Project Gutenberg's Mémoires d'une contemporaine (8/8), by Ida Saint-Elme

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Title: Mémoires d'une contemporaine (8/8)
       Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de
              la République, du Consulat, de l'Empire, etc...

Author: Ida Saint-Elme

Release Date: March 21, 2010 [EBook #31725]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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MÉMOIRES

D'UNE

CONTEMPORAINE,

OU

SOUVENIRS D'UNE FEMME

SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES

DE LA RÉPUBLIQUE, DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC.
«J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de Waterloo.» MÉMOIRES, Avant-propos.

TOME HUITIÈME,

Troisième Édition.



PARIS.
LADVOCAT, LIBRAIRE, QUAI VOLTAIRE,
ET PALAIS-ROYAL, GALERIE DE BOIS.

1828.






TABLE DU HUITIÈME VOLUME.

Chap. CXCIII. Retour et voyages à Calais, Dunkerque, Boulogne, Bruxelles.--Le général Fressinet.--Les deux Espagnoles.--Mort de la princesse Élisa.--Souvenir de Tallien.

Chap. CXCIV. L'officier à demi-solde secouru.--Lettre et nouveau bienfait de Talma.--Nouvel essai dramatique dans Jeanne d'Arc.--Mes premières inspirations littéraires.

Chap. CXCV. Nouvelle tentative dramatique à Boulogne.--Heureuses rencontres.--M. Almoth.--Don Pedro, fils du duc Del..., grand d'Espagne.--Mon passage par Paris.

Chap. CXCVI. Arrivée en Espagne.--Séjour à Barcelone.--Moeurs catalanes.--Portrait du général Castagnos.--Don Félix de Villanova.--Le galant chanoine.

Chap. CXCVII. Voyage à Valence.--Le général Milans.--Déjeuner à la Chartreuse d'Ara-Coeli.--Don Vicente.--Souvenir du maréchal Suchet.--Les moines napoléonistes et constitutionnels.

Chap. CXCVIII. Valence.--M. et Mme Pared...--Arrestation de don Félix.--Le bon Gitano.--Madrid.--Premier aspect de cette capitale.

Chap. CXCIX. Confidences de D. J. A... sur le Prince de la Paix et les moeurs espagnoles sous son ministère; les salons de la haute société de Madrid.--Portrait du général Zayas.--Audiences mystérieuses du roi.--Ferdinand VII.

Chap. CC. Excursion en Andalousie.--Cadix.--Révolution de l'île de Léon.--Les contrebandiers.--Le Mameluck.--Société de Cadix.

Chap. CCI. Retour à Madrid.--Le parti modéré.--M. Martinez de la Rosa.--La saint Ferdinand.--Journées des 6 et 7 juillet.--La garde royale et les miliciens.--Les généraux Morillo et Ballesteros.--Les deux fuyards.--Beau trait de Yusef.

Chap. CCII. Ministère d'Évariste San-Miguel.--Le corps diplomatique.--Portraits de MM. de Lagarde, de Brunetti, Bulgari, sir William A'Court, ambassadeurs de France, de Russie, d'Autriche et d'Angleterre.--Don Philippe ***, ami du roi.--La Camarilla.--Nouvelle entrevue avec le roi.

Chap. CCIII. Une séance des Cortès.--Les orateurs espagnols.--Argüelles et Calliano.--Départ du roi Ferdinand pour Séville.--État de Madrid.--Affaire de Bessières et du général Zayas.--Capitulation avec les Français.

Chap. CCIV. Entrée des Français à Madrid.--Portrait du père Cyrille.--Mes entrevues avec ce personnage.--M. Ouvrard, munitionnaire général.--La régence.--Les généraux Eguia et Quesada.--Le duc de l'Infantado.--Ordonnance d'Andujar.

Chap. CCV. Soumission du reste de l'Espagne.--Capitulation de Ballesteros.--Entrevue avec Riego dans sa prison.--Ses derniers momens.

Chap. CCVI. Départ de Madrid.--Entrevue périlleuse avec Léopold à Lyon.--Scène d'auberge.--Excursion en Suisse.

Chap. CCVII. Trois mots sur la Suisse et Genève.--Promenade à Coppet.--Nouveau voyage improvisé.

Chap. CCVIII. Gênes.--Albaro.--Leigh-Hunt.--Maison roulante.--M. Duncan-Stewart.--Lord Byron.--Sylla.--M. de Jouy.--Rencontre singulière, etc.

Chap. CCIX. Le château de Saluzzi et le cabinet de lord Byron.--La saignée.--Un bâtard de cardinal.--Conversation politique.--Messes pour une âme en peine.

Chap. CCX. Une scène de pillage.--Rencontre d'un signor Broccolo.--Mauvaise réputation des Génois.

Chap. CCXI. Nouvelles visites à la casa Saluzzi.--Mémoires de lord Byron.--Voeux pour la Grèce et l'Espagne.--Souvenir de lady Caroline Lamb...--La première nuit des noces.--La comtesse Guiccioli.

Chap. CCXII. Aventures de la jeunesse de Byron.--Le missionnaire méthodiste.

Chap. CCXIII. Arrivée à Paris.--Plan de conduite.--Première maladie.--Soins de Léopold.--Folies.--Soeur Thérèse.--L'opinion.--Misère et découragement.--Je rencontre Duval.--Le trio bienfaisant.

Chap. CCXIV. Je revois soeur Thérèse.--M. Dominique Lenoir.--Délicatesse généreuse.--Rencontre singulière.--Mon roman de Corinne.--Six mois de misère.--Lettre au Constitutionnel.

Chap. CCXV. Nouveaux accès de maladie.--Désespoir.--Rose ou l'honnête courtisane.

Chap. CCXVI. Dernier degré du malheur.--Tentative de suicide.--Deux nouvelles rencontres.--Tableau du Mont-de-Piété.--Les deux soeurs.

Chap. CCXVII. Duval.--Talma.--Lemot.--Leurs bienfaits.--Nouvelle et inutile tentative auprès de ma famille.--M. Arnault.

Chap. CCXVIII. J'entre dans une maison de santé.--Béclard.--Sa mort.--Je quitte la maison de santé.--Nouveaux bienfaits de Duval et de Talma.--Bonté de mademoiselle Mars.--Je commence mes Mémoires.--Nouvelles terreurs.

Chap. CCXIX et dernier. Lettres de Duval et de Talma.--Souvenir de M. de Talleyrand.--Visite de M. Ladvocat.--Traité pour la publication de mes Mémoires.


CHAPITRE CXCIII.

Retour et voyages à Calais, Dunkerque, Boulogne, Bruxelles.--Le général Fressinet.--Les deux Espagnoles.--Mort de la princesse Élisa.--Souvenir de Tallien.

En remettant le pied sur la terre française, je repris bientôt l'inévitable habitude de promener de droite et de gauche mes préoccupations politiques, et surtout je sentis renaître en moi le culte des sentimens qui depuis une fatale époque me faisaient chercher les personnes avec lesquelles je pouvais être en rapport d'opinion et sympathiser complétement. Il me semblait que je n'étais point quitte envers mes amis et que je devais à tout prix forcer en quelque sorte leur indifférence par tous les moyens en mon pouvoir.

Londres est un vrai gouffre pour l'argent, et j'en étais revenue riche de quelques impressions de plus, mais pauvre d'espèces. J'avais eu là tout à coup comme un retour d'âge pour la folie, et j'avais dépensé les ressources extraordinaires qui m'étaient tombées du ciel avec presque aussi peu de raison que la fortune en avait mis à me les envoyer. Pour m'étourdir sur ma position autant que pour remplir un devoir, je m'occupai de nouveau de celle des autres; c'est ainsi que les malheureux oublient quelquefois leur malheur.

Le général Fressinet était au nombre des amis que Mme de Lavalette, Sabatier et tous ceux auxquels je m'étais dévouée, m'avaient le plus recommandé de voir en Belgique. Le général Fressinet avait été compris dans l'ordonnance du 24 juillet. Exilé comme tant d'autres, le général, par un singulier privilége du malheur, était plus particulièrement harcelé d'inquisitions.

Depuis que j'étais en Belgique, mon quartier-général était partout dans chaque ville où je passais; quand j'arrivais quelque part, j'écrivais et faisais parvenir les lettres de mes amis les uns aux autres. Plusieurs fois j'avais rencontré le général Fressinet; Anvers était sa retraite. Un certain fonctionnaire du pays, sous les dehors d'un vif intérêt, était le véritable cerbère de Fressinet. Une lettre de moi l'en prévint. Il eût dû être sur ses gardes; mais se cacher toujours, se précautionner sans cesse, cela va si peu à l'homme d'honneur, que le général suivait bien peu mes avis. Il y avait déjà bien long-temps que je n'avais entendu parler de lui. Je voulus en avoir des nouvelles; l'on ne sut que me dire: elles sont tristes. Impossible d'en savoir davantage.

Hélas! en plaignant le général Fressinet comme on plaint l'incertitude plus encore que le malheur, j'ignorais que j'allais avoir à subir une douleur plus personnelle, plus directe et plus terrible.

J'allais partir, mes petits comptes étaient réglés avec mon hôtesse, et j'étais allée à quelques pas de l'auberge faire des emplettes nécessaires pour ma traversée. Là, pendant que la jeune fille du magasin cherchait ce que j'avais demandé, moi, debout devant le comptoir, je prends machinalement un journal qui se trouvait là pour servir d'enveloppe; je le parcours avec une nonchalante distraction, et m'arrête tout à coup le regard fixe, la bouche béante en lisant à l'article Trieste: «Hier on a célébré dans la cathédrale les obsèques de la ci-devant grande-duchesse de Toscane, Élisa Bacchiochi, soeur de Napoléon.» Non, de toutes les révolutions subites, imprimées à mon sang par tant de scènes extraordinaires de ma vie, je n'en saurais comparer aucune à la puissance de saisissement et de douleur que me causa un si cruel événement, si cruellement appris. Je faisais des préparatifs pour aller rejoindre ma bienfaitrice; le jour même j'allais traverser les mers, croyant trouver Élisa heureuse ou du moins résignée à l'adversité par son grand caractère et le dévouement de quelques rares amis. J'étais encore sous le charme de la reconnaissance, et les dernières espérances, comme les plus beaux souvenirs de ma vie, se trouvaient de nouveau flétris et brisés par la mort.

«Élisa! ma bienfaitrice! Élisa!» Ce fut, pendant une heure, tout ce qu'il me fut possible de dire. Je ne voyais, je n'entendais rien autour de moi. Les bonnes gens, chez lesquels je venais d'être si cruellement surprise, me montrèrent une de ces compassions délicates qui n'interrogent pas, mais qui plaignent. «Mon Dieu! madame, s'écriait une jeune fille de dix-huit ans, la présence de la mort a dû être moins pénible à une princesse exilée; hélas! on m'a dit bien des fois que ceux qui survivent sont les plus malheureux.» Ce doux visage d'une jeune fille consolant une inconnue me fit un bien inexprimable. Ce n'est pas trop dire que d'attribuer aux soins de cette famille mon salut. Ces aimables femmes ne voulurent pas consentir à me laisser partir, et me forcèrent, par les plus douces instances, à remettre mon départ à quelques jours. J'y consentis d'autant plus volontiers qu'il était, hélas! devenu sans objet. Je renonçais naturellement au voyage à Trieste. On envoya prendre mon léger bagage à l'hôtel, et, au bout d'une heure, je me trouvai tout installée et comme en famille chez les personnes excellentes qui venaient de me secourir. La triste surprise qui venait de m'acquérir deux amies était dans ce moment le seul sujet de nos entretiens. Nous parlions d'Élisa, de ma bienfaitrice, de ses qualités, du bonheur qu'elle eut d'avoir conservé dans son exil des coeurs amis.

Je fus bientôt l'amie de cette excellente famille où l'on voulut, pour quelques jours, me recueillir. Mes deux hôtesses n'étaient point Flamandes, mais Espagnoles, et si je dois taire leurs noms, je puis dire par quelle étrange vicissitude elles avaient quitté leur patrie; je puis dire, sans indiscrétion pour la plus tendre hospitalité, les rapports qui, en les liant dans leur ville natale avec un des personnages les plus connus de notre révolution, devinrent la cause innocente de leur exil volontaire.

Au mois de germinal an... Tallien reçut du gouvernement français, comme proscription ou comme récompense, la place de consul à Alicante. J'ai sous les yeux une lettre de sa main, portant cette date. Arrivé dans cette ville, il devint par hasard l'hôte de la sénora Plati, veuve et mère d'Inès, alors âgée de 10 ans. Après quelque temps de séjour, Tallien subit le triste effet du climat. Une maladie cruelle, un affreux érysipèle lui couvrit le visage. Tous les soins lui furent prodigués. La jeune Inès devint gardienne de son lit de souffrances; j'étais là toujours, me disait-elle; je montrais au Français malheureux, mes images de la vierge, et il me répondait: «Inès, elle était pure et belle, tu as aussi son innocence comme sa beauté; j'osais le croire, madame, et le ciel m'en a punie.» Ce qu'Inès appelait un châtiment n'était, hélas! que la contagion de la cruelle maladie à laquelle l'avait exposée sa continuelle présence. Ses traits en furent altérés, ses regards presque éteints; Inès devint méconnaissable, même à l'oeil de son ami, qui, n'ayant pris à la petite Inès que l'intérêt que fait naître un aimable enfant, ne cacha point l'impression produite sur lui, par l'altération d'une beauté fanée pour toujours. Inès devint triste et sérieusement malade. Dans cette nouvelle maladie, Tallien rendit avec usure à la jeune malade les soins qu'il en avait reçus. Inès sembla renaître, et ne pensa plus qu'elle dût regretter sa beauté.

Tallien sollicitait depuis quelque temps un congé, pour se rétablir en France. Il l'obtint, et retourna dans sa patrie. Inès languit... puis, se jeta dans le sein de sa mère pour ne pas succomber au désespoir. Les événemens avaient marché. Tallien avait conservé sous la première restauration la pension de 15000 fr., qu'il devait au gouvernement impérial; mais, ayant signé depuis l'acte additionnel, il fut privé de ce traitement, et vécut pauvre et oublié, même de ceux dont il avait sauvé la vie, mais non pas des coeurs qui l'avaient véritablement aimé pour lui. Inès et sa mère, persécutées dans leur patrie, se réfugièrent en France. Hélas! un coup nouveau devait y frapper Inès. Tallien, depuis long-temps était uni à une Française, dont l'attachement dévoué fut sa dernière consolation 1. Inès et sa mère virent Tallien dans la modeste retraite qu'il occupait, allée des Veuves, aux Champs-Élysées. Il leur avoua tout avec loyauté; Inès n'eut pas même l'idée de se plaindre; elle ne sentit qu'un besoin, celui de quitter Paris. La mère et la fille prirent la résolution de chercher une retraite dans une ville de province pour y vivre obscures et ignorées. Il y avait trois ou quatre ans qu'elles habitaient Dunkerque. Depuis quelque temps elles avaient appris la mort de Tallien; Inès me disait en pleurant: «Ah! madame, si vous l'eussiez connu, si vous eussiez entendu cette voix douce, cette facilité de moeurs intérieures, vous croiriez comme moi, que la calomnie n'a point fait la part des bonnes actions dans une vie que la révolution a rendue si orageuse. Ah! madame, il avait conservé trop de sérénité dans le regard pour n'avoir pas été bon au milieu du terrible rôle auquel la révolution l'avait condamné. Il me semble le voir encore dans sa retraite, cultivant des fleurs, élevant des oiseaux, se plaisant aux seules images de la nature. Les peines de l'âme, les infirmités du corps, n'altéraient jamais son front.»

Inès resta un moment abattue, puis elle ajouta vivement: «Nous avons quelques économies, nous irons à Paris; nous irons voir celle qui a reçu les derniers soupirs de Tallien.» La mère, qui venait d'écouter encore les épanchemens de sa pauvre fille, confiés déjà tant de fois à son coeur, me pria de lui faire comprendre que ce voyage serait pour elles la ruine de leur petit établissement, de leur existence déjà médiocre et malheureuse. «On peut pourtant, n'est-ce pas, madame, prier pour l'âme des pécheurs?» Cette pauvre mère, faisant le signe de la croix, me rendit en un instant les émotions que j'avais éprouvées à la vue de la foi si vive et si compatissante de ma bonne soeur Thérèse.

J'employai toute la sympathie de ma sensibilité pour adoucir les chagrins d'Inès, pour la faire céder aux sages observations de sa mère, et j'eus le bonheur de la convaincre. Mais, tout en me promettant une religieuse obéissance, elle reparlait de celui qui avait tant agi sur sa destinée. Elle revenait sans cesse sur sa renommée de tribun, sur la qualification de jacobin qu'elle lui avait entendu donner et qui semblait la poursuivre.

J'écoutais cette Espagnole avec un intérêt inconcevable, car son organe avait un accent particulier, et le sentiment qui animait ses paroles tenait à une nuance si extraordinaire de passion que tout était singulier dans ses récits.

«Voilà, me dit-elle, les lettres que Tallien écrivait sur moi à l'amie qui sans le savoir m'a fait tant de peines.» Je rapporte le texte même de cette lettre.

TALLIEN À MADAME MÉZIÈRE.

Alicante, 20 fructidor an XIII.

«Ce n'est point impunément, ma bonne amie, que l'on est malade en Espagne, et les convalescences y sont plus douloureuses et plus longues que les maladies. Ce que j'éprouve depuis quatre mois, ce sont des rechutes continuelles. Je viens d'en éprouver une qui m'a mis dans un état de faiblesse incroyable; je ne puis plus sortir, même en voiture. Mon visage est couvert d'un érysipèle qui me gêne horriblement.

«J'ai reçu du ministre un congé illimité pour venir rétablir ma santé en France. Je suis si mal ici que j'en eusse profité de suite si je m'étais senti en état de supporter le voyage; mais je suis loin d'être dans cette position. D'ailleurs je serais obligé de faire quarantaine, et je tomberais bientôt dans la mauvaise saison. Cependant, comme je suis convaincu que je ne me rétablirai jamais ici, voici mon projet. Si les forces me reviennent et que la quarantaine soit levée dans les premiers jours d'octobre, je me mettrai en route. Je me rendrai à Montpellier pour y consulter un célèbre médecin et séjourner le reste de la belle saison dans le midi de la France. J'irai ensuite passer à Paris trois mois pour me soigner, et au printemps prochain je me rendrai aux eaux qui me seront ordonnées. Si au contraire je suis retenu ici, je n'exécuterai mon plan qu'au mois d'avril prochain. Je te dirai d'ailleurs, en confidence, que ma bourse est assez mal garnie: mon établissement de maison, ma maladie, ont commencé à me ruiner, et le voyage de France m'achèvera; ce ne sera qu'en m'endettant que je pourrai le faire; mais pour la santé il faut tout sacrifier. Ainsi tu vois, mon amie, que de toute manière avant peu nous nous reverrons; ce sera pour moi un grand bonheur. J'espère te retrouver bien portante et toujours la même pour moi. Je t'embrasse bien tendrement, ma chère et bonne Adèle, et suis pour la vie ton ami.

P S. «Bien des choses à tous mes amis et surtout au cher Loubeau, à Beauvoisin, à Journal et à Duchazal.»

Hélas! me disait la pauvre Inès, il se plaignait à cette maîtresse chérie des embarras et des privations dont il nous enviait le bonheur de le soulager. Vingt fois ma mère (nous étions riches alors), vingt fois elle a prié, stimulée par moi, l'aimable Français de permettre qu'elle fît les frais de sa maison. Il était délicat jusqu'au scrupule, et ne voulut même jamais rien accepter. «Non, madame, jamais je ne l'oublierai», disait Inès; et ses regards et sa voix annonçaient une de ces douleurs sans fin, semblables à celles dont je portais moi-même le germe dans mon sein.


CHAPITRE CXCIV.

L'officier à demi-solde secouru.--Lettre et nouveau bienfait de Talma.--Nouvel essai dramatique dans Jeanne d'Arc.--Mes premières inspirations littéraires.

Outre mes bonnes Espagnoles, j'eus encore le bonheur de rencontrer un ami de tous mes amis, un neveu de Bonnier, qui sut bien découvrir ma retraite, et qui, se rendant à Bruxelles, me détermina facilement à faire route commune pour cette capitale, sorte de halte de toutes mes courses. Bonnier ne se proposait pas d'y faire un long séjour: venu là dans l'intérêt de Boyer de Peyreleau, il s'occupait particulièrement du sort de son ancien chef, qui avait eu à fuir la sentence capitale prononcée contre lui, et toujours suspendue sur sa tête.

Bonnier était las de la vie errante à laquelle le condamnaient les lois, le sort de ses amis, l'épuisement de ses ressources. «J'hésite, me disait-il, à tout ce que je veux entreprendre; j'hésite même à vivre.»

--«Quoi! vous écouteriez une indigne faiblesse? l'avenir n'est-il pas là comme un refuge?»

«--D'avenir! il n'y a en plus pour les proscrits. Je suis, ajouta-t-il, signalé sur le livret noir de toutes les polices; je suis recommandé particulièrement aux Garnier, aux d'Ac..., et autres surveillans cosmopolites.»

--«D'Ac! c'est possible?

--«Oh! vous aussi vous y êtes; on vous serre de près: lisez une petite note de prudence qu'on m'a donnée chez madame Étienne Rabaud. Décidément la police, pour exister, a le soin de nous faire passer toujours pour des séditieux. Nous faisons vivre la délation, et l'on nous fait mourir de fatigues et de chagrins. Croyez-vous que, pour la disputer aux raisons d'état, la vie vaille la peine d'être gardée?»

--«Non; mais vous savez l'opinion de Napoléon sur le suicide.» Ce seul mot de souvenir fut plus puissant que toute ma harangue.

Ce jeune et brave officier me raconta qu'on lui avait pris sa bourse et son portefeuille. Dans l'une il y avait de quoi me faire vivre, et dans l'autre il y a de quoi me faire fusiller dix fois pour une.

Bonnier, seriez-vous réellement d'une conspiration! en existerait-il une? lui demandai-je avec un ton de crainte et de mécontentement. Sa réponse franche et vive me rassura.--Conspirer! et pour qui? pourquoi? pour quelque prince étranger? un soldat français ne se sépare pas ainsi de sa nation;--pour le fils de l'homme qui nous mena si souvent à la victoire? mais il est aux trois quarts autrichien. Ah! madame, on se trompe sur nos braves, on prend leurs regrets de la victoire pour des complots. J'ai mon opinion, mais je ne prétends l'imposer à personne. Malgré la sincérité de cette déclaration, je tremble pour mes papiers. Il y a aujourd'hui des gens si habiles, qui font si bien la conspiration, qu'il faudrait beaucoup moins de notes que mon portefeuille n'en contient pour se faire de fort beaux états de service auprès des puissances. Pendant ce colloque, je fus abordée par un peintre de Bruxelles que j'avais un peu connu, qui me donna de fort mauvaises nouvelles de la plupart de nos amis, tous bien tourmentés par l'ambassadeur français, qui leur portait réellement trop d'intérêt. Mais à ces tristes nouvelles il y avait une compensation, c'était l'annonce d'une tournée de Talma dans le nord, et la certitude de sa présence à Calais, à Boulogne, à Dunkerque. Ce nom était magique sur moi, et au souvenir de tous les services qu'il m'avait rendus, je me sentis comme une nouvelle puissance de faire du bien; et dans mes ressources déjà épuisées, je trouvai le moyen d'offrir encore quelque utile assistance à mon compagnon d'exil. Je puisai courageusement dans ce qui me restait d'argent. J'étais sûre de trouver ce qu'il me faudrait au besoin auprès de l'ami généreux dont on m'avait annoncé l'arrivée. Mais ne voulant pas abuser de cette facilité de Talma qui m'était connue, je lui écrivis que, pour dérouter les soupçons qui planaient sur le but de mes courses, j'allais devenir reine, et donner quelques représentations à Calais et à Boulogne, et que je le priais d'y venir pour que le produit de son talent aidât à la pacotille de quelques malheureux.

Je reçus, courrier pour courrier, 1,200 fr., avec une lettre toute bonne, tout aimable, toute lui, où il me disait «que je faisais bien, qu'il fallait prendre l'emploi de Mlle Duchesnois, débuter par Jeanne d'Arc, puis se lancer en même temps dans la Femme jalouse, sans oublier Sémiramis, Phèdre et Gabrielle de Vergy, où vous avez, ma chère Saint-Elme, des momens admirables.» Je cite ces paroles, croyant qu'après avoir si franchement consigné mes disgrâces dramatiques, je puis rapporter ces témoignages de talent donnés par l'homme qui en avait un si inimitable. Talma m'exprimait son regret de ne pouvoir m'aider de sa présence, son congé étant expiré; mais il me conseillait positivement de reprendre la carrière du théâtre, puisque celle des grandeurs m'était fermée. Sans adopter ce projet, je mis toujours à exécution celui de jouer six représentations tant à Boulogne qu'à Calais, et je fus chez Bonnier, très joyeuse de pouvoir remplacer la bourse qu'il avait perdue, l'engageant à partir le plus tôt possible, ce qu'il résolut de faire le surlendemain. Il me serait bien impossible de peindre l'exaltation de sa reconnaissance à la lecture de la lettre de Talma.

Fidèle à une résolution derrière laquelle je voyais quelques secours pour des malheureux, je me rendis au noble théâtre pour m'entendre avec les artistes qui en composaient la troupe; je ne parlerai point de leur composition: comme partout, c'était un mélange de talent et de médiocrité. En province, l'opéra, le chant ayant seul le privilége de plaire au public, la pauvre Melpomène a bien de la peine à pouvoir de temps en temps chausser son cothurne. Au lieu d'une tragédie, on ne put organiser que la déclamation de quelques scènes. Je choisis dans la tragédie de Jeanne d'Arc le moment où, interrogée par le duc de Bedfort, la jeune héroïne de Vaucouleurs lui révèle sa naissance, ses visions célestes, ses inspirations guerrières. Je ne saurais attribuer l'unanimité des applaudissemens que j'obtins, dans plusieurs endroits de la longue tirade du rêve, qu'au bruit qui s'était répandu de mon intime amitié avec Talma. Enfin j'eus un succès complet, surtout dans les imprécations contre les Anglais; et pourtant les Anglais étaient alors en faveur dans les départemens du nord.

La soirée finit par la comédie des Femmes, de Dumoustier. J'y remplis aussi un rôle. Presque toutes les actrices étaient jeunes et jolies, et la pièce parut bonne. Dans la scène du déjeuner, où toutes les femmes sont autour de Germeuil, tout à coup, par un de ces souvenirs qui nous saisissent comme des remords, je me rappelai avoir vu à Lyon mademoiselle Contat dans le rôle de madame de Saint-Clair. Quelle était alors ma brillante position, quel glorieux nom je portais! Involontairement je me voyais accompagnée de Moreau; j'étais à la scène d'alors beaucoup plus qu'à celle du moment. Ma mémoire ne me trahit point, mais ce fut un miracle.

Je me sentais tout au fond de l'abîme que j'avais placé entre ma brillante existence passée, mon triste présent, mon plus triste avenir; je rends grâce au hasard qui voulut bien permettre que les spectateurs ne souffrissent pas du bouleversement qui venait de frapper ma pauvre imagination. La soirée rapporta moins de recette que d'applaudissemens, mais j'eus encore cependant lieu d'être contente de mon oeuvre. Le directeur, M. Thuillier, se conduisit avec une grande délicatesse: il ne voulut point prélever les frais, quoiqu'ils eussent été stipulés. J'avais annoncé l'intention de donner quelques autres représentations; mais les petites intrigues, les amours-propres jaloux, se retrouvent dans les plus chétives réunions dramatiques; et comme je n'enviais nullement la place de la première reine ou coquette du Pas-de-Calais, je pris le parti de couper court aux terreurs des chefs d'emploi par mon départ.

Je me croyais encore bien en fonds, mais, en faisant mon inventaire, je m'aperçus que j'avais mal compté, et que j'étais réduite au plus décourageant nécessaire.

J'attendais des lettres de madame Étienne Rabault, du père de Paula, de Cettini, de Mingrini et de vingt autres personnes encore; aucun signe de souvenir ne me fut donné. Je ne suis plus utile, me disais-je, on m'oublie; je puis donc maintenant m'appartenir à moi seule; et pourtant cette idée de solitude, cette réflexion d'égoïsme, m'accablèrent plus que mes malheurs. Il me sembla que la dernière illusion de ma vie m'était enlevée, puisque je ne pouvais plus me dévouer à ceux que j'aimais. Mon courage m'abandonnait; de ce jour seulement je me croyais à plaindre.

Dans cet état de mélancolie et presque de désespoir, je ne trouvai un peu d'adoucissement à mes idées qu'en me nourrissant des souvenirs de mon album, et de la lecture de toutes les lettres de mon portefeuille. Mon imagination, ressaisissant avec délices ces trésors du passé, conçut la pensée de mettre en ordre toutes ces précieuses notes. Ma plume, obéissant à tous les sentimens qui m'agitaient, fut entraînée à une sorte de brûlant récit de toutes les impressions du passé.

Le jour me surprit au milieu d'un travail déjà considérable, que je relus ensuite comme le produit d'un rêve. J'avais déjà composé quelques nouvelles à une époque où ces délassemens n'étaient guère que de simples occupations du loisir; mais cette nuit de délire, et les pages qu'il m'avait inspirées, élevèrent plus haut mon ambition littéraire. Je me disais: Si un peu de talent pouvait m'être échu en partage, si ce peu de talent pouvait suffire pour peindre beaucoup de gloire, j'élèverais un monument à tout ce que j'ai connu, aimé, admiré et plaint. Je mis un soin religieux à classer ce que j'appelais toutes mes époques... Et c'est de cette nocturne et solitaire méditation que date pour moi non pas encore la pensée d'une carrière littéraire, mais la certitude de pouvoir traduire mes impressions. C'est dans cette disposition d'esprit que je montai en diligence pour Boulogne, et, grâce à la malheureuse versatilité de mon humeur, au bout d'une demi-heure de séjour j'étais déjà lancée dans d'autres projets.


CHAPITRE CXCV.

Nouvelle tentative dramatique à Boulogne.--Heureuses rencontres.--M. Almoth.--Don Pedro, fils du duc Del..., grand d'Espagne.--Mon passage par Paris.

Ma vie de courses commençait à me peser, comme on vient de le voir, et je croyais que Boulogne, où j'espérais trouver quelque argent, bien nécessaire à ma gêne réelle, serait le terme de ces promenades de ville en ville, qui n'avaient plus même pour objet le dévouement à des amitiés dispersées de toutes parts et partout oublieuses. Malgré la pénurie de ma caisse, je m'installai comme d'ordinaire dans un fort bel hôtel, et cette espèce d'imprudence financière (je n'avais pas de quoi m'assurer un loyer de trois mois) devint au contraire une ressource par les rencontres heureuses qu'elle me procura.

En entrant dans la ville je vis d'abord annoncer le spectacle extraordinaire pour le lendemain et les jours suivans, par une troupe assez forte pour la tragédie; je cite textuellement le programme. J'allai droit au directeur lui offrir mes services; il les accepta, et en fut si joyeux qu'il m'offrit immédiatement le prix des représentations auxquelles je voudrais consentir. J'en acceptai une, celle du surlendemain.

Je dus à cette nouvelle tentative dramatique, dont l'intrépide Jeanne d'Arc fit encore les frais, quelque chose de mieux que des applaudissemens; les félicitations, après le spectacle, de deux étrangers de distinction qui se trouvèrent dans les coulisses à la fin du spectacle: c'était M. Almoth, Anglais fort instruit, petit vieillard façonné aux bonnes manières par de nombreux voyages et un long séjour à Paris. Le second était don Pedro del ***, fils d'un grand d'Espagne, obligé de vivre loin de sa patrie comme tous ceux que dans son pays on avait inquiétés comme afrancesados. Ce fut le directeur qui, en me présentant ces messieurs me donna brièvement ces détails pour m'engager à répondre à tout ce que sans doute il leur avait dit de moi. Je fus expansive et polie comme une reine qui vient d'être saluée par son peuple, et qui sourit à qui l'approche après les acclamations populaires. Ces deux messieurs offrirent de me reconduire à mon hôtel, en me disant qu'ils l'occupaient aussi depuis quelques jours. Cette circonstance toute fortuite, devint l'un des incidens les plus importans de ma vie, comme on va voir.

Le ton respectueux, les manières affables et élégantes de ces étrangers, ne me firent trouver aucun inconvénient à un déjeuner qu'ils me proposèrent pour le lendemain, en l'appelant une cotisation de l'amitié. Ce petit repas avança entre nous l'intimité. L'Anglais avait entendu parler de moi, et sut habilement provoquer l'abandon de mes récits. À toutes mes scènes militaires l'Espagnol prenait un vit intérêt, et il redoubla, de la part de mes deux auditeurs, au dénouement d'une vie si brillante, qui réduisait au rôle d'une reine de théâtre une femme qui avait vu de si près les trônes réels et les grandeurs positives de la terre. Mes deux commensaux se disputèrent le plaisir de contribuer à me faire sortir d'une position qui ne leur paraissait point en harmonie avec mes antécédens, comme on dit aujourd'hui.

Le bon M. Almoth me déclarait qu'avec ma connaissance des langues, mon talent de lecture, il se faisait fort de me créer en Angleterre une existence honorable d'abord, lucrative ensuite; qu'un célèbre libraire de ses amis avait procuré presque une fortune à plus d'un émigré français, par des travaux de ce genre dans la haute société; que, commanditaire de la maison, il saurait bien lui en faire une loi.

Le noble Espagnol parla avec plus de feu des avantages que je trouverais dans sa patrie. Une ère nouvelle commence pour la Péninsule, dit-il, je pars immédiatement; ma famille, mêlée à tous les événemens politiques de la régénération espagnole, me donnera accès auprès du gouvernement. Je vous ferai connaître, apprécier. La cour, arrachée aux vieilles influences, va offrir des chances aux ambitions nouvelles. Je vous réponds de vous faire obtenir une place égale à tout ce que vous avez pu rêver de mieux, même dans cette loterie de l'empire, qui avait des lots pour tous les talens et toutes les capacités. Et puis, d'ailleurs, si nous échouons de ce côté, vous pourrez chercher à Madrid l'équivalent de ce que monsieur vous propose à Londres. Un gouvernement libre, dans un pays où les lumières ont été si long-temps étouffées ou concentrées dans le clergé, offrira mille débouchés, puisque l'éducation deviendra son premier moyen de succès. Avec votre esprit, avec l'habitude d'écrire, les relations innombrables que vous avez eues, on peut établir à Madrid un journal rédigé dans les principes nouveaux, et dont la fortune sera rapide comme celle des idées dont il saluera l'aurore. Tout bien considéré, je crois qu'une révolution est une nouveauté à mille faces, et surtout à mille issues pour la fortune. Et ne fût-ce qu'un spectacle que vous iriez chercher au delà des Pyrénées, n'y a-t-il pas quelque chose de plus poétique, de plus attachant pour une imagination telle que la vôtre, que la résurrection d'un peuple? La fierté castillane réveillée, et s'élançant vers un meilleur avenir, vous promet plus d'émotions que l'orgueil britannique emprisonné dans les ennuis d'une société depuis tant de siècles classée et stationnaire.

Don Pedro m'offrait de l'extraordinaire, M. Almoth du régulier; mon choix, on le pense bien, fut bientôt fait. Je remerciai l'aimable vieillard de ses bontés, je lui demandai de me conserver un souvenir auquel je ne manquerais pas de me rappeler quelquefois. Je parlai avec tant d'entraînement du besoin, après tant de chagrins, de les étourdir continuellement par une vie active, que l'Anglais, malgré ses cheveux blancs, comprit mon choix, et ma naturelle et irrésistible prédilection pour tout ce qui pourrait m'arracher au sentiment de mes peines, à la solitude de mes souvenirs, enfin au poids d'un passé qui m'avait laissé sans ressources, comme sans consolations. Puissance singulière de l'imagination! un froid enfant d'Albion, un homme dont les années avaient encore plus amorti les illusions, s'identifiait avec les folies de la Contemporaine. J'avoue que cet accueil d'un vieillard aux impressions qui ne sont plus de son âge porte je ne sais quoi d'aimable et de touchant; et cette espèce de renaissance qu'il éprouve le fait toujours aimer.

Le bon M. Almoth se tourna alors vers don Pedro et lui dit: «Mon cher, songez au dépôt que je vous ai confié; songez que dans tout ce que je vous ferez pour madame, je serai de moitié de coeur et de reconnaissance.» Impatient de retourner dans sa patrie, l'Espagnol me demanda si je ne voyais aucun obstacle à partir le lendemain. Aucun, lui répondis-je. En effet, dès le matin, après avoir fait nos adieux à notre bon et généreux commensal, qui voulait également retourner promptement en Angleterre, nous nous mîmes en route pour Paris.

Qu'on admire ici la mobilité de mes impressions, et l'incroyable résolution avec laquelle j'agite et dépense ma vie. Absente depuis plusieurs années de ma patrie, en revoyant ce Paris où plusieurs de mes amis exilés étaient déjà revenus, je sentis comme un mouvement rétrograde dans mes volontés: même malheureuse, il me semblait que je devais préférer la patrie à de nouvelles courses.

Mais don Pedro était si pressé de partir de la capitale, que je n'eus pas le temps de rester sous le poids du combat qui commençait à s'élever dans mon coeur. D'un autre côté, l'idée que si je revoyais mes amis ils s'opposeraient à mes nouvelles aventures m'empêcha de me mettre en contact avec eux. Mon coeur me disait bien que je devais à plusieurs les témoignages d'une reconnaissance qu'il n'était pas dans mon caractère de leur refuser; mais ma tête, incapable de supporter le conseil, et d'entendre les observations de la raison, me représentait aussi l'embarras de ces disputes qui, pour être affectueuses, ne sont pas moins cruelles à subir.

Toutes réflexions bien faites, si l'on peut appeler réflexions les bonds souvent contraires de la Contemporaine, je me décidai à ne voir personne, et seulement à écrire à Talma, en m'arrangeant encore pour que ma lettre ne lui parvînt qu'après mon départ. Don Pedro commanda les chevaux pour le lendemain soir de notre arrivée, et nous partîmes de la place Vendôme pour les Pyrénées. La rapidité de la route acheva de me convaincre de l'excellence de ma résolution, et le caractère affectueux et la conversation attachante de mon compagnon de route me firent arriver à Bayonne n'ayant plus de regrets, et déjà avec des espérances.


CHAPITRE CXCVI.

Arrivée en Espagne.--Séjour à Barcelone.--Moeurs catalanes.--Portrait du général Castagnos.--Don Felix de Villanova.--Le galant chanoine.

J'arrivai à Barcelone au mois d'avril 1821. J'avais parcouru fort agréablement les quarante lieues de distance entre cette ville et Perpignan. Je descendis à l'hôtel de la Fontaine-d'Or, qui mériterait de faire pardonner à la mauvaise réputation des hôtelleries espagnoles. Don Pedro se logea dans le même hôtel que moi, et continua naturellement son rôle de cavaliere servente. Quoique depuis plusieurs années il n'eût point résidé à Barcelone, il connaissait parfaitement la ville, et plusieurs de ses anciens amis s'empressèrent de le visiter. De ce nombre étaient MM. Gironella et Dupré, pour lesquels j'avais aussi des lettres de recommandation données par M. Almoth, et qui nous firent doublement bon accueil.

Dès le lendemain de mon arrivée à Barcelone, je reçus de M. Gironella une invitation pour aller dîner à sa maison de campagne située à Sarria, à une lieue à peu près de la ville. Sarria est un fort joli village où les habitans de Barcelone ont leurs maisons de plaisance, et où ils reçoivent leurs amis deux fois la semaine.

J'avais toujours ouï dire qu'en Espagne on ne trouvait aucune des commodités de la vie; qu'on juge de mon étonnement en entrant dans une maison charmante, qui rappelait le luxe de Paris et le confortable de Londres. J'en témoignai ma surprise à D. Pedro, invité comme moi: «Vous trouverez, me dit-il, bien d'autres sujets de vous étonner;» et l'attrait d'une société brillante vint encore compléter l'illusion.

Mon heureuse étoile plaça auprès de moi un homme dont le nom a retenti dans toute l'Europe, et sert de date au premier revers éclatant que les armées de Napoléon aient essuyé sur le continent; c'était le général Castagnos, alors capitaine général de la Catalogne, où il était adoré. Sa physionomie vive et spirituelle, autant que sa conversation, la manière facile et élégante avec laquelle il parlait le français, me l'auraient fait prendre pour un de nos grands généraux voyageant à l'étranger, si le titre de général, que tout le monde lui donnait, et celui d'Excellence, qu'il recevait de quelques personnes, n'avaient révélé son rang et son nom. Le général Castagnos est plus communicatif qu'un Espagnol; et mis au courant de mon caractère, sans doute, et de mes aventures, il me parla aussitôt des grands hommes de guerre que j'avais connus, et particulièrement de Moreau, dont il était grand admirateur. Ce fut un des plus doux momens de ma vie, que cette espèce d'apothéose de notre gloire faite par un étranger et un ennemi.

Après le dîner, les hommes sortirent de la salle à manger et allèrent fumer leur cigare; car, en Catalogne, il n'est pas aussi commun que je l'ai vu en Andalousie, de voir cette cérémonie commencer et s'achever devant les dames. Un seul homme resta avec nous; c'était un ecclésiastique, qui me demanda en français assez intelligible si j'irais le soir entendre Galli et la Sala dans l'Italiana en Algieri. Je lui répondis que je n'avais pas formé de projets, et il m'offrit une place dans une loge dont il était co-propriétaire. J'avais entendu dire, sans le croire, que les prêtres espagnols fréquentaient les spectacles. J'étais au moment d'accepter, lorsque le général Castagnos rentra en me faisant la même proposition. L'ecclésiastique me dit en souriant: «À tout seigneur tout honneur; un capitaine général doit avoir le pas sur un chanoine. Mais je me flatte que Son Excellence ne trouvera pas mauvais que j'aille faire ma cour à l'aimable étrangère dans sa loge?» Je m'empressai de remercier le général Castagnos, qui nous emmena tous, y compris le galant chanoine, qui redoubla d'attentions et déjà presque de soupirs; ce qui lui attira quelques plaisanteries du malin général, dont je ne compris que le sens, parce qu'il les lui adressait en espagnol. Le nom de Dona Dolores revenait souvent dans ces propos, et me frappa au point que je crus que le général Castagnos faisait quelque allusion à la duègne Doloride de Don Quichotte. Je lui en demandai l'explication, et j'appris, à la grande tranquillité de mon amour-propre, qu'en Espagne plusieurs femmes du nom de Marie portaient aussi celui d'un des attributs de la Vierge: ainsi Dona Dolores voulait dire Marie des douleurs; Dona Concepcion Marie de la conception; Dona Pelar, Marie del Pelar, etc.

J'appris en outre que mon chanoine était soupçonné et presque convaincu d'une grande intimité avec Dona Dolores M..., qui avait dîné avec nous, et que les attentions dont j'étais l'objet avaient paru déplaire à cette dame. Quelque idée que j'eusse pu me former en Italie du peu de régularité de moeurs d'une partie du clergé, et quoique j'eusse entendu souvent faire de bons contes sur ce sujet aux officiers qui avaient fait la dernière guerre d'Espagne, je ne laissai pas que de trouver assez étrange que, dans une société aussi distinguée que celle où je me voyais, on parlât comme d'une chose toute simple d'une liaison de cette nature entre un chanoine et une dame de haute qualité.

La salle était entièrement remplie, et je pus juger par le premier coup d'oeil que je jetai sur les loges, que les dames catalanes méritent leur réputation. Le général Castagnos me fit remarquer Dona Dolores en face de nous. «Vous verrez, me dit-il, que notre chanoine ne tardera pas à aller la joindre, et il vous sera facile de vous apercevoir qu'il aura à se justifier des soins qu'il a paru vous rendre, car la dame n'entend pas la plaisanterie.»

Après quelques signes d'impatience très significatifs, notre chanoine prit congé de nous, et nous nous aperçûmes qu'il était accueilli par une bouderie, et relégué dans le fond de la loge, sans doute en forme de pénitence de sa conduite.

«Permettez-moi, dis-je au général, de vous témoigner mon étonnement de ce qui vient de se passer sous mes yeux, et je dois juger que les exemples n'en sont pas rares, d'après le peu d'importance que vous semblez y attacher.»

«--Nos moeurs sont entièrement différentes de celles des autres peuples. Il serait beaucoup trop long de vous en expliquer la cause, vous la trouverez probablement vous-même si vous faites un long séjour en Espagne, surtout si vous visitez nos provinces méridionales. Notre clergé n'est pas, comme en France, entièrement séparé de la vie sociale. L'opinion publique ne lui impose pas la privation des plaisirs que donne le monde. Nous regardons le ministère ecclésiastique comme une profession. Nos prêtres sont très indulgens et nous font faire notre salut de la manière la plus aimable; nous sommes à notre tour indulgens par reconnaissance; je ne vous cache cependant pas que je crains qu'un pareil état de choses ne puisse durer.» On verra bientôt combien étaient exactes les prévisions du général Castagnos.

J'ai déjà dit que j'étais peu sensible aux charmes de la musique. Le général eut la bonté de causer avec moi pendant toute la soirée, et j'avouerai que je sentais quelque orgueil à cette attention du vainqueur de Baylen.

La maison du capitaine général devint l'objet de mes fréquentes visites. Une sorte de sympathie militaire me lia bientôt, à la suite de nos rencontres avec le jeune D. Félix Villanova, aide-de-camp du général. «Je me sens attiré vers vous, me disait souvent ce bouillant Espagnol, par une confiance qui me fait vous révéler sans préparation un mystère dont les moyens d'exécution seulement sont encore un secret. Il s'agit de la liberté de notre patrie. Quelque chose que je ne puis vous expliquer me fait espérer que vous pouvez y concourir. Il est possible, ajouta-t-il, qu'à cette grande ambition se mêle l'irrésistible velléité d'un sentiment plus tendre pour un complice tel que vous.»

Dussé-je en rougir, je dois confesser que, malgré la pensée continuelle de mon âge, qui m'avait disposée à tous les doutes et à toutes les réserves, je trouvai quelque plaisir à cette déclaration singulière, et cette compensation offerte à la politique par la galanterie me fit sourire aux résolutions du jeune Espagnol. J'oubliai un moment mes malheurs passés, et, tête baissée, à la manière des belles dames de la Fronde, j'entrevis sans effroi ma complicité probable dans des intrigues politiques. D. Félix me quitta, et désirant être seule, je prétextai un grand mal de tête, dont je crois que D. Pedro, qui vint un instant me visiter, ne fut pas la dupe.

Le lendemain, je me levai pensant encore à ce que m'avait dit D. Félix. J'avais eu toute la nuit son image devant les yeux. D. Félix était doué d'une figure très expressive quoique irrégulière. D. Félix revint, et m'aborda d'un ton à la fois familier et respectueux; il me parlait comme à un complice, lorsqu'il était question de ses projets politiques, et avec une galanterie respectueuse quoique très pressante, lorsqu'il voulait, disait-il, avoir un titre de plus à ma discrétion. Je repoussais en riant cette partie de ses opinions libérales, mais je n'y parvenais efficacement qu'en le remettant sur le chapitre des conspirations; ce moyen était le rempart de ma vertu. D. Félix s'exaltait à un degré incompréhensible lorsqu'il parlait de la liberté de son pays; il m'exaltait moi-même, et me mettait dans cet état que les dévots appellent quiétisme, où l'imagination est absorbée par un ardent amour de Dieu. La partie physique de notre être est comme séparée de l'âme, et agit de tout côté sans que celle-ci y participe. D. Félix me rappelait Oudet, c'était quelque chose de ce prestigieux empire exercé par une âme puissante sur une âme faible.

D. Félix s'étant assuré de mon consentement et de ma coopération, me confia qu'il allait partir pour Valence, ayant eu l'adresse de se faire donner par son général une mission pour cette ville, où l'appelaient des affaires de la plus haute importance pour le succès des plans dont il était un des agens les plus actifs. Il me proposa de l'accompagner, et finit par l'exiger. Je m'étais déjà engagée avec D. Pedro, qui comptait se rendre à Madrid en passant par Sarragosse. D. Felix voulut non seulement que je rompisse ce voyage, mais encore que je gardasse le plus profond secret sur nos entretiens. Je n'étais que trop disposée à me séparer de D. Pedro, dont la présence était devenue gênante pour moi depuis ma liaison avec D. Felix; mais il m'en coûtait beaucoup de lui dire que j'allais partir pour Valence. Je proposai à D. Felix de mettre D. Pedro dans la confidence de ses projets. Dieu m'en garde, me répondit-il, la coopération d'un homme qui a trahi une fois sa patrie nous porterait malheur. Personne ne rend plus de justice que moi à D. Pedro. Le casque vous en faites, ainsi que mon général, me donne de lui la plus haute idée, mais c'est un afrancesado, il a porté les armes contre son pays; il ne doit y avoir rien de commun entre un soldat de la liberté et un traître. Il me fut impossible de le faire changer de sentiment, et je fus obligée de me résigner à annoncer à D. Pedro que je passerais par Valence. Je fus plusieurs fois tentée de partir sans le voir, et de m'excuser par une lettre, mais j'avais été devinée; et un matin, comme j'étais occupée à réfléchir sur la nouvelle situation dans laquelle le sort semblait encore me jeter, D. Pedro entre dans ma chambre; son air ordinairement grave était plus mélancolique que de coutume. Eh bien! me dit-il, vous voilà lancée dans le mouvement qui se prépare. Vous êtes enrôlée sous les bannières des mécontens. Je ne saurais vous approuver, non que je blâme le but, mais j'en vois les obstacles. D. Felix ne vous quitte plus; et je parierais que vous êtes initiée à tous ses secrets. Je ne chercherai point à les pénétrer, ils sont en Espagne ceux de tout le monde. Le général seul ignore ou feint d'ignorer le rôle que joue D. Felix. Si vous me permettez de vous donner un conseil, je vous engagerai à aller attendre l'explosion à Madrid; elle sera moins dangereuse, à moins toutefois, me dit-il en souriant, que vous n'ayez vous-même un rôle actif dans le drame. J'en serais affligé, parce que vous ne pouvez manquer de commettre beaucoup d'imprudences. Mes compatriotes, que vous n'avez pas encore eu le temps de juger, ne ressemblent en rien aux autres peuples de l'Europe. Le sang africain, long-temps mêlé avec le sang espagnol, se fait encore reconnaître en eux.

Je vis bien que le moment était venu de parler franchement à D. Pedro; et profitant de la force que me donnait un petit mouvement d'humeur causé par ses dernières paroles. J'ai changé d'avis, lui dis-je assez sèchement; je passerai par Valence pour me rendre à Madrid. J'ajoutai, d'un ton plus doux: Mon intention était de vous proposer... À ces mots il m'interrompit, et me dit: Je vous entends, le sort en est jeté, vous partez avec D. Felix. Je n'essaierai point de vous dissuader; je sais, par ce que vous m'avez raconté des aventures de votre vie, que vos décisions sont irrévocables. Je me sépare de vous avec un vif regret: j'ai l'espoir que vous ne vous compromettrez pas: de mon côté je pars demain pour Sarragosse. Je me rendrai à Madrid dans quelques mois. J'éprouverai une grande satisfaction si vous voulez bien, à votre arrivée dans cette capitale, me faire prévenir, si j'y suis moi-même, ou m'écrire à Sarragosse. J'aime à croire qu'il vous sera agréable de me donner de vos nouvelles jusqu'à cette époque, et de recevoir des miennes. D. Pedro s'attendrit en me parlant ainsi. J'étais moi-même fort émue; il prit ma main, qu'il baisa tendrement, et sortit à l'instant. J'espérais le revoir, mais j'appris une heure après qu'il était allé coucher à deux lieues de Barcelone sur la route de Sarragosse.

Quoique sérieusement affligée du départ de D. Pedro, je me sentais soulagée par son éloignement, tant me pèse toute espèce d'inquisition, même celle de l'amitié. Je ne pouvais me dissimuler que j'obéissais à une influence, à un entraînement pour D. Felix, qui, pour n'être pas de l'amour, n'en était pas moins comme irrésistible. Mes réflexions commençaient à devenir pénibles, lorsque D. Félix entra, en m'annonçant que le départ était fixé pour la nuit même, et qu'une calèche à deux mules nous conduirait jusqu'à Reus, où un colleras nous attendait. Je représentai à D. Félix que je ne pouvais me dispenser de prendre congé du général Castagnos, et des personnes auxquelles j'avais été présentée. Il m'engagea à le faire dans la soirée, mais à ne pas dire que je partais avec lui. Il me quitta, et je sortis moi-même peu de temps après pour aller prendre congé du capitaine général, que je ne trouvai point chez lui. Je me décidai à aller lui rendre visite au théâtre, où il était tous les soirs. J'allai, en attendant l'heure du spectacle, me promener sur le bord de la mer, dans le joli faubourg de Barcelonette, bâti hors des murs de la ville. J'y rencontrai le chanoine dont j'ai parlé, avec Dona Dolores; elle me fit un accueil très froid, jusqu'à ce que j'eusse annoncé mon départ pour le lendemain. Dès ce moment, cette dame fut extrêmement polie avec moi, et sur ce que je lui dis que mon intention était d'aller au théâtre pour prendre congé du général Castagnos, elle s'offrit fort obligeamment à m'y conduire dans sa voiture, ce que j'acceptai. Les femmes sont toujours généreuses quand elles cessent d'être jalouses. Je me rendis immédiatement dans la loge du capitaine général, qui parut surpris de mon départ, et qui me demanda tout bas et en souriant, si je partais seule. Je lui répondis avec un d'embarras, qui ne fut, je crois, aperçu que de lui seul, que peut-être j'aurais un compagnon de voyage. Dans ce moment D. Félix entra, et je sentis que je rougissais. Il ne fit que remettre un papier au général, et sortit immédiatement. J'allais sortir aussi, mais le général me retint, en m'engageant à attendre que la première pièce fût finie, pourvoir danser le bolero et le fandango, dont il supposait que je n'avais aucune idée. Ce spectacle en effet était nouveau pour moi. Je saluai le général après que le bolero fut terminé. Il m'engagea poliment à lui écrire lorsque je me rendrais à Madrid, afin qu'il pût m'envoyer des lettres pour quelques uns de ses amis de la capitale. Il ne m'en offrait pas, dit-il, pour Valence, attendu qu'il y connaissait fort peu de personnes.


CHAPITRE CXCVII.

Voyage à Valence.--Le général Milans.--Déjeuner à la Chartreuse d'Ara-Cali.--Don Vicente.--Souvenir du maréchal Suchet.--Les moines napoléonistes et constitutionnels.

Je rentrai chez moi pour faire mes préparatifs de départ, ignorant encore à quelle heure D. Félix viendrait me chercher. J'eus terminé mes apprêts en peu de temps, et à minuit précis j'entendis une voiture s'arrêter à la porte de l'hôtel. D. Félix monta, suivi d'un soldat qui lui servait de domestique, pour prendre mes effets; ils furent chargés en quelques minutes, et nous partîmes par une nuit superbe. Pleine des sentimens de la plus haute estime pour le général Castagnos, j'interpellai vivement D. Félix sur le sort qu'on lui réservait, lui rappelant (ce qui n'est jamais inutile avec les gens à innovations) que la reconnaissance est toujours un devoir.

«Le général est l'honneur même, il sera respecté.»

Quand D. Félix eut achevé la confidence de ses projets, je lui demandai en quoi je pouvais y être mêlée.

--«Voici votre utilité, et vous êtes trop généreuse pour nous la refuser. Notre triomphe en Espagne était assuré bien avant votre arrivée; notre partie était liée pour en accroître et en affermir les développemens; mais en entendant parler de vous et en vous voyant, il m'est venu une idée qui a séduit tous mes amis: j'ai proposé, dans une de nos réunions secrètes, de me faire présenter chez vous, et d'essayer de vous mettre dans nos intérêts.

«--Mais dans quel but? repris-je.

«--Vous allez le voir. Nous avons dans notre parti une foule de timides adhérens, qui craignent l'intervention des puissances étrangères; nous n'avons encore pu les rassurer entièrement. J'ai imaginé que si je pouvais vous inspirer de la confiance et de l'intérêt, vous pourriez, par la connaissance que vous avez de la France, de l'Europe même, nous indiquer des appuis extérieurs, et de ces influences particulières qui nous serviraient de lien ensuite avec quelques gouvernemens eux-mêmes. Je ne comptais pas beaucoup sur votre consentement, je vous l'avoue, mais il s'est joint en moi un autre motif, dont je ne vous expliquerai pas la nature par des fadeurs qui ne sont point dans mon caractère. Est-ce un sentiment de tendresse qui m'a attiré vers vous, ou est-ce un amour-propre caché dans les replis de mon coeur qui m'a fait souhaiter d'attacher à la cause que je sers l'amie des grands capitaines?» Don Félix se tut, et je restai comme pétrifiée par cette communication. Je ne puis pas dire que ce fut de regret de m'être mise en voyage avec un homme d'une si vive imagination; on est si disposé à céder aux qualités qui sympathisent avec les nôtres. Je me recueillis un moment, et je répondis: «Mon cher don Félix, vous vous êtes ouvert à moi sans trop savoir ce que vous faisiez; de mon côté, j'ai reçu vos confidences avec la même facilité de caractère; ni l'un ni l'autre ne s'en repentira, j'espère, et nous n'avons pas entièrement perdu notre enjeu. Contentez-vous pour le moment d'un très vif intérêt que je porte au succès de votre entreprise. J'ai passé ma vie à respirer de la gloire, de l'ambition, du bonheur des autres.»

Le jour commençait à poindre. Nous avions dépassé Molien del Rey, et laissé à droite la route de Sarragosse pour prendre celle de Valence. Nous changeâmes de mules, et nous entrâmes dans la soirée à Reus, où nous descendîmes dans la maison de don Pedro Milans, qui s'est rendu célèbre dans la dernière guerre d'Espagne. Le maître de la maison, bon Catalan, déjà avancé en âge, nous accueillit avec une cordialité toute hospitalière. Don Félix dit quelques mots en catalan à don Pedro Milans, qui durent le prévenir singulièrement en ma faveur; car ce brave homme s'approcha à l'instant de moi, et, me prenant la main, il m'adressa en langue catalane un compliment que je compris, grâce à la vivacité d'un oeil espagnol. Le bon M. Milans me parlait souvent, et je ne savais que lui répondre. Un ecclésiastique là présent essayait de me parler français, mais ce français-là était moins intelligible encore que de l'espagnol. Enfin don Félix, voyant mon embarras, me prévint que l'ecclésiastique, qui se nommait don Vicente, parlait fort bien l'italien. Un peu, me dit celui-ci avec modestie; et certes il aurait pu dire benissimo, car son accent était aussi pur que celui d'un Toscan. Je m'aperçus qu'il était initié aux secrets de don Félix; quoi qu'un peu moins exalté, il n'en était pas moins ferme dans son opinion, qu'il raisonnait un peu plus. Je ne pus m'empêcher de lui faire une question qui était tout au moins inconsidérée. Je m'avisai de lui demander si la révolution de l'Espagne ne serait pas nuisible à la religion.

«Vous êtes, me dit-il, dans l'erreur; vous pensez à tort que la religion est incompatible avec la liberté. Vous croyez aussi que nos réformes ont pour but d'anéantir la religion catholique; détrompez-vous, madame, tel n'est pas notre dessein. Si quelques abus se sont introduits dans la religion, si l'ambition du clergé l'a fait intervenir trop souvent dans les choses temporelles, ce n'est que par oubli de l'Évangile. La république est aussi bien dans l'Évangile que la monarchie; on peut être bon catholique sous toutes les formes de gouvernemens.»

Les discours de don Vicente firent sur moi beaucoup plus d'impression que l'enthousiasme irréfléchi de don Félix. Je sentis naître en moi une sorte d'estime pour des réformateurs qui mettaient leurs innovations sous la protection de l'Évangile: tant il est vrai que la vertu est en toutes choses le meilleur des argumens! et si dans ce moment on eût exigé de moi les plus grands sacrifices pour le succès des desseins de don Vicente et de ses amis, je n'aurais rien refusé.

Le lendemain on vint m'éveiller de bonne heure pour la messe des voyageurs, que devait réciter don Vicente. La prière, on le sait, a souvent consolé mon âme. Quoique élevée dans la religion protestante, il m'était souvent arrivé de m'unir aux fidèles dans les temples catholiques. On se rendit donc à la chapelle où don Vicente célébra la messe et donna aux assistans la bénédiction divine, dont je retins ma part avec autant de foi que le plus fervent catholique. Après cette cérémonie nous montâmes dans un coche de Colleras, don Vicente, don Félix, un officier appelé don Luiz et moi. Les coches de Colleras sont des voitures à quatre places où l'on est assez commodément; elles sont attelées de six mules. Tout cela est conduit par un cocher principal nommé mayoral; un postillon appelé zayal, ancien mot arabe qui veut dire jeune garçon, est chargé de diriger les mules; ce garçon est presque toujours à pied, courant à côté des mules. Ces animaux, quand ils sont bien dressés, obéissent à la voix, comme le soldat le mieux instruit obéit au commandement de son sergent. Le mayoral parle constamment à ses mules, les excitant par leurs noms de coronela, capitana, golendrina, etc. Lorsqu'on voyage de cette manière, avec des relais on parcourt en peu de temps des distances incroyables. On cite un voyage de M. Ouvrard fait de cette manière en quarante et quelques heures de Bayonne à Madrid. Nous ne fîmes pas de tels prodiges, parce que nous n'avions que trois relais jusqu'à Valence. Don Félix nous fit détourner de la route afin de visiter la célèbre chartreuse d'Ara-Coeli, ayant d'ailleurs à parler au père procureur du couvent, qui était un des plus ardens partisans de la révolution.

Nous fûmes reçus par le père procureur, qui parut ravi de la visite de don Félix et de don Vicente. Il y eut quelques difficultés pour permettre à une femme l'entrée de la chartreuse, mais l'intervention de don Vicente, qui alla solliciter cette permission du supérieur, leva tous les obstacles; et la Contemporaine, après avoir vu des champs de bataille, put comparaître dans un monastère.

En visitant le réfectoire, nous trouvâmes un déjeuner presque splendide servi en maigre, et dont le père procureur fit les honneurs avec beaucoup d'aisance. Il nous raconta que pendant la guerre de l'indépendance, après la prise de Valence, le couvent avait été vendu comme bien national, mais que les religieux durent au maréchal Suchet, dont le nom à Valence n'est prononcé qu'avec vénération, la conservation de tout le mobilier du couvent qui leur fut partagé, ainsi que les fonds que lui père procureur avait dans sa caisse. «Que Dieu bénisse cet illustre guerrier!» s'écria le père procureur. Don Félix dit au bon père que je connaissais le maréchal Suchet; que j'avais été l'amie de Moreau et de Ney, et que j'avais parlé plus d'une fois à Napoléon. À ce nom magique, le père procureur se leva en signe d'admiration et d'hommage. Le bon religieux était tenté de baiser le bas de ma robe: «Nous l'avons combattu, s'écria-t-il, mais nous l'avons admiré! Plusieurs de nos pères n'ont cessé, depuis sa chute, de faire commémoration de lui dans le saint-sacrifice de la messe, et prient encore pour lui tous les jours: le monde ne l'a pas connu, et n'a senti qu'après sa chute la perte irréparable qu'il avait faite. Si cet homme prodigieux était encore sur le trône de France, la malheureuse Espagne, qui lui pardonne les maux de l'invasion, parce qu'elle reconnaît aujourd'hui qu'il a été trompé, ne se trouverait pas dans la situation déplorable où elle est. Nous aurions fini par nous entendre, et, soit qu'il nous eût rendu Ferdinand, soit qu'il eût laissé son frère sur le trône d'Espagne, nous ne serions pas maintenant entrés dans une révolution dont les bons Espagnols se voient réduits à courir les chances pour secouer le joug intolérable qui nous accable.»

Je vis que le père procureur n'était pas un des moins chauds conjurés, et que son ardent amour pour Napoléon avait pour motif principal le mécontentement que lui causait le régime de l'Espagne. Nous prîmes congé de lui, et nous partîmes pour Valence où nous arrivâmes dans l'après-midi.


CHAPITRE CXCVIII.

Valence.--M. et Mme Pared...--Arrestation de don Félix.--Le bon Gitano.--Madrid.--Premier aspect de cette capitale.

Arrivés à Valence, nous descendîmes chez M. Pared..., ami et confident des projets de don Félix. Madame Pared... paraissait elle-même initiée dans tous les secrets, de sorte qu'après quelques minutes de complimens, la plus grande confiance régna entre nous. Cependant, comme la politique menaçait d'occuper ces messieurs, la maîtresse de la maison me proposa une promenade, et j'acceptai. Suivies de deux laquais, nous nous rendîmes à l'Alaméda. Cette promenade, d'une longueur extraordinaire, n'est autre chose que le chemin de Valence à la mer. On y a planté à droite et à gauche des doubles contre-allées d'orangers, de palmiers et de peupliers d'Italie. Au moment où nous arrivâmes, je me crus transportée aux Champs-Élysées de la fable. Mon illusion venait de ce que dans les belles soirées d'été, les femmes des artisans et même de la bourgeoisie viennent respirer le frais à l'Alaméda, vêtues d'une simple tunique de mousseline blanche, serrée seulement autour du cou, et qui descend jusqu'aux pieds.

Malgré une absence de deux grandes heures, nous trouvâmes nos messieurs aussi occupés de leurs affaires. MM. Luitz et Pared... prirent congé de nous, après quoi nous nous retirâmes dans nos appartemens. Le lendemain matin, don Talliani et D. Vicente me firent demander la permission d'entrer chez moi; il était à peine huit heures, mais dans ces climats, l'heure est très légale pour entrer chez une femme. D. Félix m'apprit que D. Louis était parti le matin pour Murcie, et que lui-même partirait le lendemain pour Alicante, d'où il reviendrait dans cinq ou six jours au plus tard. Pendant ce temps-là, me dit-il, vous voudrez bien agréer D. Vicente pour votre cavalier. Amusez-vous, ajouta-t-il, pendant que je vais veiller aux grands intérêts qui me sont confiés; à mon retour, j'aurai probablement à vous communiquer des choses importantes, et peut-être à vous demander des conseils.

D. Félix sortit et me laissa avec D. Vicente, qui, à travers sa gravité habituelle, laissait percer un air de satisfaction qui me frappa et dont je lui demandai la cause. Vous avez, me répondit-il, «deviné juste, madame, je suis on ne peut plus satisfait de l'entrevue que j'ai déjà eue avec deux de mes amis, avant que vous ne fussiez éveillée. Tout va bien.»

Je n'avais pas le projet de faire un long séjour à Valence, et il me tardait que D. Félix revînt d'Alicante, pour lui déclarer que je voulais me rendre à Madrid. Il revint au bout de six jours. Je passai ce temps dans la société de madame Pared... Le matin son mari venait chez moi et s'y entretenait avec D. Vicente, du grand objet qui les occupait exclusivement. Ils paraissaient persuadés l'un et l'autre que mon voyage en Espagne avait une grande importance politique; et plus je cherchais à les en dissuader, plus ils le croyaient.

D. Félix arriva le soir même; il me parut très satisfait de son voyage.

Il sortit pour une affaire pressante, mais ne revint pas; notre inquiétude devint extrême, quand déjà fort avant dans la nuit, un gitano se présenta chez M. Pared...; il apportait un billet de D. Félix, conçu en ces termes: Le parti ennemi m'a fait assaillir; j'ai été un moment entre les mains d'Elio; mais j'ai été délivré par nos fidèles. Je suis en sûreté à deux lieues d'ici. Le porteur de ce billet vous servira de guide pour vous conduire à Madrid, où nous nous retrouverons.

Je pris une décision sur-le-champ; mais j'insistai pour voir D. Félix avant mon départ. M. Pared... et D. Vicente me firent comprendre que cela était impossible, mais ils me firent espérer que pour peu que je fisse diligence, je pourrais rejoindre D. Félix à San Clémente, dans la Manche, pour continuer avec lui le voyage jusqu'à Madrid. Yusef loua un calesin et deux bonnes mules. Je quittai mes hôtes de Valence, après bien des témoignages d'intérêt et d'amitié.

Le lendemain, à l'ouverture des portes, je sortis de Valence, et je pris la route de Madrid. Mon brave gitano, étendu sur le brancard à mes pieds, me racontait ses campagnes; nous arrivâmes en six jours à San Clémente, où je trouvai pour la première fois un gîte humain, mais, malgré l'industrieuse activité de Yusef, je ne pus rien apprendre de D. Félix. Nous arrivâmes enfin à Madrid, moins fatigués que je ne m'attendais à l'être; grâces aux soins de Yusef, qui trouva moyen de m'épargner une foule de désagrémens auxquels n'échappent dans ces voyages de l'intérieur de l'Espagne que les personnes qui voyagent à grands frais, et avec leurs propres relais. Je descendis à l'auberge de la Fontaine d'or, située dans une des plus belles rues de Madrid, près de la place célèbre, qu'on appelle La puerta del Sol, rendez-vous de tous les oisifs de la capitale. Mon premier soin fut d'envoyer Yusef, qui connaissait parfaitement Madrid, à la découverte, pour avoir des nouvelles de D. Félix. Il n'apprit rien ce jour-là, et je me couchai peu de temps après mon arrivée. Le lendemain matin de bonne heure j'envoyai les lettres de recommandation et de crédit, dont m'avait muni M. Pared...; et deux heures après je reçus la visite de M. Wismann, chef d'une maison anglaise, établie à Madrid. Il me remit une lettre à mon adresse, qu'il avait reçue le matin même. Elle était de D. Félix, qui m'écrivait d'une petite ville de la Manche. Il s'excusait de n'avoir pu passer par San Clémente, et m'annonçait sa très prochaine arrivée. M. Wismann me demanda si je comptais faire quelque séjour à Madrid; et sur ma réponse affirmative, il m'engagea à me loger ailleurs qu'à l'auberge, et se chargea obligeamment de me chercher un logement décent. À Madrid comme à Londres, plusieurs propriétaires sous-louent des appartemens meublés. En effet, dès le jour même, j'occupai dans la belle rue d'Alcala un appartement de la meilleure tenue.

Tous ces arrangemens domestiques une fois pris, j'attendais avec impatience l'arrivée de don Félix. Il arriva enfin, et vint me témoigner une satisfaction que je ressentais également; car je ne l'avais pour ainsi dire pas revu depuis Valence. Don Félix me félicita sur mon logement qui lui parut fort bien disposé, quoique, me dit-il, il se fût attendu à ce que nous logerions ensemble. Je lui fis sentir que les convenances ne permettaient pas que je me misse, pour ainsi dire, en ménage avec une personne et de son âge et de ses habitudes. J'ajoutai que, bien que je m'intéressasse vivement au succès de ses desseins, dans la persuasion où j'étais qu'ils n'avaient que l'ardent amour de son pays pour mobile, je ne voulais, au moins en apparence, avoir l'air d'y prendre la moindre part. Cette déclaration ne lui plut pas; mais après quelques observations de ma part, où perçait peut-être malgré moi la preuve d'un vif attachement, il se rendit, mais en ajoutant qu'il comptait toujours sur moi si l'occasion se présentait de rendre un grand service à sa cause. Nous changeâmes de discours, et je lui demandai s'il se proposait de rester long-temps à Madrid: Jusqu'au bout, me dit-il. Et l'impétueux jeune homme se répandait en espérances infinies sur la régénération de l'Espagne, devenue depuis si fatale à ses partisans.

Je n'avais pas écrit à don Pedro depuis notre séparation; je réparai cette impardonnable négligence par la lettre la plus affectueuse. La réponse de don Pedro était bienveillante, mais avec restriction. Il y a danger pour vous, me disait-il, avec la personne qui vous accompagne; au nom du ciel, ne vous compromettez pas. Permettez que, pour vous rendre le séjour de Madrid plus sûr, je vous adresse à don Joseph A..., l'un des premiers avocats de la capitale; je lui annonce votre visite. Je ne doute pas qu'il ne vous prévienne et n'aille vous offrir ses services. Si, comme je le présume, vous êtes curieuse d'observer le peuple que vous êtes venue visiter, vous en trouverez l'occasion dans la maison de don Joseph qui reçoit beaucoup de monde...

Ma première entrée dans la société se fit cependant chez M. Wismann, qui me présenta à sa famille. Mme Wismann recevait principalement les négocians étrangers établis à Madrid, et qui formaient entre eux une espèce de colonie. On s'occupait beaucoup de politique dans cette maison que fréquentaient aussi plusieurs membres du corps diplomatique, dont M. Wismann était le banquier. Les opinions du maître de la maison étaient fort libérales, mais on n'y conspirait pas. Je m'aperçus en général que dans la capitale la conspiration avait un autre caractère que dans les provinces. Il y avait moins de mystère.

Je voulus, en profitant des lettres d'introduction que j'avais reçues de don Pedro, étudier des moeurs si nouvelles pour moi. L'Espagne, plus qu'aucun autre pays, avait conservé une physionomie particulière, quelque chose, si je puis m'exprimer ainsi, de primitif, que je n'avais observé ni en Italie ni en Allemagne, où la population des capitales se rapproche plus ou moins dans les goûts et dans les habitudes de celle de Paris. Cependant ce n'était point de la même manière, et, sauf la classe relativement peu nombreuse qui partout se donne à elle-même le titre de bonne compagnie, il y avait dans les coutumes et dans les usages habituels de la vie des différences notables que je n'avais point remarquées dans les autres grandes villes de l'Europe que j'avais habitées.

J'envoyai la lettre de don Pèdre à don Joseph A... qui, dès le lendemain, vint me visiter et m'offrir sa maison; cette expression officielle donne en Espagne, chez la personne qui l'adresse, tous les droits d'une présentation dans toutes les règles. Celui ou celle qui en est l'objet est, dès ce moment, ce qu'on appelle visita de casa, c'est-à-dire, qu'il est de toutes les fêtes, bals ou assemblées qui se donnent dans la maison, sans avoir besoin d'autre invitation qu'un avis verbal.

Don Joseph A... recevant beaucoup de monde, il y avait tous les soirs chez lui, après l'heure de la promenade, une tertulia habituelle, et deux fois la semaine une assemblée beaucoup plus nombreuse.

Don Joseph A... était fort instruit, et quoique toutes les études de sa vie eussent été dirigées vers la jurisprudence, il avait beaucoup de littérature, et sa conversation était fort intéressante. J'aimais à lui entendre raconter les anecdotes du temps du Prince de la Paix qu'il avait été à même de bien connaître, ayant eu une liaison fort intime avec le chanoine don J. Duro, confident de ce célèbre favori, et avec la comtesse de C... qui exerçait la même influence sur le chanoine que celui-ci sur son patron.


CHAPITRE CXCIX.

Confidences de D. J. A... sur le Prince de la Paix et les moeurs espagnoles sous son ministère; les salons de la haute société de Madrid.--Portrait du général Zayas.--Audiences mystérieuses du roi.--Ferdinand VII.

Parmi les faits curieux que me racontait don Joseph A... sur cette époque, je me bornerai à une légère esquisse de l'état dans lequel la faveur du Prince de la Paix avait plongé la société en Espagne. Pour se faire une idée de la corruption espagnole à cette époque, il faudrait rassembler les doubles images de la régence et du directoire, et encore l'histoire de France n'aurait peut-être pas le prix de l'immoralité.

L'amour de la reine pour don Manuel Godoy, Prince de la Paix, et l'inconcevable aveuglement de Charles IV, avaient réellement mis le sceptre des Espagnols aux mains de ce favori. La haine publique lui était une recommandation, le pouvoir pas autre chose qu'une caisse de plaisirs, et une source de caprices désordonnés et nouveaux. La passion pour les femmes dominait chez lui toutes les autres. Sûr de son empire sur le roi, il ne ménagea plus la reine, et il entretint publiquement une maîtresse qu'il avait, dit-on, épousée, ce qui ne l'empêcha pas d'obtenir la main d'une princesse de la famille royale, nièce du roi. Il ne cessa pas de fréquenter dona Pepa Turo, la maîtresse dont j'ai parlé, qu'il logea magnifiquement dans le Retiro, résidence royale, et dont il eut des enfans auxquels passèrent les titres les plus magnifiques de la monarchie.

Le Prince de la Paix habitait alternativement la capitale et les maisons de plaisance où résidait le roi. Sa cour était plus nombreuse que celle du monarque; tous les jours, de onze heures à midi, accouraient dans ses palais une foule innombrable de personnes de toutes les classes, jalouses d'obtenir un regard. Là, on voyait confondus pêle-mêle les grands d'Espagne, les généraux, les magistrats, les prélats, les moines, les plébéiens, les duchesses et les courtisanes. Les plus jolies femmes de l'Espagne accouraient à ce bazar de la fortune. On passait même les mers pour prendre part à ce concours de la beauté; on venait d'Amérique exposer ses charmes au prince roi, et on remportait, à la suite de quelques complaisances, les meilleurs emplois des colonies. Il y en avait pour les maris, pour les frères et pour les amans. Je n'oserais pas raconter à mes lecteurs le trait suivant, si don Joseph A... ne m'avait assuré en avoir été le témoin avec plus de mille autres personnes.

La marquise de ..., encore vivante en 1822, sollicitait depuis long-temps une audience particulière du Prince de la Paix sans pouvoir l'obtenir. Elle la dut enfin aux sollicitations et aux importunités dont elle accabla le chanoine Duro et la comtesse de C...; son but était d'intéresser le prince à une affaire d'une haute importance pour sa fortune, en essayant sur lui le pouvoir de ses charmes. Son audience fut indiquée quelques momens avant l'heure à laquelle le prince se montrait à ses courtisans dans les vastes salons du palais. La marquise entra dans son cabinet en traversant la foule déjà réunie, y resta à peine un quart d'heure, et, chiffonnant ses falbalas que le prince avait respectés, affecta de sortir dans un désordre qui pût lui donner l'étrange relief, et l'honneur si scandaleusement poursuivi par les plus grandes dames, d'avoir excité les désirs du satrape. Le bruit de cette aventure, que tout le monde crut réelle, ne tarda pas à venir aux oreilles du prince, qui la démentit, et qui fut cru d'autant plus facilement qu'on savait qu'il n'aurait pas mis le moindre scrupule à l'avouer.

Je passe sous silence un bon nombre d'autres anecdotes que je sus de la bouche de don Joseph A... et qui m'intéressaient alors, parce que j'avais occasion de voir souvent plusieurs des personnages qui y avaient joué un rôle.

Je fus présentée par don Félix à la baronne de C..., parente du général Castagnos. Sa maison réunissait la plus haute société de Madrid. J'y fus parfaitement bien accueillie. Le ton de cette maison, à quelques nuances nationales près, était celui de la très-bonne compagnie de Paris. Je fus frappée d'un usage que je n'avais pas trouvé aussi généralement répandu dans la société de don Joseph A... Presque toutes les femmes se tutoyaient entre elles; j'en demandai l'explication au spirituel général Zayas, habitué de la maison, et qui se fit mon chevalier dès le premier jour de mon introduction chez la baronne de C... Il me dit que les grands d'Espagne se tutoyaient tous entre eux, et que les titulos de castelli, qui sont après eux la première noblesse du royaume, suivaient cet exemple pour s'assimiler autant que possible à la première classe de la nation.

Le général Zayas est né à la Havane; il avait été prisonnier en France, où il fut traité, par le gouvernement impérial, plus sévèrement que ses compagnons d'infortune, ayant subi une longue détention à Vincennes. Après la restauration il resta quelque temps à Paris, et en avait conservé un souvenir très agréable. Instruit par don Félix de mes liaisons avec Moreau et avec Ney, il me mettait souvent sur ce chapitre, et la manière dont il me parlait de ce dernier ne contribua pas peu à m'inspirer une estime qui donna, pendant quelque temps, de l'ombrage à don Félix, qui m'en témoigna, non de l'humeur, car cet excellent jeune homme n'en eut jamais avec moi, mais de la tristesse. Il cessa bientôt de s'en plaindre, et je ne tardai point à apprendre la cause de ce changement. Don Félix, qui sacrifiait tout au triomphe de ses opinions politiques, témoigna autant d'attachement au général Zayas, qu'il avait manifesté d'éloignement quand il sut que ce général était constitutionnel.

J'entendais dire tous les jours à une foule de personnes qu'elles avaient été à la cour. Je demandai au général Zayas ce que cela signifiait: j'appris que ce qu'on appelait aller à la cour était tout simplement se présenter le dimanche dans les salons du roi à midi, que personne n'en était exclu pourvu qu'il portât un uniforme, ou un habit à la française, qu'en Espagne on appelait traje diplomatico. Si vous voulez voir le roi et lui parler, me dit le général Zayas, il n'y a rien de plus facile; faites demander au capitaine des gardes, ou au premier gentilhomme de la chambre de service, une audience qui n'est jamais refusée, et prenez le premier prétexte qui vous passera par la tête; sa majesté vous accueillera très bien. Cependant, si vous tenez à obtenir quelque distinction personnelle, adressez-vous particulièrement au duc d'A..., qui est l'intermédiaire officiel des présentations intimes. Je ne me proposais pas de suivre ce conseil; mais don Félix, à qui j'en parlai, me pressa de voir le duc d'A..., et lui écrivit sur-le-champ en mon nom pour lui demander un rendez-vous. Le duc ne me fit pas attendre long-temps sa réponse, car il vint lui-même au moment où je me disposais à sortir pour aller à la promenade. Ce seigneur passait pour le confident des promenades nocturnes que Ferdinand faisait de temps en temps. Je le remerciai de sa politesse, d'autant qu'il ignorait le motif du rendez-vous que je lui demandais; mais, comme il était fort galant et accoutumé à ce que les femmes s'adressassent à lui pour obtenir, par ses entremises, quelque grâce, il s'imagina que j'avais plus que des vues politiques sur son maître; et rien ne me parut plaisant comme l'air d'importance que se donnait ce noble duc pour un office dont personne ne lui enviait le triste honneur. Pendant les fadeurs de l'ennuyeux gentilhomme, je trouvai un prétexte d'audience, et même un prétexte sérieux et réel: je me rappelai une ancienne affaire de créances hollandaises sur l'Espagne, dont j'avais les titres dans mes papiers. Je dis au duc d'A... que je voulais présenter un placet à ce sujet. Le duc m'assura de son exactitude, de son empressement, et même de la gracieuseté du souverain.

Peu de temps après, j'eus la visite de don Félix, auquel je racontai ce qui venait de se passer entre le duc d'A... et moi. «Oh! oh! me dit-il, notre ci-devant jeune homme est vif; il faut qu'on lui ait parlé de vous, et qu'il en ait déjà parlé plus haut.»

--«Peut-être la police...»

--«Il est nécessaire que vous éclaircissiez ces soupçons. Rendez-vous demain au palais, et parlez au roi.» Et comme je faisais quelques objections, don Félix me répondit: «Ferdinand VII est le plus accessible des souverains.» J'en eus la preuve le lendemain; car, m'étant rendue au palais à l'heure indiquée, je fus introduite par un officier supérieur dans une grande salle, où je vis plus de vingt personnes. Une personne qui sortit d'une pièce attenante à celle où j'étais vint me demander si je venais de la part de son excellence M. le duc d'A... Sur ma réponse affirmative, je fus conduite dans un grand cabinet, dont la porte entr'ouverte me laissa voir le roi, qui, en passant dans la première salle, parla tour à tour aux personnes qui y étaient réunies. Peu après le duc d'A... vint me joindre; et, s'asseyant à côté de moi: «Le roi, me dit-il, est favorablement prévenu; il sait qui vous êtes: vous avez des amis ardens, mais indiscrets. Sa majesté est très bien disposée pour vous.» Je ne comprenais rien à ce discours, et j'allais en demander l'explication au duc lorsque je fus interrompue par l'arrivée du roi lui-même, que je ne reconnus pas d'abord, parce qu'il avait quitté l'uniforme qu'il portait. Il était vêtu de noir, et me parut assez bel homme, et d'une physionomie expressive. Le duc se retira et me laissa avec sa majesté, qui me dit en très bon français: «A... m'a parlé de toi; nous te connaissons, beau masque: je me ferai rendre compte de la créance que tu réclames. Mais Madrid, comment est-il vu par la maligne Française? Que dit-on de moi à Paris? Comptes-tu rester encore quelque temps?» Je fus tout étourdie de ce tutoiement, signe de la grandeur royale, singulier privilége de la souveraineté, qui se trouvait le même que le symbole de l'égalité pour nos sans-culottes. Je ne fus pas moins interdite des brusques et innombrables questions du monarque castillan.» Sire, répondis-je en balbutiant, j'ai sollicité l'honneur d'être présentée à votre majesté, pour lui demander...»

--«C'est bon, c'est bon; A... se mêlera de cela; parlons d'autre chose. Est-il vrai que tu aies reçu des confidences de Napoléon?»

--«Sire, votre majesté paraît avoir reçu beaucoup de renseignemens sur mon compte; mais elle me permettra de lui faire observer qu'ils peuvent n'être pas fort exacts.»

--«Oh! que si: j'ai mes correspondances à Paris. Je sais tout, puisque je sais, quant à toi, simple particulière, tes relations avec Moreau et avec le maréchal Ney. Tu cours le monde pour te consoler. Est-ce pour cela que tu as fait connaissance d'un certain don Félix? J'approuve tes projets de distraction; et, pour les seconder, voici une carte à l'inspection de laquelle tout te sera ouvert.» Là-dessus le roi me salua de la main, et se retira. J'avoue que, malgré son affabilité, Ferdinand n'exerça point sur moi ce prestige des grandes figures historiques qui avaient passé sous mes yeux.

Je trouvai D. Félix à la porte du palais, fort impatient de savoir ce que sa majesté m'avait dit. Je l'inquiétai beaucoup en lui disant qu'il avait été question de lui. «Mais rassurez-vous; Ferdinand n'a pas mêlé un mot de politique à toutes ses gracieuses paroles. Tout ce que j'en ai obtenu se réduit à cette carte, qui me donne l'entrée de toutes les maisons de plaisance où le public n'est pas admis.»

--«Comment diable! s'écria don Félix; mais c'est un brevet de sultane favorite que vous avez là. Vous ne tarderez pas à voir le duc qui vous engagera à aller, à un jour fixé, soit au petit jardin du Retiro, soit au Casino de la porte des Ambassadeurs; et, si vous acceptez, vous êtes certaine que vous y verrez le roi.»

«--Soyez tranquille, Don Felix; j'ai beaucoup failli, mais j'ai souvent aussi résisté; et si mon âge ne me mettait à l'abri des persécutions galantes que vous craignez, je trouverais encore de quoi m'en préserver dans mes souvenirs.»

Le duc d'A... ne manqua pas de venir me voir le lendemain, et me félicita de mon succès auprès du roi: «Sa majesté vous a fait une faveur dont elle est avare en vous donnant une de ces précieuses cartes que toutes les dames de Madrid vous achèteraient au plus haut prix.» Je souris de l'idée que le duc d'A... avait de la vertu des femmes de cette capitale.

«Vous profiterez des bontés du roi?» me dit-il.

«--Mais c'est selon: si je ne puis m'y faire accompagner, il n'en sera rien. Une femme seule, étrangère, peut-elle se présenter décemment?

«--Qu'à cela ne tienne; je serai votre cavalier. Vous n'avez qu'à m'indiquer le jour, et nous ferons ensemble une promenade au petit jardin du Retiro.

«--Nous verrons, dans quelques jours.

«--Mais c'est demain que j'espère que vous me ferez cet honneur?»

J'acceptai enfin, poussée par cette curiosité qui m'a si souvent et sans réflexion fait aborder les situations les plus extraordinaires.

Le duc fut fort exact le lendemain, et nous montâmes en voiture. Nous nous rendîmes au Retiro. Le duc d'A... ne cessait de me vanter l'amabilité du roi; je commençais à croire que don Félix avait raison, et je ne tardai pas à prendre quelques vertueuses terreurs. Depuis une demi-heure à peine nous étions, le duc et moi, dans un tout petit pavillon fort élégamment meublé que la porte s'ouvre et que je vois entrer Ferdinand, qui dit au duc, en espagnol: «Ah! tu donnes des rendez-vous chez moi?» Je m'étais levée à l'aspect du roi. «Qu'on s'asseye, me dit-il, que je sois un moment en tiers dans la conversation.» Un moment après, il dit au duc: «Je pense que madame doit avoir besoin de se rafraîchir. Fais-nous apporter un refresco.» Le duc sortit immédiatement, et le roi me dit en souriant: «Ce bon A... eût été bien étonné que je l'eusse retenu; il n'est pas accoutumé à ces manières.» Un laquais apporta un plateau sur lequel étaient des sorbets, des confitures, du chocolat et des cigares. S. M. m'engagea à prendre quelque chose et me servit une glace. Elle en prit elle-même, et fit un signe au laquais qui se retira. J'avais contre Ferdinand VII quelques préjugés; mais j'avoue que ce jour-là je le trouvai fort aimable. Je me sentis toute disposée à attribuer, ainsi qu'il le faisait lui-même, toutes les fautes de son gouvernement à la difficulté des circonstances.

Notre conversation fut longue, et je fus la première à m'apercevoir que la nuit était venue. Le roi sonna, et le duc d'A. parut. Ferdinand alla rejoindre sa suite au pavillon de l'étang du Retiro, où il était attendu, et je repris avec le duc le chemin de ma maison. Il me quitta à la porte pour se trouver au palais en même temps que son maître. Je trouvai chez moi un billet de don Pedro, qui, arrivé ce jour même à Madrid, était venu me voir immédiatement. Il m'annonçait qu'il repasserait le soir après le spectacle. Je ne pus m'empêcher d'être frappée de l'à-propos qui faisait arriver à Madrid le seul homme auquel j'eusse fait une confidence presque entière de ma vie le jour même où j'avais à ajouter une nouvelle aventure au grand livre de celles qui m'étaient arrivées.

Don Pedro revint en effet vers onze heures. J'eus le plus grand plaisir à revoir cet excellent ami, et de son côté il me témoigna la plus vive satisfaction, surtout lorsqu'après lui avoir fait part de la manière dont je vivais dans la capitale de l'Espagne, il vit que je m'occupais fort peu de politique. J'en suis d'autant plus charmé, me dit-il, que moi-même, partisan des améliorations, moi-même habitué aux dangers, je ne vois pas sans effroi les épouvantables excès qui sortent toujours comme les premiers fruits d'une révolution. Je parlai à don Pedro de ma présentation au roi, et de confidence en confidence, j'en vins à lui révéler que ce jour même, et au moment où il était venu chez moi, j'étais au Retiro en tête à tête avec S. M. C. Don Pedro resta comme ébahi à cet aveu. Vous êtes, me dit-il, une singulière femme; quand vous manquez d'aventures, elles viennent vous chercher. Trente femmes à Madrid briguent la faveur de ce qu'on appelle ici la llave secreta, la clef secrète, et ne peuvent l'obtenir; et sur une idée, demander par passe temps une audience au roi; toutes les combinaisons s'accumulent pour vous faire réussir. Cependant je dois vous prévenir que cette intimité ordinairement peu durable a des inconvéniens. Je ne cherche point à deviner ce qui peut s'être passé dans cette entrevue, mais le roi est peu discret. On dirait même qu'il n'agit que pour parler, et qu'il ne recherche les aventures, que pour les frais de sa conversation avec sa camarilla.

--N'allez pas si loin, mon ami, dans vos suppositions, toutes vos alarmes tombent devant l'innocence, et pour que l'avenir ne m'expose pas plus que le passé, j'ai grande envie de quitter Madrid qui commence à me peser, et je le ferais immédiatement si je trouvais une occasion agréable de parcourir l'Andalousie, et de visiter Cadix.

--Je serai votre compagnon de voyage si vous voulez, et moyennant un délai de quatre jours. J'acceptai avec empressement, et je promis de faire mes préparatifs en conséquence. Je fis observer à don Pedro que j'avais quelques comptes avec lui, et que dans la crainte d'être à charge à son amitié j'attacherais un grand prix à la vente de la créance pour la liquidation de laquelle l'audience de sa majesté me donnait bon espoir. Don Pedro se chargea de m'en débarrasser, et sans savoir comment il s'y prit, mais grâce à cette négociation sur laquelle je n'eusse jamais compté, je me trouvai encore une fois riche.


CHAPITRE CC.

Excursion en Andalousie.--Cadix.--Révolution de l'île de Léon.--Les contrebandiers.--Le Mameluck.--Société de Cadix.

Je ne pouvais quitter Madrid sans prévenir don Félix et sans m'excuser auprès de lui, non pas de la rupture de notre liaison, mais de l'éloignement qui allait en détendre les liens. Je craignais la susceptibilité de l'amour-propre, qui fait souvent que l'idée d'une séparation inspire aux hommes une jalousie subite; ce qui était de la bonne amitié se change alors quelquefois en passion. Il n'en fut point ainsi avec don Félix. Cet excellent jeune homme avait de la candeur, et ne vint point réclamer par vanité des droits qu'il n'avait point eus par amour. Il était d'ailleurs si possédé de sa fièvre politique qu'il convint ne pouvoir m'offrir qu'un dévouement trop distrait. «Don Pedro, me dit-il, est un compagnon de voyage d'un âge plus convenable pour une femme. Du reste, ajouta don Félix, je serai à vos ordres; qu'un mot de vous commande démarches, présence, vous pouvez de moi tout attendre. Nous nous retrouverons d'ailleurs probablement en Andalousie.»

Le duc d'A... revint me voir; il me parla beaucoup de l'estime que le roi faisait de ma personne, et m'engagea à venir de temps en temps à l'audience du soir. Je le priai de présenter mon respect à Ferdinand et de lui offrir mes adieux. Je lui annonçai mon départ pour Cadix, ce qui le surprit; mais il ne me fit pas d'objection. Je pris congé des personnes auxquelles je devais un accueil si obligeant, et je partis en poste avec don Pedro et le fidèle Yusef. Nous étions dans une bonne calèche de voyage; nous traversâmes très rapidement la province de la Manche, et nous arrivâmes au pied de la fameuse Sierra-Morena que nous franchîmes sans accident, ce qui est presque un miracle; mais je me pressais trop de m'en féliciter ainsi qu'on va le voir.

Nous avions couché à Cordoue, où don Pedro voulut me montrer la superbe cathédrale, ancienne mosquée bâtie par les Maures, où trois cent soixante colonnes de marbre blanc témoignent de la civilisation de ces barbares dominateurs de l'Espagne. Nous arrivâmes à Écija de trop bonne heure pour nous y arrêter, et nous nous trouvâmes à la nuit close dans une espèce de désert, qui est entre un village tout neuf qu'on nomme la Louisiane et une maison de poste appelée la Portuguesa. Nous entendîmes un vigoureux coup de sifflet: «Allons, dit don Pedro, voilà sans doute une anecdote qui se prépare pour votre album. Dieu veuille que ce ne soit pas la bande de los siete ninos de Écija.» Le postillon adressa quelques mots en Espagnol à mon compagnon qui me dit: «Rassurez-vous, nous n'avons affaire qu'aux Mamelucks.» Tout étonnée de ce que me disait don Pedro, je lui demandai ce qu'il entendait par les ninos d'Écija et par les Mamelucks. La ville d'Écija a été le berceau d'une bande de sept voleurs, qui a fini par devenir une sorte de peuple constitué; toutes les fois qu'un de ces voleurs privilégiés est pris, de puissantes protections le font toujours acquitter. Quant aux Mamelucks qui ont reçu ce nom d'un Mameluck resté en Espagne dans la dernière guerre, et devenu leur chef, ce sont tout simplement des contrebandiers fort honnêtes qui exercent leur état avec une sorte de probité chevaleresque. C'étaient à eux que nous allions avoir affaire. Il en parut au moment même deux à la portière de notre voiture. Don Pedro leur adressa poliment la parole et demanda leurs ordres. «Dix onces d'or, voilà votre contribution: vous savez ce qu'il nous faut. Dix onces d'or en échange de ce rouleau de tabac, et voici un sauf conduit jusqu'à Séville.» Don Pedro présenta sa bourse au contrebandier en lui demandant s'il était de la bande du Mameluck; celui-ci répondit affirmativement.

Yusef, qui était sur le devant de la voiture, crut reconnaître quelque chose de national dans l'accent du contrebandier, et lui dit à voix basse quelques mots dans une langue que ni don Pedro ni moi n'entendîmes. Tout à coup ce contrebandier siffla fortement, et six hommes armés jusqu'aux dents parurent à nos yeux. Je crus que nous allions être égorgés, et je tremblais de tous mes membres. Don Pedro n'était guère plus tranquille; mais Yusef nous rassura en nous disant: «Calmez-vous, nous sommes en pays de connaissance; il ne vous sera fait aucune offense, et vous ne perdrez pas une obole.» Ce contrebandier, qui est le lieutenant de l'intrépide Mameluck, est un gitano comme moi. Il exerce la contrebande, qui est un métier tout comme un autre, mais ce n'est point un voleur. Nous allons être accompagnés jusqu'en vue de Carmona, et au moyen d'un signe qu'il vient de me communiquer, vous aurez, si cela peut vous être agréable, un entretien avec le Mameluck lui-même.» Yusef nous assura que cette protection nous serait bien nécessaire; car la nouvelle du prochain passage d'un convoi d'argent a mis sur pied toutes les bandes de voleurs et de contrebandiers qui ont élu domicile entre Cordoue et Séville. À une lieue de Carmona nous rencontrâmes les contrebandiers; à leur tête parut un homme à moustaches épaisses, au teint cuivré, qui nous fut présenté par Yusef, dont il prit la main, qu'il tint long-temps serrée dans la sienne; c'était ce Mameluck. Averti par Yusef, il nous salua, et un peu pressé par nos curieuses questions, il nous apprit qu'à la terrible journée du 2 mai 1808, à Madrid, il fut laissé pour mort dans une maison où il était logé avec un officier de son corps, et que, par les soins de la servante, il avait été rappelé à la vie et caché par elle; qu'à sa guérison, sa reconnaissance se changea en amour, et l'avait conduit avec cette Espagnole dans la Sierra-Morena, où la maison qu'elle habitait servait de retraite habituelle aux contrebandiers. «Je me suis alors, ajouta-t-il, enrôlé dans une compagnie de contrebandiers, et à force de services rendus, j'en suis devenu le chef, et ai donné mon nom à leur compagnie. Voilà onze ans que je règne dans ces contrées; mais je crains d'être obligé de jouer un rôle politique, attendu que l'honneur des contrebandiers exige qu'on ne les confonde pas avec ces coquins de voleurs, qui sont tous serviles.» Le Mameluck nous offrit quelques rafraîchissemens; et après avoir fait quelques présens à Yusef, qu'il connaissait depuis long-temps et auquel nous devions le dénouement heureux de cette aventure, il nous salua; et peu d'heures après, nous arrivâmes à Séville.

Nous ne nous arrêtâmes qu'un jour dans cette grande ville, que don Pedro me dit cependant être digne d'être visitée en détail. Je ne vis que la cathédrale, qui est fort belle. Nous partîmes pour Cadix, et nous arrivâmes le soir au port Sainte-Marie, jolie petite ville séparée de Cadix par une baie de trois lieues de large.

Je ne ferai pas la description de Cadix, que tout le monde connaît. Don Pedro me conduisit dans un hôtel situé sur la place de San Antonio, qui est le rendez-vous général. Nous allâmes le soir au théâtre, où je vis danser le bolero et le fandango, qui me parut plaire beaucoup aux spectateurs et surtout aux spectatrices. Je remarquai que celles-ci étaient presque toutes habillées à l'espagnole, contre l'usage que j'avais observé à Barcelone et à Madrid. À la sortie du spectacle nous passâmes la soirée dans une des maisons les plus opulentes de la ville, celle de don Isidore. Je ne fus pas peu surprise de voir des tables de jeu où de jeunes et jolies femmes tenaient la banque. On ne peut se faire d'idée de la fureur avec laquelle on amoncelait de l'or sur des tapis verts. Une chose qui ne me surprit pas moins, ce fut dans quelques parties du salon, la cigarine plantée aux plus jolies bouches. Les femmes andalouses fument presque autant que des marins hollandais.

Je m'ennuyai bientôt à Cadix comme je m'étais ennuyée à Madrid. Cependant les détails du commencement de la révolution à l'île de Léon me captivèrent singulièrement. Don Félix ne tarda point à passer par Cadix, et lui, plus engagé que don Pedro dans le parti innovateur, m'en apprit plus long. Il m'annonça que, nommé colonel et attaché au ministère des affaires par suite du triomphe chaque jour croissant du système constitutionnel, il avait une mission à remplir auprès d'un des cabinets de l'Europe les plus récalcitrans. Il n'exagérait rien en me faisant le tableau de ce triomphe. Il a été de peu de durée, mais il avait été cependant général. Certes ceux qui ont dit que la révolution d'Espagne n'a été qu'une insurrection militaire, n'ont pas vu ce qui se passait en ce pays dans les premiers jours de ce mouvement. Ils n'ont pas été témoins de l'unanimité des sentimens de toutes les classes de la nation. Je n'apercevais aucun dissentiment nulle part dans l'expression des voeux publics. J'avais déjà vu dans la société de la baronne de C..., où se réunissait la haute noblesse, chez don Joseph A..., où se rendaient la haute bourgeoisie et le haut commerce, chez M. Wismann, dont la maison était fréquentée par tous les étrangers de distinction qui étaient à Madrid, une conformité de voeux et d'espérances qui était extraordinaire.


CHAPITRE CCI.

Retour à Madrid.--Le parti modéré.--M. Martinez de la Rosa.--La Saint-Ferdinand.--Journées des 6 et 7 juillet.--La garde royale et les miliciens.--Les généraux Morillo et Ballesteros.--Les deux fuyards.--Beau trait de Yusef.

Comme don Félix quittait Cadix, et que je désirais me rapprocher du théâtre des événemens, je repartis pour Madrid. Ce n'est pas sans plaisir que je me retrouvai dans cette capitale, dont l'aspect cependant me parut changé. L'air de liberté qu'on y respirait n'était cependant pas aussi pur que je m'en étais flattée. Quelques symptômes menaçans annonçaient la tempête qui ne tarda pas à éclater. Les constitutionnels s'étaient déjà divisés; et, comme en France et en Angleterre, tous les hommes modérés étaient accusés de trahison. C'est dans ce parti que Ferdinand avait choisi son ministère. M. Martinez de la Rosa, qui, avec le comte de Toréno, avait, dans les Cortès précédentes, été à la tête du parti constitutionnel, également opposé aux empiétemens de la couronne et aux entreprises démocratiques, était le chef du conseil. M. Martinez avait une grande réputation comme orateur, et passait à juste titre pour l'un des hommes les plus intègres de l'Espagne. Littérateur plus distingué peut-être qu'homme d'état habile, il n'avait réellement de crédit que dans la haute classe de la société, où son amabilité, sa jeunesse et sa physionomie expressive lui avaient fait un grand nombre de partisans, surtout parmi les femmes. Ses ennemis (et il en avait, parce qu'il avait beaucoup de rectitude et d'impartialité) le traitaient de servile, et ne lui pardonnaient pas d'avoir, lorsqu'il était membre des Cortès, soutenu, avec un grand talent, des droits de propriété attaqués avec plus de violence que de raison, par l'inique motif que ces droits avaient la même date que des priviléges que M. Martinez n'entendait pas défendre.

J'étais arrivée le 25 mai, époque à laquelle la cour est ordinairement à Aranjuez, séjour délicieux qui paraît un Oasis au milieu des campagnes dépouillées de verdure de la Nouvelle-Castille. Il est d'usage à Madrid, parmi toutes les personnes auxquelles leur fortune le permet, d'aller passer dans cette résidence les mois d'avril et de mai. La Saint-Ferdinand, fête du roi, est célébrée le 30 de ce dernier mois. Don Félix, qui était attaché à l'état-major de l'armée en qualité de brigadier, me proposa d'aller passer trois jours à Aranjuez. J'acceptai son invitation, et nous partîmes le 28 au soir; nous arrivâmes vers minuit, et descendîmes chez une parente de don Félix, dont le mari était employé auprès du premier ministre. Dans la même maison que moi logeait le général Zayas, dont j'ai déjà parlé. Il était venu, comme les autres, pour faire sa cour dans ce jour solennel. Nous nous revîmes mutuellement avec grand plaisir. Il me demanda le motif d'un retour qui le surprenait. «J'ai bien peur que nos chers Espagnols soient fous, me dit-il; votre ami don Félix tout le premier: ils perdent leur temps sur des questions oiseuses, ils suscitent des ennemis au gouvernement constitutionnel, en effrayant les citoyens. Le clergé, qu'on a généralement aliéné, remue les provinces. Le cordon prétendu sanitaire de la France va devenir bientôt une armée. Riégo, Quiroga et tous les héros de 1820 comptent sur un enthousiasme, réel sans doute, mais qu'il ne faudrait pas laisser évaporer en hymnes patriotiques. Si c'est la curiosité seule qui vous a conduite en Espagne, vous pouvez vous promettre satisfaction, et je crains bien que, de même que vous vous êtes trouvée à l'explosion de la révolution, vous ne soyez bientôt témoin de la contre-partie.» Ce discours du général Zayas, dont j'appréciais le jugement et l'esprit, me peina. Je le répétai à don Félix, qui ne fit qu'en rire, et qui me dit que le général avait voulu me faire jaser, d'autant qu'il était lui-même le chef d'un des partis dont il m'avait fait la peinture. Cet officier général en effet était à Madrid le grand-maître des francs-maçons. Cependant, malgré les assurances de don Félix, je ne tardai pas à voir que le général Zayas ne m'avait point trompée. La veille de la Saint-Ferdinand, la ville se remplit d'une foule de paysans de la Manche, et il y eut dans la soirée quelques rixes entre eux et les miliciens d'Aranjuez. On appelait alors miliciens nationaux en Espagne ce que nous nommons en France garde nationale. J'en parlerai plus au long lorsque je raconterai les scènes du 7 juillet.

Le matin du 30, le roi et la famille royale reçurent dans leur palais les félicitations d'une innombrable quantité de personnes; après quoi, suivant un ancien usage, leurs majestés, suivies des princes et des princesses, du corps diplomatique, des ministres et de toutes les personnes qui avaient été admises à faire leur cour, descendirent dans les jardins, et s'y promenèrent pendant une heure. Le coup d'oeil de cette espèce de procession politique était admirable. Les hommes et les femmes qui avaient assisté au baise-mains portaient le plus riche costume. Une foule immense devenait comme le peuple magique de ces magiques jardins. Cette frivolité ne semblait rien présager de politique; aucun sentiment violent ne paraissait gronder au fond des coeurs; mais à peine le roi se fut-il retiré, que quelques cris de vive le roi absolu! se firent entendre. Ils furent étouffés par ceux de vive le roi constitutionnel! poussés par les miliciens. Ces cris effrayèrent la foule des promeneurs, et en peu d'instans les jardins furent déserts. Vers les quatre heures, et avant que la famille royale sortît pour la promenade obligée de ce jour-là, on entendit dans les environs du palais les mêmes cris; mais cette fois il y eut des rixes: la garde royale prit les armes, ainsi que la milice, et l'on craignit un moment que la garde, qui, depuis quelque temps, était mécontente, ne saisît cette occasion de vengeance, d'autant qu'on savait que les troupes étaient travaillées dans un sens anti-constitutionnel. Le général Zayas, auquel la qualité d'aide-de-camp du roi donnait à toute heure l'entrée au palais, alla trouver sa majesté catholique, et lui représenta énergiquement la nécessité de témoigner hautement son mécontentement des cris inconstitutionnels. Le roi chargea son frère, l'infant don Carlos, de parcourir la ville et de déclarer, en son nom, que le seul cri qui plût à son coeur était celui de vive le roi constitutionnel!

Cette démarche du prince calma les esprits sans leur ôter cependant la sourde conviction que le mouvement anti-constitutionnel n'était qu'étouffé et qu'il se reproduirait bientôt si l'on ne s'assurait de la garde royale.

Je revins à Madrid le soir même avec don Félix, qui commençait à croire que le général Zayas pouvait bien ne pas s'être trompé dans ses prévisions. L'événement d'Aranjuez fut diversement interprété; le ministère n'y vit ou feignit de n'y voir qu'une malveillance imprudente de quelques paysans séduits; mais les Cortès ou les exaltés, qui étaient en nombre à peu près égal à celui des modérés, prirent les choses plus sérieusement. Les tribunaux informèrent. Il se forma des réunions, et la fermentation augmenta au point que les Cortès engagèrent les ministres à prier avec instance le roi de revenir dans la capitale.

Tout le mois de juin se passa dans un état de tranquillité équivoque. La populace des faubourgs, alors fort constitutionnelle, insultait fréquemment les soldats de la garde royale. Les miliciens, dont la conduite dans ces circonstances critiques est au-dessus de tout éloge, étaient constamment sur pied, et ce n'est pas sans peine qu'on atteignit sans trouble le 30 juin, jour où le roi devait faire en personne la clôture des Cortès.

Sa majesté s'y rendit en effet avec son cortége ordinaire. La garde royale et la garnison étaient sous les armes. Une foule nombreuse était rassemblée aux portes du palais et dans la rue voisine de la salle des Cortès. La populace des faubourgs paraissait agitée; cependant il n'y eut point de cris inconvenans pendant le trajet non plus qu'au retour; mais à peine le roi fut-il rentré au palais, que la garde fut insultée par le peuple, qu'elle avait, à la vérité, provoqué par le cri de vive le roi absolu! poussé par quelques soldats. La journée se passa assez tranquillement; mais vers le soir on apprit qu'un officier aux gardes, appelé Landaburu, avait été assassiné dans le palais par ses propres soldats. Cet officier était connu par ses opinions constitutionnelles très prononcées. La garde royale prit les armes, et la milice en fit autant. Le capitaine général Morillo, le même qui était revenu d'Amérique, se rendit au palais, et dès ce moment Madrid présenta l'aspect d'une ville assiégée. Les deux bataillons de la garde qui étaient de service au château témoignèrent, par leurs démonstrations, qu'ils étaient disposés à la résistance si on venait leur demander raison du meurtre de Landaburu. Les autres bataillons de ce corps manifestèrent qu'ils soutiendraient leurs camarades. La guerre paraissait déclarée entre les deux partis, et l'on s'attendait à une catastrophe sanglante. Le 2 juillet au matin, don Félix vint m'apprendre que dans la nuit les deux régimens de la garde royale étaient sortis de la ville, et que les deux bataillons qui étaient au palais s'étaient établis militairement et ne laissaient pénétrer au palais que les ministres, les officiers généraux, et les personnes employées dans le gouvernement et dans la maison du roi. Je logeais dans une large rue appelée de San-Bernardo, non loin du palais; je sortis, et, en passant sur la place de Saint-Dominique, j'aperçus à peu de distance les sentinelles avancées de la garde, tandis qu'à cent pas et du côté de la ville étaient établis des piquets de miliciens. Je poussai jusqu'à la porte del Sol que pressaient les flots d'une multitude en délire. J'ai déjà dit, et je répète exprès dans cette occasion, que la populace de Madrid, presque toute présente sur ce point, était fort constitutionnelle en 1822. J'en fais la remarque parce que cette même populace manifesta dix mois après des sentimens absolument opposés; ce qui prouve que partout les populaces se ressemblent dans leur mobilité, et qu'en Espagne, cet instinct grossier qui dresse et abat des idoles a quelque chose de plus insaisissable encore.

La contenance martiale de la milice urbaine annonçait beaucoup de confiance; et quoique les deux régimens de la garde, même les deux bataillons de service au palais, fussent campés à deux lieues de Madrid, au château royal du Pardo, les habitans de la capitale ne paraissaient rien redouter. Les rebelles étaient assez embarrassés; ils avaient compté, sur la parole de leurs chefs, que le reste de la garnison et une partie de la population de Madrid se joindraient à eux; personne ne remuait, et il n'y eut de défection que dans leur propre parti. Beaucoup d'officiers, qui avaient obéi au mouvement dont ils ignoraient le but au moment du départ, revinrent dès qu'ils le purent ainsi qu'un grand nombre de soldats, et se placèrent sous les ordres du général Morillo, qui prit le commandement en chef de toutes les forces.

Partout ailleurs qu'en Espagne un pareil état de choses n'aurait pas duré vingt-quatre heures; mais dans ce singulier pays tout est contraste, contradiction, différence. Pendant cinq jours entiers près de quatre mille hommes des meilleures troupes restèrent campés à deux lieues de la capitale, qu'elles avaient quittée sans ordre comme sans motif; car, dans les pourparlers qui eurent lieu entre quelques chefs de la garde et le ministre de la guerre, ceux-là n'articulèrent d'autres griefs que des insultes légères de la part de la populace. Le roi continuait de travailler avec ses ministres. Le conseil d'état s'assembla plusieurs fois, et sa majesté catholique lui soumit quelques observations vagues sur la nécessité de donner à l'autorité royale un peu plus d'extension: Ferdinand VII se plaignit de ce que Riego affectait des airs de domination offensans pour la majesté royale; mais ni sa majesté ni les chefs des troupes rebelles ne proposaient aucune mesure positive. Il semblait qu'on attendît du dehors l'annonce d'autres événemens pour prendre un parti.

Cependant, comme je l'ai déjà dit, la ville présentait l'aspect d'une place de guerre, sans que toutefois il y eût aucune interruption dans le cours ordinaire des affaires: les boutiques ne furent pas fermées un seul instant; il n'y eut pas le moindre désordre; personne ne fut insulté; les théâtres et les promenades étaient fréquentés comme à l'ordinaire; on entrait et on sortait librement par toutes les portes, même par celle qui allait au Pardo. Les environs du palais étaient gardés par les deux bataillons dont j'ai parlé, lesquels étaient comme cernés par une ligne de miliciens qui bivaquèrent pendant huit jours. Le quartier-général était à la grande place, où avait été établie une batterie d'artillerie. La caserne des canonniers de la garde, située à très peu de distance du château, devint le rendez-vous des officiers sans troupe et de tous les militaires appartenant à divers corps, tandis qu'un peu plus loin, sur la place de Saint-Dominique, il se forma un autre rassemblement tout composé d'officiers, qui prirent le nom de bataillon sacré. Don Félix était un des chefs de ce rassemblement.

Je logeais, comme je l'ai déjà dit, dans la rue Saint-Bernard; et soit que je sortisse de chez moi, soit que j'y rentrasse, je passais devant le corps-de-garde de la place Saint-Dominique, qui ressemblait à un bivouac. Je connaissais plusieurs des officiers qui s'y étaient réunis; et tous les soirs, pendant toute la durée de cette espèce de siége, un grand nombre de dames avaient fait de la place le rendez-vous à la mode, la promenade favorite.

Le 5 et le 6 juillet, il y eut de nouveaux pourparlers entre les ministres, le général Morillo d'une part, et deux des chefs des troupes du Pardo, de l'autre; mais on ne put pas s'entendre. La commission permanente des Cortès, présidée par l'amiral Cayetano Valdès, voulut intervenir, mais en vain. Les révoltés ne s'expliquaient pas sur leurs intentions, et paraissaient attendre. Dans la journée du 6, il commença à courir des bruits d'une prochaine attaque de la part de la garde royale. Ce jour-là seulement les théâtres furent déserts, ainsi que le Prado. On apprit qu'il s'était manifesté quelques symptômes fâcheux dans le quartier Saint-François, où se trouve situé l'hôtel du duc de l'Infantado; mais un corps de deux cents volontaires, que M. Beltran de Lys, riche négociant, avait levé à ses frais, maintint l'ordre. Je me retirai, ce jour-là, vers une heure du matin. J'étais accompagnée de don Félix, qui s'arrêta à la place de Saint-Dominique, et pria un de ses amis de me conduire jusque chez moi, à portée de fusil à peu près de cette place. Je crus remarquer de l'inquiétude, et j'ai su depuis que, quelques minutes avant l'arrivée de don Félix, le capitaine général Morillo avait reçu un avis auquel il avait refusé d'ajouter foi. Une personne sûre l'instruisait que les bataillons du Pardo avaient pris les armes à neuf heures du soir, et que l'attaque était imminente. Don Félix courut auprès du général Morillo, qu'il ne put convaincre et qui n'ordonna pas de dispositions, prétendant que si la garde opérait un mouvement, ce serait pour s'éloigner de Madrid.

Je m'étais couchée, et je commençais à m'endormir, lorsque je fus réveillée en sursaut par le bruit d'un chariot qui passa devant ma porte, destiné, comme on l'a vu plus tard, sans pouvoir jamais découvrir par qui, à embarrasser l'une des rues par où les miliciens auraient pu venir s'opposer à l'entreprise des révoltés. Mon fidèle Yusef, qui ne s'était pas couché, vint frapper à ma porte, et me dit qu'il ne doutait pas, d'après les bruits qui avaient couru dans la journée, que cette nuit ne fût celle qu'avaient choisie les soldats de la garde pour attaquer: «Et tenez, me dit-il, je crois entendre le pas lourd et régulier d'un régiment.» Ma curiosité et l'inquiétude me décidèrent à me lever, et je m'approchai de la fenêtre de ma chambre, dont j'entr'ouvris les croisées. J'entendis en effet un bruit qui augmentait de minute en minute, et je crus distinguer la voix de don Félix. Je sortis tout-à-fait sur le balcon, et je vis que je ne m'étais pas trompée: il était avec cinq autres officiers devant ma maison. Il me reconnut, et me dit assez bas de refermer mes volets et de me coucher. Il ordonna en même temps à Yusef de ne pas me quitter.

Il est peu dans ma nature de suivre les conseils, surtout quand quelque grande inquiétude me travaille. Je restai donc derrière mes volets entr'ouverts, et je ne tardai pas à entendre crier qui vive? Il ne fut fait aucune réponse. Don Félix et ses cinq compagnons tirèrent leurs coups de fusil, auxquels il fut riposté par une décharge du premier rang des troupes insurgées; mais en même temps, et par suite d'une terreur panique inconcevable, cette troupe, qu'on a dit être de deux bataillons, se débanda et prit la fuite par la rue de la Lune, qui était en face de chez moi, laissant trois morts sur le carreau, et quelques havresacs, shakos et fusils. Si c'était par suite d'un plan combiné que ces deux bataillons exécutèrent une manoeuvre qui ressemblait à une fuite devant six hommes, il faut que les chefs de la garde royale eussent des renseignemens bien inexacts, car en attaquant le poste de Saint-Dominique, qui n'aurait certainement pas pu tenir puisqu'il comptait à peine cent hommes dans ce moment-là, ils pouvaient facilement opérer leur jonction avec les deux bataillons de service au palais, et cerner la caserne d'artillerie, tandis que par leur droite ils mettaient entre deux feux le quartier-général de la grande place. Ces troupes étaient à peine disposées que j'entendis le bruit du canon de la place. Dans mon impétueuse curiosité je proposai à Yusef de sortir avec lui pour voir ce qui se passait. Vainement il voulut m'en dissuader; je pris mes habits d'homme, et, suivant la rue de la Lune, où j'avais vu entrer la garde en désordre, j'arrivai sans rien découvrir jusqu'au haut de la rue de la Montera. Il était environ quatre heures du matin. Là je trouvai quelques curieux qui s'étonnèrent, ainsi que moi, de ne plus entendre le bruit du canon ni de la fusillade. Voici ce qui était arrivé, et que je tiens d'un témoin oculaire. Dans le temps que les bataillons entrés par la porte de Saint-Bernard exécutaient l'attaque vraie ou simulée qui eut lieu sous mes fenêtres, d'autres bataillons du même corps attaquèrent la grande place avec aussi peu de succès; les uns et les autres se voyant repoussés, se réunirent à la porte del Sol, sans doute pour y combiner quelque nouveau plan qui ne réussit pas mieux, comme on va le voir. En effet, depuis quatre heures jusqu'à dix heures et demie que je restai avec d'autres personnes sur le haut de la rue de la Montera, je pus facilement voir ces troupes, dont les sentinelles avancées étaient placées jusqu'à l'église de Saint-Louis; elles étaient l'arme au bras sans faire aucun mouvement. Mais pendant ce temps le général Morillo, qui croyait enfin à l'agression des révoltés, ne perdit pas une minute. Aidé du général Ballesteros, qui vint se placer sous ses ordres, il réunit un bataillon de grenadiers et de chasseurs, pris dans la milice, et une pièce de canon. Il fit attaquer avec impétuosité la garde réunie à la porte del Sol, et, ce que je ne croirais pas si je n'en avais été témoin, ces troupes qui passaient pour les meilleures de l'Espagne ne tinrent pas trois minutes devant des bourgeois. Un malheureux instinct qui leur coûta cher les fit s'enfuir par une rue nommée de l'Arsenal, qui aboutissait au palais où étaient leurs camarades. Ils y furent chargés par les soldats du régiment de cavalerie du Prince, alors en garnison à Madrid. Le carnage eût été beaucoup plus affreux si, à la prière du roi, le général Ballesteros, à qui ce monarque en fit porter la demande par un officier, le général ne leur eût permis de se retirer au palais.

Dès ce moment la victoire fut assurée aux patriotes. Il n'y avait plus d'ennemis au dehors, et tous ceux du dedans étaient cernés de manière à ne pouvoir remuer. Chose assez extraordinaire, aucun désordre ne suivit cet événement. Les ministres, qui avaient été retenus depuis vingt-quatre heures au palais (ce qui a fait croire, avec quelque apparence de raison, que les révoltés y avaient des intelligences), les généraux et la commission permanente s'occupèrent du sort de ces troupes. Il faut dire, à la louange des constitutionnels espagnols, qu'on a peints comme si exaltés, qu'ils se montrèrent favorables à des mesures qui n'avaient rien de sévère contre des hommes pris en flagrant délit. On voulut bien confondre dans la même catégorie les bataillons vaincus et ceux qui étaient de service au palais, et il fut convenu, sous l'approbation du roi, que la garde royale partirait le soir même pour des cantonnemens qui furent désignés à une certaine distance de la capitale.

Au moment où cet arrangement allait s'exécuter, la sédition se mit dans une partie de ces troupes, tandis que l'autre partie, sous la conduite de ses chefs, partit à l'instant même pour Leganes, à trois lieues de Madrid. Ce moment fut le plus critique de la journée. La milice et les troupes de la garnison coururent en masse à la poursuite des fuyards, sans que personne songeât à placer une garde au palais, où la famille royale resta assez long-temps sans avoir un seul homme de service militaire auprès d'elle. Je me trouvais alors très près du palais, et je m'avançai sur la place qui naguère était occupée par la garde royale. Des groupes immenses s'exprimaient très vivement sur les événemens du jour, mais pas un homme ne passa le seuil de la porte de la cour intérieure. Je vis sa majesté au grand balcon; elle était accompagnée de deux ou trois personnes seulement. Je crus entendre que le roi parlait très haut, étendant la main d'un air fort animé vers l'endroit où l'on voyait encore les soldats fugitifs que poursuivait la cavalerie commandée par le général Morillo en personne. J'ai ouï dire ce jour-là, par des témoins dignes de foi, que Ferdinand témoignait hautement sa satisfaction de la déroute des rebelles, ce qui prouve l'injustice des accusations qui désignaient le monarque comme secret instigateur du mouvement.

Je profitai de mon costume masculin pour parcourir la ville avec Yusef. Je puis attester que je remarquai partout une grande joie de la défaite des révoltés. J'allai le soir même chez don Joseph A. à qui je causai une grande surprise par mon habit; je n'y trouvai qu'un ecclésiastique qui se félicitait sincèrement de la tournure que venaient de prendre les affaires. Ce digne homme, que don Joseph me dit être un modèle de toutes les vertus, croyait naïvement que les ministres étrangers ne manqueraient pas d'envoyer à leurs cours respectives une relation fidèle des événemens qui s'étaient passés depuis huit jours, et d'insister sur un fait qui, selon lui, était concluant. «En effet, disait-il, ces messieurs sont témoins qu'une troupe nombreuse, l'élite de l'armée, est restée campée pendant cinq jours aux portes de la capitale, avec des intentions évidemment hostiles contre notre nouveau gouvernement. Pendant toute cette crise, les portes de la ville ont été ouvertes, et non seulement personne n'est allé se réunir aux rebelles, mais plusieurs de ces rebelles font déjà cause commune avec la masse. Et nous, constitutionnels, que l'étranger calomnie, nous respectons jusqu'à ceux qui, s'ils eussent été vainqueurs, nous eussent massacrés sans pitié. Vous verrez, j'ose le prédire avec assurance, que nous n'abuserons pas du triomphe. Un seul crime a jusqu'à présent souillé notre cause.»

Don Joseph A..., que je priai de m'expliquer cet endroit de l'apostrophe de son ami, me dit qu'il faisait allusion à l'assassinat du curé Venueza, massacré dans sa prison le 5 mai 1821. Il avait été convaincu de conspiration contre le gouvernement constitutionnel, et condamné à dix années de réclusion: un rassemblement de trente à quarante personnes se forma à l'heure de la sieste, força les portes de sa prison, et donna la mort à ce malheureux. Ce crime, que personne n'excusa, fut hautement blâmé par le gouvernement et par les Cortès, qui en poursuivirent les auteurs. Il est juste de dire que c'est le seul attentat de cette nature dont les Espagnols se soient souillés pendant toute la durée du régime constitutionnel.

Ce bon ecclésiastique me rappelait mon ami don Vicente. Il ne se trompa pas en prédisant que le vainqueur du 7 juillet userait de modération; mais il fut cruellement déçu dans son espoir de bienveillance de la part des ministres étrangers.

Telle fut la journée du 7 juillet, dont j'ai été le témoin oculaire. Je me suis étendue sur cet événement plus que je n'ai coutume de le faire sur les grandes circonstances politiques, parce que j'ai l'intime conviction que mon récit, plus exact que tout ce qui a été publié, ne sera pas inutile à l'histoire.

Je rentrai chez moi vers minuit, extrêmement fatiguée, comme on peut le penser; j'étais sur pied depuis vingt-quatre heures. En arrivant à la maison, je trouvai Yusef qui m'attendait dans une chambre pour me communiquer un grand secret, ce fut son expression. Voici ce qu'il me raconta: «En revenant de la porte Saint-Vincent, je me suis arrêté chez un de mes amis qui est servile dans l'âme, parce qu'il est proche parent d'un palefrenier du palais; mon ami n'est pas seulement servile, il est très poltron, et je l'ai trouvé dans un embarras extrême et prêt à une méchante action que j'ai voulu lui épargner, en vous compromettant peut-être. Voici ce que c'est, madame: ce matin, après la déroute de la garde, deux officiers, dont l'un grièvement blessé, se sont réfugiés chez mon ami, qui les a cachés dans un galetas où ces malheureux, le blessé surtout, sont restés toute la journée dans des angoisses mortelles. Mon homme voulait bien les sauver, mais il ne voulait pas s'exposer, et vingt fois il a tâché de les persuader qu'ils pouvaient sans danger gagner la campagne. Lorsque je suis arrivé, mon ami était au moment d'aller faire sa déclaration à l'alcade. J'ai pris sur moi de l'en détourner et d'amener ici ces deux malheureux dès que la nuit a été close. J'ai mis le blessé dans mon lit, et j'ai pansé sa blessure du mieux que j'ai pu. J'ai placé un matelas pour l'autre, et j'ai donné à manger et à boire à tous les deux. J'espère que madame m'approuvera, et qu'elle inventera un moyen de sauver ces deux victimes d'un parti qui pourtant n'est pas le mien.»

Je fus touchée jusqu'aux larmes de la belle action de mon gitano, constitutionnel jusqu'à l'exaltation, et se dévouant jusqu'au danger pour deux serviles, tandis qu'un homme qui partageait leurs opinions avait été si prêt de les livrer à l'autorité. Je chargeai Yusef d'aller rassurer mes deux hôtes, et je lui ordonnai de faire en sorte de joindre don Félix de très bonne heure dans la matinée, et de me l'amener. Il vint en effet avant huit heures, instruit déjà par Yusef, et tout-à-fait disposé à seconder mes efforts en faveur de nos deux prisonniers. Yusef nous conduisit dans la chambre, où je vis avec attendrissement que mon bon gitano avait épuisé tout ce que la bienfaisance la plus ingénieuse peut inventer, pour que ces deux malheureux passassent une bonne nuit. Le blessé reconnut don Félix, qu'il avait vu à Barcelonne. Son compagnon et lui nous firent les plus vifs remercîmens, mais ils paraissaient fort effrayés pour l'avenir. «--Rassurez-vous, leur dit don Félix; je ne crois pas que vous ayez à craindre une vengeance qui serait peut-être légitime. Il n'est cependant pas prudent de quitter encore cet asile. Je songerai au moyen de vous faire passer en France sans danger.» Nous laissâmes le malade prendre quelque repos, et nous passâmes avec son camarade dans mon appartement. Don Félix nous quitta, et je restai avec l'officier, qui, ayant servi dans les gardes walonnes, parlait fort, bien le français. Il me parut d'une humeur fort enjouée, et me débita quelques unes de ces fadeurs de l'ancienne galanterie dont il avait appris la langue des officiers qui étaient en très grand nombre dans le régiment des gardes walonnes. Je n'étais pas disposée à cette galanterie surannée, et je tournai la conversation à la politique. Je demandai à l'officier quel était le projet des chefs des deux régimens des gardes, lorsqu'ils sortirent de Madrid et lorsqu'ils y rentrèrent. Il me répondit que la plupart d'entre eux ne savaient pas où ils allaient lorsqu'on les rassembla dans la soirée du 1er juillet. «Nous crûmes, me dit-il, que nous allions à l'Escurial ou à Saint-Ildefonse où le roi viendrait se mettre à notre tête, pour se rendre de là à Ségovie ou à Valladolid, et y convoquer les Cortès, afin de les obliger à modifier la constitution; car, excepté peut-être les officiers étrangers qui servent dans notre corps, il n'y en a pas dix d'entre nous qui voulussent le renversement total du système actuel. Quand nous fûmes arrivés au Pardo, nos chefs nous firent exposer que la garnison et une partie de la population de Madrid suivraient notre étendard levé; mais personne n'est venu. Avant hier, au retour de deux de nos chefs qui avaient eu une conférence avec le ministre de la guerre, l'anarchie se mit dans le camp; les troupes prirent les armes à peu près sans ordre, deux ou trois sous-lieutenans proposèrent de venir attaquer Madrid, en disant que nous n'avions qu'à nous montrer. Nos chefs, qui, entre nous, sont l'incapacité en épaulette, cédèrent à cette impulsion, et nous partîmes sans autre plan que d'entrer par deux portes différentes. Vous savez le résultat. Pour moi, si on veut m'amnistier, je ne demande pas mieux que de reprendre du service; je n'ai pas la moindre envie de m'expatrier, ni de m'exposer pour une cause que le roi lui-même paraît ne pas vouloir défendre.»


CHAPITRE CCII.

Ministère d'Evariste San-Miguel.--Le corps diplomatique.--Portraits de MM. de Lagarde, de Brunetti, Bulgari, sir William A'Court, ambassadeurs de France, de Russie, d'Autriche et d'Angleterre.--Don Philippe ***, ami du roi. La Camarilla.--Nouvelle entrevue avec le roi.

Pendant quelques jours la ville présenta un aspect tout militaire; mais peu à peu tout reprit l'allure ordinaire. Le ministère de M. Martinez de la Rosa fut remplacé par celui auquel on donna le nom d'Evariste San-Miguel, chargé alors des affaires étrangères. On instruisit des procédures d'après les formes judiciaires espagnoles, qui sont interminables: la seule victime du 7 juillet fut le malheureux Goeffieux, officier aux gardes, qui succomba à une accusation qui aurait pu être intentée avec plus de justice contre beaucoup d'autres de ses camarades; mais Goeffieux était Français. Ses juges eurent le double tort de le condamner sur des preuves très insuffisantes, et de témoigner une partialité qu'on attribua peut-être avec raison à la qualité d'étranger de l'accusé.

Mon hôte blessé se rétablit promptement. Don Félix lui procura un passe-port pour Paris, où je l'ai revu depuis, car il y est resté. Son compagnon obtint du service dans l'armée que Mina commandait en Catalogne.

Cependant l'horizon politique se chargeait de nuages: le congrès de Vérone avait été mystérieux et décisif; des bandes nombreuses s'organisaient dans plusieurs provinces contre la constitution; car, en Espagne, quel que soit le parti qui domine, il y a du mécontentement toujours prêt, enfin de quoi faire de la révolte, parce que l'idée du pillage y sert d'auxiliaire à tous les partis. Les insurgés prirent le nom d'armée de la foi, par contraste sans doute avec leurs actions; car, malgré toutes les sentimentales admirations dont, en France, ils ont été l'objet, je puis attester qu'à l'exception du baron d'Eroles et du général Quesada, ces héros-là n'étaient guère que des héros de grands chemins.

Peu de temps après l'installation du nouveau ministère, les Cortès forent convoquées extraordinairement. Le parti exalté y domina, en tombant bientôt dans la division. Les ministres et la plupart des membres distingués des Cortès inclinaient à la modération; tous membres des sociétés maçoniques, ils firent par là donner à leur parti le nom de maçon; leurs adversaires s'appelèrent comuneros, nom ressuscité du temps de Charles V. Don Félix m'expliqua fort au long l'origine de ces dénominations; j'en ferai grâce au lecteur. Au reste, quoique la division fût bien prononcée, elle paraissait moins à la chambre que dans les gazettes. Ma qualité d'étrangère me permettant et même m'ordonnant la neutralité, si blâmée par Solon, je passais ma matinée dans un camp, ma soirée dans l'autre, et je savais le secret des deux. Don Félix penchait pour les maçons, parce qu'en général ce qu'on appelait la bonne compagnie tenait pour cette nuance politique, laquelle dominait également dans la milice urbaine, composée de l'élite de la population. Les comuneros au contraire s'étaient recrutés dans les classes inférieures de la nation, y compris cependant beaucoup de prêtres et de moines.

Malgré les événemens de juillet et l'agitation des provinces, la capitale était fort tranquille; car je ne puis pas donner le nom de troubles à quelques légères émeutes dans lesquelles l'autorité fut respectée. Les promenades, les spectacles et les églises, qui le soir sont aussi des Spectacles, étaient fréquentés comme de coutume; plusieurs maisons réunissaient une nombreuse société où l'on dansait, car en Espagne les bals ont lieu en été comme en hiver. Je voyais souvent dans ces réunions les membres du corps diplomatique, qui, sachant mieux que les Espagnols la marche des affaires d'Espagne au congrès de Vérone, se laissaient assez aller contre l'ordre des choses.

La France, était alors représentée à Madrid par M. le comte de Lagarde, le même qui faillit périr à Nîmes en 1815 ou 1816, en réprimant le zèle de cette époque. M. de Lagarde, que j'ai peu vu, mais que la droiture chevaleresque de son caractère entourait d'une haute estime, professait des opinions très modérées.

Le ministre d'Autriche, comte de Brunetti, était taillé sur un autre patron. Qu'on se figure un homme d'état prenant sa toilette pour de la politique, persuadé que le soin de sa personne, d'ailleurs fort bien, entrait dans les intérêts de son cabinet: papillon diplomate, il poursuivait les dames de complimens, ce qui n'est pas de principe dans la galanterie espagnole. Le comte de Brunetti était regardé comme l'inspirateur du parti servile européen; mais je n'ai jamais pu croire qu'il soit entré dans cette tête d'autre souci beaucoup plus sérieux que la broderie d'un habit.

L'agent diplomatique le plus actif était le comte Bulgari, Grec de naissance, ministre de Russie. Il s'était prononcé hautement contre le système constitutionnel, et ce fut lui qui pressa le premier le gouvernement espagnol de notes menaçantes.

Le représentant de l'Angleterre était sir William A'Court, homme réellement habile et fort, sorte de capacité ambulante que la prévoyance du cabinet britannique place et déplace toujours à merveille. Sa conduite était beaucoup plus mesurée que celle de ses collègues; il entretenait des relations assez intimes avec quelques membres influens des Cortès, et c'est le seul des ministres étrangers qui reçût des Espagnols depuis la journée du 7 juillet. Sir William A'Court était agréable aux constitutionnels, qui le visitaient fréquemment.

Il fallait sans doute tout l'intérêt d'une immense nouveauté, pour que je prolongeasse ainsi mon séjour; car je puis dire qu'il ne m'offrait guère que des plaisirs de curiosité. J'allais peu dans le monde, parce que j'ai toujours préféré l'attendre que l'aller chercher, et que le monde pour moi c'est l'intimité. Je continuais seulement mes habitudes de société chez don Joseph A... et chez Mme G..., avec laquelle j'avais fait connaissance dans la journée du 7 juillet. Don Félix, qui la connaissait beaucoup, m'engagea à aller à ses soirées, où se réunissaient plusieurs des principaux membres des Cortès et quelques officiers supérieurs; c'est chez elle que je fis connaissance avec le célèbre Quiroga, qui, je l'avoue, me parut fort au-dessous des rôles qu'il avait joués. J'y vis aussi le jeune Galiano, orateur très populaire des Cortès, et qui fut un moment le chef des exaltés. Riego y venait plus rarement, mais jamais sans me persécuter de déclarations que j'arrangeais peu avec son caractère de Catilina. Il était souvent d'une timidité remarquable pour un soldat et pour un conspirateur, et quelquefois d'une jactance qui ne semblait pas naturelle, et que je prenais plutôt pour un effort de son rôle que pour un trait de son caractère. En général, il y avait de la présomption plus que de la grandeur dans les personnages du drame qui se déroulait sous mes yeux. Ni dans les militaires ni dans les politiques je ne trouvais ce cachet héroïque de nos hommes de tribune ou de nos hommes de guerre, cette soudaineté de génie, de force et de valeur qu'avait suscitée la révolution française dans quelques uns de ses premiers partisans. Le trait le plus saillant des acteurs de la révolution espagnole que les salons de madame G... firent passer sous mes yeux, c'était l'incroyable confiance, la présomptueuse sécurité avec laquelle ils parlaient de leurs forces et de leurs obstacles. La raison n'est guère mon lot, eh bien! j'étais le raisonneur de la société; moi seule connaissais le mot objection, et il m'est si peu naturel de m'en servir, que je cessai presque d'aller chez madame G... parce qu'il y avait trop à faire.

La société de la baronne de C..., qui m'aurait convenu plus que toutes les autres, était dissoute. Cette damé avait suivi son mari, qui obtint un commandement du côté de Murcie. Je finis par ne plus sortir le soir, et don Félix m'amena quelques uns de ses amis avec lesquels nous passions la soirée en causant. J'allais cependant au spectacle de temps en temps. Le général Zayas, que j'y rencontrai un jour, me dit: «Vous avez donc une tertulia; je pensais que don Félix était le seul homme qui fût admis habituellement chez vous?

«--Vous êtes dans l'erreur, lui répliquai-je, et cela fût-il vrai, je ferais volontiers une exception en votre faveur.

«--J'accepte, et dès demain je me présenterai à votre hôtel.» Il fut exact, car le jour suivant, en rentrant de la promenade de la Floride où j'étais allée respirer le frais, je trouvai chez moi le général qui m'attendait. «Vous voyez, me dit-il, que je suis homme de parole; je profite de la permission que vous m'avez donnée, et je viens de bonne heure pour jouir des charmes de votre conversation avant que vos habitués ne viennent vous obliger à être aimable pour tout le monde. Je ne vous ennuierai point de politique, dont vous devez être rassasiée et que vous devez trouver bien vide dans la bouche de nos prétendus hommes d'État. Parlons plutôt de vous, et dites-moi, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, quel est le démon qui vous pousse à rester en Espagne dans des circonstances aussi critiques; car je ne pense pas que votre liaison avec don Félix ait un caractère grave. D'ailleurs, certaines confidences du duc d'A... que vous devez très bien vous rappeler, m'ont appris que le jeune brigadier n'a pas été l'objet le plus sérieux de vos pensées.»

Malgré le ton de cette préface, je ne témoignai aucun mécontentement au général Zayas, qui parlait avec une grâce parfaite, et qui d'ailleurs avait l'art singulier d'habiller les pensées les plus délicates d'un langage qui les faisait passer partout. Je ne pouvais pas nier l'aventure à laquelle il faisait allusion, et au fond je n'avais aucune envie de le dissuader. «Ce qui m'étonne, reprit-il, c'est que le roi, qui est très curieux, et qui, malgré la captivité où l'on dit que nous le retenons, voit qui il veut dans son palais et au dehors, ne vous ait pas envoyé quelque message secret. Connaissez-vous quelqu'un de la Camarilla?

«--Qu'entendez-vous, lui dis-je, par ce mot de Camarilla? est-ce qu'il y en a encore une?

«--Sans doute; outre quelques débris de l'ancienne, S. M. a fait de nouvelles recrues. Les courtisans, ce sont des champignons qui poussent sous tous les régimes. La nouvelle Camarilla s'est formée du parti en minorité parmi les constitutionnels. Dans le moment où je vous parle, les comuneros, mécontens de n'avoir pas profité de la victoire du 7 juillet, qui a fait tomber toute l'influence entre les mains des maçons, se sont introduits dans la Camarilla. L'un d'entre eux, le médecin Regato, homme de beaucoup d'esprit, et qu'entre nous je regarde comme se moquant de tous les partis, a beaucoup d'influence auprès du roi. Le vieux Romero Alpuente, le seul jacobin peut-être qu'il y ait parmi les constitutionnels, a eu, par le moyen de ce Regato, une longue audience du roi, et il vient de publier une brochure dans laquelle il se plaint vivement du peu d'égard qu'on témoigne pour S. M., dont les prérogatives sont le palladium de nos libertés: ce qui ne l'empêchera pas d'être pendu, ainsi que moi, dans le cas d'une contre-révolution que nos habiles hâteront par leurs étourderies. Vous devriez, ajouta le général Zayas, aller voir le roi; votre conversation l'amuserait, je vous assure; d'ailleurs, le système constitutionnel n'a point mis d'obstacle aux promenades du petit jardin du Retiro, et quoique le duc d'A... soit absent, vous ne manquerez pas de cavaliers.

«--Je suis peu curieuse, réponds-je, de revoir S. M., et peu disposée aux promenades du Retiro; et croyez-vous que le roi lui-même soit fort gai dans ce moment?

«--Ferdinand VII, me dit le général, ne manque pas d'une certaine philosophie; il se trouverait heureux, si les insinuations de l'étranger ne l'assaillaient pour lui persuader le mécontentement. Il est autant impatienté des conseils qu'on lui donne de toutes parts, que des entraves mises par nos nouvelles lois à une autorité qu'il n'a jamais exercée par lui-même, et dont il sera bien embarrassé si jamais il en recouvre la plénitude. Notre roi est bien mal jugé, non seulement en Europe, mais en Espagne même. Demandez à Martinez de la Rosa, qui a été son premier ministre, quel fut son étonnement au premier conseil; je tiens de lui-même qu'il fut surpris de la sagacité avec laquelle le roi discutait les matières mises en délibération, et de l'instruction plus qu'ordinaire dont il donna des preuves. On l'accuse d'être peu sincère; j'avoue que les apparences sont contre lui; mais réfléchissez que presque en naissant il a dû se faire une habitude de ne pas montrer sa pensée, et je crains bien pour lui qu'il ne soit jamais, quelque chose qui arrive, en position de n'être que franc. Son caractère, quoiqu'il ne manque pas de courage personnel (vous avez pu le voir le 7 juillet), est aux prises avec des circonstances trop fortes, soit que le système constitutionnel se maintienne comme je dois le croire officiellement, soit qu'il soit renversé par les puissances étrangères, ce que je crains fort, je vous le dis tout bas. Mais nous voilà encore parlant politique. Je vous laisse et vous engage à aller au palais. Je vous amènerai quelqu'un qui vous donnera des renseignemens à ce sujet.» Le général se leva et sortit. Don Félix et deux autres officiers arrivèrent peu après. L'un d'eux, comunero très exalté, me lut quelques pages de la brochure de Romero Alpuente, qui était fort mal écrite, et d'une incohérence ridicule. L'auteur conseillait au roi de se mettre à la tête des vrais patriotes, d'exterminer ces infâmes modérés qui entravaient tout. J'acquis une nouvelle preuve de la vérité de cette maxime, que les différentes sectes d'une même religion se haïssent plus entre elles, qu'elles ne détestent les religions les plus opposées. Romero Alpuente se serait plutôt arrangé des serviles que des libéraux franc-maçons. Son amour pour la liberté n'était que de l'envie et de la haine.

Je réfléchis pendant la nuit à l'idée qu'avait fait naître en moi le général Zayas d'aller voir le roi, auquel je devais de la reconnaissance, car il ne m'avait pas promis en vain, et mon affaire de la vieille créance s'était arrangée. Aussi, après avoir résisté aux propositions du général Zayas, je désirai secrètement qu'il me les renouvelât. Quand il revint me voir, il ne me parla plus de rien, et me dit seulement qu'il me présenterait une personne qui me déterminerait probablement à faire la démarche qu'il m'avait conseillée; et moi de répondre que je la recevrais volontiers.

Le lendemain, à sept heures du soir, le général Zayas me présenta en effet un homme que je reconnus pour un ecclésiastique à sa cravate noire; car les prêtres en Espagne, surtout à Madrid, portent souvent des habits séculiers, et ne se distinguent que par la cravate noire. «Voici, me dit le général Zayas, mon ami don Philippe N***, qui désirait fort d'avoir l'honneur de vous voir. J'espère que vous me remercierez de vous l'avoir présenté, car il est fort aimable et homme de conduite, puisque, malgré les gages nombreux qu'il a donnés au nouvel ordre de choses, il est très bien chez le roi, qui daigne souvent fumer un cigare avec lui, ce qui ne l'empêche pas d'être également en crédit auprès de nos plus fameux constitutionnels. Il faut être femme ou prêtre pour savoir ainsi se maintenir dans une situation où tout autre eût déjà commis mille imprudences.» Don Philippe prit la parole et m'adressa un compliment fort bien tourné, auquel je répondis de mon mieux. La conversation s'engagea, et le général fut ce jour-là d'une amabilité presque française. Je m'animai moi-même, et don Philippe parut fort content de nous. Le récit de mes campagnes l'amusa beaucoup. Quand j'eus fini de les lui raconter, le général dit à don Philippe: «Vous ne pouvez payer madame en même monnaie; mais, au lieu des expéditions que vous n'avez pas faites, racontez-nous comment vous vous y êtes pris pour être bien avec tout le monde et pour avoir des amis dans tous les partis; car je ne doute pas que, si les serviles eussent triomphé au 7 juillet, vous ne fussiez à l'heure qu'il est archidiacre de Tolède tout au moins.

«--Je ne sais pas au juste ce que je serais, mais, à coup sûr, je n'eusse pas été proscrit. Mon habileté que vous vantez a consisté en deux choses fort simples: d'abord à ne dire que ce que je pense, mais presque jamais tout ce que je pense; ensuite à ne dire du mal de personne, et à ne refuser mon appui à qui que ce soit. Soyez certain qu'un bon calcul même d'égoïsme serait l'obligeance; qu'il reste toujours dans l'esprit de la personne qu'on sollicite pour un autre que soi un commencement de bienveillance qui profite souvent dans l'occasion. Mes premiers rapports personnels avec sa majesté sont antérieurs à la révolution. Je vins exprès de Valence à Madrid, en 1818, pour implorer la clémence du roi en faveur d'un conspirateur obscur que le général Élio voulait faire fusiller, et dont la mort aurait plongé dans la désolation une famille nombreuse. Je fus assez heureux pour avoir cette grâce, que j'obtins par une constance à rester pendant quatre jours aux portes du palais, renouvelant quatre fois par jour mes instances auprès du roi et de tous les membres de la famille royale. Lors de l'émeute à laquelle donna lieu, il y a deux ans, l'imprudence de quelques gardes du corps, le roi me reconnut dans la foule, et m'appela auprès de sa voiture pour me demander quel était le motif du tumulte. Je répondis à sa majesté qu'il était au milieu d'un peuple qui respecterait toujours sa personne, mais qu'il fallait excuser un moment d'exaltation qui venait d'un malentendu. Le roi fut satisfait des explications que je lui donnai, et m'ordonna de me présenter dans la soirée au palais. Je m'y rendis et me fis annoncer. Ferdinand VII me rappela la grâce que, sur ma prière, il avait accordée, et me demanda en souriant si j'étais bien constitutionnel. Je répondis que je trouvais de bonnes choses dans le nouveau régime, et que d'ailleurs je ne me permettrais pas de trouver mauvais ce que sa majesté elle-même semblait approuver. Bonne pièce, me dit le roi; hombre con faldas 2, c'est tout dire. Sa majesté me fit présent d'une douzaine de cigares et m'engagea à revenir, en me prévenant de faire savoir à son valet favori, Chamorro, qu'il m'accordait l'entrée. Depuis ce temps j'ai très souvent l'honneur de voir ce prince; et, sans jouer le vil rôle d'espion, je l'instruis de ce qui se passe. Mes amis, et parmi eux beaucoup sont des constitutionnels très ardens, n'ignorent pas mes assiduités au palais; je ne leur cache pas mes conversations avec le roi, auprès duquel j'avais interrompu mes visites depuis le 1er juillet. Le 8, Chamorro est venu me chercher, et j'ai continué, depuis à aller tous les jours au palais, où il est rare que je me présente plus de deux fois sans avoir l'honneur de voir sa majesté. D'ailleurs je ne me mêle de rien.»

Cette première visite dura plus de deux heures. Trois jours après, don Philippe revint seul et me dit sans préambule: «Je croyais apprendre une nouvelle au roi, en lui disant que j'avais fait la connaissance d'une dame étrangère fort aimable, et en lui rapportant une partie des anecdotes intéressantes que vous nous ayez racontées. Comment! s'est écrié notre gracieux souverain, elle est ici. Je ne me suis donc pas trompé en croyant l'apercevoir dans le jardin d'Aranjuez le jour de la Saint-Ferdinand. C'est bien mal à elle d'abord d'être partie sans prendre congé, et de n'être point venue me voir depuis son retour. Craint-elle de se compromettre en venant au palais? J'ai cru pouvoir certifier à sa majesté que vous étiez bien éloignée de pareils sentimens, mais que probablement vous craigniez d'être importune. Le roi m'a expressément chargé de vous assurer le contraire, et je vous engage fort à aller présenter vos hommages à sa majesté.» Je répondis à don Philippe que je demanderais une audience. «Vous avez tort, me dit-il; le marquis de Santa-Crux, grand chambellan, tout constitutionnel qu'il est, fait rigoureusement observer l'étiquette, et vous aurez à subir tout l'ennui d'une présentation en forme: il vaut mieux arriver par Chamorro; je lui en parlerai ce soir et vous rendrai réponse demain.»

Don Philippe m'apporta en effet, le lendemain à midi, l'avis de me rendre le soir par la porte de l'Orient au palais. Je sortis à pied, vêtue à l'espagnole, à sept heures et demie, accompagnée de Yusef; et je trouvai sur le seuil de la porte qui m'avait été indiquée, un laquais qui me demanda si je venais de la part de don Philippe. Sur ma réponse affirmative, il me fit une grande révérence et m'invita à le suivre. Je monte, toujours accompagnée de Yusef, et j'entre dans une chambre où étaient don Philippe et un autre homme que j'appris être Chamorro. Ce dernier alla immédiatement prévenir le roi, et me fit passer dans un beau salon où sa majesté entrait en même temps. «J'ai à me plaindre de vous, me dit ce prince: vous me traitez un peu trop constitutionnellement.

«--Sire, je ne me flattais pas que votre majesté me fît l'honneur de se rappeler les momens que j'ai passés auprès d'elle, et je craignais d'être indiscrète en lui demandant la permission de lui renouveler l'hommage de mon profond respect.

«--Il s'est passé bien des choses depuis que nous ne nous sommes vus: que pensez-vous de ma situation nouvelle? Vous devez avoir eu bien peur le 7 juillet, car je sais que vous étiez à Madrid.

«--Je ne puis pas dire à votre majesté, répliquai-je, que je n'ai pas éprouvé un peu de crainte, mais je dois ajouter que ma curiosité était plus forte encore; car, depuis le moment où la garde royale a attaqué dans la rue Saint-Bernard, j'ai été témoin oculaire de tous les événemens de la journée, et lorsqu'à quatre heures votre majesté se mit au balcon de la place du palais, j'étais dans cette même place, où m'avait conduite mon inquiétude pour la personne de votre majesté.

«--Je vous remercie, mais sachez que je n'ai pas craint un seul moment pour mes jours. Je ne croirais jamais qu'aucun Espagnol ait eu la pensée d'y attenter. Au reste, ce mouvement, ou cette insurrection, comme on voudra l'appeler, est une bêtise (l'expression est textuelle); mais il n'y avait pas de conspiration, au moins que je sache, car beaucoup de gens se servent de mon nom sans mon aveu. Je suis l'homme de mon royaume qui sais le mieux tous les articles de la constitution. Qui voyez-vous ici? Zayas, je le sais, homme d'esprit, aimable, mais un peu dangereux, je vous en préviens.»

Le roi continua sur un ton de plaisanterie qui devenait plus vif de moment en moment; mais je gardai une contenance froide et respectueuse, et je me levai plusieurs fois pour engager sa majesté à me permettre de me retirer. Le roi se leva enfin: «J'espère, me dit-il, que vous ne me tiendrez pas rigueur, et que je ne vous vois pas pour la dernière fois.» Je saluai et sortis par où j'étais entrée. Don Philippe me reconduisit chez moi, où je trouvai don Félix qui m'attendait pour m'annoncer son départ pour Barcelonne, où il allait prendre le commandement de quelques troupes destinées à la poursuite des rebelles catalans.


CHAPITRE CCIII.

Une séance des Cortès.--Les orateurs espagnols.--Argüelles et Calliano.--Départ du roi Ferdinand pour Séville. État de Madrid.--Affaire de Bessières et du général Zayas.--Capitulation avec les Français.

Je fus tentée de partir pour Barcelonne ou tout au moins pour Valence, afin d'y passer l'hiver, qui est assez froid à Madrid. J'en fus dissuadée par le général Zayas, qui me conseillait de rentrer en France, parce qu'il regardait la guerre comme inévitable. En effet, il était difficile de se faire illusion sur les projets des puissances, d'après la protection ouverte qu'on accordait aux bandes insurgées de Navarre, de Catalogne et d'Arragon, décorées du nom d'armée de la Foi. Je ne suivis pas le conseil du général Zayas, et je restai à Madrid. Je ne pouvais croire à la guerre, parce que je supposais, d'une part, que le gouvernement français ne demandait pas mieux que de l'éviter, et de l'autre, je ne croyais pas le ministère espagnol assez imprudent pour repousser toutes les propositions d'arrangement qui lui étaient faites.

Pendant que les ministres de France, d'Autriche et de Russie cherchaient à nouer des négociations avec le ministre San-Miguel, qui n'osait guère s'y prêter de peur de perdre sa popularité auprès des Cortès, car le fanatisme politique n'est pas facile à servir, arriva à Madrid lord Fitz Roy-Sommerset, ancien aide de camp du duc de Wellington. On le disait chargé par le gouvernement anglais de prendre des renseignemens sur le véritable état des choses. Je le vis chez sir William A'court, ministre d'Angleterre, où il eut quelques conférences avec le général Alava et avec l'amiral Cayetano Valdès, tous les deux membres des Cortès. Je sus par le général Zayas que le gouvernement anglais ne s'opposerait pas aux projets de la France, et dès ce moment je ne doutai plus de la chute des Cortès; car il me paraissait impossible que l'Espagne pût résister à une attaque sérieuse. Je ne croyais cependant pas que l'invasion se fît avec autant de rapidité que je la vis s'accomplir quelques mois plus tard, d'autant que les troupes constitutionnelles commandées par Mina et d'autres généraux, en Catalogne, en Arragon et en Navarre, battirent sur tous les points les bandes de la Foi, qui furent obligées de se réfugier en France. Ces succès enhardirent les constitutionnels, qui se regardaient déjà comme invincibles. Le général Zayas ne partageait pas ces illusions, et me disait souvent: «Je combattrai avec mes compatriotes contre les Français, mais croyez que nous serons vaincus.»

Plusieurs personnes se flattaient encore d'un arrangement, mais ces espérances s'évanouirent à la remise des notes présentées par les ministres de France, d'Autriche et de Russie, lesquelles donnèrent lieu à une discussion très orageuse dans le sein des Cortès, auxquels le roi en fit donner communication par le ministre San-Miguel.

J'étais à cette séance avec don Philippe, qui avait voulu m'y accompagner. Je fus assez peu émerveillée des Mirabeau et Barnave castillans. Riego et Quiroga, très chers à l'assemblée, n'avaient rien d'oratoire; mais le député Augustin Argüelles soutint la brillante réputation qui lui avait valu aux Cortès de 1812 le surnom de divino. Son crédit avait baissé dans ces derniers temps, parce qu'on le regardait comme le chef du parti modéré. Son rival aux Cortès nouvelles était Galiano, député de Cadix, plus impétueux qu'éloquent, mais le seul rival d'Argüelles. Je n'ai pas lu Aristote, je n'ai même pas lu Démosthènes, je ne prétends donc pas juger les orateurs espagnols, car tout jugement littéraire imposé au public me paraît toujours bien près de l'impertinence; je dirai seulement qu'aux Cortès on consommait bien des paroles avant de dire quelque chose. J'ai ouï dire cependant que M. le comte Toreno, homme plein d'instruction, d'élévation et de noblesse, d'une admirable justesse d'esprit; que M. Martinez de la Rosa, littérateur de génie, politique conciliant, portant dans les affaires la timide candeur d'un jeune homme, avaient souvent prononcé des discours dont les tribunes publiques d'Angleterre ou de France auraient pu être jalouses.

Dans la séance dont je parle, MM. Argüelles et Galiano, animés sans doute par le puissant intérêt du moment, me parurent s'élever à une certaine hauteur. Ils excitèrent un véritable enthousiasme, et je fus émue moi-même, lorsque, se précipitant dans les bras l'un de l'autre, ils se promirent de renoncer à toute rivalité politique, et de n'avoir qu'un but, le salut de la patrie. Argüelles fit un appel véhément au patriotisme des Espagnols. Cette séance porta quelques fruits. Le gouvernement ne trouvant plus d'entraves put ordonner de grands préparatifs. Les ministres de France, d'Autriche et de Russie prirent leurs passe-ports, et furent bientôt suivis du nonce et de l'envoyé de Sardaigne. Il fut décidé que la cour, les Cortès et le gouvernement iraient à Séville dès qu'on aurait la certitude que l'armée française avait commencé son mouvement. Le comte de Labisbal (Henri O'Donnel) fut nommé général en chef d'une armée qui devait se rassembler à Madrid; mon ami Zayas eut le commandement en second. Les généraux Morillo et Ballesteros eurent aussi des commandemens en chef, et Mina resta chargé de défendre la Catalogne, dont il avait déjà chassé toutes les bandes de la Foi.

Si l'activité que déployèrent les généraux Labisbal et Zayas eût été imitée sur les autres points de l'Espagne, et si de nouvelles divisions entre les constitutionnels ne fussent pas venues tout ruiner d'avance, il est probable que l'armée française n'aurait pas fait une campagne aussi rapide.

La guerre n'était plus une appréhension, mais une certitude. Le discours de sa majesté Louis XVIII à l'ouverture des chambres avait tout éclairci. Le comte de Labisbal et le général Zayas déployèrent une activité à laquelle les Espagnols n'étaient pas accoutumés. Comme je l'ai remarqué en France et en Italie, les crises politiques retrempent l'amour des plaisirs qu'elles devraient éteindre; et le carnaval, qui commençait presque au bruit du canon, fut fort gai. Aussi, en voyant l'ardeur de ses compatriotes pour les fêtes, le général Zayas s'écriait-il: «Ils s'en donnent pour la dernière fois!»

Cependant le départ du roi fut fixé au 20 mars. Sa majesté parut s'y résoudre sans répugnance, et sanctionna de bon coeur le décret de translation du gouvernement à Séville. Tous les employés, depuis les ministres jusqu'au moindre commis, reçurent l'ordre de suivre le roi. Les ministres d'Angleterre, des Pays-Bas, de Suède, de Dannemark, dont les gouvernemens n'avaient pas rompu avec le ministère constitutionnel, se rendirent aussi dans la capitale de l'Andalousie. Le général Zayas me détourna de ce voyage, et je lui en sus beaucoup de gré depuis, surtout lorsque j'appris combien de fatigues et de privations avaient endurées beaucoup de femmes qui avaient fait cette partie. Deux régimens d'infanterie de ligne, un de cavalerie, une batterie d'artillerie et deux bataillons de la milice urbaine de Madrid qui s'offrirent volontairement pour servir d'escorte au roi, n'empêchèrent pas que, sur les flancs et sur les derrières du convoi, plusieurs personnes ne fussent dépouillées par des bandes prétendues royalistes, qui, tout en pensant bien, agirent fort mal. Depuis la guerre de 1808, toutes les bandes de voleurs de grand chemin se prétendent armées contre le gouvernement existant: elles ont été tour à tour royalistes ou constitutionnelles, s'inquiétant fort peu des principes de ceux qu'elles dépouillent, pillant toutes les opinions, et dévalisant avec une impartialité rare les voyageurs de toutes les nuances.

Le départ de la cour, des Cortès et des tribunaux laissa un grand vide dans la capitale. Toutes les réunions de société furent dissoutes; il ne resta de maison ouverte que celle de la marquise de Regalia, où j'allais très rarement.

On ne tarda pas à apprendre à Madrid que les Cortès avaient décrété la translation du siége du gouvernement à Cadix. Le roi se refusant à quitter Séville, les Cortès déclarèrent que sa majesté était dans un état de maladie qui ne lui permettait pas d'exercer les fonctions royales. En conséquence son autorité fut suspendue momentanément par un acte souverain de cette assemblée, et le général Riego fut chargé de l'exécution du décret de translation, qui eut lieu sans autre résistance qu'une protestation verbale de la part du roi, lequel consentit cependant, après être entré à Cadix, à reprendre les rênes de l'État.

Dès que le roi et les Cortès eurent quitté Madrid, il n'y eut plus d'unité dans le gouvernement. Les généraux en chef exercèrent l'autorité suprême chacun dans son arrondissement. Le comte de Labisbal commanda souverainement dans la capitale, autant en firent Ballesteros en Arragon, Morillo en Galice, Mina en Catalogne, et Lopez Baños en Andalousie. Les Français franchirent la Bidassoa le 7 avril; la nouvelle en fut connue promptement à Madrid, et Labisbal, sous prétexte de prendre position, dissémina ses troupes de telle manière qu'aucun point n'offrait de résistance. Quelques personnes supposèrent qu'il voulait faire un arrangement particulier, on en parlait beaucoup, et j'en fis plusieurs fois la question au général Zayas, qui ne voulut jamais s'expliquer à ce sujet. Quant à lui, que le général Labisbal avait chargé du commandement particulier de la capitale, il se contentait d'entretenir la tranquillité, et jusqu'à la fatale journée du 20 mai, dont je parlerai tout à l'heure, la paix publique ne fut pas troublée un seul instant.

Les Français arrivaient avec beaucoup de lenteur. Ils paraissaient prendre des précautions qui eussent été bien inutiles s'ils avaient su ce qui se passait en Espagne. L'enthousiasme qui s'était manifesté après la séance des Cortès, dont j'ai parlé, s'était entièrement amorti. Les proclamations de monseigneur le duc d'Angoulême circulaient librement dans Madrid. Beaucoup de constitutionnels, rassurés par les déclarations d'un prince dont on connaissait la loyauté, étaient restés dans la capitale, entre autres Martinez de la Rosa. On apprit enfin par une lettre imprimée du comte de Montiyo, adressée à Labisbal, et répandue avec profusion, que ce dernier se proposait d'entrer en arrangement avec les Français. Mais sans doute il avait mal pris ses mesures, car il fut obligé de se cacher pour échapper à la fureur du soldat.

Le général Zayas resta seul chargé du commandement en chef dans ces circonstances difficiles. Il ne croyait nullement au succès de la résistance, mais il avait trop d'honneur pour ne pas résister. Néanmoins la prudence lui commandait de ne pas exposer la capitale aux horreurs d'un assaut: aussi, dès qu'il apprit que l'armée française avait paru sur la chaîne du Guadarrame, à quinze lieues de Madrid, il se rendit en personne à Buytrago, pour y traiter avec le major général Guilleminot de la remise de la ville à l'armée française. Il fut convenu que, le 24 mai, à cinq heures du matin, les postes espagnols seraient relevés par des troupes françaises, qu'immédiatement le général Zayas se rendrait au delà du Tage, et qu'un armistice de quelques jours aurait lieu entre les deux armées pour éviter l'effusion du sang. Zayas était revenu de Buytrago dans la nuit du 19 au 20. Je le vis le 20 au matin, et il me fit part de sa négociation. Je restai à déjeuner chez lui, et nous quittions la table lorsqu'on vint le prévenir que des hommes à cheval de la division royaliste de George Bessières étaient à la porte d'Alcala, et s'annonçaient comme l'avant-garde de ce partisan, qui prétendait prendre possession de la capitale de l'Espagne au nom du roi. Quatre ou cinq éclaireurs étaient même entrés par cette porte, gardée seulement par un poste peu nombreux, car le général Zayas se reposant sur la convention signée avec le major général de l'armée française, et approuvée par le prince généralissime, n'avait point pris de précautions contre une attaque qu'il ne pouvait prévoir.

Le général Zayas sortit lui-même, accompagné de ses aides de camp, pour vérifier ce qui se passait, et donna en même temps l'ordre à la garnison de prendre les armes. Arrivé à la hauteur du Prado, il apprit que Bessières était lui-même en dehors de la porte, et qu'il témoignait le désir d'avoir une conférence. Zayas y consentit, et s'approcha de la porte; Bessières s'avança, et le somma de rendre la ville, étant résolu de l'enlever de vive force. Le général Zayas lui répondit que non seulement il n'obtempérerait pas à sa demande, mais que voulant s'en tenir strictement aux stipulations de la convention arrêtée entre le général Guilleminot et lui, il allait l'attaquer lui-même et le forcer à abandonner les environs de la capitale. Bessières se retira, les portes furent fermées, et sa division se mit en bataille à cinq cents pas de la porte d'Alcala. Cependant le bruit de l'approche de Bessières se répandit à l'instant dans la ville, et une foule d'individus de la populace sortit avant que toutes les issues de la ville fussent interceptées, et se porta à la rencontre de Bessières. Pendant ce temps-là le général Zayas prit rapidement des mesures énergiques, il distribua les troupes dans les divers quartiers de Madrid, et empêcha la circulation des habitans dans les rues qui avoisinaient la porte d'Alcala. Il sortit lui-même avec un corps de cavalerie et d'infanterie par cette porte, et attaqua vivement la division de Bessières, qui ne tint pas un instant contre les troupes constitutionnelles. Celles-ci firent un bon nombre de prisonniers, et ramenèrent plusieurs des personnes qui étaient allées à la rencontre de Bessières. La faible garnison qui occupait Madrid pendant que Zayas poursuivait la bande de Bessières, fit si bonne contenance, que la populace, qui était devenue très royalistes depuis qu'elle avait appris l'invasion de l'armée française, n'osa pas bouger. Le général rentra bientôt; il me trouva chez lui, où j'étais dans une grande inquiétude sur son compte: je craignais que les troupes françaises qu'on savait être à Alcala, à quatre lieues de Madrid, n'eussent cru devoir soutenir Bessières, et que, par suite de cette malheureuse échauffourée, la convention de Buytrago ne fût annulée. Zayas me rassura et me dit: «Je viens de rendre à la ville de Madrid un immense service, en la sauvant d'une occupation de trois jours par les honnêtes héros de Bessières; mais je ne m'abuse point sur les suites de mon dévouement: on va m'accuser d'avoir fait massacrer la population de la capitale, parce qu'une coïncidence fatale a fait rencontrer dans les rangs de cette troupe des sots qui croyaient bonnement que j'allais céder à l'insolente sommation d'un aventurier.»

Au moment du dîner, on annonça deux parlementaires français qui venaient s'informer auprès du général Zayas du motif du combat qui venait d'avoir lieu. Après en avoir appris la cause, ils témoignèrent leur indignation contre Bessières; et l'un d'eux, qui était un colonel attaché à l'état-major général du prince, se chargea d'un rapport que ce général Zayas envoya à son altesse royale. J'ai su que ce rapport avait valu à Zayas une lettre du général Guilleminot, écrite par ordre de monseigneur le duc d'Angoulême, dans laquelle la plus positive approbation était donnée à sa conduite. Ces officiers français ayant traversé la ville au moment où finissait le tumulte extérieur excité par l'apparition de Bessières, la populace s'imagina que l'armée française allait entrer immédiatement dans la ville, et déjà il se formait des rassemblemens dans les faubourgs; mais dès qu'ils virent que le général Zayas, au lieu de se préparer à évacuer Madrid, faisait renforcer la garde des postes, et que les aides de camp reconduisaient les parlementaires hors de la ville, tout rentra dans l'ordre.

Les journées du 21 et du 22 se passèrent fort tranquillement; à neuf heures du soir du 22, le général Zayas fit prendre les armes aux troupes qui formaient la garnison de Madrid, et fit diriger les équipages et l'artillerie sur la route de Toledo. Je voulus prendre congé de lui, et ce n'est pas sans attendrissement, car je voyais peut-être pour la dernière fois ce brave général qui avait répandu tant d'agrémens sur mon séjour à Madrid. Il partait le coeur serré de tristesse. J'espère beaucoup, me dit-il, dans la sagesse de monseigneur le duc d'Angoulême; mais que d'obstacles n'aura-t-il pas à vaincre! Difficilement il pourra se former une idée exacte de la profonde ignorance du parti auquel les armes françaises vont livrer mon malheureux pays. Je n'ai pas une haute opinion, vous le savez, des talens de nos hommes d'État constitutionnels; mais, les plus médiocres et les plus exaltés d'entre eux sont des aigles et des anges en comparaison de ceux qui vont triompher. Le protectorat de la France, dégagé de l'influence de la sainte-alliance, eût été profitable aux deux nations; mais la manière dont elle va l'exercer va lui coûter fort cher, et détruire peut-être pour long-temps la sympathie qui s'était établie entre les deux peuples depuis 1814. Je dis un dernier adieu à Zayas, et je rentrai chez moi.


CHAPITRE CCIV.

Entrée des Français à Madrid.--Portrait du père Cyrille.--Mes entrevues avec ce personnage.--M. Ouvrard, munitionnaire général.--La régence.--Les généraux Eguia et Quesada.--Le duc de l'Infantado.--Ordonnance d'Andujar.

Le lendemain je me levai de très bonne heure, et je me dirigeai vers le Prado pour me trouver à l'entrée des Français annoncée pour neuf heures du matin. En passant par la porte du Sol, je la trouvai occupée par un bataillon de la garde royale. Je sus que le général Latour-Foissac était entré à la pointe du jour, et avait pris possession de la ville, que le général Zayas évacuait au même instant. J'aperçus M. D***, que j'avais connu employé supérieur de la police à Paris; j'en fus reconnue, et après les premières expressions de sa surprise de me trouver à Madrid, il m'apprit qu'employé à l'état-major général du prince, il était arrivé incognito à Madrid pour y voir le duc de l'Infantado, qu'on se proposait de mettre à la tête du gouvernement provisoire de l'Espagne; mais qu'il avait eu toutes les peines du monde à découvrir ce seigneur, qui, me dit en riant M. D***, tremblait encore de la peur qu'il avait eue au 7 juillet. «Je l'ai cependant décidé, ajouta-t-il, à se présenter à son altesse royale; mais je vous avoue que la conversation que j'ai eue avec lui m'a laissé une idée peu favorable de ses talens, et je doute fort qu'il soit capable de remplir le rôle qu'on lui destine.»

M. D*** m'apprit que le fameux Ouvrard était aussi de l'expédition, et qu'il venait exploiter en personne l'immense entreprise dont il avait obtenu l'adjudication. «Vous allez être bien étonnée, me dit M. D***, quand vous verrez l'étrange ménagerie que nous traînons après nous. En premier lieu, une régence provisoire présidée par une espèce de vieux fou qu'on appelle Eguia, général, à ce qu'il dit, et qui ressemble à un vieux procureur; à leur suite vient un guerrier improvisé par les moines et connu sous le nom de Trappiste; et enfin une division, ou soi-disant telle, de défenseurs du trône, qui se donnent pour les héros du 7 juillet, et qui ne savent pas même marcher au pas militaire. Tous ces gens-là ne sont bons qu'à détruire l'effet des proclamations et des sages mesures du prince. Je n'ai trouvé de raisonnables dans cette tourbe, que deux hommes, le général Quesada, qui, dans son parti, se trouvait en très mauvaise compagnie, et le père Cyrille, général des Franciscains, homme fort aimable et qui blâme tout bas ce qu'il approuve tout haut. Je voudrais que vous connussiez ce religieux, qui n'a du moine que l'habit, et qui est un des plus jolis hommes que jamais le froc ait couverts.»

M. D*** m'offrit de m'accompagner au Prado, où était déjà arrivé le régiment des chasseurs de la garde française. La matinée était superbe; beaucoup d'habitans de Madrid, rassurés par la tranquillité qui régnait dans la ville depuis que les Français en avaient pris possession, s'étaient rendus au Prado pour jouir du spectacle de l'entrée du prince. Un bataillon des gardes espagnoles habillées en France ouvrait la marche. Il est probable que ce bataillon avait été recruté parmi les soldats de la Foi; car, malgré l'espace immense qu'offrait la grande allée du Prado, ses officiers ne purent parvenir à le faire dénier en ordre, et l'on fut obligé de le faire ranger dans une des contre-allées pour que le cortége ne fût pas arrêté dans sa marche.

Le prince parut entouré d'un brillant état-major; venait ensuite une division de cavalerie et de l'artillerie. Les Espagnols furent émerveillés de la belle tenue de ces troupes. Après l'entrée du prince, les habitans de Madrid eurent aussi le spectacle d'un passage non interrompu de trois divisions d'infanterie de ligne et sept à huit régimens de cavalerie qui traversèrent la ville pour aller prendre leurs cantonnemens dans les villages environnans. Le prince refusa le logement qui lui avait été proposé au palais, et voulut occuper l'hôtel du duc de Villa-Hermosa, situé auprès du Prado.

En revenant chez moi, je rencontrai des bandes nombreuses d'hommes et de femmes qui parcouraient les rues en dansant, en criant mort aux negros! c'est ainsi qu'on appelait depuis quelque temps les constitutionnels. Quelques moines étaient mêlés à ces danses, mais en petit nombre; plusieurs femmes dont les maris étaient connus pour avoir fait partie de la milice urbaine furent insultées, mais des patrouilles françaises eurent bientôt rétabli l'ordre, et la gendarmerie assura par sa vigilance la tranquillité de la ville. Il ne se passa plus de scènes de cette espèce pendant tout le temps que la garnison française fut seule chargée de garder la capitale: ce n'est que lorsque la régence fut parvenue à créer quelques compagnies espagnoles, que le désordre éclata de temps à autre.

Pendant plusieurs jours la ville fut illuminée tous les soirs, et jusqu'à l'installation de la régence personne ne fut persécuté. Mais à peine ce gouvernement provisoire fut-il établi, que, malgré les soins généreux et concilians du prince, les vexations se multiplièrent. Beaucoup de modérés, même de ceux qui avaient appelé les Français de tous leurs voeux, furent obligés de sortir de Madrid. Martinez de la Rosa, quoique ouvertement protégé par les autorités françaises, se vit contraint d'obéir à un ordre de la régence qui lui enjoignait de quitter l'Espagne; la ville se dépeupla de ses plus honorables habitans, au grand regret des officiers français, qui préféraient de beaucoup être logés chez des constitutionnels, où ils trouvaient de la politesse et tous les agrémens de la société, que dans les maisons des serviles, gens ignorans et en général peu riches.

M. Ouvrard était arrivé en même temps que le prince, et ses maréchaux-des-logis avaient marqué sa résidence dans un des plus beaux hôtels de la capitale; mais il dut le céder au prince de Carignan, qui ne jugea pas à propos de se déranger pour le munitionnaire général. Celui-ci prit son parti en homme qui sait dépenser son argent à propos; il loua le magnifique hôtel d'Arriza, dans la rue d'Alcala, et il y installa sa nombreuse suite, qui ne tarda pas à s'augmenter par l'arrivée de deux dames qu'il présenta comme ses nièces, mais que tout le monde savait être deux des filles qu'il avait eues de madame Tallien, maintenant princesse de Chymay. On fut étonné que M. Ouvrard eût seul, dans toute l'armée, le privilége d'amener des femmes en Espagne, et qu'il montât leur maison sur un pied de magnificence extraordinaire. Tout le monde savait par coeur la vie de M. Ouvrard: cependant il donnait des fêtes si belles, tenait une table si exquise, que tout le monde allait chez lui. Je me trompe, ce n'était pas une maison, c'était une cour. Bientôt M. Ouvrard fit venir sa famille réelle et légitime, Mme de Rochechouart et sa soeur, deux personnes des plus distinguées. Le palais Ouvrard, comme je l'ai entendu appeler, devint le rendez-vous de toutes les notabilités militaires et diplomatiques. On ne cessait de dire du mal de ce fournisseur, et on eût été bien fâché de n'être pas admis à ses fêtes et à sa table; et tel qui, dans la discussion de ses fameux marchés, a le plus déclamé contre lui, était, à Madrid, un de ses plus assidus commensaux.

Je voyais de temps en temps M. D. Il me tenait au courant des nouvelles politiques et des intrigues de toute espèce dont Madrid était le théâtre. Je sus par lui que le prince était excédé des exigences et des absurdes projets du parti qui croyait avoir vaincu la révolution, et ne regardait les Français que comme des auxiliaires. Son Altesse aurait voulu réconcilier tous les Espagnols et éviter des réactions; elle aurait désiré surtout que le bien qu'elle méditait fût opéré par eux, et leur en laisser tout le mérite. Son major général, homme d'un sens droit et d'une rare capacité, guerrier et administrateur habile, malgré l'enveloppe simple, modeste et bourgeoise qui honore ses talens sans les cacher, le général Guilleminot enfin, partageait toute la magnanimité de cette politique, qu'il ne m'appartient pas d'apprécier. Mon ancien ami don Joseph A..., que je voyais quelquefois, en gémissait avec moi, et me prédisait tout ce qui ne s'est que trop réalisé depuis.

M. D*** me parlait souvent du père Cyrille, qui jouissait d'un très grand crédit auprès de la régence. Il me donna l'envie de connaître ce singulier personnage, mais je ne voulais pas que M. D*** fût dans ma confidence; je pensais que don Philippe devait plutôt la recevoir. Je ne me trompai pas, car lui ayant demandé s'il connaissait ce moine célèbre, il me répondit: «Vous pensez bien qu'ayant toujours fait en sorte d'avoir des amis puissans dans tous les partis, je n'ai pas négligé celui-là; et si vous voulez prendre du chocolat avec sa révérence, je me charge de l'en prévenir; mais je vous préviens que, quoiqu'il comprenne très bien le français, il le parle avec difficulté.» Je savais assez d'espagnol, et, à l'aide de l'italien, j'étais parvenue à suivre de longues conversations avec des Espagnols qui ne savaient que leur langue. Don Philippe me promit que sous peu de jours il me mettrait à même de satisfaire ma curiosité. En effet, il vint le surlendemain me dire que, si je voulais me rendre, le soir même à six heures de l'après-midi, au couvent de Saint-François, le père Cyrille me donnerait audience. Qu'on ne s'étonne pas de cette expression; un général des franciscains est, en Espagne, un personnage très important, et il n'accorde pas indifféremment la faveur d'un entretien particulier. Je dis à don Philippe de venir me prendre à l'heure indiquée, et nous nous rendîmes ensemble au couvent de Saint-François.

Au lieu d'entrer dans le monastère, don Philippe alla frapper à la porte d'une petite maison contiguë au péristyle de l'église. Un jeune moine vint ouvrir la porte, et nous introduisit dans une salle basse, où il nous invita à nous asseoir, en attendant que sa révérence pût nous recevoir. Nous attendîmes un quart d'heure à peu près, et nous vîmes sortir d'une porte intérieure un homme décoré de plusieurs ordres, que don Philippe me dit être le duc de Montemar, membre de la régence. Un moine, dont la belle figure me frappa, l'accompagna jusqu'à quelques pas en arrière de la porte, et rentra dans un appartement ultérieur. Peu d'instans après, le même religieux qui nous avait ouvert la porte de la maison vint nous prévenir que le père général nous attendait; nous entrâmes dans une vaste cellule, qui aurait pu passer pour un salon. L'ameublement, des plus simples, consistait en quelques chaises à bras, extrêmement propres, un grand fauteuil en cuir, une table recouverte d'un tapis et une petite bibliothèque. Le père Cyrille, que je reconnus d'abord pour être la personne qui avait accompagné le duc de Montemar, vint à moi d'un air extrêmement gracieux, et me salua avec une aisance remarquable. Il prit la main de don Philippe d'un air de protection, et nous invita l'un et l'autre à prendre séance.

Le père Cyrille ne me parut pas avoir plus de trente-huit à quarante ans, sa figure est parfaitement régulière et fort expressive, ses yeux brillent de tout l'éclat méridional; mais il a en même temps le regard fort doux. La grâce de sa taille, un peu au-dessus de la moyenne, triomphe du froc qui, pour la première fois, me parut un vêtement élégant. Enfin, je remarquai dans l'arrangement de la robe, dans le chapelet, dans les ordres de l'anachorète, une certaine industrie, ou, si je puis m'exprimer ainsi, une coquetterie de cordelier.

Après les premiers complimens qu'il m'adressa en espagnol avec beaucoup d'aisance, le père Cyrille me demanda quel était le motif qui lui procurait l'honneur de ma visite. Je lui répondis sans détour, qu'ayant vu de très près tous les hommes célèbres de la révolution d'Espagne, je désirais connaître également ceux de la contre-révolution, et que sur le portrait avantageux qu'un de mes amis qui était venu à Madrid avec l'armée m'avait fait de lui, j'avais cédé à la curiosité en priant don Philippe de me présenter. «Je me félicite, ajoutai-je, de vous avoir vu, et je ne m'étonne plus maintenant de votre haute position. Qui sait si vous n'êtes pas destiné au rôle que Ximenès, franciscain comme vous, mais probablement moins aimable, joua autrefois en Espagne.»

«--Ces temps sont passés, me répondit le père Cyrille. Je ne m'abuse pas sur le crédit momentané que donnent à ma personne, et plus encore à mon habit, les circonstances passagères où nous nous trouvons. Le secours que nous avons été obligés d'implorer de la France, pour renverser le système constitutionnel, finira par nous être nuisible. Les soldats français ne se prêtent pas de bonne grâce à l'emploi de protecteurs des moines. D'ailleurs, et malgré la mission que l'armée française remplit au nom de la Sainte-Alliance, elle nous fait sentir, involontairement peut-être, que son instinct ne la porte pas vers nous. Voyez le peu de cas que vos généraux et vos officiers font de nos soldats de la foi; j'avoue qu'ils ne sont pas attrayans. Je vous dirai même entre nous que la plus grande partie de leurs chefs sont des gens sans nom, et ceux-là sont les plus honnêtes. J'ignore quelle sera l'issue de tout ceci, non pas quant aux opérations militaires qui seront bientôt terminées; mais ce n'est pas tout que de vaincre, il faut gouverner, et quoique, sous ce rapport, les constitutionnels nous aient donné l'exemple de la plus grande ignorance en matière de gouvernement, je crains bien que nous ne trouvions le moyen de renchérir encore sur leurs sottises. Vous trouverez peut-être que je m'explique bien légèrement dans une première conversation, mais outre que je compte sur la discrétion de don Philippe, je ne suppose pas que vous vous occupiez beaucoup de politique, et vous oublierez tout ce que je viens de vous dire.»

J'étais on ne peut plus surprise d'entendre le père Cyrille s'exprimer avec tant de raison et de grâce, son habit disparut entièrement à mes yeux, et je ne vis plus en lui qu'un homme extrêmement aimable dont la conversation était pleine de charmes. Il sonna et ordonna à un frère qui entr'ouvrit la porte, d'apporter le chocolat qui nous fut servi sur un plateau d'argent avec les confitures d'usage; quant à lui, sa tasse lui fut apportée sur une assiette de faïence commune. Nous causâmes encore quelque temps, et, lorsque nous prîmes congé de lui, il me dit que, quelqu'envie qu'il eût de me rendre une visite, il ne le pouvait pas, les convenances et ce qu'il devait à la place qu'il occupait, ne lui permettant pas de faire des visites à des personnes de mon sexe; «mais je reçois toujours, lorsque je suis prévenu d'avance, et, si j'étais assez heureux pour qu'un service à vous rendre, ou à vos amis, me valût la faveur d'autres entretiens, je m'en féliciterais.»

Je sortis de chez le père Cyrille, enchantée de lui, me promettant bien intérieurement de le revoir. Je fis beaucoup de questions à don Philippe sur son compte. J'appris que c'était à l'habileté avec laquelle il avait su profiter des circonstances qu'il devait son élévation. Exilé par ses supérieurs en Amérique, pour quelques imprudences de jeune homme, il alla à Rio-Janeyro, où il acquit un grand crédit auprès de la reine qui se connaissait en mérite. Il imagina et parvint à exécuter le double mariage de deux infantes de Portugal, avec le roi Ferdinand VII et son frère don Carlos. Il fut à cette occasion comblé de faveurs des deux cours, et promu au généralat de son ordre. Au commencement de la révolution, il manifesta des idées assez libérales. On prétend même qu'il a été franc-maçon; mais les constitutionnels, qui auraient pu se l'attacher par un évêché, le rebutèrent, et dès qu'il vit se présenter des chances de contre-révolution, il s'y jeta avec toute l'ardeur de son âge et de son état.

Je proposai à don Philippe d'aller au Prado pour finir la soirée. Cette belle promenade était remplie de monde; j'y vis une quantité innombrable d'officiers français, et surtout de gardes du corps qui, presque tous, donnaient le bras à des dames espagnoles. D'après ce que j'ai ouï dire, les Français n'ont pas eu à se plaindre des rigueurs du beau sexe dans cette campagne. On cite messieurs les gardes du corps parmi ceux qui y firent le plus de conquêtes; mais ces dames ont aussi obtenu une victoire, car beaucoup d'officiers entrés en Espagne, avec des idées fort opposées au libéralisme, en sont sortis dans des sentimens bien différens, et j'ai entendu des dames de Madrid se vanter d'être la cause de ce changement.

Il me tardait beaucoup de revoir le père Cyrille. Je ne voulais pas que don Philippe s'aperçût de mon impatience qui, je l'avoue, était fort grande. Je cherchais depuis quelques jours un prétexte pour lui écrire que j'avais à lui parler, lorsque je reçus une visite qui me fit connaître, à ma grande satisfaction, que le père Cyrille ne m'avait point oubliée, et qu'il souhaitait lui-même de faire naître une occasion de me revoir.

J'avais quelquefois rencontré dans les sociétés, une dame B. que je savais être l'une des directrices d'un établissement de charité à Madrid. Nous avions eu ensemble quelques conversations dans lesquelles je lui avais fourni des renseignemens sur les associations de ce genre qui sont si communes à Paris. Un matin, madame B. vint chez moi, et après les premiers complimens, elle m'annonça que le but de sa visite était de m'engager à solliciter des autorités françaises des secours que le départ de Madrid, de la plupart des familles riches, rendait urgens. Elle me dit que le père Cyrille, qui avait repris sa place d'aumônier de cette oeuvre pieuse, m'avait désignée à elle, comme très propre à remplir le but qu'on se proposait, et qu'elle venait m'en prier de sa part. Je m'empressai de promettre à madame B. que je ferais volontiers ce qu'on désirait de moi, et, dès qu'elle fut partie, j'écrivis au général des franciscains, en lui demandant une audience. Je reçus une heure après, un billet fort poli du père Cyrille, qui m'offrait de me recevoir le soir même à six heures. Je me fis accompagner par Yusef, et je me rendis à l'heure indiquée au couvent de Saint-François, où je fus reçue de la même manière que je l'avais été avec don Philippe, dans le petit parloir dont j'ai parlé plus haut, situé hors du couvent, avec lequel il communiquait par l'intérieur. Le père Cyrille parut à l'instant, suivi du moine qui m'avait introduite. Celui-ci se retira dès que je fus assise. Le père Cyrille me remercia avec beaucoup de vivacité de mon empressement et me témoigna combien il était fâché de n'avoir pu m'éviter la peine de me rendre chez lui. «Je suis condamné par ma place, me dit-il, à ne pouvoir aller publiquement que chez les ministres ou chez les grands. Je ne saurais, sans me compromettre, me rendre chez vous, à moins toutefois qu'il ne fût bien public, même par la gazette que vous êtes entrée dans l'association des dames de charité. Le départ de la plupart des femmes des grands d'Espagne qui en faisaient partie, laissa vacantes plusieurs des premières places; si vous daignez en accepter une, votre qualité d'étrangère ne sera point un obstacle, surtout dans ce moment-ci. Je désire d'autant plus vous voir accepter ma proposition, que ce sera me fournir des occasions fréquentes et bien précieuses pour moi de vous entretenir. Je n'aurais pas eu besoin d'apprendre par don Philippe que votre conversation était pleine de charmes. Je ne m'en suis que trop aperçu,» ajouta-t-il en me lançant un de ces regards, à la fois tendres et hardis, qui caractérisent particulièrement les physionomies du midi de l'Espagne. Pendant cet entretien qui devenait de plus en plus animé, je ne pus m'empêcher de jeter un coup-d'oeil en arrière, et de me rappeler à la fois tous les hommes célèbres que j'avais vus de près; et malgré moi le général des Franciscains me paraissait à la hauteur des généraux de nos armées. Quel enchaînement bizarre de circonstances n'avait-il pas fallu pour amener celle où je me trouvais dans ce moment. Le père Cyrille me parla beaucoup des divers personnages fameux avec lesquels j'avais eu des relations. «Je suis loin de faire entre eux et moi la moindre comparaison, me disait-il, mais je serai comme eux digne d'être votre ami.» Je le trouvais modeste de s'humilier à mes yeux; car, sous le rapport de l'esprit, il ne le cédait à aucun de ceux auxquels il faisait allusion, et il était incontestablement celui d'eux tous que la nature avait le plus généreusement traité.

Cet entretien, auquel j'avouerai que je me plus extrêmement, dura plus de deux heures. Je dus enfin mettre un terme à ma visite. Je lui déclarai, en prenant congé de lui, que je n'acceptais pas l'emploi qu'il m'offrait, mais que je servirais comme volontaire dans le corps des Dames de la Charité de Madrid, ce qui me donnerait l'occasion de le voir quelquefois.

«À ces conditions, me dit-il, j'accepte au nom de ces dames, et j'espère que vous n'oublierez pas le chemin du couvent de Saint-François.»

Je retrouvai mon Yusef sous le péristyle de l'église. Je rentrai chez moi; et don Philippe, qui s'y trouvait, m'apprit qu'on parlait du prochain départ de M. le duc d'Angoulême pour l'Andalousie. On venait aussi de recevoir la nouvelle de la convention conclue entre le général Morillo, commandant en chef l'armée constitutionnelle de Galice, et le général français Bourke. Les libéraux exaltés, surtout parmi les femmes, crièrent à la trahison; mais beaucoup de constitutionnels sincères conçurent de grandes espérances de ce traité fait au nom et avec l'approbation du prince généralissime. Ils espérèrent que les autres généraux imiteraient l'exemple de Morillo, et que par ce moyen l'Espagne obtiendrait quelques concessions que le roi sanctionnerait dès qu'il serait sorti de Cadix: ils ne s'attendaient pas à l'inconcevable audace de la régence, qui, tenant ses pouvoirs de S. A. R., osa refuser de ratifier cette convention. Elle fut exécutée toutefois en partie; mais elle donna de vives craintes pour l'avenir. Ces craintes ne se sont que trop réalisées; et les Espagnols ont vu les engagemens pris par l'héritier de la couronne de France, à la tête de cent mille hommes victorieux, violés par un gouvernement qui, un an après la restauration, n'eut pas encore un soldat dont il pût disposer.

J'allai voir le père Cyrille, et je lui témoignai mon étonnement de la conduite de la régence, que je traitai d'insolente. «Ils ont raison, me répondit-il, et ils l'auront toujours dans un cas pareil. Ils savent, et je le sais aussi, que le gouvernement français n'osera pas soutenir le duc d'Angoulême: c'est la France qui combat et qui paie, mais ce n'est pas elle qui commande. Les Français, s'il le faut, prendront Cadix d'assaut; mais ils échoueront contre le duc de l'Infantado, qui, entre nous, est la plus faible tête de l'Espagne, mais qui est gouverné par Victor Saez et par l'évêque d'Oscua, membre de la régence comme lui, et qui est bien le plus encroûté Servile de toute l'Espagne. Je me garderais de dire à d'autres qu'à vous que je pense que le gouvernement français devrait agir en souverain, et arranger les choses de manière à ce que notre roi, lorsqu'il sera libre, trouvât un système raisonnable établi sur des bases tellement solides, que les personnes qui ne manqueront pas de l'entraver ne puissent pas l'ébranler. Mais on ne le fait pas; et, pour mon compte, je crie plus haut que qui que ce soit que la régence a raison, et qu'il n'y a aucune composition à faire avec les negros. Je sais très bien où cela nous mènera dans quelques années; mais je n'y puis, et probablement n'y pourrais rien. L'habit que je porte me place dans une ligne dont je ne sortirai qu'à bon escient.» Ce que me disait le père Cyrille me rappela Zayas qui, dans le parti contraire, me tenait un langage dont le sens était le même. Le général constitutionnel et le général des Franciscains étaient deux hommes de beaucoup d'esprit et d'un grand sens; l'un et l'autre jugèrent très sainement les hommes du parti dans lequel ils se trouvaient engagés: le militaire partagea le sort des vaincus dont il déplorait les fautes, et le moine profita de celles des vainqueurs.

Je reçus dans ce temps-là une lettre de don Félix, qu'il trouva le moyen de me faire remettre par don Joseph A... Il avait été blessé dans une des affaires très chaudes que les troupes constitutionnelles de Catalogne avaient eues avec les Français. Il était caché dans les montagnes, et me priait de lui obtenir du major général un sauf conduit pour se rendre en sûreté à Bayonne. Sa lettre était fort triste: «La liberté est perdue, me disait-il; elle n'eût certainement pas succombé, si toutes les armées avaient fait leur devoir comme celle de Catalogne; mais nous avons été trahis à la fois par la fortune et par la plupart de nos généraux. Cependant, si je ne meurs pas de douleur ou de mes blessures, je suis assez jeune pour voir encore mon pays délivré du joug que lui imposent les Français: fils aînés de la liberté, ils ont répudié leur noble héritage. Puisse le spectacle hideux dont ils vont être les témoins les faire repentir d'avoir souillé leurs armes en protégeant le despotisme!» Je montrai cette lettre au père Cyrille, qui me dit: «Votre ami a la tête chaude; mais il pourrait bien avoir raison dans quelques années. En attendant il fait très bien de se réfugier en France; il fera encore mieux d'y rester lorsqu'il sera guéri.»

Don Joseph A... me prévint que, si je pouvais obtenir le sauf-conduit de don Félix, il avait des moyens certains de le lui faire parvenir. J'allai immédiatement voir le général Guilleminot, que je trouvai faisant ses préparatifs de départ. Il m'accueillit avec beaucoup de grâce, et ne fit aucune difficulté d'accéder à ma demande. En sortant de chez lui je rencontrai plusieurs voitures et une longue file de fourgons, le tout escorté par une troupe dont je ne reconnus point l'uniforme, qui était gris avec des revers jaunes. Je crus d'abord que je voyais les équipages du prince; mais on me dit que c'étaient ceux de M. Ouvrard qui se rendait en Andalousie. J'admirai le train du munitionnaire général: je ne présumais pas alors que tout cet étalage finirait par la Conciergerie.

S. A. R. partit à la fin de juillet, laissant le commandement de Madrid au maréchal Oudinot, duc de Reggio; le prince ne prit point avec lui les gardes du corps, qui continuèrent à résider à Madrid, à leur grand regret, mais à la grande satisfaction d'une foule de dames espagnoles qui applaudirent très sincèrement à une décision qui laissait dans la capitale deux ou trois cents jeunes gens dont une expérience de deux mois leur faisait apprécier le mérite. Pour toutes les personnes qui n'avaient pas cette consolation, le départ du duc d'Angoulême et de la garde rendit Madrid fort triste; plusieurs habitans notables, qui y étaient restés, rassurés par la présence du prince, dont la protection ne fut jamais implorée en vain, en sortirent dans la crainte des vexations de la régence. Il ne resta de mes anciennes connaissances que don Joseph A..., dont la maison était devenue fort solitaire. La société de la marquise de Reyalio était toujours fort nombreuse; mais elle était presque toute composée de Français que je ne connaissais pas. Je n'avais rien qui me retînt en Espagne, qu'une vague curiosité d'être témoin de la fin d'une campagne que je voyais bien ne pas devoir être longue, quoique beaucoup d'Espagnols se flattassent que Cadix tiendrait jusqu'à ce que le mauvais temps en rendît le siège impossible. Mais le père Cyrille, qui avait des correspondances partout, m'assurait qu'avant trois mois le roi serait à Madrid; il ne croyait pas à une résistance sérieuse de la part des Cortès, et il était assuré que le gouvernement anglais ne ferait aucune démonstration pour empêcher la chute de ce dernier boulevard des libéraux.

Peu de jours après le départ du duc d'Angoulême, un convoi apporta la célèbre ordonnance d'Andujar, qui fut reçue avec un applaudissement universel par l'armée française, par les libéraux et par les modérés, et avec un dépit mal déguisé par la régence. La joie fut au comble à Madrid pendant vingt-quatre heures. On crut et on dut croire qu'elle allait être exécutée. J'allai triomphante en apprendre la nouvelle au père Cyrille. Il la savait déjà; mais il modéra singulièrement mon allégresse, en m'annonçant de la manière la plus positive qu'elle ne serait suivie d'aucun effet. «Vous allez voir, me dit-il, le corps diplomatique faire des représentations; l'ambassadeur de France se croira forcé d'y joindre les siennes, et le duc de Reggio cédera. Tout se passa exactement comme il me l'avait dit. Les résultats de l'ordonnance d'Andujar se bornèrent à la création d'une commission mixte d'officiers français et de magistrats espagnols. Quelques prisonniers furent élargis, et trois semaines après, les prisons furent plus encombrées que jamais sur toute la surface de l'Espagne. J'étais indignée du rôle que jouaient l'armée française et son auguste chef. Je ne comprenais pas que le gouvernement français se laissât en quelque sorte insulter par des gens qui, s'il leur eût retiré son appui, auraient dû solliciter de lui un asile.

Je passai encore trois mois à Madrid, pendant lesquels je ne voyais guère que don Joseph A***, don Philippe et le père Cyrille. Ce dernier me tenait au courant de tout ce qui se passait; j'étais tous les jours plus étonnée de sa sagacité; mais c'est en vain que je tâchais de le déterminer à adopter un autre système politique. Je vois aujourd'hui qu'il avait raison dans sa position, et qu'il eût perdu tout son crédit en cessant de se montrer un des plus zélés fauteurs du servilisme; car on n'avait pas encore inventé les mots apostolique et absolutiste pour désigner le parti dont il était un des chefs principaux.


CHAPITRE CCV.

Soumission du reste de l'Espagne.--Capitulation de Ballesteros.--Entrevue avec Riego dans sa prison.--Ses derniers momens.

Quelque temps avant la reddition de Cadix eut lieu la bataille d'Arenas, dans le royaume de Grenade, où le général Molitor défit entièrement et dispersa l'armée de Ballesteros, qui par suite capitula avec les Français, en stipulant pour lui et pour ses soldats des conditions qui n'ont pas été tenues, quoique consenties au nom du duc d'Angoulême. Riego, qui était sorti de Cadix à la tête de quelques troupes, s'était réuni à cette armée et prit le funeste parti de chercher à s'évader après la déroute. Il partit du champ de bataille, suivi de quelques officiers, et se dirigea vers l'Estramadure, en traversant une partie de l'Andalousie. Il fut malheureusement reconnu par les paysans d'une ferme où il s'était arrêté pour prendre quelque repos. Pendant son sommeil il fut entouré, et à son réveil il se trouva désarmé, au pouvoir d'une bande de furieux qui le conduisirent à la Caroline, où l'on eut bien de la peine à empêcher la populace de le mettre en pièces. C'est par le père Cyrille, toujours instruit avant tout le monde, que j'appris l'arrestation de Riego. Je ne doutai pas qu'il ne fût réclamé par l'armée française, qui, à mon avis, devait le regarder comme compris dans la capitulation de Ballesteros. Le père Cyrille voulut m'en dissuader, et me prédit que cet infortuné serait livré aux tribunaux espagnols, qui le condamneraient sans miséricorde. Je refusai de le croire, non sans raison; car on apprit à Madrid qu'un détachement français était allé à la Caroline pour se faire remettre le prisonnier. Le père Cyrille persista à me dire que cette démarche n'empêcherait pas Riego d'être jugé et exécuté. Il n'avait que trop raison; car à quelques jours de là il arriva à Madrid, et fut déposé dans une maison qu'on appelait le séminaire des nobles, qui avait plusieurs fois servi de prison d'état pendant les troubles de l'Espagne. Son arrivée répandit la consternation parmi les constitutionnels. Cependant on espérait encore qu'il serait conduit en France; mais cette illusion s'évanouit quand on sut que son procès allait commencer. Pendant les premiers jours il fut permis à quelques personnes de le voir. Des officiers français qui avaient eu cette curiosité me racontèrent les entretiens qu'ils avaient eus avec lui. Je désirais beaucoup le voir, et j'en parlai à M D***, qui m'offrit de m'en fournir les moyens: «Mais il faut, me dit-il, prendre des habits d'homme; je viendrai vous chercher demain soir à l'heure où on lui apporte son repas, et vous entrerez avec le commandant du poste français.» Je prévins, le père Cyrille de la visite que je devais faire à Riego, et je lui promis de venir le voir immédiatement après.

M. D*** me tint parole. Il se rendit chez moi entre cinq et six heures, et nous allâmes ensemble à la prison. L'officier français qui commandait en chef la garde composée de soldats des deux nations nous introduisit dans un appartement assez propre où était le prisonnier. Il nous salua fort poliment. Je le trouvai assez tranquille et plein d'espoir. Il se flattait d'être envoyé en France, parce qu'il se regardait comme prisonnier de l'armée française. Ses argumens me paraissaient fort justes, et je crois sincèrement qu'il avait raison. L'habit que je portais était le même que j'avais lors de ma visite à San Juan de las Cabezas; j'étais surprise qu'il ne me reconnût point. Je lui parlai de don Félix, et à peine eus-je prononcé ce nom qu'il me dit: «Mais vous êtes le jeune officier qui l'accompagnait. Je le suis en effet, lui dis-je, mais je ne suis plus obligée de garder l'incognito. Je n'ai pris aujourd'hui des habits d'homme que pour pouvoir arriver plus facilement auprès de vous.» Riego s'imagina probablement que ma visite avait un motif important pour lui; car il témoigna le désir de m'entretenir en particulier. Le commandant y consentit, et on nous laissa seuls dans l'appartement, en vue toutefois des gardes qui étaient dans l'antichambre.

Je m'attendais à quelques communications de sa part, mais je m'aperçus que sa tête, que je n'avais jamais jugée bien forte, était encore affaiblie par son malheur. Il témoignait du courage, mais ce n'était pas celui que j'aurais voulu voir dans le héros de la révolution espagnole. Il se repentait presque de ce qu'il avait fait pour la cause constitutionnelle. Il se borna à me prier d'employer mon crédit, qu'il supposait immense, à obtenir son exil en France. Je lui promis de faire toutes les démarches possibles en sa faveur; mais je ne voulus pas l'abuser sur le peu d'espoir que j'avais de réussir. Je lui insinuai qu'il serait peut-être plus utile de faire solliciter les autorités espagnoles; mais il refusa constamment de croire qu'il leur fût livré. Le commandant rentra avec M. D*** et me pria de mettre fin à ma visite. Je me retirai fort émue, et avec le funeste pressentiment que le malheureux Riego ne quitterait la prison que pour monter sur l'échafaud.

M. D*** m'accompagna chez moi et me laissa à ma porte. Dès qu'il fut parti, j'appelai Yusef, et, sans me donner le temps de changer d'habits, je me rendis au couvent de Saint-François. Je ne fus pas reconnue par le moine qui venait ordinairement m'introduire. Je lui remis deux mots que j'avais tracés à la hâte en le priant de les donner sur-le-champ au père Cyrille. Celui-ci vint à l'instant; mais comme il ignorait mon travestissement, il crut que je lui envoyais un message. Il me reconnut enfin et me fit compliment sur ma bonne grâce en habit militaire. J'étais peu disposée à écouter ses aimables propos. «J'ai, lui dis-je, le coeur navré de douleur; je quitte ce malheureux Riego qui se flatte d'être envoyé en France. Je l'ai trouvé bien abattu; et qu'eût-ce été s'il avait soupçonné vos cruelles prédictions? Je viens vous proposer une belle action, je viens vous proposer de la gloire. Déclarez-vous le protecteur de Riego, sauvez-lui la vie. Donnez à l'Espagne et à l'Europe un noble démenti des opinions et des sentimens qu'on vous impute. Je vous fais l'honneur de croire que vous n'êtes pas cruel, et je vous pardonne ce que souvent vous imposent votre habit et votre position. Je vous ai donné et j'ai reçu de vous des preuves d'un grand attachement, joignez-y celle de vous intéresser vivement au sort de Riego.»

La physionomie du père Cyrille me montra que mon apostrophe l'avait vivement ému. J'attendais sa réponse, qui fut précédée d'un silence de quelques instans. «Vous me rendez justice, me dit-il, en pensant que je m'emploierais volontiers pour sauver la vie de Riego; mais soyez certaine que mes démarches seraient non-seulement inutiles, mais me feraient perdre mon crédit; croyez d'ailleurs que les ministres eux-mêmes n'oseraient pas, quand bien même ils ne seraient pas les plus mortels ennemis de Riego, comme ils le sont, intercéder pour lui. Ce n'est pas comme prisonnier de guerre qu'il sera jugé, c'est comme premier fauteur de la révolution; c'est pour avoir été chargé de l'exécution du décret de suspension des fonctions royales, lorsque les Cortès emmenèrent le roi à Cadix. On veut faire un exemple, et rien au monde ne peut l'empêcher. Si vous avez assez d'influence sur les chefs de l'armée française pour les engager à enlever Riego, il ne mourra pas. Vous voyez donc bien qu'il est perdu sans ressource.» Les raisonnemens du père Cyrille étaient sans réplique; mais ils me donnèrent de l'humeur contre lui, et je le quittai fort mécontente. Toutes les fois que je le revis depuis, avant mon départ, nous évitâmes, comme si nous en étions convenus, de parler de Riego.

Quelques jours après, Riego fut condamné à mort; et par un raffinement de cruauté, il fut privé du droit que lui donnait sa qualité de gentilhomme, d'être garrotté, et non pendu comme un roturier.

En Espagne il est d'usage de laisser trois jours d'intervalle entre la sentence et l'exécution. Pendant ce temps le condamné est placé dans une chapelle où il reçoit les secours de la religion. On obtient facilement la permission d'entrer dans la chapelle, et beaucoup de personnes charitables en profitent ordinairement pour aller consoler le patient et prier avec lui. Je voulais proposer à don Philippe d'aller voir Riego; mais il me prévint en m'annonçant qu'il avait formé le projet de s'y rendre. Je l'engageai à venir me voir au retour. Il vint en effet, et me confia sous le sceau du plus grand secret qu'il avait été chargé par d'anciens amis de Riego d'avoir avec lui un entretien que la qualité d'ecclésiastique lui faciliterait, et de lui remettre une dose de poison, pour lui éviter de mourir sur un échafaud. «Je me disposais, me dit don Philippe, à remplir ma commission; mais la conversation que j'ai eue avec Riego m'y a fait renoncer. Ce malheureux est tout-à-fait résigné et se regarde comme réellement coupable. Il a pris au pied de la lettre les premiers mots que je lui ai adressés, et que j'avais préparés pour entrer en matière, de crainte d'être entendu par les surveillans. Il a continué sur le même ton, témoignant un repentir sincère, et me demandant de la meilleure foi du monde si Dieu lui pardonnerait d'avoir été le principal agent de la révolution. J'ai, comme vous le pensez, renoncé à lui faire la proposition dont je m'étais chargé.» Ce que me dit don Philippe me prouva que j'avais bien jugé Riego dans la visite que je lui avais faite dans sa prison.

L'exécution eut lieu le lendemain à midi sur la place appelée de la Cebada. Riego fut placé dans une espèce de panier de paille tressée, tiré par un âne. Il mourut dans des sentimens fort chrétiens, et laissa après lui la réputation d'un homme fort au-dessous de la situation où les circonstances l'avaient placé.


CHAPITRE CCVI.

Départ de Madrid.--Entrevue périlleuse avec Léopold à Lyon.--Scène d'auberge.--Excursion en Suisse.

Malgré tout l'ascendant d'une prompte conquête, l'influence des Français disparaissait chaque jour devant la mystérieuse domination du parti apostolique en Espagne; les conseils de Ferdinand, les autorités subalternes, tout s'était empreint de cette maladie épurative et réactionnaire qui n'a guère de limite que la chute d'un système. Ce spectacle de vengeances sans dignité, et de proscriptions sans discernement, toutes les dégoûtantes orgies des factions me firent bientôt prendre le séjour de Madrid en horreur. Tous mes amis avaient successivement été obligés de fuir, tous, même ceux que la prudence de leur conduite, la couleur réservée de leurs opinions, leur royalisme même, mais un royalisme honnête, auraient dû faire respecter. C'est bien dans ce moment que les modérés étaient poursuivis comme des traîtres. Don Félix était parti pour Gibraltar; don Pedro, mon premier introducteur dans sa patrie, avait été obligé de disparaître en vingt-quatre heures pour éviter tous les ennuis d'une instruction dans laquelle des ennemis de sa famille l'avaient compromis, et dont il craignait encore plus l'issue qu'un exil volontaire. Ces deux amis et quelques autres n'avaient même pu échapper aux conséquences plus graves de la réaction qu'à l'aide de quelques recommandations que j'arrachai à la généreuse bienveillance du père Cyrille, qui, plus fort et plus magnanime que son parti, m'avoua bientôt le danger de ses complaisances pour sa popularité absolutiste, et l'impossibilité de les continuer.

Réduite à la solitude, déçue de toutes les espérances que j'avais attachées à un ordre de choses tombé sitôt, reportée vers ma patrie par cette abondance de souvenirs que des courses perpétuelles et des agitations journalières ne venaient plus distraire et étourdir, rappelée en quelque sorte vers la France par le réveil de tout ce que j'y avais laissé, et surtout par une lettre de Léopold auquel j'avais écrit plusieurs fois pendant la durée de mon long séjour dans la Péninsule, j'avais repoussé avec tout l'accent d'une mère les élans passionnés et dangereux d'une âme qui mêlait l'amour aux expressions de son profond attachement, mais en nourrissant l'espoir de conserver plus pur et par cela même plus durable un lien dont je sentais tout le prix pour mes vieux jours, et dont je n'ignorais pas non plus la puissance sur le bonheur raisonnable et possible de celui qui seul était resté fidèle à ma mémoire.

La lettre de Léopold était tout ce qu'on pouvait imaginer de mieux pour rassurer les terreurs qui se rattachaient toujours pour moi aux témoignages des sentimens trop exaltés d'un jeune homme. Celui que déjà je pouvais appeler mon vieil ami me demandait comme seule grâce de ne point le laisser sans conseils, sans appui: «J'ai mis ordre à toutes mes affaires, moins une, celle qui m'a contraint de reprendre du service; mais enfin, malgré cette chaîne si cruellement acceptée, plus péniblement subie, quelques momens de liberté me sont enfin possibles, et ces momens précieux, qui peuvent décider de mon avenir, je vous demande de les consacrer aux besoins de mon coeur. Quittez cette Espagne où l'on dit que des dangers de toute espèce entourent les étrangers. Je ne sais quels intérêts peuvent vous tenir si long-temps éloignée, loin de tout ce que vous avez aimé, de tout ce que vous devez plaindre toujours. Un congé me permet d'abréger les distances qui nous séparent; ne refusez point non plus de faire quelques pas pour vous rapprocher d'une âme qui a besoin de s'épancher dans celle d'une mère.

«Quand on en appelle à votre généreuse sensibilité, on est si sûr de la réponse, qu'en vous jurant aujourd'hui que c'est un fils seulement que vous viendrez affermir et consoler, j'ai la certitude que, quelles que soient vos autres vues, vous les sacrifierez toutes aux voeux impatiens de votre ami, et que je vous rencontrerai à Lyon, que je vous supplie encore une fois d'accepter pour rendez-vous dans le délai d'un mois.»

Dans la disposition d'esprit où j'étais, dans cet accablement où m'avait jetée ma vie de Madrid, devenue si inutile, si maussade, et même si dangereuse, la lettre de Léopold ne fit que hâter de quelques jours un départ qui était déjà résolu et nécessaire.

Je pris congé du petit nombre de personnes qui m'étaient restées des sociétés si nombreuses que j'avais vues pendant mon séjour, et que le régime nouveau avait presque toutes dispensées, et partis immédiatement pour Bayonne. Aucun incident ne marqua heureusement mon passage; et j'avoue qu'en mettant le pied sur le territoire français, j'éprouvai comme un soulagement merveilleux à la mélancolie qui s'était emparée de toutes mes sensations; et quoique la France ne fût pas tout ce que j'aurais voulu la voir, je sentis cependant, à son aspect comparé aux hideux spectacles de l'Espagne telle qu'une faction voulait la faire, un orgueil et un bonheur dont on devinera toute la délicatesse. Je pris quelque repos à Bayonne, où j'eus quelques démêlés pour le visa de mon passe-port, mais trop peu sérieux et trop tôt finis pour que je les mentionne.

Je quittai Bayonne au bout de trois jours, résolue de ne m'arrêter qu'à Lyon; car, vaincue par les instances de Léopold, forcée de reconnaître, dans plusieurs années de fidèle respect et de tendresse épurée, les gages d'un attachement sans péril, je sentis qu'il y aurait ingratitude et dureté, si je refusais à mon fils d'adoption, le seul ami qui me restât au monde, une entrevue depuis si long-temps demandée, et devenue nécessaire peut-être à son existence. De Madrid j'avais déjà écrit à mon jeune ami qu'à sa voix je quittais l'Espagne, et qu'il pouvait être sûr de me rencontrer à Lyon. De Bayonne je renouvelai par une seconde lettre ma promesse, de peur que celle de Madrid, qui avait eu à traverser les vilaines routes d'Espagne, ne fût pas arrivée à son adresse. Ces deux lettres contenaient les témoignages d'une affection vraie, sincère, et les conseils d'une raison qui sur ce point était du moins solide et inébranlable. J'ignorais pourquoi Léopold avait choisi Lyon comme centre de notre rendez-vous; mais comme les distances et les lieues ne sont rien pour moi, j'arrivai là aussi lestement, aussi rapidement qu'ailleurs.

Je descendis à un hôtel dont Léopold m'avait indiqué le nom dans sa lettre, et que d'ailleurs je connaissais pour un des plus confortables de la ville. Je n'étais pas débarquée depuis plus d'une demi-heure dans une espèce de salle d'attente, où je vérifiais mes effets, quand tout à coup j'entends les sons d'une voix qui m'était une surprise, une reconnaissance, une joie, une de ces émotions indéfinissables qui nous font trembler. Les paroles réitérées de cette voix, qui s'élevait davantage, ne furent bientôt plus que du bonheur: c'était Léopold demandant aux gens de l'hôtel la chambre de la voyageuse, de la dame arrivée récemment, le jour même peut-être... C'était lui, et les réponses n'allant pas aussi vite que son impatience, il avait deviné en quelque sorte la pièce où j'étais assise, et il était à mes pieds.

--«Mon amie, s'écria Léopold, ne me fuyez plus, je ne me reproche plus rien, je ne dois plus rien vous faire craindre, j'ai un congé illimité, j'en puis disposer pour mes affections, j'en voudrais disposer de manière à le rendre éternel. Mon amie, après tant d'années de courses, je voudrais me reposer près de ce coeur, le seul qui me représente la vie, le seul qui fasse battre le mien.» Léopold se calma aux vives expressions de mon dévouement. Il me parla de mon voyage, de mes relations en Espagne. Je lui en racontai les circonstances avec une franchise qui cette fois avait moins de mérite; car ce voyage si long avait été moins significatif que le voyage si court dont il est fait mention dans le tome IV de mes Mémoires. Léopold me fit promettre de renoncer à toutes ces courses pour une vie enfin assise et tranquille. Hélas! que n'ai-je suivi plus tôt ces conseils, je me serais épargné toutes les peines dont la versatilité de mes projets et mon malheureux défaut d'ordre m'accablèrent dans le court espace de trois années.

Ce sont ces trois années d'une existence vouée à l'oubli et à toutes les vaines espérances qui par instant les soutenaient, qu'il me reste à retracer, jusqu'au moment où la plus noble, la plus généreuse amitié vint ranimer mon courage en le flattant de la certitude d'un honorable succès. Avant de dérouler sous les yeux de mes lecteurs le tableau de ces dernières scènes, quelquefois si déchirantes, auxquelles a pu seule me faire survivre mon invariable opinion: «Qu'il y a plus de mérite à lutter avec le sort que de courage à s'y soustraire par la mort;» avant d'entrer, dis-je, dans cette nouvelle série de souvenirs, il me reste encore à retracer quelques vagabondes excursions, précédées d'une dernière lutte de ma liaison avec Léopold, lutte dont les sacrifices sont devenus les garans éternels d'un attachement saint et respectable. J'en atteste le ciel comme l'amour de la meilleure des mères, j'ai amené Léopold à ne me donner que ce nom révéré. Me dire qu'il n'est point mon fils serait m'ôter ma dernière illusion. Depuis la lutte et le sacrifice que je vais peindre ici dans toutes ses circonstances, un jour ne s'est point écoulé sans que je n'aie remercié le ciel de m'avoir fait attacher assez de prix à l'estime et au respect de mon fils d'adoption, pour avoir eu la force d'une immolation qui, repoussant quelques momens d'ivresse bien doux, devint la conquête d'un plus pur et plus réel bonheur.

Heureuse de revoir Léopold, je lui faisais l'aveu du plaisir que devait me causer sa présence. Je ne détaillerai pas tous les projets, toutes les espérances qui occupèrent les heures d'un tête-à-tête de deux jours. J'eus soin d'en affaiblir le danger en affectant une grande liberté d'esprit, et plus de gaieté que je n'en avais, enfin una vera desinvoltura. J'avais pris mon parti, j'étais sûre de moi, je voulais l'estime de Léopold, et pourtant en le voyant là près de mon coeur, ne formant pas un voeu dont je ne fusse l'objet, cela devint un effort difficile.

Nous partîmes ensemble de Lyon assez tard, avec l'intention de nous arrêter à ... Arrivés à cette première destination nous entrâmes dans une auberge, point central des diligences. La première salle était remplie de monde. Des gendarmes étaient là, à leur poste, pour visiter les passe-ports des voyageurs. Léopold demanda aussitôt qu'on nous préparât deux chambres, et qu'on nous fît souper dans l'une. Armée du bougeoir d'usage, l'une des servantes nous précéda par un corridor long et étroit, où se trouvaient plusieurs chambres, sans regarder en arrière, et se dirigeait vers l'extrémité du bâtiment. Léopold pressait mon bras; il était dans une agitation convulsive; sa voix entrecoupée ne prononçait que des mots de tendresse: tout à coup il me serre vivement, pousse une porte entr'ouverte, et la refermant soudain, nous voilà debout au milieu d'une chambre obscure. Je ne repoussais pas ses mains qui m'enlaçaient, je soupirais à ses soupirs; la crainte, le mystère, ajoutaient au charme de son langage. Quelques monosyllabes, quelques prières étouffées me demandaient le bonheur. Le visage de Léopold brûlait mes mains. On ne m'accusera pas, j'espère, de vouloir me targuer d'une tardive sagesse, puisque j'avoue que plus jeune j'aurais rendu amour pour amour. Ma vertu intraitable dans cette dernière crise n'était donc méritoire que par l'effort qu'elle me coûtait et non par son motif, puisque l'âge seul de Léopold, et la douleur de perdre bientôt le coeur auquel j'aurais cédé, faisaient seuls ma force. En résistant, mes erreurs passées devenaient même des gages d'un noble attachement, par l'admiration qu'elles commandaient pour une victoire que le besoin d'être estimée et chérie de lui me faisait remporter sur une passion dont depuis long-temps il connaissait la violence.

Je prolongeai avec une sorte d'enivrement un danger qui me donnait une dernière fois toutes les délicieuses émotions d'une tendresse partagée; et je suis forcée aussi d'avouer que je manquai faillir malgré ma volonté, par trop de confiance dans ma résolution. Enfin, épuisée par le danger, je sentis que le moment était venu de rompre le charme, en rappelant à celui qui me demandait le bonheur de sa vie, que nous étions à la veille du jour anniversaire de la mort de sa malheureuse mère. «Léopold, peut-être est-ce l'heure d'une agonie allégie seulement par l'espoir que vous deviendriez mon fils.

«--Ah! vous me donnez la mort. Je le vois, je ne vous serai jamais qu'un fils!

«--Qu'un fils... oui... mais quel titre est plus doux, est plus cher? Sortons, Léopold; je crois voir auprès de nous les mânes de votre malheureuse mère.» Et je l'entraînais doucement vers la porte, «Ah! disait l'ardent jeune homme, si elle nous voit, si les âmes de ceux qui nous chérirent veillent sur nous encore, que ma mère intercède pour moi au lieu de me faire repousser.» En ce moment nous entendîmes la fille dire au bas de l'escalier: «Mais où donc ont passé ce monsieur avec sa mère? Je viens d'en haut, ils n'y sont pas.--Retourne sur tes pas, porte à ces voyageurs le complément de leur souper,» répondait la grosse voix du maître de l'hôtel. «Sortons, sortons, Léopold, m'écriais-je; que la servante nous trouve à table.» Il résistait, il cherchait à me retenir: «Vous voulez donc me compromettre, Léopold; vous voulez m'ôter le bonheur de passer pour votre mère?» Il ouvrit la porte, et nous étions déjà à table quand la lourde créature parut au milieu de l'appartement, occupé à sa grande surprise. Elle fit une mine qui donna aussitôt un tour moins dangereux à notre tête-à-tête; car j'éclatai de rire, et le sérieux un peu triste de Léopold n'y put tenir: «Mais où étiez-vous donc, monsieur et madame, s'il vous plaît?

«--Ici, ma chère, à table.

«--Vous voulez me plaisanter?

«--Je n'en ai nulle envie, disait Léopold en me regardant d'un oeil expressif.»

J'ai dit que Léopold était d'une figure remarquable: cette figure avait dans ce moment un charme extraordinaire. La paysanne en fut frappée, et malgré l'innocence du village, témoigna assez par un air de soupçon qu'elle connaissait toute la fragilité de la vertu. Léopold, après avoir tout fait servir, ordonna à l'Agnès rustique de nous laisser. Elle s'en fut communiquer ses observations à ses habitués du coin du feu, messieurs les gendarmes de l'endroit, qui avaient élu domicile dans l'auberge comme sur le point le plus militaire de leur résidence, celui où l'ennemi se rencontre, celui où les voyageurs descendent et ont à exhiber leurs passe-ports.

Léopold avait un congé, mais sous l'habit bourgeois il avait conservé la moustache, la cravate noire, la mine enfin de ce qu'il était. La servante n'avait rien de mieux à faire que de parler des voyageurs, et surtout du beau militaire. Aussitôt le brigadier de songer à son devoir et de monter avec cette sotte fille pour demander les passe-ports. Nous crûmes entendre quelques mauvais propos des arrivans.

Je tâchai de prendre le ton de la plaisanterie pour reprocher à Léopold d'avoir excité de ridicules suppositions par ses manières trop peu filiales. «Quoi, s'écria-t-il, vous vous feriez un jeu de mon tourment, vous, si bonne, si bienveillante pour tout le monde! Serais-je destiné à vous paraître ridicule par un délire digne d'intérêt?» Ici la violence de son émotion me saisit réellement jusqu'à l'épouvante. Je lui prodiguai, pour le calmer, tous les doux noms de la tendresse; mais je ne me rendis maîtresse de sa volonté que par la menace de séparer à jamais ma destinée de la sienne, de lui devenir étrangère, s'il ne me promettait que ce serait là son dernier oubli des voeux de sa mourante mère. «Et si je vous immole tout mon amour, vivrai-je du moins près de vous? vous verrai-je tous les jours?» Et ses regards supplians dévoraient les miens. Je lui promis de renoncer aux voyages, de chercher une occupation utile, et de vivre pour lui près de lui. Enfin je parvins à rassurer Léopold sur toutes ses craintes, en lui parlant le langage d'une confiance illimitée. Nous convînmes de la façon de vivre qu'il fallait adopter; nous fîmes des projets d'avenir, d'un avenir que l'estime pût entourer.

La présence d'un brigadier de gendarmerie vint troubler notre tête-à-tête, qui n'était plus alors que celui de la raison. Léopold montra ses papiers avec une docilité et une soumission qui eurent beaucoup de prix à mes yeux, d'après son caractère très facile à irriter. Je regardai sa conduite dans cette occasion comme un gage de tous les efforts qu'il ferait sur lui-même pour se résigner à une filiale obéissance.

Le lendemain matin nous délibérâmes sur la suite de notre voyage. J'ai oublié de dire qu'à Lyon nous avions fait le projet de parcourir la Suisse, d'aller ensemble saluer les lieux qui m'ont vue naître, renouveler sous les ombres de Villa-Ombrosa et sur le souvenir de ma vertueuse mère les sermens d'un attachement que d'en haut nos parens pussent approuver, c'est-à-dire la promesse d'une union fraternelle, qui mettrait tout en commun entre Léopold et moi, tout, excepté les remords d'une faute. Mais le moment n'était point venu encore d'une entière sécurité. Léopold promettait plus qu'il ne pouvait tenir, et les volontés fermes de son dévouement et de sa soumission, après avoir éclaté en ma présence, expiraient dans son coeur au moindre moment de solitude. Nous fîmes cependant le trajet de Lyon jusqu'à la frontière dans les doux épanchemens d'une amitié résignée, et d'une amitié heureuse, contente, fière même de sa résignation. En approchant du dernier village de la frontière de Suisse, nous résolûmes d'y passer la nuit, de manière à commencer notre pèlerinage avec le jour. Nous soupâmes très gaîment dans l'auberge du petit village. Seulement quand je fis observer à mon jeune compagnon que, devant partir le lendemain de bonne heure, le moment me semblait venu de nous séparer et de nous retirer chacun dans notre appartement, il parut s'élever en lui comme un combat de soumission amicale et de révolte amoureuse; il prononça quelques mots de pressante sollicitation, quelques soupirs; mais cédant bientôt à l'intrépidité apparente de ma vertu, aux cordiales expressions de mon attachement, tel qu'il venait d'être encore mutuellement consenti et accepté, il se retira avec quelques murmures étouffés par le souvenir de ses promesses.

Le lendemain je me levai fatiguée d'un sommeil que de pénibles rêves avaient agité. Je ne sais quel noir pressentiment couvrait mes yeux et me voilait presque l'azur du matin. Je ne savais s'il était tard, s'il était de bonne heure. Léopold n'était point encore descendu, je l'attendais péniblement en respirant l'air dont ma poitrine était affamée. La servante de l'auberge vint m'arracher à mes méditations pour m'offrir à déjeuner. Elle me remit aussi un mot que le militaire de ma connaissance lui avait bien recommandé au moment de son départ. Léopold était parti depuis trois heures. Le billet était de lui; je l'ouvris avec effroi. Il ne contenait que ces mots:

«Mon amie, ma mère, car c'est ce mot sacré qui me rappelle vos bontés et mes devoirs, la soirée d'hier m'a révélé tout le danger d'un voyage qui me semblait si doux, mais dont je ne pourrais soutenir plus long-temps le charme sans craindre de le détruire par les retours d'une passion que je vais encore m'efforcer d'éteindre. Continuez votre route, car mon coeur se dit encore avec délices que c'est pour moi que vous l'aviez entreprise. Je connais votre itinéraire, Genève, la Suisse, l'Italie; je suivrai vos traces jusqu'à l'expiration de mon congé, dont le terme me ramènera à Paris, où je vous retrouverai sans autant de périls. Si d'ici là cependant la reconnaissance me rend tout-à-fait sûr de moi-même, je volerai sur vos pas. Je serai bientôt à vos pieds, si mon coeur me promet de ne venir m'y jeter que comme un ami, que comme un fils. Oh, oui! je sens que le besoin de vous revoir me donnera la force de n'être que ce que je dois être pour mon amie, pour ma mère.»

Cette lettre m'inspira de l'admiration tout à la fois et de l'attendrissement. Il me sembla aussi que ce voyage solitaire, cette séparation, m'étaient nécessaires; car je sentais qu'en ce moment Léopold eût été plus puissant que la veille. J'éprouvais une espèce de contentement de ne savoir où écrire à Léopold, car j'aurais laissé percer cette satisfaction de femme heureuse, d'inspirer un tel sacrifice un peu plus peut-être que la raison du sentiment estimable auquel ce sacrifice était fait. L'espoir de revoir bientôt Léopold me rendit très agréable le moment de mon départ, j'espérais le retrouver: je ne le revis qu'à Paris; mais j'ai de trop curieux détails à donner de l'excursion dans laquelle il devait m'accompagner, pour ne pas les consigner ici. Cette course est la dernière de mes longs voyages, et quoique ma vie ait encore depuis été remplie par bien des émotions, et des plus amères, Paris seul en fut le théâtre. Mais je ne suis point encore à ces derniers épisodes de mon histoire; je vais être à Genève. Je ne serai que trop tôt à Paris, où Léopold seul et quelques admirables amis m'ont plus tard empêchée de mourir.


CHAPITRE CCVII.

Trois mots sur la Suisse et Genève.--Promenade à Coppet.--Nouveau voyage improvisé.

Je pourrais faire encore un voyage en Suisse qui ne serait pas sans intérêt, si je croyais que mes lecteurs attendissent de moi un voyage pittoresque. J'ai eu, à la vue des monts géants des Alpes et des lacs des treize cantons, mon enthousiasme tout comme un autre: j'ai compris ce qu'il y avait de sublime dans ces cimes couronnées de neige, remparts en apparence inexpugnables, mais que les soldats français ont franchis, guidés par le vol de l'aigle, devenu l'emblème vivant de leur gloire. J'ai rêvé doucement sur les bords de ces vastes nappes d'eau qui semblent les réservoirs de tous les fleuves de l'Europe: mais je suis un peu comme saint Paul, appelé le pêcheur d'hommes; mon âme est douce, d'une force expansive qui lui fait bientôt ressentir le cruel malaise de la solitude. Si je décrivais la Suisse et ses beautés naturelles, ce ne serait pas con amore.

Je fis un séjour d'une semaine à Genève, mais je n'ai jamais connu l'ennui dans toute sa décourageante anxiété comme dans cette ville. Ce devait être une assez belle préfecture, mais quelle mesquine république! comme on se sent à l'étroit dans Genève, ville indépendante! qu'il y a peu de poésie dans cet assemblage de maisons tristes, et dans l'intérieur de ces ménages genevois, où chaque membre de la famille a son pédantisme, car chaque membre a son petit talent d'amateur à faire valoir! Le fils aîné a suivi un cours de botanique, le fils cadet un cours de chimie, une demoiselle dessine, une autre touche du piano:--charmantes études, utiles délassemens sans doute, mais qui ne doivent pas éternellement revenir dans la conversation sous forme de thèse. Moi-même je me laissai entraîner à aller entendre le professeur de botanique, et, je l'avoue, je n'en eus aucun regret. Il est impossible de parler avec plus d'élégance que le savant M. Decandolle, et de mieux conserver l'air d'homme du monde sous la robe du professeur. Monsieur Decandolle a professé à Montpellier, mais les épurations de 1815 ont privé la France savante de cet illustre botaniste.

Trouvant peu d'agrémens à Genève même, je passai le temps à visiter les environs de la ville. Je vis à Ferney les reliques de Voltaire, tant de fois décrites par les voyageurs. Je visitai Coppet, où Corinne repose à côté de son père. Monsieur le baron Auguste de Staël y résidait à cette époque, et daigna satisfaire ma curiosité avec cette grâce de grand seigneur qui donne tant de prix aux moindres égards. Malgré une sorte de bégaiement qui au premier moment sonnait à l'oreille comme l'accent fade de Jocrisse, monsieur de Staël captivait l'attention par ses paroles; quand il s'animait, quelques étincelles de l'âme de sa mère brillaient dans ses regards, et sa voix s'imprégnait d'une énergie inattendue. J'en fus témoin pendant deux heures que je passai à Coppet, monsieur Auguste de Staël ayant eu occasion de réfuter devant moi un voyageur anglais qui croyait faire sa cour au propriétaire de Coppet en lui disant que madame de Staël était plus Anglaise que Française. Monsieur le baron ne put souscrire à ce jugement, et s'exprima sur la France avec une chaleur toute patriotique.

Une de mes excursions eut pour but le fameux château de Chillon, où Bonnivard endura une si cruelle captivité. Sur un des piliers de ce fatal souterrain célébré par lord Byron, je reconnus le nom de ce grand poète, et à mon retour à Genève son nom devint le texte de mes questions dans l'hôtel où j'étais logée. Les Genevois ont conservé peu de vestiges du séjour que lord Byron a fait dans leur ville. Alors, il est vrai, sa réputation n'était pas européenne: il fallut les égards que lui témoignait madame de Staël pour le désigner comme un étranger de distinction. Pauvre Shelley, je pensai aussi à lui plus d'une fois en même temps qu'à son ami: hélas! il n'était plus. Il est rare qu'un nom illustre n'agisse pas comme un talisman sur mon imagination: je sentis bientôt en moi une impérieuse curiosité de voir le Dante anglais. Il fallait, pour contenter ce désir, aller jusqu'à Gênes; mais j'aurais été bien plus loin encore pour être sûre d'obtenir une audience du roi des poètes romantiques: on sait qu'un projet une fois conçu par la Contemporaine est bientôt exécuté: je partis. On a prétendu que j'avais auprès de lord Byron une mission des liberales d'Espagne; mais qu'on compare les époques, cette supposition tombera d'elle-même. Dans ce voyage comme dans plusieurs autres auxquels mes amis ou mes ennemis ont voulu attacher de l'importance, je n'obéis qu'à mon inspiration personnelle.


CHAPITRE CCVIII.

Gênes.--Albaro.--Leigh Hunt.--Maison roulante.--M. Duncan Stewart.--Lord Byron.--Sylla.--M. de Jouy.--Rencontre singulière, etc.

Il n'en fut pas pour moi de la patrie italienne comme de la Suisse. Je venais chercher un poète en Italie: j'étais donc dans une excellente disposition d'esprit pour m'abandonner à toutes les idées poétiques, idées qu'excitera toujours le sol de l'Italie elle-même. Chaque pas que je faisais sur cette terre sacrée réveillait un écho dans mon sein; à mes transports secrets, à la vivacité de mes regards, à mon admiration curieuse pour tout ce qui m'entourait, je me sentais rajeunie et d'âge et de coeur. Je me disais avec un amour-propre bien trompeur sans doute, qu'il y avait en moi quelque chose de Corinne. Tout ce que je voyais de grand et de beau, loin de me rabaisser en me forçant à un humble retour sur moi-même, me transportait hors de la sphère des pensées communes, m'exaltait et me grandissait à mes propres yeux.

Gênes surtout m'inspira au plus haut degré ces impressions; Gênes la superbe, dont les palais de marbre semblent destinés à réunir dans l'enceinte d'une seule ville une assemblée de monarques. Non seulement ce sont les maisons des riches habitans qui méritent le titre de palais; mais les peintures à fresque ou sur stuc dont les Génois décorent volontiers leurs façades, donnent un air de magnificence à des ateliers de simples ouvriers et aux plus modestes demeures, comme aux hôtels occupés par les descendans d'André Doria. Doria! ce nom ne rappelle plus qu'une grandeur éclipsée; et ce doge qui s'étonnait de se voir dans la foule des courtisans à Versailles, que dirait-il aujourd'hui s'il était forcé de saluer les insignes du roitelet de Sardaigne sur les tours de sa cité humiliée. J'errai pendant plusieurs heures dans Gênes pour Gênes elle-même, tantôt longeant la strada Balbi et la strada Nuova, tantôt m'arrêtant immobile comme une statue sous un portique près de la piazza delle amorose fontane. Quand je rentrai à l'hôtel où j'avais laissé mes paquets, je montai précipitamment au cinquième étage: j'avais reconnu que la maison se terminait par une de ces terrasses pavées de lavagna, si fréquentes à Gênes, et où les habitans aiment à prendre le frais. Là, j'admirai encore la «Superba Genoa,» avec l'amphithéâtre de ses palais de marbre formant un croissant sur le penchant de la montagne dont les hauteurs plus aériennes sont couronnées de châteaux de plaisance. À gauche les Alpes, à droite les Apennins bornaient l'horizon. Puis, portant les yeux vers le golfe, au delà des vaisseaux, je regardais et regardais encore à travers le lointain d'azur où les yeux de Colomb eurent sans doute la première vision d'un monde inconnu.

On me dit que le «Dante inglese» s'était établi à Albaro, petit village situé sur une colline, à peu de distance de Gênes. J'étais accourue pour ainsi dire, ne doutant de rien, et comptant bien brusquer la connaissance de lord Byron; je fus heureuse cependant d'apprendre que M. Leigh Hunt et sa famille, que j'avais rencontré à Londres, vivait aussi à Albaro, dans la casa Negroto, non loin de la casa Saluzzi qu'occupait milord. Je me rendis directement à la casa Negroto. M. Leigh se promenait dans un parterre lorsqu'il me vit entrer. Soit qu'il ne me reconnût réellement pas après m'avoir si peu vue, soit qu'il redoutât mon importunité de voyageuse, il me fit un froid accueil qui m'eût bien découragée, si je n'avais résolu de braver tous les obstacles pour voir Byron: j'invoquai le souvenir de Shelley; M. Leigh Hunt se montra moins discret; mais alors il m'avoua que son illustre ami redoutait les visites et les conversations des étrangers; que, quant à lui, il avait reçu quelques reproches un peu aigres pour avoir présenté à sa seigneurie des étrangers venus comme moi pour l'apercevoir et s'en vanter. «Enfin, me dit-il pour éluder ma demande par un compliment, madame Guiccioli est jalouse. Récemment lord Byron était allé au spectacle pour le bénéfice de la signora Bonville; le lendemain il envoya vingt-cinq guinées à la bénéficiaire; celle-ci se crut obligée d'aller le remercier en personne: elle fut reçue; on lui servit des rafraîchissemens, mais lord Byron se dispensa de paraître.»--«Sans doute, dis-je à M. Leigh Hunt, la signora Bonville est jeune et jolie, tandis que jeunesse et beauté sont pour moi déjà loin.» M. Leigh répéta ici ses complimens, et je le quittai avec un peu d'humeur et de dépit. Je verrai Byron, me dis-je, malgré lui-même, s'il le faut, et malgré M. Hunt. Pauvre Shelley, tu n'aurais pas été si réservé!

J'errais, pensive, sur le rivage du côté de Vado, lorsque j'aperçus une véritable maison montée sur huit roues, et traînée par huit chevaux qui venaient de s'arrêter à l'abri d'un rocher. Une fenêtre s'ouvrit au moment où je m'en approchai: je m'attendais à en voir sortir la tête de quelque lion ou autre bête, me figurant que cette maison mobile conduisait à une foire les animaux d'une ménagerie; mais ce fut la tête d'un homme, qui, me voyant admirer cet édifice mobile, alla au devant de mes questions, en me disant que cette maison appartenait au milord 3 Duncan-Stewart, dont il était portier. On voyait sur la figure de cet homme qu'il avait une vive démangeaison de parler, et qu'il se promettait un vrai plaisir de son histoire. «Quel est donc ce milord Duncan?» lui demandai-je; et comme si cet homme eût pu me comprendre, j'ajoutai en riant: «Descend-il du roi Duncan si méchamment mis à mort par Macbeth, ou est-il de la dynastie plus moderne des Stuarts?» Le portier de la maison ambulante se souciait peu de comprendre une question aussi littéraire; il voulait, avant tout, faire son conte pour prouver qu'il n'était pas le portier d'un maître ordinaire. «Milord Duncan, me répondit-il, est Écossais, et pourrait être roi d'Écosse s'il voulait, car il a acheté la moitié des îles Hébrides; mais ayant été long-temps dans les Indes secrétaire du puissant roi Tippo-Saïb, il a vu d'assez près le métier de roi pour en être dégoûté: il a même horreur des palais, et ici où tant de belles maisons seraient à son service, il préfère vivre en Arabe. Grâces à cette habitation dont je suis portier, il fixe son domicile où bon lui semble, et jouit toujours de la plus belle vue des pays qu'il parcourt. Dans ce moment, il est sous cette tente que vous voyez là-bas, sur le bord du golfe, avec milord Byron: ils fument tranquillement leurs pipes turques, après avoir nagé pendant deux grandes heures. Si vous voulez visiter notre maison d'hiver dont je suis le portier, vous en avez le temps, car ces milords n'en finissent pas quand ils se racontent leurs aventures.» Je remerciai cet honnête bavard, et, comme on pense bien, je me dirigeai de préférence vers la tente indiquée. Le portier de M. Duncan-Stewart ne m'avait rien dit de trop: ce riche Écossais avait long-temps servi Tippo-Saïb, à telles enseignes que pour une petite négligence dans ses fonctions, il lui fut donné un jour deux cents coups de bâton sur la plante des pieds; heureusement il se trouvait dans Seringapatam quand cette ville fut prise d'assaut par le général Harris, et il eut le bonheur d'être fait prisonnier. Il obtint de revenir en Europe avec ses trésors et acheta une grande partie des îles Hébrides; mais il passait sa vie à voyager en nomade, séjournant partout où il se plaisait, donnant des fêtes, ou fuyant dans la solitude, suivant le caprice de son humeur.

Je n'étais qu'à quelques pas de la tente lorsque j'aperçus contre un banc de gazon une brochure qui avait été probablement oubliée; je la ramassai, je l'ouvris, et sur le revers du premier feuillet je lus ces mots: Offert à lord Byron par l'auteur, E. de Jouy: c'était la tragédie de Sylla. Je pensai que cette pièce venait à propos me tomber sous la main pour me servir d'introduction. J'entrai plus hardiment sous la tente, où j'aperçus le poète anglais et l'asiatique M. Duncan-Stewart nonchalamment assis, mais qui se levèrent à mon approche. «Voici, dis-je, un livre égaré que j'ai pris la liberté de vouloir remettre moi-même à lord Byron;» et lord Byron fit alors un pas vers moi pour me remercier. M. Duncan et lui ne savaient peut-être que penser de mon intrusion; je leur épargnai l'embarras de demander qui j'étais, en avouant que lord Byron ne me devait aucun remerciement, car c'était la curiosité de le voir plutôt que Sylla qui m'avait amenée sous la tente. Heureusement M. Duncan-Stewart prit mon indiscrétion en bonne part, et m'offrit poliment un siége fait de bambou des Indes. Byron s'était ravisé, et après quelques mots très insignifians, il laissa son ami faire les honneurs à l'étrangère. «Madame, me dit M. Duncan, je vous donne l'hospitalité à l'asiatique; daignez accepter un verre de sorbet.» Ce fut à mon tour de remercier, et dans ma phrase, je me ménageai une transition pour que la conversation n'en restât pas là. «J'ai vu de près, dis-je, toutes les gloires de l'Europe; mais il m'en manquait une avant d'avoir vu Childe-Harold.» M. Duncan voyant que Byron, avare de paroles, ne répondait que par un signe de tête, affecta officieusement de se mettre en scène lui-même pour donner à son ami le temps de se décider à faire attention à moi. «Madame, me dit-il en riant, je ne crois pas être un poète inférieur à mylord; j'ai à ma disposition toutes les riches comparaisons de l'Orient, et qui plus est, je suis un poète d'action, car personne n'a voyagé autant que moi, tantôt à cheval, tantôt à pied, tantôt sur un éléphant.--Je sais, répondis-je, que je suis chez M. Duncan-Stewart.

«Ah! reprit M. Duncan, vous avez rencontré ma maison, et ce bavard de Giacomo vous aura dit toute mon histoire; je ne lui en veux pas, car cela nous donnera un prétexte, madame, pour vous demander la vôtre. J'étais bien déterminée à attirer au moins l'attention de Byron, qui ayant repris de mes mains la tragédie de Sylla, en parcourait les feuillets du doigt et de l'oeil, comme pour se donner une contenance.--«Mon histoire, dis-je, est un peu longue. Je suis une de ces femmes à qui il sera beaucoup pardonné, selon l'Évangile, parce qu'elles ont beaucoup aimé.» Ce singulier aveu fit sourire Byron.--«Milord, lui dit M. Duncan-Stewart, je prévois que madame nous apporte un épisode tout fait pour votre Don Juan.--J'y pensais, reprit Byron qui se livra dès ce moment à tout l'abandon de son affabilité naturelle; je craignais que madame ne fût une de ces Bas-bleus enthousiastes d'Italie ou de France qui viennent une fois par mois faire de l'esprit avec ma pauvre célébrité. Vous parlez le pur italien, madame, mais votre tête a quelque chose de polonais. Seriez-vous une actrice?» On peut bien penser que je ne débitai pas mes six premiers volumes de Mémoires sous la tente de M. Duncan; mais je me voyais encouragée, j'étais en verve, inspirée même, et ceux qui m'ont entendue savent que je parle quelquefois de moi avec une certaine éloquence. J'en dis assez à mes hôtes pour leur donner la curiosité d'en entendre davantage, et Byron me fit promettre de me rendre le lendemain à la casa Saluzzi.--Je pourrais citer cette conversation avec un grand poète, elle fut brillante; mais ayant besoin de capter sa bienveillance, je m'emparai du beau rôle, et cette première fois je fus la propre héroïne de mes récits; je dirai seulement que Sylla fit naturellement tomber un moment l'entretien sur M. de Jouy. Byron paraissait très flatté de l'hommage de ce spirituel académicien.--«Sa tragédie, me dit-il, m'a été envoyée avec d'autres brochures par un jeune Français à figure saxonne, que je croyais trop aimable pour être auteur: le connaîtriez-vous? il s'appelle M. Coulman. Je passai avec lui quelques heures fort agréables; il me donna des nouvelles de tous les beaux esprits de Paris avec une grâce toute parisienne. J'ai été surpris de trouver parmi les ouvrages qu'il vient de me faire passer, une brochure de sa façon qui est aussi élégamment écrite que noblement pensée. En général les auteurs n'ont pas de ces belles manières, le gentleman est plus rare que l'homme de lettres... Connaissez-vous aussi un autre écrivain amateur, M. le baron de Stendhal, qui s'est amusé à me dénoncer aux libéraux de France comme un aristocrate? Le reproche m'a amusé: il y a cette différence entre nous deux, que je suis né aristocrate et me suis fait libéral, tandis que M. de Stendhal s'est fait baron de son autorité privée, sur le titre de ses livres en faveur des idées libérales. C'est du reste un homme d'esprit, original même, ce qui est rare chez les auteurs hommes du monde. Je suis trop heureux qu'on parle de moi à Paris: il n'y a que les brevets d'immortalité venant de ce Paris qui valent quelque chose au Parnasse. Croyez-vous que si j'étais né Français je serais de l'Académie! Peut-être que non: je suis trop romantique. M. de Lamartine en est-il, lui qui me trouve moitié ange, moitié démon?» Malgré lui, à ce mot, il regarda son pied droit. On sait que les Anglais représentent toujours le diable boiteux.

Je viens de réunir ici quelques unes des phrases de lord Byron: elles ne furent pas prononcées dans le même ordre, mais j'ai supprimé mes propres réflexions. Je serai peut-être plus exacte une autre fois.

Ce jour là, Byron avait une veste de nankin, un gilet et un pantalon blancs, une cravate négligemment nouée, et une toque de velours bleu sur la tête. J'admirai d'abord sa physionomie dans son ensemble, elle était expressive plus que belle; son sourire avait peut-être quelque chose de dédaigneux, mais on s'y accoutumait par l'idée de la supériorité de son génie. Je me souviens que ses cheveux grisonnaient déjà, quoiqu'il n'eût que trente-cinq ans au plus. Son front était élevé et sa tête forte, avec une tendance à la forme conique; ses yeux d'un bleu clair et son nez très régulier. C'était du pied droit qu'il était boiteux. Sa taille pouvait avoir cinq pieds trois pouces et semblait acquérir de jour en jour un embonpoint qui commençait à le gêner. Une des choses qui me servit le plus dans mes confidences, fut mes relations avec Napoléon.--Il aimait à en entendre parler, et à trouver quelques rapports entre quelques unes de leurs singularités. On sait qu'il signait volontiers N. B. (Noël Byron), parce que ces initiales étaient aussi celles de l'empereur.

La part que monsieur Duncan-Stewart prit à la conversation ne fut pas sans intérêt. Ses souvenirs de Seringapatam trouveraient plus de place dans mes Mémoires, s'ils n'y entraient en concurrence avec mes propres souvenirs de Byron. Je quittai la tente au comble de mes voeux, par l'espérance de ma visite à la casa Saluzzi. M. Duncan m'accompagna presque jusqu'aux portes de Gênes, pendant que Byron s'éloignait à cheval, après m'avoir répété: à demain, signora.


CHAPITRE CCIX.

Le château de Saluzzi et le cabinet de lord Byron.--La saignée.--Un bâtard de cardinal.--Conversation politique.--Messes pour une âme en peine.

Le lendemain je fus exacte au rendez-vous. Aux approches d'Albaro, la casa Saluzzi me fut indiquée par un habitant du village. On entre dans ce palais par de grandes grilles de fer qui conduisent à une cour plantée de vieux ifs taillés d'une manière assez bizarre. L'architecture du château tient un peu de celle d'une abbaye; mais au lieu d'un portier de couvent, ce fut une espèce de géant en habit militaire qui m'ouvrit. Cet homme avait une barbe épaisse comme celle d'un sapeur; son uniforme se rapprochait de l'uniforme des housards. Son air avait quelque chose de farouche, il me rappelait le Goliath du château de Kenilworth, et par une association naturelle d'idées, je comparai intérieurement à Flibbertigibbet un petit jockey vêtu de vert qui me précéda jusque dans une large salle de billard, d'où il me fit passer dans la pièce qui servait de cabinet à lord Byron. Là, je fus priée de m'asseoir: je préférai, en attendant le poète, faire l'inspection des lieux. Je m'arrêtai tour à tour devant une gravure représentant Ugolin, et deux portraits d'Ada, cette fille chérie, objet de tant d'amour et de regrets. Sur une table étaient une guitare, quelques cahiers de musique et quelques livres, les uns ouverts, les autres fermés, tous dans ce beau désordre qui n'est pas un enfant de l'art, mais bien un désordre d'artiste. Dans un coin je remarquai une sorte de trophée, c'est-à-dire deux épées, deux pistolets et deux poignards croisés sur une pique surmontée d'un casque.

Je n'avais pas attendu dix minutes, que lord Byron survint. Il ne m'adressa que deux mots et un signe de main en excuse comme pour me demander une minute; il était avec un jeune homme qui déposa sur la table un plat rempli de sang. Je tressaillis, et le jeune homme et lord Byron regardèrent ce sang avec attention. Ma tête romanesque commençait à s'échauffer, comme s'il y avait là quelque mystère de terreur. J'étais dans un de ces châteaux italiens où Anne Ratcliffe aimait à placer les scènes de sa fantasmagorie; mon hôte était ce poète bizarre sur lequel on faisait encore courir alors tant de fables et qu'on accusait des goûts les plus dépravés. N'avait-on pas été jusqu'à prétendre qu'il avait une horrible sympathie pour les vampires! Lui cependant continuait à regarder avec une certaine anxiété le vase que le jeune homme avait déposé sur la table, tandis que celui-ci dissertait froidement, comme un anatomiste, sur ce sang dont la vue m'inspirait un involontaire effroi. Il sortit enfin, et Byron venant à moi s'aperçut de mon trouble:--«Sur ma parole, dit-il, je croirais presque que vous avez peur: d'après ce que je sais de votre histoire, je vous croyais aguerrie contre la vue du sang. Celui que vous voyez dans ce vase sort des veines d'une personne qui m'est chère... la pauvre comtesse Guiccioli qui, a eu un accès de fièvre cette nuit. Mais devinez quel est ce jeune frater qui vient de la saigner? C'est un bâtard du dernier des Stuarts, de ce cardinal d'York qui est mort, comme vous savez, à Rome, membre du sacré conclave. Ce pauvre jeune homme vit de sa lancette, il est apprenti chez un chirurgien de Gênes. J'aurais quelque idée de l'envoyer à mes frais dans quelque université: qui sait s'il ne deviendrait pas un grand docteur, peut-être un médecin de cour? Et alors si nos Guelfes lui tombaient entre les mains, il pourrait fort innocemment les traiter en Gibelin 4. Vous voyez que je me rappelle mon origine jacobite.» Cette sortie moitié bouffonne, moitié sérieuse, engagea la conversation sur la politique.--«Je suis un peu carbonaro, me dit lord Byron. J'ai fait de la casa Saluzzi un nid de conspirateurs, car j'ai la famille Gamba, famille de proscrits, coupables d'avoir rêvé la liberté en Toscane; et moi je me prépare à aider la révolution d'un peuple tout entier. N'est-il pas singulier que la liberté soit du fruit défendu pour les pays qui furent son berceau: la vieille Grèce, la vieille Italie, qui furent libres au milieu des ténèbres du paganisme? Patience, il faut tout attendre du temps. Mais j'oublie, madame, vous êtes un peu bonapartiste par amour de la gloire!» Je répondis à lord Byron que le grandiose de l'empire m'avait séduite en effet, mais que je croyais comprendre aussi la gloire des hommes libres.--«C'est que la liberté a bien aussi sa poésie, continua lord Byron. Mais, tenez, les femmes sont un peu enfans dans leurs opinions: les femmes et les peuples aussi, ajouta-t-il... Il leur faut autre chose que des mots et des théories. La liberté, être de raison, ne saurait les captiver autant que la pompe visible de la gloire. Aussi n'aime-t-on jamais la liberté toute seule; on s'accoutume à l'associer à un chef, à un héros. Voyez en Espagne, c'était, vive Riégo! Et en France, en 1815, vive Napoléon! par un singulier contre-sens, signifia un moment aussi vive la liberté! Les noms collectifs n'ont pas la même influence sur l'imagination que les noms individuels: l'idée d'un grand pouvoir emporte l'idée d'une unité très compacte. Jamais les Indiens, me disait M. Duncan-Stewart, n'ont pu se figurer que la Compagnie des Indes était un conseil de négocians; ils se la représentaient comme une vieille femme, bien vieille, qui survit à tous ses enfans.»

«--J'espère, dis-je, et j'entrai probablement dans l'amour-propre secret du poète, j'espère que les Grecs vaincront bientôt au nom de vive Byron! et que ce nom sera synonyme de vive la liberté!» Byron n'éluda pas le compliment: «Oui sans doute, reprit-il, c'est un principe que je vais défendre encore plus que les Hellènes; c'est la cause de l'Europe, la cause des idées nouvelles. Et quel beau champ de bataille pour combattre le despotisme que la Grèce! quel honneur de renouer la chaîne interrompue de ses temps héroïques! Aujourd'hui c'est ma pensée exclusive.» Il me fit observer le casque dont j'ai parlé: «Voilà, me dit-il, une partie de mon équipement. On doit apporter ce soir deux casques à peu près semblables; il y en aura un pour Pietro Gamba, et l'autre pour mon ami Trelawney.» Comme femme, je triomphai d'un mouvement de coquetterie martiale qui échappa au grand poète. Il s'avança vers le trophée, prit le casque et le mit sur sa tête. «Comment me trouvez-vous?» dit-il. Mon sourire exprima que je l'admirais: ce sourire dut le satisfaire; car, en voyant sous ce casque la tête du grand poète, j'oubliai en effet ce qu'il y avait de puéril dans sa vanité, je ne vis plus qu'un héros. «Tenez, me dit-il en ôtant le casque, pesez-le. Il faudra encore du temps pour m'habituer à cette coiffure.» Je pris le casque de ses mains, fière d'avoir touché le casque de Byron.

Nous fûmes interrompus par l'entrée d'un domestique que je reconnus bientôt pour ce Fletcher dont lady Caroline Lamb m'avait parlé. Il venait avertir son maître qu'une vieille femme demandait avec instance à être amenée devant lui. «Une vieille femme, me dit lord Byron, entendez-vous, au moment où nous parlons de gloire! Elle vient nous rappeler à des pensées plus humbles. Faites entrer la vieille femme! C'est peut-être une des sorcières de Macbeth: voyons si je dois être au moins Thane de Cawdor et de Glamis.

Lord Byron faisait comme celui qui chante parce qu'il a peur, il riait d'avance d'une crainte superstitieuse dont il ne pouvait tout-à-fait se défendre: mais déjà Fletcher introduisait la vieille qu'il avait annoncée. Je l'ai encore présente devant mes yeux, avec ses cheveux gris s'échappant de sa coiffe génoise, le teint couleur bistre, les pomettes saillantes, le front sillonné de rides, mais la tête haute, et avec ses yeux, quoique baignés de larmes, conservant encore l'étincelle de ce regard méridional si mobile et si expressif, «Ma bonne vieille, lui dit lord Byron, évidemment touché de son air de candeur, en quoi puis-je vous consoler?» La vieille, rassurée par ce ton affable, voulut s'essuyer les yeux; mais ses mains retombèrent presque au même instant et se joignirent sur son sein, comme si elle renonçait à tarir ses larmes. «Mon bon seigneur, dit-elle après quelque hésitation et avec des sanglots, je suis la mère de ce pauvre ouvrier du port que vous avez si généreusement secouru.--Eh bien! se porte-t-il mieux?--Il est mort, reprit la vieille, mort depuis huit jours. Que le bon Dieu ait pitié de moi; mais le curé que j'ai consulté sur son âme, que Dieu veuille l'avoir, prétend qu'il souffre en purgatoire, et qu'il ne faut pas moins de vingt messes pour le délivrer.--Vingt messes! dit lord Byron, qui entra aussitôt dans les idées de la vieille.» Un philosophe à coeur dur eût commencé par raisonner. «Vingt messes! et à combien la messe?--Mon bon seigneur, trois francs chaque; mais, si je les payais toutes d'avance, on me les passerait à quarante sous.» Lord Byron courut à son secrétaire, et y prit cinq ou six pièces d'or: «Tenez, bonne femme, dit-il en les remettant à la vieille; allez, marchandez si vous pouvez, et gardez le reste pour vous...» La vieille se précipita sur la main de lord Byron, la baigna de ses larmes, et s'en alla en faisant des signes de croix en son intention.

«Vous paraissez saisie, me dit lord Byron; croyez que c'est de l'argent bien placé. Je suis un sceptique; mais celui qui doute de tout est prêt à tout croire. J'ai fait dans ma vie l'aumône aux Grecs comme aux Turcs, aux catholiques comme aux protestans: nous verrons là haut qui aura le mieux prié pour moi. Ces aumônes, qu'on a d'ailleurs exagérées, vous expliquent les prédictions diverses qui m'ont été faites: selon les unes je dois mourir moine, selon les autres méthodiste. Une prédiction n'est qu'un souhait. Mais, ajouta-t-il en regardant par la fenêtre, je vois entrer mon ami le Nabab 5; c'est un esprit fort, parlons d'autre chose.»


CHAPITRE CCX.

Une scène de pillage.--Rencontre d'un signor Broccolo.--Mauvaise réputation des Génois.

Lord Byron profita du temps que M. Duncan-Stewart mit à traverser les appartemens pour appeler un domestique et lui dire d'emporter le vase de sang qui m'avait fait tant de peur; il replaça aussi le casque sur le trophée d'armes; et quand le Nabab entra, tout était en ordre dans le cabinet... «Je vous trouve en tête-à-tête, dit. M. Stewart, et je viens vous déranger tout de bon, milord. Croiriez-vous que ma maison roulante vient d'être dénoncée à la police sarde, et que je suis menacé d'une visite domiciliaire, comme si je recélais des conspirateurs?--Je me rends avec vous dans votre maison, dit Byron, je connais l'autorité locale d'Albaro, pour avoir eu affaire à elle: ma présence lui en imposera peut-être.» M. Duncan accepta volontiers l'offre du poète, qui s'absenta un moment pour aller voir la comtesse Guiccioli, et revint tout prêt à monter à cheval. J'abrégeai donc ma visite, et fus heureusement invitée à la renouveler. J'allais retourner à Gênes lorsqu'il me prit comme un remords de curiosité, et je me dirigeai du côté du rivage où la veille j'avais vu la maison roulante de l'ancien secrétaire de Tippo-Saïb. Lord Byron et son ami, suivis de quelques domestiques, avaient mis leurs chevaux au galop: je cessai bientôt de les apercevoir derrière le nuage de poussière soulevé sur leurs traces. J'hésitais encore à les suivre, même de loin, lorsque je n'en eus bientôt plus le choix. En tournant la tête je vis une bande de douze à quinze Génois qui venaient à un demi-quart de lieue de distance, et qui marchaient si vite qu'ils furent sur mes talons en sept minutes: alors ils ralentirent le pas; si je m'arrêtais, ils s'arrêtaient aussi en se rangeant en ligne, comme pour me faire comprendre que je ne devais pas penser à rebrousser chemin. C'était si bien leur intention de se rendre ainsi maîtres de la route, qu'un individu que nous rencontrâmes à cent pas de là, et qui se dirigeait du côté d'Albaro, fut forcé comme moi, bon gré mal gré, de prendre le chemin de la mer. Cet individu était armé d'une longue ligne, et portait sur son dos une espèce de petite hotte remplie de poisson; mais son costume n'était pas celui d'un pêcheur de profession. J'appris, en effet de lui qu'il était le Broccolo du théâtre de Gênes: c'est ainsi qu'on appelle, en jargon de théâtre, le mari de la prima dona. Il s'approcha de moi, et me demanda si c'était volontairement que je servais de tambour-major à cette bande qui ne paraissait pas composée de gens de très bonne mine? Sur ma réponse négative, il se hasarda à me communiquer tous ses soupçons, en me disant qu'il croyait reconnaître parmi eux un tapageur de théâtre qui mettait à contribution les pauvres comédiens sous prétexte de les faire applaudir: «C'est un mouchard, selon les uns, me dit-il, et selon les autres c'est un picarone qui exploite les poches du public pour son compte, mais qui, ayant figuré dans les réactions des dernières révolutions politiques, brave la police au lieu de la servir. Où diable vont donc ces bandits?» Les soupçons du signor Broccolo commençaient à me gagner; et en voyant ces hommes dangereux se diriger sur la maison roulante de M. Duncan-Stewart, que nous apercevions déjà, je désirais de bon coeur que le magistrat inquisiteur d'Albaro n'oubliât pas sa visite domiciliaire. Mais il paraît que le Nabab avait reçu un faux avis; et comme je n'écris pas un roman, pour lequel j'aurais besoin de tenir la curiosité du lecteur en haleine jusqu'au dénouement, je vais expliquer d'avance tout le mystère de cette aventure.

La bande qui nous chassait ainsi devant elle, le signor Broccolo et moi, était une bande de pillards, comme il est facile d'en réunir un bon nombre dans la canaille génoise. Le bruit s'étant répandu que la maison roulante du seigneur indien contenait un riche trésor, un complot avait été formé depuis plusieurs jours pour s'en emparer: de là ces rumeurs sourdes, ces dénonciations de carbonarisme contre M. Stewart. On devine maintenant de quoi il était question. Le signor Broccolo et moi nous fûmes laissés sous la surveillance d'un de ces brigands, audacieux en plein jour; les autres s'avancèrent vers la porte de la maison, et frappèrent au nom de sa majesté sarde. Point de réponse. Ils se mirent alors en devoir d'enfoncer la porte; les uns avec des pierres, d'autres en se servant de stylets en guise de coins, sur lesquels ils frappaient à coups redoublés après les avoir introduits dans les fentes de la boiserie. Cette opération dura une bonne demi-heure, parce que les portes et les fenêtres de cette singulière habitation étaient plaquées en fer. Mais enfin quelques planches cédèrent; la brèche fut ouverte, et les voleurs s'y précipitèrent pour chercher le butin des prétendus carbonari.

Cependant M. Duncan-Stewart et lord Byron, arrivés avant les bandits, avaient trouvé des renseignemens plus exacts sur le péril dont ils étaient menacés. Ignorant à combien d'hommes ils pouvaient avoir affaire, et se défiant de la protection des autorités locales, ils avaient jugé plus prudent de fermer la maison et de se rendre à bord du brick anglais the Blossom, qui était en rade, pour y demander du secours. Le portier italien seul avait fait un long détour pour aller avertir les gens et les amis de lord Byron à la casa Saluzzi. Le pillage n'était pas encore consommé lorsque les voleurs génois aperçurent un corps de matelots anglais qui s'avançaient pour les surprendre d'un côté, tandis que de l'autre des cavaliers accouraient d'Albaro pour leur couper la retraite. Celui qui nous gardait, le signor Broccolo et moi, eut le premier recours à ses jambes après avoir crié sauve qui peut! les autres se sauvèrent après lui à droite et à gauche, et disparurent bientôt, grâces aux inégalités du terrain. Chose singulière, non seulement on ne put en saisir aucun ce jour-là, mais encore les perquisitions de la police furent inutiles. Cette violation du droit des gens fut mise sur le compte d'un parti de contrebandiers. Le signor Broccolo en voyant la déroute des voleurs m'avait bien recommandé de ne pas le compromettre en nommant l'homme qu'il avait reconnu: il y allait de sa vie, me dit-il, et du talent de la prima dona. Je lui promis le secret. Les cavaliers venant d'Albaro étaient Pietro Gamba, les domestiques de lord Byron et ceux de M. Duncan-Stewart, y compris le portier qui trouva sa loge dévastée comme le reste de la maison. M. Stewart et lord Byron étaient à la tête du détachement de matelots. En voyant le dégât fait dans son domicile, le Nabab prit la chose en bonne part: «On ne dira plus, s'écria-t-il, que j'esquive l'impôt des portes et fenêtres. Mais les voleurs doivent être bien attrapés; car ils s'attendaient sans doute à trouver tout l'or des Indes dans mon arche roulante, et je ne prends jamais chez mes banquiers qu'au fur et mesure de mes besoins. «Nous avons pourtant bien fait, dit-il plus bas à Byron, de conduire ma pauvre bégum à bord du Blossom.» J'entendis aussi ces paroles d'a parte, car je m'étais approchée de deux amis. «--Ah! madame, vous voilà! et comment cela, me demandèrent-ils tous les deux à la fois?» Je leur racontai mon aventure et celle du signor Broccolo: nous fûmes invités, le signor et moi, à nous rendre à bord, où nous trouvâmes la bégum du nabab. La bégum était une dame qu'il avait amenée des Indes et qui composait, avec une suivante, tout son zenana, comme les Indiens appellent, je crois, leur harem. C'était une femme charmante, un peu alarmée au milieu des matelots, car elle se tenait sur le tillac pour voir plutôt revenir son protecteur. Si j'avais été sollicitée de me rendre à bord, c'était, me dit M. Duncan, afin que la présence d'une personne de son sexe rassurât la pauvre étrangère. Mais lord Byron avait fait demander une voiture: nous y entrâmes, la bégum, la suivante, M. Duncan et moi, pour être transportés à casa Saluzzi, où nous dînâmes tous ensemble, et le soir je fus reconduite jusqu'à Gênes par le comte Gamba. Les événemens de cette journée avaient suffi à la conversation du dîner; la conclusion de Byron fut que les Genoëse étaient des voisins dangereux: «Ce sont les Bravi de l'Italie, dit-il, je m'en suis toujours méfié. J'avais connu un domestique de l'amiral Rowley qui parlait plusieurs langues et qui excellait dans son service: il quitta la livrée de l'amiral et se présenta à moi. Je me félicitais de pouvoir m'attacher un serviteur aussi utile: heureusement je lui demandai où il était né.--À Vado, près de Gênes, me répondit-il.--Près de Gênes, répliquai-je! adieu, cherchez un autre maître. Aussi vais-je bientôt me rendre à Livourne 6

Quelqu'un parut un peu surpris de ne pas voir M. Leigh Hunt. «Ah! dit Byron, il n'y a pas encore vingt-quatre heures que le péril est passé.» Je compris par ce trait mordant que M. Leigh n'était plus si bien avec le noble poète; en effet, lord Byron me dit le lendemain que c'était une vipère qu'il avait réchauffée dans son sein, et que sa femme était une ... Il se servit d'un mot italien qui répond à celui de bégueule. Cela m'expliqua l'espèce de froideur avec laquelle M. Leigh avait accueilli ma demande.


CHAPITRE CCXI.

Nouvelles visites à la casa Saluzzi.--Mémoires de lord Byron.--Voeux pour la Grèce et l'Espagne.--Souvenir de lady Caroline Lamb...--La première nuit des noces.--La comtesse Guiccioli.

J'étais née pour aimer la gloire sous quelque forme qu'elle s'offrît à mon imagination pour me séduire; mais en atteignant cet âge de la vie où, reine découronnée, une femme qui ne fut que belle ne pourrait plus obtenir que le stérile hommage des souvenirs, je commençais à comprendre que la supériorité de l'intelligence sera toujours la plus durable. Un grand poète devenait facilement à mes yeux le premier des rois de la terre. Devenue un peu homme moi-même, je suis sans doute suspecte à le dire; mais j'en appelle au témoignage de mes amis, le talent, le génie poétique ont toujours excité en moi une admiration naïve. Aujourd'hui mon amour pour les lettres est aussi de la reconnaissance. Vainement j'aurais été associée par l'amitié ou un sentiment plus intime aux plus grands capitaines et aux premiers hommes d'état de l'Europe moderne, je passerais oubliée avec les distractions de leur jeunesse; tandis que cette plume qui m'a donné du pain, me donne aussi une célébrité dont il faut bien avouer que je suis un peu vaine, puisque j'ai pris l'engagement de me faire connaître tout entière dans ces Mémoires. Je reviens à la casa Saluzzi, où je continuai à me rendre assez exactement pendant six jours que dura ma résidence à Gênes. Trois jours auparavant, apercevoir seulement lord Byron eût presque suffi à mon ambition: combien je m'estimais heureuse d'être arrivée si à propos pour me trouver mêlée à une aventure qui établissait entre nous une véritable intimité. Je ne pouvais plus craindre d'importuner par de trop fréquentes visites le noble lord; je m'étais dévoilée à lui avec toute la bizarrerie de mon caractère, et je l'avais intéressé par le côté romanesque de ma vie errante et ma fortune capricieuse. «Vous figurerez dans don Juan,» me dit-il; dans un de nos entretiens je me serais donné bien de la peine peut-être pour imaginer un personnage aussi poétique, et j'aurais craint qu'on ne le trouvât pas vraisemblable; vous serez un excellent pendant de mon héros. Vous pensez à écrire vos mémoires: à merveille, ils serviront de commentaires à mes vers.» J'avais répondu à trop de questions pour ne pas avoir le droit d'en faire à mon tour quelques unes. Je préviens seulement mon lecteur que je ne citerai peut-être pas dans un ordre très exact ni mes demandes ni les réponses; mon exactitude consistera à ne rien dire de trop, et à taire ce qui ne vaudrait guère la peine d'être redit; car on peut bien penser que même avec un grand poète il échappe dans la conversation plus d'un lieu commun; et qu'il n'est pas possible de voyager toujours avec lui par delà les nuages.

Lord Byron m'ayant parlé de mes Mémoires, qui alors étaient encore à faire, je lui parlai des siens, que tout le monde savait être faits. «En les écrivant, me dit-il, j'avais pour but de me délivrer de quelques importuns souvenirs et de faire ensuite pénitence comme un catholique qui vient de se confesser. On pense bien moins à une chose qu'on sait écrite et qu'on est sûr de ne plus oublier sans retour. Il y a long-temps que je vis de l'espérance de régénérer ma réputation, en me montrant au monde sous un jour nouveau. Je vais chercher en Grèce le baptême de sang. Je suis un homme de bruit; j'ai un de ces noms qui gagnent à s'attacher à une grande idée. Chateaubriand, en France, donnerait toute sa renommée littéraire et la mienne par-dessus le marché pour jouer le rôle qui m'est destiné. S'il avait comme moi trente-cinq ans, ce ne serait plus avec le bourdon du pèlerin, mais avec l'épée du croisé, qu'il recommencerait le voyage de Grèce. Quand j'aurai associé mon nom à une victoire ou même à une retraite illustre, car il y a des chances, qui est-ce qui se souviendra de lord Byron grand seigneur libertin! Quant à mes vers, je vais leur donner une autorité classique: on les gravera sur les débris des temples, sur ces colonnes de marbre que la liberté relèvera de la poussière. Jusque là je ne suis qu'un phrasier: après une campagne, mes paroles seront distribuées parmi les peuples comme des mots d'ordre.»

Cet enthousiasme du poète se communiquait à moi comme une flamme électrique. Byron continua en changeant de ton pour me parler de l'Espagne: «Vous avez vu le dernier soupir de la liberté espagnole, dit-il; j'ai eu quelque velléité de me jeter de ce côté-là. J'ai rougi pour l'Angleterre du résultat de l'appel fait à sa générosité par sir Robert Wilson; mais que vouliez-vous que j'allasse faire, moi huitième, contre les Français? D'ailleurs il y avait guerre civile en Espagne. En Grèce, deux peuples bien distincts se livrent bataille, et point d'esprit de parti dans le patriotisme.» Le poète se trompait alors, dans ce sens que les petites passions des Grecs ont bien nui à la cause de la Grèce, et lui ont occasioné à lui-même de cruelles contrariétés. Il revint à ses Mémoires, et s'exprima sur l'homme qu'il en avait rendu le dépositaire avec une confiance bien mal récompensée: «Je les ai donnés à Thomas Moore; il n'y changera pas une syllabe; il ne se laissera pas intimider par la tartuferie anglaise; et pour plus de sûreté, il les a vendus d'avance à Murray: il a donc un double engagement à remplir, celui de l'amitié envers moi, celui d'une vente vis-à-vis du libraire.»

Je ne laissai pas ignorer à lord Byron que j'avais connu lady Caroline Lamb... «Ah! la pauvre brebis, me dit-il en jouant sur son nom, nous nous sommes mutuellement bien trahis! Elle occupe trois grands chapitres dans mes Confessions. Dans le temps elle publia un roman sur moi; je l'ai réfuté dans mes Mémoires en restant historien; hélas! elle sera en nombreuse compagnie: j'ai eu plus d'une madame de Warens. Mais je suis surtout très exact sur la vraie cause de ma séparation: lady Byron n'y sera pas accusée; mais je serai justifié du moins pour ma part.» Je demandai à lord Byron qui avait raison de ceux qui le prétendaient toujours amoureux de sa femme, ou de ceux qui le croyaient indifférent. «Les uns et les autres, me répondit-il, mais chacun à leur tour. Tenez, par exemple, en addition à mes Mémoires, j'ai là une boîte aux lettres qui serait très curieuse; elle contient toutes les épîtres que j'ai écrites à lady Byron depuis mon départ de Londres; et je lui écris souvent, mais les lettres restent dans la boîte. J'épanche sur le papier mon humeur conjugale, bienveillante ou boudeuse: tantôt j'écris pour quereller ma femme, tantôt pour faire un tendre commentaire sur cette élégie d'Adieu qui plaisait tant à madame de Staël! Si jamais le hasard me réunissait à lady Byron, je la condamnerais à lire ces pièces justificatives de mes regrets et de mon ressentiment. La même contradiction me poursuit quand je rime sur le mariage, tantôt maudissant ce lien, tantôt le célébrant comme utile au bonheur. Poètes et maris sont de vrais lunatiques.» Cette explication me fut donnée avec une certaine gaieté de bon ton. Lord Byron était en train d'en ajouter davantage sur ce sujet... «Je voudrais, me dit-il, pouvoir vous lire le chapitre de la première nuit de mes noces; car j'ai tout écrit. Cette première nuit peint à merveille la pruderie de lady Byron, et explique la cause de la haine que m'a jurée cette miss Charlm..., que j'ai si bien drapée dans une de mes satires. Miss Charlm... avait tant alarmé son élève sur cette première nuit, que celle-ci, après avoir bien versé des pleurs, lui déclara qu'elle aimait mieux mourir que de ne pas faire lit à part. Il y eut entre elles un long débat, pendant que je me morfondais dans une salle voisine de la chambre nuptiale, en attendant qu'on daignât m'introduire. Bref, miss Charlm..., par un dévouement que je ne saurais qualifier, offrit de remplacer ma femme pour la première nuit, afin de pouvoir dire le lendemain à miss Noël ce qu'il en était. Quand j'entrai, je vis une femme s'éclipser par la porte du boudoir, et je crus tout naturellement que c'était mis Charlm... qui me laissait seule avec ma femme, tandis que c'était celle-ci qui allait se réfugier innocemment dans le lit de sa gouvernante. La faible clarté d'une veilleuse devait favoriser cette substitution. Il faut vous dire que j'étais horriblement fatigué; j'aurais dormi debout. Témoin d'une partie des terreurs pudiques de ma femme, je m'étais d'autant plus impatienté de ses délais que j'étais résolu de lui laisser passer une chaste nuit, afin de l'apprivoiser. Je m'approche du lit; ma compagne me semble déjà plongée dans le sommeil. Je suppose que les ennuis et les fatigues de la journée ont agi sur elle comme sur moi; je me hâte de me glisser à son côté, mais bien doucement, de peur de la réveiller. Je dépose sur son front, tourné du côté du mur, un baiser modeste; je croise mes bras sur ma poitrine, selon mon usage, et je ferme les yeux comme l'eût fait un marié de soixante ans. Le lendemain matin je fus tout surpris en me réveillant de trouver ma femme tout habillée sur le canapé. Je me lève moi-même, et le jour fut calme comme la nuit. Il n'en fut pas de même probablement la nuit suivante; car j'entendis lady Byron, le sur-lendemain, reprocher à miss Charlm... de l'avoir bien trompée; et c'est depuis ce temps-là que miss Charlm... a tout fait pour persuader à son élève qu'elle avait épousé un monstre. Jugez si je ris de bon coeur quand le hasard me fit découvrir le secret de miss Charlm...»

Lord Byron terminait cette anecdote lorsque entrèrent madame Guiccioli et l'odalisque indienne de M. Duncan-Stewart. Je n'avais pas encore été présentée à la comtesse, qui se levait pour la première fois depuis sa saignée. Elle était, comme de raison, un peu pâle, et son déshabillé de malade ajoutait sans doute beaucoup à son air intéressant; mais il y avait naturellement en elle quelque chose de cette physionomie un peu fatiguée que les peintres donnent à sainte Madeleine. Ses cheveux d'un blond d'or tombaient en boucles nombreuses sur ses épaules; tous les traits de son visage étaient réguliers; mais son nez surtout d'une forme très élégante. Quand elle souriait, ses yeux à la fois malins et tendres s'harmoniaient admirablement avec la courbure gracieuse de ses lèvres. Lord Byron alla au-devant des deux dames avec une courtoisie affectueuse. M. Duncan-Stewart ne tarda pas à venir nous rejoindre, et nous annonça son prochain départ. Lord Byron reçut aussi ce jour-là un jeune Anglais, M. Wright, qu'il avait converti à la cause des Grecs, ce jeune homme ayant d'abord servi dans la marine turque. Ils parlèrent beaucoup de l'état des affaires en Grèce. M. Wright venait prendre congé de sa seigneurie, qui l'adressait à Mavrocordato, et qui lui remit une somme assez considérable.

Je fus encore retenue à dîner à la casa Saluzzi, et je ne retournai à Gênes que fort tard.


CHAPITRE CCXII.

Aventures de la jeunesse de Byron.--Le missionnaire méthodiste.

Les uns ont vanté le talent de Byron pour la conversation, d'autres ont prétendu qu'il était à peu près nul sous ce rapport: sans adopter aucune de ces deux opinions, on peut dire que le poète ne saurait s'inspirer à l'heure ou à la minute, ni être aimable et amuser au premier ordre de ses interlocuteurs, comme un perroquet dont le vocabulaire est borné à quelques phrases. J'ai trouvé, pour ma part, lord Byron très inégal dans ses improvisations familières; je regrette seulement de le traduire si mal là où peut-être il excita en moi le plus d'admiration. En relisant ce qui me reste de ces entretiens fugitifs, je tronque ou j'efface tel passage, parce qu'il rend trop faiblement, ou défigure même les expressions qui me charmèrent. Si on parvenait à faire deviner son style de conversation par des lambeaux de questions et de réponses, sans l'accent, sans le regard, sans le geste qui leur donnait la vie et le mouvement, il faudrait encore dire ici du poète anglais comme Eschine de Démosthènes: «Que serait-ce si vous aviez entendu le monstre

J'avouai franchement à lord Byron quels ridicules soupçons avait éveillés en moi la vue du sang de madame Guiccioli apporté par lui dans son cabinet, et nous rîmes beaucoup ensemble des bruits étranges qu'on se plaisait à répandre sur lui d'après des apparences tout aussi vagues. «Ces bruits, me dit-il, viennent la plupart d'Angleterre; ils feront le succès de mes Mémoires, où je donnerai le mot de maintes énigmes de ma vie. On a pu vous dire, par exemple, que je buvais le sang humain dans les crânes des morts, comme mes ancêtres les Danois, dans le palais d'Odin. Voici l'origine de cette absurde histoire. Un crâne parfaitement conservé avait été trouvé par le jardinier de Newstead-Abbey dans un des caveaux de la vieille chapelle; j'en fis artistement scier la couronne, sans laisser aucun fragment de ce qu'il y a de vraiment hideux dans un crâne, je veux dire cette face humaine à laquelle Milton applique l'épithète de divine, mais qui ne saurait plus être, je pense, l'image de la Divinité quand elle est dépouillée de ses chairs. Un cercle en argent en bordait le pourtour, avec une anse pour saisir cette coupe qui eût pu passer pour une coupe d'ivoire, sans l'inscription que j'y fis graver. Quand je traitais mes amis à Newstead-Abbey, c'était au dessert que la coupe était apportée sur la table, et nous la faisions circuler pleine d'un excellent vin de Bordeaux qui nous prêtait de l'esprit à tous. Cependant l'ouvrier que j'avais employé pour façonner ce crâne fut mandé devant le recteur de la paroisse, qui lui adressa une verte mercuriale sur la profanation dont il s'était rendu coupable. J'invitai le recteur à un de nos banquets: en vrai chanoine de l'église anglicane, il se rendit exactement à l'heure marquée; et quand il eut soif, on lui versa à boire dans la coupe profane. Je vous jure qu'il y dégusta, sans grimace, plus d'une pinte de mon meilleur vin; il serait entré même, si nous l'avions pressé, dans l'ordre du Crâne.--Quel était donc cet ordre, demandai-je à lord Byron?» Le poète me répondit que c'était un ordre fondé par lui, et qui se composait de douze membres admis au privilége de boire dans la fameuse coupe: «J'en étais le président ou le grand-maître, continua-t-il, et j'en réglai les statuts et le costume, qui consistait en une robe noire. On verra dans mes Mémoires que le voeu de chasteté n'était pas exigé de nos chevaliers. C'est à cette époque que j'étais un homme à bonnes fortunes; mais j'avais un malheur: si les femmes se jetaient à ma tête, elles me faisaient payer bien cher mes faciles succès en voulant me dominer. Puisque lady Caroline Lamb vous a fait ses confidences, vous savez que la tyrannie me trouve rebelle en amour comme en politique. J'ai connu des despotes sous d'autres jupes que les siennes. J'en étais venu à avoir peur d'une robe de femme comme un enfant de la soutane d'un magister; et ayant inspiré un caprice à la jolie miss G..., je déclarai que je ne m'attacherais à elle qu'à condition qu'elle me suivrait partout en habit de page. La condition fut acceptée. Miss G... passa avec moi près d'un an sous ce costume. Pauvre miss G...! le souvenir de sa mort tragique me poursuit encore.»

Je pressai lord Byron de contenter ma curiosité sur cette aventure de sa jeunesse, et il y consentit. Je ne suis pas assez sûre d'avoir retenu ses propres expressions pour le laisser ici raconter lui-même; je vais donc parler de lui à la troisième personne.

Miss G*** était avec Byron à Newstead-Abbey depuis près d'une année, page le jour, femme la nuit; attentive, tendre, et si sincère dans son amour, qu'elle pouvait espérer peut-être qu'un noeud légitime la réconcilierait un jour avec le monde. Cette illusion entretenue secrètement par elle, et un caractère naturellement gai, aveuglaient cette jeune fille sur sa position véritable. Elle avait abandonné à Londres un père peu fortuné, auquel elle envoyait chaque quinzaine des secours, lorsqu'une amie indiscrète lui écrivit que ce père délaissé s'était tué lui-même dans un moment de désespoir: était-ce l'effet du dérangement de ses affaires ou du déshonneur de sa fille? Miss G*** s'arrêta à cette dernière supposition, mais elle n'en dit rien à lord Byron qui s'aperçut seulement qu'elle s'éloignait quelquefois de lui pour écrire, et qui parvint à surprendre son secret. Miss G*** avait résolu de s'empoisonner et en écrivait la déclaration, afin que personne ne fût accusé de sa mort. Byron la fit épier, et s'emparant du poison qu'elle s'était procuré, y substitua une poudre tout-à-fait innocente. Un soir miss G*** affecta plus de gaieté qu'à l'ordinaire, et feignit de s'endormir à côté de son amant, qui, n'ignorant pas qu'elle avait cru avaler, ce jour-là même, la potion qui devait lui donner la mort, s'attendait à rire le lendemain matin de son réveil imprévu, après un sommeil qu'elle comptait bien être pour elle le dernier. Il ne craignit pas de s'endormir lui-même tout de bon; mais quelle fut son inquiétude au jour naissant de ne plus trouver miss G***. La lettre qui annonçait sa funeste détermination était sur la table de nuit; sans doute pensait-il, convaincue que le trépas circule dans ses veines, elle se sera éloignée pour m'éviter la première vue de son cadavre sans vie; mais elle va reparaître guérie par sa tentative même... Byron devenait juste; cependant miss G*** ne revenait pas; toutes les perquisitions furent inutiles, ce ne fut qu'au bout d'une semaine que l'infortunée fut retrouvée, mais rendant le dernier soupir dans le caveau de la sépulture des Byrons où elle s'était enfermée de manière à ne plus pouvoir sortir. Quelles durent être ses angoisses pendant huit longs jours d'agonie, prenant sans doute les tortures de la faim pour celles du poison? «Cette catastrophe, me dit Byron, a influé sur mon imagination et mon caractère plus que tous les vains motifs par lesquels on a voulu expliquer les caprices de mon humeur; ma gaieté naturelle étant tarie dans sa source, je cherchai désormais le bruit d'une gaieté factice pour m'étourdir: vous devez comprendre pourquoi il y a quelque chose d'amer dans mon sourire.» Comme pour se distraire de la pensée actuelle de cette sombre histoire, lord Byron eut recours à des réminiscences d'un genre tout opposé, sans se donner la peine de chercher une transition pour en commencer le récit: «Savez-vous qu'en France on a, me dit-il, de singulières idées de la pruderie des dames anglaises? Ma chère amie, nous avons eu à Londres (Dieu sauve notre bon roi Georges IV!) nos moeurs de la régence. Vous connaissez le mot de Fox; son père lui disait: «Mon fils, prenez une femme...--La femme de qui, mon père? répondit le fils. C'est qu'en effet, il y a à choisir parmi les dames des autres: aussi les procès en adultère sont-ils un objet de commerce parmi les maris anglais. Il y a un tarif connu; les gens qui n'aiment pas le bruit s'abonnent avec le cher époux: il y a d'ailleurs l'économie des frais. J'ai dit tout cela naïvement dans mon Don Juan, et l'on ne me le pardonne pas; il n'y a que la vérité qui offense: je suis à l'index. Qu'arrive-t-il? On me chasse des rayons de la bibliothèque, mais je suis caché mystérieusement sous le chevet du lit avec mon ami Thomas Moore. Vous sentez bien que là, comme le serpent de Milton tapi à l'oreille de notre mère Ève, je fais rêver celles qui se sont endormies en me lisant; mais là aussi je suis bien placé pour découvrir de nouveaux secrets, et je parlerai, je parlerai pendant plus de vingt chants encore.» Lord Byron, passant tour à tour de son Don Juan à ses aventures personnelles, me raconta aussi la mystification qu'il fit subir à deux dames qui venaient rendre visite à sa femme, chacune avec l'intention de le dénoncer comme un mari inconstant et de dénoncer l'une d'elles comme sa complice. «J'arrangeai, dit-il, les choses de manière que les deux dénonciatrices se trouvèrent toutes les deux ensemble dans notre salon en attendant milady; et se soupçonnant réciproquement du même projet d'accusation, elles firent un traité tout contraire pour leur mutuelle sécurité, en convenant de porter aux nues ma fidélité maritale. Avec de telles recommandations, j'aurais été un petit saint de ménage; mais je vous ai raconté comment M. Charlm... avait acquis la preuve que j'étais un monstre.»

Il est temps d'abréger les confidences de lord Byron; j'espère d'ailleurs que M. Moore n'a fait que semblant de brûler les mémoires du noble lord. J'aurais oublié plus long-temps la France dans la casa Saluzzi, si une lettre que je reçus à la poste restante de Gênes ne m'eût rappelé à Paris en me donnant l'espoir d'y retrouver Léopold. Le hasard me procura pour mon retour un singulier compagnon de voyage. La veille de mon départ était arrivé à la casa Saluzzi un nommé M. Sheppard, prédicateur méthodiste, venu exprès d'Angleterre pour convertir lord Byron à la foi évangélique; ce M. Sheppard avait écrit déjà depuis une année au poète pour lui dire que sa femme lui adressait tous les jours de ferventes prières au ciel pour racheter son âme de l'esclavage du démon. Mistress Sheppard était une enthousiaste dont l'amour mystique pour le noble pécheur allait si loin, qu'en mourant à Margate, après une maladie de deux mois, elle avait dit à son mari que, pleine de confiance en la bonté divine, elle croyait que la porte du paradis lui était ouverte, mais qu'elle n'y entrerait pas sans un mélange de regret, si M. Sheppard ne lui permettait à son lit de mort de faire personnellement une dernière tentative sur l'objet de leur commune charité. M. Sheppard avait promis solennellement à sa compagne expirante de tout faire pour amener le poète au bercail du méthodisme. Il était parti dans ce dessein, composant en route un sermon qu'il croyait irrésistible, dans la simplicité de son coeur. Lord Byron ne vit d'abord que le côté ridicule de cette mission; le bon M. Sheppard avait, il faut l'avouer, une de ces figures à mystification qui provoqueraient le rire des plus austères quakers. Mais ce qui intriguait le poète, c'était de savoir si la défunte n'avait pas eu à son insu un intérêt plus terrestre dans sa conversion tant désirée; n'aurait-elle pas été par hasard quelqu'une des nombreuses victimes de sa jeunesse, qui trouvait dans sa charité généreuse un prétexte pour nourrir un sentiment qu'il eût fallu oublier sans retour si la religion ne l'eût modifié et consacré? Quand ce soupçon l'emportait dans son esprit, lord Byron écoutait avec plus de complaisance l'apôtre méthodiste; mais à peine celui-ci se croyait-il sûr de l'attention de son catéchumène, qu'il quittait le ton de la conversation pour débiter les périodes monotones de son sermon. Alors l'impatience de lord Byron prenait le dessus, et il ne pouvait échapper à l'impolitesse de rire au nez du prédicateur qu'en l'interrompant par quelque frivole objection: jamais le bon M. Sheppard ne put parvenir à aller jusqu'à son second point. Enfin, lord Byron lui déclara qu'il ne se ferait méthodiste qu'à son retour de Grèce, et il lui donna rendez-vous, je ne sais plus en quel lieu, pour continuer les conférences. M. Sheppard aurait bien voulu essayer son discours sur la comtesse Guiccioli, ou sur la Begum de M. Duncan, ou même sur quelque membre de la famille Gamba; mais les oreilles italiennes ou indiennes étaient encore plus inabordables pour le méthodiste que l'oreille anglaise du grand poète; il se décida à repartir: ce fut le compagnon de voyage qui me fut confié, ou plutôt à qui lord Byron et M. Duncan me recommandèrent jusqu'à Genève. Ce qui me décida fut la considération d'une bonne calèche dans laquelle repartait le sectateur de Wesley, car ce n'était pas un apôtre à pied. On lui persuada que j'avais aussi une âme digne d'être méthodiste; mais par malheur je n'entendais guère mieux l'anglais que la Begum et la Guiccioli: le sermon fut perdu.

La route fut calme, les paroles courtes et les repas précipités; nous arrivâmes à Genève sains et saufs, mon compagnon et moi; lui toujours bon méthodiste, moi toujours une pécheresse, mais dont la pénitence allait, hélas! commencer.


CHAPITRE CCXIII.

Arrivée à Paris.--Plan de conduite.--Première maladie.--Soins de Léopold.--Folies.--Soeur Thérèse.--L'opinion.--Misère et découragement.--Je rencontre Duval.--Le trio bienfaisant.

Après avoir couru pendant près de trente années, je résolus de me reposer la trente et unième; et cette fois, Paris dut être la retraite éternelle de mes fatigues, de mes chagrins, et de ma pauvreté alors bien déclarée. Ami fidèle, Léopold fut aussitôt à mes côtés, et comme s'il avait eu le généreux pressentiment de mes prochaines infortunes. Nous cherchâmes un logement conforme à notre position, et nous en trouvâmes un fort agréable rue de Vaugirard. Orné bientôt par les soins de l'amitié qui a aussi son luxe, même quand elle n'est pas riche, cet appartement, en abritant les malheurs des plus obscures années de ma vie, les vit cependant entourer d'un intérêt bien fécond pour moi en consolations.

Voici quel avait été notre plan, et quel fut pendant long-temps notre mode d'existence avec Léopold, consentant à grand'peine à n'être que mon fils, mais redoublant de respects à chacun de mes refus répétés. Léopold passait près de moi tous les instans dont il pouvait disposer le matin, de dix heures jusqu'à quatre, et le soir de cinq jusqu'à neuf. Je l'aidai à se perfectionner dans l'italien; et autant que je le pouvais, je fortifiai son goût par la lecture des meilleurs auteurs. Doué d'un organe sonore et flexible, j'aimais à l'entendre me réciter les chefs-d'oeuvre de nos poètes, me consulter sur des beautés que son intelligence devinait par le seul instinct d'une âme brûlante! Oui, nous étions heureux, quoique la fortune nous eût tout retiré. Ma demeure était peu éloignée du lieu où huit ans avant s'était passée une scène d'effroi et de sang. Que de fois, dans les belles soirées, nous allâmes pleurer à la place du dernier regard! Que de fois, à cette place, je fis renouveler à Léopold la promesse que ses sentimens n'offenseraient jamais mes immortels souvenirs!

J'avais déjà en porte-feuille quelques faibles productions. Je résolus d'en tirer parti en Angleterre, où le bon M. Almoth m'avait dit que le roman était la ferme très commode de beaucoup de femmes qui, en écrivant un peu, vivaient fort bien de cette ressource. Avec la facilité que je me supposais, je tablais à six volumes par an; et ce travail, qui ne devait pas dépasser mes forces, suffisait à mes besoins. Léopold souriait à mes espérances, et y répondait par d'autres projets. «Moi, disait-il, je profiterai de mon petit talent pour le dessin. Je ferai des caricatures; les sujets ne manquent pas à Paris, et l'on trouve toujours des amateurs qui achètent, et des modèles qui posent. Quand je serai libre de mon engagement militaire, nous irons en Italie; je m'y perfectionnerai sous le ciel des nobles inspirations, et je deviendrai artiste. La carrière militaire n'est plus qu'un service d'invalide; les arts et les lettres, voilà les gloires nouvelles et possibles. Nous vivrons indépendans et heureux.» Je me gardais de l'éveiller; le rêve était si doux!

J'avais trop d'imprévoyance et Léopold trop de candeur, pour qu'aucun de nous deux eût songé aux interprétations que la curiosité publique pourrait tirer d'une liaison aussi singulière que la nôtre. Nous n'avions songé ni l'un ni l'autre, en nous livrant en sécurité à nos projets, aux suppositions que cette constante intimité allait faire naître. La maison que j'occupais l'était en même temps par une veuve, sa demoiselle, un étudiant et une fort jolie ouvrière en dentelle. J'ai si peu l'habitude de songer à ce qui se fait autour de moi, quand mon âme est vivement occupée, que je ne connaissais encore aucun des locataires, tandis que nous étions déjà, Léopold et moi, les objets continuels de leurs discours, et, sans être méchante, je puis dire du bavardage de leur sottise. J'en parle, parce qu'ils eurent quelque fâcheuse influence sur ma tranquillité que je provoquai moi-même, peut-être par une trop grande indifférence des préjugés et de l'opinion.

Depuis trois mois, ignorée de tout le monde brillant dont il est inutile d'affronter l'ingratitude, tant elle est sûre, j'habitais mon humble retraite. Tout à coup je tombai dangereusement malade. Léopold ne quittait plus mon chevet que la nuit; et l'ardeur qu'il mettait à me recommander à la garde, l'empressement, l'exactitude de sa continuelle présence, la touchante sensibilité de ses soins, devinrent pour cette femme une riche moisson de conjectures et un abondant sujet d'inventions peu charitables. Moi, dont la conscience était pure, je me livrais avec une exaltation passionnée au bonheur d'exprimer ma reconnaissance et toute ma tendresse à celui que je croyais bientôt quitter pour toujours. Un coup que j'avais reçu au-dessous du sein gauche, dans une de mes expéditions militaires, telle était l'origine d'un mal dont je devinai dès ce moment toute la gravité. Je me serais décidée à l'opération, comme je le fis plus tard, sans l'effroi et la prière de Léopold, qui me conjura, avant d'en venir à cette extrémité, d'essayer d'un remède qui avait guéri, disait-il, sa nourrice d'un mal semblable. M. Béclard, qui me donnait des soins, pensa qu'il n'y avait aucun danger à tenter le remède avant d'en venir au plus violent; et les souffrances disparurent.

Ceux qui prétendent que la reconnaissance est un sentiment froid, ne l'ont jamais éprouvée pour un objet aimé. Quelle plume rendrait jamais ce que je sentis dans cette nuit terrible et pourtant heureuse qui me sembla quelques instans la dernière de ma vie, et où je revins à la vie, pressée dans les bras de celui qui venait de me sauver! J'avais depuis six mois de séjour et d'intimité lutté bien souvent contre les douces prières de Léopold, et je puis attester qu'il m'était cher comme s'il eût été mon fils. Je ne redoutais donc rien; mais je sentais cependant tout ce que les tendres preuves de son constant attachement venaient d'ajouter de périls aux continuels tête-à-tête de ma pénible convalescence. Comme je faisais tous mes efforts à y porter le plus de sang-froid possible, j'observais dans toutes ses nuances le pouvoir que le désir non satisfait exerce sur le caractère des hommes, et quel épais bandeau il place sur leurs yeux. J'avais près de quarante-cinq ans; l'inquiétude et d'affreuses douleurs avaient ajouté aux rides de l'âge la pâleur et toutes les traces de la maladie; et pourtant tout ce qui eût dû éloigner l'idée d'une passion auprès de Léopold, ne faisait qu'en accroître les tourmens inexplicables. On me jugerait mal si on supposait de la coquetterie dans cet aveu. Revenue de toutes les vanités de la jeunesse et de la beauté également évanouies, mon âme avait cependant conservé quelque chose de cette sensibilité électrique qui jamais n'abandonne les femmes; ma raison était devenue assez puissante pour déterminer la droiture de mes sentimens; mais elle n'était point peut-être assez forte pour me laisser insensible au charme de me croire aimée. Ma bienveillance naturelle me fait un besoin de la bienveillance des autres. Je suis bonne, car j'ai toujours voulu l'être, et on m'a toujours dit que je l'étais. Ne serait-ce point un raffinement d'égoïsme? car rien ne me rend heureuse comme de voir heureuses par mes attentions les personnes avec lesquelles je vis. Léopold ressentit tellement l'influence de ces dispositions, que ce qu'en colère il appelait mes rigueurs injustes ne put un instant ni l'éloigner ni le refroidir. Par la bizarre religion d'un sentiment qui fut toujours de ma part partagé sans être satisfait, Léopold a toujours soustrait à ma connaissance les goûts passagers que d'autres femmes ont pu lui inspirer.

J'ai dit, je crois, que nos voisins n'étaient pas sans s'être beaucoup occupés de la dame étrangère et du beau militaire. La loge du portier était, comme partout, une espèce de congrès de tous les bavards de la maison. On discutait là sur notre état civil. «Ce n'est pas son fils, c'est son amant.--Son amant! disait la jeune ouvrière, elle serait sa grand'mère.--Eh! mon Dieu, l'âge n'y fait rien. Est-ce qu'une femme riche est jamais vieille.--Mais cette dame n'est pas riche puisqu'elle écrit pour les libraires.

«--Tiens, c'est une savante; eh bien, on ne le dirait pas, car elle n'a pas l'air fier.--Elle est laide, et lui est bien bel homme; mais elle est bonne et lui bien fier. Je l'ai dix fois rencontré sans qu'il m'ait seulement dit un mot.»

Tous ces dialogues qui se renouvelaient souvent vinrent à mon oreille par une petite fille chargée de mes commissions. Tout cela, au lieu de me chagriner, m'amusait beaucoup.

Au lieu de trembler devant la sottise et la malveillance, j'ai toujours aimé à la braver; il me parut donc piquant de désespérer les interprétations par mon laisser-aller. Aussitôt que mes forces me le permirent, je sortis souvent avec Léopold. J'affectais en le rencontrant de lui parler avec une familiarité particulière; Léopold enchanté y répondait à compléter les soupçons, et une charitable dévote qui, dans la maison, semblait à la tête du complot moral dirigé contre moi, annonça qu'elle déserterait la maison qui cachait de pareilles abominations.

Il y a dans la rue que j'habitais, un couvent fort en grande renommée pour la fabrication de l'eau de mélisse. Je m'y rendis un jour pour en acheter. Quelle fut ma soudaine joie, en reconnaissant mon excellente soeur Thérèse au milieu d'un groupe de femmes de son ordre, réunies dans la cour. Soeur Thérèse ne m'aperçut pas, je ne voulus pas lui parler devant ses compagnes, mais je me promis bien d'aller le lendemain la demander, la voir. J'étais heureuse de cette rencontre, plus que je ne saurais dire, et cependant il s'y joignait une secrète inquiétude. Que dira-t-elle de ma manière de vivre? J'étais bien sûre que son âme vraiment religieuse ne concevrait aucun indigne soupçon, mais j'étais sûre aussi qu'elle désapprouverait ma manière de vivre...; et pourtant, comment la lui cacher, comment mentir à celle qui avait connu mon âme tout entière; comment d'un autre côté renoncer à voir, tous les instans, le seul être qui formait ma vie, mon univers...? Hélas! ce que n'auraient pu ni les convenances, ni tous les trésors du monde, une simple différence d'opinion faillit m'y condamner. Terrible esprit de parti, que d'amitiés vous avez rompues, et quels liens de sang n'avez-vous pas même brisés!

Léopold servait alors, comme je crois l'avoir déjà annoncé, dans un régiment d'élite par suite d'un engagement que lui avait imposé la fatalité. Le regret avait suivi de près cette résolution.

Lui qui, si jeune, avait rêvé la gloire et les nobles récompenses que la guerre multipliait pour le courage, ne s'accommodait pas des ennuis de la garnison, et d'une profession alors sans éclat, comme sans espérances. Il était donc tout-à-fait résolu à prendre son congé et à cultiver les arts. Tous nos plans s'arrangeaient sous l'influence de cet impatient espoir. Je me livrais avec ardeur au travail qui devait adoucir mon avenir, n'aspirant plus qu'après cette aurea mediocritas, si justement célébrée des anciens. Je commençais à voir grossir le bagage de mes compositions littéraires. Mon portefeuille, déjà bien garni, contenait des romans, des nouvelles, et jusqu'au mélodrame à grands fracas. Toutes mes lettres, tous les mille souvenirs de ma bizarre existence, avaient été classés et mis en ordre. Un ami, un de ces hommes si rares qui réunissent toutes les bontés du coeur à tous les avantages de l'esprit, m'encouragea au travail, en me disant que le travail heureux était une fortune. Mais trouvant pour mon faible talent une timidité que je n'avais pas eue pour ma fatale beauté, je ne comptais sur mes productions que pour un léger auxiliaire de notre modique revenu, et encore étais-je fort en peine des moyens à prendre pour l'obtenir.

En attendant cet incertain et frêle avenir, il avait fallu profiter d'une occasion offerte de donner des leçons d'italien dans une famille anglaise, et à laquelle m'adressa madame Borlie de Londres, par une lettre aussi honorable que polie. Je l'avais montrée à Léopold, et, quoiqu'à regret il avait approuvé que j'acceptasse cette proposition, n'étant pas assez heureux, disait-il, pour pouvoir me conseiller autrement.

Je commençai donc mes leçons d'italien auprès des demoiselles Sumineux. Je réussis tellement dans cette tâche qu'on me demanda comme une grâce de vouloir bien accepter une autre écolière, fille d'une riche anglaise que je ne veux point nommer parce que l'on doit de l'indulgence aux petits ridicules qu'on a pris sur le fait, et qu'on a châtiés dans le moment. Milady F... occupait avec sa fille unique un superbe hôtel où se pressait la foule des laquais, et la domesticité plus élégante des parasites de toutes classes. La maison était encore le rendez-vous de quelques gens de mérite, mais en petit nombre. On touchait aux derniers momens du règne de sa majesté Louis XVIII, et toute cette société, qui pensait fort bien, suivant l'expression consacrée d'un certain monde, s'occupait beaucoup des intérêts de la monarchie. Je trouvais assez plaisante cette rage de politique dans une étrangère, et une Anglaise ultra-royaliste à Paris me paraissait une singularité qui me rendait assez inexplicable le choix d'une personne comme moi fort suspecte.

Je me bornais, comme on le suppose bien, à mes devoirs de maîtresse de langue, qui consistaient en trois heures de leçons par semaine. Il ne m'avait pas fallu grand effort de génie pour deviner que l'application de mademoiselle Emmeline, pour apprendre la langue del dolce favellore, ne tenait pas au goût exclusif de la littérature. Elle désirait pouvoir chanter les airs de Cimarosa avec son maître de guitare et de piano, espèce de petite caricature à roulade et à lorgnon, et presque original à force d'impertinence. Le contraste des deux maîtres était piquant. Le monsieur avait l'air de venir en bonne fortune, et moi à un enterrement. Ma toilette fort simple et toute composée de noir donna lieu à une explication qui, en éveillant les scrupules politiques de Milady, m'exposa à des enquêtes que j'étais aussi peu disposée à éluder qu'à souffrir, milady F... voyait beaucoup une marquise D'Au..., célèbre dans sa société.

Un jour, en arrivant un peu avant l'heure je trouvai grande réunion dans le salon, et parmi les dames était la marquise d'Au... J'allais passer dans le petit salon d'étude, mais milady F... m'arrêta en me priant de dire mon opinion sur des vers qu'elle me présenta, et de bien vouloir les lire haut. J'aurais pu refuser une corvée qui n'était aucunement dans mes attributions et d'ailleurs fort indiscrètement demandée; mais un seul coup d'oeil sur le couplet, que je transcris, m'avait fait deviner l'intention de contraindre, de surprendre et de blesser mes opinions. Je refusai donc les siéges offerts par l'impolitesse, et me mis à lire. Je lus:

Une île où grondent les tempêtes

Reçut ce géant des conquêtes.

Tyran que nul n'osait juger,

Vieux guerrier qui, dans sa misère,

Dut l'obole de Bélisaire

À la pitié de l'étranger.

Si je ne me trompe, ces vers sont d'un jeune homme 7 qui entend bien l'antithèse, mais qui n'entend pas encore la justice. Il y a dans ces vers deux mots qui m'empêchent d'admirer. «Lesquels? me demanda-t-on de toutes parts.

«--Tyran et pitié.

«--Comment! vous ne trouvez pas que l'épithète convient à Napoléon, me dit milady avec un air atterrant?

«--Milady, chacun sent à sa manière. Il me semble à moi que Napoléon vaut bien la peine qu'un poète mesure ses termes à son égard. Je pense comme un autre enfant d'Apollon:

Que la lyre au tombeau ne doit pas insulter,

et que l'étranger, s'il donna à Napoléon l'obole de Bélisaire, l'accorda moins par compassion pour une grande infortune, que par la secrète terreur qu'inspire encore le lion enchaîné.»

Je rappelle mot à mot ce petit discours, car, inspirée par mes souvenirs, je mis, je l'avoue, une sorte d'orgueil à leur rester fidèle. Alors une voix d'un ton aigre-doux prononça: «Qu'il était inconcevable qu'en 1824, sous le règne de la légitimité, on osât se permettre d'afficher en bonne compagnie une opinion si détestable.» Je me contentai de regarder cette dame, et, pour prévenir lady F... dans son petit projet de m'humilier, je pris dans mon portefeuille sept cachets, les déposai fort paisiblement sur la table, et faisant une faible révérence; j'étais déjà chez moi avant que la noble société ne fût revenue de ma séditieuse sortie. Je sus depuis que la dame qui m'avait condamnée avec amertume était la marquise d'Au... Je cède toujours à mes premières sensations, et je n'en ai que de vives; les lecteurs me pardonneront d'y avoir cédé. La reconnaissance ne peut jamais être coupable.

Il n'y avait pas une demi-heure que j'étais rentrée, quand le chasseur vint m'apporter non les sept cachets, mais la totalité d'un mois de leçons, une somme de 120 fr.; sans hésiter, j'en restitue à l'émissaire de milady 50 qui ne m'étaient pas dus, et les 70 autres j'en fais don au chasseur pour les prochaines étrennes; la surprise de ce domestique me fit plaisir. C'était faiblesse vaniteuse que cette énorme générosité, mais je la savourai avec délices: «Quoi! madame, vous renvoyez cela à milady, et vous nous donnez ceci?--Oui, cela et ceci, et rends-le avec ma réponse.» Il saluait encore que ma porte était déjà fermée sur lui. J'étais agitée, mais cependant bien contente de moi; agir sans réfléchir, j'étais là tout entière. J'attendais impatiemment Léopold, car son approbation était ma récompense, je comptais bien sur quelques observations, mais que j'étais loin de prévoir ce qui arriva! l'humiliation du blâme et l'amertume d'une rupture. À peine Léopold était entré que j'allais lui conter mes griefs; il me prévint en me demandant si le chasseur qu'il venait de rencontrer descendait de chez moi, et de quelle part il était venu. Alors je précipitai mon récit en le commençant par la fin; j'étais si agitée, et en même temps si convaincue que j'avais agi à merveille que je ne m'aperçus pas de suite de l'opinion contraire qui paraissait sur les traits et dans les regards mécontens de Léopold. «Eh bien, vous ne m'approuvez pas? lui dis-je avec vivacité.

«--Vous approuver, quand vous m'exposez à perdre le seul bonheur que j'aie au monde, à me voir forcé de renoncer à vous voir.

«--Renoncer à me voir, parce que je ne me laisse pas offenser dans mes souvenirs! et c'est vous, Léopold, qui me tenez ce langage!» J'ajoutai tout ce que m'inspirèrent le regret, la douleur et la colère. Le noble jeune homme ne répondit d'abord qu'en me montrant son uniforme; puis, comme pour atténuer la rigueur du sentiment délicat qu'il n'avait expliqué que par ce jeu muet, il me prit la main, tâcha de me calmer par de fort bonnes raisons; mais aucune ne pouvait arriver à mon esprit. Je fis alors comme les personnes fâchées, et qui mêlent à quelques vérités d'injustes observations. La colère étouffa l'attendrissement qui nous eût réconciliés. Léopold eut beau me faire sentir que les personnes qui fréquentaient la maison de milady F... étaient en partie de la même société que ses officiers supérieurs, que notre liaison pouvait de la sorte s'ébruiter, et, mal interprétée, lui causer des chagrins. «Je soupire autant que vous après le jour de mon congé, mais, ayant volontairement pris l'uniforme, je veux le porter sans reproche et sans avanie. Je sens que je ne souffrirais pas une remarque ni une défense dont vous seriez l'objet; ne m'y exposez donc pas, par pitié pour notre bonheur.»

Léopold me parut si péniblement agité que je ne lui fis pas connaître tout le changement qui venait de s'opérer en moi, car mon parti était déjà pris. J'appréciais les motifs de Léopold, je l'estimais de sa loyauté et de sa franchise; mais, gênée désormais dans l'expression de mes sentimens, le charme en était comme rompu. Nous nous quittâmes donc presque froidement. Léopold était de service le lendemain, et je ne devais le revoir naturellement que le second jour. Je ne me rappelle pas avoir éprouvé un plus triste accablement dans toute ma vie; tout ce qui me restait d'avenir et de rêves venait de s'écrouler. Une pensée m'occupait fortement, elle était à la fois cruelle et consolante. «Léopold m'oubliera, me disais-je, puisque déjà de nouveaux devoirs se sont placés entre son coeur et le mien, il m'oubliera, et la vieillesse me trouvera seule, sans appui, sans le fils chéri de mon adoption; mais du moins j'y puis songer sans rougir; notre rupture même est encore un titre de plus à son estime et à ses regrets.»

Je passai la nuit dans ces réflexions, et à peine avais-je ouvert ma porte qu'on me remit un billet de Léopold. Il ne fit qu'ajouter à ma résolution; car au milieu des expressions de la tendresse se trouvaient des conseils sur la prudence, sur la nécessité de ne manifester aucune opinion, qui me choquèrent. Plus, tard je connus toute mon injustice; plus tard je fus à même de faire la part du devoir et celle des principes; plus tard je sus que Léopold avait su allier toute la religion du drapeau à la constance des souvenirs. Il était décidé que je n'échapperais à aucun tort, à aucune imprudence. Je répondis au billet de Léopold, en lui disant «que je sentais trop le tort que notre liaison pourrait lui occasionner aux yeux de ses chefs pour ne pas me faire un devoir d'y renoncer; que je n'avais jamais pensé au changement tout naturel qu'un autre uniforme avait dû produire; que, pour mettre tout cela en harmonie, il me semblait décidément convenable et naturel de cesser tous rapports ensemble jusqu'à son congé absolu; que nous nous écririons, mais sans nous voir, et sur tout autre sujet que celui qui nous séparait momentanément.» J'avoue que je m'attendais à le voir arriver hors de lui. Ma vanité put se replier sur elle-même; Léopold ne vint point; il accepta la séparation, jusqu'à sa sortie de la compagnie des gardes du corps, à des conditions qui toutes auraient dû me le faire estimer mille fois davantage, et qui me le firent détester quelques momens avec toute l'ardeur de l'amour-propre irrité. Léopold me pria de nous écrire tous les jours: «Faisons notre journal; vous trouverez toujours dans le mien mon coeur, mon âme, mon ardent besoin de vous voir heureuse; puissé-je trouver dans celui que vous m'adresserez l'amie aimable et bonne et la mère chérie! et nos deux années de séparation ne feront que mieux cimenter le bonheur de notre avenir.» Léopold, fidèle à la générosité de sa conduite envers moi, m'offrait la continuation des petites ressources que nous avions partagées. Je les refusai; je lui écrivis que j'allais partir, que je le regardais toujours comme mon fils, mais que j'avais besoin de m'accoutumer à la nuance nouvelle qui venait de se joindre à nos relations. Léopold, s'accoutumant à m'aimer enfin comme une mère, pensa au long avenir que ma force physique pouvait faire espérer, et il veilla à l'assurer décemment autant que cela dépendait de lui. Voilà les éternelles obligations dont je lui suis redevable et dont je lui dois faire honneur.

Je reçus sur ces entrefaites un autre renvoi de cachets; celui-là me fut pénible; cela vint des charitables propos de lady F***, en partie, et de ceux de ma dévote voisine. J'y fus extrêmement sensible; c'était une honorable ressource de moins; mais je n'en fis rien paraître et me contentai d'exprimer, très librement mon mépris sur ces commérages. Décidée à ne point quitter Paris, je fus arrêter un logement garni rue de Provence, dont je connaissais la maîtresse. Grâce à l'heureuse mobilité de mon esprit et à mon indifférence pour la fortune, je fus à peine installée dans une chambre où, hors les objets contenus dans mes malles, rien ne m'appartenait, que, placée devant mon bureau et rangeant mes manuscrits, je me livrai à tous les rêves, à toutes les espérances qu'une imagination comme la mienne est capable d'enfanter. Léopold me manquait, il est vrai, mais j'étais encore trop dominée par le dépit pour sentir la perte d'un pareil appui; d'ailleurs ne me restait-il pas le bonheur de lui écrire? Cette séparation et cette correspondance me donnèrent l'idée d'un roman historique que j'écrivis dans le courant d'un mois. Je composais régulièrement trente à quarante pages par nuit; car jamais je n'ai su écrire le jour dans ma chambre à la clarté du soleil; il me faut le grand air. Je trouvai dans la maison garnie où j'étais une dame de Bruxelles avec sa fille; elle me demanda si je voulais donner leçon, et j'y consentis. La petite était aimable et intelligente; la mère une excellente femme, sans façon, idolâtre de sa fille; et je passais des heures fort agréables, en même temps que je me procurais une petite ressource.

Depuis long-temps la pension de ma famille me manquait, j'avais vainement écrit à ce sujet; il me restait pour toute fortune environ 700 fr. et un revenu de 50 fr. par mois, et ma leçon.

Je calculai tout cela un soir... J'allais du jour au lendemain, et n'en fus pas plus triste ni plus prévoyante. Je sortais tous les matins et prenais souvent un cabriolet pour me faire conduire au bois. Je mangeais des oeufs et du laitage où j'en trouvais, et rentrais toujours avec une anecdote ou un chapitre composé, sans penser, dans ces courses un peu chères, qu'un jour sans bénéfice a un lendemain sans pain quand on vit comme je vivais. Il y en avait dix que j'étais séparée de Léopold, et trois qu'il ne m'avait écrit. Je commençais à m'en tourmenter lorsqu'on me remit une boîte où je trouvai des témoignages et des preuves que son coeur me restait, et que sa constante amitié m'était garantie. Il me marquait qu'il était à la maison militaire, et me priait de l'aller voir rue Blanche. J'y courus aussitôt, mais on me dit qu'il fallait un billet. Je conjurai en vain, force me fut de m'en retourner. En tournant la rue Pigal, je vois Duval et Talma qui la descendaient et prenaient la rue de la Tour-des-Dames. Cette rencontre inopinée me causa un trouble inexprimable; au lieu de courir leur parler, me confier à leur sûre bienveillance, je m'enfuis à la hâte, et ne m'arrêtai qu'au bas de la rue du Mont-Blanc; alors je réfléchis à cette sotte inconvenance. Je suis trop sincère pour ne pas avouer que dans mon soin de les éviter entrait beaucoup la crainte de leur parler de mon fils, et des jours que nous avions passés ensemble. Je me promis bien de leur écrire, mais je n'en fis rien; et ce ne fut que lorsque la maladie et le dénuement m'eurent réduite à ne plus ni espérer ni craindre, qu'eux-mêmes vinrent au-devant de moi, comme je vais le dire plus loin, avec les accens d'une reconnaissance qui ne sera jamais à la hauteur des bienfaits.


CHAPITRE CCXIV.

Je revois soeur Thérèse.--M. Dominique Lenoir.--Délicatesse généreuse.--Rencontre singulière.--Mon roman de Corinne.--Six mois de misère.--Lettre au Constitutionnel.

Au lieu d'aller au-devant de Duval et de Talma, ces amis de ma jeunesse et qui devinrent les seuls protecteurs de mes jours malheureux; au lieu d'aller à leur rencontre, j'avais presque fui leur présence, et je ne veux pas en cacher les motifs, quoiqu'ils ne me soient pas tout-à-fait favorables. Si j'avais trouvé Talma seul, je lui aurais dit: «Me voilà, mon ami, pauvre, sans espoir ni ressource, avec le remords d'avoir seule rendu si affreuse mon existence.» Talma m'eût grondée avec douceur et secourue avec empressement, car il était l'indulgence même, et en le connaissant on ne pouvait avec du coeur craindre qu'une chose, abuser des bontés du sien; il y avait d'ailleurs pour moi, dans mes imprudences mêmes, une sorte de recommandation sympathique près de Talma: il avait tant aimé tous ceux que je regrettais. Avec Duval, au contraire, j'avais bien plus de sévères enquêtes à redouter, et, quoiqu'il soit très certainement le plus compâtissant et le meilleur des hommes, il y a dans ses manières et son caractère une certaine rudesse de franchise et de vertu, une inflexibilité de raison et de bon sens qui comprimaient mes aveux. Je l'évitais donc d'autant plus que j'étais sûre d'être vivement blâmée pour mes voyages, mes courses sans but, mon insouciance des ressources que je pouvais trouver dans un honorable travail, et surtout de la bizarrerie de ma liaison avec Léopold; les qualités de cet excellent jeune homme et le romanesque de cette adoption n'eussent point trouvé grâce auprès de l'homme intègre et droit dont le noble intérêt eût soulagé mon malheur, mais qui ne m'eût jamais pardonné de caresser, à l'âge où j'étais, les chimères de la jeunesse, ami auquel certes je n'aurais jamais persuadé l'innocente et pure intimité de cette adoption que le coeur seul avait sanctionnée. Ce secret, que je lui fis depuis, d'une chose si importante de ma vie, m'eût été impossible à garder dans la suite, si j'avais eu, lorsque je fus sauvée par Duval, d'autres relations qu'une correspondance avec Léopold. Mais il me reste à rendre compte avant de plus d'une année de douleur et d'agonie, que rendit plus vive la rencontre inopinée des deux hommes que j'estimais le plus et dont les noms rappelaient le souvenir de mes beaux jours.

Toute préoccupée des soucis de mon infortune, aggravée par l'absence de toutes les consolations de l'amitié, j'allai dans ces momens de noire mélancolie au cimetière du Père Lachaise. Je n'ai certes pas l'imagination sombre de Young, et cependant je trouve que rien ne fait supporter les peines de la vie comme la vue d'un cimetière; une heure de promenade méditative au séjour des morts me rendit le calme et la résignation. Il me semblait que tous les morts illustres de nos grandes époques se levaient pour me recommander le courage de la mauvaise fortune. Oses-tu te plaindre, me disais-je; tu es libre, et l'ancien maître du monde n'a pu se promener qu'avec l'escorte des geoliers de Sainte-Hélène; la vie vaut-elle une inquiétude?

La tête relevée par les souvenirs, je m'en retournai plus tranquille à mon modeste asyle pour réfléchir au genre de vie que j'allais adopter. En passant dans la rue Bergère pour me rendre chez moi, je crus reconnaître ma bonne soeur Thérèse; aussitôt je doublai le pas pour la rejoindre; c'était elle en effet. Je vis dans ses regards qu'elle ne m'avait point oubliée, et à ses premières paroles que son coeur rendait toujours justice au mien: «Vous voilà, chère dame, c'est Dieu qui vous envoie, qui vous a conservée. J'ai besoin de vous; il s'agit de prendre des renseignemens que mon habit et mes occupations me rendraient trop difficiles. Il faut de l'activité et du secret; tenez, lisez et voyez si vous pouvez vous en charger.» Et d'un ton doux et caressant, l'excellente fille ajouta: «Il y va du repos de cette vie et du bonheur de l'autre. Vous y croyez à une autre vie, car j'ai entendu vos prières et je vois encore vos larmes.

«--Chère bonne Thérèse, disposez de moi, m'écriai-je après avoir parcouru le papier, mon dévouement est à vous, et dans moins de vingt-quatre heures vous aurez des nouvelles de la personne pour laquelle je vous suis nécessaire.

«--Eh bien! c'est Dieu qui vous envoie cette bonne oeuvre. Tenez, vous pouvez répondre à cette adresse.» Je lui donnai la mienne, et l'engageai à venir avec moi déjeuner, ce qu'elle fit. Je sentais un bonheur douloureux à me retrouver avec cette excellente soeur, témoin du plus cruel moment de ma vie, et à qui je devais peut-être de ne pas l'avoir perdue dans un affreux désespoir. Elle me demanda compte avec l'intérêt d'un coeur simple et bon de mes moyens de vivre. Je ne me vantai point d'avoir un sort assuré et heureux, mais je me gardai toutefois de lui en communiquer le dénuement et les tristes incertitudes.

Je ne dois point dire à mes lecteurs quelles étaient les personnes pour lesquelles soeur Thérèse réclamait mes soins; elles existent, elles sont aujourd'hui honorablement établies. Il ne m'en a coûté que quelques démarches persévérantes pour remplir les charitables intentions de l'excellente soeur et préserver d'une ruine inévitable deux jeunes filles dignes de beaucoup d'intérêt, sauver une mère du désespoir et épargner la honte et l'opprobre à toute une famille. Lorsqu'après le succès de ma charitable mission je revis soeur Thérèse pour lui en rendre compte, elle disait en pressant ma main contre son coeur: «Voilà des choses qui font du bien à entendre. Ah! ma chère dame, j'ai toujours prié pour vous, et je ne désespère pas de vous voir un jour embrasser notre sainte religion.» Ce n'était plus comme au jour de la sanglante catastrophe, où mes larmes et mes prières confirmaient les espérances de la pieuse fille; en ce moment me taire eût été comme promettre, et j'étais incapable d'un hypocrite serment.

«J'espère, ma soeur, rester toujours bonne et charitable; mais je mourrai dans la religion de mes pères.--Ah! j'avais espéré...» Mon seul regard suffit pour arrêter la plus libre expression de ses regrets. Ce désir de convertir était chez cette bonne soeur beaucoup augmenté depuis notre séparation, et comme il venait de sa pleine conviction, je ne dus certes lui en savoir mauvais gré; mais il jeta cependant entre nous une sorte de contrainte qui peu à peu me fit trouver moins de charmes à voir cette femme angélique, que cependant je n'ai cessé de chérir et de vénérer.

Si dans le cours de mes mémoires les lecteurs n'eussent reçu déjà la confidence d'un défaut ou plutôt d'un malheur qui ajoute encore à toutes les mauvaises chances de la fortune, le désordre, on aurait peine à croire que j'étais arrivée à cette pénurie qui semble faire du déjeuner le dernier repas possible de la journée. Je ne le prenais jamais chez moi, depuis ma séparation avec Léopold, mais toujours au café, où certes il coûte le double. J'étais d'un âge à n'avoir plus besoin de guide, et mes habitudes indépendantes me faisaient très facilement passer sur ce que celle-là pouvait avoir d'inconvenant.

Questionnée par les lettres de Léopold sur mes besoins auxquels il continuait de contribuer, je lui répondais toujours d'une manière rassurante, et lui de répliquer à mes refus: «Si vous ne voulez me désespérer, si vous ne voulez décourager mon avenir, laissez-moi mes droits de fils près de vous, ou je croirai que vous avez pour toujours séparé votre destinée de la mienne. Me haïssez-vous donc pour une fatalité?»--Mes dépenses consistaient en une location de 35 et 40 fr. pour les déjeuners, tout le reste allait au moins à 100 fr. Il fallut donc songer sérieusement à me les procurer. Donner leçon d'italien était un moyen facile, mais je n'acceptais pas moins de 5 fr. par cachet, et cela rendait les élèves plus difficiles à rencontrer; d'ailleurs je n'avais point oublié les désagrémens auxquels on s'expose en allant ainsi colporter de maison en maison les petits talens que le ciel nous a départis, comme dirait Figaro.--Je me décidai donc à tenter la fortune littéraire sérieusement, comme plus honorable et plus indépendante.

Après avoir passé deux jours à mettre la dernière main à mon premier essai, je plaçai quelques cahiers de ma Corinne dans mon vade mecum et m'acheminai vers le quartier des imprimeurs. J'étais gauche et embarrassée. Le pédantisme seul donne de l'assurance, et j'ai horreur du pédantisme. J'offrais ma Corinne presque d'un air timide et humilié. On regardait d'un air distrait, on me renvoyait au lendemain, et... je ne retournais plus. Je pouvais traduire l'allemand, l'italien: je cherchais en vain à me procurer depuis deux mois ce genre de travail; rien ne devait me réussir, rien, jusqu'au jour qui s'approchait où les amis les plus rares allaient conjurer le sort et contraindre la fortune en ma faveur.

J'étais sortie un matin, et de nouveau armée de mon manuscrit et de quelques recueils de nouvelles qui depuis ont obtenu un favorable accueil du public.

Comme je ne suis pas sensible au plaisir des dieux, je ne me vengerai point des superbes libraires qui, à la vue d'un auteur pauvre, me traitaient en pauvre auteur. Ah! mon Dieu, le plus grand malheur de la vie, ce serait encore d'avoir de la vanité. Si j'en avais eu, je serais morte à la peine, car tous ceux auxquels j'allais présenter ma Corinne ne dépassaient guère l'offre de 50 écus pour un manuscrit de 1500 pages. Les négociations finissaient toujours par ces mots: Madame, vous n'avez point de nom, et on n'achète que le nom aujourd'hui.--Je répondis avec un orgueil qui n'amusa depuis moi-même, et qui dut paraître bien ridicule aux industriels de l'intelligence.--Jean-Jacques se fit un nom fort tard: je m'en ferai un, monsieur, et il vous fera peut-être repentir de la sécheresse de votre accueil et de la générosité un peu arabe de vos propositions.

Malgré cette dignité littéraire si bien gardée, le mécontentement me gagnait. Je sortais d'une de ces fréquentes scènes, et j'allais l'oublier dans une promenade sur les quais. Je m'arrêtai près du corps législatif, admirant cette ceinture de travaux, d'arbres, de vues animées, découvrant de loin la maison de Moreau, cette maison où j'aurais pu vivre heureuse si... si je n'avais été moi-même; car aucune autre femme n'eût sacrifié un sort pareil à... une illusion, à une chimère. Je sentais tout cela à ce moment où, pauvre, oubliée, à l'âge funeste où rien ne ramène plus au coeur des femmes les délicieuses émotions des hommages et de la flatterie qui enivrent leurs jeunes années. Et pourtant ces tardives réflexions de la raison étaient étouffées par quelque chose de plus fort; et de tous mes regrets, le plus déchirant était encore la perte funeste de l'homme auquel j'aurais encore tout sacrifié.

J'étais plongée dans cet abîme de lugubres méditations, quand tout à coup j'en fus tirée par la vue d'une de ces figures qu'on aime à retrouver, parce qu'elles vous rendent par le souvenir un peu de ce que vous avez perdu: c'était M. Dominique Lenoir. Il ne put se tromper ni sur ma position ni sur l'agitation de mes esprits; l'obligeance de ses regards, la franchise de son abord me consolèrent, et bien à propos. Je lui racontai l'histoire de mon pauvre roman de Corinne; il me conseilla de ne point me décourager, il ranima mon amour-propre et me dit: «Je regrette d'être un si faible appui, mais il vous est acquis, ma chère madame Saint-Elme; invoquez-le sans crainte.» Je lui donnai mon adresse. Il n'avait été question d'aucun besoin d'argent: le soir même je reçus trois napoléons, avec ces mots touchans: d'un vieil ami qui est désolé aujourd'hui de n'être pas riche. J'ai, dans le cours de deux ans, reçu deux autres sommes pareilles de la même manière. J'ignorais la demeure de M. Lenoir, et lorsque le hasard me le fit rencontrer de nouveau, il a constamment nié ce trait de bonté, et toujours à l'appui de ses généreuses dénégations il m'a offert d'autres légers secours. Mais, s'il a refusé ma reconnaissance, je suis trop sûre de mon fait pour ne pas la rendre publique. Mon coeur, soumis à toutes les superstitions tendres de men sexe, attache à la douceur de ce bienfait ignoré le bonheur d'une autre rencontre qui eut lieu le même jour.

J'avais alors 46 ans; mes cheveux déjà blanchis accusaient très exactement mon âge, une toilette plus que modeste, c'était bien assez pour voir, dans l'intérêt que quelquefois j'excitais, que les débris de ma beauté n'y étaient pour rien, et que l'attention venait seulement de mon air étrange et singulier. J'avais, en quittant M. Dominique Lenoir, pris du côté du Cours-la-Reine, mon intention étant de griffonner mes sensations à la vue même des objets qui les portaient encore à un si haut degré de vivacité. Une fois au milieu de la place Louis XV je sentis très bien qu'on me suivait, et je doublai le pas... La personne resta en arrière; car, avec toute la rapidité militaire, sans tourner la tête ni changer de projet, je vins me reposer sur une des pelouses presque au bout du Cours. Il y avait bien un bon quart d'heure que j'y étais à écrire, lorsque je vis arriver un vieillard d'une belle figure et de fort bonnes manières. Il s'avança droit vers moi; et je vais transcrire notre conversation avec une fidélité presque sténographique:

«Pardon, madame, je vous suis depuis le jardin, et la seule course a droit à votre indulgence. Me permettez-vous de vous tenir compagnie un moment?

«--J'en ai une, monsieur (en montrant mes papiers), qui ne me quitte point et ne me laisse jamais sentir le besoin d'en avoir une autre... que d'ailleurs je ne serais pas réduite à devoir au... hasard. Quant à mon indulgence, le lieu est public, et la place est pour tout le monde.

«--Je ne me suis point trompé en vous regardant comme une femme peu commune; vos manières et votre réponse confirment mon opinion; mais n'en prenez pas une mauvaise de moi sans m'entendre. En vous apercevant, tout en vous a excité ma curiosité et, je l'avoue, mon intérêt; je vous ai suivie, résolu à vous connaître. L'air de supériorité qui perce dans toute votre personne vous fera sans doute excuser ma franchise. J'ai soixante-cinq ans, vous en avez quarante.

«--Quarante-six, monsieur.

«--Eh bien! n'y a-t-il pas de la femme supérieure dans cet aveu de l'âge réel que tout pourrait encore si bien démentir, dans cette loyauté de cheveux blancs que rien ne dissimule?»

J'avoue que je ne tins pas à la gravité de ce singulier éloge, et j'éclatai de rire. Le vieillard s'était assis, et regardant mes paperasses: «Vous écrivez, vous êtes auteur. Je ne suis pas un juge irrécusable, mais je vous prédis des succès et de brillans.

«--Si j'en dois juger par l'opinion du premier libraire que j'ai consulté, la vôtre, monsieur, sera en défaut.

«--Comment?»

Alors je lui contai tout naturellement ce qui venait de m'arriver, sans nommer le libraire. «--Je le devine à sa sottise.--Raison de plus pour que je ne le nomme point.»

Je finissais par prendre un extrême plaisir à une conversation qui devenait de l'espérance. Pendant ce temps l'indulgent lecteur vantait quelques pages déjà lues de ma Corinne. «C'est écrit avec âme, c'est écrit comme vous parlez; achevez cet ouvrage, je vous le ferai vendre cent louis.--C'est une plaisanterie.» Et, à cette riposte, l'admirateur, tirant sa bourse, répliqua lui-même: «Voulez-vous vingt louis d'arrhes? Livrez-moi le manuscrit de mois en mois, et l'argent sera exact comme les livraisons du roman.» J'étais fort étonnée, c'était de la joie mêlée à de la surprise. À l'idée de ce prix honorable de mon travail, je me disais: «Il me sera donc possible d'aborder mes amis que je n'avais osé revoir, et de demander leurs secours que je pourrai justifier.» Je me tournai enfin vers mon ami... d'un jour, et lui promis mon manuscrit pour le lendemain. «Vous en jugerez à loisir, ajoutais-je; j'accepte cent francs conditionnellement, que je rendrai dans trois mois, si nous ne traitons pas. Voici mon adresse: veuillez, monsieur, me porter demain cet argent.» Puis je me levai, et nous nous saluâmes.

Je courus chez moi relire toutes ces feuilles du roman que le plus singulier hasard venait de rendre si précieuses. J'écrivis à Léopold, car mes premières pensées de bonheur étaient toujours pour lui; je m'endormis tard avec de doux rêves d'avenir. Il eût été plaisant de me voir, moi, qui pendant si long-temps avais dépensé follement sans attacher aucun prix à l'argent, pesant, retournant, faisant sauter dans ma main quelques pièces d'or: on m'eût crue ou avare ou insensée. Il se mêlait à cette joie un doux orgueil, car c'était le prix de mon travail. M. P... fut exact à venir chercher Corinne. J'étais sortie pour ma promenade accoutumée, quand il se présenta; mais il ajouta à tous ses aimables procédés la patience de m'attendre chez ma bonne hôtesse, à qui il expliquait le motif de sa visite, et qui en témoigna tout son étonnement, car elle me croyait seulement l'ambition d'être engagée à quelque théâtre. Mes passeports me donnaient la qualification d'artiste. Depuis ce jour, où M. P... m'avait désignée comme femme auteur, je me vis élevée d'un degré dans l'opinion de ma bonne hôtesse; car j'ai remarqué que les classes inférieures, quoique plus ignorantes que ce qu'on appelle le grand monde, montrent cependant pour les produits de l'intelligence plus de culte et plus d'estime. Ma bonne hôtesse fut surtout frappée de ce qu'ayant le talent de faire des livres, je n'en parlais jamais et ne reprenais personne dans la conversation. Je m'amusai beaucoup de ses étonnemens.

M. P... me força d'accepter encore deux cents francs, et prit contre un reçu mon manuscrit de Corinne, m'engageant à continuer; ce que je fis, au point d'avoir dans moins d'un mois ce manuscrit entier et d'autres à lui livrer. Mais M. P..., éludant toujours l'impression, mon amour-propre, servi par un peu plus d'aisance, insista pour cette seconde condition du marché. M. P... me prévint qu'il ne pouvait s'occuper de l'impression qu'au retour d'un voyage qu'il allait faire, et qu'il me laisserait le manuscrit entre les mains crainte d'accident. Je ne soupçonnai pas encore l'ingénieuse ruse de sa générosité, et il partit sans que j'eusse la consolation de lui exprimer toute la reconnaissance dont sa noble et délicate bonté m'avait pénétrée. Je reçus, le lendemain de la visite de M. P..., le paquet renfermant le manuscrit, quatre bons de deux cents francs chacun, à prendre rue Chauchat, chez un banquier, le tout accompagné de ces lignes: «À votre première vue je vous jugeai mal, votre langage vous eut bientôt vengée; il ne fallait pas des moyens ordinaires pour obliger une femme qui l'est si peu: acceptez un service dont rien ne peut vous faire rougir, continuez un travail qui peut un jour vous honorer. Osez pour la gloire ce que naguère vous auriez osé pour l'amour. Je m'estimerai toujours heureux d'avoir encouragé vos premiers essais. Je ne vous verrai peut-être plus, mais vous ne cesserez jamais de m'intéresser vivement. Avant d'offrir vos ouvrages, écrivez dans les journaux, votre style doit plaire et piquer la curiosité; croyez-moi, vous réussirez.» Voilà, me disais-je en posant tristement la lettre sur mon bureau; voilà encore un rêve fini. Et je repoussai avec humeur les papiers. J'avais déjà annoncé mes espérances à Léopold, et voilà que toute cette gloire se réduisait à de l'argent. Ah! mon Dieu, que j'étais ennuyée et lasse de mes illusions! Je m'imaginai que la lecture de Corinne avait détruit les favorables préventions de M. P... pour mes moyens littéraires. Je me promis de m'en tenir à enseigner ce que je savais parfaitement, sans courir les chances périlleuses des muses; mais j'avoue que cette résolution me coûta, car j'avais bercé mon orgueil de tous les songes de la vanité.

Les billets de M. P..., par une sage prévoyance, étaient à dates fixes et étagées de mois en mois. Le premier subside pouvait durer six mois; mais douée d'un instinct de dépense, je trouvai moyen de me le faire avancer, en promettant sur billet de rembourser 200 fr. par mois, et j'éprouvai de cette opération de banque qui avançait ma ruine la joie que donnerait à un être sensé la conquête subite et complète d'une fortune. Argent touché est pour moi argent dépensé. Le seul frein qui eût pu me retenir eût été la présence de Léopold. Il avait été fort malade, et se disposait à aller passer de nouveau un congé de convalescence en Bourgogne. Ma première idée fut de l'accompagner dans ce voyage; mais ses devoirs nouveaux, notre triste explication, se mirent là comme une barrière, et je bornai mes voyages à de ruineuses excursions à Saint-Cloud, Versailles, Saint-Germain, Vincennes. Je dépensai en courses et en rêveries champêtres, en onéreuses oisivetés, ce qui eût pu devenir la ressource suffisante de plus d'une année. Trois écolières négligées me quittèrent. Je ne revins au gîte que quand ma bourse fut vide et mon portefeuille plein.

N'ayant jamais pris grand soin de ma santé, parce qu'elle fut toujours fort robuste, j'avais négligé entièrement les précautions indispensables pour prévenir le retour de la cruelle maladie dont les symptômes se produisaient encore quelquefois. Je commençais de nouveau à souffrir, sans avoir la patience des moindres soins, ce qui aggrava tellement le mal, que lorsque je revis M. Béclard un mois après, il ne me cacha point qu'il en fallait venir à une opération. J'hésitai long-temps, et pendant ce temps une foule d'incidens singuliers vint m'occuper, comme les pages suivantes vont le faire voir.

Je déjeunais, selon mes habitudes de garçon, dans un café de la rue du Mont-Blanc. En parcourant les journaux, je lus un article sur la Corinne de M. Gérard, parfaitement écrit, et qui, en faisant l'éloge mérité du tableau, contenait des choses on ne saurait plus flatteuses sur les Italiennes. Je restai vivement frappée, et cédant comme toujours à mes premiers élans, j'écrivis à la hâte et du champ même de mes émotions la lettre ci-dessous, qui fut littéralement insérée le surlendemain dans le Constitutionnel. Je m'y attendais si peu que je ne le sus que vingt jours après, et par hasard, parce qu'un libraire de Bruxelles me demanda à acheter le roman annoncé par le Constitutionnel. Le manuscrit n'était plus entier. Mes lecteurs me sauront peut-être gré de mettre sous leurs yeux cette lettre, première inspiration de la Contemporaine.

Constitutionnel du 15 septembre 1824.

«Nous publions avec plaisir la lettre suivante d'une dame italienne qui cultive les lettres avec une brillante imagination et l'enthousiasme du beau. On lui pardonnera quelque étrangeté dans le style en faveur des sentimens. Peut-être cette dame est-elle trop sévère à l'égard des beautés qui font l'orgueil de l'Angleterre. Lord Byron partageait à peu près l'opinion de l'auteur de la lettre; mais aussi que d'inimitiés n'a-t-il pas excitées! La mémoire du poëte en souffrira long-temps.»

À tous les coeurs bien nés que la patrie est chère!

MONSIEUR,

L'article sur la seconde Corinne due au pinceau, au génie créateur du célèbre peintre de la première déjà si belle, si touchante; cet article, hommage flatteur pour les femmes de mon pays, m'inspire un enthousiasme de reconnaissance qui peut seul excuser ma hardiesse de vous importuner. Née sur les rives fleuries de l'Arno, mais Française, plus encore par mes souvenirs de félicité et d'amers regrets que par vingt-cinq années de séjour, j'aime surtout entendre les Français rendre justice aux qualités de nos Italiennes, que seuls peut-être de tous les peuples ils ont pu bien apprécier, parce que seuls les Français réunissent les dons heureux qui parlent au coeur et à l'imagination d'une Italienne de quelque mérite. Je me suis déjà demandé souvent comment une femme telle que madame de Staël a pu se tromper au point de prendre son héros aux bords de la nébuleuse Tamise, plutôt que de le choisir parmi les Français, dont les noms sont chers à l'amour, à l'honneur, et qui placent la beauté et la faiblesse sous la noble et brillante égide de la valeur. Une Italienne aimer un Anglais, c'est vouloir unir le feu à la glace. L'amour de l'Anglais le plus aimable même est composé de présages, de crainte, d'hésitation, de froide tendresse, de raison, de raisonnement sur l'amalgame desquels domine... l'orgueil. Comment de pareils hommes comprendraient-ils quelque chose aux élans passionnés, à l'abandon exalté d'une âme formée sous le plus beau ciel, et bercée avec les rêves poétiques des Tasse et des Arioste, et dont les premières impressions naquirent au sein de toutes les nobles productions des arts et du génie? Les Français seuls ont pu les apprécier, les comprendre. Oui, noble France, vos valeureux enfans, vos poëtes et vos artistes ont éprouvé, partagé l'enthousiasme du génie; leurs coeurs ont palpité à l'unisson avec les coeurs inspirés des femmes de l'Italie, terre classique des arts, dont elle fut le berceau, comme aujourd'hui la France en est la riche pépinière. Les remarques sur les belles faiseuses de thé m'ont rappelé un court séjour à Londres, et je n'ai pu qu'applaudir au very shocking, very improper qui s'applique aux élans de l'esprit comme aux maladresses d'une femme de chambre ou d'une couturière. En voyant une belle Anglaise, je pense toujours que si Pygmalion eût fait sa Galathée dans la patrie des Clarisses, au lieu de celle des Aspasies, il eût certes pu produire une blanche, régulière et belle statue. Mais jamais Vénus ni l'Amour n'eussent compromis leur puissance jusqu'à vouloir l'animer, et la beauté fut restée... marbre. Je compose une Corinne. Mon héroïne née sur les bords enchanteurs de la Brenta, et mon héros, à la brillante cour de François premier, auront un bien beau sort s'ils peuvent mériter, messieurs, votre flatteuse approbation. Mon Alfred ne tient pas du beau flegmatique des Oswald d'outre-mer, mais un seul de ses regards suffit pour fixer une destinée entière, et il ne peut préférer à sa maîtresse que la gloire, seule digne rivale de l'amour, il s'applaudit en mourant de lui avoir tout sacrifié, tout hors l'honneur. Une Corinne après madame de Staël, serait une pitoyable prétention, s'il y avait l'ombre de ressemblance. Hors le nom, ma Corinne ne parle point de l'Italie où elle vit le jour: elle aima un Français, vécut en France, y goûta toutes les félicités du coeur, et la terre antique qui avait protégé son amour couvrit aussi un sein de dix-huit printemps, près des restes mutilés du brave Alfred qui l'avait animé de tant d'amour et angoissé de tant de souffrances.

Agréez, etc.


CHAPITRE CCXV.

Nouveaux accès de maladie.--Désespoir.--Rose ou l'honnête courtisane.

Tous mes lecteurs ne savent pas combien il est doux de se voir imprimé pour la première fois, de recevoir un premier éloge des journaux. Je dois être franche sur le chapitre de l'amour-propre comme sur tout le reste; je dois dire que ce me fut un précieux encouragement que l'honneur d'occuper une colonne d'un des journaux les plus lus de la capitale. Après un pareil encouragement, je repris l'ardeur du travail et de la composition; mais ce nouveau genre de fatigue aggrava mes souffrances. Non seulement l'ardent désir de me faire une réputation littéraire me fit supporter des douleurs inouïes, mais me donna encore l'orgueilleuse force de les cacher; reculant ainsi et malgré les avis réitérés de cet excellent Béclard, qui insistait sur la nécessité d'une opération seule capable de me sauver; mais il fallait être dix mois sans écrire, c'était mourir.

Je retardai toujours cette opération inévitable que je n'avais aucun moyen d'entreprendre chez moi; et où prendre la dépense d'une maison de santé?... En être réduite à oublier sa santé par l'impossibilité d'y pourvoir, quelle réflexion! et le jour qu'elle se présenta à moi plus amère, je passais devant la porte de la maison rue Saint-Dominique, que j'avais occupée pendant ma liaison avec Moreau, à l'époque de la rencontre de mon pauvre Henri: je ne saurais ressaisir en ce moment le reflet des étranges pensées dont m'assaillit ce souvenir d'une existence brillante; c'était bien un regret, mais il portait moins sur moi-même que sur l'impossibilité de secourir désormais personne. Je me rappelais le bonheur que j'avais goûté à arracher cet enfant charmant des mains de l'indigence; je me rappelais son touchant journal, sa mort prématurée, et sa douce reconnaissance. Je me disais: Mon pauvre Henri, jette en ce moment d'en haut un regard douloureux sur ta mère adoptive, intercède pour qu'il soit accordé à son infortune un peu de cette compassion qu'elle fut si heureuse de prodiguer à la tienne. Plongée dans cette morne mélancolie, je descendis la rue jusqu'au boulevart des Invalides. Là m'attendaient d'autres cruelles émotions. Presque vis-à-vis l'hôtel de M. de La Rochefoucauld je fus obligée de me ranger contre le mur pour laisser passer des hommes qui portaient un de ces lits qui servent à conduire les pauvres à l'Hôtel-Dieu. Une pauvre femme gisait sur cette ambulance de la misère: Ô si le sort doit me réserver un pareil moment, que je meure aujourd'hui, mon Dieu, fut le cri de tout ce qui me restait de sentiment. Je suivis d'un oeil humide ce triste convoi: je trouvai assise sur un des bancs de l'esplanade, une jeune personne dont le visage charmant était couvert de larmes qu'elle cherchait vainement à dérober aux regards indiscrets des passans. Son maintien était timide, sa toilette était décente; cependant à la première vue et malgré cette tristesse qui est déjà un titre à mon intérêt, je ne sentais pas à son aspect ma spontanéité ordinaire de bienveillance. Je m'étais approchée. Seule d'abord sur le banc, deux hommes et des bonnes avec des enfans l'occupèrent bientôt. La jeune fille avait juste l'air de n'oser ni se lever ni savoir comment rester. Les hommes l'insultaient, et ces grossières servantes de rire. Déjà mon coeur raisonnait le parti à prendre, lorsqu'il fut résolu par un seul accent. «Ah ma pauvre mère!» À l'instant, je me place à côté de la jeune fille, et lui prenant la main, je l'interroge avec cet abandon qui fut toujours écouté. Ma toilette n'avait rien de ce qui en impose; mais là encore, ma tournure fit son effet ordinaire. Tout cela mit fin à l'impertinence des unes et à la grossièreté des autres. Je vous prie, dis-je à l'une des personnes présentes, de me faire venir un fiacre; vous serez pour quelque chose dans le service que je vais rendre à cette pauvre enfant. Après le départ du messager, la petite me dit la cause de son embarras, et me bénit de lui procurer une voiture. Elle n'eût pu se lever sans se donner en spectacle. Conduite au fiacre, qui arriva au grand trot, je demandai à mon obligée où il fallait la conduire; et nous voilà roulant vers le côté opposé de Paris, rue de Bondy.

Il ne me fallait pas grande conversation pour voir que, dans un genre plus bas encore, j'avais écouté mon bête de coeur pour une seconde Aurélie, et ce qu'il y avait de plus fâcheux, rien dans les discours de Rose n'annonçait les qualités de la première, ni sa séduction dans le langage. Rose était tout bonnement une femme perdue, sans regrets, sans remords, mais avec un dégoût si vrai et si énergiquement exprimé, que j'ai souvent pensé que c'était une vertu encore. C'est au coeur de mes lectrices que j'en appelle pour juger par quelle étrange contradiction de sentimens bas et élevés la pudeur faisait à la piété filiale un sacrifice journalier, dont un seul conterait la vie, si la vie d'une mère n'en devenait la cruelle et consolante excuse.

Rose était fille naturelle d'une ouvrière qui, sage et belle, succomba aux promesses légitimes de l'homme qu'elle aimait, fils lui-même des maîtres de Marianne, qui, à peine enceinte de trois mois, vit qu'elle avait perdu le coeur de son amant, et qu'elle ne devait plus compter sur sa main. Marianne n'avait pas quinze ans, elle était délicate, et le chagrin aggrava les incommodités de son état; son travail en souffrit, et l'homme qui l'avait immolée fut assez lâche pour se faire son oppresseur. Il se plaignit (comme chef de l'atelier) du travail de Marianne; on diminua son salaire. Elle se résigna sans murmure, ne parla plus même à l'homme qui l'avait perdue, et cessa de paraître au magasin, vivant de la vente de son faible avoir, jusqu'au moment où elle donna le jour à Rose dans cet asile dont la bienfaisance publique fait les frais, asile généreux et triste cependant, qui enlève à la maternité son caractère divin et à l'enfance son intérêt touchant. Marianne, quoique bien faible, voulut nourrir sa fille; et lorsqu'à peine rétablie, sortant de ce lieu de souffrance sa fille dans ses bras, elle se vit sans asile, sans ressources, elle se crut riche plus qu'une reine. Elle vécut trois ans, se privant de tout, mais Rose ne manquait de rien. À six ans cet enfant, qui était d'une beauté ravissante, fut attaquée de la petite vérole; sa mère qui la veilla seule en fut atteinte, ne l'ayant pas eue. Rose se rétablit aussi fraîche, aussi jolie; mais sa malheureuse mère y perdit la vue et fut frappée d'une affreuse paralysie. La pauvre Marianne réduite à cette extrémité crut devoir faire taire tout orgueil, immoler tout ressentiment à l'amour maternel, et écrivit le touchant et simple récit de sa position au père de Rose: «Elle est votre fille, vous le savez, Henri, elle vous ressemble, elle est belle autant que vous me parûtes beau ce jour fatal que je croyais le plus heureux de ma vie. Henri, ne l'abandonnez pas; moi, je puis mourir; mais y exposer mon enfant, ma Rose! ah! ne soyez pas si barbare que de m'y réduire. Vous m'avez aimée, Henri, vous êtes riche, et la pauvre Marianne vous a tout donné, tout... oh! oui, plus que la fortune, plus que la vie. Henri, songez que sans vous Marianne eût vécu heureuse et honorée, et qu'elle meurt à vingt ans, infirme et misérable, laissant un enfant, le vôtre, une fille adorée, sous la seule garde de la charité publique. Henri, sauvez notre fille, si vous voulez que Dieu vous pardonne un jour, comme la malheureuse Marianne.»

On aura peine à croire que cette lettre d'un si déchirant intérêt obtint la réponse suivante. Je l'ai vue, et j'ai été la reprocher au monstre qui n'avait pas rougi de l'écrire dans sa brutale insolence.

«Je suis bien étonné que vous soyez assez audacieuse pour m'étourdir de votre bâtarde et de vous. J'ai une fille et j'en ai soin; je l'aime, elle ne manque de rien, pas plus que sa mère, qui est ma femme. On aurait affaire, nous autres gros marchands, à écouter toutes les réclamations des filles qui sortent de nos ateliers par leurs fredaines et voudraient bien y rester en maîtresses. Je ne vous dois rien et ne vous donnerai rien; et si vous recommencez, je vous ferai mettre entre les mains de la police; entendez-vous?»

Depuis la réception de cette lettre, la pauvre Marianne dépérissait sans être assez heureuse pour mourir: jeune et mère, elle luttait doublement contre la force de l'âge et de l'amour maternel. Les voisins, bons et charitables ouvriers, eurent quelque pitié de tant de courage et de tant de misère. Au milieu des larmes et des privations, Rose croissait en beauté, et atteignit à peine sa onzième année, que sa taille développée, son délicieux visage et sa grâce attirèrent pour son malheur l'attention d'une de ces viles misérables qui, après s'être vendues elles-mêmes, vouent le reste d'une vie passée dans l'infamie au plus odieux métier encore de séduire et de vendre les autres. Cette créature habitait le voisinage et jouissait d'une sorte d'aisance; elle avait une fille de seize ans auprès d'elle, d'abord sa victime, et bientôt sa complice. Elles réussirent à attirer l'enfant, sous prétexte de lui donner de légers secours pour sa pauvre mère que la vieille vint voir. Il y a dans le coeur d'une bonne mère une prévision craintive pour le sort de ses enfans, qui sait long-temps les sauver: cet instinct maternel, devinant la corruption cachée sous l'aumône, fit défense expresse à Rose de voir cette femme et d'accepter la moindre chose d'elle. Qui oserait ici s'élever contre l'enfant malheureux dont l'éducation n'avait point prémuni l'esprit contre les dangers du monde, et qui opposa son opinion aux volontés de sa mère, et crut d'autant moins faillir, qu'elle ne consentit à éluder ses ordres et à la tromper que pour la voir moins malheureuse? Tous les prétextes furent inventés pour faire du bien à Marianne, non pas avec cette ostentation qui eût pu éclairer de nouveau la prudence de la mère, mais avec cette délicatesse habile de bienfaisance qui rendait bien difficile à un coeur vertueux, quoique faible, de soupçonner sous les effets d'une charité consolante un autre but que le plus noble de tous, le désir de secourir son semblable. Rose, à qui on ne faisait rien apprendre que le prix de sa beauté, perdit en moins de deux années toutes ses vertus, excepté un amour filial auquel peu après elle s'immola avec d'autant plus d'héroïsme qu'il ne lui en revenait que l'infamie, au lieu de l'estime et l'admiration qui, dans tous les autres sacrifices que ce sublime sentiment inspire, en fussent devenues la récompense.

Marianne languissait toujours, mais moins péniblement, ne manquant plus du nécessaire, ni même d'une certaine aisance.

Rose était sa seule garde. À douze ans accomplis, Marianne crut s'apercevoir d'un dépérissement de sa fille, et d'un total changement dans son humeur qui l'inquiéta sans qu'elle osât le dire. Sa fille ne se plaignant de rien, et reprenant peu à peu de la gaieté et de la fraîcheur, les craintes maternelles cédèrent aux réponses de Rose, qui la rassurèrent entièrement. Si elle eût alors écouté ces tendres terreurs, il eût encore été temps d'échapper à l'abîme de la prostitution; mais la mégère qui avait trafiqué de son innocence façonna l'infortunée à une infamie régulière, dont l'horrible salaire était devenu aux yeux de la pauvre Rose le pain de sa mère.

«Je mourais de dégoût et de peur, madame, me disait cette malheureuse, chaque fois que j'allais chez celle qui m'avait perdue; mais comme j'en revenais heureuse quand je tenais dans mon mouchoir de quoi donner à ma pauvre mère non seulement ce dont elle avait besoin, mais toutes les petites choses qu'elle aimait bien! Certainement j'aurais bien fait un grand crime que de m'écouter aux dépens de la santé, de la vie peut-être de celle qui me l'avait donnée.»

--Pauvre Rose, quel funeste don, pensai-je, en fixant avec un incroyable attendrissement cette fille si jeune, si belle encore, qui me dévoilait au milieu même de son infamie une vertu qui, bien dirigée, l'eût honorée. Rose me fit comme trembler, en me disant d'un accent dont la persuasion était peut-être la plus forte preuve que son âme avait échappé à la corruption: «J'espérais, à force d'économies, arriver à une petite fortune de douze mille francs; cela nous eût donné les moyens de n'avoir besoin de personne. J'aurais fait acheter un terrain dans le pays de maman, je l'y aurais conduite, et là, sans la jamais quitter, je lui aurais dit: Je te dois la vie, j'ai conservé la tienne, vivons et mourons ensemble.»--Mais les chances de cette triste et honteuse carrière lui rendirent plus difficile même son horrible dévouement au sort de sa mère; et six mois de souffrances dont l'affreuse origine resta cachée à la malheureuse Marianne, épuisèrent le commencement du trésor qui eût dû assurer l'avenir de toutes deux. Marianne avait totalement perdu la vue; sa tête affaiblie crut facilement ce que voulut lui faire croire un enfant son idole et sa seule bienfaitrice. Celle-ci n'ayant pour but que le plus noble motif, avait pris insensiblement l'habitude de regarder comme un devoir l'affreuse ressource qu'elle avait interrompue, et qu'elle rechercha bientôt avec une nouvelle résignation.

Pendant que Rose me racontait toutes les vicissitudes d'une vie qu'elle croyait innocente, je répétais: Pauvre mère! malheureuse fille! Ici, je dois la faire parler elle-même pour dire la catastrophe qui renversa toutes ses espérances, lui enleva le seul être pour qui elle s'était immolée, et la laissait malheureuse sans retour, parce que sa mère se refusait à vivre de la honte de sa fille, du moment qu'elle l'avait connue. «Figurez-vous, madame, me dit Rose que je connaissais si bien ma mère, que je faisais tout pour qu'elle ne sût pas ma conduite. J'avais été obligée de passer par la police, ce qui est bien terrible, car après, quand on veut redevenir femme honnête, cette tache vous reste. J'étais sortie un soir un peu à la hâte, j'oubliai le papier de police. Un inspecteur du bureau des moeurs, excité par d'affreuses femmes avec lesquelles j'avais refusé toute liaison, vint me menacer de la prison. Ah, mon Dieu! madame, figurez-vous que l'idée de ne pas rentrer auprès de ma mère, de n'être pas là pour l'éveiller, pour lui donner son café, pour causer avec elle, c'était me faire mourir de peur. J'offris ce que j'avais d'argent pour ma liberté, parce que j'avais appris que la police ne refuse jamais. Il fallut en outre donner mon adresse. Je rentrai encore bien effrayée et bien triste.

Je trouvai ma mère endormie, mais elle me paraissait oppressée et malade: je restai assise près de son lit; elle avait la fièvre, et cela redoubla ma peine. Je ne pus m'empêcher de pleurer. Elle se réveilla, et alors elle me dit de ne point me tourmenter pour elle, que ce n'était rien. En me voyant si triste, moi qui étais toujours si gaie avec elle pour la rendre plus heureuse, elle crut que l'amour en était cause. Mon enfant, si vous aimiez, il faudrait me le dire, car on vous tromperait; pourriez-vous me quitter pour un homme?--Je lui dis que je les détestais, que j'en avais horreur; et c'était vrai, madame: il n'y en a pas un, jeune ou vieux, laid ou beau, que je ne paie du même accueil; et pour supporter ce qu'il faut que je supporte, je pense à ma mère, et j'oublie: c'est le dernier effort de mon courage.

«Je restai quatre jours près de ma mère plus souffrante, sans sortir le soir: voilà ce qui est cause du malheur où je suis et de la mort de ma pauvre mère, car bien sûr elle n'en reviendra pas. Le quatrième jour, nous étions à raisonner sur le loyer, je lui comptais mes épargnes, et lui faisais là-dessus les histoires accoutumées, lorsqu'une voisine vint nous dire qu'on demandait en bas une nommée Adeline, pour la conduire au bureau des moeurs.--Eh! qu'est-ce que cela nous fait? répondit ma mère, ma bonne Rose ne vous comprend même pas. La voisine est mauvaise, elle m'avait vue pâlir et rougir, elle alla dire en bas qu'elle était sûre que j'étais cette péronnelle. L'inspecteur monta; je crus tomber morte en reconnaissant le même de qui j'avais cru me racheter. Ses premières paroles manquèrent tuer ma mère, qui se dressa sur son lit, et étendant sa main vers moi, m'ordonna de dire comme à Dieu si c'était moi. Je n'osais ni ne pouvais parler. Je passai 20 fr. dans la main de l'homme, lui promettant par signe davantage; il ne voulut rien comprendre, et m'ordonna de venir. Ma mère fit un cri, et tomba renversée. À cette vue, je poussai l'homme dehors, en lui criant: J'irai, misérable, j'irai; mais vous venez de tuer ma mère... Rose, ma pauvre Rose, me disait cette bonne mère, venez mourir près de moi. Ah! madame, nous passâmes trois heures que je ne souhaite pas même à la méchante femme qui nous les valut. Ma mère me disait des choses que je ne comprenais pas, car m'étant plutôt résignée en victime que dévouée en coupable, je ne me pouvais croire perdue. J'ai promis de chercher à travailler, j'ai promis de demander l'aumône, plutôt que retomber dans ce que me reprochait ma mère: de force elle a voulu être conduite à l'hôpital. Elle m'a remis une lettre pour mon père; vous m'avez trouvée au moment où, comme vous avez vu, je fus séparée du brancard de l'Hôtel-Dieu. Ma pauvre mère, qui n'y survivra pas, m'a ordonné de n'y venir que jeudi. Jugez, encore vingt-quatre heures sans la voir, moi qui ne l'ai jamais quittée d'un jour, la savoir à un hospice! Ah! mon Dieu, mon Dieu, c'est à présent que je suis bien malheureuse! Que faut-il faire, madame?»--Je ne voulus pas ôter à Rose sa soumission aux ordres de sa mère. Je lui conseillai de placer ses effets dans un autre logement, de me confier la lettre de son père, de ne plus sortir, que j'allais m'occuper d'elle, et qu'une fois sa mère rétablie, nous aviserions aux moyens de les faire vivre ensemble dans une campagne.

«Ah! oui, madame, ensemble, car sans ma mère j'aime mieux mourir.»

L'accent de Rose en prononçant ces mots l'absoudrait devant Dieu même de ses fautes... Était-ce à moi, moi qui avais tant failli, à être sans pitié; moi surtout qui avais appris de la plus vertueuse des mères que la pitié et l'indulgence sont les plus nobles qualités de notre sexe, et aussi les seules voies qui puissent ramener à la vertu. Rose me promit tout; elle était dans sa position plus riche que moi; je n'avais donc aucun regret de ne pouvoir la servir de secours pécuniaires; mais elle avait besoin de protection et d'aide pour effacer le cachet de honte qu'une désignation de police inflige, et qui devient une barrière à tout heureux retour. Je n'étais plus ni jeune ni brillante, et les protecteurs étaient bien plus difficiles à trouver; mais mon activité et mon désir de réussir me tinrent lieu des avantages et des amitiés perdus, et au bout de dix jours de démarches j'eus le bonheur d'annoncer à Rose qu'elle pouvait se présenter à la police, et qu'on lui donnerait la radiation qui lui rendrait tous les moyens de redevenir honnête. Jamais joie plus pure n'anima le visage d'une femme que celle qui embellit les traits de la pauvre Rose. «Ma mère! ma mère!» fut tout ce qu'elle put prononcer.

«Nous irons la chercher après-demain, lui dis-je; elle doit vivre et mourir près de vous.» Huit jours après Marianne était établie dans une jolie chambre, rue Ménil-Montant; et Rose, belle de son amour filial, vertueuse malgré le passé, se livrait, auprès du lit d'une mère idolâtrée, aux laborieux travaux d'une aiguille mal exercée, mais dont son zèle, sa patiente résignation portèrent bientôt le produit jusqu'au nécessaire. Quelque temps après, Marianne mourut; sa malheureuse fille voulut se donner la mort.

Je l'ai revue, consolée, encouragée, et heureusement placée comme femme de chambre chez une dame italienne aussi vertueuse que belle, et qui m'a plus d'une fois remerciée du présent que je lui avais fait; quoiqu'elle sache tout, elle m'a souvent dit: «Quando questa negazza parla della sua sventurata madre, è una divinita d'amor filiale 8.» Il me resterait à rendre compte de ma réception auprès du père de Rose; mais, n'aimant pas à nuire, même aux méchans, je laisse dans l'oubli l'affreuse dureté, la barbarie de cet honnête homme envers la malheureuse qu'il séduisit, envers son malheureux enfant. Il me reste tant de peines personnelles encore à dire, avant l'époque heureuse où l'amitié bienfaisante me prit sous sa noble et sûre égide, que je ne veux pas m'en distraire davantage par des intérêts étrangers.


CHAPITRE CCXVI.

Dernier degré du malheur.--Tentative de suicide.--Deux nouvelles rencontres.--Tableau du Mont-de-Piété.--Les deux Soeurs.

Je repris le cours de mon travail jusqu'à ce que l'excès des douleurs qui vinrent m'assaillir me l'eurent rendu impossible.

J'avais revu l'excellent, le généreux Béclard; c'était quelques mois avant sa mort trop précoce. Il me conseilla de nouveau l'opération, et préalablement m'engagea à me placer dans une maison de santé. Je le promis, mais ma caisse entièrement vide ne m'en laissait plus aucuns moyens. Je fus plus d'une fois prête à me décourager. En bien peu de temps j'avais dissipé des ressources qui eussent pu suffire deux ans à une vie obscure; rien ne pouvait me corriger de mes prodigalités, et je ne frémissais qu'à l'idée d'un hospice. Quand je me portais passablement, il ne fallait souvent qu'un rayon du soleil, une tasse de café prise à ma fantaisie, pour me rendre tout l'élan d'une imagination qui m'a perdue. Jetée en dehors de ma position naturelle dans le monde, en hostilité avec tous les usages, avec toutes les salutaires convenances qu'il impose, je n'avais, abandonnée de la terre entière, à espérer que les consolations que le hasard, devenu fort avare, pouvait m'envoyer.

On a dit depuis long-temps que plus on a moins on vaut.--Je pouvais donc, à l'époque dont je parle, me vanter de valoir beaucoup, car je ne possédais plus rien. Me demander comment, avec 50 fr. par mois, et à peu près 20 fr. que me valaient mes leçons, je pouvais me trouver réduite à cet état de dénuement, je répondrai ici avec sincérité que je n'y ai jamais rien compris moi-même, et je suis obligée de souscrire à ce jugement d'un homme qui me connaît bien: pour cette excellente Saint-Elme, une somme de vingt francs reçus représente toujours 40 francs de dépenses, et 60 francs de dettes. Hélas, oui, je faisais des dettes, mais sans avoir jamais provoqué la confiance de personne par des mensonges et de belles promesses. Les personnes qui m'offraient des facilités pour mes modiques besoins de toilette voulaient se faire une haute opinion de mes moyens; parlant plusieurs langues, écrivant avec facilité, on croyait sans peine que je paierais un jour si je voulais travailler, et j'ai eu le bonheur d'y répondre. Ma bonne foi n'a point manqué à ces témoignages de confiant intérêt. Mais avant, quelle agonie de privations n'ai-je pas eue chaque jour à subir!

L'époque de la mort de Louis XVIII est celle de mon plus affreux dénuement. J'étais au fond de l'abîme creusé par vingt années de folies, dont l'âge et l'expérience du besoin ne m'avaient point éloignée. Il ne me restait plus que l'alternative de solliciter la pitié par circulaire ou de m'y soustraire par une minute de courage. J'avais depuis plusieurs mois perdu jusqu'au charme de ma liaison avec Léopold, le seul être dont la présence et l'attachement auraient pu redonner de l'énergie à mon âme et me faire vivre de cette vie de liberté, de mystère et d'illusion, dont aucune femme n'eut jamais besoin comme moi. Il était loin; ses lettres devenaient plus rares; je n'y répondais presque plus, parce que (et ceci me paraît une confession bien sincère et bien complète) il m'obéissait trop dans cette dernière correspondance: il ne me donnait bien exclusivement que ce nom de mère que j'avais placé entre lui et ma faiblesse, comme la seule condition de nos rapports, que j'avais seul voulu, malgré ses prières, malgré ses désirs alors si passionnés; ce nom dont je me sentais toutes les nobles qualités pour lui, dans ses lettres me parut une sorte d'outrage, une sorte d'abdication de ses anciens sentimens. Je me disais, en froissant sa dernière lettre avec amertume entre mes doigts: Il m'aime comme sa mère maintenant; un jour il me demandera mon consentement pour posséder celle qu'il aura choisie par amour. Jamais! jamais!... Et dès ce moment la vie perdit tout ce qui m'y attachait encore. Si je pouvais aimer comme beaucoup d'autres femmes, bien plus que moi dignes d'être aimées, il me serait resté du bonheur pour une paisible intimité. Mais sans passion que peuvent être des attachemens sur la terre?

J'ai eu l'ambition de l'amour comme Napoléon avait celle du pouvoir: des peines déchirantes, des résolutions terribles, point d'obstacles aux sacrifices qui le prouvent à l'objet aimé; mais aussi point de doutes, point de raisonnement, une réciprocité passionnée, ou... rien... J'avais trop senti ces blessures du regret, de la jalousie, du devoir, pour me flatter d'être moins femme qu'une autre femme, et de donner bien sûrement le change à tout ce qui restait de mon sexe; il me fallait encore des épreuves pour arriver à ce calme du coeur qui ne cherche plus qu'à réparer par une fin honorable une vie d'agitation et de délices. Je n'y suis parvenue que par une série d'inconcevables scènes, il est vrai; mais lorsque je pense au noble appui que me prêta la plus noble amitié, oui, j'en atteste le ciel, quand je me rappelle tout ce que firent pour moi Alexandre Duval, et Talma, son associé de bienfaits; quand je me rappelle cette constance à obliger, cette patience pour l'ennui de mes irrésolutions, il y a des momens où je suis prête à dire que j'ai été heureuse d'être malheureuse comme cela. Mais, avant d'en venir à ce dernier épisode, à ce terme de mes innombrables vicissitudes, je veux consigner un trait de bonté, de générosité rare d'un homme dont rien n'a pu me faire pénétrer le rigoureux incognito.

Mon habitude était, je l'ai dit, de sortir le matin, et de ne rentrer qu'à l'heure du dîner. J'appelais cela une vie de garçon; mais ma vie de garçon n'allait pas jusqu'à sortir le soir, tant que je pus payer ma pension; mais, depuis un mois en arrière de mon loyer, j'aurais rougi de me prévaloir de la confiante amitié de mon hôtesse pour prendre à table une place qu'un hôte plus lucratif pouvait occuper, et je lui avais dit que je donnais leçon dans des quartiers trop éloignés pour pouvoir rentrer de bonne heure. Femme excellente, elle me dit tout ce qui pouvait rassurer mon amour-propre, et bien plus que d'ordinaire on ne peut attendre des personnes dont on est le débiteur, pour m'engager à ne pas me gêner. Mais mon parti était pris, et il y avait bien quinze jours que, sortant vers deux heures alors, je ne rentrais que vers huit, courant, l'oeuvre de mon déjeuner une fois accomplie, du Père Lachaise au Luxembourg, et souvent encore passant devant les divers logemens que j'avais occupés aux diverses époques de ma vie. Je ne ferai jamais comprendre à mes lecteurs tout ce que mon imagination et mon âme me créèrent encore de nouvelles douleurs dans ces courses qui me détournèrent de tout travail, et me poussèrent enfin, par regret et lassitude de la vie, à la presque résolution de me l'ôter. Le jour que je veux rappeler, j'avais erré dans les environs du Champ-de-Mars: assise sur le beau pont d'Iéna, il se fit un tel bruit dans mon coeur que, sans penser à ce qui m'entourait, je sais que je pris ma tête à deux mains et que, dans l'abîme de mes pensées, je m'écriai: «Quelle existence d'effroi et de désespoir peut renfermer une minute!»

Je me retirai par le côté droit du quai, près la pompe à feu; mon regard se tourna sur Chaillot. Toi aussi, pensai-je, tu n'es plus; et même la gloire, même cette brillante chimère s'éloignera de ta tombe... Eux du moins sont tombés dans les rangs français, où... pour y avoir toujours combattu... Moi aussi je vais mourir, et ne veux penser qu'au bonheur de quitter une existence vouée à de si déchirans souvenirs, à de si mortels regrets... J'étais arrivée au milieu du Cours-la-Reine, lorsque je remarquai quelqu'un qui paraissait m'observer et me suivre; je retournai sur mes pas, et continuai à marcher jusqu'à ce que la personne se fût tout-à-fait éloignée. Nous étions en septembre, et le jour était baissé. Je suis peu facile à intimider le jour; mais, n'ayant jamais eu l'habitude de sortir le soir sans être accompagnée, je fis tout à coup une première et triste réflexion sur mon isolement, et j'avançai de nouveau vers la barrière, très résolue à ne plus rentrer dans Paris... Dois-je le dire?... oui, je pensai une heure froidement et avec calme aux moyens de me donner la mort. Mes papiers étaient depuis un mois arrangés et déposés de façon à ce que cette terrible résolution apparût dans toute sa vérité. Je vais dire avec naïveté, au risque même d'un ridicule, la pensée qui me sauva la vie. J'étais arrivée tout près de l'établissement des eaux minérales de Passy, à l'endroit où le quai mal réparé offrait une facile descente sur la grève, qui en ce moment était à sec à une grande dimension; je m'assis derrière le parapet. Le bruit de la route diminuait insensiblement; la nuit était devenue obscure. J'avais, le matin, ôté le sachet contenant le sanglant souvenir de la Maternité, mis sous enveloppe, et adressé, comme tous mes papiers, à Alexandre Duval. Je m'étais assurée de l'exactitude avec laquelle la remise de ce précieux dépôt serait faite en cas d'événement. Je ne croyais pas que, pour ma tranquillité, j'eusse droit de causer du trouble à mes amis; mais ils m'eussent pleurée, regrettée; car bons, si bons, ils savent que Saint-Elme est une bonne femme, et c'est quelque chose, puisque cela donne de tels amis quand le malheur est là escorté de vieillesse et de souffrance.

Je regardais depuis quelques instans l'eau qui coulait doucement devant moi; je commençais à sentir le froid de la soirée, et je me disais: Ce sera pire, mais cela n'est pas long; je me glisserai la tête en avant.--Ah! quelle différence de ce moment à celui où j'eus le bonheur de trouver madame de T*** et de la sauver. Cette pensée me fut douce, elle fit qu'un moment je me crus une victime du sort, et je m'attendrissais sur moi-même, tandis que je n'aurais dû que maudire mes extravagances qui seules m'avaient conduite au bord de l'abîme dont je mesurais depuis long-temps la profondeur. Les larmes sont un bienfait; pleurer, c'est presque échapper au désespoir; l'attendrissement ne fait point commettre d'attentat: aussi déjà je me retirais avec horreur et effroi du lieu où j'avais formé de si sinistres projets. En remontant lentement vers le parapet, une autre terreur vint me saisir. La solitude de la route prouvait que l'heure était avancée, et à la brune même elle serait indue en pareil lieu pour une femme seule. Je ne saurais rendre toutes les peurs qui me saisirent à la fois. Seule sur une grande route, au milieu de la nuit, et voyageant, j'aurais marché sans crainte.

Je restai comme clouée au parapet. Un homme vint à moi; c'était la personne que j'avais évitée; je m'élançai au-devant, et saisissant son bras: «Ne me fuyez pas avant de m'entendre, lui dis-je d'une voix entrecoupée de pleurs, protégez-moi, ne me laissez pas seule ici.» Son cabriolet était à la pompe à feu, il me le disait tout en m'entraînant pour y arriver, criant du plus loin à son domestique: «Pierre, venez par ici, du côté de l'eau.» À ce mot si simple je frémis involontairement; l'inconnu me comprit, car son bras répondit au mouvement du mien. Il y eut dans ce mouvement sympathique une sensation si consolante qu'elle me ranima presqu'entièrement, et prenant une haute opinion du coeur de mon guide, je résolus de ne lui rien déguiser de ma résolution, et même peut-être de lui confier ma position tout entière. Au réverbère, je levai mes yeux sur lui, et je vis une belle et noble figure où les passions avaient laissé leurs empreintes; il était d'une taille fort élevée. À peine étions-nous montés, qu'il me demanda si je voulais permettre qu'il me reconduisît chez moi, ou si je voulais descendre sur la place.

--«Oh! descendez-moi à ma porte, je sens que je ne supporterais pas ce soir de me voir encore seule dans la rue.

--«Pauvre malheureuse femme! confiez-vous à mon honneur; vous êtes donc bien à plaindre?

--«Ah! plus que toutes les expressions ne pourraient le peindre, et... par ma seule faute.

--«Cet aveu seul les diminue grandement à mes yeux, et si je puis les réparer, comptez dès ce moment sur un véritable ami. Me suis-je trompé, vous n'êtes pas Française?

--Non de naissance, mais de coeur, d'adoption passionnée.

Nous passions, au moment où je disais ces mots, près du Pont Louis XV; tout à coup un cri de déchirant souvenir m'échappa, et tendant machinalement mes bras vers ce lieu, il y a bien près de neuf ans que j'ai éprouvé là plus que la mort. Ah, monsieur, pourquoi survit-on à de pareils jours? Et mes larmes coulèrent par torrens.

--Pauvre malheureuse femme, répétait l'étranger, je crois vous comprendre... et je vous plains bien plus encore; mais calmez-vous, et surtout ne me faites aucune confidence au sujet du 7 décembre. Si les bornes d'un cabriolet n'eussent arrêté mon élan, je me serais jetée au côté opposé de la place, tant ces mots me parurent renfermer de tristes désappointemens de mes nouvelles espérances. C'est un ennemi, fut l'idée qui me tomba sur le coeur comme un poids terrible; et sans autrement réfléchir je fais un mouvement pour saisir les guides.

--Que faites-vous?

--Je veux, je dois descendre ici; vous m'épouvantez, vous me faites horreur.

--Moi?

Et il avait à ce mot saisi mes mains, les tenait si fortement que le cheval s'arrêta du mouvement; l'accent de ce moi? était au-dessus de toute idée; je voyais qu'il allait parler, ajouter une rassurante explication à cette syllabe unique, et mon âme était dans mes regards. Tout à coup la physionomie si expressive de l'inconnu devient froide, compassée. Vous avez raison, me dit-il, et poussant vers un fiacre de la rue Royale il m'y descendit, ordonna au cocher de me conduire, me pressa la main, et me dit à voix basse en italien: Mon adresse est dans votre sac, écrivez-moi. J'étais encore sur le marchepied du fiacre qu'il avait déjà tourné la rue Saint-Honoré.

Je n'avais pas de quoi payer une course, et aller à pied à plus de onze heures jusqu'à la rue Bergère... le portier payera; j'ai encore quelques pièces; avec cette pensée je donnai mon adresse, et le fiacre, par son monotone balancement, rendit mes idées mille fois plus lugubres encore. Je ne sais quelle épouvante profonde m'avait saisie au coeur, mais je ne savais proférer que les mots: ah, mon Dieu! Dieu de miséricorde! aurai-je dû la vie à un ennemi? L'inconnu m'avait dit d'une voix tout émue: pas un mot du 7 décembre. Le remords, le regret peut-être... est-ce un parent du maréchal? Mais non, ceux-là ne doivent pas repousser les regrets que sa perte a causés. Arrivée à l'hôtel, je fis payer et montai rapidement à ma chambre. Le matin, la maîtresse de l'hôtel me fit prier de ne pas sortir sans la voir. C'est mon congé, disais-je, qu'on est contraint de signifier à qui ne paye pas; cela est naturel; et tout en achevant de m'habiller je réglai ce qui revenait à mon hôtesse par deux bons sur mes 50 francs par mois, et me disposai à chercher quelque autre obscur réduit. Je descendis dans d'assez maussades dispositions. Ce n'était pas ce que je croyais, ou plutôt c'était cela avec quelque ménagement. On me proposa une autre petite chambre plus haut: je refusai la jolie chambre plus haut; car il faut avouer ici une faiblesse dont le dénûment de toute ressource n'a pu me corriger, c'est la manie d'être logée avec quelque agrément. Puisque la vie est un voyage, pourquoi ne vivrait-on pas en voyageur?

Je reviens à mon changement de domicile. Ce que j'avais de ressources passa à l'acquit du logement que je quittais, et il ne me restait rien pour mes autres besoins. Sans argent, éprouvant toutes les douleurs d'une cruelle maladie, humiliée jusque dans ma toilette, je me mis à chercher un asile. Ce fut encore la journée aux rencontres et aux aventures. Vers la rue d'Enghien, j'aperçus un élégant cabriolet, et reconnus un M. d'Or..., dont ma vertueuse mère avait sauvé la famille. La sainteté de ce souvenir m'enhardit à aller droit à lui. Il me reconnut, je ne pus m'y tromper; mais inspectant encore plus vite ma toilette que mes traits, ses yeux prirent cet air insolemment compatissant qui ne promettent qu'une sèche et stérile pitié. «Quoi! c'est vous, vous ici?

--«Oui, monsieur le chevalier, c'est moi, la fille de la baronne Van-N***, la bienfaitrice de vos parens aussi malheureux alors que moi maintenant.» Ici je regardai ma robe en pensant au dénûment encore plus triste de sa famille, auquel ma bonne mère avait si promptement et si généreusement pourvu.

--Je suis bien pressé, dit le chevalier; je ne vous offre pas de monter dans mon cabriolet, mais je vous verrai, je vous aiderai.

--«Vous le devez, car c'est le remboursement d'une dette d'honneur et de reconnaissance; et... cependant je n'y compte pas.»

--«Mon Dieu, n'allez-vous pas vous fâcher! Vous avez une singulière tête, au moins, madame Van-N***.»

--«Je vous défends de m'appeler de ce nom; puisque vous ne pouvez oublier qu'il fut le mien, c'est en me rendant ce que vous devez à ma famille, que vous pourrez seulement acquérir le droit de le prononcer.--«Madame, madame, voilà de grands et terribles mots. Mais convenez qu'avec votre brillante fortune il a fallu bien des folies pour en être réduite où je vous vois; cependant veuillez m'indiquer votre domicile.»

«--Ne vous en occupez pas, monsieur, je saurai bien vous donner de mes nouvelles.» Mon regard dit le reste, et je le quittai. J'avais besoin, un besoin étouffant d'être avec moi-même, mais la fatigue me gagna, et je me décidai à rester encore une nuit à mon ancien hôtel, fût-ce même dans l'élégante mansarde dont on m'avait offert la perspective. Cette journée devait être celle des plus cruelles impressions. En revenant par le faubourg Montmartre, je me trouvai en présence de deux personnes qui m'avaient connue chez le général Moreau et qui avaient souvent dîné à ma maison de Passy. La seule délicatesse m'interdit de mentionner leur accueil, et de répéter les paroles et les propositions humiliantes qui l'accompagnèrent, et auxquelles je répondis avec tout ce qui me restait de courage et de fierté. De tant de bijoux, débris d'un luxe qui dépasse toute croyance, il me restait, et par oubli, des boucles d'oreilles plus jolies que précieuses. Dans le désespoir d'une détresse qui venait de m'humilier, je songeai à les livrer au Mont-de-Piété, et j'eus la force de me présenter moi-même dans ces tristes lieux où tout rappelle ce qu'il y a de plus hideux dans la vie, la cupidité et la misère. Témoin de ce spectacle pour la première fois, je vis là une scène de douleur qu'avec bien peu de chose je changeai en joyeuse reconnaissance, et qui me fit vraiment sentir qu'on est toujours assez riche quand on éprouve le besoin de consoler et de secourir. Je venais d'obtenir de l'usure par privilége 80 francs. Je pouvais donner encore; et à la vue d'une misère que le cinquième de ma somme pouvait alléger, je fis de bon coeur un sacrifice que j'appellerai une bonne action, car elle me rendit heureuse et fière. Les mourantes lèvres de l'objet de ma compassion me donnèrent des avis qui m'encouragèrent à réclamer l'appui de mes amis véritables, et de chercher dans une occupation constante les moyens d'une existence tranquille et honorable.

Voici les détails de cette félicité singulière dans mon infortune. J'attendais mon tour dans le bureau, observant les dix ou douze personnes qui s'y pressaient avec impatience. Quel mélange de tous les rangs et de tous les états! Des femmes élégantes déposaient des bijoux et des pierreries, et d'autres des draps grossiers; un militaire jetait sa montre avec colère, et de pauvres ouvriers se débarrassaient avec gaieté de leur habit jusqu'au dimanche. Je ne répéterai pas tout ce que j'entendis; mais mes regards se fixèrent sur une femme à l'air timide, aux vêtemens de cette propreté pauvre qui m'a toujours fait tant pitié, qui, repoussée, coudoyée, se trouva contre moi. Apparemment que le malheur n'avait pas effacé de mes traits cette expression qui n'a jamais été méconnue par les infortunés, parce qu'elle n'a jamais été trompeuse pour l'infortune; car une voix bien douce et presque suppliante me dit: «Madame, vous paraissez bien bonne; laissez-moi passer avant vous; ma soeur est seule à la maison, et en couche de cette nuit, et...--Passez, et attendez-moi sur l'escalier; ne vous en allez pas sans m'avoir parlé.--Oh! ma chère dame, que je vous remercie!» La pauvre petite femme présenta au bureau deux chemises de grosse toile, mais si blanches qu'elles en étaient belles, et un drap...

«Combien?

«--Le plus que vous pourrez.

«--Il faut fixer.

«--Eh bien, huit francs.

«--Cinq, voulez-vous?

«--Mon Dieu, il le faut bien.»

Je pris la petite par la main, crainte qu'elle ne s'en allât, et lui remis dix francs dans la main, me trouvant riche et heureuse de pouvoir les lui offrir. «Ce n'est pas tout, pauvre petite; je veux vous accompagner, je vous suivrai de loin.--Ah! madame, que vous êtes bonne! Pauvre soeur, elle nourrira son enfant.» La jeune fille pleurait tout en marchant, et nous arrivâmes en haut de la rue Cadet, à une assez belle maison. «Je vais voir si ma soeur dort; voulez-vous, madame, attendre un moment.» Elle revint presque aussitôt, et m'introduisit dans une chambre lambrissée qui m'offrit l'exact spectacle de la touchante lithographie de la pauvre femme en couche, avec la seule différence que les arts ont placé près de ce triste lit où repose une jeune mère donnant son sein pour berceau à son premier né, le père, l'époux de l'accouchée, tenant une de ses mains et la regardant avec une expression de mélancolique tendresse. Il n'y avait là qu'une mère et son enfant; elle était posée plutôt que couchée sur un seul et dur matelas, tenant son enfant bien étroitement serré contre son coeur.

J'étais debout, suffoquée, contre le pied du lit; la jeune soeur de l'accouchée m'avança une des chaises, et le nouveau-né jeta un faible cri. «Ah! Lise, soulève-moi un peu, dit celle-ci d'une voix affaiblie.» Aussitôt je m'empressai de le faire. «Vous êtes bien bonne, madame. Voyez mon joli enfant, cela console de tout.

«--Ne vous agitez pas. Je puis bien peu; mais nous allons causer en amies, et tout s'arrangera.

«--Mais mon Dieu, madame, vous ne nous connaissez pas; comment avons-nous pu vous intéresser?... Lise me l'a dit, c'est la peine où vous l'avez vue. Ah! il faut que vous ayez bien bon coeur; car l'ordinaire est de fuir les malheureux. Que je regrette que mon pauvre François ne soit pas ici!

«--Que fait-il votre mari?

«--Ce n'est pas mon mari, madame, c'est notre frère, l'ami de nous tous. Mon mari, le père de cette pauvre petite, voilà bien le sixième mois qu'il est entre la vie et la mort.»

La soeur continua en ces termes: «C'était, madame, dix francs qui manquaient au loyer; votre bonté y a pourvu, et nous arriverons à la fin de la semaine. Ma soeur Agathe n'est pas exigeante: un bon repas, une soupe samedi, répareront trois jours de privations.»

L'accouchée était, forte, et cette bien petite aisance que je venais de lui procurer l'avait absolument ranimée; elle voulut me conter son histoire. Je me plaçai au pied du lit; et je ne pus m'empêcher, en comparant la différence, de me dire que, toute fière et heureuse que j'étais lorsqu'à Florence je m'asseyais sur le pied du lit impérial, où mon rôle était assez digne d'envie, près de la soeur de Napoléon, j'éprouvai beaucoup plus de véritable satisfaction, plus de contentement réel sur la dure couche, dans ce réduit de l'indigence dont j'adoucissais les rigueurs. La jeune accouchée était fille d'une riche lingère de province; elle reçut une assez bonne éducation, mais aucun bon exemple. Sa mère, veuve fort jeune, recevait les officiers de la garnison. Ernestine s'effrayait du ton leste de cette société, et attachée depuis son enfance à un cousin de son âge, elle s'était accoutumée à le regarder comme son mari et son protecteur. Mais à quatorze ans, le désir de se débarrasser d'une rivale décida sa mère à lui proposer un mariage, dont la seule idée la remplit d'épouvante; le refus fut puni par un exil à la campagne. Le cousin avait été aussi inhumainement renvoyé; il prit du service, fit les désastreuses campagnes de Russie et de France, et se retira blessé, pauvre et sans état. La mère d'Ernestine s'était remariée en la privant de tout ce qu'elle avait pu lui ôter. Bientôt ruinée, cette mère ne reçut de l'enfant qu'elle avait repoussé que des bienfaits. Ernestine avait instruit le cousin de tout. On s'écrivait; on s'était revu, et on fit enfin l'imprudence de s'en rapporter à l'amour pour pourvoir à la fortune; mais la fortune fut sans pitié. Le cousin, vieilli par la guerre, n'était propre à aucun travail, et avait en outre rapporté des habitudes contraires. Toute au bonheur du ménage, Ernestine fut bien à plaindre. Elle avait un frère qui avait également servi, et dont le caractère plus solide n'avait conservé de sa carrière militaire que le sentiment de tous les nobles devoirs; il devint autant qu'il le put l'appui de sa soeur, dont un accident venait de mettre le mari, depuis plusieurs mois, hors d'état de travailler. La belle-soeur d'Ernestine (celle que j'avais rencontrée) s'était dévouée au ménage de son frère, dont elle supporta seule les peines pendant la pénible grossesse et les couches d'Ernestine, qui, depuis la maladie de son mari, avait tout sacrifié peu à peu pour ajouter un peu de superflu au bien strict nécessaire que donnent les hospices. Enfin accouchée sans autre aide que la nature, Ernestine n'avait manqué de résignation qu'à la crainte de ne pouvoir conserver le triste asile où elle venait de donner le jour à l'être dont «le premier cri m'a, disait-elle, fait croire que ma chambre est plus belle que la riche chambre que j'avais chez ma mère.»

J'ai déjà trop répété les louanges que la reconnaissance arracha à ces excellens coeurs. Je les quittai heureuse plus qu'eux encore, et ayant, je puis l'assurer, entièrement oublié que je cherchais un logement, et que mon fond de caisse consistait en 20 ou 25 fr. En route, j'eus lieu de me rappeler qu'un bienfait n'est jamais perdu. En rentrant au logement que j'allais quitter, je cherchai quelque note dans mon sac, et quel fut mon étonnement en fouillant d'y trouver un papier ployé qui renfermait un billet de 1,000 fr., et ces mots: Écrivez-moi, avec l'adresse, que j'ai dû croire celle de la personne qui hier m'a suivie. Jamais je n'aurais cru que l'argent pût causer tant d'émotion; la pensée de ceux que je venais de consoler n'y était pas étrangère. Je meublais déjà en idée une jolie chambre pour Ernestine, j'arrangeais une layette pour son enfant; je me disais: Léopold, cher Léopold, tu ne te priveras plus de tout pour moi. Tout cela fut une seule sensation, qui disparut comme elle était née, elle fut remplacée par une seule réflexion: «Ne me parlez jamais du 7 décembre,» Non, Ida, tu ne dois jamais rien devoir qu'à ceux qui regarderont ce jour comme une terrible et affreuse catastrophe.

Je ployai le billet, je n'y mis que ces mots: «Saint-Elme ne devra jamais rien à ceux pour qui le 7 décembre fut un calcul, une joie, une vengeance ou un remords.» Je l'adressai sous double enveloppe, et reçus le surlendemain cette réponse: «Vous avez bien et mal deviné; j'espère vous servir un jour malgré vous-même.»

Toutes ces agitations animèrent tellement mon sang, que force me fut de me résigner à l'opération. Je sortis pour m'entendre avec une femme qui prenait des pensionnaires, sur les moyens de me faire soigner; la dépense m'épouvanta, et j'en revins désolée et plus malheureuse que jamais, lorsqu'une pensée sur ce qu'Ernestine m'avait dit de la consolation d'avoir trouvé un ami sûr dans son beau-frère, me reporta au souvenir des nobles qualités de mes anciens amis. Duval, Talma, me disais-je, je vous dirai tout, vous sauverez la pauvre Saint-Elme de l'horreur d'entrer, de mourir peut-être dans un hospice... Je les vis, ils me sauvèrent; ils firent bien plus, comme on va le voir au chapitre suivant.


CHAPITRE CCXVII.

Duval.--Talma.--Lemot.--Leurs bienfaits.--Nouvelle et inutile tentative auprès de ma famille.--M. Arnault.

A. Duval demeurait alors rue de Chartres; je cherchais à m'encourager pour aller tout dire à cet ami éprouvé. Son coeur, ses qualités généreuses m'étaient connus depuis long-temps; j'étais même sûre que l'aspect de mes chagrins et de mon dénuement, loin d'exciter la répugnance qu'éprouvent souvent même ceux qui vous ont plaint un moment, ajouterait encore à l'intérêt généreux qu'il m'avait toujours témoigné. Pleine de ces idées, je m'étais décidée à monter dans sa maison devant laquelle je venais à plusieurs reprises de passer. Il me semblait voir ce regard de bonté qui m'avait dit si souvent: «Pauvre amie, je vous plains.»--J'avais, après quelques hésitations, tiré le cordon de la sonnette, et la bonne m'ouvrit. C'était le moment du déjeuner de la famille.

Je fis machinalement un pas en arrière, en jetant un regard sur ma toilette; ni le regard ni le mouvement n'échappèrent à Duval, qui, se levant de table avec vivacité, vint à moi, m'ouvrit la porte de son cabinet, m'y entraîna presque par cette bienveillante violence qui promet un accueil consolant. «Comme vous voilà changée! s'écria-t-il.»--Le ton dont ces mots furent prononcés fut déjà un immense bienfait qui prédisait tous les autres. J'avais connu Duval dans mes beaux jours, on le sait, mais jamais il n'avait montré à ma jeunesse brillante le tendre empressement qu'il prodiguait à cette même Saint-Elme vieille et presque indigente. Noble pitié que l'orgueil dédaigne, qui offense la vanité, belle vertu du coeur humain, je place ma fierté aujourd'hui dans le malheur qui m'en a fait connaître tous les bienfaits de la part de Duval, de Talma, de Lemot; j'y retrouvai des titres à quelque estime peut-être. Placée par l'amitié près du foyer bienfaisant, non pas consultée sur mes besoins, mais prévenue dans toutes mes espérances, encouragée dans la possibilité d'un travail honorable par des éloges indulgens, je repris de l'énergie et du courage.

«--Talma et moi, nous n'avons pas cessé de parler de vous, bonne folle que vous êtes. Il faut maintenant travailler. Il faut écrire avec suite, avec ordre, avec liberté, mais avec décence. Avez-vous quelque chose de fait?

«--J'ai, hélas! mon pauvre ami, j'ai plus de manuscrits que de robes.

«--Mais plus de courses, d'extravagances, surtout plus d'enthousiasme politique, je n'aime pas cela chez les femmes. Je ne veux pas vous affliger, mais vous avez une tête, une tête... Il est vrai que le coeur par compensation est excellent.» Je répète ces éloges, car ils me sont comme des brevets d'indulgence pour mes fautes passées.

Je quittai Duval, heureuse, consolée; il venait d'être convenu que je me placerais dans un logement commode, et que je travaillerais assidûment. Je ne parlai à Duval de ma souffrance que bien légèrement... je ne la sentais plus, j'étais tout entière aux douces consolations de coin du feu, où un vieil ami, un homme plein de bonté et de génie m'expliquait en frère, et comme le meilleur des frères, tout ce que son coeur lui inspirait d'espoir, et tout ce que son expérience lui donnait de garantie pour mes succès. Je le voyais sourire de cet air malin et bon à la fois, type particulier de sa physionomie.

Duval, en s'informant avec intérêt de mes manuscrits, me donna le courage de lui dire tout ce que je croyais avoir dans ma chanceuse existence de sujets pour occuper la curiosité du public.

«Vous mériterez son intérêt, je n'en doute point; écrivez comme vous me parlez, comme vous avez senti, comme vous sentez encore.»

Je quittai donc Duval avec la promesse de travailler, et la certitude sous ses auspices de réussir. Il m'écrivit d'aller voir Talma, qui me prodigua les mêmes encouragemens. Je lus plusieurs fragmens à cet homme aussi éclairé, aussi instruit qu'il était sensible et généreux. À mesure que les cahiers avançaient, je les faisais tenir à Duval, qui mettait en marge quelque observation encourageante. Chaque fois que je recevais une pareille approbation, je passais la nuit à écrire, et bientôt ma douleur au sein s'aggrava tellement que je fus enfin contrainte de m'en occuper soigneusement.

Je ne saurais trop dire le sentiment qui m'avait empêchée de faire confidence à Duval de cette grave incommodité. Sa bonne réception m'avait fait oublier mes souffrances, et depuis j'avais toujours remis à l'en instruire, espérant guérir sans l'inquiéter de ce surcroît de malheur. Je consultai de nouveau mon excellent Béclard, et le dernier avis fut qu'il fallait de toute nécessité commencer mon traitement. Épouvantée à l'idée des sommes qu'il en coûterait à mes généreux amis, je résolus de vaincre ma plus invincible répugnance, et de frapper à la porte d'un hospice. Depuis quarante-huit heures j'épuisais ma philosophie à ne plus voir dans un hôpital qu'une dernière retraite suffisante pour mourir.

Depuis mon retour à Paris, j'avais cherché à renouer les traités avec les parens de mon mari, pour une faible pension dont j'avais quelquefois touché les arrérages, mais sans avoir pu l'obtenir garantie par contrat. Depuis trois mois, une personne chargée de me transmettre les lettres et les fonds, m'avait presque donné la certitude qu'on allait enfin me constituer une rente de 1,800 francs si je voulais promettre de ne jamais signer le nom de mon mari, et renouveler la renonciation positive que j'avais déjà faite lors de ma fuite d'Amsterdam. Je le promis, et reçus 450 francs. N'ayant pas revu M. Duha... je me rendis chez lui, et au lieu de l'accueil ordinaire que j'en recevais, je ne rencontrai qu'un autre fort grossier personnage, qui me lassa si vite de ses intempestives observations, que je lui tournai le dos sans lui en dire davantage.

En rentrant, j'écrivis la lettre suivante au fondé de pouvoir de la famille de mon mari.

Paris, 2 février 1825.

MONSIEUR,

«Je ne répondrai jamais à l'homme qui vous remplace si peu dignement; mais je vous dois une justification après toutes les preuves d'intérêt que vous m'avez données. Votre départ inopiné dans le moment le plus pénible où je me sois vue depuis que le sort me poursuit, me laisserait sans espoir ni courage si je ne savais que cette résolution est le résultat de la calomnie; mais il me sera facile de vous détromper, et de vous ramener à cette bienveillance pour moi qui déjà me fut si favorable et qui peut tout pour assurer la fin de ma triste existence. J'ose attester Dieu que depuis mon départ de la Hollande je n'ai rien signé du nom de mon mari, et ne l'ai même jamais prononcé à personne. Sa famille n'eût même rien fait et ne voudrait rien faire pour moi, que le seul respect pour la mémoire de l'homme bon et aimable dont ma jeunesse fit le malheur m'imposerait un éternel silence. Je fus bien égarée, bien coupable, monsieur, mais mon coeur n'est point dégradé, mon âme n'est point avilie, et j'aurai toujours également en horreur la bassesse et l'ingratitude. Ceux qui me peignent comme si adroite et si dangereuse par mon esprit, oublient que cette qualité qu'ils m'accordent si largement n'a servi presque toujours qu'à m'entraîner à une fatale indépendance, mais que jamais je ne m'en suis servie comme instrument d'intrigue, comme moyen de fortune; et pourtant ces personnes si pures doivent savoir que j'aurais eu bien beau jeu si comme elles j'eusse consenti à servir tour à tour Baal et le Dieu d'Israël. Il est faux que j'aie abjuré à Florence ni à Rome. J'ai été baptisée protestante réformée, et c'est pour toujours; parce que je fréquente peu le Temple, cela ne veut pas dire que j'aie changé de religion. Je les crois toutes aussi bonnes les unes que les autres; respecter les ministres et obéir aux lois du pays que j'habite, ne faire jamais aux autres que ce que je voudrais qu'on fît pour moi, voilà, je puis l'attester, la morale qui au sein même de mes égaremens a réglé ma conduite. Il est vrai que je m'occupe à rédiger l'histoire de ma vie depuis ma naissance jusqu'à nos jours, mais je n'ai parlé à qui que ce soit de vous, de la famille de mon mari ni de ses intentions à mon égard, et elle ne sera point nommée dans mes Mémoires, que j'écris sous la protection d'un de nos littérateurs les plus distingués, mon ami de trente ans, et qui ne sait cependant que mon nom de famille et non celui de mon mari. Aucun libraire n'est encore dans le secret de l'ouvrage. Je crois deviner la source des propos qui m'ôtent votre bienveillance et que rien ne justifie. Je vous ai fait passer le reçu des trois derniers 450 fr. que vous avez eu la bonté de m'avancer sans autorisation. Si on ne doit plus rien faire pour moi, vous ne perdrez point, monsieur, soyez-en convaincu: ma mauvaise santé a paralysé mes ressources; mais avec le temps, si la famille ne vous tient point compte de vos avances, je parviendrais encore à acquitter cette dette que je regarde comme sacrée.

Daignez, monsieur, écrire directement à l'oncle de mon mari; il fut toujours indulgent pour moi dans ma jeunesse; il plaidera la cause de celle qu'aima si tendrement le fils bien-aimé d'une soeur chérie; il rendra ses bontés à mon infortune qu'il protégea seul dans ma jeunesse.

Parvenue aujourd'hui à l'âge où cessent toutes les illusions, souffrante et sans ressources, je regrette encore moins l'opulence que je dus à un amour légitime que les torts qui me rendirent indigne d'un nom respectable, et de cet amour qui me l'avait assuré. C'est à la parfaite justice que je rends à toutes vos qualités que vous devez l'ennui de ces longues explications, et je ne crois pas avoir besoin d'en demander excuse à celui qui donna plus d'une fois des larmes à mes malheurs, et qui n'y peut devenir indifférent. Veuillez, monsieur, faire observer aux parens de mon ami que le manuscrit de mes Mémoires est encore entre mes mains, et même fort peu avancé; je peux vous en procurer la lecture avant d'en disposer. Vous acquerrez la certitude de tous les changemens de noms et de ma religieuse fidélité à une promesse dont entre vos mains je garantis l'exécution immuable sur le souvenir du douloureux respect que je conserve pour la mémoire d'un époux outragé. Je suis fort souffrante depuis quelque temps, et j'attends votre réponse avec toute l'impatiente inquiétude du malheur. Si la décision de la famille m'est favorable, elle me soulagera de mille maux; dans le cas contraire, elle voue le reste de mes jours à d'effroyables peines. Je vous avoue donc, monsieur, que j'espère tout de votre obligeante et sûre entremise.

Agréez, je vous prie.

J'attendis huit jours avec assez d'agitation une réponse qui pouvait et qui eût dû me donner les moyens de ne pas épuiser les généreuses bontés de mes amis Duval et Talma qui alors à eux deux suffisaient à tout mon nécessaire. Lemot ignorait encore la triste position du modèle de sa femme endormie. Après huit jours d'attente, je reçus à la lettre que je viens de transcrire une réponse de deux lignes si réfléchies, si froides de prudence que la patience m'échappa; je les déchirai de dépit et en renvoyai les morceaux sous enveloppe avec ces mots: «Voilà des gens qui ne valent pas leur réputation, et je leur prouverai que je vaux mieux que celle qu'ils voudraient me donner.» Depuis je reçus une seule fois 300 fr. et n'entendis plus parler du négociateur que peu après le prospectus de mes Mémoires.

Peu de jours avant de me décider pour l'opération inévitable et trop retardée déjà, je reçus deux lignes de mon excellent ami Duval, qui, infatigable dans son zèle, me marquait qu'il avait parlé de moi à son ami Lemot, et qu'il m'engageait à l'aller voir; parce qu'étant légèrement indisposé il ne sortait pas; qu'il prenait une part très-vive à mes peines, et qu'il voulait être de la Société de bienfaisance. Il y avait bien loin de chez moi chez Lemot qui occupait une superbe maison de la rue Notre-Dame-des-Champs. Plus d'une fois la douleur me força de m'arrêter en route; mais une vieille amitié, cela donne du courage, et mes espérances ne furent point trompées. Du plus loin que Lemot m'aperçut, il s'écria: Ah! c'est vous, chère St.-Elme: mon Dieu, comment ne vous êtes-vous pas souvenue de moi plus tôt?--Cet accueil chassa toute autre idée pour ne laisser qu'un profond sentiment de joie et de gratitude.--Votre modèle est un peu déformé, mon cher Lemot: m'auriez-vous reconnue?

--Partout entre mille; puis, comme dans sa jeunesse toujours occupé de son art: Savez-vous que vous faites une superbe Agrippine à présent?--Mon cher ami, le temps des vanités est évanoui. Autrefois je me portais fort pour Hébé, pour Diane, pour Vénus: mon amour-propre ne reculait devant aucune audace de ce genre. Aujourd'hui je vous assure que cela me paraît un rêve. Lemot me dit qu'il avait conservé copie d'une lettre que j'avais écrite à un ami du général Moreau, au moment où il était question de me faire modeler; cette lettre a couru la société de ce temps-là, et je vous la cite, ajoute Lemot, pour vous rassurer sur une vanité qui ne fut jamais ridicule. Ayant reçu de Lemot cette pièce, qui date d'une époque antérieure à toute idée de confessions, je la transcrirai tout à l'heure; puisse-t-elle inspirer à mes lecteurs l'indulgence qu'elle me valut dans mes beaux jours! Lemot m'avait remis fort largement sa première part de la généreuse association de l'amitié. J'avais eu toute ma vie un si grand bonheur de donner, que je concevais les procédés de mes trois bienfaiteurs; je ne pouvais m'y montrer sensible qu'en redoublant d'assiduité au travail, ce que je fis aux dépens de ma santé, déjà si ébranlée. Nous faisions alors avec ces trois amis des projets pour l'avenir. Talma, qui savait que j'avais beaucoup connu M. Arnault lorsqu'il était attaché au ministère de l'intérieur, l'avait aussi intéressé en ma faveur. L'auteur de Germanicus m'accueillit une fois avec un entier et aimable souvenir du passé; depuis il eut sans doute ses raisons pour ne pas persévérer dans la généreuse fraternité de Duval, de Talma et de Lemot. Je lui écrivis plusieurs fois: ni mes lettres ni moi ne pénétrèrent plus auprès de lui, et je me persuade tellement que le refus de l'obligeance en prouve l'impossibilité que je n'en ai gardé aucune rancune, et que j'aurais tout simplement oublié si Talma ne m'eût souvent témoigné son étonnement à ce sujet.


CHAPITRE CCXVIII.

J'entre dans une maison de santé.--Béclard.--Sa mort.--Je quitte la maison de santé.--Nouveaux bienfaits de Duval et de Talma.--Bonté de mademoiselle Mars.--Je commence mes Mémoires.--Nouvelles terreurs.

Je me décidai à entrer dans une maison de santé. J'avais une fort jolie petite chambre au rez de chaussée qui, de plain-pied, donnait sur la terrasse du jardin. J'avais, avant de prendre ma résolution, prévenu mes bienfaiteurs; leur prévoyante et généreuse amitié avait été grandement au-devant de tous mes besoins, et j'entrai riche dans ce lieu de souffrance. J'étais assurée aussi des soins de mon excellent Béclard. Hélas! pourquoi ma reconnaissance n'est-elle plus qu'un hommage à sa cendre! Béclard, au premier abord, avait une physionomie peu prévenante; mais quelle âme sous cette apparente froideur de la science.

Je ne mets aucune ostentation à savoir souffrir, car je trouve que la faiblesse et les larmes vont à mon sexe; mais les sachant inutiles et souvent nuisibles, j'ai toujours cherché à les surmonter quand il a fallu me soumettre à quelque opération, et je ne montrai pas plus d'effroi dans ce dernier combat de la douleur que je n'en avais ressenti lors du pansement de ma blessure après la bataille d'Eylau. Béclard parut étonné et charmé à la fois de me voir si résolue. «Je réponds de vous, me disait-il, votre sang est pur et riche comme à quinze ans; vous êtes forte de corps et d'âme.» Aux visites suivantes, je lui confiai ma position, les souvenirs de ma brillante carrière et les noms célèbres de mes amis; sa bienveillance prit un caractère d'amitié vive et zélée; ses visites devinrent d'intimes causeries dans lesquelles il encourageait mes projets et flattait toutes mes espérances. Il y avait près de vingt jours que j'étais chez madame Deprés, lorsqu'une nuit je crus entendre sangloter dans la chambre où logeait une jeune fille. J'écoutai attentivement; la cloison était fort mince, et ses paroles m'agitèrent jusqu'à l'heure où je réussis à faire parvenir deux mots à ma pauvre et triste voisine. «--Ô ma bonne mère! disait une voix douce et entrecoupée de larmes, si j'avais suivi tes sages conseils, je serais heureuse et honorée près de toi..., et maintenant, que devenir! me voilà déshonorée, malade et abandonnée...! Oh mon Dieu! mon Dieu!...» Les pleurs ne cessèrent qu'au jour. Je ne voulus rien demander aux gardes, car en général ce sont des femmes d'une sensibilité émoussée, sur qui l'aspect de la souffrance est sans pouvoir ainsi que la pitié. Mais je frappai légèrement à la cloison, contre le chevet de mon lit, et il s'établit entre cette jeune fille et moi le dialogue suivant:

«--Ne craignez rien, je vous ai entendue cette nuit; je puis vous aider et je le ferai. Où voulez-vous aller, et que vous faut-il? Pouvez-vous venir au jardin?»

«--Madame, on me renvoie aujourd'hui faute de paiement; je ne possède plus rien; je suis bien mal encore! mais comment attendre quelque chose de la pitié? l'espérer des étrangers, quand celui qui me doit un intérêt sacré m'abandonne!»

«--Ne vous désolez pas; quand devez vous sortir?»

«--Ce soir.»

«--Je vais payer une semaine, puis je tâcherai de vous faire donner pour votre voyage.»

«--Mais je ne pourrai jamais rendre cela.»

«--Ne vous en tourmentez point.»

J'avais ici encore cédé aux premières impulsions de mon coeur, sans réfléchir que moi-même devant tout à l'amitié, il y avait indiscrétion d'accroître la charge par des infortunes étrangères. Mon Dieu! j'étais loin de vouloir abuser de la générosité de mes amis; mais il m'est impossible de faire taire mon coeur dans de pareilles circonstances; puis l'époque du trimestre de la pension de Léopold approchait: aussi je commençai par payer une semaine de la pension de la pauvre Céline.

Je venais depuis deux jours de subir, sans pousser un cri, sans trembler une minute, la douloureuse opération à laquelle je m'étais résignée; la fièvre m'avait quittée, et déjà ma santé si menacée ne présentait plus que des chances d'un prompt rétablissement. À côté de moi, la pauvre jeune fille que j'avais consolée retomba plus malade, et trois heures suffirent pour mettre sa jeunesse à l'extrémité; elle mourut dans la nuit; et lorsqu'à midi je crus la voir arriver chez moi, on me dit qu'elle venait de rendre le dernier souffle. La veille encore nous faisions des projets d'avenir. J'avais cru si peu faire en assurant sa pension pour huit jours, et cette courte prévoyance était encore moins avare que celle de la nature.

Je ne pus rester dans cette chambre, j'y entendais encore les gémissemens de la pauvre Céline; il me semblait la voir au pied de mon lit, avec ses regards doux et expressifs. Toutes ces images m'agitèrent horriblement; on me mit au bain, le bandage de mon sein se détacha. Au moment même de cette espèce de rechute on m'apporta un billet très-pressé: ce billet m'annonçait que M. Béclard, alité avec une fièvre cérébrale fort violente, m'avait recommandée aux soins d'un de ses collègues, lequel me prévenait qu'il viendrait dans la matinée du lendemain. Je ne vis pas même le nom; je ne sais ce que je fis, mais je m'étais élancée de la baignoire en simple peignoir, et je ne repris mes esprits que saisie par le froid et la neige qui me couvraient de la tête aux pieds; j'étais dans le jardin, sans vêtemens, nus pieds; j'étais frappée de l'idée qu'on m'avait écrit la mort de Béclard. On me reporta dans ma chambre; je repris bientôt connaissance, mais j'avais une fièvre ardente, et ma blessure était rouverte.

L'idée d'un nouveau chirurgien m'accablait; il ne vint pas, et cette négligence changea ma crainte en aversion. L'enterrement de Céline allait avoir lieu; tout à coup il me prit un besoin de n'être plus dans cette maison qui me rendit insensible à mes souffrances physiques. Mon âme seule sentait, et elle me poussait vers Paris, où je pourrais avoir des nouvelles sûres de celui dont l'habileté m'avait sauvé la vie, et qui allait peut-être...

J'avais écrit trois lettres à Talma, restées sans réponse; ce me fut un autre motif de crainte et d'agitation. Je réglai mes comptes, et malgré toutes les remontrances j'étais une heure après sur le chemin de Passy, dans une de ces mauvaises voitures de Versailles qui rendraient malade une personne bien portante, et qui, dans la position où j'étais, était un véritable supplice.

Arrivée à la place Louis XV, je crus mourir en mettant pied à terre; je fis avancer un fiacre, et me fis conduire chez Béclard pour savoir de ses nouvelles. Hélas! j'y appris qu'on désespérait de ses jours.

Je repris pour une nuit ma chambre rue Bergère; j'étais anéantie. J'écrivis à Duval et à Talma toutes mes tribulations. Je reçus du dernier le billet suivant, dont l'original, ainsi que plusieurs autres, est entre mes mains:

«Ma chère,

«Je n'ai pu faire de réponse: vos deux premières lettres me sont parvenues lorsque j'étais à la campagne, la troisième lorsque j'étais sorti; et j'ignorais votre adresse, de sorte qu'il a fallu attendre le retour de votre commissionnaire. Quelle maladie avez-vous donc sur les yeux? J'espère, d'après ce que vous me dites, qu'ils vont mieux.

«Tout à vous,

«Signé TALMA.

«Je vous envoie 150 francs.»

Non-seulement je n'avais rien demandé, mais l'amitié de ces trois hommes rares pour le coeur autant que célèbres pour leurs talens, ces amis de la pauvre Saint-Elme ne lui laissèrent pas le temps de dire: J'ai besoin de quelque chose; je souffris pendant quarante-huit heures des douleurs inouïes, et jamais cependant mon âme n'eut plus d'énergie. J'étais soutenue par l'espérance des succès prédits par mes bienfaiteurs; il me semblait que tant que durerait la tâche d'écrire mes souvenirs, la mort ne m'atteindrait pas. Je pris encore cette fois le dangereux parti des palliatifs, et pendant deux mois je parvins à si bien engourdir ma blessure au sein, que je me crus guérie radicalement. Six mois après j'ai expié mon imprudence par tous les tourmens de l'enfer. Je voulais enfin trouver un autre logement, et le hasard me fit enfin rencontrer juste ce qui me convenait, rue Saint-Nicolas d'Antin, n° 36, hôtel des étrangers. Je donne cette adresse comme une marque d'estime et de reconnaissant souvenir pour madame Petit, maîtresse de cet hôtel où j'ai composé les tomes 4 et 5 de mes Mémoires, cette maison où j'ai eu dans l'espace de treize mois, toutes les illusions du bonheur, avec pourtant tous les embarras du désordre, mais où je me vis constamment appréciée pour le peu de qualités que je crois avoir.

J'aime à parler de mon séjour dans cette petite chambre au premier, où je vivais en garçon, où mes papiers, mes souvenirs réunis, composaient à mes yeux un mobilier plus riche que tous ceux que naguère Jacob avait créés pour moi. Je n'avais qu'un lit, trois chaises, un bureau, mais j'avais quelques portraits et quelques fleurs, c'était pour moi le monde.

Voilà le domicile où j'ai passé des momens qui ne valurent jamais les plaisirs vaniteux de mes premières années. Depuis 1815, pleurer, écrire, rêver en liberté, voilà ma vie, et là, heureuse de l'amitié des trois amis, sûre d'y répondre, nourrissant l'espérance de revoir bientôt Léopold, de passer ma vieillesse sous l'égide de sa filiale protection. J'étais assez heureuse, dans mon réduit, pour ne souffrir dans mes douleurs que par la crainte de mourir, crainte que j'étais fort étonnée d'éprouver. J'avais apporté une sorte d'arrangement dans le désordre de mes journées. Je sortais toujours de neuf jusqu'à trois heures, moment du dîner chez madame Petit, qui ne reçoit à sa table que deux ou trois personnes, et toujours des locataires de son choix. Je ne m'y suis jamais trouvée qu'en bonne compagnie. Riche des bienfaits de l'amitié, je commençais enfin à vivre avec quelque économie. J'avais bien un peu de dettes, et j'aime à avouer que je dus beaucoup de repos à la confiance que j'inspirai à mon hôtesse; je crois aussi y avoir loyalement répondu. Si je n'avais eu avec Léopold un lien plus cher, c'est dans la maison de madame Petit que j'aurais voulu vivre. C'est là que j'eus, le bonheur de retrouver un médecin qui remplaça mon excellent Béclard, M. Boulu.

C'est dans cette bonne et aimable famille que je continuai d'écrire mes Mémoires. Mon travail s'avançait, non pas comme celui d'un auteur qui fait un livre, mais comme celui d'une femme qui, dans ses souvenirs, cherchait des illusions et des hommages à l'amitié. Ce bon Duval, qui avait alors à s'occuper de ses propres affaires, trouvait néanmoins le temps de songer à ce qui pouvait un jour réparer mes malheurs, et peut-être affaiblir mes torts.

Un jour, je ne l'oublierai jamais, j'étais assise à mon bureau, la porte de mon corridor étant restée ouverte, Duval était entré doucement, et je fis un saut joyeux en le voyant. Il me parut ému: il l'était en effet, mais d'une assez bonne nouvelle qu'il m'apportait. «J'ai parlé de vous à M. Ladvocat, me dit-il, de ce que vous avez déjà écrit de vos Mémoires, de ce que vous pouvez écrire encore; il entend à merveille les relations délicates de la société, et il voit autre chose dans son état qu'un commerce. Je crois que j'obtiendrai un bon prix de votre ouvrage, quoique vous ne soyez pas auteur, et peut-être justement parce que vous ne l'êtes pas.»

«Mon cher, mon bon Duval, peu m'importe la valeur de l'ouvrage; vous savez bien qu'en écrivant j'obéis encore plus à la religion de mes souvenirs qu'aux exigences de ma position. Quel que soit l'allégement que le travail y apporte, ce sera immense, et je serai riche.»--«Vous, riche... jamais! vous savez bien qu'il n'y a point de trésor avec votre tête;» et ses observations raisonnables prenaient la teinte de l'attendrissement.

Je l'interrompis toute en larmes en m'écriant: «Laissez-moi désormais vous prouver combien je suis reconnaissante de vos bienfaits en sachant me suffire. Je ne suis pas, ajoutai-je, sans autre ressource que celle dont votre bonté s'est occupée de m'ouvrir la source, et là-dessus je prêtai aux parens de mon mari des procédés dont ils sont incapables, et qui pourtant n'eussent été qu'une faible restitution de l'illégale et folle renonciation à la fortune considérable qu'on m'avait arrachée. Je persuadai à Duval que ma rente était assurée: il le crut, et il partit de là pour me démontrer que l'ordre n'en était pour moi que plus nécessaire et plus possible.»

Duval me quitta satisfait et rassuré sur cet avenir, objet de ses nobles sollicitudes. Il ajouta en me serrant la main: «Je ne vous verrai pas riche et brillante comme madame Moreau de 92, mais vous serez du moins encore heureuse, paisible, à l'abri de l'adversité.» En me parlant ainsi, ses regards fixaient mes traits flétris par les souffrances, mais alors animés par tout l'enthousiasme de la reconnaissance.

Pour ne pas abuser de la générosité d'un semblable ami, j'avais caché quelque chose de ma position. Plus tard ils ont dû prendre pour de nouvelles folies l'emploi pourtant régulier que je fis, pour la première fois de ma vie de mon argent, enfin de l'acquittement des dettes que j'avais dissimulées de peur d'être trop à charge à mes bienfaiteurs.

J'avais agi en cela avec Duval comme je l'avais fait avec Ney dans de plus heureuses circonstances. Duval était alors sur son départ pour les eaux; il était souffrant, et certes les peines qu'il se donna pour moi ne contribuèrent pas peu à augmenter ses souffrances; mais elles allaient finir. Je courus le jour même chez Talma lui annoncer mes espérances, qu'il partagea avec l'âme qu'on lui a connue. C'est ce jour-là que je vis pour la première fois chez lui la mère de ses enfans, qui me parut spirituelle, aimable, et qui était fort belle encore. Son accueil fut plein de grâce, et j'y répondis avec toute la cordiale facilité de mon caractère; Talma paraissait m'en remercier du regard. Je passai là deux heures délicieuses. Nous parcourions du haut en bas sa magnifique retraite où je lui promettais de longs jours. Talma souriait à toutes ces espérances d'avenir. «L'entends-tu, disait-il à son amie, comme elle est bonne, comme elle me connaît bien: c'est un si bon coeur, que notre Saint-Elme.

--Dites, Talma, notre vieille amie, comme Duval.

--Oh! Duval, c'est notre Mentor.»

Et là-dessus de rire tous trois. Il répétait à chaque instant: «C'est un ami rare que notre Alexandre Duval; il ne cesse pas de penser à vos intérêts. J'ai parlé à Ladvocat, qui m'a paru bien disposé. Ma sollicitation était celle d'un ami; mais Duval, c'est une autorité. Je l'aime comme un frère, et je ne connais pas au monde un plus honnête et un meilleur homme. Allons, il faut maintenant travailler, ne plus voyager, courir. Nous irons à Brunoy, ce séjour nous inspirera.

Ces visites de consolation se renouvelaient souvent, et qu'elles étaient délicieuses ces heures d'amitié que j'allais passer le matin chez un homme de génie qui avait la candeur d'un enfant. Il faut que je remonte un peu plus haut pour raconter une politesse, une obligeance tout aimable de mademoiselle Mars. J'ai assez dit que j'étais plus que gênée, et que ma toilette était comme l'aveu public de ma position, lorsqu'enfin j'eus l'heureux courage de me confier aux coeurs de mes anciens amis. Voici la description de mon costume qui fera sourire mes aimables lectrices. J'avais pris dans mes voyages à Londres un goût pour les spincers, auquel je fus forcée d'être fidèle. J'avais donc un spincer gris à longue taille, un jupon de mérinos ponceau, un foulard noué en sautoir, un chapeau noir et un schall gris à franges, tout cela singulièrement empreint des traces d'un trop long service. Duval n'y avait fait nulle attention, et mes traits altérés l'avaient frappé davantage.

Dans l'une de mes visites Talma me dit: «Ma bonne Saint-Elme, il ne faut pas rester comme cela à l'anglaise, avec ce vilain chapeau noir: comme vous ne savez pas acheter, Caroline s'est chargée d'y pourvoir. Quelles étoffes aimez-vous?» et il me montra de charmans échantillons.

«--C'est trop beau.

«--Pas du tout, c'est bien.--Mais, mon bon Talma, cheveux qui grisonnent et visage qui se ride ne valent pas qu'on dépense tant pour réparer des ans l'irréparable outrage. Si votre amie si obligeante me donnait un de ses chapeaux, je le porterais avec plaisir.

«--Voulez-vous que je vous fasse une confidence? eh bien mademoiselle Mars veut vous en offrir un, elle la commandé hier.» Talma, on le sait, était ami intime de cette actrice inimitable. Je sus aussi que Duval avait parlé de moi à mademoiselle Mars, et qu'elle avait paru prendre intérêt à une si grande infortune, après une vie si brillante. Je reçus en effet une capote du meilleur goût, que j'ai portée long-temps; et lorsque je la montrai à Talma, il me fit écrire chez lui deux lignes de remerciement à cette aimable fille de mon premier maître 9, plus heureuse aujourd'hui; je me souviens de tout, et je ne veux passer sous silence aucun des détails de l'obligeance qui m'était alors si précieuse. Cette foule de services qui me furent rendus par des personnes avec lesquelles je n'avais point d'intimité, je les rapportais au bien que mes amis pensaient et disaient de celle qu'ils secouraient si noblement. Il y a bien long-temps qu'on doit me croire capable de tout, excepté d'ingratitude.

J'allais presque tous les deux jours voir Talma, et il était bien rare que je ne trouvasse quelques uns de ses pauvres pensionnaires dont le nombre était grand; on eût dit que, comme les rois réels, Talma avait aussi sa liste civile, et qu'il en faisait le plus noble usage. Je me trouvai un matin de meilleure heure qu'à l'ordinaire chez Talma, on me dit qu'il était au bain; je rencontrai sous le vestibule une actrice que j'avais vue à Bruxelles faisant nombre parmi celles qui jouent la comédie, comme on fait des souliers pour vivre. Son air affligé me fit soupçonner sa position; elle avait fait passer un mot à Talma; le domestique vint dire qu'on répondrait, et en se tournant vers moi, il ajouta: «Montez, madame, monsieur vous attend.» «Vous n'avez besoin de rien, et vous allez le voir, et moi je manque de tout, et la réponse n'arrivera peut-être plus à temps.» Telles furent les paroles de la personne qui s'éloignait. En deux sauts j'étais au haut du petit escalier et près de Talma, lui contant ce que j'avais cru voir, ce que j'avais senti.--«Ah! j'en suis bien fâché, mais je vais envoyer à l'instant même.--Oh, oui, cher Talma, à l'instant même.»

--«Mais il n'y a pas d'adresse à sa lettre.»

«Mon Dieu, tenez, elle n'est pas loin; voulez-vous que je coure après?»--Son regard me remercia, et il répétait: Quelle excellente femme.--Et me voilà dehors courant après la pauvre solliciteuse.

Je la rejoignis au milieu de la rue St-George, et ce ne fut que tout auprès d'elle que je sentis quelque gêne de ma brusque manière de l'arrêter, mais je n'eus pas besoin de m'excuser. «Talma vous prie, madame, de bien vouloir revenir, il désire causer avec vous.» À ces mots la tristesse disparut, la joie anima des traits flétris par le malheur, et j'appris, avant d'être arrivées rue de la Tour-des-Dames, une série d'infortunes si cruelle, qu'en pensant à mes peines passées, je crus m'être trop appitoyée sur mon sort. Rien ne fut aimable, généreux et délicat, comme les manières de Talma avec cette pauvre actrice. Il me semble le voir encore l'encourager du regard, il me semble entendre cet organe plus touchant encore dans les accens de son extrême bonhomie, que dans l'expression des plus pathétiques douleurs.

«Je suis bien fâché de ne vous avoir pas reçue d'abord; mais je réparerai cela. Je me rappelle très-bien votre père; il avait de l'intelligence, du zèle. Croyez-vous qu'il ne pourra plus jouer? «Tenez, voilà une lettre qui ne vous sera pas inutile près de votre nouveau directeur, et voici, ma chère camarade, de quoi partir tranquille. Je ne puis mieux pour le moment, et voilà mon grand regret; mais écrivez-moi librement: ma recommandation est quelque chose en province, et je vous la promets partout.» J'étais restée dans un coin au pied du lit près de la porte de l'escalier dérobé; en passant près de moi la pauvre et reconnaissante actrice me montra l'or qu'elle tenait à la main, et de grosses larmes coulaient sur ses joues. Celui qui, par la plus noble générosité, venait de causer cette émotion, s'était remis paisiblement à son bureau, lisant son rôle du soir, et ne songeant pas à ce qu'il venait de faire de si touchant. Ce qu'il y avait surtout d'admirable en Talma, c'était sa simplicité, sa bonhomie dans des choses sublimes.

Dans toutes ces agitations, et depuis mon obscur séjour à Paris, le souvenir de mon affreux D. L. ne s'était que bien rarement présenté à mon esprit, et j'avoue que je tâchais de l'en chasser entièrement. Vers cette époque, je reçus une invitation de me rendre rue Bourbon, qui portait son paraphe et ses initiales. Je refusai net; alors on prit une maison tierce, et là, qui le croirait, cet homme abominable, que j'avais si long-temps aidé de ma bourse pour plus de 6,000 fr., osa faire valoir une dette d'argent qui était bien moindre encore, mais que dans les jours d'angoisse et de terreur il m'avait fait accepter. Ce n'était pas cependant ce remboursement qui le tourmentait, mais le besoin de connaître mes liaisons, l'appui que j'avais pu trouver, ce que je faisais, si un jour je ne serais pas disposée à me venger de lui. Il est des gens qui ne veulent pas croire aux qualités dont le sacrifice peut être utile. Moi qui ai manqué à tant de devoirs d'un lien sacré, moi qui ai si lestement agi avec les vertus de mon sexe, je n'ai jamais pu concevoir qu'on pût être infidèle à une parole librement donnée pour obtenir un service. J'aurais fait un serment de ne le jamais nommer à un assassin qui eût respecté les jours d'un être chéri, ou qui m'eût procuré le déchirant bonheur de recevoir son dernier regard, qu'aucun pouvoir, qu'aucune séduction, ne m'arracheraient jamais un secret juré. D. L. en fut si convaincu qu'il ne s'en inquiéta plus. Voulant néanmoins connaître mes ressources, il réclamait deux mille et quelques francs. Encore orgueilleuse dans mon indigence, je répondis sans hésiter: «Dans moins d'un mois vous recevrez ce que vous avez l'infamie d'exiger.» C'était lui donner l'éveil sur mes ressources et lui inspirer le besoin de connaître mes relations. J'ajoutai dans mon billet: «Je vous indiquerai bientôt le jour; mais puisque vous demandez ce que je ne vous dois pas, moi je veux mes papiers et la cassette que vous avez osé me retenir.» Je me crus quitte; mais, peu de jours après, il me fit écrire qu'il avait à me prévenir d'une chose qui me touchait directement. J'ai dit déjà que de temps en temps j'adressais quelques notes à des journaux: j'avais moi-même porté quelques lignes à l'un de ces journaux sur le tableau de la barrière de Clichy. Qu'on juge de ma surprise quand je vis que ma lettre, au lieu d'être parvenue au rédacteur, se trouvait entre les mains de D. L. J'avoue que j'éprouvai une sorte d'effroi à l'aspect de ma propre écriture entre les mains de cet agent du comité des noires recherches, comme dit Figaro.

--«Les boîtes sont donc visitées par la police? m'écriai-je.

--«Je n'ai rien de commun avec elle.

--«La protestation n'est pas admissible, vous êtes la police personnifiée à vous seul.

--«Et vous, belle dame, l'extravagance même: quelle folie que d'être le don Quichotte femelle d'une opinion qu'il convient de ne pas afficher, et que vous, par exemple, cachez à merveille sous votre royalisme de 1815! lui répondis-je.»

De 1814 aussi, reprit-il avec un sourire que rien ne pourrait peindre. Cette conversation est textuelle. D. L. existe; il sert aujourd'hui le trône et l'autel; au fond il est républicain et athée; mais il paraît que tout cela s'arrange à merveille. D. L. me déroula dans ce court entretien une série de promesses qui ne pouvaient augmenter mon aversion pour lui, mais qui augmentaient mon effroi. Nous étions alors au temps de la grande comédie des comités-directeurs, aux rêves des conspirations de toute espèce; en fabriquer une bien gentille eût été une si bonne fortune pour les honnêtes gens qui comptent sur leurs états de service les délations! J'avais parcouru la Belgique, l'Angleterre, l'Espagne, tous les pays suspects; j'étais sans fortune, et je vivais avec encore un air d'aisance. Je passais ma vie à écrire; je sortais toujours seule; enfin toutes mes allures avaient comme une odeur de faction très-capable d'attirer les mouches. J'observai et je crus voir que D. L. travaillait à quelque chose; cette expression est encore de son dictionnaire; il savait mieux que moi-même le nom de toutes les personnes militaires et autres avec lesquelles j'avais eu des relations. Je connaissais entre autres trois officiers à demi-solde que je voyais peu, mais que suivait partout mon intérêt; ils n'étaient pas heureux. D. L. en me répétant leurs noms avec affectation m'effraya pour eux plus que pour moi-même. J'affectai cependant assez de calme pour le désorienter; mais en le quittant ce jour-là je pris un cabriolet, et me fis conduire fort loin. J'écrivis trois billets que je déposai au domicile des officiers; puis en rentrant en hâte j'adressai à mon excellent Duval un billet à peu près dans ces termes: «Je suis forcée de quitter Paris; ne me blâmez pas; si mes craintes se réalisent, si vos nobles soins pour mon repos doivent encore être sans effet par ma seule faute, pardonnez à la fatalité que je me suis créée et qui me poursuit encore; ne regrettez pas ce que vous fîtes pour moi; n'importe où je finirai mes jours, mon dernier soupir sera un souvenir reconnaissant des bienfaits dont vous avez comblé la malheureuse

SAINT-ELME.»

Duval, je le savais, allait dans les premiers momens se fâcher; car il m'avait si fort défendu de rien écrire; puis l'indépendance de ses opinions ne s'était jamais accommodée de l'empire ni même de ses souvenirs; mais je connaissais aussi sa bonté, et j'étais sûre qu'elle me reviendrait.

Avec Talma j'avais en fait d'opinion un peu plus mon franc parler. Je lui écrivis ce qui m'était arrivé, et lui envoyai même copie de l'article où il y avait bien un peu de culte pour le rocher de St.-Hélène. Je le prévenais que la seule crainte des interprétations de mon mauvais génie, D. L., m'imposait la loi de ne pas aller moi-même lui tout raconter. Madame Petit me dit avec un air que je crus effaré qu'on était venu me demander; cette chose si simple me parut un signe de danger; des têtes organisées comme la mienne éprouvent souvent comme une certaine coquetterie de persécution. Je ne balançai plus à croire que D. L. allait me faire arrêter. Oubliant tout, excepté mes papiers, je me sauvai, mon énorme porte-feuille sous le bras, comme si tous les agens de police eussent été sur mes pas; je pris un cabriolet rue de Provence; une terrible épreuve m'attendait en prenant le chemin du Père La Chaise, où je voulais faire une dernière station. J'aperçus en haut, de la rue des Amandiers un militaire dont je ne pouvais méconnaître les traits. Léopold, mon fils, fut le cri de mon âme; il se retourna, me tendit les bras, et je m'y jetai ivre de joie et de douleur. Nous nous rendîmes ensemble au lieu du repos. Ah! malgré les jours heureux et tranquilles qui doivent luire sur moi, je regrette de n'avoir pas expiré ce jour-là sur le peu de terre qui couvre les restes de Ney et sur le sein de mon fils d'adoption. Lorsqu'il prononça le serment d'adopter toutes mes douleurs, je fus un moment tentée de confier à Léopold mon projet de quitter Paris; mais je me rappelai ses devoirs, et j'évitai des explications qui n'étaient pas nécessaires à notre sensibilité. Quelle volupté de répandre ainsi ses douleurs dans un coeur tout à nous! Je me réservai d'instruire Léopold par une lettre de mon nouveau voyage; je le prévins seulement que, fort occupée, je ne le verrais pas d'un mois; il comptait ceux qui devaient encore s'écouler jusqu'à son congé: ma résolution manqua m'abandonner lorsqu'il me fit part de toutes ses espérances d'avenir, de tous ses projets dont mon repos et notre commun bonheur étaient seuls le but. Il s'était passé beaucoup de temps depuis que je n'avais vu Léopold, et l'idée de le quitter peut-être pour toujours me rendit d'une faiblesse que je ne pus surmonter. Je tenais son bras sans pouvoir le quitter; son bras, répondant au mouvement du mien, me causa une si violente douleur au sein que j'en perdis presque connaissance.

Léopold, épouvanté de mon affreuse pâleur, m'emporta jusqu'à une maison voisine où l'on me donna un verre d'eau. Il m'interrogeait avec une extrême anxiété sur une douleur que je n'avouais plus, parce que, soit vanité ou raison, je me donnais comme guérie; circonstance qui réfute au moins l'intimité qu'on s'obstinait à trouver à cette époque entre nous deux. Ah! que de faux jugemens n'ai-je pas subis! Si je n'eusse été soumise qu'à ceux de gens sans reproche; mais que d'airs de tête, de haussemens d'épaules et de sourires dédaigneux sur mon inconduite de la part de plus d'une dame de mes vieilles connaissances qui n'ont eu de mieux ou de pire que la prudence de cacher ce que j'ai avoué avec franchise! Les femmes jeunes et sages sont indulgentes; mais les autres, ah! les autres!... J'aurais pu me venger de leurs procédés... Cela me ferait plus de mal qu'à elles; je ne veux pas finir par un si vilain sentiment que la haine.

Ah! que je fus malheureuse quand Léopold me quitta! C'est pour toujours, disait mon pauvre coeur; et la tête perdue, je me jetai dans mon cabriolet, et me fis conduire à la barrière Clichy. J'y connaissais une bonne femme. Je lui demandai de me trouver une chambre pour deux nuits; elle m'offrit la sienne: c'était une sombre alcôve, et je ne pus en souffrir l'aspect; j'acceptai seulement à dîner; et prétextant un oubli de quelque affaire importante, je la quittai vers le soir, et fus chercher l'hospitalité dans une auberge hors barrière.

Les réflexions me vinrent enfin. J'avais été tellement sous l'empire de mes terreurs paniques, que je n'avais pas même pris 60 à 80 fr. que j'avais dans mon bureau, et il ne me restait que 20 fr. Je descendis pour demander combien les lettres mettaient de temps pour aller et revenir de Paris, lorsqu'en entrant dans la salle la vue de trois gendarmes me glaça la langue; je commandai mon souper au lieu de faire la question pour laquelle j'étais descendue. Je passai la nuit à ma fenêtre, et à six heures je retournai à Paris. À la borne de la rue Blanche, je m'arrêtai pour écrire deux lignes à Talma, qui lui peignirent ma position, et surtout la nécessité où je croyais être de quitter la France: «Dites à votre belle amie, lui marquai-je, qu'en fait de garde-robe et de linge, j'ai emporté ce que j'ai sur moi, ce qui indique le besoin de renfort.» Je reçus un paquet énorme, et dans un foulard roulé 300 fr., et ces mots: «Pour Dieu, allez à Londres; voilà une adresse. Ne vous perdez donc pas ainsi.» Je restai deux jours; car je ne voulais pas m'éloigner sans avoir soldé madame Petit et retiré ce que j'avais chez elle. J'écrivis à une personne sûre et prudente; et, faisant le tour des barrières, j'allais expédier ma lettre, lorsqu'en réfléchissant je préférai me rendre la nuit moi-même chez madame Petit, en qui j'avais pleine confiance, quoiqu'elle fût d'opinion contraire à la mienne en politique. Je suivis cette idée, et je fis bien. Je fis demander madame Petit, et elle m'assura que personne n'était venu depuis, et qu'elle savait que le monsieur qui m'avait demandée venait pour me proposer de donner des leçons d'italien dans une pension de demoiselles. Il ne faut qu'un rien pour me métamorphoser. Aux premières paroles de madame Petit, je me trouvai bien ridicule, et j'en ris aux éclats avec elle. Donner leçon chez une seule écolière est déjà fort ennuyeux pour une tête comme la mienne; mais 2,000 fr. de rente ne me feraient pas passer deux heures par jour dans un pensionnat.

Je causai jusqu'à minuit; je repris tranquillement ma petite chambre, que j'avais quittée pendant quarante-huit mortelles heures. Moi, si aguerrie à toutes les plus terribles émotions, j'étais comme honteuse de ma dernière terreur. Je fis ma confession à Talma en lui reportant les cent écus, qu'il ne reprit que parce que je lui montrai mon fond de caisse. Son amie me pria de me servir, si cela m'était agréable, des effets qu'elle m'avait envoyés, et je les ai conservés précieusement, ainsi que les foulards de Talma.

J'étais, j'en conviens, bien plus embarrassée pour Duval; car je sentais qu'il désapprouverait et la peur, et les motifs et les conséquences. J'écrivis un mot bien soumis; je me fis, je crois bien, un peu plus souffrante que je ne l'étais; car je savais qu'en parlant à sa pitié, sa colère n'y tiendrait pas.

Les temps s'écoulent et s'accomplissent; j'approche de la fin de mes Mémoires. La dernière époque qui me reste à peindre fut encore si remplie, que j'en réserve les matières au dernier chapitre de mon dernier volume.


CHAPITRE CCXIX ET DERNIER.

Lettres de Duval et de Talma.--Souvenir de M. de Talleyrand.--Visite de M. Ladvocat.--Traité pour la publication de mes Mémoires.

Je reçus un billet de Duval qui me rassura. Je savais que cet excellent ami avait le désir et l'espoir de voir ma vieillesse à l'abri du besoin, et j'avoue que je mettais un peu d'adresse à lui faire oublier mes folies passées par les preuves de mon active assiduité. «Il m'est impossible d'aller vous voir, m'écrivit-il, je pars pour la campagne d'où je ne reviendrai que lundi: mardi vous me verrez. Ce que vous m'avez envoyé me paraît bien.»

Mille amitiés.

Signé D.

Tranquille sur ce que je redoutais le plus, le mécontentement de mon bienfaiteur, je me donnai le plaisir de causer à coeur ouvert avec Talma dans une lettre où mon coeur fut bien bavard. Je la fis porter le matin, et le soir j'eus un accès de fièvre très-violent; je fus quarante-huit heures dans un triste état d'autant plus que j'avais fermement résolu de ne consulter de médecin qu'au moment où j'aurais terminé définitivement mon travail; voulant ne point tromper l'attente de mes amis, je passais mes soirées et mes nuits en partie à écrire; je puis en appeler au témoignage de mon hôtesse; car je ne quittais mon bureau que pour causer quelques instans avec elle dans sa chambre de plain-pied avec la mienne; dans ces nuits de cruelles souffrances, je sentis le bonheur d'avoir quelques qualités qui attirent la bienveillance et l'amitié; sachant lutter avec la douleur, je me remis assez bien pour pouvoir sortir le lendemain. Inquiète du silence inusité de Talma à ma grande lettre, je lui écrivis deux lignes et fus accablée de cette réponse: «Je n'ai point reçu la lettre dont vous me parlez; je suis accablé de travail.»

Tout à vous,

T.

Je sortis tristement préoccupée; j'allais souvent chez Talma: je lui écrivais presque tous les jours: cela aurait-il inspiré de sinistres entreprises à ce maudit D. L.? Je ne reçus que quelque temps après l'époque que je retrace la solution du problème, et je crois respecter les mânes d'un ami en gardant le silence. Je ne puis me refuser le plaisir de transcrire encore un billet que je reçus à l'époque où Béclard vivait encore. Voici deux lettres qui datent de ce moment, et dont j'allais omettre l'insertion.

«MA CHÈRE SAINT-ELME,

«J'ai appris avec une véritable douleur votre grave indisposition. Un peu de courage, ma chère; j'ai vu beaucoup de ces opérations, et toutes ont réussi; ainsi ne perdez donc pas l'espérance, et donnez-moi de vos nouvelles. Je ne vous écris qu'un mot, car je suis entouré de monde comme à l'ordinaire, et je suis attendu pour une répétition. Ainsi, encore une fois, du courage et de l'espérance.

«Tout à vous,

«Signé, TALMA.»

Le surlendemain, après mon bulletin envoyé:

«Je suis enchanté d'apprendre, ma chère Saint-Elme, qu'il n'y a plus de danger pour vous; mais point d'imprudence; faites bien tout ce que votre bon médecin vous dira de faire.

«À vous. T.»

Je cite ces lettres avec orgueil. De tous les amis de mes belles années, ceux qui ne me durent jamais rien, eux seuls, Talma, Duval et Lemot, me secoururent, me ranimèrent à l'espérance, et je cite ces preuves d'amitié bienveillante comme des titres de gloire.

Nous étions à la fin d'avril, le temps était doux, et je sortis un matin de fort bonne heure pour me promener dans le jardin presque détruit de l'ancien Tivoli. Que de souvenirs m'appelèrent encore là où j'avais si souvent étalé les pompes de ma jeunesse! je me regardai presque avec compassion, et le sic transit gloria mundi erra sur mes lèvres; mais l'aspect de ce jardin en ruines me causa un attendrissement plus élevé, et les regrets de la vanité perdirent encore là leur cause. J'avais pris avec moi un volume, le dernier de Delphine. Je relisais, pour la dixième fois, cette scène de la dernière nuit passée dans un cachot, qui ne devait plus s'ouvrir qu'à l'heure du supplice pour l'homme à qui Delphine s'était immolée avec tant d'amour; rien ne m'avait jamais paru d'une éloquence si déchirante que ce voeu trop tardif de son amant de se séparer enfin du monde et de la société, et de vivre pour sa maîtresse. En lisant, avec des yeux baignés de larmes, ces belles pages, je sentis toute la puissance du charme qu'avait toujours exercé sur mon esprit le beau talent de madame de Staël, et je donnai de nouveaux regrets à sa perte. Je ne parle ici cependant de cette lecture que par la rencontre d'une circonstance particulière. En feuilletant machinalement l'intérieur du livre, le nom de M. de Talleyrand, qui s'y trouvait écrit de sa main, m'inspira une foule de pensées confuses. Je fus toute ma vie extrêmement dominée par ma manie de faire cas de la bienveillance des gens d'esprit, et M. de Talleyrand tient, sous certains rapports, un si haut rang dans mes souvenirs, que, malgré son silence inexorable pour Saint-Elme malheureuse, je cédai bien aisément au désir de lui témoigner un agréable souvenir: je défis la reliure du livre, la mis sous enveloppe, et l'adressai à l'hôtel du prince avec une ligne seulement. «Je viens, mon prince, de trouver votre nom et un discours de vous au directoire dans un volume que je loue; il faudra que je le paye; mais Didon, plus que détrônée à présent, n'a songé qu'à une chose, c'est qu'il vaut mieux que ces pièces de la république circulent le moins possible aujourd'hui.» J'avais mis mon adresse au bas, mais je n'obtins pour réponse que le même silence qui avait accueilli mes premières tentatives. Eh bien! mon esprit n'en inventait pas moins toutes les excuses de la bienveillance en faveur de M. de Talleyrand.

Mon ouvrage avançait à vue d'oeil, mon manuscrit grossissait, mais la visite qu'on m'avait annoncée ne venait pas. Pendant toute cette attente, j'avais appris comment mes amis Duval, Talma, et même M. Arnault père, s'étaient efforcés de me mettre en relation avec une maison dont le poids dans la librairie et la littérature est déjà pour les ouvrages qu'elle publie un gage de succès. J'ai toujours espéré quelque chose de la bienveillance publique pour les inspirations de mon coeur; mais j'étais loin de l'ambition de voir mon nom inscrit sur les catalogues avec celui des premiers talens de notre époque. Malgré les encourageantes assurances de mes amis, j'avais peine à croire à moi-même, parce qu'enfin, me disais-je, il n'y a qu'un contrat avec un libraire qui puisse établir la véritable valeur d'un livre. Je me chagrinais des retards et de l'incertitude. J'appris heureusement, et cela me fit patienter avec un peu moins d'anxiétés; j'appris, dis-je, d'une personne qui avait dîné chez M. Évariste Dumoulin avec Talma et M. Ladvocat, que ce dernier avait parlé d'une lettre de M. Arnault où ce littérateur m'avait fort recommandée pour la traduction des théâtres étrangers.--«Talma, ajoutait cette personne, s'est exprimé sur votre compte avec tout le feu de l'amitié, assurant que vous pouviez mieux faire que de traduire les autres. M. Ladvocat a répondu qu'il était presqu'en parole avec M. Alexandre Duval, votre ami dévoué, pour le manuscrit de vos Mémoires, et qu'il se proposait de vous voir incessamment à cet effet. Ainsi, madame, vous voilà encore une fois lancée dans la carrière, et ce dernier épisode de votre histoire peut en être le plus brillant.

--«Oui, répliquai-je, c'est une bonne et belle fin qu'il faut faire après une vie si orageuse. Un peu de succès me rendrait honorables et doux mes vieux jours; je justifierais ainsi le généreux intérêt des plus nobles amitiés, et, malgré la franchise qui seule peut excuser peut-être tout ce que j'avoue, je ne me vengerai que de la fortune.»

Ne connaissant pas même de vue M. Ladvocat, je ne saurais dire toutes les terreurs par lesquelles je passai jusqu'au jour qu'on m'avait indiqué enfin pour sa visite. J'avais été le matin de fort bonne heure chez Talma, qui n'était pas non plus sans impatience. Je ne pouvais tenir en place. Quand je rentrai, madame Petit m'informa qu'un monsieur était venu me demander, et qu'il devait revenir.

--«Quel est ce monsieur?

--«Il ne l'a pas dit.

--«Quel est son air?

--«Fort doux.

--«Vieux?

--«Oh! non, madame, fort jeune, et avec d'excellentes manières.

--«Ah! ce n'est donc pas un créancier? Grâce au ciel, ce sera pour aujourd'hui! C'est M. Ladvocat, madame Petit, qui vient me demander l'acquisition de mes Mémoires,» et je sautais comme un enfant de quinze ans. J'étais dans ce moment bien peu académique. Madame Petit était joyeuse de ma joie, elle y souriait avec une bonté parfaite. J'ai toujours trouvé que les fleurs embellissent même les plus vilains appartemens; j'en encombrai mon modeste réduit. Je mis enfin une sorte de vanité à ce que M. Ladvocat me trouvât là plutôt par goût que par besoin.

Depuis long-temps aucune visite ne m'avait tant occupée; j'allais même jusqu'à passer plusieurs fois devant mon petit miroir, jusqu'à mettre une certaine gravité à ma toilette. Tout cela, je le savais bien, ne changeait rien à ce que je pouvais valoir; mais il y allait de mon avenir, et souvent les impressions les plus étrangères à l'objet d'une affaire importante influent sur sa décision. Je ne pourrais jamais dire toutes les craintes, toutes les espérances, toutes les mille conjectures auxquelles je me livrai sur la personne dont la décision allait relever ou anéantir toutes mes illusions.

Assise devant mon bureau, la tête dans mes deux mains, relisant ce que je trouvais de plus intéressant dans mes cahiers, j'écoutais le bruit des pas, et je n'entendais plus que ces battemens de coeur qui vous saisissent à toutes les vives émotions: oh mes amis, m'écriai-je, protecteurs de mon infortune, si je ne réussis pas à vous aider de mes propres efforts dans le soutien de mon avenir, c'est aujourd'hui mon dernier jour. Mourir sans élever un monument de regrets à celui dont la tombe s'est ouverte, hélas! loin des champs de la gloire où brilla si longtemps sa valeur!

C'est au moment de cette extase qu'on frappa à ma porte... c'était M. Ladvocat... son aspect doux et bienveillant, cette bonté que madame de Genlis a si bien caractérisée, et que M. de Chateaubriand lui-même a honorée de plus d'un témoignage, me rendirent à mes riantes espérances. Ses paroles devinrent bientôt des consolations. Je m'aperçus que M. Ladvocat était surpris de mon extrême agitation. J'exprimais ma joie avec ma véhémence et ma candeur ordinaires, et je dus paraître bien étrange. Avec son parfait usage, mon généreux éditeur n'eut pas l'air de remarquer ma singularité. Il m'offrit alors avec une politesse encourageante les conditions de notre petit marché littéraire, auxquelles j'eus de la peine à croire, tant elles surpassaient mes espérances. Tout fut facile à régler; M. Ladvocat avec une délicatesse qui, n'en déplaise aux commerçans, tenait bien plus de la politesse de la bonne compagnie, que de la haute prudence des chiffres, M. Ladvocat n'ayant que peu de cahiers et nulle autre garantie que ma bonne volonté à lui livrer au fur et à mesure mon manuscrit complet, me remit cinq cents francs en or, et deux billets de la même somme. La confiance qu'on témoigne aux autres est un sûr moyen d'en inspirer, et j'avoue que la mienne pour M. Ladvocat allait jusqu'à la reconnaissance.

On a tort de dire que la vue de l'or n'agit que sur les personnes à qui la fortune n'a pas coutume d'en montrer. Je suis bien un exemple du contraire. Des flots d'or ont passé par mes mains; loin d'être avare, je suis prodigue. Eh bien, depuis le malheur, comme au temps de la prospérité, la vue de l'argent m'a toujours causé des transports, parce qu'il me représente à l'instant toutes ces sensations dont il peut, en le dépensant, devenir la source.

À peine M. Ladvocat m'eut-il remis sa première avance sur le prix de mes Mémoires, que maîtresse d'un trésor si inespéré, il fallut toute la crainte de paraître ridicule pour que je ne lui sautasse point au cou en signe de reconnaissance; ses manières distinguées, ce bon goût d'homme habitué aux plus hautes relations, effaçaient toute idée de spéculation. M. Ladvocat était auprès de moi comme venu s'associer à l'amitié de mes deux bienfaiteurs, beaucoup plus que comme un libraire qui vient traiter d'une affaire; j'expliquais de vive voix tout ce que j'avais encore à raconter dans mes Mémoires, et j'étais heureuse du fin sourire qui passait fréquemment sur la très agréable physionomie de mon jeune éditeur. Mon propre visage était encore plus animé que mes discours. Je parie que si M. Ladvocat veut en convenir, il me crut un peu folle ce jour-là; je l'étais en effet, mais d'un enivrement délicieux de reconnaissance, d'espoir et de ferme volonté de justifier le dévouement de mes amis, de Duval, de Talma, mes providences. Le tableau de cette dernière scène de ma vie serait incomplet, si j'oubliais celle qui la suivit.

J'ai déjà dit que je vivais comme en famille, et que chez madame Petit tout le monde me voulait du bien. En reconduisant M. Ladvocat, qui me témoigna cette déférence si naturelle aux hommes qui connaissent le monde, j'aperçus cinq ou six têtes groupées derrière la porte vitrée de la salle à manger de madame Petit; elle ouvrait de grands yeux, elle paraissait contente de mon bonheur, et, comme je ne lui devais rien, sa joie me fit un double plaisir. À peine le cabriolet de M. Ladvocat eut-il disparu, que tous les bras se tendirent vers moi; toutes les bouches de dire: «Allez-vous publier vos Mémoires? Êtes-vous contente?» Je ne pouvais parler; mais je montrais les signes palpables et matériels du commencement de mon traité.

Ce jour fut un jour de fête pour toute la maison; les enfans eux-mêmes furent de la partie. Le soir même je pris un cabriolet pour aller payer quelques obligations sacrées; mon argent passa comme à l'ordinaire. Cette fois que m'importaient des centaines de francs? j'avais des billets de banque en perspective. Soutenue par cette certitude d'avenir, je me mis au travail que je n'ai quitté qu'après avoir rempli mes engagemens contractés, heureuse d'avoir réussi à intéresser le public aux événemens d'une vie bien orageuse, et d'avoir obtenu une généreuse indulgence sur mes égaremens, effacés peut-être par les infortunes, par les nobles souvenirs qui ont protégé mes aventures personnelles.

Ma tâche est remplie, et je puis dire comme l'empereur romain: «Je n'ai point perdu ma journée;» car il me semble que mon livre, qui apprend aux femmes jusqu'où peut les conduire le premier oubli d'un devoir, n'est pas dépourvu d'une certaine moralité profitable. J'ai écrit comme j'ai vu, comme j'ai senti; et peut-être encore que cette énergie d'émotions, et cette franchise d'aveux sur des temps si extraordinaires et des personnages si considérables ne seront pas non plus sans intérêt pour l'histoire contemporaine. En finissant je me suis attendrie; il me semble que je perds une seconde fois ma jeunesse, ma beauté, mes impressions déjà perdues, et que je retrouvais en racontant. Je suis heureuse pourtant, puisque j'ai pu communiquer à mes nombreux lecteurs quelque chose des sentimens qui m'ont toujours animée, puisque, grâce à ma faible voix, quelques gloires de la patrie ont reçu des hommages qui semblaient s'éloigner de leur tombe.


NOTES

Note 1: (retour) Adèle Mézière fut vingt-cinq années l'amie de Tallien; c'est dans ses bras qu'il rendit le dernier soupir. Par ses démarches et ses vives instances, elle lui obtint un tombeau. Madame Tallien connut Adèle Mézière, et lui a rendu justice.
Note 2: (retour) Littéralement homme à jupon, par allusion aux longs habits des ecclésiastiques. Quand on dit en Espagne gente de faldas, cela signifie femme, ecclésiastique, ou magistrat.
Note 3: (retour) M. Duncan-Stewart tout court. Mais ce portier était Italien; et les Italiens comme les Français donnent volontiers le titre de milord au dernier bourgeois de l'empire britannique.
Note 4: (retour) La maison régnante d'Angleterre se prétend alliée aux guelfes d'Italie.
Note 5: (retour) M. Duncan-Stewart: les enrichis de l'Inde s'appellent vulgairement nabab en Angleterre.
Note 6: (retour) Lord Byron répétait volontiers le proverbe qui dit de Gênes qu'on y trouve une mer sans poisson, une campagne sans arbre, des hommes sans foi et des femmes sans pudeur; proverbe qui est l'expression de la rancune de quelque étranger, et que, malgré ce que je viens de raconter, il ne faudrait pas croire à la lettre ni pour la mer, ni pour la campagne, ni pour les hommes, ni pour les femmes. Néanmoins, Louis XI, qui s'y connaissait, disait déjà de son temps, quand on lui demandait un jour ce qu'il ferait de Gênes si cette ville était à lui: «Je la donnerais au diable.»
Note 7: (retour) M. Victor Hugo.
Note 8: (retour) Quand cette fille parle de cette malheureuse mère, c'est une divinité, un ange d'amour filial.
Note 9: (retour) Monvel, père de mademoiselle Mars.

TABLE GÉNÉRALE PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE DES NOMS CITÉS DANS LES MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE
A

Abdalha, IV.
A'court (sir William), VIII.
Adeline, III.
Agar, ministre des finances, IV.
Albergati (Odoardo), I.
Albergati (Paula), IV.
Albert, IV.
Albizzi (le comte), III; IV.
Alder, médecin anglais, VII.
Aldini, ministre, III.
Alexandre (l'empereur), V, VI.
Alfieri, IV.
Almoth (M.), VIII.
Alpuente (Romero), VIII.
Amaldi (Caroline), IV.
Ambroisine, III.
Amelin (madame), II.
Amelot, I, VII.
Andréossy (le général), VI.
Angoulême (M. le duc d'), V; VI; VIII.
Angoulême (Madame la duchesse d'), VI.
Argüelles (Augustin), VIII.
Arnault, académicien, III; VIII.
Arthur (madame), III.
Artois (M. le comte d'), V.
Augereau, III, V, VI.
Auquertin, (mademoiselle), actrice, III.
Aurélie, II.
Autré (M.), VII.

B

Babey (M.), IV.
Bacciochi (le prince Félix), IV.
Balbi (le comte), III.
Balbi (la comtesse),  VII.
Bail (M.), VII.
Barbarini (la comtesse), IV.
Barbérimio, I.
Barras,  II; IV.
Battle, IV.
Baudos (M.), IV.
Baufremont (M. de), IV.
Beaufremont (le colonel), VI.
Beaujolais  (le comte  de), VII.
Beaussier, III.
Béclard, médecin, VIII.
Belliard (le général), V.
Belloc (M. de), VI.
Beltran de Lys, négociant, VIII.
Belzoni, VII.
Beniowski, I,
Bernadotte, I; V; VI.
Bernier, évêque d'Orléans, VII.
Berowski, I.
Berry (le duc de), VI.
Berryer  père,  avocat,  VI.
Berthier (César), I; V.
Berton (le général), VII.
Bertrand, V; VI.
Bessières, VIII.
Beurnonville, I.
Bianca-Capello. Voyez Capello.
Bianchi, III.
Bichat, VII.
Billaud-Varennes, VII.
Bineldi (la comtesse), IV.
Blanchet (le général), VI.
Blanes, acteur, III.
Blücher, V.
Bonafoux, VI.
Bonald (M. de), IV.
Bonaparte (Joseph), II; III; V.
Bonaparte (Louis); III; IV.
Bonaparte (Lucien), II; III; IV; VI.
Bondy (M. de), IV.
Bonnest (M.), VI.
Bonnier, VIII.
Borara (le comte), III.
Borghèse (le prince), III; IV.
Bory de Saint-Vincent (M.), VI.
Boucher, peintre, II.
Bourières (le général), III.
Bourmont (M. de), VI.
Bouvard, IV.
Branchu (M.), III.
Brandi, V.
Bréan (l'abbé de), VI.
Brekenhof (le baron de); V.
Brekenhof (la baronne de), V.
Brihaut (M.), VII.
Brougham (M.), VII.
Bruix (l'amiral), III.
Brune (le maréchal), VI.
Brunetti (le comte de), VIII.
Bulgari, VIII.
Bunelli, IV.
Bunelli (Marietta), IV.
Bussières, III.
Byron  (lord), VII; VIII.

C

Cabre (M.) III.
Caland (M.), III.
Cambacérès  (le général),  V.
Cambacérès   (l'archichancelier), VI, VII.
Cambon, VII.
Cambronne, V, VI.
Campana (le général), VII.
Campenon,  académicien, V.
Canova, III.
Capelle (le baron),  IV.
Capelletto, III.
Capello, I, V.
Caprara (le comte), III.
Capulo (l'abbé), V.
Carascosa (le général), VI.
Carnot, V; VI; VII.
Caroline (la reine), IV.
Caroline, reine  d'Angleterre, VII.
Carret (M.), VI.
Castagnos (le général), VIII.
Castlereagh (lord), VII.
Catineau (le général), III.
Cauchy (le chevalier), VI.
Caulincourt, II; V; VI.
Cerami (le baron de), IV.
Ceronni (le comte), III.
Cervoni (le général), III.
Cesarotti, III.
Cettini, IV; VII.
Chabrol (le comte de), IV; VII.
Chameroi (mademoiselle), V.
Championnet (le général), III; IV.
Chaptal, III.
Charbonnières, conventionnel, VII.
Charette, IV.
Charles (l'archiduc), I; III.
Charnage (le comte Édouard de), IV.
Chateauneuf (M. de), III; VII.
Château-Renaud (madame), IV.
Chauvet, IV.
Chénier (André), VII.
Chénier (Marie-Joseph), VII.
Cheradeschi (la comtesse), IV.
Choiseul (le duc de), VII.
Cidal, actrice (mademoiselle), VII.
Clarence (le duc de), VII.
Clarke (mistress), VII.
Clausel (le général), VI.
Clavier, III.
Colbran (mademoiselle), IV.
Collet (M.), III.
Contat (mademoiselle), I; II.
Cooper (Antoine-Ashlow), V.
Cooper (Arabella), V.
Corbineau (le général), V.
Corday (Charlotte), IV.
Cornier, I.
Coulmon, VIII.
Courcelles (le chevalier de), I.
Cyrille, général des franciscains  (le père),  VIII.

D

Daendels (le général).
Dallemagne (le général), III.
Dallié (madame), VI.
Dalmont (le sergent), VI.
Damas, III.
Dampierre, I.
Danzel, II.
Daure, ministre de la guerre, IV.
Davoust (le maréchal), VI.
Dazincourt, III.
Deborah, IV.
Decandole, VIII.
Dejean (le général), V.
Delamarre, II.
Delarue, banquier, II.
Delarue (madame), II.
Delelé, I.
Delille, poëte, V.
Delmas, I, IV.
Delville (madame), II.
Delzons (le général), III.
Derville, II.
Déry (le général), III.
Desaix, III.
Désaugiers, V.
Desène (M.), V.
Dessoles (le général), I; V.
Devram (madame), VII.
Devranne (M.), V.
Dragomanni (la comtesse), IV.
Drouot, III; V; VI.
Duchesnois (mademoiselle), II.
Duclos (M.), IV.
Du Deffand (madame), IV.
Dugazon, II; III.
Duhesme (Alfred), III.
Dulfième (le chevalier), III.
Dumoulin (Évariste), VIII.
Dumouriez, I; IV.
Duncan-Stewart (M.), VIII.
Dunderdale (M.), VII.
Dupin aîné, VI.
Duprat (le général), III.
Dupré (madame), III.
Durand (le baron), IV.
Durazzo, dernier doge, III.
Duro, chanoine  espagnol, VIII.
Duroc, III; V; VI.
Durosier, III.
Duval (Alexandre), I; II; IV; VIII.
Duvernet (le général Mouton), VII.
Duvernot (madame), VII.

E

Edgeworth (l'abbé), VI.
Elisa (la princesse), III; IV; V;  VII; VIII.
Elleviou, I; II.
Eroles (le baron d'), VIII.
Esménard, VI.
Eugène (le prince), IV.
Excelmans (le général), IV.
Exmouth (lord), VI.
Eylau (bataille d'), III.

F

Fauchet, préfet, III; IV; V.
Félix (mademoiselle), III.
Fellower (M.), VII.
Ferdinand VII; VIII.
Férino (le général), III.
Fézenzac (le général), V.
Flahaut (le général), V.
Flaugergues (M.) V.
Fleury (mademoiselle), III.
Fontanes (M. de), V; VII.
Forbin (M. de), III.
Foscolo (Ugo), VII.
Fouché, ministre de la police, III; IV; V; VI.
Fournier, IV.
Fox, VI.
Franceschi (Cipriani), IV.
Fressinet (le général), VIII.
Friant (le général), VI.
Fugières (le général), VII.

G

Gaetana, I.
Gaillard (madame), II.
Galiano, VIII.
Gallo (le marquis de), IV.
Gallois (M.), V.
Gamot (M.), VI.
Gantheaume (l'amiral), III.
Gardanne (le général), III.
Garnier (le major), VII.
Genlis (madame de), VII.
Geoffrin (madame), IV.
Gérace (la princesse), IV.
Géraldina, IV.
Gérard (le général), IV; V; VI.
Gérard, peintre (M.), VIII.
Germon (madame), II.
Gerolonni, IV.
Geronimo, I.
Gionettina, IV.
Gironella (M.), VIII.
Godinot (le général), III.
Godoy, VIII.
Goeffieux, VIII.
Gordan (mistress), VII.
Gourgaud (le général), V; VI.
Gouvion-Saint-Cyr, IV.
Goyon (le baron de), IV.
Grammont (le duc de), VI.
Gran (madame), III.
Granseigne (l'adjudant général), III.
Grivel (M. de), VI.
Grouchi (le général), I; III; V; VI.
Grundler (le général), VI.
Gruyer (le général), VII.
Guaraguin, IV.
Guastala (la duchesse de), III.
Gueliani, VI.
Guiccioli (la comtesse), VIII.
Guidai, IV.
Guilleminot, VIII.
Guisti, I.
Guyon (le général), IV.

H

Hainguerlot, IV.
Hantz, domestique, III.
Hautpoult (le général), III.
Havré (le duc d'), VI.
Hawkesbury (lord), VI.
Heim (M. de), VI.
Hervas (M.), III.
Hoche, I; V.
Hogendorp (le général), V.
Hudson-Lowe (sir), IV.
Hugo (M. Victor), VIII.
Hunt, poète anglais, VII;  VIII.

I

Isabey, peintre, II; IV.

J

Jarlot, III.
Jars (madame), II.
Jean Casimir, VII.
Joachim. Voyez Murat.
Joséphine (l'impératrice), II; III; IV; V; VII.
Joubert, II; III.
Jouberton (madame), IV.
Jouffre, II; III.
Jourdan (le maréchal), VI.
Jouy, de l'Académie, VI.
Jumilhac (le général), VII.
Junot (le général), III; IV; VI.

K
Kean, acteur anglais, VII.
Kellermann (le général), I.
Kelly (miss), actrice anglaise, VII.
Kent (le duc de), VI; VII.
Kléber, I; II; III.
Klinglin (le général), I.
Kormwitz (Ida), I.
Krayenhof (médecin), I; III.

L

Labedoyère (Charles de), V; VI; VII.
Labisbal (le général), VIII.
Lachapelle (M. de), VI.
Lacroix (madame), II.
Lacuée (le général), III.
Ladvocat (M.), VIII.
Lætitia, mère de Napoléon, IV; V.
Lafon, III.
Lagarde (le comte de), VIII.
Lahorie, IV.
Lainé (M.), V.
Lalande, astronome, III.
Lamb (lady Caroline), VII; VIII.
Lamb (M.), VII.
Lambertini (le comte), I.
Lambertini (madame), I; II.
Landaburu, VIII.
Lameth, III.
Lanjuinais, V; VI.
Lannes (le maréchal), III; IV.
Lapi, I.
Lariboissière (le général), III.
Laréveillière-Lepeaux, VII.
Larrey (le baron), III; VII.
Lasalle (le général), IV; VI.
Latour, I.
Latour-d'Auvergne, III.
Lavalette (madame), VII.
Lavalette (madame de), VI; VII.
Lavalette (M. de), VII.
Lavauguyon (le comte), IV; V.
Lavello (madame), IV.
Lavello (mademoiselle), IV.
Lebel (le général), I.
Lebon (Eugène), IV.
Lecoulteux de Canteleu, II; III; IV; VII.
Lecourbe; I; III; VI.
Lefebre-Desnouettes (le général),  III; IV; V; VI.
Lemierre, II.
Lemot; II; III; VIII.
Lenoir (M. Dominique), VIII.
Léopold (le prince), III.
Lepelletier de Saint-Fargeau, III.
Lepinois, II.
Leroi, II.
Leval (le général), V.
Levassor (mademoiselle), VI.
Lhermite, I; II.
Lichteau (la comtesse de), V.
Lichtemberg (le prince de), IV.
Lorenzo, IV.
Louis XVIII, VI.
Loweia (M. de), VI.
Londonderry (le marquis de), VII.
Lucai (madame), II.
Luchesini fils, (M. de), IV.
Luosi (le comte), I; II.
Luzerne (le baron de), III.
Lydia, IV.

M

Macdonald, V.
Maherault (M.), III.
Mairet, III.
Malaspina (la marquise de), III.
Mallet, IV, V.
Manfredini, II.
Mangrini, VII.
Manhès (le général), VI.
Manuel, VI.
Marceau, I.
Marchand (le général), VI.
Marescalchi (le comte), III.
Marescot, I.
Marie-Antoinette, II.
Marie-Louise, impératrice, IV; V; VI.
Markoof (le comte de), VI.
Marmont (le général), V.
Mars (mademoiselle), VIII.
Martinez de la Rosa, VIII.
Masséna, III; V; VI.
Mazeppa, VII.
Medici (la comtesse), III.
Médicis, IV; V.
Meino, III.
Menou (le général), III; IV.
Metternich, V.
Meynier, I.
Mézeray (mademoiselle), III.
Mezières (Adèle), VIII.
Milans (le général), VIII.
Mina, VIII.
Miollis (le général), IV.
Mirande (M. de), II.
Molé, I; II; III.
Mollien (M.), III.
Moncey, V; VI.
Monge, V.
Montbrun (le général), IV.
Montchoisy (le général), III.
Montesquiou (le colonel), V.
Montgérault (la marquise de), IV.
Montholon (M. de), II; V.
Montmorenci (Mathieu de), III.
Monti, poëte, I; II; IV.
Montiyo (le comte de), VIII.
Montozon, IV.
Monvel, II; III.
Moore (Thomas), VIII.
Moreau, I; II; III; IV; VI.
Morellet (l'abbé), V.
Morillo (le général), VIII.
Morlat (le général), V.
Morochesi, acteur, III.
Mortier, V; VI.
Muiron, III.
Murat, II; III; IV; V; VI; VII.
Murhausen fils, III.
Murhausen (madame), III.
Mylord (madame), III.

N

Nagel (le général), IV.
Nansouty (le général), III, V.
Napoléon, I; II; III; IV; V; VI; VII.
Narbonne (madame de), VI.
Neufchatel (le prince de), V.
Ney, I; II; III; IV; V; VI; VII.
Ney (madame la maréchale), VII.
Ney fils (M.), VII.
Nidia (jeune Lithuanienne), IV.
Noomz (poète hollandais), IV.
Norvins (M. de), IV.

O

Oberkampf, VII.
Obval (M.), II.
Obval (madame), II.
Odleben (le baron d'), IV.
Orléans (M. le duc), VI; VII.
Ornano, IV.
Orosco (comtesse d'), I.
Orrigny (marquis d'), I.
Ortiz (Jacobo), VII.
Orzio (duc d'), I.
Orzio (Lavinie d'), I.
Oudet, II; III; IV; V; VI.
Oudinot, V.
Ouvrard, III; VIII.

P

Pacthod (le général), V.
Pajol (le comte de), IV; VI.
Palmieri (le marquis de), IV.
Pancemont (M. de), VI; VII.
Paris (madame), III.
Parny (M. de), II.
Pascal (mademoiselle), IV.
Pauline (la princesse), III; IV; V.
Pelandi, actrice italienne, III.
Penski (le comte), I.
Penski (mademoiselle), I.
Permon (M. de), III.
Petit (madame), II.
Pichegru, I; III.
Pie VII, IV.
Pignatelli (le prince), IV.
Platoff (l'hetman des Cosaques), VII.
Polignac (M. de), VI.
Porcia (la princesse), IV.
Poret de Morvan (le général), VII.
Porta, poète italien, VII.
Portsmouth (lord), VII.

Q

Quesada (le général), VIII.
Quesnel (le général); V.
Quiroga, VIII.

R

Rabaut (madame Étienne), VII; VIII.
Raucourt (mademoiselle), V.
Raynouard (M.), V.
Regato, médecin espagnol, VIII.
Regnault de Saint-Jean-d'Angely, II; III; V; VI; VII.
Regnault (madame), III.
Reille (le général), VII.
Remond (madame), II.
Renaud (M.), III.
Renaud, sergent d'artillerie, VII.
Richard, I; II.
Riégo, VIII.
Rielle (M.) IV.
Rigitti, acteur, III.
Rivière (madame), I; III.
Rocca (le duc della), VI.
Romilda, IV.
Roquelaure (M. de), V.
Rosetti, IV, V.
Rossini, IV.
Rostopchin, IV.
Rousselois (madame), III.
Roustan, mameluck, V.
Roux-Laborie (M.) V.
Ruga (madame), II.

S

Sabatier (M.), VII.
Saint-Aubin (madame), I.
Saint-Elme, III.
Sainte-Suzanne, I.
Salicetti, IV.
Saluces (le comte de) III; IV.
Santa-Cruz (le marquis de), VIII.
Santi, évêque de Savona, III.
Schasser, célèbre minéralogiste, III.
Schérer (le général), I; II.
Schimmelpinning, I.
Schimmelpinning (madame), I.
Schneider, III.
Scitivaux, IV.
Scolforo (Raphaël), IV.
Ségur (M. de), IV.
Serrurier, III.
Serti, V.
Seruzier (le colonel), VII.
Shelley, poète anglais, VII.
Sheppard, prédicateur méthodiste (M.), VIII.
Sheppard (mistress), VIII.
Solié, I.
Soult (le maréchal).
Sourdeau (M. de), IV.
Sourdeau (madame de), IV,
Spinochi (Camilla), III.
Spinola (Argentine), III.
Staël (madame de), I; IV; V; VI; VIII.
Stendhal (M. le baron de), VIII.
Strati (duc del), IV.
Strozzi (Philippe), IV; V.
Stuard, général anglais, VI.
Stuard (M.), V.
Suchet (le maréchal), V; VI.
Suin (madame), III.

T

Talleyrand, II; III; IV; V; VI; VIII.
Tallien, IV; VII; VIII.
Tallien (madame), I; II; IV; VII.
Talma, I; II; III; IV; V; VIII.
Tampier (M.), IV.
Tankerville (lady), VI.
Thérèse (la soeur), VII; VIII.
Thibaudeau, III.
Thierry (madame), VII.
Thouillier, directeur de spectacle,  VIII.
Tolstoy (Léopold-Ferdinand de), I.
Tomasi (madame), IV.
Torigiani (la comtesse), III; IV.
Treilhard (le général), V.
Turo (dona Pepa), VIII.

U

Ude (M.), VII.

V

Van-Aylde-Jonghe (le baron de), I.
Van-Aylde-Jonghe (mademoiselle), I.
Van-Brée, peintre, V.
Vandamme (le général), I.
Van-Daulen, I.
Van-Derke (le baron), I.
Van-Derke (Maria), I.
Vandremer (madame), II.
Van-Lover, I.
Van-Maanen (M.), VII.
Van-Perpowy (le comte), I.
Van-Schaahepen, I
Venueza, curé espagnol, VIII.
Verteuil (M. Armand), IV.
Vicente, prêtre espagnol, VIII.
Victor (le maréchal), V; VI.
Vigée, III.
Villanova (don Félix), VIII.
Villate, lieutenant-général, VI.
Vinci (Cosimo), I.
Viscardi, apothicaire, IV.
Visconti (madame), II.
Vivalda (le comte de), III.
Vivian (le commandant), VI.
Volnais (mademoiselle), III.

W

Wellington (lord), VI; VII.
Willhem, I.
Wismann (M.), VIII.
Wismann (M. de), VIII.
Witworth (lord), VI.
Wrigth, VIII.

Y

Yorck (duc d'), I; VII.
Yorck (duchesse), VII.

Z

Za (la baronne), VI.
Zayas (le général), VIII.
Zondondari, IV.

TABLE PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE DES NOMS CITÉS DANS LE PREMIER VOLUME DES
MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE.

Albergati (Odoardo).
Amelot.

Barberimio.
Béniowski.
Bernadote.
Berowski.
Bertier (César).
Beurnonville.

Capello.
Charles (l'archiduc).
Contat (mademoiselle).
Cornier.
Courcelles (le chevalier de).
Daendels (le général).
Dampierre.
Delelé.
Delmas.
Dessoles (le général).
Dumouriez.
Duval (Alexandre).

Elleviou.

Gaetana.
Geromimo.
Grouchy (le général).
Guisti.

Hoche.

Kellermann (le général).
Kléber.
Klinglin (le général).
Kormwitz (Ida).
Krayenhof (médecin).

Lambertini (le comte de).
Lambertini (madame).
Lapi.
Latour.
Lebel (le général).
Lecourbe.
Lévey.
Lhermite.
Luosi (le comte).

Marceau.
Marescot.
Marie.
Meynier.
Molé.
Monti, poète.
Moreau.

Napoléon.
Ney.
Noomz, poète hollandais.

Orosco (comtesse d').
Orrigny (marquis d').
Orzio (duc d').
Orzio (Lavinie d').

Penski (comte).
Penski (mademoiselle).
Pichegru.

Richard.
Rivière (madame).

Saint-Aubin (madame).
Saint-Cyr.
Sainte-Suzanne.
Scherer (le général).
Schimmelpinning.
Solié.
Staël (madame de).

Tallien (madame).
Talma.
Tolstoy (Léopold-Ferdinand de).

Van-Aylde-Jonghe (le baron de).
Van-Aylde-Jonghe (mademoiselle).
Vandamme (le général).
Van-Daulen.
Van-Derke (le baron).
Van-Derke (Maria).
Van-Lover.
Van-Perpowy (le comte de).
Vanl-Schaahepen.
Vinci (Cosimo).

Willhem.

York (duc d').

TABLE PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE DES NOMS CITÉS DANS LE SECOND VOLUME DES
MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE.

Amelin (madame).
Aurélie.

Barbas.
Bonaparte (Lucien).
Bonaparte (Joseph).
Boucher, peintre.

Caulincourt.
Contat (mademoiselle).

Danzel.
Dexamaure.
Delarue, banquier.
Delarue (madame).
Delville (madame).
Derville.
Duchesnois (mademoiselle).
Dugazon.
Duval (Alexandre).

Elleviou.
Gaillard (madame).
Germon (madame).

Hol***.

Isabey, peintre.

Jars (madame).
Joséphine.
Joubert.
Jouffre.
Joy***.

Kléber.

Lacroix (madame).
Lambertini (madame).
Lecoulteux de Canteleu.
Leda.
Lhermite.
Lemierre.
Lemot.
Lepikois.
Leroi.
Lucai (madame).
Luosi (comte).

Marie Antoinette.
Mirande (M. de).
Molé.
Montholon (N. de).
Monti, poète italien.
Monvel.
Moreau.
Murat.

Napoléon.
Ney.

Obval (M.).
Obval (madame).
Oudet.

Parny (M. de).
Petit (madame).
Regnault de Saint-Jean-d'Angely.
Remond (madame).
Richard.
Ruga (madame).

Schérer (le général).
Siv***.
Talleyrand (le prince de).
Tallien (madame).
Talma.

Vandremer (madame).
Visconti (madame).

TABLE PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE DES NOMS CITÉS DANS LE TROISIÈME VOLUME DES
MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE.

Adeline.
Albizzi (le comte).
Aldini, ministre.
Ambroisine.
Arnault.
Arthur (madame).
Augereau.
Auquertin, actrice (mademoiselle).

Balbi (le comte).
Beaussier.
Branchu (M.).
Bianchi.
Blanes, acteur.
Bonaparte (Joseph).
Bonaparte (Louis).
Bonaparte (Lucien).
Borara (le comte).
Borghèse (le prince).
Bourières (le général).
Bruix (l'amiral).
Bussières.

Cabre (M.).
Caland.
Canova.
Capelleto (le baron).
Caprara (le comte).
Catineau (le général).
Ceronni (le comte).
Cervoni (le général).
Cesarotti.
Championnet (le général).
Chaptal.
Charles (le prince), I.
Chateauneuf (M. de).
Clavier.
Collet (M.).

Dallemagne (le général).
Damas.
Dazincourt.
Delzons (le général).
Déry (le général).
Desaix.
Drouot.
Dugazon.
Duhesme (Alfred).
Dulfième (le chevalier).
Duprat (le général).
Dupré (madame).
Dorazzo, dernier doge.
Duroc.
Durosier.

Élisa (la princesse).
Eylau (bataille d').

Fauchet, préfet.
Félix (mademoiselle).
Ferino (le général).
Fleury (mademoiselle).
Fouché, ministre de la police.
Forbin (M. de).

Gantheaume (l'amiral).
Gardanne (le général).
Godinot (le général).
Gran (madame).
Granseigne (l'adjudant-général).
Grouchy.
Guastala (la duchesse de).

Hantz, domestique.
Hautpoult (le générale d').
Hervas (M.).

Jarlot.
Joséphine.
Joubert (le général).
Jouffre.
Junot (le général).

Kléber.
Krayenhof.

Laguée (le général).
Lafon.
Lalande, astronome.
Lameth (M. de).
Lannes (le maréchal).
Lariboissière (le général).
Larrey (le baron).
Latour-d'Auvergne.
Lecourbe (le général).
Lecoulteux de Canteleu.
Lefebvre-Desnouettes (le général).
Lemot.
Léopold (le prince).
Lepelletier de Saint-Fargeau.
Luzerne (le baron de).

Maherault (M.).
Mairet.
Malaspina (la marquise de).
Manfredini.
Mareschalchi (le comte).
Masséna.
Medici (la comtesse).
Meino.
Meino (madame).
Menou (le général).
Mezeray (mademoiselle).
Molé.
Mollien (M.).
Montchoisy (le général).
Montmorenci (Mathieu de).
Monvel.
Moreau.
Morochesi, acteur.
Muiron.
Murat.
Murhausen fils.
Murhausen (madame).
Mylord (madame).

Nansouty (le général).
Napoléon.
Ney.

Oudet.
Ouvrard.

Paris (madame).
Pauline (la princesse).
Pelandi, actrice italienne.
Permon (M. de).
Pichegru.

Regnault de Saint-Jean-d'Angely.
Regnault (madame).
Renaud (M.).
Rigitti, acteur.
Rivière (madame).
Rousselois (madame).

Saint-Elme.
Saluces (le comte de).
Santi, évêque de Savona.
Schasser, célèbre minéralogiste.
Schneider.
Serrurier.
Spinochi (Camilla).
Spinola (Argentine).
Suin (madame).

Talleyrand.
Talma.
Thibaudeau.
Torigiani (la comtesse).

Vigée.
Vill... (M.).
Vivalda (le comte de).
Volnais (mademoiselle).

TABLE PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE DES NOMS CITÉS DANS LE QUATRIÈME VOLUME DES
MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE.

Abdalha.
Agar, ministre des finances.
Albergati (Paula).
Albert.
Albizzi (le comte Cereni).
Alfiéri.
Amaldi (Caroline).

Babey (M.).
Bacciochi (le prince Félix).
Barbarini (la comtesse).
Barras.
Battle.
Baudus (M.).
Baufremont (M. de).
Bineldi (la comtesse).
Bonald (M. de).
Bonaparte (Louis).
Bonaparte (Lucien).
Bondy (M. de).
Borghèse (le prince).
Bouvard.
Bunelli.
Bunelli (Marietta).

Capelle (le baron).
Caroline (la reine).
Cerami (le baron de).
Cettini.
Chabrol (le comte de).
Championnet.
Charette.
Charnage (le comte Édouard de).
Chateau-Renaud (madame).
Chauvet.
Cheradeschi (la comtesse).
Colbran (mademoiselle).
Corday (Charlotte).

Daure, ministre de la guerre.
Deborah.
Delmas.
Dragomanni (la comtesse).
Duclos (M.).
Dudeffand (madame).
Dumouriez.
Durand (le baron).
Duval (Alexandre).

Elisa (la princesse).
Eugène (le prince).
Excelmans (le général).

Fauchet, préfet.
Fouché.
Fournier.
Francheschi (Cipriani).

Gallo (le marquis de).
Geoffrin (madame).
Gérace (la princesse).
Geraldina.
Gérard (le général).
Gerolonni.
Gionettina.
Gouvion-Saint-Cyr.
Goyon (le baron de).
Guaraguin.
Guidal.
Goton (le général).

Hainguerlot (M.).
Heim (M. de).
Hudson-Lowe (Sir).

Isabey, peintre.

Joséphine.
Jouberton (madame).
Junot.

Lahorie.
Lannes (le maréchal).
Lasalle (le général).
Lavauguyon (le comte de).
Lavello (mademoiselle).
Lavello (madame).
Lebon (Eugène).
Lecoulteux de Canteleu.
Lætitia (madame).
Lefebvre-Desnouettes.
Lichtenberg (le prince de).
Lorenzo.
Luchesini fils (M. de).
Lydia.

Mallet.
Marie-Louise, impératrice.
Médicis.
Menou (le général).
Miollis (le général).
Mont-Brun (le général).
Montgérault (la marquise de).
Monti.
Montozon.
Moreau.
Murat.

Nagel (le général).
Napoléon.
Ney.
Nidia, jeune Lithuanienne.
Norvins (M. de).

Odleben (le baron d').
Ornano.
Oudet.

Pajol (le comte de).
Palmieri (le marquis de).
Pascal (mademoiselle).
Pauline.
Pie VII.
Pignatelli (le prince).
Porcia (la princesse).

Rielle (M.).
Romilda.
Rosetti.
Rossini.
Rostopchin.

Salicetti.
Saluces (le marquis de).
Scitivaux (M.).
Scolforo (Raphaël).
Ségur (M. de).
Sourdeau (M. de).
Sourdeau (madame de).
Staël (madame de).
Strati (duc del).
Strozzi (Philippe).

Tallien.
Tallien (madame).
Talleyrand.
Talma.
Tampier (M.).
Tomasi (madame).
Torrigiani (la baronne).

Verteuil (M. Armand).
Viscardi, apothicaire.

Zondondari.

TABLE PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE DES NOMS CITÉS DANS LE CINQUIÈME VOLUME DES
MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE.

Alexandre (l'empereur).
Angoulême (le duc d').
Artois (le comte d').
Augereau (le maréchal).

Belliard (le général).
Bernadotte.
Berthier.
Bertrand.
Bianca-Capello.
Blücher.
Bonaparte (Joseph).
Brandi.
Brenkenhof (le baron de).
Brenkenhof (la baronne de).
Cambacérès (le général).
Cambrone.
Campenon (M.).
Capello Voyez Bianca.
Capulo (l'abbé).
Carnot.
Caulaincourt.
Chameroi (mademoiselle).
Cooper (Antoine-Ashlow).
Cooper (Arabella).
Corbineau (le général).

Dejean (le général).
Delille, poète.
Désaugiers.
Desène (M.).
Dessolles (le général).
Devranne (M.).
Drouot.
Duroc.

Elisa.

Fauchet.
Fezenzac (le général).
Flahaut (le général).
Flangergues (M.).
Fontanes (M. de).
Fouché.

Gallois (M.).
Gérard (le général).
Gourgaud (le général).
Grouchy.

Hogendorp (le général).
Hoche.

Joachim. Voyez Murat.
Joséphine.

Labédoyère (Charles de).
Lainé (M.).
Lanjuinais (M.).
Lavauguyon (duc de).
Lefebvre.
Leval, (le général).
Lichteau (comtesse de).
Lætitia, mère de Napoléon.

Macdonald.
Mallet.
Marie-Louise.
Marmont (le maréchal).
Masséna.
Médicis (Lorenzo de).
Metternich.
Moncey.
Monge.
Montesquiou (le colonel).
Montholon (le général).
Morellet (l'abbé).
Morla (le général).
Mortier.
Murat.

Nansouty (le général).
Napoléon.
Neufchatel (le prince de).
Ney.

Oudet.
Oudinot.

Pacthod (le général).
Pauline.

Quesnel (le général).

Raucourt (mademoiselle).
Raykotjard (M.).
Regnault de Saint-Jean-d'Angely.
Roquelaure (M. de).
Roustan, mameluck.
Roux-Laborie (M.).

Serti.
Soult (le maréchal).
Staël (madame de).
Strozzi (Philippe).
Suard (M.).
Suchet (le maréchal).

Talleyrand.
Talma.
Treilhard (le général).

Van-Brée, peintre.
Victor (le maréchal).

TABLE PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE DES NOMS CITÉS DANS LE SIXIÈME VOLUME DES
MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE.

Alexandre (l'empereur).
Andréossy (le général).
Angoulême (le duc d').
Angoulême (la duchesse d').
Augereau (le maréchal).

Beaufremout (le colonel).
Belloc (M. de).
Bernadotte.
Berri (le duc de).
Berryer père, avocat.
Bertrand.
Blanchet (le général).
Bonafoux.
Bonaparte (Lucien).
Bonnest (M.).
Bory de Saint-Vincent (M.).
Bourmont (M. de).
Bréan (l'abbé de).
Brune (le maréchal).

Cambacérès.
Cambrone.
Carascosa (le général).
Carnot.
Carret (M.).
Cauchy (M. le chevalier).
Caulaincourt.
Clauzel (le général).

Dallié (madame).
Dalmont (le sergent).
Davoust (le maréchal).
Drouot.
Dupin aîné (M.).
Duroc.

Enceworth (l'abbé).
Esménard.
Exmouth (lord).
Fouché.
Fox.
Friant (le général).

Gamot (M).
Gérard (le général).
Grammont (le duc de).
Grivel (M. de).
Grouchy (le maréchal).
Grundler (le général).
Gueliani.

Havré (le duc d').
Hawkesburry (lord).

Jourdan (le maréchal).
Junot.

Kent (le duc de).

Labédoyère.
Lachapelle (M. de).
Lanjuinais.
Lasalle.
Lavalette (madame de).
Lecourbe.
Lefebvre-Desnouettes.
Levassor (mademoiselle).
S. M. Louis XVIII.
Loweia (M. de).

Manhès (le général).
Manuel.
Marchand (le général).
Marie-Louise.
Markoff (le comté de).
Masséna.
Moncey (le maréchal).
Moreau.
Mortier (le maréchal).
Murat.

Napoléon.
Narbonne (madame de).
Ney.

Orléans (le duc d').
Oudet.

Pajol (le général).
Pancemont (M. de), évêque de Vannes.
Polignac (M. de).

Regnault de Saint-Jean-d'Angely.
Rocca (le duc della).
Rosetti.

Staël (madame de).
Stuart, général anglais.
Suchet (le maréchal).

Talleyrand.
Tankerville (lady).

Victor (le maréchal).
Villate, lieutenant-général.
Vivian (le commandant).

Wellington (lord).
Witworth (lord).

Za (la baronne).

TABLE PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE DES NOMS CITÉS DANS LE SEPTIÈME VOLUME DES
MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE.

Alder, médecin anglais (M.).
Amelot, évêque de Vannes (M.).
Autré (M.).

Balbi (madame la comtesse de).
Ball (M.).
Beaujolais (le comte de).
Belzoni.
Bernier, évêque d'Orléans (M.).
Berton (le général).
Bichat.
Billaud-Varennes.
Brihaut (M.).
Brougham (M.).
Byron (lord).

Cambacérès.
Cambon.
Campana (le général).
Carnot.
Caroline, reine d'Angleterre.
Castlereagh (lord).
Cettini.
Chabrol (M. de).
Charbonnières, conventionnel.
Chateauneuf (Arnaud de).
Chénier (André).
Chénier (Marie-Joseph).
Clarence (le duc de).
Clarke (mistress.).
Cidal, actrice (mademoiselle).
Choiseul (le duc de).

Devram (madame).
Dunderdale (M.)
Duvernet, (le général Mouton-).
Duvernot (madame).

Élisa (la princesse).

Fellower (M.).
Fontanes (M. de).
Foscolo (Ugo).
Fugières (le général).

Garnier (le major).
Genlis (madame de).
Gordan (mistress).
Gruyer (le général).

Hunt, poète anglais (M. Leigh).

Jean Casimir.
Joséphine (l'impératrice).
Jumilhac (le général).

Kean, acteur anglais.
Kelly, actrice anglaise (miss).
Kent (le duc de).

Labédoyère (Charles de).
Lamb (Lady Caroline).
Lamb (M.).
Laréveillière-Lepeaux.
Larrey (le baron)
La Tour-du-Pin (M. de).
La Valette (madame).
La Valette (madame de).
La Valette (M. de).
Lecoulteux de Canteleu (M.).
Londonderry (le marquis de).

Mangrini.
Mazeppa.
Murat.

Napoléon.
Ney.
Ney (madame la maréchale).
Ney fils (M.).

Oberkampf.
Orléans (le duc d').
Ormz (Jacobo).

Pancemont (M. de).
Platoff (l'hetman des cosaques).
Poret de Morvan (le général).
Porta, poète italien.
Portsmouth (lord).

Rabaut (madame St-Étienne)
Reille (le général).
Regnault de Saint-Jean-d'Angely.
Renaud, sergent d'artillerie.

Sabatier (M.)
Seruzier (le colonel).
Shelley, poète anglais.

Tallien.
Tallien (madame).
Thérèse (la soeur).
Thierry (madame).

Ude (M.).

Van Maanen (M.).

Wellington (lord).

York (le duc d').
York (la duchesse d').

TABLE PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE DES NOMS CITÉS DANS LE HUITIÈME VOLUME DES
MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE.

A'court (sir William).
Almoth (M.).
Alpuente (Romero).
Angoulème (le duc d').
Arguelles (Augustin).
Arnault (M.).

Béclard, médecin.
Beltrand de Lys, négociant.
Bessières.
Bonnier.
Brunetti (le comte de).
Bulgari.
Byron (lord).

Castagnos (le général).
Coulman (M.).
Cyrille, général des franciscains (le père).

Decandole, professeur de botanique.
Dumoulin (M. Évariste).
Duncan Stewart (M.).
Duro, chanoine espagnol.
Duval (Alexandre).

Élisa (la princesse).
Éroles (le baron d').

Ferdinand VII.
Fressinet (le général).

Galiano.
Gérard, peintre (M.).
Gironella (M.).
Godoy (Manuel).
Goeffieux.
Guiccioli (la comtesse).
Guilleminot (le général).

Hugo (M. Victor).
Hunt (M. Leighs).

Jouy, de l'Académie (M. de).

Labisdal (le général).
Ladvocat (M.).
Lagarde (le comte de).
Lamb (Lady Caroline).
Landaburu.
Lemot.
Lenoir (M. Dominique).

Mars (mademoiselle).
Martinez de la Rosa (M.).
Merières (Adèle).
Milans (le général).
Mina.
Montiyo (le comte de).
Moore (Thomas).
Morillo (le général).

Ouvrard.

Quesada (le général).
Quiroga.

Rabaud (madame Étienne).
Regato, médecin espagnol.
Riego.

Santa-Crux (marquis de).
Sheppard, prédicateur méthodiste (M.).
Sheppard (mistress).
Staël (M. le baron Auguste de).
Stendhal (M. le baron de).

Talleyrand.
Tallien.
Talma.
Thérèse (la soeur).
Thuillier, directeur de spectacle.
Turo (Dona pepa).

Venneza, curé espagnol.
Vicente, prêtre espagnol (don).
Villanova (D. Félix).

Wismann (M.).
Wismann (madame).
Wright (M.).

Zayas (le général).








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Ida Saint-Elme

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electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
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1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
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fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

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defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
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opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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