chambre d'où venait, la veille, l'odeur de sucre brûlé, mais elle ne voulait pas le faire avec moi. Je simulai une sortie; je lui annonçai que j'allais au jardin, et je me cachai à un détour du corridor: --Je te rattrape, me dit-elle. Je la vis se diriger tout droit vers la chambre dont la porte était ouverte comme les autres, mais par où nous n'avions regardé ni elle ni moi, parce que nous nous surveillions. Elle n'osa pas y pénétrer tout entière; son buste seulement disparut, penché du côté où devait se trouver le lit; je ne voyais que l'extrémité de sa natte, ses deux jambes nues et une de ses petites mains, crispée par l'attraction inavouée de l'horrible, qu'elle éprouvait dès cet âge, comme une femme. Elle se retira d'ailleurs promptement, et c'est moi qui fus surpris par elle, et nous fûmes aussi confus l'un que l'autre. Mais elle n'était pas femme à demeurer embarrassée; elle me dit: --Oh! il n'y a pas de mal! Tu peux voir aussi bien que moi: on a tout nettoyé, tout arrangé. On avait ordre de nous faire déjeuner, tous les deux, seuls, avant que la famille ne fût de retour. La Boscotte, en nous servant, nous regardait, avec des yeux stupéfaits, parce que nous ne nous informions de rien, nous d'ordinaire assez curieux, comme tous les enfants. Françoise, la cuisinière, elle-même, vint nous contempler un instant, les poings sur les hanches, comme si nous étions extrêmement intéressants. Puis, elle joignit les mains, leva les yeux, hocha la tête, avec une attitude lamentable, et se retira. Nous entendîmes qu'elle disait à la Boscotte par la porte entre-bâillée: --Ils ne disent rien, mais ils n'en pensent pas moins... Puis, tout à coup, parut, à la porte donnant sur le jardin, la tête hésitante de Valentine Pidoux. Les deux femmes, en l'apercevant, rentrèrent dans la salle à manger et se précipitèrent, chacune un doigt sur la bouche: «Chut!... Chut!...» --Eh bien! quoi, fit Valentine, c'est-il que je dis quelque chose? C'est pas pour parler que je viens; mais, toute seule, à la maison, la peur me prend, c'est plus fort que moi... --Allons, tais-toi, Valentine! C'est-il madame qui commande ici, oui ou non? T'as bien eu connaissance des ordres? --Oui, j'ai eu connaissance des ordres, mais y a manière de parler: plus souvent que je me fais comprendre!... Françoise ouvrit la porte; la Boscotte poussait Valentine qui ne pouvait contenir ses épanchements. Avant qu'elle fût dehors, elle dit, à mi-voix: --C'est-il vrai qu'y en a plus d'un ici qui s'attendait à le voir rapporté en morceaux? --Ce qu'y a de sûr, dit Françoise, c'est que la chouette avait chanté... --La chouette, la chouette! dit Valentine, mais paraîtrait qu'on l'aurait obligé en conseil de famille à se faire justice? Sans quoi c'était le déshonneur... La porte fut refermée sur ces mots. Nous restâmes tous les deux, muets, Antoinette et moi. Nous n'avions pas grand appétit. Comme toutes les fois que les parents ne mangeaient pas avec nous, nous faisions des bonshommes avec de la mie de pain. Par la porte du dehors, arriva encore une fois cette exaltée de Valentine Pidoux. Elle entra comme une bombe, et dit: --Il faut au moins que je les embrasse, avant de m'en aller, ces chers petits anges! Elle nous embrassa et se planta là, devant nous. Évidemment, elle enrageait d'apprendre si nous savions quelque chose. Tout à coup, Antoinette prit mon couteau, l'unit au sien par le manche, dans sa main, formant ainsi une double lame parallèle, espacée par la largeur de la virole, et elle le fit courir vivement sur un de nos bonshommes en mie de pain, qui eut la tête et les jambes coupées. Et faisant cela, elle disait tranquillement: --Voilà le train qui arrive, touc et touc!... touc et touc!... et puis zic, zic!... ça y est... Valentine devint blême et marcha à reculons jusqu'à la porte. Elle avait eu bien envie de nous apprendre quelque chose, mais elle était terrassée de voir que nous en savions autant qu'elle. Et nous, Antoinette et moi, je ne sais trop comment ni pourquoi, devant ce bonhomme en mie de pain coupé, nous nous mîmes à pleurer, ce que nous n'avions pas fait encore. LE PERMISSIONNAIRE C'était un «poilu», non pas exactement semblable à ceux que l'on se plaît à présenter aux civils. C'était un «poilu» qui se faisait raser toutes les fois que l'occasion lui en était offerte. C'était un «poilu» qui, bien que dépourvu de tout grade universitaire, parlait français et non pas argot, quoiqu'il sût émailler son langage national de mots et d'expressions parfois pittoresques, savoureuses et crues, ce qui ne l'éloignait nullement de la meilleure tradition nationale. Enfin, ce n'était pas du tout un «poilu» d'une gaieté inconsciente ou folle. Il était plutôt grave et même, souvent, triste et grognon. Il accomplissait ponctuellement tous les ordres, et il avait dû faire un peu mieux, puisqu'il portait, sur sa poitrine, la Croix de guerre avec trois citations, dont il ne tirait, d'ailleurs, aucune vanité; mais il trouvait le temps long, la boue froide et sa patience était mise à une longue épreuve de demeurer depuis un an et demi dans le même bourbier; il méritait le nom de «grognard» de ses ancêtres, et il était, comme eux, toujours prêt à se faire trouer la peau, non pas pour «l'Empereur», ce qui soutient souvent mieux un homme simple, mais pour le Pays et une cause juste. Il se nommait Florimond Castagne, et jamais le vaguemestre n'avait appelé ce nom-là. Florimond Castagne était sans parents et seul au monde. Il avait eu, avant les hostilités, une petite maison, un vieux père et même des cousines assez avenantes; mais, tout cela se trouvait être, aujourd'hui, dans les régions envahies, autant dire dans un autre monde. Il n'y avait qu'à s'acquitter de sa fonction de soldat et à patienter. Cependant, après quinze mois de guerre atroce, Florimond Castagne avait, comme les camarades, demandé une permission. Il l'obtint et eut tout à coup une joie qui le rendit méconnaissable. Six jours! Il lui semblait que ces six jours seraient une éternité; qu'il recouvrait, enfin, l'usage de sa liberté, et même que la guerre était finie, avantageusement, cela allait de soi, puisque c'était le gouvernement qui le renvoyait dans ses foyers. Ce n'est que lorsqu'il eut en main sa permission, que Florimond Castagne se représenta qu'il n'avait plus de foyer. Le pauvre vieux père, les cousines et la petite maison à l'entrée du village, sa permission ne l'autorisait pas à les voir. Il fut tout à coup assez embarrassé: où irait-il avec sa permission? Mais à Paris, parbleu! comme il l'avait, d'ailleurs, demandé. Il avait travaillé, autrefois, à Paris, chez un horloger de la rue Réaumur, et il gardait bonne mémoire de son ancien patron. Qu'est-ce qu'il dirait, le père Fieusale, si Florimond se présentait tout à coup chez lui, en capote bleu horizon, bleu sali, hélas! en casque et décoré? Florimond, tout d'abord désorienté par la vue de Paris, qu'il lui semblait avoir quitté depuis quarante ans, se présenta rue Réaumur, chez son ancien patron. Le père Fieusale était là, sa loupe à l'oeil, grimaçant, examinant le ressort d'une montre d'argent, dont le boîtier bâillait. Et l'aspect, et le bruit de toutes choses étaient pareils à ce qu'ils étaient jadis... Cela est impressionnant: on eût dit que rien ne s'était passé, ne se passait. Le père Fieusale était content de revoir Florimond, oui. Mais son fils, à lui, avait été tué aux Éparges. On pleura à peine, parce qu'on ne pleure presque plus. Mais on parla, comme de juste, surtout de l'absent. Florimond parvint à introduire quelques épisodes tragiques de sa propre vie, qui n'intéressaient le père Fieusale qu'autant qu'ils avaient de l'analogie avec ce qu'il avait appris des actions de son fils. On resta là, nez à nez, mélancoliquement; on mangea, on but une bouteille de bon vin. Puis, Florimond, c'était plus fort que lui, se mit à parler de son vieux père, de ses cousines, de sa petite maison, sans doute saccagée par les Boches. Alors, seulement, il remarqua que le père Fieusale ne le regardait pas d'un si bon oeil, surtout en parlant de son fils mort, _lui_, au champ d'honneur. Au début, le grand orgueil que le patron tirait de ce fils, mort au champ d'honneur, lui donnait une supériorité, qui le rendait aimable envers Florimond. Mais à voir Florimond très bien manger, et boire, Florimond depuis quinze mois sur la ligne de feu et non «amoché» encore, Florimond gaillard solide et même bel homme avec sa Croix, il commença de le regarder de travers et de faire le maussade. Il était jaloux, bien naturellement, bien malgré lui. Florimond, qui n'était pas une bête, sentit que, sans famille et sans pays, il était seul dans le vaste monde. Et il dit adieu à son patron. --Je te laisse libre, mon garçon, dit le père Fieusale: à ton âge on peut avoir besoin de se distraire. --C'est ça, dit Florimond. Et le voilà tout seul sur le pavé de Paris. «Se distraire?» Ah! oui, les femmes! Il y en avait, pardi, qui le reluquaient, parce qu'il était beau garçon et décoré; et elles étaient assez gentilles avec leurs jupes courtes et évasées par en bas. Mais, était-ce qu'il avait perdu l'habitude d'elles? Était-ce qu'il avait le coeur trop gros? Il hésitait et ne se sentait même pas l'envie de musarder sur ces boulevards, dont l'aspect quasi normal le stupéfait, quand il pensait à «là-bas». Des cinémas, des magasins, des voitures, des restaurants, des «métros», des journaux, des gens qui parlent haut, qui ont l'air à leur aise... et, là-bas, le boyau, la boue, les marmites, le boucan infernal du canon, les nuits glacées, le sang, la pourriture, les camarades qui meurent tous les jours, la mort... «Là-bas», il était obsédé de «là-bas». Où allait-il coucher cette nuit? A l'hôtel? Chez une fille? Il lui restait un peu d'argent; il lui restait quatre jours de permission à tirer. Il se décida tout à coup à faire une de ces «bombes» dont on parlerait longtemps «là-bas». Et il alla s'offrir un dîner, s'il vous plaît, dans un grand Bouillon. Ébloui par l'éclat des lumières, qu'il n'eût pas soupçonné de l'extérieur, les volets étant baissés, et par la grande quantité des dîneurs; tant militaires que civils, il avisa, cependant, une table libre, où il s'assit et eut encore la présence d'esprit de demander à la bonne si, par hasard, elle n'avait pas une boîte de «singe». Le «singe» n'était, certes, pas inconnu à la bonne, mais lui rappela aussitôt son mari qui était prisonnier en Allemagne, _lui_, «et qui n'en mangeait pas, du singe!...» Mais, presque aussitôt, vint s'asseoir, en face de Florimond, une petite femme agréable, et la conversation s'engagea avec d'autant moins de difficulté que la dame était peu sauvage. Immédiatement, elle parla à Florimond de son frère, à elle, qui était du 12e chasseurs et avait été amputé d'un bras, _lui_: --Vous n'avez pas encore été blessé, vous?... --Non. Une veine... Je touche du bois. --Il n'y a pas longtemps que vous êtes au front, alors? --Seize mois bientôt... --Eh bien! alors, c'est que vos abris sont bons. Et la conversation se refroidit. Il en était ébaubi tout d'abord, mais, vu les précédents, il comprit que, en général, on le trouvait bien intact pour être si bel homme. Sa Croix même n'y faisait rien: tant d'autres la possédaient. Fichtre! il n'avait pourtant pas manqué d'être exposé, depuis les combats de Lorraine. Mais il vivait; il possédait tous ses membres; il dînait avec appétit. Dieu savait si cet homme avait souffert et si, même dans le moment présent, il était un malheureux ayant perdu son pays, sa maison, tous les siens et complètement seul dans Paris! Il se leva de table, avec sa fiche, renonçant à la petite femme, soeur d'amputé, qui, à la rigueur, se serait tout de même laissé faire par un homme entier; il paya sa note et se dirigea vers la gare du Nord. «J'aime mieux «là-bas», se répétait-il, comme un halluciné: je n'y ai pas encore assez été, je vois bien.» --Mais, votre permission va jusqu'au 15, lui fit observer l'employé; nous sommes le 11 aujourd'hui; vous êtes saoul!... --J'ai toute ma tête, dit Florimond, mais je retourne me la faire casser... pour être mieux vu dans le monde. Il ne rentra pas, d'ailleurs, à sa tranchée, comme il l'eût voulu, parce que ce n'était pas régulier, vu ses quatre jours de permission, Mais, là, du moins, il était connu et compris et nul ne songeait à s'offusquer qu'il fût encore sans égratignure. MATERNITÉ La mère Vavin, âgée de plus de soixante-dix ans, si ordonnée, si propre, si méticuleusement soigneuse de sa personne et de sa maison, n'en était-elle pas arrivée à tout laisser aller autour d'elle à vau-l'eau? Le pain traînait sur la table, après les repas; les nippes pendaient au dos des chaises ou sur le lit; les casseroles de cuivre ne flamboyaient plus; le feu, quelquefois, s'était éteint dans la cheminée, et, quoique le froid piquât assez fort, elle n'y prenait seulement pas garde. Qu'arrivait-il donc à la pauvre mère Vavin? Ah! tant de gens ont été touchés par la guerre! On citait plus d'une personne devenue un peu toc-toc dans le village. Cependant la mère Vavin ne déraisonnait pas. C'était une tête solide et qui avait fourni ses preuves, et, bien qu'elle eût, comme beaucoup d'autres, son fils en première ligne, elle avait donné à plus d'une l'exemple d'un courage résigné, d'une foi sûre, d'un espoir sans défaillance. Pas sa pareille pour connaître les plus menus faits de la campagne, qu'il s'agisse d'un front ou bien d'un autre, du secteur d'Alsace, de celui de Champagne ou de celui d'Artois: son fils avait été un peu partout; par lui elle savait où le soldat est quasi noyé dans l'eau inépuisable, là où il s'enlise dans la boue, là où il a la rare surprise de trouver un terrain qui permette d'améliorer son sort. Son fils jugeait de tout; il avait de l'instruction. Dans la vie civile il remplissait les fonctions d'instituteur. C'était sa fierté, son honneur, ce fils, ce Baptiste, qu'elle, ignorante, ancienne fille de ferme, avait élevé jusqu'à enseigner les autres. Était-ce donc à parler de lui, de ses galons de caporal, puis de son court petit galon de sergent, qu'elle employait ses journées dérobées aux soins du ménage? Non. Elle avait d'abord passé une partie de ses journées chez la veuve Ploquin, sa voisine, qui savait écrire; et, par l'intermédiaire de la veuve Ploquin, elle s'entretenait avec son fils en lui posant des questions sur tout ce qui le concernait, lui, et en le tenant au courant des affaires du village. C'était sa consolation, toute sa vie, désormais: converser de loin, par correspondance, avec son fils. Seulement, à la longue, la veuve Ploquin s'était un peu fatiguée d'écrire. Alors la mère Vavin avait eu recours à un gamin de l'école primaire, à un élève même de Baptiste; mais le petit écrivait vraiment mal, avec difficulté et étourderie, sans comprendre rien de ce qu'on lui dictait et bouleversant les mots et les idées; en outre, il fallait lui donner à chaque fois deux sous. Et puis la mère sentait aussi, au fond d'elle-même, quelque chose qui restait inassouvi par les soins de la veuve Ploquin ou du petit élève. Elle fut un certain temps à s'en rendre compte et à le préciser. Un jour, elle abandonna tout, sa maison, la marmite et la bûche du foyer, les caquetages au pas de la porte. Elle se cacha. On pénétrait chez elle; on voyait l'insouciance étalée, le désordre; mais on ne voyait pas la mère Vavin. On l'appelait; la mère Vavin ne répondait pas. Et tout à coup, on la voyait sortir, le teint enluminé, les yeux hors de la tête: --Ah ça! mais où étiez-vous donc, la mère Vavin? --Eh! pardi, j'étais là, répondait-elle. Aussi, le bruit se répandit qu'elle avait reçu un coup de marteau. Voici ce que faisait la mère Vavin. Elle montait dans son grenier, avec un petit livre de classe élémentaire, un cahier de papier, une plume et de l'encre. Elle n'avait jamais ouvert, de son propre mouvement, un livre, ni touché une plume; et l'encre noire, sitôt répandue par la maladroite, lui faisait peur. Mais elle se souvenait d'avoir vu, maintes fois, son fils faire le maître d'école. Alors, aidée de la mémoire de Baptiste et des conseils qu'il avait tant de fois répétés devant elle aux enfants, aidée surtout de la force miraculeuse que peut produire un grand amour, la mère Vavin, de sa main de soixante-dix ans, traçait des bâtons, s'escrimait aux «pleins et déliés», s'acharnait à l'«écriture cursive», après avoir sué sang et eau à apprendre à lire, tant mal que bien. Personne ne se fût avisé d'aller la troubler dans l'endroit où elle s'était réfugiée, et, en cet endroit, elle passa des jours entiers, des semaines, de longs mois. Pour elle, rien de ce qu'elle avait accompli durant sa vie n'approchait en difficulté de la tâche insensée qu'elle s'imposait là; mais aussi, en revanche, plus son effort était inimaginable et grand, plus puissant était le contentement intérieur qu'elle éprouvait. Sans doute il s'écoulerait un temps démesuré avant qu'elle ne pût correspondre avec Baptiste, mais le sergent ne se faisait pas faute de lui dire que, sur la durée de la guerre, il ne fallait pas se faire d'illusion; et, si lui, le brave garçon; consentait bien à endurer les douleurs de la vie de combattant, comment donc manquerait-elle de patience, elle, la vieille écolière, dans son tranquille grenier? Et, en attendant, elle continuait à utiliser tous les gens savants du village, le soir venu, à la chandelle, pour faire parvenir là-bas, dans ce sinistre secteur de ..., son amoureux bavardage de mère. «Attends un peu, pensait-elle, tout en dictant, quand je pourrai écrire de ma main, voilà une chose que je tournerai autrement!» ou bien il y avait de ces tendresses qu'elle se faisait une pudeur d'exprimer, sans savoir pourquoi, devant des personnes étrangères. --Mais vous avez de l'encre plein les doigts, la mère Vavin, comme un clerc de notaire?... --Oh! c'est que j'ai rangé tantôt des affaires à Baptiste!... Un beau jour, enfin,--il y avait bien neuf ou dix mois qu'elle peinait,--elle crut pouvoir se hasarder à écrire une lettre à son fils. Son vieux coeur battait. Le tremblement dans les «pleins et déliés» oh! il ne fallait pas s'arrêter à ce détail. L'important était qu'elle allait s'adresser sans intermédiaire à son «poilu». La première fois, elle n'y put parvenir, non qu'elle fût inhabile à tracer les caractères, mais parce que ses yeux se mouillaient, et elle ne sut que pleurer sur son papier. Puis, elle se trouva en face d'un mystère. Par l'intermédiaire des personnes étrangères, elle avait jusqu'ici adopté une sorte de langage qui n'était pas celui de son coeur intime. Même en parlant, autrefois, de vive voix, à Baptiste, quand le cher enfant n'était pas à demi enterré comme aujourd'hui, elle lui parlait sans être agitée par la vague profonde qui la secouait à présent. De sorte que, bouleversée par les habitudes prises, d'une part, par l'accroissement de tendresse et le besoin nouveau de pitié, de l'autre, et aussi par un phénomène qu'elle ne s'expliquait pas, bien entendu, et qui rend si difficile l'expression de la pensée par l'écriture, la pauvre vieille se trouvait toute déchirée et impuissante. Il fallut triompher encore de cet obstacle; elle s'obstina; elle crut en triompher et s'imagina un moment enfin saisir sa joie. Elle avait écrit la lettre. Elle ne pouvait pas la relire, mais elle l'avait faite; et son effort surhumain la leurrait sur la réussite. Elle ne dit mot à personne et alla, quasi ivre, jeter la lettre à la boîte. Son fils lui répondit plus rapidement qu'il n'avait coutume de le faire. Elle crut pouvoir le lire, car il s'agissait d'un billet très court; mais elle était trop émue, et elle confia le papier au premier gamin rencontré: «Ma chère vieille maman, «Je t'écris vite, car tu m'as rempli d'inquiétude. Est-ce toi qui m'adresses une drôle de lettre datée du 20 de ce mois? Je ne te reconnais pas. On dirait que c'est quelqu'un qui m'écrit pour me faire croire que tu es en bonne santé; mais, c'est bizarre, je n'ai pas confiance en ce galimatias et j'écris, en même temps qu'à toi, à M. le maire pour savoir sérieusement comment tu vas. «Fais-moi répondre courrier par courrier, ma bonne chère maman. Ici, «on ne s'en fait pas», comme nous disons; mais ça pète bougrement fort au-dessus de nos têtes. N'augmente pas mon malaise en me causant du tourment à propos de toi... «Entre parenthèses, à qui diantre t'es-tu confiée pour me confectionner pareil gribouillage? A coup sûr, pas à la veuve Ploquin, qui écrit très lisiblement! Et j'espère bien, fichtre! que ce n'est pas non plus à l'un de mes élèves!...» MONSIEUR QUILIBET Comme M. Quilibet ne pouvait vivre dans son galetas, de compositions naturellement incomprises, car elles étaient pleines d'originalité, ni payer la location de son Pleyel et ses abonnements chez Durand, il avait accepté, dès longtemps avant la guerre, de tenir le piano remplaçant l'orchestre dans une boîte assez misérable de Montmartre, nommée l'Escargot-Volant. Là, chaque soir, pendant près de quatre heures d'horloge, et deux ou trois matinées par semaine, sans compter les répétitions, M. Quilibet demeurait ahuri et comme stupide à l'idée que l'art qui élevait sa pensée et magnifiait tout son être pût servir, sans changer de nom, à faire passer de la scène au public, par l'intermédiaire de ses doigts agiles, les refrains les plus saugrenus et la plus piètre musiquette. Mais, un soir, parut sur la scène de l'Escargot-Volant une petite femme qui portait le nom printanier de mademoiselle Pâques. Par une sorte d'enchantement soudain, mademoiselle Pâques dissipa la noire songerie du musicien dévoyé, et celui-ci fut confondu de vibrer à l'unisson avec tous ces gens, derrière lui, qui s'émerveillaient, en écoutant mademoiselle Pâques, pour des sottises au moins égales à celles que, depuis des mois, il mourait de honte de transcrire. Oui, du fait que mademoiselle Pâques chantait, M. Quilibet oubliait l'humiliation qu'il contribuait à infliger à l'art musical, et il n'eût pas changé son tabouret à l'Escargot pour une place honorifique dans un théâtre subventionné. Il ne jugeait ni paroles ni musique: comme le mot le plus banal tombé de la bouche d'une femme adorée fait frissonner un amant, tout ce que versaient sur son front les lèvres de mademoiselle Pâques ravissait M. Quilibet; et, lorsque, chez lui, sur son Pleyel, il se livrait, soit à ses travaux personnels, soit à l'étude de ses maîtres favoris, il se surprenait, le grand morceau achevé, à tapoter les idiotes rengaines, devenues, pour un génie chaste et pauvre, le langage mélodieux, poétique et enivrant de l'amour même. La guerre surprit M. Quilibet avant qu'il n'eût eu l'audace de faire part à mademoiselle Pâques du miracle accompli par elle. L'Escargot-Volant rabattit ses ailes et rentra dans sa coque; mademoiselle Pâques disparut comme le sourire sur la terre; le pianiste, sans ressource aucune, cessa même d'avoir le moyen de conserver chez lui son instrument; et il errait par les rues de la ville, jaloux des hommes plus ingambes et plus jeunes, qui gardaient, à quelques jours d'intervalle du moins, l'assurance de manger du «singe» tant qu'ils ne s'étaient pas fait rompre les os. A quelque temps de là, au plus fort de sa détresse, le pianiste, prêtant son concours à une matinée en faveur des blessés, eut le bonheur inespéré d'entendre une nouvelle fois celle qui exerçait un pouvoir illimité sur son âme et ses sens. Elle lançait à présent des chants belliqueux, des refrains de soldats. Il sortit exalté, et attribua à sa déesse l'aubaine d'avoir rencontré sous le péristyle un personnage en effet providentiel qui lui procura sur l'heure une place excellente. Dans un bel hôtel de la rue de la Faisanderie, la comtesse de Nérymaume consentit à confier à M. Quilibet l'éducation musicale de ses trois filles, dont le professeur venait d'être mobilisé. C'était une femme un peu hautaine, puritaine aussi, résolue en tous ses actes, et au parler net et prompt: «Leçon tous les jours, dit-elle, dimanches et fêtes exceptés, à chacune de mes trois fillettes. Le repas de midi, à votre guise. Je donne un cachet de vingt francs Vous êtes honnête homme, monsieur Quilibet, cela va sans dire?...» Vingt francs par jour, et un repas, pendant la guerre!... M. Quilibet se mit à l'oeuvre avec une ardeur juvénile. Ses élèves, âgées de dix, douze et quinze ans, étaient fort bien douées, et il portait désormais en lui tant d'allégresse qu'il sut leur plaire. Il allongeait les leçons, d'un commun accord avec elles, en leur jouant des morceaux brillants qui faisaient éclater les applaudissements. Il essayait, sans crier gare, l'effet de ses propres compositions. Et, souvent, durant les quelques minutes de béatitude qui suivent un exercice agréable ou passionnant, il laissait voleter son imagination vers des souvenirs chéris, sans songer à mal, assurément, en présence des trois jeunes filles; et ses doigts devenus quasi aériens--des doigts de rêve--éperlaient sur le clavier les notes légères, les notes folles!--mais les notes seulement--des refrains grivois ou guerriers de mademoiselle Pâques. Nulle conscience chez lui de profaner une sonate de Mozart ou un nocturne de Chopin: une simple prolongation intime d'un état admiratif et voluptueux. Ces demoiselles non plus n'étaient en rien choquées par de si étranges juxtapositions; et, reprenant à leur tour la sonate, le nocturne, ou même les récréations de la méthode Carpentier, toutes les trois avaient une inclination singulière à retenir et à répéter les motifs infiniment peu classiques ajoutés en queue de leçon par M. Quilibet. Et le professeur, avec autant d'innocence qu'il en avait mis à exprimer ces motifs, dodelinait de la tête et se délectait à les entendre de ses élèves. * * * * * Après de nombreux mois d'une existence ainsi paradisiaque, le frère aîné des trois jeunes filles, soldat glorieux, étant venu en permission, savourait la douceur de l'atmosphère familiale, la fumée d'un cigare et les progrès accomplis par ses soeurs sous l'influence de M. Quilibet. La cadette venait d'exécuter d'une façon magistrale une page de Mendelssohn. Ayant achevé, en présence de sa mère satisfaite, elle laissa, par une habitude, ses poignets négligents errer sur l'ivoire et l'ébène trop dociles et donna naissance à un rythme bien scandé qui fut frappé à la fois par les têtes de la maman,--également accoutumée à l'entendre,--du soldat, de ses trois soeurs et de M. Quilibet. Le soldat, à demi somnolent, se mit à fredonner: Vous avez quéq' chos' de bleu: Vos yeux; Vous avez quéq' chos' de blanc: Vos dents; Vous avez quéq' chos' de vert: Vot' blair... --Qu'est-ce que tu chantes là, mon enfant? dit madame de Nérymaume; j'ai peur que M. Quilibet ne te trouve bien vulgaire... --Oh!... madame, fit le professeur. Là-dessus, la plus petite des trois soeurs, excitée, bouscula la cadette, la remplaça sur le tabouret et se mit à plaquer avec force les accords d'un mouvement devenu pour elle très familier: sol, la, si, do, do, si, si, la, etc. Et le soldat, cette fois-ci, à haute voix, d'appliquer au rythme les paroles qu'il en jugeait inséparables, pour les avoir entendues, maintes fois, non sur le front, mais dans les beuglants: Quand nos poilus s'en vont su' l' front, Qu'est-c' qu'ils demand' comm' distraction? Une femme, une femme! Quand ils ont bouffé leur rata, Qu'est-c' qu'ils demand' comm' second plat? Une femme, une femme!... La comtesse de Nérymaume se leva, anguleuse, terrible, le visage blême, et on eût cru entendre se heurter toutes les fractions de son squelette, tel un spectre. Elle fit à M. Quilibet le signe autoritaire de la suivre dans l'antichambre, et elle lui remit son congé... LE BOUILLON DE POULET --L'autre guerre? Le siège? La Commune?... Oui, dit madame Vincent; mais c'est bien plus grand aujourd'hui, et il est certain que ça tournera mieux pour nous. Ainsi, c'était nous qui étions affamés: cette fois-ci c'est eux, à ce qu'il paraît. Vous parlez de cartes de viande et de pain!... Laissez-moi, cher monsieur, vous raconter une petite histoire. Il y avait en face de chez nous, dans ce temps-là, à Auteuil, un brave homme de concierge, nommé Pimprenet. Il vivait, comme à peu près nous tous, dans la cave de la maison, car nous étions en plein sous le feu du Mont Valérien. Et toutes les fois que je me risquais dehors pour aller faire la queue chez le boulanger, je ne manquais pas d'aller souhaiter le bonjour à Pimprenet dans sa cave. Le pauvre homme s'y décomposait et s'y consumait de jour en jour, ne pouvant absolument pas concevoir un immeuble dépourvu de locataires, aucun cordon à tirer ni, hélas! aucune odeur de fricot pour seulement tromper l'estomac. Eh bien! à vous dire vrai, monsieur, ce n'était pas tant Pimprenet qui m'attirait, que son coq... Oui. Pimprenet avait conservé un coq! C'était le dernier vestige d'une basse-cour dont toutes les poules avaient servi depuis longtemps à faire le pot-au-feu. On appelait ce coq Canrobert. C'était un nom guerrier, un beau nom, qui convenait à l'oiseau des Gaules et rappelait à Pimprenet ses campagnes. Ce Canrobert, au fond de la cave, et privé de nourriture, n'était plus que l'ombre d'un coq. Il avait perdu son plumage; sa crête était pâle et lui tombait de côté comme un béret; sa fière queue d'autrefois: le trognon d'un vieux plumeau fatigué par l'usage. Il grattait perpétuellement, infatigablement, la terre et semblait proférer des jurons pour n'y pas trouver quelque grainage oublié. Cet animal était piteux. Mais, néanmoins, il chantait!... Le coq est bien l'emblème qui convient aux Français, monsieur: jusque dans la pire des conditions, il chante; et, sur le moment de trépasser, on peut croire encore qu'il est de bonne humeur. Canrobert avait tout perdu, sauf sa voix. Et cette voix, elle faisait du bien non seulement à son maître malheureux mais même à tout le voisinage. Un coq veuf? allez-vous m'objecter. Sans doute! et que voulez-vous? N'ayant pas de succès récents à célébrer, ce coq veuf chantait ses victoires passées. Il chantait aussi le lever, ou, plus exactement, la descente du jour par le soupirail. Et quand la détonation d'un obus nous faisait courber les épaules, le cocorico de Canrobert semblait nous crier, comme on dit aujourd'hui: «Ne vous en faites pas! Y a encore du bon!» Ah! monsieur, ce qu'on se contente de peu de chose dans la misère profonde! Mais ce n'est pas tout ça que je veux vous dire; c'est que ce coq, si sympathique, et cependant si ruiné, excitait, oui, monsieur, excitait ma convoitise et aussi celle de nombreuses personnes du voisinage, en nous faisant penser à du bouillon de poulet! Sa chair n'était rien; c'était entendu; mais il avait de l'os, et toute sa décrépitude ne l'empêchait pas d'être un poulet. Combien n'avaient-ils pas déjà fait des offres à Pimprenet! Mais le concierge, en regardant avec amour son compagnon délabré, avait une façon si lamentable de soupirer: «Le pauvre cher ami!...» que les larmes vous en venaient aux yeux et que personne n'osait insister, malgré la grande tentation. Nous étions, il faut vous dire, aux plus beaux jours de la Commune. Un matin que j'entrais chez l'excellent Pimprenet, je trouve le pauvre homme complètement effondré et qui m'annonce que, par surcroît de malheur, un mauvais plaisant l'a dénoncé comme Versaillais, sous le prétexte qu'il a failli se faire tuer à Sébastopol et à Magenta et qu'il a donné le nom de Canrobert à son coq. C'était révoltant: il n'y avait pas plus brave homme que ce Pimprenet; il n'était guère en état de comploter pour qui que ce fût. --Il paraît, disait-il en sanglotant, que je fais chanter mon coq à ma volonté et que par là j'entretiens un système de signaux avec l'armée!... --Écoutez, Pimprenet, lui dis-je, il faut vous sauver à tout prix de ce guet-apens: fermez la maison, qui est vide; quittez votre cave: je vous cacherai dans mon sous-sol. --Quitter la maison, moi, concierge! s'écria Pimprenet, autant dire: être déserteur en face de l'ennemi!... Et puis, ajouta-t-il, il y a Canrobert. --Canrobert, je m'en charge. Tenez, Pimprenet, voilà vingt francs, ce n'est pas peu par le temps qui court: cédez-moi votre coq... Il hésitait. Il était déchiré. Ses pauvres yeux d'honnête homme tendre chaviraient. Cependant il gardait les vingt francs dans sa main. Il avait faim, le malheureux!... Moi, je sautai sur Canrobert. Il donnait déjà aux doigts la sensation d'une volaille flambée. Je le fis disparaître, en le tenant par le cou, sous ma jupe. --Il se trahira, criait Pimprenet larmoyant et tremblant; vous ne l'empêcherez pas de chanter... --Que si! dis-je, étant dans la rue. Et, sous ma jupe, moi, qui n'ai seulement jamais consenti à ôter la vie à une mouche, je tordais le cou à un coq, à quel coq!... J'avais envie de son bouillon, monsieur!... Eh bien, ma gourmandise n'a pas été satisfaite. Le bouillon de poulet n'avait pas commencé d'embaumer mon petit réduit que le voisinage accourait. Tout se sait, vous pense bien. Le coq de Pimprenet n'avait pas pu disparaître par enchantement. Et c'était madame Une Telle qui se mourait de la poitrine, et madame Une Telle dont l'estomac n'endurait plus le pain, et un misérable blessé qui criait justement après une tasse de bouillon, etc., etc. Des bouillons, il en a fourni, le pauvre Canrobert! Et quand il n'y en avait plus, il y en avait encore! J'allongeais avec de l'eau, pardi. Aux derniers servis, c'était de l'illusion, à la tasse, que je versais, monsieur, il n'en est pas resté pour moi. LEUR COEUR Il était arrivé à l'hôpital militaire en pleine nuit, avec deux cent soixante-quatorze autres blessés, après trente-six heures de train. Un grand haquet, non suspendu, chargé à chaque tournée de six brancards, l'avait déposé devant les marches de marbre, sous l'aveuglante lumière des lampadaires électriques, entre des camarades que les cahots faisaient sourdement gémir. Sa fiche portait: «blessure éclat d'obus, région sous-claviculaire gauche, entorse pied gauche»; le médecin-chef, en la déchiffrant, prononça: «Salle 28, pour madame Vanves», et deux infirmiers, l'un militaire, l'autre «bénévole» dont le pas n'atteignait jamais la cadence voulue, le portèrent à grandes secousses jusqu'à la salle 28. Il était, à cause de sa jambe, parmi les «couchés», mais son état était bénin, en somme; un homme plus éreinté, plus hébété, que souffrant. Dans la pénombre du long corridor, il perçut, comme la fraîcheur d'un feuillage sous la brise, les coiffes et les robes blanches des infirmières affairées. On le déposa sur le lit 71: --Madame Vanves, c'est pour vous... Madame Vanves, occupée déjà au déshabillage d'un pauvre fusilier marin dont la tête disparaissait presque complètement, empaquetée à la hâte, comme un bloc de glace, sous le pansement, provisoire de l'ambulance du front, ne se détourna même pas. Le malheureux d'ailleurs, la regarda à peine. Depuis dix mois de campagne, c'était la première fois qu'il était «amoché», et les détails de l'hôpital, la personnalité d'une infirmière, ne lui disaient rien; l'hôpital, seul, lui parlait, lui disait: «Enfin! enfin! un lieu paisible et couvert!... un lit!... des lits nombreux; tous les hommes dans des lits!...» Il eut un ressouvenir d'enfance, d'une longue coqueluche qu'il avait eue, à quatorze ans, au sortir de l'école primaire. Et ce souvenir d'une maladie, dans un lieu calme, lui apparut comme idyllique. Après deux jours et une nuit de supplice dans le wagon de marchandises, l'immobilité, enfin! Après trois cents jours passés au milieu du vacarme des marmites et du 75, le brouhaha d'une salle d'hôpital de l'arrière, même au moment de l'arrivée d'un convoi de blessés, quel silence! quelle douceur!... Durant des minutes prolongées, il ferma les yeux, tout abandonné à une sorte de béatitude, malgré sa douleur à l'épaule et l'incommodité de cette maudite entorse qui lui rendait tout mouvement impossible. Et puis, pour la cent cinquantième fois, toutes les circonstances qui avaient précédé, accompagné et suivi sa blessure repassèrent à ses yeux: il profitait d'un premier lieu de repos et de bien-être pour se remémorer les instants de sa vie les plus affreux. Il était plongé dans cette sombre rêverie quand il se sentit doucement dévêtir. On défaisait sa capote; on lui ôtait ses chaussures. Ah! l'infirmière!... Il ne regarda pas d'abord l'infirmière, mais ses pauvres pieds à lui, sa poitrine déjà à demi découverte, et il dit: --Prenez garde à l'épaule!... C'est mon épaule... L'infirmière ne répondit pas et poursuivit sa besogne; elle n'avait pas de temps à perdre, huit autres blessés couchés venant d'être ajoutés aux dix qu'elle avait déjà en son service. L'infirmière?... Les infirmières?... Au fait, qu'était-ce? Des religieuses, peut-être. Sous ces vêtements de toile blanche, sous ces coiffes, il ne savait pas. Alors il leva les yeux sur son infirmière, et, tout de suite, sans qu'aucune particularité de costume l'eût en rien renseigné, il eut l'assurance que celle-ci, en tout cas, n'était pas une religieuse. Pourquoi? Il n'aurait guère su le dire. Les choses dont on est le plus certain sont celles qu'on ne saurait dire. On l'avait appelée «madame Vanves»; pour une religieuse on eût dit «soeur saint quelque chose» probablement; mais il n'était pas très ferré sur ces usages; non, ce n'est pas cela, non plus que le cou légèrement dégagé de son infirmière, qui l'informa qu'elle n'appartenait à aucun ordre, c'est que, instantanément, dès qu'il lui eut vu le visage, il fut gêné comme il ne l'avait jamais été de sa vie. Il se souleva d'un bond sur son bras droit. Il voulait aider l'infirmière; il voulait surtout ôter lui-même ses chaussettes, trois malheureuses paires de chaussettes, enfilées les unes sur les autres et qui n'avaient jamais été changées, depuis combien de temps, seigneur Dieu! Madame Vanves lui dit d'un ton qui n'admettait pas de réplique: --Mais, ah çà, êtes-vous fou, mon petit? Et d'une main prompte, d'un bras qu'il aperçut pour la première fois, nu jusqu'au delà du coude, musclé mais modelé, joli, illuminé d'un blond duvet sous la lumière, elle l'appliqua contre son lit si rapidement qu'il souffrit à gauche; mais de cette souffrance il ne songea pas à en vouloir à son infirmière. Il était pourtant douillet, trop complaisant pour sa personne et avec cela pas commode à l'ordinaire. Avant de toucher aux chaussettes, madame Vanves avait retiré le pantalon, les deux caleçons superposés, et, sans aide, adroitement et avec une force incroyable, elle avait soulevé son malade sans trop le faire souffrir de l'épaule, cette fois-ci, pour lui arracher sa capote et ses gilets de dessous. En s'adonnant à cette difficile opération elle avait dû forcément approcher son visage de celui du blessé; il avait vu de tout près son profil auquel la coiffe serrée, ne laissant paraître aucun cheveu, donnait un certain air d'image de piété; il avait senti son souffle; et, pendant qu'elle l'admonestait, il lui avait aperçu les dents. Il était de son métier caissier aux Galeries Lafayette; il était célibataire; il n'avait vu aucune femme depuis dix mois. Involontairement il se souleva de nouveau pour allonger autant que faire se pouvait sa chemise qui, seule, lui restait au corps, avec ses chaussettes. --Ah! mon petit, vous savez, il faudra être raisonnable; vous êtes blessé à l'épaule, n'est-ce pas? Eh bien, il ne s'agit pas de vous mettre à faire des évolutions dans votre lit! Et puis, ne me retardez pas, s'il vous plaît: il y a de vos camarades qui m'attendent... Entre temps, elle avisait une de ses pareilles qui courait dans l'allée, un bassin stérilisé à la main: --Ma chère, j'ai une épaule récalcitrante qui ne veut pas demeurer en place. Il faudra que je demande un de ces messieurs pour me le tenir; qu'est-ce que ça va être pour le pansement?... Le blessé, lit 71, qu'on nommait déjà «l'Épaule», rassembla tout son courage pour dire à son infirmière: --Oh! madame, est-ce qu'un de ces messieurs, au moins, ne pourrait pas m'enlever mes sales chaussettes, en place de vous? Ça me dégoûte de penser... --Vos chaussettes? Tenez, mon garçon, tenez! Et, en deux temps, trois mouvements, de ses petites mains expertes, elle décortiquait les pieds revêtus des trois enveloppes de laine agglutinées. L'homme qui venait d'assister pendant dix mois à des spectacles horribles regardait son infirmière avec des pupilles plus dilatées que s'il eût vu les Boches à quinze pas. Il n'osa rien dire, soupira et laissa tomber sa tête sur le côté. Dès lors, il s'abandonna comme une loque à celle qui lavait et astiquait ses malheureux pieds, et les jambes, et tout le corps, et le visage, comme elle l'eût fait à un mannequin anonyme: elle venait déjà d'en nettoyer deux autres; elle en avait huit autres qui attendaient!... Après quoi, ce fut la visite du médecin, le pansement de l'épaule, la constatation de l'entorse; et puis un sommeil dont aucun bruit--et Dieu sait s'il y avait du bruit dans la salle!--ne pouvait le tirer. Le premier visage qu'il vit, en ouvrant les yeux, fut, tout proche du sien, celui de madame Vanves. Au jour, il le trouva plus beau encore que la nuit. Elle n'avait pourtant guère dormi, l'infirmière; mais elle était jeune; elle semblait pleine de santé. Dans l'échancrure de son corsage, ce matin, elle portait une rose. Elle avait aussi son thermomètre à la main, et prenait les températures. Quand elle lui eut retiré l'instrument de sous la langue, le blessé ne put s'empêcher de dire: --Oh! madame, une rose!... Il n'ajouta aucun commentaire; elle ne lui en demanda pas. Elle savait, par la fréquentation quotidienne des hommes de guerre, depuis dix mois, leurs surhumaines misères; devant ses beaux yeux de femme jeune, imaginative et sensible s'étendaient immédiatement toutes les plaines désolées des pays dévastés par le fer et le feu; elle voyait l'homme sorti des boues de l'hiver ou des tranchées gelées pour retrouver le soleil printanier là-haut, très haut, dans le ciel inaccessible et indifférent, mais sur la terre rien que l'herbe rase ou brûlée, les cadavres ou les croix de bois, les maisons écroulées, les débris et la ruine de toutes choses. Une rose... Elle portait une rose!... Il l'avait vue. Qu'est-ce qu'une rose pouvait bien évoquer des étés, des printemps passés, de la douce vie enfin, à un être qui, pendant près d'un an, venait de séjourner aux enfers? Elle n'avait guère le temps pour réfléchir, mais dans les intervalles de ses tâches pressées exigeant une sorte d'indifférence, son coeur s'émouvait et saignait. Elle dit à son blessé: --Vous aimez les fleurs? Je vous laisserais bien celle-ci si ce n'était une de ces dames qui vient de me la donner... Je vous en apporterai une autre. --Oh!... Madame!... Elle passa immédiatement à un de ses malades qu'on devait opérer. L'homme du lit 71 la suivait sans cesse du regard. En suivant des yeux madame Vanves affairée, le blessé du lit 71, dit «l'Épaule», étouffait un sanglot dans sa gorge. Elle lui avait promis de lui rapporter une rose! Elle! cette femme de qui il ne savait rien sinon qu'elle était jeune et si belle, cette femme, en tout cas, en qui tout indiquait qu'elle appartenait à un monde où il ne pénétrerait jamais, et qui, du matin au soir, sans répit, s'exténuait au chevet de malheureux dont l'un était un plombier faubourien au langage grossier, l'autre un nervi de Marseille qui se flattait d'avoir fait mainte fois le coup de couteau, l'autre un garçon d'écurie, l'autre un prêtre... Il la jugeait un être admirable; surnaturel. Simultanément, il voyait ses yeux, sa bouche, et ses dents, sa joue, sans fard et qu'il jugeait douce comme celle d'une toute jeune fille, son cou délicat et pur, son bras fin, plein, arrondi, et où un léger duvet blond posait de temps en temps, comme dans les tableaux des vieux peintres, une lumière d'or. Il n'était pas, lui, un homme cultivé, ni de bien grand goût; il s'en rendait compte; mais il était frotté de notions concernant le luxe et la beauté modernes. La grâce de cette femme, sa promesse lui rappelaient toutes sortes de choses oubliées, qui avaient fait jadis le charme de sa vie, auxquelles il avait dit adieu, complètement, le jour de la mobilisation. Et il était aussi grisé par les contrastes: avoir renoncé à tout, avoir vécu sans répit dans la présence de la mort, avoir enduré toutes les souffrances, être tombé enfin dans un boyau sordide, et se retrouver là, vivant, dans du linge propre, près de la plus exquise des créatures qui va tantôt vous apporter une rose!... Madame Vanves était méticuleuse et scrupuleuse, n'oubliant pas plus une parole prononcée que le plus infime détail d'un pansement. A son arrivée à l'hôpital, dans l'après-midi, elle apporta la rose promise à son blessé, ainsi que divers menus objets pour celui-ci et pour celui-là. Elle donna à son blessé cette rose comme elle avait maintes fois donné à d'autres un cigare, une orange, un morceau de fromage de gruyère. «L'Épaule» eut une émotion indicible: sa voix s'étrangla dans la gorge; il ne put même pas dire merci. Madame Vanves ne l'eût pas d'ailleurs entendu, occupée qu'elle fut tout de suite par la cuisse, du lit 73, qu'on devait opérer: «Vous n'avez rien mangé, j'espère?... Ah! dame! mon bonhomme, ça serait tant pis pour vous...» «L'Épaule» tenait entre deux doigts de la main droite sa rose, et il la respirait et la baisait aussi, sous son drap. Madame Vanves avait apporté cette rose, non pas à sa main surchargée d'objets, mais, pour plus de commodité, à son corsage, sans attacher d'ailleurs à ce détail aucune importance. Mais, dans l'imagination enflammée du blessé, que ce détail avait d'importance! Il se croyait le bénéficiaire d'une faveur exceptionnelle. Il n'était pas seul d'ailleurs à éprouver cette impression; un de ses voisins de lit lui avait dit, après la rose: «Eh ben! mon colon!... T'as plus qu'à te faire couper la barbe!...» Et, en effet, la même idée exactement lui était venue à lui-même: se faire couper la barbe. Il avait le visage d'un véritable «poilu». Toute la journée il réclama le coiffeur; il voulait se faire raser. On eut peu le loisir de s'occuper de lui. Il y avait dans la salle et dans le service même de madame Vanves, des malades assez graves; quant à elle, elle était sur les dents et n'eut même pas un clin d'oeil pour celui de ses blessés à qui elle avait donné une rose. Elle assista à l'opération de «la cuisse», un petit sergent de vingt-deux ans, engagé depuis quatre mois et ayant déjà fait le Maroc avant la Grande Guerre. Elle-même le ramena de la salle d'opération sur la table roulante, aidée d'un infirmier bénévole; et, encore sous l'action du chloroforme, le petit sergent, au lit 73, occupa la salle, parce qu'il se mit à parler. Il était étendu, pâle et inerte, sur son lit; il fermait hermétiquement les yeux, et sa bouche, seule, dont le souffle repoussait le drap, évoquait la bataille, les instants de la tranchée sans doute, qui avaient précédé l'éclat d'obus fatal. D'une petite voix de commandement sèche, cinglante et hachée, il annonçait autour de lui: «Attention!... ordre d'attaquer à 3 h. 15... par téléphone tout à l'heure, oui... Vous êtes prêts? où sont les caporaux?... Ah! en voilà un... Et le deuxième? Bon. Trois, et quatre, bon. Ne bougez plus... Vous les voyez, hein?... Mais les Boches, pardi... Vous ne les voyez pas, là, à quarante mètres, qui sèchent au soleil comme des bouses de vache?... Tenez ma lorgnette, tas d'andouilles!... Vous prendrez chacun dix hommes, entendez-vous, avec chacun deux grenades... pas plus, non. Ce n'est pas la peine... Mais non! pas de fusils, f...! que je vous dis... Qu'est-ce que c'est que ces bleus qu'on m'a amenés là? Pas des hommes, ça, c'est des filles! C'est pas malheureux d'envoyer ça sur le front! ils devraient être chez la couturière... Attention! vous entendrez bien l'ordre du capitaine? Bon... Où est passé le lieutenant?... Blessé? Ah! sacristi, c'est sur moi que ça retombe, c'est agaçant... Mais qu'est-ce qu'ils attendent?.. V'là l'heure passée... Ça ne sera pas encore pour aujourd'hui... Ah! en avant!... Et pas peur, mes enfants!... De quel côté il faut marcher? c'est moi qui vous l'indique: je suis devant...» Les infirmières, les infirmiers militaires, les bénévoles se pressaient autour du lit du petit sergent chloroformé qui semblait un jeune héros mort évoquant, par delà la tombe, la vie fiévreuse de la tranchée de première ligne. Les blessés étaient assez indifférents; ils avaient tous vu «ça»; ils en sortaient; c'était la vie quotidienne; pour ces modestes martyrs, c'était le train-train ordinaire. Celui du lit 71 n'écoutait même pas; il respirait et baisait sa rose. Il était de ces gens qui n'aiment pas les romans tragiques ou tristes et qui préfèrent les contes bleus. Il voulait quelque chose qui le changeât complètement de ce qu'il avait tant vu et vécu; et il s'improvisait un roman d'amour. Le coiffeur demandé arriva alors qu'on ne s'occupait encore que du petit sergent opéré. L'amoureux fut tondu et rasé de près. Quand madame Vanves repassa au pied de son lit, elle qui ne le regardait même pas d'ordinaire, fut instinctivement attirée par sa figure nouvelle. D'un coup d'oeil, elle vérifia le numéro du lit, reconnut les voisins de gauche et de droite, et dit: --Tiens! vous vous êtes fait épiler? Vous étiez bien mieux avec votre barbe. Et elle passa, allant à ses affaires. Les voisins, à droite et à gauche, pouffèrent. Le malheureux éprouva une sourde rage que ses compagnons qui le blaguaient étaient loin de soupçonner. A droite comme à gauche, on ne cessa de lui monter une scie à propos de la rose, à propos de la barbe. Ces propos enfiévraient l'amoureux. Il suivait, dans la salle, madame Vanves allant et venant. Quand il la voyait disparaître, on eût dit pour lui qu'on faisait la nuit. Quand elle était là, il ne savait s'il était heureux ou au désespoir, mais il vivait du plaisir de la voir. Elle ne le regardait jamais plus qu'un autre, jamais autrement qu'un quelconque de ses malades. «Elle ne sait pas qui je suis, se disait-il, elle me croit peut-être un ouvreur de portières...» Et quand il réfléchissait à ce qu'il était, il se demandait qui elle pouvait être, elle, et la distance n'en était peut-être pas amoindrie. Il apprit qu'elle habitait une jolie villa, toute seule avec son enfant et des domestiques; elle était divorcée. Elle accomplissait sans répugnance toutes les besognes de l'hôpital; pourquoi dédaignerait-elle l'amour d'un honnête caissier aux Galeries?... En fait d'amour, que lui demanderait-il, d'ailleurs? D'accepter l'hommage de son sentiment; bien entendu, pas davantage. Il décida de lui écrire; c'était plus facile, car, lui parler d'un tel sujet, il ne l'oserait jamais. Il mûrit longuement ses plans; il commença par lui demander un livre qu'elle alla prendre pour lui dans la bibliothèque après lui avoir demandé son nom, car elle l'avait jusqu'alors ignoré. Elle sut ainsi--mais pas pour longtemps, car il resterait toujours pour elle «l'Épaule»--qu'il se nommait Edmond Plauchut. --Plauchut, répéta-t-il en épelant; oh! c'est un nom bien ordinaire!... Elle ne sourit même pas et lui rapporta le _Lys rouge_. --Tenez. Avez-vous lu ça? --Non, madame. Il ne lut pas le livre; mais il écrivit une belle lettre, une trop belle lettre en vérité; elle était malhabile et d'une niaiserie ingénue. Jamais de sa vie il n'avait écrit quelque chose d'aussi bête. Il la lisait et la relisait; et, chose singulière, cette lettre lui paraissait magnifique. Il y avait mis toutes ses intentions et toute sa timidité. Il l'inséra dès le lendemain dans le volume et remit le tout à son infirmière en la priant d'ouvrir le livre à la page 140 quand elle serait à la bibliothèque: --Comment! dit madame Vanves, vous avez déjà lu ce livre. --Oui, madame. --Diable! vous allez vite. Est-ce qu'il vous a plu? --Beaucoup! mais j'aimerais mieux... Oh! vous allez me trouver stupide... mais j'aimerais mieux... --Vous aimeriez mieux un livre sur la guerre, parbleu!... mais c'est que... --Non, un livre sur l'amour. --Mais, c'en est un! Qu'est-ce qu'il vous faut donc! Il rougit comme une fillette. Elle ne comprit rien à son blessé; elle emporta le roman, préoccupée de cet état d'esprit étrange. Tout juste pensa-t-elle, arrivée à la bibliothèque, à ouvrir le volume. Elle ne se souvenait plus de la page indiquée. Mais le volume s'ouvrit de lui-même et elle vit la lettre. --Il est fou, se dit-elle, en mettant la lettre dans son corsage, sans la lire. Elle avait autre chose à faire. Quand elle la lut, ce fut pour en rire; car une femme supporte volontiers, avec sympathie même, le langage d'un homme de condition autre que la sienne, mais son style, non. Le pauvre Edmond Plauchut, qui avait bravement signé de son nom sa lettre d'amour, se fit tort. Entre temps, le bruit s'était répandu dans la salle que madame Vanves apportait «des roses» à son blessé. En effet, on avait vu Plauchut conserver la rose à la boutonnière de sa veste; ses camarades de lit ne se faisaient pas faute de raconter qu'il la baisait en cachette. Ce sont des choses qu'on aime à entendre et qu'on répète à plaisir, en les déformant, travestissant, multipliant, Dieu sait comme! Les camarades l'avaient vu écrire, s'appliquer, avaient surpris le manège de la lettre insérée dans le volume. On disait, non seulement dans la salle mais dans l'hôpital, que madame Vanves recevait «des lettres» de ses blessés. C'était une petite femme qui n'avait l'air de rien, sans doute, à qui l'on ne pouvait rien reprocher dans le service. En effet, depuis six mois, elle en faisait un très dur, avec adresse, avec compétence, sans rechigner, sans manquer une seule fois, c'est certain; mais enfin, cette petite madame Vanves, qui était-ce? une femme divorcée, ça c'était connu; qui voyait-elle? personne. «On ne la recevait pas»; elle vivait seule, chez elle avec son petit garçon. Dès qu'elle eut pris connaissance de la lettre, elle n'hésita pas un instant. Aussitôt que l'occasion s'offrit à elle d'approcher Plauchut, elle lui dit, d'un ton assez sévère, qu'elle voulait tenir sa lettre absolument pour non avenue, qu'elle l'oubliait entièrement, d'abord parce qu'elle la considérait comme insensée, ensuite parce que tout manège de galanterie, ne fût-il qu'un jeu entre blessé et infirmière, pouvait entraîner les conséquences les plus graves tant pour l'un que pour l'autre. --Si votre inconséquence est connue, lui dit-elle, vous me compromettez moi autant que vous-même. La moindre plaisanterie, ici, dégénère en scandale. Plauchut montra un grand désespoir. Il s'accusa d'être une brute pour avoir agi comme il l'avait fait; il dit que de toute manière et quels que fussent les usages de la maison, son audace était folle étant donné ce qu'il était, lui, et ce qu'était son infirmière; mais qu'il n'y pouvait rien, qu'il l'aimait: --Ça m'a atteint comme une balle, disait il, je ne l'ai seulement pas entendue siffler... On n'entend que celles qui vous passent à côté... Excusez-moi, madame: je ne bougerai pas, je ne dirai rien; je ne vous adresserai même pas la parole... Je suis habitué à vivre à la dure, allez... mais ce coup-là!... --Allons! plus un mot, dit-elle; je n'en entendrai pas un, vous me comprenez bien? Autrement, je vous fais changer de service. Et elle alla à ses affaires. Et les bruits allèrent de l'avant. Cette courte explication même, à laquelle elle n'avait pu se dérober, fut mal interprétée. On se montrait la belle infirmière de loin, causant avec «son préféré». Il était difficile de préciser un fait qui accusât madame Vanves; d'autre part, on était tenu d'observer une certaine prudence, car l'infirmier-major militaire professait toutes les indulgences pour madame Vanves; car le docteur, chef de service depuis peu, manifestait toute disposition à lui faire la cour, car le médecin chef, comme le chirurgien d'ailleurs, avaient pour elle un oeil que toutes ces dames remarquaient bien, et qui n'était pas celui dont ils les regardaient elles-mêmes. Mais arrêter des femmes mises en action par cet instinct violent qu'elles ont d'épousseter ou de nettoyer ce qu'elles croient faire tache!... Désormais, madame Vanves faisait tache. Quelqu'un prétendit qu'on ne la voyait pas régulièrement à la messe. Une divorcée! fallait-il s'en étonner? Madame Vanves, ignorante de ces potins, continuait comme toujours sa besogne. Mais nul potin d'hôpital qui ne parvienne aux blessés. Plauchut fut rapidement informé de ce qui se disait sur elle. Il partageait l'opinion populaire, et même générale, que la conduite d'une femme jeune et jolie est sujette à caution. Il lui reparla, malgré tous ses serments, de son amour qui était réel. Elle regimba d'abord assez vertement, très ennuyée, mais au fond d'elle compatissante à la passion de ce pauvre homme. Et sans répondre aucunement au sujet de conversation qu'il lui proposait, elle l'interrogeait sur les combats auxquels il avait assisté, sur ses antécédents, sur son métier, sur sa famille. --Ah! vous étiez à la caisse derrière l'ascenseur. Mais j'ai dû vous payer bien des fois!... --Oh! je vous aurais bien reconnue, disait Plauchut. Elle essayait en vain de le faire parler d'autre chose que de son amour, par condescendance et pitié pour lui, tout en ménageant les convenances; mais il y revenait sans cesse et très habilement, peu à peu même avec un certain aplomb. Elle s'en irrita et l'évita autant qu'il était possible. Il la suivait des yeux allant et venant; il suivait son profil si pur, le coussin de cheveux que sa coiffe comprimait; il aimait à voir agir si adroitement ses deux beaux bras toujours blancs malgré le métier qu'elle faisait, et leur duvet blond où se jouait la lumière. Son coeur battait quand elle approchait de son lit, ou parlait, et se comprimait péniblement lorsqu'elle s'était éloignée. Elle recourait à des combinaisons ingénieuses avec le médecin pour que ce fût lui qui fît le pansement de l'épaule et non pas elle. Quand Plauchut, qui jaunissait et perdait le boire et le manger, fut assuré qu'elle s'écartait de lui systématiquement, il recourut, en désespéré, aux grands moyens. Un matin que, le docteur étant absent, il fallait bien qu'elle pansât son épaule, il la mit au courant des bruits qui couraient sur elle. --Vous méprisez mon amitié, dit-il; n'empêche que les autres ne vous diront pas ce que la conscience me commande de vous apprendre: un complot se trame contre vous. Je vous avertis sans rancune. --«Sans rancune», dit-elle, il ne manquerait plus que ça. S'il est vrai qu'on clabaude contre moi, c'est à cause de vous: je l'avais bien prévu... --Oh! madame Vanves, je souffre!... --Est-ce que votre blessure vous fait mal? --Il s'agit bien de cela!... Il l'avait néanmoins piquée; et elle revenait vers lui afin de lui extorquer quelques détails. Les dames de la salle, dans leurs rapports avec elle, lui faisaient mine plus charmante que jamais. Toutes épiaient madame Vanves lorsqu'elle causait avec celui qu'on nommait à présent «son blessé», et l'on eût dit qu'elles chronométraient le temps consacré à «l'Épaule» par son infirmière. Plauchut recueillait de ses camarades, blessés oisifs et ennuyés, la moisson de potins la plus abondante possible, afin de retenir madame Vanves à son chevet. Il l'avait jugée dure et impitoyable pour lui; l'amour qu'il nourrissait pour elle ne l'empêchait pas de trouver un certain sel à lui dire des choses qui la mettaient en rage. Et puis, pour lui, l'essentiel était qu'elle fût là, qu'il la vît près de lui, qu'il la touchât presque, et qu'il la sentît suspendue aux choses qu'il lui disait. L'inconvénient était qu'à mesure qu'elle causait davantage, et à voix basse, avec Plauchut, afin de se tenir informée, et puis, petit à petit, par habitude, non seulement elle donnait prise à la calomnie des femmes, mais elle enflammait Plauchut. L'infortuné Plauchut, qui avait commencé par ajouter à sa conversation un ou deux mots amers concernant le malheur de son coeur, s'enhardissait à présent jusqu'à émailler tout son discours d'aveux douloureux; et, durant le pansement quotidien, ou même dans le courant de la journée, il faisait accepter à son infirmière des propos qui l'eussent indignée si elle ne se fût pas considérée désormais comme attachée par une sorte de complicité à son Plauchut. Le gaillard ne se gênait pas, quel que fût le moment, d'adresser à son infirmière un certain coup d'oeil où elle croyait comprendre, bonne âme, qu'il venait de recueillir une nouvelle concernant l'affaire qui la tourmentait; et il lui murmurait tout simplement qu'il avait encore une fois rêvé d'elle ou qu'à cause d'elle il n'avait pas fermé l'oeil de la nuit; ou bien il lui donnait à lire une lettre de sa vieille maman, où celle-ci faisait remarquer à son garçon blessé qu'il donnait bien peu de détails sur sa santé et s'attardait d'une façon surprenante à parler de son infirmière: «Par qui êtes-vous donc soignés?» demandait avec méfiance la bonne femme. Il trouvait, lui, la chose drôle, mais la chose faisait rougir madame Vanves sans la flatter aucunement. Et les dames rivales ou mal intentionnées enregistraient de loin la petite scène, finissaient par la connaître jusqu'en ses détails. Ne sait-on pas tout? Elles surent la réflexion de la mère. Et la situation s'aggravait de ce que madame Vanves ayant effectivement une assiduité particulière auprès de Plauchut, ses autres lits étaient jaloux. Ils étaient jaloux sans méchanceté, assurément, car ils aimaient tous madame Vanves; mais cependant ils étaient jaloux, précisément parce qu'ils l'aimaient. Et, sans croire que leurs dires pussent avoir la moindre conséquence, ils les joignaient aux caquetages des infirmières de la salle 28 et de quelques autres. Pendant ce temps-là, le véritable amoureux, Plauchut, qui s'enhardissait, croyant avoir apprivoisé sa belle, Plauchut qui allait mieux, qui se levait, qui faisait mouvoir son bras qui sortait en promenade, qui même «faisait le mur» avec agilité, aux heures non réglementaires, Plauchut sautait hors du jardin de l'hôpital, un beau soir, après le souper, le personnel civil ayant réintégré son logis, et s'en allait sonner tout droit chez madame Vanves. Celle-ci ne put croire la description que lui faisait du soldat sa femme de chambre; elle-même alla voir à l'antichambre, reconnut son adorateur embarrassé et abêti par son acte d'audace, ne sut tirer de lui aucune explication plausible de sa venue, et, en un tournemain, le mit à la porte. De sorte que l'infortuné Plauchut, ébaubi, honteux lui-même de ce qu'il avait osé accomplir, et sous le coup de rencontrer à chaque pas quelque sergent de la place, réintégra l'hôpital plus tôt, et de beaucoup, qu'il n'avait pris ses dispositions pour le faire, et fut cueilli par l'officier gestionnaire juste au moment où de son bras valide il s'aidait à sauter la barrière. --C'est vous, Plauchut. Vous êtes sortant demain, avec quatre jours!... Ce qui signifiait que le soldat Plauchut, quel que fût l'état de sa santé, serait dirigé le lendemain matin sur son dépôt où il aurait à subir quatre jours de salle de police, et ce qui contenait implicitement privation des sept jours de permission réglementaires lors de la sortie de l'hôpital. Plauchut partit pour le lieu de son dépôt, le lendemain matin à 11 h. 30. Il eut encore le temps de voir madame Vanves procéder dans la salle à sa besogne ordinaire. Elle ne le regarda ni plus ni moins qu'elle ne faisait de coutume, bien qu'elle fût informée de son départ précipité et en connût la cause. Elle vint à lui pour le pansement de son épaule. Il eut un mouvement de rébellion; il ne voulait pas se laisser panser: --A quoi bon, disait-il, puisque je vais me faire tuer!... --Voyons! mon petit, c'est obligatoire: n'attirez pas l'attention du major pour aggraver votre cas!... --Mon cas!... Mon cas!... Qui est-ce qui en est la cause, de mon cas? --Oh!... Plauchut!... Alors Plauchut, tout à coup, se mit à pleurer comme un enfant. Il venait de songer à l'énormité du reproche qu'il faisait à son irréprochable infirmière; et, en même temps, il souffrait d'une violente irritation nerveuse, et il songeait à son malheur à lui; car il était vrai qu'il aimait cette femme. Il partit. Ce n'était plus les départs des premiers temps de la guerre, alors qu'on accompagnait les hommes au chant de la _Marseillaise_. Madame Vanves lui serra simplement la main; elle lui fit tout de même un petit cadeau, ce qui était assez d'usage: un stylo de deux francs soixante-dix. Et, dans l'après-midi qui suivit le départ de Plauchut, madame Vanves arrivant à l'hôpital fut arrêtée par le planton qui lui dit que le médecin-chef était à son cabinet et désirait lui parler. Madame Vanves alla avec une grande tranquillité au cabinet du médecin-chef. Ce n'était pas la première fois que le médecin-chef usait de prétextes pour avoir avec elle un petit moment d'entretien. C'était un homme doux, presque timide, marié, père de famille, mais visiblement complaisant aux figures de femmes agréables. Elle le trouva très gauche: il se leva, déplaça des paperasses pour lui offrir un siège, la pria de s'asseoir, lui demanda des nouvelles de sa santé: les travaux de l'hôpital ne la fatiguaient-ils pas? Il semblait désirer qu'elle lui répondît qu'elle en était excédée. Elle dit qu'elle en avait pris l'habitude, que cette vie active lui était devenue comme nécessaire et ajouta en souriant que, si jamais la guerre prenait fin, elle en serait toute décontenancée: --Qu'est-ce que je ferai, monsieur le médecin-chef? M. le médecin-chef avait l'air de plus en plus incommodé; à mesure qu'il voyait de près madame Vanves, il désirait davantage continuer à la voir. Il pensait lui aussi que si la guerre était jamais finie il serait privé de l'aimable vue de madame Vanves; mais il saisit cette idée fournie par elle pour lui faire part de ce qu'il avait à lui dire et qui ne semblait pas du tout facile. --Je voudrais bien que la guerre fût finie, moi, dit-il; pour beaucoup de raisons, mais à cause d'une entre autres. C'est que je serais par là dispensé de la mission pénible que j'ai à accomplir aujourd'hui... --De quelle mission donc, monsieur le médecin-chef? --Eh bien, voilà. Chère madame Vanves, vous voyez devant vous l'homme le plus ennuyé de cette maison où vous savez mieux que personne que les souffrances sont nombreuses... Madame Vanves, je rends justice à votre charitable dévouement, à votre zèle, à votre assiduité et à l'habileté dont vous avez fait preuve depuis dix mois dans cette maison; mais...--hélas! il y a un mais!...--de nombreuses plaintes se sont élevées contre vous; je n'ai pas voulu d'abord les entendre, et puis j'ai été contraint de le faire: vous êtes bonne, madame; ne seriez-vous pas par hasard bonne à l'excès?... Vous êtes jeune aussi, et, j'ose le dire sans croire vous offenser, charmante: ne seriez-vous pas trop charmante!... Ah! c'est une question délicate! Votre bonté pour nos blessés a pu vous entraîner au delà des limites réglementaires.--Oh!... il ne s'agit que d'enfantillages, cela va sans dire; mais vous savez comme en cette ruche bourdonnante, tout est rapidement amplifié, dénaturé même.--Vos grâces naturelles, eh! mon Dieu! elles ont pu agir à votre insu!... Toujours est-il que je ne puis laisser passer, si minime qu'il soit, le léger scandale qui s'est produit--car il s'est produit, madame, et un blessé a été renvoyé ce matin à son dépôt pour s'être évadé hier de l'hôpital et s'être rendu chez vous... Il y a des témoins... --Mais, monsieur le médecin-chef!... --Je vous arrête, madame! Je ne dresse point contre vous un acte d'accusation auquel il soit permis de répondre; personnellement, je me porte garant de vos bonnes intentions et de votre innocence... Mais je me trouve en face... comment dirai-je? d'un état de surexcitation des esprits qui cause le désordre, et des faits patents me sont rapportés dont je ne retiens qu'un seul: évasion du blessé et sa présence constatée chez vous... --C'est bien, dit madame Vanves en se levant: pour vous témoigner ma gratitude des ménagements que vous employez, monsieur le médecin-chef, je vous épargne d'ajouter que vous me mettez à la porte!... --Mais, loin de moi, madame... --Adieu, monsieur le médecin-chef. Le pauvre médecin-chef était un homme muni des meilleures intentions, porté naturellement à la complaisance envers madame Vanves, ennemi des querelles, avant toute chose, ne voulant pas d'«affaire»; mais captif, comme beaucoup de ses pareils, de certaines femmes, bonnes infirmières ou non, qui, surtout aux premiers temps de la guerre, l'avaient aidé de leurs deniers à mettre debout sa formation sanitaire. Il cédait, comme les indécis ou les faibles, à la pression de la majorité. Il était fort penaud dans l'occasion présente, et il était, lui, chef de l'hôpital, beaucoup plus ennuyé que madame Vanves qu'il priait d'en sortir. Elle le soulagea grandement en allant vite chercher ses vêtements au vestiaire et en repassant devant le planton pour réintégrer son domicile. Le départ de madame Vanves fit une histoire dans l'hôpital, qui, à elle seule, mériterait d'être racontée. Trois ou quatre semaines après, le vaguemestre remettait au bureau de l'hôpital une lettre, écrite au stylo, parvenue en franchise postale, à l'adresse de «Madame Vanves, infirmière». La lettre fut portée à la villa qu'habitait la jeune femme expulsée. Elle était ainsi conçue: «Madame, «Je vous écris cette petite lettre d'un boyau comme j'en ai tant vu depuis le temps que c'est la mode pour nous d'y vivre. Vous en avez tant entendu parler vous-même que ce n'est pas la peine que je m'escrime à vous décrire mon terrier. Je vous dirai seulement que mon épaule va beaucoup mieux et ne me gêne qu'à certains moments où les nécessités de la vie exigent de ma part un peu de gymnastique non suédoise, je vous prie de le croire. Mais ce n'est pas ça qui me chagrine, c'est de vous avoir quittée un peu brusquement. La vie est dure et on ne fait pas toujours ce qu'on voudrait par le temps qui court. «Je vous dirai, madame, que plutôt que de moisir au dépôt, j'ai préféré retourner vous savez où. Ici on entend la musique, sapristi! et le temps passe car on n'est pas sans occupation. Nous avons pris trois tranchées aux Boches avant-hier et nous sommes installés dans le dernier confort moderne de ces messieurs auquel il n'y aurait rien à redire si ce n'étaient les poux que ces cocos-là cultivent comme le blé chez nous; on les bat comme le grain et plus on en aplatit et plus il y en a. Mais je vous fais faire la grimace et je vois bien que vous allez me maudire une fois de plus: le sacré Plauchut ne vous fichera donc jamais la paix? Si, madame, et quand vous recevrez cette lettre si jamais quelque bonne âme se trouve pour la prendre dans mon gilet et vous la mettre à la poste, ledit Plauchut ne sera plus en passe de vous faire de la peine. «Madame Vanves, quelque chose me dit que je ne vais pas aller loin. Je ne m'en chagrine pas, n'ayez crainte. Si j'étais encore à l'hôpital, je ferais peut-être encore le lâche, histoire de vous voir plus longtemps, mais ici un peu de plus un peu de moins, c'est kif-kif. Aussi je ne me ménage pas: j'ai déjà eu quelques paroles de félicitations de mes supérieurs--ah! nous sommes loin de l'officier gestionnaire!--et on m'a même laissé entendre que je serais cité. Tout ça c'est bien peu de chose! Être cité, gagner ses galons sur les champs de bataille, ça ne m'avancera pas beaucoup à vos yeux et ça ne diminuera pas la distance infranchissable qu'il y a de vous à moi. Mais si j'étais tué, madame Vanves, si cette lettre, en vous parvenant--car c'est par là que vous l'apprendrez--vous apprenait que je suis mort au champ d'honneur, comme on dit, peut-être que cette nouvelle, quoique bien banale encore, car il y a tant de pauvres bougres qui se la brisent de cette façon-là tous les jours, peut-être tout de même que vous jugeriez moins indigne l'audace que j'ai de vous dire que je vous aimais... Pardon! je ne peux pas encore aujourd'hui, sous les marmites qui font un boucan infernal autour de moi, je ne peux pas m'empêcher de vous répéter ce mot qui vous a tant offensée. «Vous me pardonnerez, vous ne me maudirez pas quand vous saurez que si je meurs bien, c'est pour m'approcher de vous que je le fais. Oh! j'entends d'ici, malgré le sale boucan--j'entends votre douce voix qui me dit: «Mon petit, je ne suis pour rien là-dedans: c'est à son pays qu'on offre sa vie...» Pardi, je ne suis pas moins bon patriote qu'un autre; je sais bien qu'il faut se faire hacher plutôt que d'être jamais Boche, mais voyez-vous, madame Vanves, après dix à onze mois de tranchées, on a quelquefois besoin d'être aidé à se faire une raison; on a besoin de se cramponner à une figure vivante: à un grand chef ou bien, comme je l'ai lu dans les vieilles histoires, «à sa Dame». Quand on sait qu'une figure fameuse vous regarde, il n'y a pas à dire, on a plus de coeur à accomplir la petite formalité. Moi, qu'est-ce que vous voulez? je suis né galant: ça n'était pas mal vu autrefois, à ce qu'on assure, chez nos vieux grands-pères français; aujourd'hui, c'est différent: il faut se cacher pour aimer la beauté. Tant pis! Ça sera donc en cachette de vous que je ferai quelque chose de pas ordinaire, mais j'ai l'espoir que cette lettre, en vous étant remise, vous dira que si je ne pouvais rien être pour vous de mon vivant, j'aurai eu du moins une minute--la dernière, sans doute--où il n'était pas indigne de vous, le pauvre Plauchut... «Excusez-moi, madame Vanves, le lieutenant commande d'avancer...» LE PRINCE BEL-AVENIR ET LE CHIEN PARLANT Il était une fois un Roi et une Reine, d'un âge avancé, et qui avaient donné le jour à beaucoup d'enfants, tous plus beaux les uns que les autres, vigoureux, de coeur bien placé, et habiles à l'art de la guerre, certains, même, fertiles en esprit. Eh bien! malgré des dons si brillants chez ceux qui formaient l'espoir du royaume, malgré la bonté et la sagesse du Roi, les sujets se plaignaient de n'être pas heureux. Le bon Roi et la bonne Reine s'adressèrent aux Fées qui étaient encore d'un utile secours dans ce temps-là, et l'une d'elles, nommée Maligne, leur annonça qu'ils auraient encore un fils qui ferait le bonheur d'un chacun. En effet, la Reine mit au monde un garçon qui fut nommé le Prince Bel-Avenir, puisqu'il devait apporter à tous un sort meilleur. Le Prince était évidemment un cadeau du Ciel, mais, à l'examiner de près, il paraissait plutôt vomi des gouffres de l'enfer, tant il était vilain et contrefait. Il portait une bosse entre les deux épaules, et non pas même au milieu; son ventre était ballonné comme celui d'un crapaud qu'on retourne du pied, et l'on eût juré qu'il ne se tiendrait jamais qu'à croupetons, tant ses jambettes étaient inégales. Quant au visage, autant vaudrait n'en point parler, si l'on n'était obligé de déclarer qu'un de ses yeux semblait ne pas pouvoir se détacher de l'Orient quand l'autre était attiré, à la chute du jour, par le globe du soleil réfléchi dans l'étang. Ni le Roi ni la Reine ne firent une très bonne figure à la Fée Maligne, qui avait prédit sa naissance, lorsqu'elle fut invitée, selon l'usage, au baptême du jeune Prince Bel-Avenir, et priée d'être sa marraine. Toutefois Maligne n'en prit point ombrage, et, posant un doigt sur le front de son filleul, elle déclara qu'elle lui faisait le plus beau des dons qu'aucun homme eût jamais reçu. «Ce n'est pas dommage, grommela dans sa barbe le vieux Roi, et voilà un don qu'on ne dira pas superflu!» Comme ce don ne consistait ni en or ni en pierres précieuses, et que nul ne le pouvait apercevoir ni palper, il n'y eut bientôt qu'une pensée par tout le royaume: à savoir que la Fée Maligne s'était une seconde fois moquée du vieux Roi et de la vieille Reine, et, si ce n'eût été la crainte, personne ne se fût privé de hausser les épaules et d'inscrire des brocards sur les monuments publics. A la vérité, tout le monde ne s'en priva pas. * * * * * Le Prince Bel-Avenir grandit, si l'on peut dire, en âge du moins, car pour le reste c'est à peine s'il gagnait quelques pouces de taille. Mais aussitôt qu'il eut appris l'usage de la parole, voilà qu'il se mit à amuser sa nourrice et les gens du Palais, et jusqu'aux petits enfants qu'on lui donnait pour compagnons de jeux, par l'ingéniosité qu'il avait à tirer parti de la moindre chose, fût-ce de rien. Non pas qu'il agençât des brindilles de bois pour construire des chariots, édifiât des moulins ou mît en branle des mécaniques tirées des découpages de boîtes à sardines où à gâteaux secs. Non, ces ressources puériles-là étaient connues bien avant lui. Mais vous lui donniez par exemple une allumette, il y voyait un obélisque de vingt mille pieds cubes et recouvert d'inscriptions qu'il déchiffrait à plaisir; d'une pantoufle, il faisait l'antre où Hercule habite; et un cent d'épingles piquées sur leur pelote suffisait pour qu'il vous fît croire qu'une ville était là avec ses tours, ses beffrois tintants et les innombrables cheminées où cuisaient des repas gigantesques. Il dédaignait les jouets magnifiques dont la Reine lui faisait présent, et, à plat ventre sur le sol, il soufflait dans la rainure du parquet en soulevant la poussière et, à entendre son commentaire, vous juriez assister à l'explosion d'une cargaison de pétrole dans les docks du pays ennemi. Le Prince était encore une sorte de marmot, qu'il avait la réputation de raconter des histoires auxquelles tout le monde, du petit au grand, se laissait prendre. Ces histoires volaient de bouche en bouche. On les sut par coeur, et l'on y avait un goût très vif, parce qu'elles vous tiraient hors des spectacles que l'on voit tous les jours. Elles exaltaient les hauts faits de héros passés ou à venir, s'inspiraient de guerres horrifiques, ou bien, et c'est ce qui était le plus surprenant, narraient tout simplement des aventures bêtes comme chou, d'un berger et d'une bergère gardant côte à côte leurs moutons, et qui, s'étant souri un beau jour, s'épousaient et avaient beaucoup d'enfants... Il est, en effet, extraordinaire que les histoires les plus unies et les plus dépourvues d'incidents puissent avoir autant de prix que les machinations insensées. Le Roi remarqua qu'il y avait beaucoup moins d'émeutes dans le pays, et que les Cahiers adressés annuellement par ses préfets étaient bien moins chargés de plaintes que par le passé. Bien entendu, il ne manquait pas d'attribuer ces résultats à sa bonne administration, qui tôt ou tard devait porter ses fruits. Lui-même se trouvait fort ragaillardi en sa vieillesse; il mangeait plus copieusement et dormait dur. Comme le dernier de ses sujets, il se délectait aux récits qui couraient le royaume, que l'on mettait çà et là en musique, transportait sur les tréteaux en les défigurant du tout au tout, et que de charmants jeunes gens venaient chantonner pendant les repas. Mais, comme ce n'était pas alors la coutume de faire remonter l'honneur de ces distractions toutes nouvelles à celui qui les avait inventées, il va sans dire que le jeune Prince n'en retirait aucun avantage. Le Roi ne voyait en ces imaginations que jongleries, n'en savait nul gré à son fils dernier-né, et celui-ci même, lorsque lui revenait toute cette littérature populaire, ne se souvenait seulement pas qu'il en était l'auteur. * * * * * Il faut, chacun le sait, que les princes se marient. Lorsque l'âge fut venu pour Bel-Avenir de prendre femme, on lui donna une engageante escorte, afin de rehausser sa chétive mine par tous les pays où il voyagerait en quête d'une jeune princesse digne de son rang. Il en trouva plusieurs qu'il eût épousées volontiers, car il ne manquait pas, à première vue, de leur prêter cent qualités qui n'étaient pas les leurs, tant il créait facilement. Mais hélas! elles ne faisaient pas de même, et, quelles que fussent sa gentillesse et sa fine manière de dire, aussitôt qu'elles jetaient les yeux sur sa bosse, les unes ne pouvaient se retenir de pouffer et les autres de faire des grimaces ou contorsions fort désobligeantes pour le prétendant; finalement, toutes viraient sur le talon et s'en allaient mignardiser avec quelque bellâtre imbécile. Le pauvre Prince en souffrait fort, bien qu'il ne vît pas souvent les choses telles qu'elles sont, même les mauvaises, mais il les voyait pires quelquefois. Cependant, une de ces nobles filles, la Princesse Alice, qui n'avait pu consentir à l'épouser, lui avait fait cadeau, en souvenir des spirituelles choses qu'il avait su lui dire et pour adoucir son refus, d'un petit chien, blanc comme la neige, et nommé Parlant à cause de la faculté qu'il avait de s'exprimer comme un homme. Sur le chemin du retour, le Prince, qui ne rapportait que de gros chagrins et le petit toutou de la Princesse Alice, s'entretint du moins avec celui-ci. Et Parlant, qui avait plus de liberté qu'un courtisan, lui dit un jour: --Prince, n'est-il pas étonnant que vous puissiez transformer le monde par votre génie et que vous ne songiez seulement pas à faire de vous un dandy propre à tourner toutes les têtes? Au surplus, vous avez fait le bonheur de tout le royaume, en inventant des fictions qui le détournent de lui-même: n'est-il pas juste que vous fassiez le vôtre, à présent, par quelque habile travestissement? --Mon cher Parlant, dit le Prince, il est bien vrai que je n'ai jamais songé à faire de moi un homme différent de ce que je suis. Mais, quand j'aurais le pouvoir d'accomplir cette métamorphose, à quoi me serait-elle bonne? La femme qui m'aimerait à cause de ma tournure serait une sotte, et elle ne me plairait point... --Voire... dit Parlant. En tout cas rien ne coûte d'essayer. --Non, ma foi, dit le Prince. Aussi bien, comme vous l'avez remarqué sans doute, je n'ai aucun pouvoir merveilleux sur les choses; je n'agis que sur l'esprit: si j'ai été sans force sur les Princesses, c'est qu'elles n'en ont pas, mon ami! --Que Dieu vous pardonne ce blasphème, dit Parlant. La Princesse Alice a autant d'esprit que faire se peut pour une femme, mais elle est femme et soumise, comme ses pareilles, au préjugé: que votre taille--dont la sinuosité n'est pas, certes, sans agrément, mais ne se trouve pas conforme à la monotone stature de la jeunesse--que votre taille, dis-je, soit tout à coup redressée, et le coeur de la Princesse Alice battra pour vous, j'en fais serment! --Ah! ah! dit le Prince--qui n'était malgré tout qu'à demi satisfait que l'on fît allusion à son infirmité--vous ne m'entendez point, mon pauvre Parlant! Songez, je vous prie, que j'ai réussi, en répandant de beaux mensonges parmi les hommes, à faire que ceux qui ne voyaient que la triste réalité jurent aujourd'hui par des billevesées de mon cru, et plus fortes désormais sur leur état et sur leurs moeurs que les faits les mieux contrôlés; et j'irais, après un tel prodige, recourir au procédé grossier qui consiste à modifier la ligne d'une échine! Vous avez l'usage de la parole de l'homme, mon petit, mais permettez-moi de vous le dire, je reconnais en vous l'âme d'un chien! --Bon, bon! dit Parlant, beaucoup moins susceptible qu'un homme, laissons cela. Qui vivra verra. En attendant, sachez, Prince, que l'usage de la parole de l'homme m'altère beaucoup: j'ai la langue sèche comme la semelle d'une pantoufle, et je vous prie de ne pas trouver mauvais que j'aille jusqu'à la fontaine que voilà... On était en un endroit boisé, et, auprès d'un rocher, sourdait une claire fontaine au bruit cristallin, qui se répandait en un mince ruisseau garni d'une cressonnière appétissante. Le Prince et toute sa suite, comme le toutou, furent très contents de pouvoir se reposer là, boire dans le creux de la main, manger le cresson glacé, à la saveur amère, et improviser plus loin un abreuvoir pour les montures. --Écoutez! dit tout bas Parlant à l'oreille du Prince, n'est-il pas vrai que nous nous sommes tous très bien trouvés de cette halte à la fontaine et que nous voici amplement refaits pour une nouvelle étape? --Cela n'a rien d'extraordinaire, dit le Prince, qui demeurait d'humeur chagrine. Les sources ne sont pas rares en ces régions, et chacune d'elles nous eût offert le même réconfort... --Sans doute, sans doute! dit Parlant; mais j'ai mon idée, tout chien que je suis. Que vous coûterait-il, Prince, de composer un poème de quelques strophes sur cette fontaine pareille aux autres, où vous la loueriez, par exemple, d'avoir fait de voyageurs égarés et accablés, une troupe vaillante et capable de retrouver son chemin? --Cela n'est pas compromettant, en effet, dit le Prince. Et il se mit aussitôt à composer plusieurs stances, comme il s'en est fait beaucoup depuis, en l'honneur des fontaines. Parlant les répéta aussitôt, et toute la suite de les psalmodier en cheminant, et les paroles harmonieuses en demeuraient dans les chaumières et dans les villages. Mais Parlant, dont l'audace était celle d'un petit chien favori, ne se gêna bientôt plus pour transposer à sa guise le sens des paroles rythmées par son maître, et l'on n'avait pas fait trois lieues dans la forêt, qu'il était avéré, parmi toute la suite et pour les bûcherons et villageois dont on faisait la rencontre, que la fontaine où le Prince Bel-Avenir s'était assis, avait la vertu de rendre la jeunesse aux vieillards, la beauté aux disgraciés et la taille droite et élancée aux bossus. Le paradoxe était cruel et eût certainement été taxé de mauvais goût s'il fût provenu de toute autre part que de celle d'un chien auquel on passait ses fantaisies, et le refrain était plaisant à entendre pour ceux qui voyaient à la tête de la compagnie revenant de ladite fontaine merveilleuse l'infortuné Prince, fort laid et gibbeux. Mais la brillante jeunesse qui l'accompagnait avait grand besoin de divertissement, et lui-même, quoiqu'il s'en défendît, était d'une indulgence débonnaire pour tout ce qui venait de Parlant, comme en général pour tout ce qui lui rappelait la Princesse Alice... Le fait est que, de retour au palais du Roi et de la Reine, le Prince Bel-Avenir eût probablement succombé à la mélancolie, si ce n'eût été que Parlant l'obligeait de temps en temps à sourire par ses réflexions intempestives, par mille facéties, et par les souvenirs qu'il évoquait du pays d'Alice. Ce diable de Parlant, cela va sans dire, n'avait pas été sans produire un grand effet sur les petites chiennes des dames de la Cour; il avait promptement pris ménage et fondé une aimable famille. Comme la mère de cette marmaille était mouchetée de noir et de blanc, la moitié environ de la portée, inclinée du côté maternel, était maculée comme un essuie-plume et aboyait à qui mieux mieux; le reste, tenant du père, avait la candeur de la neige, et parlait. Aussitôt que le fils aîné de Parlant, qui était blanc et disert autant que lui, avait été en âge de comprendre les choses un peu subtiles, son papa l'avait envoyé, avec des instructions secrètes, à la cour de la chère Princesse Alice. Celle-ci n'ayant plus voulu s'en défaire, tant elle le trouvait agréable, le fils de Parlant, pour correspondre avec son père,--car si ces chiens parlaient, ils n'écrivaient pas,--s'était hâté de fonder là-bas à son tour une famille, et lui avait renvoyé son fils aîné, également blanc et parlant, et muni aussi d'instructions secrètes. Tout cela n'avait pas demandé un temps démesurément long, mais suffisant pour que la tristesse du Prince contrefait s'accrût du dépit de ne point trouver femme et du regret tout particulier d'avoir été éconduit par une Princesse gracieuse au possible, à qui il devait son ami Parlant et toute la famille de Parlant. --C'est une sotte! répétait-il, lorsque son chien l'entretenait de la Princesse Alice. --Voire... disait finement Parlant, en frétillant de la queue. --Une petite cruche, vous dis-je! --Voire... voire..., répétait le mystérieux Parlant. * * * * * Pour s'occuper, le Prince improvisait des récits et des chants d'une couleur assombrie et d'un ton larmoyant. Et, chose curieuse, ces fictions, même désolées, produisaient dans le peuple un contentement non moindre que celui qu'avaient semé les vigoureux chants épiques d'autrefois. Chose plus étrange encore, le Prince ne trouvait quelque apaisement qu'à s'entendre répéter, sur un mode lamentable, les plus désespérés d'entre eux. Et, pour ces chants-là, tout de même que pour les précédents, il les écoutait comme s'il les eût ignorés complètement, et il les commentait de la même façon que s'ils n'eussent pas été de lui. Parlant, qui avait remarqué de longtemps ce phénomène, et était devenu un chien très avisé, disait: «Le pêcher ne reconnaît pas ses fruits: ils tombent au pied du tronc, y pourrissent, et servent d'aliment à la racine pour la pousse du printemps nouveau...» Mais le Prince lui-même commençait à le traiter de vieux chien un peu raseur. Cependant Parlant dit un jour: --Prince, il n'est bruit dans tout le royaume que d'une fontaine qui rend la jeunesse aux vieillards, la beauté aux disgraciés, et une taille droite et élancée aux bossus! --Allons donc! fit le Prince. --Prince, il n'est pas un des sujets de votre auguste père qui ne tienne le fait pour certain. --Il n'est donc pas un des sujets de mon père qui soit, à l'heure qu'il est, vieux, décrépit et mal tourné? --Prince, c'est que tous n'ont pas le moyen d'aller à la fontaine! --Ah! Et comment pas un d'eux ne m'a-t-il informé des vertus de cette eau? --Prince, les petits sont timides parfois devant les grands; ajoutez qu'ils vous aiment, vous trouvent parfaitement à leur goût et ne croient pas que l'aventure ait intérêt pour vous... --Et toi, tu ne m'aimes donc pas? Tu ne me trouves pas à ta convenance? --Moi, si fait! Prince, mais... --Mais... mais... Je ne me soucie de l'opinion de personne, sache-le bien! --Voire... dit Parlant, en balayant le sol de la queue, comme une coquette, d'un tour de reins, fait virevolter la traîne de sa robe. --Oh! je ne veux pas te contrarier, dit le Prince. Je crois discerner, à tes façons, que tu as envie de faire un voyage... Parbleu! c'est cela... Tu veux aller boire de l'eau fraîche à cette fontaine dont on ne cesse de te vanter le goût: tu deviens si friand des bonnes choses! Allons, partons! Mais c'est bien pour te plaire... Connais-tu le chemin, au moins? * * * * * Parlant connaissait admirablement le chemin. Il conduisit son maître à la fontaine sans l'égarer une seule fois. Et le trajet parut court, parce que Parlant avait mis l'entretien sur le sujet de la Princesse Alice. Il en avait tellement exalté les vertus à tous que la cour du Prince Bel-Avenir la tenait pour la merveille des Princesses. Il n'y avait que le Prince Bel-Avenir qui pût dire d'elle de temps en temps: «C'est une sotte! C'est une petite cruche!» N'empêche qu'il demeurait songeur, tout en niant les vertus de la Princesse Alice comme celles de la fontaine où il allait, et il n'était pas fâché que l'entretien fût remis sur la Princesse Alice; et il ne manquait pas non plus d'être fort ému en approchant de la fontaine. On arriva enfin à cette fontaine qui rendait jeunesse aux vieillards, beauté aux disgraciés et taille droite et élancée aux bossus. Tout le monde, le long du chemin, avait confirmé le bruit. Le Prince, qui n'avait pas la berlue, avait parfaitement reconnu le chemin par lui parcouru peu de temps auparavant, et il reconnut non moins exactement la fontaine sortant en mince filet du rocher et se répandant en un ruisseau tout hérissé des houppes frisées de la cressonnière. Il but de l'eau, cependant que son coeur battait violemment. Et, tout aussitôt, il se sentit grandir de trois pieds et droit comme le fût d'un sapin. Il se pencha sur le miroir que l'eau formait dans une vasque naturelle et se jugea parfaitement beau de visage. --C'est fait! dit simplement Parlant. --Mais, comment se fait-il, lui demanda le Prince à l'oreille, que tous ces gens qui m'environnent ne poussent pas la plus petite exclamation? --C'est par la même raison, dit Parlant, qu'ils se sont abstenus de rien dire avant que la chose ne fût accomplie... Mais, pendant que le Prince, devenu soudain beau et bien fait, se tenait le menton en réfléchissant, voilà que, de derrière le rocher, sortit un petit chien, tout semblable à Parlant, et qui précédait de quelques sauts une dame en tous points belle et ornée, et qui n'était autre que la gracieuse Princesse Alice. Parlant, le père, et Parlant, le fils, échangèrent quelques propos à voix basse. C'étaient eux, les coquins de chiens, qui avaient organisé ce rendez-vous. Le Prince salua fort courtoisement la Princesse. Et dès que celle-ci vit Bel-Avenir si beau, si admirablement pris en toute sa tournure, elle lui dit des paroles de bienvenue qu'il jugea d'une délicatesse et d'un choix exquis. Ils causèrent, pendant que Parlant, le père, et Parlant, le fils, qui avaient amené chacun une partie de sa famille, se présentaient, s'embrassaient abondamment et avec effusion et faisaient grand vacarme ainsi que les suites du Prince et de la Princesse. La Princesse trouvait le Prince le plus bel homme qu'elle eût jamais vu. --Eh bien! dit Parlant, s'adressant à son maître, comment la trouvez-vous? --Elle est la femme la plus intelligente qui soit au monde! --Il faut la demander en mariage. --C'est une chose convenue déjà, dit le Prince, et nous venons de prendre date. Parlant se hâta d'annoncer cette bonne nouvelle à son fils. Tous deux frétillèrent de la queue. Quant à leurs visages de chiens, on ne savait pas bien s'ils souriaient ou s'ils étaient sérieux; car ils reflétaient les choses à leur manière. Quelqu'un entendit que Parlant, le père, avait dit: «_Les hommes, mon fils, sont de fort curieuses bêtes: il leur sort du cerveau d'étranges filets à prendre les papillons, et ils ne sont complètement heureux que lorsqu'ils s'y sont laissé prendre eux-mêmes..._» Et maintenant il y aurait à décrire les noces splendides de Bel-Avenir et d'Alice, auxquelles fut invitée, comme de juste, la Fée Maligne, et qui eurent ceci de remarquable, entre toutes les noces, que l'on y admit une tribu de petits chiens. Et ceux-ci n'y furent certes inférieurs à personne dans l'art de manger, de bavarder et de dauber le prochain. End of the Project Gutenberg EBook of Le bonheur à cinq sous, by René Boylesve *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BONHEUR CINQ SOUS *** ***** This file should be named 19021-8.txt or 19021-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/1/9/0/2/19021/ Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreading Team of Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.