The Project Gutenberg EBook of Les Femmes de proie. Mademoiselle Cachemire, by 
Jules  Claretie

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Title: Les Femmes de proie. Mademoiselle Cachemire
       Mademoiselle Cachemire

Author: Jules  Claretie

Release Date: October 14, 2012 [EBook #41065]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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LES FEMMES DE PROIE

MADEMOISELLE

CACHEMIRE

EN PRÉPARATION

DU MÊME AUTEUR:

CAMILLE DESMOULINS et LES DANTONISTES, essai sur la Révolution française (1789-1794), 1 vol. in-8o.

Coulommiers.—Typ. de A. MOUSSIN.

LES FEMMES DE PROIE

MADEMOISELLE
CACHEMIRE

PAR

JULES CLARETIE

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PARIS

E. DENTU, ÉDITEUR

LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES

PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE D'ORLÉANS

1867

Tous droits réservés

A JULES LEVALLOIS


Voilà plusieurs jours déjà que je suis à Florence. C'est loin de Paris, mon ami! Il n'y a pas seulement les Alpes et les Apennins entre les boulevards et les Cascine, il y a un monde. Monde d'idées, monde de faits. Tout s'agite ici; là-bas, dirait-on, tout est calme. J'entends passer sous mes fenêtres des chants de joie, des hymnes de guerre. Le mot de liberté traverse l'air du matin au soir, et c'est le premier nom qui m'éveille. Ah! ce n'est plus la Femme à barbe! Ces Italiens sont en retard.

Ils vont se battre, paraît-il, ils partent. Je vois passer les volontaires avec leurs sœurs qui pleurent et leurs pauvres mères qui ont les yeux rouges. Ils marquent le pas, ne disent rien, mais ils savent où ils vont. On pourra les vaincre—la guerre a ses destins—mais ils sauront mourir. Ce sont là d'étranges spectacles et je n'y suis pas habitué. Quelle antithèse! Et—pour la première fois peut-être—en voyage je ne regrette point Paris. C'est à lui pourtant que je pense et c'est lui que j'ai voulu peindre—une de ses mille faces tout au moins—dans un livre que je suis heureux de vous dédier et que je souhaiterais plus digne de vous. Paris? Il est là-bas, avec ses tournoiements, ses mugissements, sa perpétuelle agitation, sa fièvre éternelle. Il va et vient, s'agite, se démène, vit à grands guides, rit à grosse voix, s'excite, s'irrite, s'éperonne et s'époumonne. Il y a, dirait-on, un peu de tétanos dans son cas. Je le vois ainsi, du moins, épileptique et fou, et c'est de la sorte que je l'ai présenté. L'image ne séduira pas tout le monde. Il est évident qu'un pastel est plus aimable et beaucoup plus poli qu'un miroir. Mais je réponds de la plupart des traits.

Qui sait? Vous m'accuserez peut-être, mon cher ami, d'avoir à plaisir broyé le bitume et poussé au noir, vous qui regardez les choses de loin et qui de Paris ne voyez plus que l'immense figure, couchée là-bas, sous le vaste ciel, toute de marbre, dirait-on, éclatante et fière, blanche par les jours de soleil. C'est de Montretout que vous contemplez le spectacle. Les cris de forcenés lorsqu'il vous parviennent à Saint-Cloud ont eu le temps de s'adoucir; l'âcre senteur de boudoirs et d'usines, de restaurants et d'écuries, s'est saturée des parfums sains des arbres, de l'eau, de la terre retournée. Puis, à deux pas, la forêt vous console. Vous avez vos livres et vos fourmis, Goëthe qui vous parle de la nature et la nature qui vous parle de tout. Vous avez bien le temps quand frissonnent les marronniers, quand les feuilles s'ouvrent au printemps ou se dorent à l'automne, quand l'herbe vous tend ses tapis et le bon livre ses pages fraîches, vous avez bien le temps d'écouter le récit de la ruelle, le scandale qui court, ou le boursier qui vole!—Ou si vous le faites, ô philosophe, c'est pour en rire.

Mais on ne peut pas toujours rire. Voilà pourquoi j'ai écrit ce livre—moral, vous le verrez, de la morale brûlante—et malheureusement encore actuel. Il fait bien pourtant de se presser, car un temps viendra—qui n'est pas loin, je l'espère—où il ne sera plus possible. Il arrivera une heure où le roman, où le drame—sur lesquels elle règne depuis quinze ans—n'appartiendront plus à la femme de proie. Celui qui croirait alors écrire une œuvre d'art sur ce sujet ne composerait plus qu'une façon de mémoire historique. La saison sera finie parce que la femme de proie sera vaincue. On s'en occupe déjà beaucoup moins, ce me semble. Il faut à nos appétits une autre nourriture, d'autres inspirations à nos écrivains.—Il est temps de remplacer cette matière par un idéal.

Non pas, à mon avis, qu'on ait abusé du sujet. Il fallait bien peindre ce qu'on avait sous les yeux. Le prosecteur ne peut disséquer, dans son amphithéâtre, que les cas atteints par maladie régnante. Que si l'épidémie persiste ne vous en prenez pas à lui, dites-vous: l'atmosphère est mauvaise, et laissez faire le scalpel du chirurgien. Je sais bien; des études pareilles ne sont pas du goût de tout le monde. Le lecteur, quoiqu'en dise cet autre, veut encore moins être respecté que flatté! Tout écrivain qui respecte quelque peu l'hypocrisie doit s'attacher à faire style de velours. Devant Saint-Simon assurément Dangeau fût devenu blême, disant: Quel est ce duc mal léché? Mais la bile de Saint-Simon avait raison de passer dans son encre et l'encre est restée. Voilà le fait.

Nous écrivons un roman, il est vrai. Vous allez me dire: «Ne pouviez-vous pas justement laisser loin de vous cette réalité douloureuse, regarder plus haut que la terre, chercher autre part et vous échapper, à votre gré, vers les grands horizons, les lignes pures, les régions consolantes!» Certes. Vous avez deviné, mon ami, lorsque parut Robert Burat et vous avez bien voulu dire que la tristesse des œuvres de notre génération venait seulement des obstacles que nous avions rencontrés à nos débuts,—obstacles moraux, j'entends,—manque d'air et d'espace et que, dépouillés de ces sources vivifiantes et libres nous nous étions réfugiés dans le doute ou dans l'ironie. Et vous nous indiquiez le remède et vous ressuscitiez nos espoirs. En effet, vous aviez raison. Il y a encore des espérances de par le monde. Il y a encore des souffles puissants et des courants invincibles, le droit n'est point frappé à mort, la liberté n'est point à jamais vaincue.

Ne la croyait-on pas au tombeau cette Italie, qui tressaille et se redresse à cette heure? Soupçonnait-on que cette poussière de morts pût se retrouver aussi vivante? Ne la regardait-on pas depuis longtemps comme un Musée, campo-santo de l'art où l'on venait admirer des cadavres? Eh bien! la patrie des Donatello et des Ghirlandajo, la terre des Brunelleschi et des Michel-Ange, le pays des artistes allait devenir le pays des citoyens. Ils sont debout, ils marchent. Mal armés, faibles et chétifs, ces paysans nourris de riz vont se mesurer avec les robustes soldats de l'Autriche. Ce qui les attend, peu leur importe. S'ils tombent, ils tomberont joyeux. Ils ne doutent pas du succès. Ceci est le secret. Mais ils ont la justice. C'est quelque chose. Ils réclament le droit à la patrie, rien de plus: Les canons ennemis qui les mitrailleront ne pourront les priver du moins d'une tombe dans la terre natale.

Et voilà comment renaissent les nations.

Mon cher ami, je ne crois pas avoir assombri les tableaux parisiens que je vous présente. Cela est ainsi. Mademoiselle Cachemire me paraît même, si je dois l'avouer, un peu bien modeste auprès de certaines de ses rivales qui courent non pas le roman mais le monde. Mais, tout en se piquant de faire vrai, on est encore forcé de se contenter d'indications. Que voulez-vous? J'ai tâché aussi de relever les côtés sombres d'un tel sujet par des coins assez consolants. Il faut tout prévoir. M. Tartufe pourrait se fâcher:

Comment! couvrez ce sein....

Puis je ne suis point pessimiste, diable! Je m'arrête volontiers devant un marais aux eaux croupissantes—surtout quand le marais va jusqu'à ma porte. Je vois ces taches verdâtres, cette eau stagnante, ces herbes mauvaises, fauves et perfides, luisantes comme des glaives, ces façons de terre ferme qui sollicitent et qui engloutissent, ces squammes et ces moisissures, mais vienne un rayon de soleil, un oiseau qui chante, une libellule qui passe, et, je vous en réponds, mon cher Levallois, c'est le rayon qui m'attire, c'est la libellule au corselet bleu que je regarde, que je suis des yeux et c'est l'oiseau que j'écoute.

Tenez, quelque plaisir que j'aie à causer avec vous, je laisse ma plume et je vous quitte. Je vais à deux pas, dans ces jardins de Boboli où passa Montaigne, où se promena Pétrarque sans doute, et Masaccio et Marcile Ficin, et les artistes et les poètes; où les arbres en berceaux, les oliviers, les citronniers font de l'ombre avec du soleil et réalisent un vers de Virgile:

Est iter in sylvis ubi cœlum condidit umbra.

J'y vais rêver, j'y vais songer, j'y vais oublier Paris et penser à vous.

Florence, 31 mai 1866.


Paris.

Je n'ai rien changé, mon cher ami, à cette dédicace écrite, là-bas, entre deux dépêches, entre deux journaux lus en hâte, entre deux nouvelles dont l'une apportait la paix, l'autre la guerre. Recevez ce livre comme un faible témoignage d'un vif et profond attachement. Encore une fois, j'aurais dû le revoir davantage avant de vous l'adresser, avant de le présenter au public. Un autre jour je ferai mieux. Je ferai du moins autre chose. Il est temps d'aborder les questions hautes et palpitantes, et de laisser aller où elles vont toutes les reines d'une nuit ou d'un jour.

Bref, j'ai peint ici Paris qui dépense. J'eusse préféré vous présenter Paris qui pense. C'est un autre travail. Croyez-moi, mon bien cher ami, votre affectueusement dévoué,

Jules Claretie.

5 Septembre 1866.

LES

FEMMES DE PROIE

I

L'auberge est au bord de l'eau et ses murailles blanchies se reflètent dans la Seine. Une barque pleine de poisson frais est amarrée sous les fenêtres, parmi les roseaux. Quelque peintre de passage—il en vient beaucoup de ce côté—a peint, sur la porte d'entrée un lapin à demi dépouillé qui fricasse tout vif sur un feu clair. Le nom de l'aubergiste se détache en grosses lettres bleues: Labarbade. C'est là que descendent les artistes en tournée dans la forêt de Fontainebleau. La fille du père Labarbade était une célébrité à Samoreau, dans ce pays qu'une chanson a fait illustre:

A Samoreau y a de belles filles,
Y en a-t-une si parfaite en beauté,
Que Godefroid y a tiré son portrait.

Qu'est-ce que ce Godefroid, le Titien inconnu de cette belle fille? L'histoire de l'art est là-dessus muette, Vasari se tait, mais la belle fille était peut-être Suzanne Labarbade.

Elle avait seize ans alors, pas davantage; de grands yeux noirs dans un visage un peu hâlé, des cheveux épais, mal attachés et qui roulaient sur ses épaules parfois, brusquement. Elle se savait jolie. Quand elle passait dans les rues, les regards venaient à elle tout droit. Puis elle avait des miroirs. Ce qu'elle savait déjà, les miroirs le lui répétaient. Elle les cachait sous son lit, ou derrière son armoire, parce que le père Labarbade ne badinait pas. C'était un homme dur, rendu plus rude encore par le malheur. Toute sa vie il avait travaillé sans grande chance. Il était de ceux qui naissent condamnés. Sa première femme, la mère de Suzanne, était morte jeune. Remarié, le pauvre homme n'avait trouvé que le chagrin, la mauvaise humeur au logis, les querelles. Madame Labarbade, la seconde, avare, criarde, très-belle d'ailleurs et très-vaniteuse, élevait la petite Suzanne à la dure. Elle la battait souvent, plus souvent la privait de manger, l'envoyait au lit sans souper pour lui apprendre. Suzanne ne disait rien, se couchait et mordait ses draps afin que dans la pièce à côté la belle-mère ne l'entendît pas pleurer.

L'enfant, à défaut d'orgueil, avait l'entêtement. On ne la faisait point plier. Elle se raidissait contre les injustices, opposait ses ironies aux sévérités et peu à peu s'habituait à l'abandon.

Dans les premiers temps, le père Labarbade avait bien pris le parti de sa fille. Il la défendait. Cela ne lui convenait pas qu'on la maltraitât. Il élevait la voix, et bien souvent quand arrivaient ces scènes, il coupait une grosse miche de pain, la mettait dans les bras de l'enfant, avec des pommes ou des confitures et lui disait: va-t-en maintenant! Mais comme les querelles l'ennuyaient, il se lassa de lutter contre la ménagère qui savait trop bien lui faire payer toutes ces colères. Il en vint même à se persuader que toutes les criailleries étaient du fait de Suzanne, et que sans elle bien certainement la maison eût été plus tranquille.—Arrangez-vous comme vous voudrez, dit-il un beau soir, je ne me mêle plus de vos affaires. Cette petite est trop ennuyeuse, à la fin des fins.

Et il donna à Suzanne une brusque poussée. A partir de ce jour, dans cette maison, l'enfant se sentit bien seule.

D'ailleurs, le père venait d'avoir un fils. Madame Labarbade était accouchée d'un gros garçon, pesant et criant. Labarbade, complétement faible sous son apparence solide, avait brusquement viré de bord, abandonné la petite fille pour ne plus s'occuper que de son gamin. Suzanne, livrée sans défense à l'humeur de sa belle-mère s'irritait tout bas contre son père; elle avait compté jusqu'alors sur cette apparence de secours, sur cette pseudo-volonté, sur les violences de Labarbade succédant brusquement, comme des coulées de lave, à de longs mois de soumission; et voilà que tout lui manquait, c'était fini. La belle-mère triomphait. Quel isolement! Mais elle patientait encore. Un je ne sais quoi lui disait que cette vie ne durerait pas longtemps. Elle travaillait pour s'étourdir ou plutôt elle s'agitait. Elle pêchait. Elle conduisait le bateau elle-même, et aimait à le lancer dans les joncs qui pliaient tout autour. Les cheveux dénoués, les bras nus dans un casaquin qui laissait voir ses aisselles, elle dirigeait sa barque et servait de passeuse aux jeunes gens qui voulaient traverser l'eau pour descendre à l'auberge de Labarbade. Quand ils essayaient de plaisanter avec elle, elle devenait toute pâle. Ces rires soulignés par des gestes, des mots bizarres, les phrases à double entente la troublaient et lui donnaient chaud. Une fois seule elle se répétait tout cela, fermait les yeux, devinait, rêvait. L'inconnu la tourmentait. Elle avait soif d'un avenir mal défini qui tardait bien à se montrer. On lui avait dit bien des fois,—des passants—peut-être sans y ajouter grande importance: Viendrais-tu à Paris avec moi? Paris! Ce seul mot ne signifiait pas autre chose pour elle que: Liberté! Mais ce qu'elle souhaitait par dessus tout c'était d'être libre. La maison lui pesait, elle étouffait dans sa chambre, prenait en haine son père, son petit frère, les voisins, le pays.

Quelle vie! s'user là, se marier là, vieillir, devenir maigre sous le travail ou engraisser. On est laide si vite. Et tous ces paysans l'ennuyaient tant avec leurs grosses mains et leurs gros pieds! Quand elle n'allait pas au bateau, prendre pour la cuisine les anguilles gluantes qui glissaient brusquement entre ses doigts ou tirer de l'eau du puits ou ramasser les salades dans le verger, elle s'appuyait sur le rebord de la fenêtre ouverte et regardait l'eau courir, les arbres frissonner, les passants marcher en sifflant sur la route. Ou bien elle sortait et s'asseyait au bord de l'eau. C'était là qu'il faisait bon! Seule, avec ses désirs, avec ses rêves! La berge, pleine d'herbes hautes et fraîches, s'adoucissait, glissant vers l'eau. C'était vert, ce terrain, marécageux, tentant. A deux pas les roseaux, les ajoncs courbés miroitaient au soleil comme des aiguilles, les nénufars jaunes et luisants ouvraient à l'air leurs feuilles larges. Point de bruit. Les froissements des ailes sèches des libellules qui volaient lançant des reflets bleus. Le miroitement d'acier de l'eau pailletée où, çà et là, sautillaient les poissons comme dans la poële à frire. Et derrière, sur la route, le murmure vague, lent, sourd et comme menaçant des peupliers qui s'agitaient. Vivre là, dormir là, y voir Paris en songe! Mais tout à coup la voix du père appelait Suzanne, il fallait se lever, regagner la maison, se mettre au fourneau ou s'enfermer dans cette vieille chambre où, tant de fois, elle avait pleuré se rongeant les poings.

Que c'était triste maintenant. Des murailles blanchies à la chaux, le parquet carrelé et froid, au plafond des traverses de bois toutes noires. De la poussière, un lit à couverture jaune, une vieille armoire luisante et brune, un dressoir avec des faïences à fleurs rouges et bleues ébréchées, des chaises de paille et de noyer, des imageries d'Epinal, Mathilde et Malek-Adel dans un cadre orange, des paquets de ficelles suspendus ici, là des champignons en grappes. Un pot de pommade en verre opaque, une terrine de foie gras conservée comme une relique, de vieux papiers, des livres poudreux et déchirés, mais quels livres! Elle les avait lus, relus. Des almanachs, la Vie d'Abd-el-Kader, l'Annuaire du département. On étouffait là-dedans. Sans ses espoirs de lendemain, ses soifs de revanche, elle y fut morte.

Mais elle était décidée à vivre.

Un soir—c'était la fête de Samoreau—Suzanne alla danser malgré sa belle-mère. Elle avait passé des nuits pour coudre elle-même une robe blanche que Labarbade lui avait achetée pour ses étrennes, et que madame Labarbade avait conservée en pièce. Mais Suzanne savait où était la robe. Elle avait ouvert l'armoire, pris l'étoffe et sur un patron emprunté à une couturière de Fontainebleau, elle avait taillé cette robe.

La nuit était tombée, une nuit de juillet, et les paysans de Samoreau dansaient sur la petite place. Les carabines partaient, l'on gagnait des lapins en logeant de grosses boules dans des trous, l'on cassait en deux les pipes de terre, les tourniquets chargés de porcelaine mal peinte grinçaient lourdement sur leur axe. On entendait un bruit composé de mille bruits: des cris, des chants, des rires, de la musique, des coups de fusil, des notes de crécelles et de mirlitons. La lumière était rouge; des lampes de schiste éclairaient la salle de danse, formée par quelques piquets soutenant une corde qui tenait lieu de muraille. Juchés sur une estrade de planches, qui criait et menaçait au moindre geste, quatre musiciens, les joues enflées, jouaient de la clarinette et du cornet. La lumière des lampes suspendues aux arbres paillettait le cuivre des instruments, rougissait les faces apoplectiques des musiciens, enveloppait de reflets les paysans en paletots, les jeunes filles en robe de percale blanche. Hommes et femmes, tout se heurte. Les danseurs étalent des grâces lourdes, empoignent brutalement les fillettes qui suent et rient, et les entraînent dans un galop plein de chocs. Ils vont, rouges, essoufflés, tournent et poussent des cris, et la musique achevée, ils tombent sur des bancs, s'essuyent le front ou se jettent à terre pour respirer.

A travers les feuilles d'un vert sombre des maronniers, la lune glissait des rayons pâles parmi cette fournaise en plein air, faite de hurlements, de poussière, de poudre et de fumée.

Au milieu de la foule, Suzanne dansait. Elle était charmante, le teint animé, affolée de danse, les prunelles électriques, avec une expression de joie. Comme elle se sentait regardée, elle s'étudiait. Elle avait de ces balancements de corps qui attiraient. Réservée pourtant, avec je ne sais quelles intuitions aristocratiques, elle faisait l'effet d'une note plus calme au milieu de ces chœurs épileptiques. Il y avait autour d'elle des jeunes gens de la ville et des dames qui ne la quittaient pas des yeux. Elle était fière de ces regards; elle éclatait d'une joie profonde. C'était cela qu'elle souhaitait. Être vue! Tout à coup, la foule des danseurs s'écarta, fendue par des bras robustes et Suzanne, reçut, sur le nez, un énorme et brutal soufflet. Elle chancela et parut s'évanouir. Elle ne voyait plus rien, n'entendait plus rien. Le sang coulait sur sa robe blanche. Une rumeur s'éleva, et, parmi le bruit, Suzanne distingua ces mots:

—Je t'apprendrai à venir danser sans ma permission, pécore!

C'était le père. Elle sentit qu'une main forte l'entraînait.

Une fois au logis, folle de colère, de honte, d'amour-propre outragé, prise de rage, elle fit un paquet de ses robes, de ses peignes, de sa pommade, de ses miroirs, sauta par la fenêtre, qui n'était pas haute, sur les plates-bandes du jardin, et se sauva jusqu'au pont de Valvins. Puis, à travers la forêt, à travers la nuit, sans rien craindre, elle se dirigea sur Paris.

C'était bien loin. Mais elle connaissait la route. Un 15 août Labarbade l'y avait menée en carriole, voir la fête. Le feu d'artifice était encore devant ses yeux. Elle mangea, en chemin, des morceaux de pain qu'elle avait emportés. D'ailleurs, elle avait un peu d'argent, de quoi vivre quelques jours. C'était peu. Cela lui suffisait. Elle compta sa fortune en arrivant. Il lui restait vingt francs, une pièce d'or et des sous. Le soir était venu, elle avait faim, rôdait autour des petits restaurants, toute seule, son paquet à la main. Elle ne savait guère où elle se trouvait. C'était une rue montante, pleine de bruit, de voitures, de gens en blouse, d'ouvriers, d'ouvrières, qui s'en allaient chez eux, la journée finie. Il avait plu. Tous ces gens étaient pleins de boue, et Suzanne, fatiguée, sentait sa jupe appesantie qui claquait, à chaque pas, sur ses talons. Mais elle n'était pas attristée. Tout ce qu'elle voyait la grisait; de temps à autre passait auprès d'elle, en sifflant, un drôle hardi qui la regardait. Elle ne baissait pas les yeux, et il lui semblait qu'elle avait entendu cette chanson, ce refrain, ces cris—quelque part.

Il fallait manger pourtant, le pain était fini. Au détour d'une rue, une odeur de graisse fondue arrêta court Suzanne sur le trottoir. Elle regarda avec des yeux pleins d'appétit et tendit la main. C'était une marchande de pommes de terre frites et de harengs qui remuait sa poële.

—Donnez-m'en, dit Suzanne.

Elle demeurait, la main tendue, regardant cette graisse qui grésillait.

—Pour combien? dit la marchande.

Suzanne ne savait pas; elle répondit au hasard et tendit sa pièce de vingt francs pour payer.

—Comment, dit l'autre, vous n'avez pas de monnaie?... Six sous!

Suzanne fouilla dans sa poche, jeta les sous et s'enfuit. Elle cherchait un coin, n'importe où, pour s'asseoir. Partout du monde. Alors, tout en marchant, elle grignotait ses pommes de terre, déchiquetait de ses dents blanches son hareng saur, et se sentait fière, heureuse, confiante, libre.

Du premier coup, elle avait bien vu que Paris était son élément. La fange même des rues lui plaisait. Comme la boue liquide que la pluie délayait dans la campagne l'attristait, lorsqu'elle la regardait, du haut de sa fenêtre, à Samoreau! A Paris, elle trouvait comme une volupté à marcher là-dedans, crottée, salie, et à regarder les voitures aux lanternes à biseaux, qui passaient, éclaboussant le monde. Elle n'avait pas d'étonnements, elle n'avait rien oublié de tout cela qu'elle avait vu, petite; elle l'eût deviné. C'était son milieu. Ce terrain était fait pour elle. Il lui semblait qu'elle avait eu cent fois la vision de ces maisons hautes, de ces longues rues, de cette foule. Elle avait soif; elle entra chez un marchand de vin, demanda à boire et vida son verre, au milieu des hommes qui l'examinaient.

Elle marchait toujours, lasse cependant, brisée, devant tous ces magasins pleins de lumières, pleins de bijoux, pleins de soie, pleins de luxe. Ses jambes pliaient, mais elle voulait voir, regarder, toucher des yeux ces merveilles. Des chapeaux, des robes, des diamants! Elle savait bien que c'était à Paris qu'on trouvait tout cela.

En attendant, il fallait vivre et se reposer, dormir. Où cela? Suzanne se disait, un peu tremblante, qu'il fallait donner son nom à l'hôtel garni, celui de ses parents, son âge. Elle le savait par plus d'une qui était partie comme elle, un jour de fièvre. Elle se dénonçait ainsi, elle était découverte si le père voulait la poursuivre. Elle s'éloignait alors brusquement des maisons où des transparents allumés annonçaient les hôtels garnis comme on se détournerait d'un piége. Mais comment faire? Elle errait toujours, laissant passer les heures, accablée, ses pieds alourdis la retenant à chaque pas. C'était un long boulevard qui durait toujours, avec des bancs de temps à autre et des rangées de petits arbres maigres. D'un côté les maisons étaient basses, resserrées, avec des enseignes vieillies, et faisaient face à de grands bâtiments sombres d'où s'échappaient des mugissements de bœufs. Le ciel était bas et le gaz semblait attristé dans ces ténèbres.

Suzanne commençait à se sentir envahie par un vague effroi. La solitude ne lui était jamais apparue sous la forme d'une nuit passée en plein air, sur un banc, par un temps pluvieux. Elle s'était assise, les bras alanguis, les yeux à terre, entendant comme un bourdonnement vague autour d'elle, la pensée reportée vers cet intérieur qu'elle avait quitté, et où le pain, le gîte, le petit lit de noyer lui étaient du moins assurés. Elles doivent avoir souvent de telles nostalgies, soudaines, imprévues, aussitôt étouffées que nées, ces filles du hasard, lancées à cœur perdu dans la vie d'aventure.

Suzanne s'éveilla, pour ainsi dire, tout à coup. On venait de lui frapper sur l'épaule. Elle regarda. Il y avait une femme assise à côté d'elle, une ouvrière, le costume décent, la voix douce et fatiguée. Le gaz éclairait nettement son visage, jeune encore, pourtant plein de rides, maigre et chagrin.

—Qu'avez-vous donc? dit cette femme. Vous pleurez?

—Non, dit Suzanne, comme si on l'eût prise en faute, et elle écrasa entre ses paupières deux grosses larmes qui lui montaient aux yeux.

Elle s'était dit, depuis longtemps, qu'il faut se défier, au début. Puis elle ne voulait pas avouer qu'elle pouvait regretter quelque chose.

La femme haussa doucement les épaules, se leva du banc où elle était assise et s'éloignait déjà, lorsque Suzanne la rappela.

—Madame?...

Elle revint sur ses pas et dit à Suzanne:

—Que me voulez-vous?

—J'arrive à Paris. Je n'y connais personne. Je cherche un logement. Ne pouvez-vous pas m'en indiquer un?

—Si fait, dit la femme, j'ai ma chambre.

On se prête ainsi volontiers asile, ou nourriture, dans ces classes qui savent le prix d'un abri. Le peuple a conservé l'habitude, sinon le culte de l'hospitalité, ou plutôt il comprend, il pratique la franc-maçonnerie du besoin. La femme était une ouvrière, point riche, qui vivait seule, séparée de son mari. Elle habitait à quelques pas de là, chaussée du Maine, une chambre avec une cuisine et une façon d'antichambre qui était son atelier. Elle travaillait à de la chaussure avec une machine à coudre. Ce qu'elle gagnait lui suffisait bien. Elle économisait même pour les mauvais jours. C'était une honnête femme, mariée à un de ces beaux parleurs d'atelier qui pérorent au fond des cafés, laissant l'ouvrage les attendre. Elle l'avait aimé beaucoup, puis la désillusion et la lassitude étaient venues. Un jour, on s'était séparé, d'un commun accord. Victoire Herbaut restée seule, sans enfants, s'était cloîtrée, à trente ans, l'espoir fini, n'aimant plus que son frère, qui la venait voir quelquefois, et tâchait de l'égayer, sans y réussir. Si elle travaillait encore avec un peu de courage, c'était pour lui. Il avait dix ans de moins qu'elle. Elle l'avait élevé. C'était presque son enfant, et cette femme était de celles qui naissent mères.

Suzanne savait déjà tout cela en arrivant chez Victoire. L'autre était un peu bavarde, très-confiante, facile à se livrer, à s'apitoyer. Elle avait lu sur le visage de la jeune fille une telle angoisse qu'elle s'était offerte sans trop réfléchir.

—Vous allez trouver le logis bien petit, disait-elle en montant l'escalier. Mais à la guerre comme à la guerre. Demain nous aviserons!

On fit un lit dans l'antichambre, sur le parquet, avec un matelas et des draps. Puis Suzanne se coucha. Mais elle ne dormit pas. Victoire Herbaut, assise à côté d'elle, questionnait. Il fallut tout dire. Victoire hochait la tête et paraissait peu rassurée.

—Ma pauvre petite, disait-elle, vous avez fait un mauvais coup. Ah! le logis du papa! La cheminée où bout la soupe aux choux. Je n'ai jamais été si heureuse que lorsque maman me grondait, parce que je mettais du vinaigre de Bully dans mes cheveux. Car j'ai été coquette, moi aussi. Ça m'a passé! ça vous passera! Voyez-vous, il faut travailler, travailler beaucoup, vous amasser un petit magot, pas bien lourd, parce qu'on économise peu, malgré tout, et quand vous voudrez vous marier, bien choisir pour ne pas vous tromper!

—Vous avez raison, disait tout bas Suzanne dont les yeux s'emplissaient de gravier et qui s'enfonçait déjà, en rêve, dans ces pyrotechnies de velours et de rubis qu'elle voulait....

—Allons, je vous fatigue, fit brusquement madame Herbaut en se retirant. Ne m'en veuillez pas. Je suis jacasse. A demain!

Suzanne n'entendait déjà plus.

Le lendemain, quand elle s'éveilla, elle éprouva une grande joie. Le soleil entrait par la fenêtre qui donnait sur l'antichambre, un soleil joyeux, plein de chaleur et de vie. Elle se leva reposée. Madame Herbaut travaillait déjà, à côté! Tout ce petit logis était gai, propre; il y avait une pendule sur la cheminée avec Paul embrassant Virginie, des chandeliers en zinc, des gravures sur la muraille; dans un cadre en œil-de-bœuf, sous verre, fané, triste, jauni, un bouquet de fleurs d'oranger avec des rubans pleins de poussière. Le lit était déjà fait, avec une couverture au crochet, rouge et blanc, et madame Herbaut avait étalé sur la commode les chaussures qu'elle devait piquer ce jour-là.

—Ah! dit-elle à Suzanne, vous avez une bonne mine! Voyons, causons, en attendant que votre café chauffe.—Je prends le café au lait le matin, et vous?... Que savez-vous faire?...

—Moi? rien!

—Allons donc! Il faut apprendre à coudre! regardez-moi aller... Ce n'est pas bien difficile. Tenez, essayez!

Elle installa Suzanne devant la machine à coudre et lui enseigna comment manœuvraient les aiguilles et comment le cuir se trouvait cousu à double chaînette.

—Je comprends bien, dit Suzanne, mais je ne saurai jamais. Cela m'ennuierait.

—Pourtant, dit madame Herbaut, il faut bien vous décider à faire quelque chose!

Il y avait justement, dans la maison, au-dessus de l'appartement de Victoire, une petite chambre à louer. Cent cinquante francs par an, avec une fenêtre sur la chaussée. Suzanne l'arrêta et, aussitôt, écrivit à son père. Elle disait que sa résolution était depuis longtemps prise, qu'elle serait morte à Samoreau, qu'il lui fallait Paris, qu'elle allait travailler d'ailleurs, qu'elle avait déjà un état et qu'elle ne demanderait jamais rien à personne. Le dernier trait était dirigé contre sa belle-mère. La réponse ne se fit pas attendre. Labarbade, poussé sans doute par sa femme, envoyait Suzanne au diable et écrivait qu'il ne voulait plus en aucune façon entendre parler d'elle. Son dernier mot était celui-ci: Tu n'es plus rien pour moi!

Suzanne le lut sans émotion. Labarbade avait pleuré en l'écrivant.

Dans les premiers temps, Suzanne travailla. Il le fallait bien; les vingt francs étaient partis vite; mais ce travail lui pesait; elle souhaitait l'inaction, le repos, ce que Paris lui avait promis. Elle faisait part quelquefois de ses rêves à madame Herbaut, qui la regardait avec un certain effroi:

—Ma pauvre enfant, disait l'ouvrière, nous sommes nées en bas, restons en bas. C'est dangereux de chercher à monter. J'ai eu de mes amies qui ont fait aussi de ces rêves-là. Où sont-elles, les pauvres filles? Tandis que moi, je ne suis pas riche, ni heureuse, mais je vis.

Joseph Guérin, l'imprimeur, venait voir sa sœur quelquefois. C'était un garçon gai, franc, rieur, bruyant, chantant, amusant, blagueur. Il savait tout, causait de tout, apportait toutes les nouvelles, celles du jour, celles de la veille, et celles du lendemain. Rien ne lui échappait à Paris. Il savait la couleur des cheveux de la femme à la mode, l'heure à laquelle elle allait au bois, les noms de ceux qu'elle ruinait, la liste des dettes qu'elle contractait chez les fournisseurs, le secret des coulisses littéraires, et pourquoi telle pièce n'aurait pas de succès, et pour quelle raison mademoiselle Jane Essler avait refusé le rôle, quel roman allait faire scandale, quel cadavre avait été apporté à la Morgue, quel mot avait été dit au Jockey-Club, quel duel menaçait d'avoir lieu, pour quoi, pour qui, quelle nouvelle politique préoccupait les esprits, ce qui se passait au boulevard Montmartre, rue de Bréda, rue Mouffetard, au Pérou et au Mexique. Sans avoir rien appris foncièrement, il avait de toutes choses une teinture solide; frotté de science, de lettres, d'arts, il ne restait jamais à court, ramassait et colportait les propos de l'atelier, y ajoutait de son cru, tout en composant devant sa casse, imitait Mélingue ou Bressant, courait aux pièces nouvelles, jugeait, appréciait, condamnait, ne se montant pas le coup et clignant de l'œil quand on lui citait tel ou tel écrivain à la mode, en disant avec son accent gouailleur:

—Encore bien heureux qu'on lui corrige ses fautes de participes!

C'était surtout avec lui que Suzanne aimait à causer. Elle se sentait comprise et devinée. L'argot parisien, dont Joseph émaillait ses discours, elle l'entendait. Elle avait l'intuition de tout ce qui pousse, fleur de serre ou fleur de ruisseau, sur le terreau parisien. Quand Joseph, parlant à sa sœur, s'arrêtait, quand Victoire Herbaut, doucement, en souriant, donnant une tape au jeune homme sur la joue, disait: «Tais-toi donc, bavard!» Suzanne s'écriait: «Encore!»

Suzanne n'était déjà plus la petite paysanne un peu sauvage de Samoreau. Le soleil parisien avait effacé le hâle trop rude des rayons campagnards, ne laissant à cette physionomie éveillée que des tons chauds, des reflets sains et mordorés comme on en voit sur certains bronzes. Joseph avait du goût; il savait un peu dessiner. Il fit le portrait de Suzanne. Les séances avaient lieu le soir, à la lampe. C'était tout une affaire. Suzanne ne pouvait rester en place, Joseph se fâchait et grondait. Ce portrait aux deux crayons, assez mal dessiné, mais très-expressif, leur prit deux semaines, et, une fois fini, Joseph le fit encadrer. Suzanne était étonnée de tout ce que savait Joseph Guérin. Il chantait bien, dansait à merveille, écrivait avec de magnifiques paraphes.—C'est un phénix! disait madame Herbaut. A force de l'admirer, très-naïvement, Suzanne finit par l'aimer. Elle n'avait jamais aimé, mais elle savait ce que c'était que l'amour et se rendait compte de ce qu'elle éprouvait. Elle ne le lui dissimula pas, et le jour où Joseph, à bout d'hésitations, lui confia à son tour qu'il l'adorait,—depuis le jour où il l'avait vue,—elle se sentit remuée d'une façon nouvelle, conquise par un sentiment de triomphe, fière d'elle-même, heureuse.

Madame Herbaut voyait ou devinait ces sentiments-là sans rien dire, hochant la tête, songeant qu'ils feraient ensemble un joli couple. Elle attendait pour parler mariage; elle les laissait causer, aller et venir où ils voulaient. Suspendue au bras de Joseph, les cheveux dans un petit filet garni de jais, avec une petite broche en doublé à son col et des manchettes blanches, Suzanne allait se promener le dimanche ou courait les champs, dansait dans les bals de campagne. Elle aimait surtout Nogent, avec ses îles touffues, sa population de canotiers se croisant sous les grandes arches du viaduc, ses cabarets en plein air, ses rives où les ouvriers, les commis, les grisettes, les militaires, assis et bruyant, déjeunaient en regardant couler la rivière. Une promenade en bateau la comblait de joie. C'était Joseph qui ramait; elle plongeait ses mains dans la Marne, cassait au passage les nénufars ou essayait de prendre les petites ablettes qui filaient. Elle se rappelait, comme on se souvient d'un temps bien éloigné, de ces jours où elle passait les pratiques, dans le lourd bachot du père Labarbade. Parfois, elle s'amusait à réveiller quelque canotier endormi dans sa barque, sous les saules. On se fâchait, Suzanne riait, et Joseph ramait de plus belle.

Le soir, on dînait dans l'île d'Amour, sur la pelouse. On sautait sur la balançoire du restaurant, et Suzanne se laissait aller dans le vide, hésitante, effrayée, ouvrant ses narines à l'air frais qui la frappait au visage et collait sa jupe contre ses jambes. Puis, c'était le bal. Elle bondissait sur l'herbe aux premières notes cuivrées de ces orchestres de campagne. Le quadrille l'affolait, elle se lançait dans la danse, entraînait Joseph, secouée par la musique criarde comme par une pile voltaïque, intrépide, déterminée, toujours debout, jamais lassée.

Une ville à part, d'un caractère singulier, née d'hier, coulée d'un jet, c'est Plaisance,—un des quartiers inconnus de ce grand Paris.

Toutes les rues de cette petite ville dans une grande ville datent de 1845. On le voit du reste, au nom des carrefours, rue Médéah, rue Mazagran, rue Constantine, souvenirs de la campagne d'Algérie, alors toute récente, glorification des victoires africaines alors toutes fraîches. Les maisons sont basses, coquettes, beaucoup à un seul étage—pas plus—presque toutes peintes, au moins en partie, avec une physionomie gaie, vivante. Les hôtels garnis, les guinguettes, les petits restaurants, les marchands de vins fraternisent, s'appuient l'un contre l'autre, peuplent les rues. Il y a des grilles de bois, peintes en vert, et de la vraie verdure aussi, des acacias, des marronniers montrant à travers ces moellons leurs feuilles pleines de poussière. Du mouvement partout, du bruit sur la chaussée et des chansons sous les tonnelles. Une population, laborieuse ou flâneuse, ouvriers ou bohèmes, ruisselle là du soir au matin, et le jour et la nuit. Des filles en fichu, des rôdeurs de comptoirs en casquettes avec des paletots luisants. La Chaussée du Maine, non loin de là, a la physionomie de tous les boulevards extérieurs. Des arbres grêles, de petites maisons, des étalages de bouquinistes ou de marchands de bric-à-brac, les vieux pastels et les vieilles estampes coudoyant les vieux habits et les vieilles pendules; çà et là, un établissement plus vaste, des maisons de confection pour les travailleurs, avec des blouses bleues et des pantalons de coutil à bouton d'os à la montre, ou des bureaux de déménagements, des loueurs de voitures à bras, toute une série d'industries à l'usage des petits commerces et des pauvres gens. On tourne à droite et voilà l'ancien chemin de ronde, triste et vaste qui conduit au cimetière Montparnasse. C'est le cimetière pauvre. On se heurte aux corbillards nus, aux bières d'enfants portés à bras d'hommes, aux convois où les parents suivent la casquette à la main, et les femmes, en bonnets noir, en châles de quatre sous, avec les yeux gonflés. La route est semée des boutiques de ces gens qui vivent de la mort: marbriers, marchands d'immortelles. Les adieux tout faits, les regrets stéréotypés larmoient sur les couronnes qu'on achète en passant, par hasard, parce qu'on a oublié. Des petits enfants en plâtre, poupins et laids, joignent les mains à l'étalage avec le même geste et attendent qu'on les mette là-bas, sur les tombes, sous la pluie qui les verdira.

Les croque-morts habitent là, ou ils y mangent. Leur restaurant attitré est une petite gargote, dans une ruelle qui donne—quelle antithèse!—rue de la Gaîté. L'établissement est petit, d'aspect bizarre, une construction d'un autre siècle, avec des grilles, une porte basse, des murs peints en vert et des pots au fronton de la maison. Les murs du cabaret n'entendent pas d'ailleurs des requiem ou des dies iræ; la gaudriole, chassée de partout, y règne en maîtresse. Quand ils ont fini leur journée, tout en mangeant, les croque-morts chantent.

La plupart de ces rues sont sales. Le ruisseau coule emportant tous les détritus, brun et boueux. Les enfants y barbotent sans craindre les voitures qui sont rares, et deviennent gros et gras, au grand air. Le voisinage du cimetière les fait bien porter. Il y a aussi des vieillards. Près de là, au Champ d'Asile, se réunissent les joueurs de boules. Le cochonnet exilé du Luxembourg, refoulé par les constructions et les démolitions nouvelles, s'est réfugié là, dans ce terrain vague où, sans doute en 1815, avant de gagner la route de Fontainebleau, les grognards vaincus campèrent un moment. Petits employés, petits rentiers, des gens regardent, appuyés sur leur canne, les boules qui roulent et mesurent les distances. Il y a des juges du camp que leur équité rend célèbres. On a de la gloire à tout âge et partout.

Suzanne aimait à se promener dans ce quartier, à voir, à écouter, à vivre. Elle battait les pavés de sa jupe où se dessinait, en cercle, l'armature d'une crinoline qui ballottait. Tête nue, ses cheveux bien pommadés, un fichu de soie autour du cou, elle sortait sans but, pour regarder les boutiques. Toutes se ressemblent. Des traiteurs, avec des peaux de lapins écorchés pendus aux branches d'un pin minuscule devant la porte, des pâtissiers avec des gâteaux étalés, des beignets, des flans, des chaussons, çà et là un gâteau de Savoie avec un bouquet ou un saint en pastillage planté au milieu; des modistes, ou des lingères, de petits bonnets avec des rubans bleus ou de jolies ruches derrière les vitres, des corsets parfois piqués de rose; puis des libraires, des marchands d'images, de livraisons à un sou, de cahiers de chansons, de complaintes; et des photographes, avec leurs enseignes; des portraits-cartes pendus à la porte, autant de stations pour Suzanne, autant de réflexions, de spectacles. Les brodequins la faisaient rêver, les portraits surtout l'attiraient. Il y en avait de toutes sortes, ouvriers endimanchés, pétrifiés dans la pose choisie, étranglés dans leurs cravates avec de gros yeux et de grosses mains; jeunes filles maigres et chlorotiques regardant les passants d'un air niais; des soldats, leur briquet entre les jambes, des bourgeois, leur parapluie à la main. Tout cela, l'air triste, ennuyé, ankylosé. Suzanne ne les regardait pas. Ce qui la charmait, c'était la réunion des artistes du théâtre, jeunes gens aux cheveux longs et gras, l'air penché ou insolent, leur main dans la poche, ou revêtus de leurs costumes, mousquetaires, bandits, seigneurs moyen-âge. Et les femmes! Des robes traînantes, galonnées d'or, une couronne sur la tête, superbes, fières, irrésistibles,—des princesses! «Il y a des femmes qui s'habillent ainsi, pensait Suzanne, et qui se montrent sous ces habits, le soir!» Quel rêve, quel aiguillonnant désir, quelle envie! Le théâtre n'était pas loin, ce théâtre au fronton duquel un Buridan en plâtre, l'air malade, regarde une Folie qui se porte trop bien. Suzanne y allait, se grisait de spectacles, se donnait la fièvre, écoutait la voix des jeunes premiers comme on écoute une musique, fermait les yeux pour se voir à la place de la jeune première, derrière cette rampe, et le rideau tombé, la lumière éteinte, rentrait avec un monde dans la tête de désirs inassouvis.

Joseph avec tout cela en était venu à l'aimer follement. Elle s'était donnée à lui tout entière. Peut-être l'aimait-elle vraiment. Il y avait si longtemps qu'elle «savait!» Il héritait de toutes ses inquiétudes, des sollicitations d'autrefois, des éveils qu'elle avait comprimés, là-bas. Mais elle fut surtout grise de Joseph, le jour où celui-ci lui annonça qu'on organisait à son imprimerie une représentation dramatique au bénéfice d'un camarade que la machine avait estropié, et qu'il avait obtenu pour elle, Suzanne, un rôle dans la représentation.

—Allons, donc, dit-elle en devenant rouge, puis pâle. Un rôle! Je ne saurai jamais jouer!

—Toi?... Mais, bête que tu es, tu as tout ce qui fait le talent. Regarde toi!

Suzanne joua. Elle remplissait un rôle dans ce petit tableau populaire qui est comme la clef de voûte de toutes ces représentations, la Corde sensible. Joseph lui avait fait répéter le rôle, le soir, avec grand soin, lui donnant les intonations, l'expression, le geste. Elle obtint un succès; elle fut applaudie. Il y avait dans la salle un ou deux journalistes qu'on avait décidés à venir à ce petit théâtre du passage du Saumon, et qui citèrent le nom de Suzanne quelques jours après. Elle en fut éperdue de joie. Elle prenait le journal, le regardait, épelait ce nom qui était le sien, riait, embrassait Joseph et le remerciait. Elle était heureuse, car elle sentait maintenant que la route s'ouvrait. Elle avait trouvé sa voie. Ces planches pouvaient être un piédestal. Elle déclara qu'elle se ferait actrice. Cette vie lui plaisait. Joseph ne s'étonna qu'à demi. Il avait rêvé plus d'une fois aussi les succès du théâtre; il avait joué déjà, à Montparnasse, dans des représentations extraordinaires; il chantait à ravir la chansonnette, ce succédané de la romance.—«Eh bien! soit, dit-il.» Il avait beaucoup d'amis parmi les acteurs. Sans plus hésiter, il alla en prendre un sous le bras, le priant de le présenter au directeur. On engagea Suzanne, qui débuta la semaine suivante.

—Quel nom mettrons-nous sur l'affiche? demanda le directeur.

—Dame! répondit Joseph en interrogeant Suzanne du regard.

—Attendez, fit le régisseur, qui écoutait. Je vote pour Bruyère?

—Oh! non, voilà un nom que je n'aime pas, fit-elle, c'est campagne!

—Alors, dit le régisseur, mettez Cachemire ou Camélia, ce sera parisien!

—Ah! Cachemire, oui, c'est joli, ça, tiens! dit Suzanne, Cachemire!

Et, en riant, elle battait des mains.

Cachemire passa ainsi, subitement, de l'ombre à la lumière. Chaque soir, on l'applaudissait, non point pour son talent, mais pour cette grâce et cette fraîcheur auxquelles le public n'est pas habitué. On la traitait en enfant gâté. Elle sortait de scène, ivre, joyeuse, toute rouge, grisée par les bravos et les sourires. Dans la coulisse, Joseph l'attendait. Au milieu des deux ou trois habilleuses du petit théâtre, des figurants, des hommes de service, des pompiers, Suzanne trônait comme une reine. Joseph sentait que chaque jour il perdait pied dans ce cœur, qui n'était déjà plus à lui. Il avait été un passe-temps pour cette tête désœuvrée et avide d'inconnu. Maintenant son rôle était fini.

—Qu'est-ce que vous avez donc ensemble? lui demandait un soir Victoire Herbaut. Êtes-vous brouillés?

—Non.

—Cependant, je ne me trompe pas, voyons. Tu as fait quelque chose à Suzanne. Elle ne te parle plus comme auparavant. Il faudrait pourtant songer à vous marier.

—Nous marier?... Ah! nous marier! fit Joseph. Mariage de coulisses, mariage à la détrempe! Non, va, je te promets qu'à présent nous ne nous marierons pas!

—Pourquoi?

—Parce que. Tu verras.

Joseph se repentait maintenant d'avoir poussé Suzanne dans cette voie du théâtre. Il s'était d'abord senti flatté par les succès de la jeune fille. Au fond de plus d'un ouvrier parisien, il y a toujours un germe de cabotin qui ne demande qu'à fleurir. Pour un peu, Joseph se serait fait acteur, lui aussi, comme il eût été goguettier, si les goguettes avaient encore existé. Il était né artiste, disait-il. Il ne lui déplaisait pas que Suzanne débutât et se fît applaudir. Madame Herbaut avait bien résisté un peu, mais elle cédait facilement, et elle en était venue à présent à coudre elle-même les robes que Suzanne devait mettre sur la scène, des petites toilettes de quatre sous, relevées avec quelques méchants rubans, et qui rendaient charmante celle qui les portait et qui tournait toutes les têtes du quartier. Mais Joseph se voyait maintenant séparé de Suzanne par les becs de gaz de la rampe, comme si cette rampe eût été une barrière infranchissable. Elle était d'un monde et lui d'un autre. Quoiqu'il la ramenât tous les soirs à la maison, causant, riant, penchée à son bras comme jadis, il sentait bien qu'elle n'était plus la même.—«On t'a changée derrière un portant, ma pauvre fille, disait-il. Tu n'es plus Lisette, ça se sent. Mais après tout, tu sais, tu feras comme tu voudras; tu es libre, et tu ne mettras pas la mode au pays!» A quoi Suzanne se mettait à rire, apaisant Joseph comme elle pouvait, mais sans insister. Elle songeait bien à autre chose.

A présent, sa pauvre chambre lui déplaisait. C'était étroit, triste, misère. Elle aimait mieux loger chez Joseph, qui avait du moins un petit appartement, avec des bustes en plâtre, des gravures et une bibliothèque. Elle songeait déjà à avoir mieux que cela. Elle avait vu de ses camarades partir, le soir, après le spectacle, dans quelque coupé. Elle était lasse des robes d'Orléans, des chapeaux de paille, des talmas de taffetas. Les robes bouffantes, à jupons relevés, les pince-taille aux larges ceintures et les sombreros empennés l'attiraient, la fascinaient. Il fallait qu'elle eût cela bientôt.

En remontant un soir cet escalier qui menait chez madame Herbaut et qu'elle avait franchi, le cœur ému si fort, lors de son arrivée à Paris, elle entendit un bruit au-dessus d'elle, des cris, une trépidation; elle se hâta, et, en ouvrant la porte de l'appartement de Victoire, elle vit la pauvre femme qui se débattait, pâle et meurtrie, entre les bras d'un homme menaçant. Suzanne, effrayée jeta un cri. L'homme se tourna vers elle.

—Bon! quelle est celle-ci, à présent? dit-il d'une voix avinée.

Victoire s'était dégagée, et, poussant Suzanne vers la porte:

—Allez-vous-en, ma pauvre enfant, disait-elle, allez-vous-en. Il vous battrait aussi. Partez. C'est mon mari!

Suzanne était demeurée interdite, sur le palier, n'osant faire un pas, écoutant encore les cris qui partaient de la chambre, lorsque l'homme sortit brusquement, poussant avec fracas la porte derrière lui, et jetant un regard farouche et terne à la fois, le regard de l'ivresse mauvaise. Il descendit l'escalier lourdement, faisant vibrer la rampe à laquelle il s'accrochait. Lorsque Suzanne n'entendit plus rien, elle entra, et trouva madame Herbaut assise sur son lit et pleurant.

—Mais qu'y a-t-il donc? dit-elle. Pourquoi est-il venu?

Victoire hocha la tête sans répondre, étouffant ses sanglots dans son mouchoir.

—Vous a-t-il fait mal, madame Herbaut?

Elle releva la manche de sa robe et montra à Suzanne son poignet rouge et meurtri. Suzanne tremblait encore. Elle était toute pâle. Elle avait réellement eu peur.

—Il ne faut pas vous effrayer, mon enfant, dit Victoire. Ça devait arriver. S'il m'avait laissée tranquille, c'eût été trop beau. Il paraît qu'il n'a pas d'ouvrage; il lui faut de l'argent. Je ne voulais pas en donner. Je n'en ai pas trop. Alors il a frappé... Mettez donc un peu de sel dans de l'eau pour mon bras... C'est vrai, j'ai mal... Et puis il a pris la tire-lire, vous savez... Mais non, au fait, vous ne savez pas, Suzanne... Je mettais de côté pour Joseph et pour vous. Vous auriez trouvé ça au mariage, mes pauvres petits!

—Au mariage! songea Suzanne. Il lui semblait qu'elle entendait l'écho lointain d'un mot qu'elle ne comprenait plus.

—Dame, fit madame Herbaut, il faudra bien que vous en veniez là. Vous vous aimez, c'est bien, mais être comme vous êtes, ce n'est pas une position. Il peut venir des enfants; c'est pour les enfants qu'il faut se mettre d'accord avec la loi. Il n'y a que cela au monde, des petits êtres bons et doux comme le pain! Je sais bien que si j'en avais eu un, moi!... La charbonnière en a un, l'avez-vous vu? Un petit ange! noir comme tout, et quand on le débarbouille, un amour! Ça me fait mal, moi! Oh! un petit garçon...

—Comme vous êtes écorchée, madame Herbaut!

—Ce n'est rien. Seulement, s'il revient souvent, ce sera à en perdre la tête!

—Pourquoi reviendrait-il?

—Il en a le droit.

—Eh bien! et le commissaire?

—Oh! Herbaut est chez lui, ici. Nous sommes séparés de bonne volonté, mais la loi n'a rien dit. Il peut venir à toute heure; je suis sa chose... Se séparer? Il faut plaider pour ça, il faut être riche!.., mais il ne reviendra pas, il faut l'espérer. C'est quelque femme qui lui aura monté la tête. Comme on en fait des mauvais coups pour de l'argent!

—Dites-le à Joseph, alors!

—Non! oh! non, fit Victoire. Ils se battraient!

Ils se battraient! Ce mot resta sur le cœur de Suzanne. Une fois seule dans sa chambre, elle se prit à réfléchir. Comment! c'était là le mariage! cette chaîne, cet esclavage, c'était ce qu'elle avait eu l'idée de partager avec Joseph? Elle frémit à l'idée seule qu'elle pût être liée pour la vie comme l'était madame Herbaut. Elle s'étonnait aussi qu'on pût se résigner comme le faisait Victoire.

—Ah! disait-elle tout haut, ce n'est pas moi qu'on mènerait ainsi.

Puis, en songeant, elle se sentait mal à l'aise. Elle éprouvait un sentiment de crainte. Cet homme pouvait revenir. Il était chez lui, avait dit Victoire. S'il s'avisait de frapper encore? Elle était donc exposée à ses coups, elle aussi?

—Ma foi, non, fit Suzanne...

Elle se revit, faisant ses paquets et fuyant la maison paternelle. Elle eut l'idée de se sauver encore, mais cette fois au grand jour, sans se cacher et sans craindre, et sachant bien où elle allait.

On frappa à sa porte. C'était Joseph.

—Qu'y a-t-il, voyons, dit-il d'un air alarmé... Victoire est blessée... Que s'est-il passé?

—Tu ne le sais pas? fit Suzanne.

—Non.

—Elle ne t'a rien dit?

—Elle n'a rien voulu dire.

—Ma foi, tant pis, fit-elle... C'est son mari qui est venu!

—Herbaut? Il l'a frappée?... Ah çà, mais, dit Joseph en serrant les poings, ce gredin-là va donc continuer à nous ennuyer toute la vie?

—Dame! dit Suzanne.

—Qu'il n'y revienne pas, reprit Joseph, je serais là!... Pauvre Victoire, va! Elle ne disait rien, elle ne voulait pas parler... Comprends-tu cela? Elle était embarrassée, et vois, j'ai cru un moment... mais en voilà une idée...

—Quelle idée? dis...

—C'est trop bête!

—Mais enfin...

—Eh bien, j'ai cru qu'il y avait eu bisbille entre vous.

—Tiens, fit Suzanne, c'est gracieux pour moi cette pensée-là! Note que tu en as beaucoup de la sorte depuis quelque temps.

Elle parut froissée, plus qu'elle ne l'était véritablement. Mais elle tenait à montrer cette mauvaise humeur et cet ennui qui la pénétraient, qui l'accablaient. Elle commençait à éprouver les lassitudes ressenties déjà chez son père, cette soif de grand air, ce désir de mouvement qui dominaient sa nature changeante. Cette vie fausse partagée entre le théâtre et la vie médiocre, presque besoigneuse, lui pesait. Elle se sentait mal à l'aise auprès de Joseph. Auparavant, la pièce finie, elle s'habillait lestement, descendait de sa loge, se pendait au bras du jeune homme et regagnait le logis avec lui en babillant. Maintenant elle tardait à descendre. Elle bavardait avec celui-ci, avec celui-là, avec le jeune premier et le troisième rôle qui avaient l'un et l'autre le droit de la tutoyer sans qu'ils fussent jaloux.—«Il peut bien attendre, disait-elle.» Quand elle trouvait Joseph à la porte des artistes, elle étouffait un soupir.—Ah! c'est toi? disait-elle, comme elle eût dit: C'est encore toi? Il n'y avait plus entre eux rien de commun. Elle avait pris sa volée, il était demeuré à terre. Quand il parlait elle n'écoutait pas, elle n'entendait plus. S'il lui arrivait encore de faire allusion au mariage projeté, elle répondait comme quelqu'un qui sort d'un rêve.

Joseph sentait bien tous ces changements. Rien ne lui échappait. Il pouvait mesurer le terrain qu'il avait perdu. Il le faisait, un peu tristement tous les jours, et doucement en prenait son parti, tout en maudissant les coulisses, la rampe et, comme il disait, le diable dramatique et son train.

—Ah! tu boudes! dit-il à Suzanne en la voyant s'asseoir sur une chaise, le menton dans la paume de la main. Si tu t'ennuies, je vais m'en aller!

—Je ne boude pas, fit Suzanne... Mais pourquoi penser que je pouvais me quereller avec ta sœur? Vous ai-je habitués jamais à des mauvaises humeurs? Lors même que j'ai à parler, je me tais!

—Ah! tiens, voilà une bonne parole! C'est à moi qu'elle s'adresse? Pourquoi donc se taire, quand on a quelque chose à se dire? As-tu quelque raison de te plaindre de moi?... C'est possible. A parler franchement, je ne suis plus ton fait. On se lasse de tout, tu me diras; j'ai fait mon temps. A un autre! C'est ça que tu penses, hein?

—Si j'étais menteuse, pourtant......, fit Suzanne en hochant la tête.

—Je te rends justice. Tu es franche. On t'ennuie, tu le dis. Pauvre fille, va! Tu crois être heureuse? Avec une tête comme la tienne, changeante, jamais satisfaite, on se lasse de tout et toujours. Tu crois que les châles de l'Inde font le bonheur, je parie? Va voir rue de Bréda si j'y suis. Tu es libre! Mais note bien que le fricot chez nous t'aurait aussi bien nourrie que le homard là-bas. Ça te regarde. J'ai fait ce que j'ai pu pour t'attacher à moi. Je t'aimais, mais, là, vraiment. En travaillant on aurait fait bouillir la marmite, et on ne reste pas toujours imprimeur, n'est-ce pas? Enfin, soit! Mais ne reviens jamais te plaindre.

—Après tout, dit Suzanne, est-ce ma faute si je ne suis pas née grisette?

—Une bonne excuse, parlons-en. Tu te crois faite pour le luxe? Parbleu! tu es jolie. La soie te va bien. Un chapeau à plumes fait plus d'esbrouffe qu'un bonnet. Mais il y en a tant d'autres comme toi; et toutes ne réussissent pas. Mieux encore valait servir la pratique chez ton père ou recoudre mes boutons, va. C'est plus ennuyeux, mais c'est plus sûr.

—C'est possible dit Suzanne en se levant et en mettant son chapeau.

—Tu sors?

—Oui.

—Moi, j'ai mon après-midi, je tiendrai compagnie à Victoire!

En sortant, Suzanne alla droit rue de Laval, dans une maison meublée, chez une amie de théâtre qui l'avait bien souvent raillée sur sa liaison avec Joseph. Elle lui dit qu'elle était lasse, décidée à rompre avec cette existence d'actrice bourgeoise.

—Je sens que je touche déjà du doigt ce luxe, je n'ai qu'à étendre la main, je n'ai qu'à vouloir, je veux.

—Eh bien! ma petite Cachemire, dit l'autre, quittez le boulevard extérieur et venez ici. Il y a un appartement dans la maison que le portier me laissera occuper jusqu'au 15. Je suis très-bien avec le portier. Et d'ici au 15 vous avez le temps d'avoir un coupé!

Le soir même, Suzanne annonça qu'elle partait. Madame Herbaut devint toute pâle et pleura un peu. Joseph se contenta de dire à sa sœur:—Il y a des gens qui aiment la misère, que veux-tu?

II

Léon de Bruand à Paul Barré, officier d'infanterie de marine, à Saïgon (Cochinchine).

25 décembre.

«Mon cher ami,

«Je continue à t'entretenir de moi. Aimable confident, placé à deux mille lieues de son ami et qu'il me semble voir si souvent, et qui m'écoute et qui me répond! Ah! que tes Armanites me valent mieux que nos Parisiens. C'est une fête que j'ai à te raconter, figure-toi. Encore un réveillon! Il est probable que je finirai par m'en lasser. Quelle étrange chose, un plaisir officiel! Être contraint à la gaieté parce que finit le mois de décembre, et que l'on célèbre quelque part la messe de Noël! Gontran m'avait écrit. Je lui avais envoyé le matin deux mots de réponse; on m'attendait. Je suis allé au théâtre d'abord; il y avait, çà et là, à travers les fauteuils d'orchestre, des jeunes gens qui se promettaient de s'amuser beaucoup, en sortant; j'ai entendu ce bout de dialogue:

«—Berlurette y sera-t-elle?

«—Je ne sais pas, mais il y aura des truffes!

«Cher esprit français!—Gontran m'avait annoncé des femmes ravissantes! C'est le mot d'usage. J'avais ordonné à Jean de bourrer ma voiture de bouquets de violettes. Me voilà parti. J'arrive chez Gontran, je passe devant la loge du concierge, toute bruyante et encombrée de voisins. Je remarque sur la table l'oie proverbiale, doublée de marrons. Et je fais mon entrée chez Gaston, suivi de Jean, qui portait majestueusement les bouquets.

«Gontran avait décoré son appartement d'une façon charmante, à la chinoise, avec des lampes d'opale, projetant sur la table de très-agréables demi-clartés. Les faïences détrônées de leur dressoir, s'étalaient sur la nappe avec leurs garnitures de bananes et de figues de Barbarie. On était assis déjà. A mon arrivée, grande clameur. Gontran, Paul et Gérard s'écrient:

«—C'est Léon! ce cher Léon! Bravo, Léon! L'exactitude est la royauté des hommes polis!

«Jean déverse ses monceaux de violettes.

«—Oh! oh! Léon a dévalisé un parterre. Quelle est cette idée d'empereur de la décadence? Et ces violettes du pôle? C'est gai comme un enterrement!

«—Pourquoi ces fleurs... et pour qui?

«En effet, je regarde de tous côtés, je cherche un visage féminin, partout des favoris ou des moustaches.

«—Mon cher ami, pardonnez-moi, dit Gontran. Ces dames se sont excusées.

«—Par lettre, ajoute Gérard.

«—Je demande les lettres!

Cliché no 1:

«Mon petit chat,

«Tu sais combien mon pas du deuxième acte est fatigant. Je serai rompue ce soir. Avec cela que le directeur nous fait répéter toute la journée et que le régisseur est à giffler. Je ne pourrai pas vraiment me rendre à ce réveillon. Et puis mon bottier m'attend pour m'essayer des bottines.

«Je t'embrasse sur le nez.

«Angèle

—L'excuse du bottier est valable, étant absurde.

Cliché no 2:

«Je suis ennuyée comme tout, mon cher Paul, mais vrai, je ne peux pas aller chez M. Gontran. Je n'aurais qu'à y rencontrer Mathilde; vous savez combien je la déteste. J'aime mieux rester à la maison. Peut-être que je jetterais un froid, voyez-vous, je suis franche. Les femmes qui posent, et moi, ça fait deux.

«Mes excuses à M. Gontran et à Angèle.

«Louise.

«P.S.—Venez donc prendre le thé chez moi demain. Je vous en conterai de Mathilde!»

Cliché no 3:

—Non, non! Passez-le! dit Paul, c'est convenu, les absentes n'ont pas tort!

—A table!

—A table, dit Gontran, et tâchons d'avoir de l'esprit!

—Moi, qui n'en ai jamais que devant les femmes!

—Quelles femmes? Celles qui ne savent pas l'orthographe?

—Eh! ma foi, messieurs, interrompt Gontran, faut-il vous l'avouer? Je suis très-satisfait de ce qui arrive. Un réveillon entre hommes. Pas de prétention. Soyons Gaulois. Puis que diraient nos maîtresses si elles apprenaient que nous avons soupé avec des créatures?

—Un joli mot, créatures... Vous l'avez bien dit, Gontran!

—Madame de... serait furieuse, dit Gérard en essuyant son lorgnon.

—Ce Gérard, savez-vous pourquoi il ne la nomme pas; c'est pour qu'on lui demande son nom?

—Hélas! je n'en suis plus là...

—Amusons-nous, messieurs!

Amusons-nous! amusons-nous! le mot d'ordre éternel! Le plaisir à la rescousse!

On croit généralement qu'il est facile de s'amuser. Pourtant, à peine connaissons-nous par le temps qui court, non pas la gaieté, mais le sourire, cette mélancolie de la gaieté. Quant au bon gros et gras rire d'autrefois, où est-il? Qui l'a entendu? On dit le rire de nos pères. De nos pères! On a bien raison!

Amusons-nous! Et nous voilà, nous efforçant, nous surmenant, nous excitant, comme si nous avions pris quelque haschich.

—Savez-vous le dernier mot de Raoul?

—S'il n'est pas méchant, ne le dites pas!

—Il est très-méchant!

—Tant mieux pour nous!

—On lui parlait de William. William, a-t-il dit, ce n'est pas un sot, c'est le Sot!

—Oh! oh! un peu vieillot! Ce diable de Raoul... Il a donc lu Royer-Collard? Excellent vin, Gontran!

—Le vin de mes aïeux, mon cher Léon! le cru m'appartient!

—Vous êtes vigneron à présent?

—Non, mais Bourguignon, tout pâle que je suis!

—Et la pièce d'Augier nous n'en parlons pas?

—Je n'aime guère le dernier acte!

—C'est comme notre réveillon, ça manque de femmes!

—Ne parlons ni des femmes ni de l'amour... cela porte malheur!

—Au jeu...

—L'amour? Une forêt de Bondy... au temps de Cartouche!

—Joli! Ah! à propos, Gérard, reconnaissez-vous ce portrait-carte?

—Elle vous l'a donné?

—Lisez la dédicace!

—Diable! Et vous gardez cela dans votre portefeuille?

—Le fait est que sa place est dans un porte-monnaie.

—Messieurs, pardon, vous savez, à propos de Céleste, j'ai des nouvelles de Robert!

—Tiens, tiens!

—Il a été tué en Kabylie!

—Bah! et l'on disait que le pays était si bien gardé?

—Ce Gérard est d'un flegme féroce!

—Dame, vous savez, je l'ai peu connu, Robert. Et vous, Paul?

—Moi, beaucoup. J'ai encore une paire de fleurets à lui!

—Un brave garçon, Robert.

—Et malheureux!

—Parbleu!

—Messieurs, messieurs, et le mot d'ordre?

—Ah! oui, le mot d'ordre, amusons-nous!

—J'ai eu tort de renvoyer les domestiques. Le service laisse à désirer. Lucien, vous ne versez pas!

—Allons donc! j'ai déjà mal à la tête.

—Une femme dirait: j'ai mal au cœur! Menteuse!

—Excellent, ce champagne.

—Oui, mais pourquoi des coupes, c'est ennuyeux.

—Je vous avoue que, sur ce chapitre, je suis horriblement rétrograde. Je préfère les flûtes pour boire le champagne!

—Les flûtes? Un grand verre bête et bourgeois! Quand on le tient à la main on a toujours envie d'improviser des couplets de baptême! Une coupe, à la bonne heure! cela rajeunit de cinq cents ans!

—Gaston rêve toujours l'Italie des Médicis et la maîtresse du Titien!

—Ambitieux, ce Gaston!

—Non, mais je trouve l'habit noir stupide, que voulez-vous? Et vous êtes de mon avis aussi! Quant aux soirées, il faut être maigre comme je le suis pour n'y pas mourir d'apoplexie! Puis c'est fatigant d'être regardé comme un gibier par toutes les jeunes filles à marier. Un bal me fait toujours l'effet d'une chasse à courre.

—A court d'esprit!

—A l'ordre, Gontran! Gontran abuse de son titre d'amphytrion, messieurs!

—J'ai décrété la liberté de la tribune! Pourquoi exiler le calembour?

—Le calembour? il n'y a plus que cela au monde!

—Le calembour et le souper: la bêtise et l'appétit! Quand on s'est bien ennuyé dans un salon, et qu'entre une valse et un quadrille on a causé trois pour cent avec le père, idéal avec la mère et beau temps avec la fille, rien n'est bon comme d'ôter ses gants dans un cabinet de restaurant et de causer librement...

—Avec des filles d'Ève!

—Filles d'Ève?... mauvaise désignation! Dites filles de Rabelais!

—Mais au fait, Paul, pourquoi Louise en veut-elle tant à Mathilde?

—Affaire de commerce!

—Vous savez que Léon a été amoureux fou de cette petite Louise?

—Moi? Je jure que non!

—Il renie ses déesses! Mon cher, vous vous êtes compromis avec elle, d'avant-scène en avant-scène!

—Messieurs! messieurs! On voit que vous n'êtes pas du secret! Louise n'était pas une passion... c'était un éventail!

—Un éventail?

—Relisez le Chandelier, de Musset.

—Un éventail qui lui permettait de feuilleter tout à son aise son roman avec madame...

—Pas de noms propres!

—Parbleu, nous parlons de Louise!

—Discrétion! discrétion! Vous ne buvez pas, Urbain?

—Je suis dyspeptique, vous savez!...

—Passer du Chandelier au Malade imaginaire! ce n'est pas sortir de la comédie!

—Il n'y a point là d'imagination. La dyspepsie Dyspepsia. Difficulté de digérer ou digestion dépravée.

—Au diable les définitions, Urbain! Amusons-nous, messieurs!

Et s'amusait-on?...

Tu es bien indiscret, mon cher ami! On riait un peu, on criait beaucoup, le champagne pétillait et le parfait fondait en même temps que les bougies. De temps à autre le cliquetement d'une bobèche qui se fendillait jetait sa petite note grêle dans cette symphonie. On ouvrait les fenêtres par intervalles et une bouffée de vent piquant, nous apportait quelques notes du Noël d'Adam qu'on exécutait à tue-tête dans la loge du portier. Ou bien, c'était une bourrée limousine qui se dansait, là-bas, à coups de pieds, chez le charbonnier maître chez lui. La fenêtre se refermait et nous reprenions nos propos qu'on voulait originaux, qu'on arrosait de champagne et qui ne poussaient pas.

—Vous savez, dit Gaston, que ces gens-là s'amusent plus que nous?

Il y eut autour de la table un sourire rempli d'une mélancolique approbation.

—Il faut bien nous l'avouer, dit Gérard, il n'y a plus que les portiers qui aient l'esprit de se divertir.

—Le fait est que nous avons été bêtes comme des acrobates.

—Bah! qui le saura?... Personne. L'important est que le réveillon soit terminé. Il est bien convenu n'est-ce pas que tout le monde s'est amusé?

«—Comme des fous, répondis-je.

«Au même moment, la porte s'ouvre. Deux femmes paraissent. L'une, c'est Pauline, une petite actrice de la banlieue, fort jolie, et qu'on vient d'engager au Vaudeville; l'autre, une jeune fille charmante, brune, l'œil intelligent et voluptueux, la toilette encore modeste, des mains de reine, un joli sourire.

«Pauline nous la présente.

«—Mademoiselle Cachemire!

«Retiens ce nom, il sera célèbre dans le high-life du plaisir. A partir de ce moment, j'ai pris intérêt à ce souper absurde. Cette jeune fille, qui dans un an sera terriblement blasée, regardait de tous ses yeux, mais sans étonnement, comme quelqu'un qui se retrouve chez elle. Pythagore avait raison; mademoiselle Cachemire a été évidemment une beauté célèbre, au temps d'Alcibiade. Elle éclatait de joie, elle n'était pas habituée à ces meubles et à ces lumières. C'était évident. On ne se trompe pas à ces choses-là. Pourtant elle avait assez d'art pour qu'un plus clairvoyant se fût mépris et se fût persuadé qu'elle n'est pas née, comme cela doit être, dans la loge d'un concierge.

«J'ai pris intérêt à l'étudier. Jusqu'à trente ans, on est poëte; à trente ans, on est philosophe, et j'ai trente-deux ans. De plus, j'aime la médecine, tu le sais. J'ai pris mademoiselle Cachemire pour sujet. Il serait assez intéressant de savoir où arrivera cette enfant de vingt ans qui débute maintenant et qui rêve toutes les splendeurs des courtisanes en renom. J'ai du temps à perdre, et bien des choses à oublier, j'ai grande envie de me donner ce spectacle et de servir de premier échelon à Cachemire. Et qui sait si je ne jouerai pas de cette façon un rôle dans l'éternelle comédie de la rédemption que tous les hommes de cœur ont tentée?

«Sottise! L'ère des rédemptions est close. Je le sais. Mais la vie parisienne est si plate et si niaise...

«Je t'en reparlerai, et te donnerai des nouvelles de mademoiselle Cachemire. En attendant je sors de chez Gontran, harassé.

«Je n'aime pas ces fêtes périodiques, dont la fatalité même est banale et qui vous obligent—pourquoi?—à pourchasser la gaieté, alors que souvent c'est le repos, le calme, la quiétude que vous souhaitez. Puis, ces plaisirs qui portent avec eux leur date—comme les forçats leurs numéros—ont quelque chose de particulièrement attristant, et le matin, quand on se met au lit, la tête lourde et les membres las, un petit spectre malin vient ricaner tout près de vous:—Tu as un an de plus!

«Un an de plus! A mon âge qu'est-ce que cela? Rien. Et cependant, je me souviens que, l'an passé, pas plus tard, j'avais fait réveillon avec Robert. Pauvre Robert! Quelle gaieté, quel entrain, quel esprit! Il avait eu de la bonne humeur pour tous, lui! Poor Yorick!

«Mais conçois-tu, ce réveillon qui aboutit à un sermon, comme un chapitre de Paul de Kock qui finirait par le monologue d'Hamlet? Au fait, et pourquoi pas?

«Tout à l'heure, pendant que ma voiture me ramenait chez moi, je regardais ces rues encore sombres, le gaz tremblotant, le ciel blafard, les pavés humides, les bouchers en tabliers blancs ouvrant leurs boutiques où les lampes éclairaient des monceaux de chair rose, les balayeuses nettoyant les trottoirs avec des mouvements d'automates, les ouvriers, le pain de la journée sous le bras, se rendant à l'ouvrage... Tout à coup, un homme est venu, qui a brusquement éteint le gaz à demi-mourant. La rue n'était plus éclairée que par une lueur pâle. Cette lueur, c'est le jour.

«Le jour!... On s'éveille, on va parler, on va penser, on va vivre! Maudit réveillon! je vais me coucher.»

III

M. de Bruand était comte. Le fief et le château de Bruand, sis à trois lieues de Cosne-en-Cosnois, lui appartenaient encore. Son grand-père n'avait pas émigré. Il avait servi la République, comme Custine, comme M. de Biron, et s'était fait tuer à la tête des chasseurs de Lecourbe, à Hohenlinden. Son fils,—le père de Léon,—élevé dans le château de Bruand par un vieux prêtre, avait grandi libre, courant les bois, vêtu comme un de ses métayers, montant à cheval, chassant, pêchant, menant depuis l'enfance la vie facile du gentilhomme campagnard. Il s'était marié à vingt ans, avait eu trois enfants d'une femme morte jeune. Léon, le cadet, seul avait survécu; c'était encore un enfant lorsque M. le comte Hubert de Bruand mourut misérablement dans une partie de chasse. A dix ans, Léon, orphelin, se trouvait possesseur d'une fortune considérable en terres, et formant un revenu suffisant pour mener partout, même à Paris, un aristocratique train de vie. Son tuteur était un brave et digne cousin de madame de Bruand, très-faible et très-bon homme, qui envoya le jeune homme à Paris, et le laissa agir à sa guise, proclamant que la nature de Léon était essentiellement honnête et bonne, et que, quoi que fît le jeune homme, il retomberait toujours sur ses pieds.

En cela, le tuteur avait raison. Léon de Bruand ressentit d'abord cette fièvre de Paris, qui embrase, qui torture, qui jette hors des gonds tant de faibles esprits et de consciences hésitantes. Mais la vanité de toutes ces cohues de plaisirs, toujours semblables, lui apparut bientôt. Il eut des lendemains amers, pleins de réflexions et de déceptions, et au lieu de s'étourdir, en descendant plus avant dans le gouffre, il s'arrêta sur le bord, et se contenta du spectacle. Il devint un Parisien dilettante. A vingt ans, il était las d'agir. A vingt-deux ans, il était las de regarder; à vingt-cinq ans, il se mariait.

Alors, Léon respira, se sentit réellement vivre, et fut heureux. Il croyait avoir jeté l'ancre. Sa femme mourut en couches, après deux années de ménage, laissant Léon effaré devant cette fosse soudainement ouverte à ses pieds. En se revoyant face à face avec la solitude qui lui était si chère, quand il la partageait avec elle (la solitude à deux, c'est le monde entier resserré dans un Eden de quelques pas), il se troubla, il eut peur, il se lança dans les voyages, cherchant à oublier et se souvenant toujours; il avait beaucoup aimé sa femme. Il avait cru sa vie assurée, nouée à elle, solide et défiant le sort. Maintenant, tout était à recommencer. Une vie nouvelle à refaire! Une vie, soit, on la reconstruirait encore. Mais un bonheur! Il restait à Léon de Bruand, pour se consoler, une petite fille, celle qui avait coûté la vie à sa mère. Il l'avait mise en nourrice, ne voulant pas la voir; il semblait la haïr, et il la plaignait.—Pauvre enfant qui grandira sans mère! disait-il. On lui annonça, un jour, que l'enfant était morte. Il en éprouva comme de l'étonnement; puis il tomba sur une chaise. On le vit pleurer et on l'entendit qui disait:

—Comme je suis seul!

Bientôt après, subitement, il reparut dans le cercle de ses anciennes amitiés. Ce fut une clameur.—«Léon! Léon de Bruand! Léon qui nous revient! Vous nous aviez donc fui, mon cher ami?—Le mariage? Vous en faisiez donc une prison?»—Puis des condoléances devant la douleur que Léon dissimulait mal, des consolations, puis le silence sur ce sujet, puis les propos nouveaux, les anecdotes du moment, la biographie des héros du jour, toutes les historiettes parisiennes qui sont la vie, la préoccupation, et comme l'âme de ce monde où Léon reposait le pied. Ce mouvement électrique, sans cesse renouvelé autour de lui, était seul capable de lui faire oublier le passé. Pour la première fois de sa vie, il s'étourdit. Il fut des plus bruyants et des plus fous. On le vit partout à la fois, aux théâtres, aux courses, aux eaux, au club. Il joua, il fit courir, il eut des chevaux et des maîtresses. On copiait son élégance et l'on ramassait les miettes de son esprit. Il fut à la mode. Il eut des ennemis, il eut des flatteurs, il eut des envieux. Tout cela faisait cortége. Les bacheliers qui débutaient dans la vie et les bourgeois fascinés par l'inconnu, le dévoraient des yeux, au théâtre, quand il entrait dans une avant-scène avec une femme en renom. Il était brun, grand, élancé, la moustache relevée, quelque chose de sympathique et de froid en même temps, le sourire semi-bénin, semi-railleur, les dents blanches, l'œil vert, plein de flamme et de franchise.

Ainsi, du moins, le voyaient ceux qui ne le connaissaient pas. Il fallait à peine l'approcher pour deviner toute l'amertume, toute la lassitude, tout le dédain cachés sous cette désinvolture charmante. L'œil, qui brillait tout à l'heure, songeait à présent, se fixait longuement sur les objets, sans les voir, regardant ailleurs, dans le passé, quelque image évanouie, chère à ce cœur vaillant et à cette pensée haute. Léon était triste; il vivait de cette vie rapide, parce qu'elle était la plus facile, la plus étourdissante et la plus intelligente, après tout.

—Je suis curieux, disait-il, parfois. Otez-moi la curiosité, je n'ai plus de prétexte pour vivre.

Cette curiosité s'usait tous les jours, mais il en restait encore assez pour que Léon se tînt debout. Il allait avoir vingt-huit ans. Son cœur en avait soixante. Il raisonnait comme un vieillard, et disait parfois: De mon temps... Ce temps-là datait de cinq ans, mais entre ce moment et celui où il vivait, il y avait une tombe, un monde...

En apercevant Cachemire, Léon de Bruand se sentit soudain, non pas conquis, il ne pouvait plus l'être, mais attiré, assez étonné de cette fleur encore un peu campagnarde,—juste ce qu'il fallait pour la rendre charmante,—ainsi rencontrée dans une serre chaude de Paris. Léon traitait l'amour en artiste, comme toutes choses. Il le cherchait partout, certain d'avance de ne le trouver nulle part. Il y avait en lui du peintre et de l'impresario. Pour le plaisir de quelque spectacle un peu bizarre il fût allé bien loin, plus loin encore; il descendait quelquefois dans les régions inconnues de Paris, en quête d'inédit, promenant son crochet dans les haillons moraux, tout heureux quand il avait éclairé, de sa lanterne, un morceau de caillou qu'il lançait à travers Paris comme un diamant. Il cherchait des étoiles dans le ruisseau. Il en avait déjà trouvé quelques-unes—des nébuleuses.

Cachemire lui sembla digne d'un regard. Il l'analysa, et se promit de connaître le secret de ce joli petit sphinx aux dents blanches, aux yeux noirs, aux joues roses.

—Secret banal, pensait-il. Qu'importe!

Le samedi suivant, il y avait bal à l'Opéra. De la poussière sur les boulevards, des ifs de gaz allumés aux coins de la rue Le Peletier et de la rue Drouot, quelques masques en cache-nez, courant le long de l'Opéra brillant de lumières. Chez les marchands de vins et les cafés environnants, de pauvres garçons, transis de froid, déguisés en défroques, prenant de l'eau-de-vie en attendant le premier quadrille. On se prépare. Onze heures sonnent. Les boulevards s'encombrent. A travers la foule compacte, les danseurs costumés circulent, jouant du coude, entraînant quelque pauvre fille dont les épaules nues frissonnent, et qui grelotte en jupe courte. Cela crie, se heurte, se bouscule, se succède, va, vient, fait groupe, grossit, s'enrégimente, défile, se jette dans la salle de bal, hurle, danse, entrejette de ci de là ses bras et ses jambes, s'excite, s'enivre, s'embrasse, s'insulte. La salle est pleine. Sous les lustres, les couleurs s'injurient. Le blanc, le jaune, le rouge, le bleu,—l'arc-en-ciel émietté—gambadent. Par les escaliers, des flots de soie, de plumets, de dominos, d'habits noirs, de décorations, d'agents de change, de cabotins, de diplomates, de paillasses, de gens sans nom, de gens illustres, d'hommes, de femmes, montent et descendent en s'accrochant, en se déchirant, en se jetant des œillades ou des sottises. Les couloirs s'encombrent, les galeries s'emplissent, on étouffe, on conquiert le parquet pas à pas; les femmes vous arrêtent, on arrête les femmes. Une odeur de poussière, de couleur, de sueur et de poudre de riz pénètre dans les poumons. Et cet air qui asphyxie semble parfumé. L'acide carbonique voltige à travers les quadrilles. L'on se cherche sans se trouver et l'on se parle sans s'entendre; la Laryngite fait des signes de tête à la Migraine derrière les piliers, happant un monsieur qui passe, une dame qui s'enfuit, une fille qui rit à grosses gouttes. Tout est bouleversé, la musique devient du bruit, la gaieté de la névrose, la couleur crie, le langage sent l'ail; les échos de la halle s'échappent des lèvres carminées. Dans une avant-scène, un municipal, les bras croisés, regarde la cohue avec effarement. Et, là-bas, au fond de la salle, parmi le tourbillon des rubans, des plumets, des toques, des bonnets, des jupons, des pompons, derrière ces bras qui s'agitent, ces jambes qui se démènent, ces cous qui se tendent et se gonflent, ces torses qui se cambrent, ces reins qui se brisent; derrière cette épilepsie hurlante, un homme pâle se dresse sur ses pieds, lance ses bras en télégraphe et du geste domine et dirige un tonnerre de musiciens qui clame victorieusement de tous ses cuivres...

—Allons au foyer, dit Gontran de Rives à Léon de Bruand.

Léon traversa le grand couloir où se tiennent les aficionados, les journalistes, les promeneurs, les élégants, passant en revue de l'œil et de la main les dominos et les masques féminins qui circulent.

Il entra dans le foyer; autre cohue, plaisanteries de commis en congé, robes déchirées par les bottes maladroites, coups de coude dans l'estomac, poussière, bruit, gaz, chaleur, avec un parfum de punch du côté des buvettes et des bustes en marbre écarquillant, devant tout ce monde étrange, leurs énormes yeux blancs.

Soudain un domino rose vint se pendre au bras de M. de Bruand.

Tous les dominos se ressemblent. L'œil brille, aiguisé, derrière le loup de velours. Le sourire resplendit sous la barbe de dentelle; les mains se posent sur l'habit noir comme deux petits problèmes. La voix se dissimule sous le capuchon enrubanné et les ondulations du corps vous raillent sans pitié dans leur large fourreau soyeux.

Mais Cachemire avait intérêt à se faire reconnaître. On lui avait, depuis la soirée de Noël, parlé beaucoup du comte et de son humeur.

—Êtes-vous moins triste, à présent? dit-elle.

—Ai-je été triste, jamais? fit Léon en raillant.

—L'autre soir, vous aviez l'air maussade.

—Le vilain mot, et qu'il faut une jolie bouche pour le faire passer.

—La mienne est horrible!

—Elle ment.

—Pourquoi dites-vous qu'elle ment? Vous ne me connaissez pas.

—Croyez-vous?

—Quel est donc mon nom?

—Il est fort joli, et vous va bien.

—Vous voyez que vous ne le savez pas!

—Je vous le dirai tout bas, ce soir, au dessert, à la Maison-d'Or. Tenez-vous à le connaître?

—Oui, dit Cachemire.

Elle entra à la Maison-d'Or, qu'elle ne connaissait pas encore, comme une reine entre chez elle. Elle monta l'escalier, la tête haute, impérative, insolente, charmante. Elle était jolie à ravir; son teint, ordinairement un peu pâle, animé ce soir-là, rayonnait. Ses yeux jetaient feu et flammes. Elle avait des dents à tout croquer.

Léon de Bruand en agit avec elle comme on fait avec les jeunes tigres. Il lui tendit, jour par jour, juste ce qu'il voulait qu'elle dévorât,—non pas son cœur, mais le bout des doigts,—puis la main tout entière, et un peu le bras, au sortir des théâtres. Dès lors, Cachemire fut à la mode. On félicita Léon sur sa découverte. On jeta des bouquets à Cachemire quand elle chanta des couplets de revue. Le comte lui meubla un entresol rue Taitbout. Elle donna des soirées.

Elle reçut des lettres, des déclarations, des vers. Elle eut des articles dans les journaux. On cita un jeune Valaque qui tenta de se suicider pour elle. On la chercha aux premières représentations; on détourna les lorgnettes du cheval à la mode pour lui donner un coup d'œil, à elle, aux courses. Les photographes implorèrent qu'elle vînt poser chez eux, en passant. Les collégiens achetèrent ses portraits—cartes, pour les contempler, le soir en se couchant, ou à l'étude, derrière leur pupitre éperdûment levé. On fit même sa biographie.

Le père Labarbade rentra un soir chez lui, après une course à Fontainebleau, avec des yeux rouges.

—Qu'as-tu? lui demanda sa femme.

—Rien!

Le père Labarbade prit son petit garçon sur ses genoux, l'enfant avait sept ans déjà, et lui dit tout doucement:

—Au moins tu seras gentil, toi, quand tu seras grand?

—Gentil?... Mais je suis gentil, dit le gamin en faisant la moue et en se dégageant des bras du père.

Il courut se réfugier sous l'égide de madame Labarbade, regardant le vieux avec des sourcils froncés, et disant:

—N'est-ce pas, maman, que je suis gentil?

—Toi, tu es un amour, fit la mère.

—C'est vrai, ça, papa gronde toujours... Je t'aime mieux que papa, toi!

Labarbade se leva brusquement, sortit, tira de sa poche un portrait-carte de Cachemire, qu'il avait trouvé à Fontainebleau chez un papetier, le déchira et marcha dessus avec rage.

A la maison, madame Labarbade taillait au petit Adolphe une tartine de confitures que l'enfant guignait avec des yeux avides en chantant une chanson qui courait Samoreau:

Je viens d'enterrer ma grand' tante,
Je l'ai clouée en son cercueil.
Ell' me laiss' dix mill' livres de rente
Et ça m'aide à porter son deuil.
Je lui fais faire une bière en chêne
Où tout de son long ell' peut dormir.
Je prends bien gard' que rien ne la gêne
Où il y a de la gên' y a pas de plaisir.

Léon de Bruand était bien décidé à ne mettre dans cette liaison avec Cachemire, rien de ce qui était vraiment lui. Son esprit, sa bonne grâce, sa fantaisie, il les accordait généreusement. Mais il comptait, pour ainsi dire, chaque soir, en avare, les molécules de son cœur. Ces sortes de liaisons duraient plus ou moins. Elles se ressemblaient toutes. Comme en naissant, elles portaient avec elle leur dissolvant, Léon se fût parfaitement cru coupable, coupable envers le passé, envers ses souvenirs, envers sa conscience, en accordant à ce qui n'était qu'une distraction le sérieux d'un amour véritable.

Cachemire le trouvait d'ailleurs charmant. Il était sympathique, avec ce quelque chose de dédaigneux qui domine les âmes nées en bas. Cachemire comprenait la supériorité de Léon. Elle en fut d'abord fière, Léon était comte! Elle voulut, quand il lui écrivait, qu'il imprimât chaque fois son cachet sur la cire rouge. Ces armoiries l'amusaient à regarder. Un comte! Elle avait rêvé les titres aussi dans son lit enfiévré de Samoreau! Ses rêves se réalisaient. Au théâtre, elle écrasait ses camarades avec ce nom du comte de Bruand.—On voit bien que vous êtes une parvenue, lui dit un jour Clara Peplum, qui s'appelle Louise de Haris.

Un soir, Léon de Bruand causait de Cachemire avec Gontran de Rives. Gontran est gai, toujours en éveil, bon, un peu rouge, un peu gros, une âme délicate dans une enveloppe de fermier normand.

—Mais, par ma foi, disait Gontran, voilà une aventure qui dure longtemps! C'est une passion...

—Peuh! fit Léon.

—Un caprice?...

—Pas le moins du monde. Je n'ai jamais aimé Cachemire, si la définition du verbe aimer est exacte. Elle m'a séduit et un peu intrigué. Mon vice suprême, la curiosité, a parlé et j'ai voulu savoir où irait cette jeune fille, sachant d'où elle était venue. Aussi bien, cette liaison peut durer longtemps encore. Mon dilettantisme n'est pas lassé. Cachemire m'intrigue. Elle ne s'est pas, jusqu'à présent, dirait un peintre, dessinée. S'il me fallait te faire son portrait j'hésiterais. Bonne? elle ne l'est pas. Ses vices parlent trop haut. Méchante? elle est incapable de l'être. Il lui faudrait déployer une énergie qu'elle n'a point. Elle est comme ses pareilles, paresseuse et vulgaire, avec des traits de madone de Vinci et un charme de fille de Shakespeare. Ce n'est pas la première fois, dans notre vie parisienne, que nous rencontrons des anges du Pérugin dignes tout au plus d'entonner les refrains de Charles Colmance! Seulement, chez elle ce n'est pas la voix, c'est le cœur qui est enroué!

Cachemire demeurait dans cet état de béatitude parfaite qui suit le triomphe. Elle n'ambitionnait plus rien, jouissait du succès, de son luxe, de ses robes, de ses chevaux, de ce coup de féerie qui lui avait fait gravir l'échelle si soudainement. Elle était partout à la fois, étalant ses toilettes, sa joie, son assurance. Quand elle ne jouait pas, elle courait les théâtres deux ou trois fois par soirée; se montrait ici, remontait en voiture, allait là, faisait frissonner sa robe contre la porte des loges ou riait tout haut pour qu'on la remarquât. Elle provoquait les lorgnettes, rendait le feu à son tour, prenait des airs de tête répétés devant sa glace, essayait des sourires, arrangeait sa voilette, donnait un tour à ses cheveux, posait ses mains sur le rebord des avant-scènes. Elle applaudissait le premier comique; aux drames, elle se cachait derrière son éventail quand venait une scène attendrissante comme si tout cela lui eût semblé ridicule, et, au fond, se sentait remuée par les gros effets, les grosses pièces, les gros drames, les féeries épicées, les décors, les pyrotechnies. Elle aimait à dîner dans les restaurants, à souper, insultait les garçons, tachait ses robes et riait. Elle manquait l'heure des répétitions, bravait les amendes, arborait de folles toilettes aux premières, écrasait ses rivales, et semblait adorer Léon pour tous ces succès d'amour-propre qui venaient de lui. Elle se sentait au fond un peu tenue, comme elle disait. Léon passait quelquefois des journées entières chez elle, la faisant causer, la questionnant, l'ennuyant. Il parlait peu, et Cachemire lui disait:

—Ah! que vous êtes drôle! Qu'est-ce que cela vous fait que j'aie été ceci ou cela quand j'avais seize ans?

—Oh! rien, disait Léon.

Alors elle songeait aux propos de ses camarades, aux parties de plaisir des acteurs qu'elle connaissait, aux pique-niques à Asnières ou à Bougival, aux déjeuners sans façon, à la gaieté libre, aux échappées de Bohême, au luxe un instant secoué, et à l'école buissonnière du sentiment!

Léon la voyait devenir tout à coup rêveuse, et souriait en lui-même, car le spectacle menaçait d'être curieux.

Le domestique de M. de Bruand lui annonça, un matin, à l'heure du lever, qu'un M. Célestin Fargeau demandait à lui parler.

—Célestin Fargeau! dit Léon. Qu'il entre!

C'était son ancien précepteur du château de Bruand, un répétiteur que M. de Bruand, le père, avait appelé de Paris à Bruand pendant trois années, un esprit bizarre et indépendant, un professeur capable de s'attacher pour quelque temps à un élève, comme il s'était attaché à Léon, mais improbable, de s'astreindre à un enseignement régulier, et menant à Paris une existence décousue, improbable, à la façon de Lazarille de Tormes,—une vie à la belle aventure et à la vilaine étoile.

Fargeau entra, comme une bombe, dans la chambre de M. de Bruand. Léon était en pantalon du matin en flanelle grise, en chemise de soie rose, et fumait un cigare. Fargeau, pour toute toilette, s'était contenté de brosser dans l'antichambre son chapeau bossué.

Célestin Fargeau avait cinquante ans déjà, de petits fils blancs frisaient dans sa barbe noire, et sa tête commençait à devenir chauve. Il avait le teint pâle de ceux qui vivent la nuit et les rides profondes de ceux qui ont souffert.

Sa physionomie s'éclaira lorsqu'il aperçut M. de Bruand.

—Pardieu, dit-il, vous n'avez pas changé! Je voudrais bien en avoir fait autant.

Puis, après avoir serré la main que Léon lui tendait:

—Or çà, dit-il en se jetant dans un fauteuil et en croisant les jambes, je viens vous demander un service, non pour moi, Dieu merci! mais pour une autre, pour une femme...

—Je suis tout à vous, mon cher Fargeau, dit Léon.

—Voici donc ce que c'est. J'habite, dans le quartier des Batignolles, une maison d'ouvriers où loge une brave femme assez pauvre et très-honnête qui s'est jetée par la fenêtre pas plus tard qu'hier... A vrai dire, elle est tombée, car c'est à la suite d'une querelle de ménage. Bref, elle est fort malade, une côte enfoncée, le tibia et le péroné brisés... Elle est mourante et pas d'argent... Vous comprenez?...

—Merci d'avoir pensé à moi, mon cher maître, dit Léon de Bruand en allant à son secrétaire.

Il prit cinq billets de cent francs et les tendit à Fargeau qui se mit à les plier avec précaution, en homme qui n'est pas habitué à ces paperasses.

—Et quand votre protégée aura besoin d'autres secours, commença Léon.

Fargeau l'interrompit.

—Nous en avons assez pour un moment, dit-il. J'avais eu d'abord l'intention de faire une collecte dans le quartier. Mauvaise idée. Puis, le frère de la femme m'en a détourné. Un brave garçon qui a tout de suite apporté ses économies. Alors j'ai pensé à vous. Ah! ma parole, je suis content de vous avoir revu!

—Me voici, dit aussitôt,—comme si elle eût attendu, pour entrer, la fin de la phrase de Fargeau,—Cachemire traînant sur le parquet une robe de soie vert-chou, garnie de malines noires.

Fargeau se leva de son fauteuil et salua en tendant en avant son crâne ravagé, et Cachemire le regarda d'un air un peu étonné et un peu dédaigneux.

—M. Célestin Fargeau, mon ami, dit Léon de Bruand. Mademoiselle Cachemire, ajouta-t-il en désignant Suzanne.

—Parbleu, je connais madame, fit Célestin, et je l'ai applaudie plus d'une fois.

Cachemire salua à son tour du regard et de la tête.

—Eh bien, fit alors Célestin, la main sur le bouton de la porte. Je vous laisse, mon cher Léon. Merci encore pour notre protégée.

—Quelle protégée donc? demanda tout à coup Cachemire.

—Une pauvre femme tombée d'un troisième étage et à demi-morte à l'heure qu'il est.

—Ah! mon Dieu, fit-elle... une femme?... Et pauvre sans doute?

—Pauvre, dit Fargeau.

—Mais elle doit avoir les os brisés?

—Elle est cruellement blessée. Seulement, la chirurgie est une science superbe et peut-être...

—Ah! la pauvre femme! Vous la connaissez, Léon? dit Cachemire en joignant ses mains gantées.

—Non.

—Eh bien, je voudrais la connaître, moi... Je ne sais pas, ce que vous me dites-là m'a remuée... Elle doit être tout en sang. On voit ses blessures, n'est-ce pas? Conduisez-moi chez elle, monsieur. Mais, au fait, venez avec nous, Léon!

—Soit, fit M. de Bruand.

Il donna ordre d'atteler. Fargeau monta en voiture à côté de Cachemire, en face de Léon. De temps à autre il s'essuyait le front et se penchait à la portière. L'odeur de patchouly qu'affectionnait Cachemire lui montait à la tête et l'étourdissait.

On arriva devant la maison de Fargeau. Cachemire monta la première. L'escalier était gras, humide, et sa robe criait en l'essuyant. Elle se rappelait l'escalier de la chaussée du Maine. Arrivée au troisième étage, elle s'arrêta:

—C'est bien là, n'est-ce pas?

—Oui, dit Fargeau.

—Elle vient ici comme elle irait à l'Ambigu, songeait M. de Bruand.

La clef était sur la porte, Fargeau ouvrit. Après une petite antichambre, dans une pièce éclairée par un feu de charbon de terre brûlant dans un poële de faïence où chauffait une tisane, Cachemire aperçut une femme dont le front était à demi caché sous une bandelette et qui étendait sur la couverture du lit un bras maintenu dans un appareil de bois. La malade fixait sur elle de grands yeux un peu égarés, et, à mesure que Cachemire avançait, semblait plus étonnée et plus inquiète. Tout à coup, elle poussa un cri étouffé, et Cachemire y répondit par un nom, en reculant, toute rouge:

—Victoire!... Comment c'est vous!

C'était Victoire Herbaut. Une vieille voisine, qui était assise au pied du lit, se leva, recommandant de ne pas trop faire parler la malade.

Le visage de Victoire était livide, maigre, effrayant, des yeux enfiévrés dans une face émaciée. Cachemire la regardait en sentant son cœur serré par une sorte d'angoisse. Il y avait en elle plus de terreur que de pitié, mais il y avait une émotion vraie.

—Oh! ma pauvre madame Herbaut, dit-elle.

—Oui, articula faiblement Victoire... voilà comme on se retrouve... C'est fini, moi... vous savez, c'est Herbaut qu'est cause de tout... J'avais déménagé, pour l'éviter. Il revenait toujours me faire des scènes. De Plaisance au quartier de Clichy il y a loin, je me disais: Il ne viendra plus... Est-ce qu'il saura où je suis? Ah! bien, il l'a su, et rapidement encore. Il est revenu.... toujours ivre, ma pauvre Suzanne, toujours...

Cachemire avait tressailli à ce nom de Suzanne qui n'était plus le sien. Elle fit à madame Herbaut, un signe pour lui dire de se taire.

—Non, non, dit Victoire... Je veux vous dire... Mais asseyez-vous donc, messieurs, fit-elle en tournant ses grands yeux vers Fargeau et M. de Bruand. Madame Grédouard, approchez donc des chaises... Alors, je vous disais, il est revenu. Il m'a frappée... Je l'ai mis à la porte, une fois, deux fois... Mais, l'autre soir, il est arrivé, sentant l'eau-de-vie. Il voulait de l'argent. Je n'en ai plus, moi. Il a recommencé ses menaces. Seulement, cette fois, il avait l'air si égaré,—des yeux d'assassin il avait—que j'ai eu peur... J'ai ouvert la fenêtre pour appeler, et, comme il revenait avec un tabouret levé, je me suis penchée et voilà; je suis tombée. Je suis dans un joli état, si vous me voyiez... Tenez, dit-elle en allongeant son bras.

—Madame Herbaut! s'écria madame Grédouard la voisine, le médecin a recommandé l'immobilité, vous savez...

—C'est vrai... Quoique ça me semble bien inutile, allez. Je suis délivrée... Mais c'est mon pauvre Joseph...

—Joseph! fit Cachemire en essayant de sourire...

—Oui, continua madame Herbaut, il est allé chercher Herbaut au fin fond d'un cabaret où il se cachait, et il l'a traîné chez le commissaire de police. Seulement, en se battant, Herbaut lui a donné un coup de couteau dans le bras. On dit que ce ne sera rien. Je le voudrais... Joseph! Il me parlait de vous l'autre jour. Il ne vous en veut pas...

—Mais vous, fit Cachemire en interrompant brusquement madame Herbaut, vous souffrez beaucoup, dites?

—Pas trop, vous savez. Je m'en vais. Je le sens bien. Je suis presque contente!

Cachemire se sentait mal à l'aise dans cette chambre, en présence de cette femme qui ne connaissait pas Cachemire et qui se souvenait de Suzanne. Elle regardait Léon de Bruand comme pour l'interroger et chercher s'il devinait quelque chose. Ce nom de Joseph, ainsi jeté dans le milieu de ces confidences, l'avait un peu effrayée. Léon, causant tout bas avec Fargeau, paraissait ne rien entendre.

Cachemire n'était pas encore bien revenue de l'étonnement que lui avait causé cette rencontre ou plutôt ce heurt avec Victoire Herbaut. «Comme c'est étrange! pensait-elle.» Quant à Victoire, elle ne voyait même pas la bizarrerie de la rencontre. Elle ne se rendait plus compte de ce qui arrivait. Sa tête était comme brisée. Elle regardait, sans la bien voir, la robe verte de Suzanne. Elle songeait à toute autre chose qu'au présent; elle évoquait le passé, les débuts de Suzanne, ses amours avec Joseph... Elle allait en parler, lorsque Cachemire se pencha brusquement sur elle et lui dit tout bas:

—Ne dites rien, madame Herbaut, mon époux est ici!

—Ah! vous êtes donc mariée, Suzanne? fit Victoire avec un étonnement douloureux.

Elle ajouta un moment après, tout bas aussi:

—Certainement, Joseph ne vous aurait pas faite aussi riche. C'est égal, il vous aimait bien!

On entendit, à ce moment, la clef qui grinçait dans la serrure.

—Justement c'est Joseph! dit madame Herbaut.

Cachemire devint pâle. Léon se leva, et regarda la porte qui s'ouvrait. Joseph entra, le bras gauche en écharpe, sa casquette sur la tête et s'arrêta un peu saisi devant tant de monde. En apercevant Cachemire, il rougit, recula légèrement, hésita; puis, ôtant sa casquette, il la salua sans mot dire, et M. de Bruand après elle, puis il tendit la main à Fargeau.

—Mon ami, lui dit Célestin à l'oreille, j'apporte de l'argent. Vous êtes sauvés!

—De l'argent? cette bêtise! c'est madame qui le donne peut-être?

—Non, dit Léon qui avait entendu, c'est moi, monsieur, et je vous le prête. Vous me le rendrez quand vous pourrez.

Joseph avait pris les billets de banque, les regardait, hésitait, ne savait que dire.

—Voici ma carte, fit M. de Bruand. Quand votre sœur sera guérie et que vous pourrez travailler, songez seulement à votre créancier.

Joseph était maintenant horriblement pâle, ne comprenant point, n'osant prendre ni refuser.

—C'est que vous ne savez pas, commença-t-il.

Fargeau lui saisit la main droite et lui dit à l'oreille:

—C'est de nous qu'il vient, non pas d'elle!

Léon s'était déjà éloigné. Il attendait sur le palier.

Cachemire se pencha de nouveau sur Victoire:

—Je reviendrai, dit-elle.

—Oui, n'est-ce pas? revenez, fit la mourante.

Sa voix tremblait.

Quant à Cachemire, un peu pâle sous son blanc, elle ne regardait pas Joseph. Mais, tout à coup, son assurance lui revint, elle alla droit à lui, lui tendit la main et, découvrant ses dents entre ses lèvres peintes:

—Faisons la paix, dit-elle.

—La paix? répondit Joseph. Sommes-nous donc en guerre?... Il y a quinze jours, je vous ai fait votre entrée, au premier acte. Vous savez, chevalier du lustre. On va au théâtre comme on peut!

—Eh bien! votre main?

—La voici.

—Viens me voir, lui dit-elle tout bas.

Il répondit tout haut:

—Vous demeurez trop loin.

Célestin Fargeau offrit son bras à Cachemire pour descendre l'escalier. Il en était fort embarrassé et s'accrochait dans ses jupes. Alors il riait.

A la porte, Léon lui dit sérieusement:

—Il s'est passé là-haut une comédie... l'avez-vous remarquée, Fargeau?... Qu'en dites-vous? Pour moi, je trouve affreux ce mélange de sang et de patchouly.

—C'est de l'antithèse! fit Célestin. Les chevaux emportaient Léon et Cachemire.

Il tira de sa poche une pipe en écume, vieille et noire, et l'alluma dans la rue, après avoir refoulé le tabac sous son pouce. Puis, tout en fumant, il redescendit, comme il disait, «vers Paris,» et, s'arrêtant parfois aux étalages des bouquinistes, examinant les gravures anciennes et les tableaux enfumés, il arriva rue Racine, devant une façon de petit café dont il ouvrit la porte brusquement, en habitué. En l'apercevant, la dame du comptoir, éternellement assise à la même place, parmi les bocaux de chinois, les prunes à l'eau-de-vie, les drageoirs en plaqué, garnis de morceaux de sucre disposés symétriquement, lui adressa un sourire stéréotypé. Il porta la main à son chapeau, machinalement et alla s'asseoir dans un coin. Sans lui demander ce qu'il désirait le garçon lui apporta une canette de bière et les journaux.

—Avez-vous vu M. Terral? demanda Célestin.

—Pas encore.

—Quand il viendra, vous nous donnerez les échecs.

Il ouvrit un des journaux, le parcourut rapidement en homme qui sait lire, et en déplia un autre dont il prit le suc de la même façon. De temps à autre, il arrosait sa lecture d'une gorgée de bière et s'arrêtait pour regarder tournoyer la fumée de sa pipe.

Depuis vingt ans que le Café Athalie existait, Fargeau avait ainsi dépensé bien des heures, à la même table, causant, jouant, développant volontiers ses idées, toujours bizarres, étonnantes quelquefois et laissant le temps passer, pour les choses, sans se douter que l'âge venait et que les auditeurs n'étaient plus les mêmes.

IV

Célestin Fargeau était comme le produit de la paresse et du dédain, une sorte d'étranger, dans cette civilisation qui se fait tous les jours plus hypocrite à mesure qu'elle se décompose davantage, un déclassé, un inutile, un bohème. Il avait fait de tout, hormis peut-être une malhonnêteté. Avec mille cordes à son arc, il n'était jamais parvenu à toucher le but. Né pauvre, il avait vécu pauvre, bien résigné à mourir de même. Il avait été élevé par un vieil oncle, assez riche, qui devait le faire son héritier. Mais une aventurière survint, et l'oncle ne put léguer à son neveu une fortune qu'il n'avait plus. Célestin s'en consola, entra à l'École Normale, travailla modérément et devint professeur. On l'envoya en province, à Lisieux, faire la classe à quelques marmots mal débarbouillés.

Célestin était un esprit avide d'espace, désordonné, systématique, enclin à l'ennui. Au bout d'un an, il donna sa démission. Un vieux bonhomme, qui habitait Pont-l'Evêque, le choisit pour le précepteur de son fils. Fargeau, au milieu des rues paisibles de la petite ville, regardant les anciennes maisons aux murs couverts d'ardoises, déchiffrant sur l'église les inscriptions du temps des baillis ou de Robespierre, passait, bâillant sa vie du matin au soir. Quand il avait quelques heures devant lui, il allait s'asseoir sous les pommiers, fumait sa pipe et regardait, s'étendant au loin, la grasse campagne de la vallée d'Auge. Au fond, cette existence de province l'étouffait. Mais, né paresseux, l'inactivité le retenait malgré lui, par de molles attaches, dans ce coin de la Normandie, où la vie est saine et facile.

Il le quitta pourtant, revint à Paris, essaya d'y faire sa trouée, lutta comme un autre et longtemps, fit taire son besoin de repos, son humeur rêveuse, tenta çà et là plus d'une voie, fut repoussé, prit en dégoût le succès et se retira dans un coin, comme en quelque fossé, pour y végéter, en attendant qu'il y mourût.

Sans haine, d'ailleurs, acceptant sans protestations la vie qu'il s'était faite ou qu'on lui avait faite, comprenant tout, sachant tout ou devinant tout. Frotté à tous les mondes dans sa vie de hasards et de rencontres, il avait été professeur, répétiteur, pion à l'occasion, et la plupart de ses anciens élèves le saluaient encore; il avait écrit des livres sans les signer, des dictionnaires, des manuels technologiques, des encyclopédies, des prospectus; il avait été commis dans un magasin de nouveautés, tenant des livres, inspecteur de l'affichage, prote dans une imprimerie, voyageur de commerce, rédacteur en chef d'un journal philosophique, La vraie Morale, écrivain public, et que de choses encore, lorsque, les positions dites stables lui paraissant à la longue un peu bien changeantes, il se résigna—en riant—à vivre de flânerie, de rêverie, d'aventures, travaillant selon le hasard, corrigeant les ouvrages des écrivains amateurs, donnant des leçons de sanskrit et de malais, collaborant à des dictionnaires improbables, toujours anonyme, toujours exploité, toujours dédaigneux.

Sa tête était un pandœmonium littéraire et scientifique. Toute la bibliothèque philosophique de Ladrange s'y était casée. Ses systèmes, ses souvenirs, ses lectures, ses chimères s'y heurtaient avec des chocs bruyants. Il était pythagoricien, anti-platonicien—c'est lui qui appelait Platon, «le penseur autoritaire, le Bossuet des Grecs,»—un peu swedenborgiste, babouviste, connaissait par cœur le Moniteur de la Révolution, taillait et rognait dans les héros de 1793, les jugeait curieusement, en politique qu'il était et aussi en moraliste, pouvait à la moindre réquisition, citer les dates et les faits les plus nébuleux, et n'ignorait rien, ni du passé, ni du présent;—prêt à donner un jugement sur toute la dynastie des Tchin et un renseignement sur l'article de tel ou tel publiciste, en telle année, dans tel journal ou telle revue.

Célestin Fargeau eût fait la fortune d'un polémiste. Sa mémoire avait gardé, dans leurs moindres détails, tous les faits de l'histoire des trente dernières années. Mais de cette science et de cette netteté d'impressions et de souvenirs, il ne se servait que pour se faire écouter des habitués du Café Athalie.

Depuis quelque temps, Fargeau, en réalité peu liant de sa nature, avait l'habitude de faire, chaque jour, avant le dîner, sa partie d'échecs avec un jeune homme, Fernand Terral, qui passait parfois de longues heures à causer «avec le philosophe.» Fernand Terral avait vingt-huit ans «tout au plus.» Mais, désillusionné, sceptique, amer, l'esprit faussé, il était l'aîné de Fargeau par ses propos et ses idées. Fargeau, au milieu de toutes ses traverses, avait conservé la foi. Il s'irritait souvent, et fulminait, mais ne savait nier. Il lui plaisait d'ailleurs de converser avec ce Terral, si éminemment intelligent, embrassant toutes choses, l'esprit à fleur de peau, comme les désirs et les appétits.

C'était lui que Fargeau attendait. Le jeune homme ne tarda pas, vint s'asseoir en face de Fargeau qui lui donna la main, et demanda de l'absinthe.

On se mit à jouer aux échecs. Fargeau, patient et mathématique, eut rapidement battu son adversaire; Terral, au surplus, paraissait distrait. Sa main manœuvrait les pièces du jeu avec fièvre, son œil noir regardait devant lui, presque sans voir.

—Mais surveillez donc votre jeu! disait Fargeau de temps à autre.

Terral haussait les épaules, comme pour s'accuser, et continuait à songer à toute autre chose qu'à sa Tour et à son Fou.

Grand, maigre, la peau brune, les cheveux longs et noirs, très-brillants, un peu bouclés, le nez gros, légèrement bossué, les joues presque imberbes, mais de grosses moustaches relevées en croc, à la façon de quelque raffiné, le menton carré, solide, la main nerveuse et fine, la souplesse et la force réunies, un grand charme et en même temps une résolution énergique dans ses yeux noirs, presque en même temps doux, caressants, menaçants, pleins d'éclairs, et pleins de promesses, Terral se campait fièrement, marchait d'ordinaire comme si le bitume ou le pavé eussent été conquis par lui, élargissant la poitrine, aspirant l'air à pleins poumons, la tête en feu, les narines ardentes. Il avait les poches plates; mais il portait avec désinvolture ses vêtements, les rendait élégants en les arborant un peu à la façon d'un «premier rôle» de théâtre, et passait dans la rue la tête haute, avec quelque chose de méprisant qui lui allait bien.

Ainsi s'affirmait-il d'habitude dès la première vue. Mais ce jour-là, songeur, un peu abattu, il rêvait. Fargeau s'en aperçut, se mit à rire. Cette nature complexe, bruyante, audacieuse, prête à toute escalade et en même temps à toute raillerie, lui fournissait un curieux sujet d'étude. Cet homme revenu maintenant du voyage au pays d'Espérance—prenait plaisir à analyser ce singulier type d'ambitieux.

—Voyons, dit-il brusquement, ne jouons plus, cela est plus simple. Les échecs vous importent peu aujourd'hui.

—Ma foi, fit Terral, à la vérité, ce n'est pas cette partie qui me tient au cœur, mais celle que je joue avec la fortune. Je commence à désespérer.

—Allons donc! si cela était vrai, vous ne le diriez pas.

—C'est possible. Et j'ai pourtant comme une appréhension de défaite. Il y a longtemps déjà que je lutte à Paris.

—Un an peut-être?

—Deux ans!

—Oh! oh! dit Fargeau en riant. Il y a trente ans pour le moins, moi, et je me suis résigné à ne plus vaincre.

—Oui, vous êtes né heureux, vous, satisfait de tout, vous, un sage!

—Joli titre! Pourquoi pas Socrate tout de suite!

—Quant à moi, je m'irrite à la fin, je désespère. Je ne vois rien venir, rien éclore. Toutes mes espérances crèvent comme des bulles de savon. Je deviens haineux, j'attends, et j'attends depuis trop longtemps. Je suis de ceux à qui le succès prompt, le luxe, la vie large,—la seule vie!—doivent arriver aussitôt, sous peine de rejeter parmi les classés un affamé de plus et des dents féroces.

—Ah! c'est charmant, dit Fargeau en hochant la tête, et voilà une excellente façon de prendre patience. Mais, que diable espériez-vous rencontrer à Paris, en quittant votre province? La poule aux œufs d'or. Il y a longtemps qu'on l'a mise à la broche. Le plat est épuisé. On n'en fait plus. Or, comme ce rôti fantastique me fait songer au repas du soir, laissons la partie et allons dîner. Nous causerons inter pocula.

Ils sortirent.

Terral, dans la rue, marchait, regardant les pavés, sans mot dire, et Fargeau, passant son bras sous celui du jeune homme, l'examinait en dessous. Il le conduisit ainsi par la rue Monsieur-le-Prince, jusqu'à l'escalier qui mène à la rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel. Ils escaladèrent les marches, et se trouvèrent presque aussitôt à l'entrée d'une sorte de boutique sans enseigne, dans laquelle on apercevait du dehors deux longues tables pouvant donner place chacune à trente convives.

—Table d'hôte habituelle, dit Fargeau. On dîne fort mal; mais il n'est pas question de plaisir; c'est un devoir strict que la nature nous impose, et que nous accomplissons en faisant la grimace.

Quelques dîneurs avaient déjà pris place. Devant eux on venait de placer leurs bouteilles à moitié pleines, cravatées de serviettes avec des ronds par-dessus les goulots. L'un avalait un potage tandis qu'un autre dépêchait un roastbeef et que le voisin mâchait une salade. La nappe portait des taches variées, dont l'analyse aurait exercé la sagacité des chimistes. Autour de la table circulait une jeune fille maigre et brune, d'une beauté douteuse, mais dont les grands yeux noirs et les lèvres d'un rouge vif paraissaient exercer une magnétique influence. Les intonations des habitués prenaient une douceur évidente quand ils adressaient à mademoiselle Julie leurs humbles suppliques. On n'entendait point d'ordres impératifs comme: Garçon, mon veau!—Sacrebleu! garçon, vous vous moquez du monde? il me semble que vous ne pressez guère ma saucisse! Mais:—Auriez-vous l'extrême obligeance, mademoiselle, de me faire donner un gigot braisé? Et, visiblement, il y avait une caresse dans la simple demande qu'on faisait d'un fromage de gruyère. Bien des espérances voletaient autour du tablier sale et des mains rouges de mademoiselle Julie.

Une femme d'un âge respectable et de cet embonpoint qu'on s'obstine à qualifier de raisonnable alors qu'il est un défi jeté à l'anatomie remplissait le comptoir. Son œil d'aigle veillait à tout. Elle tenait le livre où étaient inscrits les comptes des clients. Et, à sa façon de saluer chaque nouvel arrivant, il était aisé de mesurer exactement le crédit dont chacun jouissait dans la maison.

Généralement, les tables d'hôte du quartier Latin offrent cette particularité, qu'elles sont hantées presque exclusivement par des jeunes gens appartenant à une même province. Telle n'est remplie que de Bretons, telle autre que de Poitevins. Et malgré ce lien apparent, il est bien rare que les habitués se traitent entre eux comme des camarades. On remarque des groupes de cinq ou six personnes, le plus souvent amis de collége, quelquefois réunis par cette communauté de plaisirs que créent des budgets identiques, mais la conversation ne se généralise guère. Après le repas, chacun tire de son côté. On se rencontre, on ne se lie pas. Il faudrait forcer les couleurs, si l'on voulait donner à ce détail de mœurs une physionomie plus accentuée.

En face de Terral trois étudiants parlaient examen, boules blanches, Colmet d'Aage, Oudot, Bugnet et Machelard. Le sujet paraissait inépuisable.

A côté on dissertait sur la célébrité du bal Bullier; le sujet paraissait bien plus inépuisable encore.

—Savez-vous quel est le bonheur pour moi? dit brusquement Terral à Fargeau qui mangeait lentement, selon le précepte de l'école de Salerne.

—Voyons, fit l'autre.

—C'est le luxe, le tapage, le bruit, les passants éclaboussés, les grands lévriers suivant la voiture que l'on conduit soi-même, la vie des eaux, le jeu, la table, la femme, la femme surtout...

—Quelle femme? dit Fargeau froidement. Nous en avons de plusieurs espèces. Il s'agirait de s'entendre.

Il vit l'occasion de placer là un de ses systèmes, posa sur la nappe maculée sa fourchette et s'essuyant la barbe:

—Écoutez-moi une minute, une seule, voulez-vous?

—J'écoute.

—C'est toute une théorie. Sans avoir eu beaucoup de maîtresses, dit Fargeau, j'ai appris, je crois, à connaître la femme. J'ai bâti pour l'espèce un tableau de classificateur. Je divise les femmes en femmes de basse-cour, comprenez-vous? et en femmes de proie. Il y a bien encore les oiseaux à plumage doré et charmant; inutiles ceux-là! Je n'en dirai rien. Les femmes de basse-cour, saintes femmes très-inconnues dont on ne parle point, les mères, les sœurs, les poules qui couvent les œufs, élèvent leurs petits, et se contentent d'être dévouées, compatissantes, utiles, et qui traduisent le mot séduction par dévouement. Puis, les femmes de proie, celles-ci fort répandues et que mon amour de l'histoire naturelle m'a fait particulièrement étudier. Il en est des femmes de proie comme des oiseaux rapaces, et les livres de fauconnerie vous en apprendront tout autant sur les mœurs de ces créatures que les travaux des moralistes. D'ailleurs, sans être matérialiste, il faut avouer que l'anatomie peut expliquer bien des choses. En fait d'oiseaux de proie, il y a les rapaces superbes et les oiseaux de la haute et de la basse volerie. Cherchez bien, cette division vous la trouverez non-seulement dans l'ornithologie, mais ailleurs. Chez les oiseaux, à côté des gerfauts, des sacres et des faucons, oiseaux rameurs aux doigts déliés, aux serres élégantes dans leur longueur féroce, il y a les voiliers, griffes ramassées, doigts gros et courts, les voiliers saillants, comme on dit. Les premiers font partie de la haute, les seconds de la basse volerie. Il y a encore les voiliers communs, dits ignobles, et que les fauconniers n'employaient pas, les vautours, les milans, les orfraies, les balbazards... toute une race sanguinaire qui s'affirme à coups de becs et de griffes. Eh bien! regardez la ménagerie parisienne et dans la serre des femmes, ne trouvez-vous pas tout d'abord cette haute volerie qui porte un plumage soyeux, des ongles rosés et des mains fines? Race d'oiseaux de proie qui dissimule sa férocité sous son élégance et se promène au bois, richement parée comme le faucon couronné d'une aigrette sur le poing du fauconnier. Puis, à côté, la famille nombreuse des éperviers, famille intermédiaire, aussi avide, moins civilisée, ne dissimulant rien de ses appétits, dévorant au grand jour la proie convoitée, le butin volé, moins dangereuse quoique plus gourmande, puisqu'elle est moins hypocrite et qu'elle garde dans ses mains liantes, les lambeaux de chair qu'elle a déchirés. Enfin, tout au bas de l'échelle, la tourbe au vol circulaire des buses et des harpies, toute fangeuse de boue, toute souillée de carnage, troupeau terrible qui rongerait encore plus que le foie de Prométhée, qui lui déchirerait le cœur, engloutirait son cerveau et fouillerait du bec jusqu'à son âme. Notez que je ne parle que des oiseaux diurnes; les chauves-souris et les hiboux, je ne m'en inquiète guère. C'est l'affaire de la police et du garde-champêtre, homme charitable qui les tient de l'œil et du bâton. Je me contente de ce qui se voit, de ce qui nous menace. Les oiseaux nocturnes ne sont pas les plus dangereux et je les plains de n'être pas faits pour la lumière. Mais ces oiseaux de proie qui dépèceraient tout un troupeau si on les laissait faire, que n'ai-je des ciseaux pour rogner comme il faut leurs griffes! Tiens! ajouta Fargeau, j'allais oublier l'aigle, l'oiseau royal des naturalistes, le plus redoutable, le plus majestueux et aussi le plus féroce des oiseaux de proie, au demeurant assez lâche et vivant de charognes souvent, lorsque la proie vivante est dangereuse à conquérir. Eh bien! ne trouvez-vous pas que nos femmes de proie ont aussi leurs aigles? De grande taille, l'envergure surprenante, le regard embrassant des lieues entières de terrain, examinant la proie de là-haut, tombant tout à coup et comme la foudre sur le mouton bêlant, puis, les ailes en éventail, toute grandes, regagnant son aire. Voilà dona Aquilina. J'imagine que les courtisanes de grande race appartiennent à cette famille. Pour moi, qui n'ai regardé mademoiselle Cachemire qu'avec les yeux du physionomiste, je puis vous affirmer qu'elle a—en petit modèle, réduction Collas,—de l'aigle le regard implacable, perçant, la serre puissante et l'appétit farouche. Avis au berger. Ici il fera bien de prendre sa fronde s'il veut conserver ses moutons. Et pourtant qui sait? vous trouverez peut-être des philosophes qui proclameront la nécessité de ces vampires! Le doux Joseph de Maistre plaiderait leur cause comme il a plaidé celle du bourreau, lui qui veut que tous les êtres soient in mutua funera... Souvenez-vous de ces fameuses Soirées de Saint-Pétersbourg: «Il y a des insectes de proie, des oiseaux de proie, des poissons de proie et des quadrupèdes de proie!» Il n'oublie que les bipèdes,—les femmes de proie,—le Savoisien!

—Et maintenant, dit Fargeau en reprenant sa fourchette, il s'agirait de savoir si c'est la femme de proie que vous appelez la femme!...

—Pardon, demanda Terral comme s'il n'eût entendu et retenu qu'un nom de toute cette tirade... vous avez dit que vous connaissez Cachemire?

—Oui, Cachemire.

—Cachemire, du Vaudeville?

—Cachemire, du Vaudeville.

—La maîtresse de M. de Bruand?

—M. de Bruand est mon ancien élève, et c'est chez lui que j'ai vu mademoiselle Cachemire.

—Ah! dit Terral, votre élève?

—Mon seul élève, je peux dire, et j'en suis fier.

—Cachemire! murmurait Terral, devenu tout à coup silencieux. Il entrevoyait, derrière ce nom, tout un monde de voluptés ignorées, de surprises et de fièvres. Il lui venait à l'esprit d'âpres tentations. Dominer cette femme, qui dominait Paris, et—par cette femme,—Paris lui-même, car il allait aussi vite, l'impatient!

—Et la reverrez-vous? demanda-t-il à Fargeau.

—Cachemire?

—Oui.

—Demain peut-être, si elle revient au chevet de Victoire Herbaut.

—Victoire Herbaut?

—Une pauvre femme qui se meurt dans ma maison et que M. de Bruand et sa maîtresse sont venus secourir aujourd'hui.

—Mais, demanda Terral en levant sur Fargeau des yeux résolus, ne pourrais-je aussi secourir cette femme?

—Quelle idée, fit Célestin. Au contraire!

—J'irai donc demain! dit Terral.

—Demain?

—Demain.

—Va pour demain! fit Célestin Fargeau.

Jusqu'à la fin du repas, Fernand Terral, qui avait vu Suzanne au théâtre, au bois, un peu partout, la regardant, la contemplant, l'enviant, ne songea qu'à celle qu'il appelait, comme Fargeau, comme M. de Bruand, comme tout le monde, mademoiselle Cachemire.

La famille de Fernand Terral était une famille de petite bourgeoisie; le père avait été huissier, mais sa vue affaiblie l'avait forcé au repos. Il vivait de peu à Saint-Mesmin, près de Mussidan, plantant ses choux, mais très-hargneux, très-irrité contre la destinée. Veuf d'ailleurs, ce qui le consolait un peu, il avait obtenu pour son fils une bourse au collége de Bergerac. C'est là que Fernand avait grandi, enfermé toujours, en butte aux attaques, car ce titre de boursier est comme un point de mire de railleries. De bonne heure pris entre l'humeur acariâtre d'un père vieux et n'entendant rien aux premiers élans de la jeunesse et la méchanceté de ses condisciples, Fernand s'était posé ce hardi problème, qui est celui de la vie même: vaincre! Vaincre les concurrents et les obstacles, sauter par-dessus les fossés, culbuter les ennemis, et ne s'embarrasser point d'inutiles et gênantes amitiés. On appelle cela jeter son lest.

Mais au lieu de marcher à cette victoire par les routes droites et larges, Fernand, peu instruit, assoiffé de jouissances, comprimé et aspirant à la libre satisfaction de ses besoins, se dicta dès son entrée dans le monde, ce programme net, farouche, absolu: Arriver, coûte que coûte et quand même!

C'est l'idéal, c'est la règle de bien des gens.

Fernand Terral était de cette race de combattants acharnés qui disputent, comme avec des crocs, leur proie dans la mêlée humaine. Il lui fallait sa place à tous les soleils, une place large qu'il entendait conquérir, sinon par le mérite, du moins par la force. La nature l'avait fait beau, hardi, entreprenant. Elle lui avait donné l'audace, la grande vertu qui devient si facilement le grand vice. Il lui était permis de beaucoup oser: il avait les épaules assez larges pour supporter bien des espoirs écroulés, bien des châteaux en Espagne tombant tout à coup en ruines. Mais il voulait arriver vite, aller droit au but, sans se demander où et sur qui il marchait.

Il avait soif, il avait faim. Soif de toute liqueur, faim de la vie parisienne, des mets recherchés, de ce je ne sais quoi de pimenté que la grande ville, inépuisable, donne en détail et vend en gros. Avec de telles idées on ne peut rester longtemps en province, à regarder les canards barboter dans le ruisseau de la rue. Fernand quitta Saint-Mesmin. Le jour même partait pour Paris, par le même train, un compatriote de Terral, un peintre, Charles Bourdenois, qui allait tenter, lui aussi, la fortune. Ils avaient été amis d'enfance, et, à Coutras, pendant la longue attente du train qui vient de Bordeaux, ils échangèrent bien des rêves. On se quitta à Paris. Bourdenois allait loger à Saint-Denis, chez un parent, contre-maître dans une usine, «s'enterrer,» songeait Fernand. On s'était promis de se revoir. Deux heures après, Fernand ne songeait pas plus à Charles Bourdenois qu'il ne songeait au vieux père Terral, enfoncé dans sa vieille maison de province, seul à présent, comme dans une tanière.

Et qu'allait-il faire à Paris, ce Fernand? Qu'allait y faire Cachemire? Attendre le hasard et, au passage, le harponner. Fernand n'avait pas d'état. Le père Terral n'avait pas voulu payer les inscriptions de droit. L'autre, d'ailleurs, ne tenait pas à s'enfermer encore dans l'école. Il n'avait ni place, ni protecteur, ni talent, ni métier. Mais il était sûr d'avoir tout cela un jour, ou plutôt de s'en passer. Un instant, il songea à se faire homme de lettres. Il y a tant de gens qui remplacent la vocation par l'aventure! Il aurait pu réussir. Il laissa passer le temps, il ne commença pas, il prit bientôt en dégoût toute carrière, vécut d'expédients; un été, à Baden, par hasard, il gagna quelques mille francs, et, souriant à cette chance palpable, rentra à Paris, joua à la Bourse, mangea tout.

Mais le temps avait marché et Fernand avait vécu,—c'était quelque chose,—de plus, quelques-uns commençaient à le connaître à Paris.

Être connu! C'était là son rêve! Non pas qu'il aimât la célébrité! Cela ne se monnaye pas. Mais la réputation, c'était le premier échelon de la fortune. Un homme connu est plus qu'à demi arrivé. Il trouve des protecteurs à revendre, et des amis, et des commanditaires, et des prêteurs, et des garants. Donc, Fernand Terral voulait être connu. Connu par quelque action d'éclat, par quelque excentricité, par quelque scandale, que lui importait, mais connu. Parfois, sa pensée se fixait sur quelqu'un des privilégiés de Paris, des illustres du boulevard, et il se disait: «Si je me mêlais à cette vie, si je me trouvais sur son chemin!»—Ou encore, songeant à telle héroïne de la vie facile:—«Si on la voyait à mon bras, un soir, se disait-il, je serais en lumière le lendemain.» Ainsi raisonnait Fernand Terral lorsque Célestin Fargeau lui proposa de le présenter à Cachemire.

C'était peut-être l'occasion qui venait. Fernand se tenait encore en marge de ce monde parisien où régnait Cachemire, mais il en connaissait tous les secrets et toutes les misères. Riche, il aurait pu s'y introduire brusquement, de par le droit du plus offrant; artiste ou écrivain, il aurait eu là comme les autres, ses grandes ou ses petites entrées. Inconnu, il lui fallait ruser ou s'imposer par quelque violence. Il avait vu Cachemire, elle était déjà de celles qui, folles, vivent selon le principe du sage, dans une maison de verre. Paris tout entier est dans le secret de la vie de ses héros. La Chronique, cette Renommée aux cent plumes, s'était emparée de Cachemire, de ses vêtements, de ses appartements, de sa façon d'être. On la pourctraiturait à l'envi, on retrouvait sa photographie dans les Courriers de Paris aussi fréquemment qu'aux vitrines de la rue Vivienne. Sa jolie tête brune était célèbre, son sourire,—elle souriait de ses lèvres rouges et de toutes ses dents blanches—était banal. On retrouvait partout ses beaux cheveux, légèrement ébouriffés sur son front mat, son nez un peu gros et spirituel, ses yeux de feu. Ces yeux-là avaient rendu fou le quart de Paris. Elle avait de rusées façons de les alanguir, de les adoucir, de les mieux attiser en amortissant leur éclat. Sa tête penchait gracieusement sur son cou estompé à la nuque de cheveux fins, comme ceux qui se jouaient sur ses tempes. Elle avait des mains d'enfant, des mouvements de créole. Sa pâleur qu'elle affectait, qu'elle préparait, ajoutait à sa séduction. Sous la poudre et les pâtes on eût retrouvé le ton brun et savoureux de sa peau de paysanne.

Un journal parisien avait publié—par le menu, comme un commissaire-priseur—l'inventaire de l'appartement que lui avait meublé, rue Saint-Georges, M. Léon de Bruand. L'antichambre donnait sur la salle à manger, en vieux chêne authentique avec d'horribles magots, et des coquetteries de Saxe. Trois portes: ici le salon, là le boudoir, à droite la chambre à coucher. Dans le salon, tendu de blanc, avec un plafond peint par Voillemot—par Voillemot ou par Chaplin—des jardinières garnies de bruyères rosées, de cathaléas et de fusains du Japon teintés de pourpre. Dans le boudoir, des meubles roses, un portrait de Cachemire avec une dédicace, une coupe craquelée pour les cartes!—une chiffonnière de laque, pour les billets doux. Deux hécatombes! Que de tendresses ignorées, de dévouement dédaigné, d'amour méconnu. Puis on entrait dans la chambre où le lit blanc, couvert de dentelles, se reflétait dans une psyché garnie d'amours joufflus. C'était le rêve! Terral, en passant dans la rue, depuis que Fargeau lui avait parlé, avait regardé les fenêtres de cette chambre où dormait Cachemire, les volets encore fermés à midi.

Elle avait une façon à elle de se vêtir qu'elle avait trouvée d'intuition. Mise, avant toutes, à la mode du premier empire, elle portait la taille haute, les cheveux à la grecque et les jupes unies. Une longue robe blanche, quelques rubans pourpres dans les cheveux, aux bras et au cou des cercles d'or, et la voilà charmante. Elle avait surtout la manie des chapeaux; elle en changeait chaque jour. Certain chapeau orné de plumes de pintades eut seul l'honneur d'être porté une semaine. Un jour, elle eut l'idée de compter ceux qu'elle entassait dans un coin. Cent vingt chapeaux! Et tous frais et tout neufs. M. de Bruand la trouva les jetant en riant à sa femme de chambre qui les recevait à la volée.

Terral savait tout cela. Et il allait voir cette femme! Fargeau le prit par le bras; ils montèrent en causant de Montparnasse à la rue des Dames. Toujours les longs espoirs échangés en chemin!

—Quelle ville, disait Terral, et quels hommes ceux qui la tiennent dans leurs mains ou sous leur genou.

—Ah! çà, mais, s'écria Fargeau en riant, vous me faites l'effet d'être un cerveau chauffé à trente-six atmosphères. Dominer Paris, diriger les foules! C'est un joli état parbleu. Voulez-vous un moyen d'y arriver? Ayez du génie. Appelez-vous Victor Hugo ou Balzac, et ne vous inquiétez de rien, c'est fait! Eh! vraiment oui, c'est la grande ville! Que de gens ont la soif de Paris, l'hystérie de Paris! que de gens partent pour Lutèce, un beau soir, à pied, comme les grands hommes marchent aux conquêtes futures, comme Fabert a emboîté le pas vers le bâton de maréchal de France, comme Amyot s'est lancé par les chemins, pour ce Paris qui était aussi l'intelligence et la lumière de son temps. Il n'y a qu'une ville comme celle-là au monde. A Paris, du jour au lendemain, du matin au soir, du soir au matin, un homme est célèbre, une femme est illustre, pour un héroïsme, pour une infamie, pour un chef-d'œuvre, pour un bon mot, pour un dévouement, pour une méchanceté, pour rien. L'ébulition est à l'ordre du jour; cette ville, chauffée à blanc, lance des bouillons, et l'écume blanche paraît à la surface. Et c'est cette écume qui en est en même temps la gloire et le fléau. Il y a de tout, en ces flocons, en ces tourbillons: des hommes de génie et des sots, des pourvoyeurs de bagnes et des martyrs d'honnêteté. Le sublimé de Paris,—un sublimé corrosif, celui-là—c'est Paris, le Paris qui vit, qui chante, qui pleure, qui caresse, qui menace, qui jette au monde en pâture sa ration d'esprit, de joie, de terreur, sa part de chanson et sa part de drame; Paris le grand acteur que tous regardent et qui chaque soir, devant tous, joue un rôle nouveau, souvent sublime, parfois terrible, étonnant toujours. Il fait bon, pour les ambitieux, passionner cette ville de passion, et la dominer tout entière. La grande Catherine se fût faite courtisane, si elle n'avait pu être impératrice, pour avoir cette capitale à ses pieds. On devient infâme à vouloir régner sur ces tas de maisons qui pensent. Voilà pourquoi tant de chastes et pures consciences, venues de partout, sont tombées, dès le premier pas, dans la boue, sans se relever jamais. Ces pavés vous donnent le vertige. Il y a des tentations de toutes parts, dans les boutiques qui flamboient, dans les fenêtres qui rayonnent, dans les regards qui étincellent, dans les ombres qui glissent la nuit le long des rues. La chute est partout, le succès n'est qu'en un seul endroit: un oasis de luxe, dans un désert de fange. Règle générale, donc:—prenez garde à vous crotter! Gare à vos pantalons et à vos consciences!

—Mais chut, maintenant, dit Fargeau! Nous allons voir une malade.

Victoire Herbaut s'affaiblissait chaque jour. Le médecin désespérait. Bien souvent elle avait fait demander Cachemire. Elle voulait se rattacher à elle, la revoir un peu, causer. Elle voulait peut-être la ramener à Joseph. Joseph était là. Mais lorsque Cachemire entrait, il prenait sa casquette et gagnait l'escalier;—toujours doucement, avec son honnête sourire.

—Tu ne l'aimes donc plus? lui demandait sa sœur parfois.

—Je n'aime pas ses robes.

—Mais tu souffres peut-être?

—Moi, petite sœur, j'ai mal à ton bras, voilà tout.

—Bien vrai?

—Quand on te le dit. La petite bête est morte ou envolée, comme on voudra. Au choix: de Profundis—ou bon voyage!

Cachemire venait là par distraction peut-être. Puis, cette douleur était un spectacle aussi. Ensuite, cela la changeait, et la rue des Dames était, au surplus, un but de promenade.

Fernand Terral la vit enfin. Il se campa devant elle comme un général devant une citadelle, l'étudiant, interrogeant ses grands yeux noirs, voulant deviner et dompter cette femme qu'on ne domptait pas. Il y réussit. Dès l'abord, il étonna Cachemire. Ses regards avaient quelque chose d'assez dédaigneux et de fier qui intriguèrent et irritèrent un peu Suzanne. Elle se sentit piquée. Fernand, avec ses cheveux noirs, insolemment épais, son teint mat, sa moustache relevée, sa mâle stature, n'était pas un cavalier de médiocre suffrage. Elle le retrouva le lendemain encore au chevet de Victoire Herbaut, et le surlendemain, il l'attendait encore. Il la séduisit par une froideur profondément jouée, car la beauté et le charme de cette femme le séduisaient. Il l'attira à lui, et Cachemire en vint à aller visiter Victoire, non pour Victoire, mais pour ce jeune homme dont les grands yeux brillants la troublaient.

Fargeau ne se montrait que rarement. Quelquefois M. de Bruand venait chercher Cachemire au chevet de Victoire. Il la trouvait, causant avec Terral, et ne paraissait pas s'en apercevoir.

Il essayait de donner du courage à la malade, saluait le jeune homme et s'éloignait.

Fernand avait envie de le poursuivre dans l'escalier et de le frapper au visage.

Quand Joseph rentrait, bien souvent il rencontrait Terral près du lit, avec Suzanne. Il le regardait et ne le saluait pas, ne disait rien à cause de sa sœur, mais devinait tout. Quand Terral s'éloignait, Suzanne lui donnait la main.

Les forces de Victoire diminuaient de plus en plus. Elle le sentait, souriait, disait à son frère:

—Allons, cette fois, c'est fini!

—Mais non, mais non... courage!

—Ah! du courage! J'en ai eu assez, hein? Ce n'est pas maintenant que j'en ai besoin! Toujours piocher, c'est dur! Il m'en a pris des envies de flâner des fois! Mais comment faire?

Joseph s'asseyait au pied du lit, regardait sa sœur avec des yeux qui caressaient, et voulait causer. Mais elle l'interrompait:

—Tu sais, mon Joseph, il ne faut pas lui en vouloir à lui. Ce n'est pas un mauvais homme au fond. Quand je ne serai plus là, mon pauvre petit, il faudra le faire relâcher. Tu me le promets? Je ne veux pas le voir. Ça ferait encore des histoires. Mais quand il saura que je n'y suis plus, je parie qu'il réfléchira, tout fou qu'il est. Et puis, voilà une chose que je voudrais... Sa montre est au Mont-de-Piété,—sa montre en argent. Il y a joliment longtemps. Ce qu'elle me coûte, je ne le sais même pas. J'ai toujours renouvelé les reconnaissances. Cette pauvre montre! Il l'avait le jour de nos noces. Le soir, aux Barreaux Verts, pendant le repas, il la regardait, il la regardait... Après ça, qui te répond qu'il ne m'aimait pas? Je n'ai peut-être pas su le prendre. Je me suis toujours dit: Rien ne serait arrivé, rien, si nous avions eu un enfant.

Elle revenait toujours à cette idée:—Tu dégageras la montre?

Joseph promettait.

—Tu la lui porteras, quand tu auras retiré la plainte, tu lui diras bien que je ne lui en veux pas, que je suis partie en oubliant tout. N'est-ce pas, Joseph? Ou, si ça ne peut pas s'arrêter, ne le charge pas trop, va. Il ne me fera plus de mal.

Et Joseph, suffoqué, se levait et allait fumer une cigarette sur le palier, pendant que les larmes lui coulaient sur les joues. Il savait bien, il voyait bien qu'elle allait mourir.

—C'est le premier chagrin, songeait-il, qu'elle aura fait à ceux qu'elle aime!

Un soir, Cachemire rentrait du théâtre, au bras de M. Léon de Bruand.

On lui remit une lettre.

Elle n'était pas signée. Mais c'était Joseph qui l'avait écrite. Elle reconnut l'écriture.

—Ah! parbleu! dit-elle simplement, je l'avais condamnée, moi aussi.

—Qui donc? fit M. de Bruand.

Cachemire lui tendit la lettre.

«Victoire est morte. Elle vous aimait bien. On l'enterrera après-demain, à l'église des Batignolles; dix heures.»

—Pauvre femme! dit M. de Bruand.

Cachemire, devant la glace, arrangeait ses cheveux pour la nuit.

Elle se souvint, pourtant, le surlendemain, en prenant son chocolat dans le lit, que, ce jour-là, on enterrait Victoire Herbaut. Elle appela sa femme de chambre.

—Je m'habille!

—Et quelle robe prendra madame?

—Attendez... Ah! en sortant de l'église, je vais à Asnières, chez Coralie. Donnez-moi ma robe mauve!

La messe était dite dans une chapelle basse. La bière, couverte du drap noir, attendait, au milieu, entre les cierges. Joseph avait payé les frais de l'église. Il était là, blanc comme un linge, avec les yeux rouges. A côté de lui les amis d'atelier, de pauvres gens, de vieilles femmes. Le prêtre disait la messe vivement et récitait les prières avec des borborygmes. Fernand Terral était venu. Il regardait, en curieux, ces gens qui priaient ou pleuraient.

Tout à coup on entendit un bruit de chaises remuées sur les dalles.

On se retourna.

C'était Cachemire qui entrait, avec des frous-frous, un livre de messe en velours bleu dans ses mains gantées.

Elle s'agenouilla près de la bière.

Les yeux fatigués de Joseph la regardaient.

Quand on bénit le corps, elle prit le goupillon des mains de Fernand, qui s'était avancé, et le remercia d'un sourire.

Puis elle fit le signe de la croix avec l'eau bénite.

Au moment de partir, elle dit à Fernand:

—Votre bras jusqu'à ma voiture, monsieur Terral?

Intérieurement Fernand sourit.

—Pauvre femme! dit Cachemire en sortant de l'église. Monsieur Terral, venez donc me trouver chez moi. J'y suis tous les jours après la répétition et jusqu'au dîner, de quatre à cinq heures.

Fernand s'inclina.

Cachemire, à Asnières, montait en canot avec les amis de Coralie, pendant que Joseph demeurait encore, accablé, devant la tombe à peine fermée de madame Herbaut.

Terral arrivait, à l'heure dite, dans la vie de Cachemire. Elle s'ennuyait. M. de Bruand lui offrait un luxe trop uniforme; il y avait un nuage dans son bonheur. Ce n'était pas cela, c'était une autre vie, plus heurtée, qu'elle avait désirée, qu'elle rêvait, au bord de l'eau, là-bas, dans ses songeries malsaines, que berçaient les frissons des peupliers. Joseph Guérin, les cabotins de Montparnasse, M. de Bruand, les rencontres de coulisses, c'était bien, mais il n'y avait point là encore l'homme fait pour elle, son maître. M. de Bruand était trop poli, Joseph avait été trop aimant. Elle rêvait d'être battue. Elle se jeta à la tête de Fernand. Avant même qu'il fût son amant, il la dominait, la pliait à ses volontés. C'était bien ce qu'il avait espéré. Une fois à lui, elle se sentit heureuse, elle voulut l'être tout-à-fait, briser sa chaîne, laisser là M. de Bruand, laisser le théâtre, aller vivre de pain et d'œufs à la coque quelque part, dans un grenier.—Allons donc, fit Terral. Il la voulait en évidence, aimée, enviée. Ce n'était pas une maîtresse pour lui, mais un instrument. Il n'avait jamais aimé, n'aimerait jamais. «—La mansarde, le grenier de Béranger, dit-il: Tu es folle!» C'était ce grenier qu'il voulait fuir,—«Non, tu resteras avec M. de Bruand. Que m'importe? Je sais que tu m'aimes, cela me suffit. D'ailleurs tu es chez toi, il te laisse libre. Laisse-moi faire mon œuvre, j'ai le levier. Le pavé cédera!—»

—Tiens, tu es un ange, toi, disait Cachemire qui ne comprenait pas.

Elle était satisfaite, elle vivait. C'était, du matin au soir, un mouvement, une correspondance, des petits mots, des lettres de Fernand qu'elle recevait, qu'elle embrassait, qu'elle portait sur elle, qu'elle relisait. Ils couraient ensemble dans des fiacres, Terral baissant les stores pour qu'on ne le vît pas, car ce n'était pas l'heure, il fallait attendre, il s'afficherait quand il faudrait.—Tu as donc honte de moi? disait-elle en l'embrassant. C'était des bavardages sans fin. On allait dans les coins de Paris où le tout Paris ne va pas, dans les théâtres de banlieue, à Saint-Denis, au Jardin des Plantes. Cachemire s'excusait comme elle pouvait auprès de M. de Bruand, mentait comme un diplomate pour expliquer ses absences, et retrouvait tous les fils de sa toile avec une adresse qui tenait du prodige. Et quelle joie de s'échapper de ce boudoir qu'elle avait voulu et qui lui pesait, d'aller manger du pain de seigle quelque part, grignoter des goujons, redescendre, se rapprocher du ruisseau. Ces écoles buissonnières étaient rares. On pouvait être découvert. Terral se savait mieux caché à Paris que partout ailleurs, et il le cachait, cet amour, comme un adultère. L'amour volé! Je crois justement qu'il a sa punition, à Paris, dans ceci, que, pour se satisfaire, il lui faut courir les hôtels, se blottir dans les fiacres, se dissimuler vulgairement, se faire bas. Les promenades au grand soleil, les journées où l'on part le matin, joyeux, et d'où l'on revient le soir, baigné d'air, lui sont interdites. Il cherchait les bois: il a les ruelles!

V

La fuite de Suzanne avait porté un coup terrible au père Labarbade. Il n'avait plus le cœur à l'ouvrage, vieillissait et chaque jour devenait plus sombre. On le voyait bien, à Samoreau. Les commères en caquetaient sur le pas de leurs portes. Les amis de l'aubergiste lui disaient de faire attention, qu'on doit se soigner si l'on veut ne pas tomber malade, et qu'il faut parfois secouer le chagrin pour qu'il s'envole. A tout cela, Labarbade répondait par des haussements d'épaule, allait s'asseoir sur le banc, devant l'auberge, et regardait couler la Marne, comme un homme qui a envie de se noyer.

Sa femme lui disait quelquefois:

—Tu deviens maussade, sais-tu, et tes pratiques déserteront l'auberge si tu continues à leur présenter ce visage de mauvaise humeur.

—A leur aise, disait-il.

Il ajoutait quelquefois:

—L'auberge peut bien tomber si elle veut. Nous en aurons bien assez pour nous, n'est-ce pas?

—Pour nous, oui, parbleu! Pour toi surtout.

Tu t'habilles comme un paysan et tu vis comme un ours. Mais pour le petit?

Et Labarbade avait alors un amer sourire.

—Ah! parlons-en du petit!... Je m'en moque pas mal. Il a des bras, il travaillera. J'ai bûché dur, moi, il me semble. A chacun son tour. Se sacrifier pour ses enfants, à présent? Une bêtise.

La plupart du temps, madame Labarbade regardait alors son mari, et le bravant du regard et du geste:

—Est-ce la faute d'Adolphe, disait-elle, si ta fille est allée faire à Paris les cent dix-neuf coups? Pauvre petit amour. Il faut bien que sa mère l'aime, puisque tu le détestes...

—Moi?

Et bien souvent encore, Labarbade quittait la place, sortait par la porte de la cuisine, allait s'asseoir dans le jardin, sous le grand cerisier où, toute petite, il avait fait jouer Suzanne, et quand il se sentait bien seul, il pleurait.

Madame Labarbade le voyait, un matin, pâle, les yeux rouges, très-agité, qui marchait dans la maison, comme un automate, au hasard. Il était venu des peintres de Barbison qui avaient commandé un repas, de la friture, des côtelettes, et qui attendaient, dans la salle, en chantant.

—Eh bien! dit-elle, t'occupes-tu du déjeuner? On réclame. Ils appellent.

—Le déjeuner? fit Labarbade machinalement. C'est vrai, ils ont commandé un déjeuner. Où est le poisson?

—Dans le bateau; veux-tu que j'aille le chercher?

—Quel bateau? dit-il.

Madame Labarbade le regarda d'un air effrayé.

—Ah çà! qu'as-tu donc, dit-elle... Tu deviens fou?

—Le diable m'emporte, ma tête se perd... Ils crient, ces gens-là à présent?

On entendait chanter, à tue-tête, le grand morceau du Nouveau, paroles et musique célèbres dans les ateliers:

Voici les apprêts du supplice
Nouveau, tu vas mourir!
Ton père et toute sa famille
Versent sur toi des larmes de sang!
Une, deux, trois!

—Voyons, dit madame Labarbade, veux-tu les servir, oui ou non?

—A quoi bon? fit-il. Je suis fatigué. Je suis malade.

—Malade?

—Je ne me tiens plus. Tu ne vois donc pas que j'ai la fièvre? Qu'ils s'en aillent!

Dans la salle à manger, les couteaux accompagnaient sur les verres la vieille complainte de Barbison:

Les peintres de Barbison
Ont des barbes de bison!

—Décidément, tu veux perdre ton auberge, tiens! dit madame Labarbade.

La porte de la cuisine s'ouvrit et un jeune homme aux cheveux roux s'écria:

—Quand vous serez satisfait de notre pose, père Labarbade, nous vous saurons gré d'apporter le goujon?

—Il n'y a pas de poisson ici, dit Labarbade brusquement.

—Comment?

—Inutile d'attendre. Vous ne déjeuneriez pas.

—Vous dites?

—Allez au pont de Valvins, on vous servira.

—Ah çà! dit le jeune homme, mais c'est insensé, cela!

—Vous ne voyez donc pas qu'il est fou, dit madame Labarbade. Je vais vous servir, moi!

Elle mit bravement la main à la pâte et quand ils furent partis, elle s'approcha de Labarbade, courbé en deux sur une chaise.

—Quand on est malade, dit-elle, on se couche. Je ferai bien aller les fourneaux sans toi, tu sais. Je n'ai pas peur de me salir les mains, après tout. Nous avons Adolphe à élever, et je veux qu'il ait de quoi s'établir à sa majorité.

—Nous ne sommes pas des mendiants, dit Labarbade.

—Il ne manquerait plus que cela. Mais si tu peux doubler les quatre sous que nous avons, pourquoi ne pas le faire? Tu étais plus courageux que cela quand tu travaillais pour mademoiselle ta fille!

—Ah! pour Dieu, s'écria brusquement Labarbade, ne parle pas de ma fille!

—Et pourquoi? dit-elle. Elle est donc sacrée à présent, mademoiselle Cachemire!

—Cachemire! dit-il en se levant. Pourquoi l'appelles-tu Cachemire? Tu es une mauvaise femme! Je te défends de l'appeler Cachemire. Ce n'est pas son nom, n'est-ce pas? Je sais bien, je sais bien. Tu ne l'as jamais aimée. Était-elle assez malheureuse ici! C'est peut-être toi qui es cause... Et moi, bête brute, qui la battais... Donne-moi de l'eau, ajouta-t-il en retombant assis... Oh! ma tête!... Quand je te dis de me donner de l'eau!

Madame Labarbade haussa les épaules, remplit un bol à la fontaine et l'apporta à Labarbade, qui y trempa son mouchoir.

Il se rafraîchissait le front, les tempes, les lèvres qui le brûlaient. Ses yeux semblaient de feu. Il regardait avec une expression souffrante et fixe.

Il voulut se lever encore, ses jambes plièrent.

—Mais qu'est-ce que j'ai donc? dit-il.

—Eh! parbleu, fit-elle. Tu as que tu t'emportes pour une ingrate qui ne se moque pas mal de toi et de nous, et que tu vas te donner la migraine!

—Qui t'a dit qu'elle ne pensait pas à moi? Je l'ai maudite, c'est comme si je l'avais chassée. Elle n'ose plus revenir. Elle m'aime encore. J'irai à Paris, j'irai. Je la verrai. A quelle heure part le train?... Il faut une demi-heure d'ici à Fontainebleau. Je serai ce soir à Paris. Où est mon chapeau?... Je ne peux pas avoir mon chapeau à présent? Tu me regardes là comme une oie. Je suis bien libre d'aller embrasser Suzanne, n'est-ce pas?... A moins qu'elle ne me fasse mettre à la porte. C'est possible. Tout est possible. Elle a des chevaux, des robes de soie. Je te les déchirerai, ses robes! Tu dis?... Je te demande ce que tu dis?

—Rien, fit madame Labarbade, qui commençait à avoir peur.

—J'étouffe, continuait-il... Un bain de pieds... Ça ferait descendre le sang... Je serais mieux. Oh! je suis malade, je le sens bien. Il me semble qu'on me scie la tête... Je veux me coucher!

—Et s'il vient du monde encore?

Labarbade éclata de rire.

—A la porte, le monde, à la porte!

Madame Labarbade fut effrayée de ce rire nerveux, Elle courut chez le médecin,—qui, en arrivant, trouva Labarbade couché, lui tâta le pouls, l'interrogea et partit, hochant la tête, disant à madame Labarbade:

—C'est fort grave. Attaque foudroyante. Il y a longtemps que couvait fort l'encéphalagie hématogène. Votre mari est tombé comme frappé par un coup de feu.

—Mais qu'est-ce donc? Il est fou?

—C'est la fièvre chaude. Je le saignerai tout à l'heure. Je vais chercher ma trousse. En attendant, de la glace autour de la tête.

—La fièvre chaude! dit madame Labarbade.

Et cette fois elle fut atterrée.

Le délire gagnait déjà Labarbade. Il se remuait dans son lit par brusques soubresauts. Tantôt il se tenait sur son séant, roulant des yeux hagards, tantôt il se couchait de tout son long, cherchant dans ses draps un peu de fraîcheur. Il n'entendait et ne voyait rien, ne comprenait plus. Toutes ses souffrances refoulées, ses amertumes, ses douleurs lui venaient aux lèvres. Il appelait sa fille et la repoussait, il la maudissait, voulait l'embrasser et parlait de la tuer. Il criait, râlait et pleurait. Ses mains désignaient parfois quelque chose ou quelqu'un dans le vide; elles s'étendaient, pleines de caresses, puis, tout d'un coup presque au même instant, se roidissaient et se crispaient, chargées de menaces. Le visage était ravagé, déjà presque méconnaissable. Madame Labarbade tremblait. Elle était toute seule dans cette auberge avec le mourant, qu'elle prenait pour un fou. Elle se sentit saisie de terreur, et, laissant le malade là, elle voulut s'enfuir, aller chercher Adolphe à la pension, une voisine, quelqu'un... Comme elle ouvrait la porte, le docteur rentrait. Il voulait saigner Labarbade. Mais il se débattit et lutta; il fallut appeler des maçons qui travaillaient à côté pour maintenir le pauvre homme en délire. Ensuite, madame Labarbade leur versa la goutte.

Cette saignée fit du bien à Labarbade; elle l'affaiblit. Il put s'assoupir et dormit jusqu'au soir.

—Je reviendrai, dit le docteur, demain matin. J'espère que la nuit sera tranquille.

Vers neuf heures, Madame Labarbade veillait auprès de son mari, à la chandelle, en compagnie d'une vieille femme de Samoreau, qui se vantait de connaître des simples pour les guérisons.—Labarbade s'éveilla. Il se redressa brusquement, regarda la lumière avec deux yeux fixes, et dit, d'une voix creuse et brusque:

—Qui est là?

—Moi! dit madame Labarbade.

—Qui, vous?... Suzanne! Où est Suzanne? L'avez-vous vue? C'est elle que je cherche. Pourquoi m'a-t-on attaché dans ce lit? Est-ce que je suis un coquin, moi? Qu'est-ce que j'ai fait? Où est-elle?

Les deux femmes se regardèrent. C'était le délire qui continuait. Labarbade rejeta loin de lui sa couverture et sortit du lit. Ses pieds brûlants s'appuyaient sur le carrelage de la chambre. Il marchait, gesticulant, devant ces femmes effarées qui tremblaient de terreur.

—Je la leur enlèverai, parbleu, ma fille! Ils me la rendront. Adolphe! qui a parlé d'Adolphe? Ah! les enfants! Des ingrats... des ingrats... J'espère que je l'aimais, celle-là! Plus que le petit, tu as dit? Oui, eh bien, après?... Il se moque pas mal de moi, lui... J'ai faim... A manger! Je veux manger, sacrebleu!... Certainement, je la reverrai, Suzanne! Ah! qu'il fait chaud!... Anaïs!

—Quoi? dit madame Labarbade toute surprise de ce nom ainsi jeté dans ce chaos et qui était le sien.

—Je t'avais dit de me donner mes habits d'été. Tu ne l'as pas fait... Je sais, si je pouvais étouffer, cela t'irait... N'aie pas peur, tout te reviendra, tout. Nos pauvres rentes sont à ton nom. Mais, vois-tu, ce n'est pas une raison; il fallait me donner mes habits d'été!

—Oh! dit madame Labarbade effrayée, ne le croyez pas, madame Germain... Il est fou!...

—Voulez-vous que je lui fasse une tisanne? dit madame Germain.

—Oui.

La bonne femme tira des herbes de sa poche, les jeta dans une cafetière et y versa de l'eau mélangée de vin blanc, puis elle mit la cafetière sur le feu.

—Et vous croyez?

—Vous verrez.

Labarbade, épuisé, s'était rejeté instinctivement sur son lit. Ses cheveux, presque blancs, roulaient, pleins de sueur, sur l'oreiller. Sa poitrine, découverte par l'ouverture de la chemise, se soulevait par brusques secousses, et la gorge se contractait sous des pressions douloureuses. Ses yeux, fiévreux, élargis, égarés, regardaient le plafond. Il ne jetait plus que des mots sans suite, des soupirs:

—Ah! mon Dieu!... Suzanne!... Maudite la mort!

Lorsque la mixture de madame Germain fut prête, on essaya de la faire prendre au malade. Mais il saisit la tasse qu'on lui tendait, et la brisa contre la muraille.

—Du poison! dit-il, du poison!

Madame Labarbade devint rouge, puis verte de colère.

—Ah! s'écria-t-elle, c'est trop à la fin. Je ne suis pas ta fille, moi!...

Elle sortit et laissa Labarbade délirer toute la nuit. Madame Germain, profondément vexée du peu de succès de sa panacée, s'était retirée aussi. Le malade était seul dans sa chambre, éclairée par une veilleuse. Il criait, il menaçait, il geignait; il parlait à des êtres invisibles. La fièvre l'envahissait de plus en plus, et l'étreignait à présent tout entier. Quelquefois il riait d'un rire strident, et terrifiait madame Labarbade, qui l'entendait, assise sur une chaise, dans la pièce du bas.

Elle n'osait plus bouger. Il lui semblait que ces cris et cette fureur s'adressaient à elle. Elle eût tremblé que, passant la nuit au chevet de Labarbade, il ne se jetât sur elle comme un insensé. Elle restait donc là, devant le feu, écoutant ces plaintes et ces exclamations qui déchiraient la nuit et la faisaient tressaillir comme autant de secousses électriques. Les ombres des meubles qui dansaient, mises en mouvement par la flamme remuante du foyer, l'effrayaient encore davantage. Elle se levait parfois, soulevait les rideaux de la fenêtre et regardait, dans la campagne, si le jour ne venait pas.

Les étoiles brillaient sur le ciel clair, et se reflétaient dans l'eau calme; les silhouettes des maisons se détachaient nettement sur l'autre rive. C'était la nuit.

Madame Labarbade revenait à sa chaise, s'asseyait, poussait un soupir et songeait.

Elle songeait à cette Cachemire que Labarbade aimait encore, et au petit Adolphe, à son fils, qui dormait, à cette heure, dans son lit de fer, à la pension Desvignes, de Fontainebleau. Elle savait que Suzanne avait fait fortune à Paris et trouvé la pie au nid dans les quartiers neufs. Elle avait lu les journaux; elle y avait vu, signalés l'un après l'autre, les succès de Cachemire.

Son imagination grandissait ces petits faits divers de la chronique et en faisait des événements. Elle pensait que Cachemire devait être riche, et bien souvent déjà elle avait regretté, comme elle disait, de l'avoir tarabustée. Elle se disait cela à elle-même. D'ailleurs, elle haïssait toujours autant Suzanne,—davantage peut-être—depuis qu'elle était devenue Cachemire. Elle se reprochait seulement de s'être fait une ennemie de cette enfant, qui maintenant pouvait être une puissante alliée.

—Car elle doit m'en vouloir, se disait-elle. Quel dommage! Quel appui Adolphe eût trouvé chez elle! Ah! si j'osais... Non. Assurément elle m'en veut encore. Puis elle se disait qu'après tout Suzanne était faible, capable d'une violence et d'un coup de tête, incapable d'une longue rancune et d'une haine profonde. Elle se répétait que la sœur pouvait, si elle voulait, assurer l'avenir du frère, et souriant alors, elle bâtissait d'ambitieux châteaux en Espagne...

Le matin venait. La lumière blafarde entrait dans la salle où madame Labarbade avait passé la nuit. Là-haut, dans la chambre du malade, plus de cris, plus rien. Le feu s'éteignait. Frissonnante, madame Labarbade se leva, et monta l'escalier en bâillant.

A la porte de la chambre de Labarbade, elle s'arrêta, tendit l'oreille et écouta. Point de bruit. Elle tourna la clef, entra brusquement et regarda le lit.

Personne. Au même instant, en une seconde, elle aperçut, dans un coin de la chambre, couché roide, les jambes croisées, les bras étendus, la face contre le carreau, Labarbade, les pieds encore enveloppés, et comme empêtrés dans la couverture, qui, retenue aux tringles des rideaux, n'avait pas suivi tout entière le corps. Il s'était, en voulant s'élancer hors de son lit sans doute, ouvert le crâne à la tempe droite, contre le marbre de la commode, et déjà le froid de la mort était venu. Madame Labarbade poussa un grand cri en touchant ces membres glacés.

Le médecin, qui arriva bientôt, déclara que le décès remontait à trois ou quatre heures.

—Madame, ajouta-t-il un peu sévèrement, on ne laisse jamais seuls des malades attaqués de fièvre chaude.

Il hocha la tête et ajouta:

—Au surplus, le cas était foudroyant et tout à fait désespéré.

C'était une consolation.

Madame Labarbade, le jour même, alla chercher son fils à la pension.

—Ton père est mort, lui dit-elle.

—Ah!

Il baissa un moment la tête, puis, tout à coup:

—Aussi, cela m'étonnait de te voir. Je me disais: Ce n'est pourtant pas un jour de sortie!

On enterra Labarbade sans grands frais. Le petit Adolphe portait une grosse couronne. Quand on descendit la bière dans la fosse, il jeta sa couronne, et, curieusement, se pencha pour juger de l'effet qu'elle faisait sur le cercueil.

Le soir, madame Labarbade le prit entre ses bras, le caressa et lui dit en l'embrassant:

—Tu n'as plus que moi maintenant, mais tu n'as pas perdu celui des deux qui t'aimait le mieux.

—Est-ce que tu me remettras en pension, toi! dit l'enfant.

—Nous verrons. Peut-être. Je ne sais pas.

Elle songeait à Cachemire.

—On s'y embête tellement, dit Adolphe.

—Pauvre chéri, va, fit la mère. Tu es tout pâlot, c'est vrai. Tiens, va prendre la clef de la grande armoire dans le paletot gris de ton père, que je te fasse une trempette dans un petit verre.

Le jour même de la mort de Labarbade, elle avait écrit à Cachemire. Cachemire n'était pas à Paris. Léon de Bruand l'avait emmenée passer une huitaine de jours à Arcachon. La lettre traîna dans la loge du concierge. Lorsque Cachemire revint, elle la découvrit dans un tas de billets, la prit et la lut avant les autres, devint un peu pâle et resta absorbée dans un fauteuil.

Presque au même instant sa femme de chambre entrait.

—Madame, c'est le coiffeur.

—Bien. Tout à l'heure. Tu ne sais pas, Constance?

—Madame?

—Mon chapeau de crêpe rose, impossible de le mettre! Je suis en deuil à présent.

—En deuil?

—Papa est mort!

—Ah! madame!

—Oh! ça me contrarie. Si tu crois qu'on n'aime pas ses parents. C'est vrai ça, me voilà toute chose. Eh bien! où est-il ce coiffeur?

Le coiffeur entra.

—Il y a longtemps que vous ne m'avez coiffée, M. Anatole? A Arcachon, pas un bon perruquier. Je suis peut-être trop difficile. Vous savez, vous me lirez toujours le Moniteur de la Coiffure. Je voudrais y trouver un type nouveau... Ah! que je suis contrariée!... Avez-vous déjà perdu votre père, vous?

—Il y a joliment longtemps!

—Ça vaut mieux. Quand on est petit, on ne s'en aperçoit pas! Oh! c'est assez de frisure, allez. Je suis bien comme cela. Aujourd'hui, je reste ici, d'ailleurs. Au fait, avez-vous des nouvelles de la pièce de Meilhac? Qu'est-ce qu'on en dit? Je voulais revenir d'Arcachon deux jours plus tôt pour être à la première! Ah! bien oui!... Mon époux était enchanté des sapins, de l'odeur de résine, des promenades en canot, de la mer... Et moi je me faisais vieille! Ah! Dieu!

—C'est un succès, cette pièce.

—Et Camille?

—Hum! hum! vous savez. Je rasais ce matin M. Olivier Renaud. Il prétend qu'elle est actrice comme le serait une tulipe. Jolie, rien de plus.

—Gentillette, oui! Encore si c'était elle qui eût perdu son père! Elle est blonde. Qu'est-ce que cela lui ferait, le deuil?

—Eh bien, à demain, monsieur Anatole! dit Cachemire en saluant d'un petit mouvement de main, à l'espagnole.

Elle s'étendit sur une causeuse, les bras nus et repliés sous sa tête brune, ferma les yeux et essaya de dormir. C'était sa sieste. Mais le sommeil ne vint pas. Elle se releva, et sonna sa femme de chambre. Elle voulait avoir des nouvelles de Fernand Terral.

—Il est venu hier encore, dit Constance. Je l'ai averti du prochain retour de madame. Assurément, il reviendra aujourd'hui.

—J'y serai pour lui. Si Monsieur vient, tu lui diras que je suis au Bois. Dis à Firmin qu'il attelle et qu'il aille promener ses chevaux où il voudra.

Les huit jours qu'elle avait passés à Arcachon avaient semblé bien longs à Cachemire. Elle aimait ce Terral, ou peut-être croyait-elle l'aimer: en tout cas, il s'était imposé à elle, il l'avait conquise, la subissait et l'adorait à la fois. Il avait bien visé; il avait attaqué ce cœur de femme par toutes ses vanités et par tous ses vices. Il avait su, tout en lui montrant son amour, lui faire entrevoir quelque chose comme un mépris. Elle se sentait dominée par cette volonté de fer, transportée, enivrée et rapetissée aussi sous un regard ardent, impuissante devant cet implacable jeune homme qui semblait se livrer et qui se gardait tout entier. Si Léon de Bruand l'eût aimée ainsi, d'un amour où la raillerie succédait brusquement aux caresses, Cachemire eût adoré Léon de Bruand. Mais Léon, plus froid et plus dédaigneux en réalité, quoiqu'il n'affichât point son dédain, se contentait de sourire, de traiter Cachemire en enfant gâté et de céder poliment à tous les caprices qui ne pouvaient l'entraîner trop loin. Fernand, au contraire, s'étudiant à pénétrer chaque jour plus avant dans le cœur de cette femme, à la dompter, à l'étonner, à se poser devant elle comme un problème, à la fasciner par le contraste de ses élans et de ses froideurs, s'emparait peu à peu de Cachemire, la séduisait par ses railleries et ses amertumes, par sa gaieté feinte, par ses regards hardis, par la conscience de sa force et de sa beauté. Léon de Bruand avait voulu emmener Cachemire à Arcachon. Mais elle ne fût point partie si Fernand ne lui eût pas dit de partir. Elle eût tout risqué pour lui, tout brisé. Elles croient peut-être, ces vierges folles, se rattacher ainsi à la pitié, à la vertu, au pardon, à tous les soleils purs et réchauffants, en se livrant, sans lutter, au courant passionné qui les emporte, comme si ce nouvel amour, comme si cette âpre volupté pouvaient «refaire une virginité» à ces Marions qui prennent le désir pour le repentir.

Mais Fernand Terral trouvait peut-être que l'heure n'était pas venue de regarder en face Paris,—le Paris presque fantastique des rêves,—avec Cachemire à son bras. Il voulait être sûr de cette femme, et l'éprouver, il voulait surtout frapper un coup de Maître Ambitieux; par exemple, ajouter un autre titre à celui qu'on ne manquerait pas de lui donner. Être Fernand Terral, celui qui a enlevé Cachemire à M. de Bruand, ne lui suffisait pas. Il voulait autre chose. Mais quoi? Il attendait, comptant sur son étoile.

Fernand croisa, un soir, dans le Luxembourg, un jeune homme qu'il reconnut, Charles Bourdenois, son camarade d'enfance, son compagnon de voyage qu'il n'avait plus revu, qu'il croyait mort. On causa. Bourdenois n'était pas riche. Il avait été nommé pensionnaire du département, avec un subside de 600 francs par an.

—Tu comprends, dit-il, quelle aubaine. Chacun me félicitait de mon bonheur et se plaisait à faire ressortir la générosité intelligente de mes protecteurs. Cinquante francs par mois, c'est-à-dire la liberté, Paris, les Musées, les ateliers en renom, les joies de la camaraderie, puis un nom, la gloire, la fortune, peut-être... Hélas! mon ami, tu le sais sans doute comme moi, cinquante francs par mois, c'est en réalité l'atroce misère: et en fait de camaraderie, on ne trouve que jalousie, dénigrement et haine, en sorte qu'aux difficultés matérielles viennent se joindre les obstacles vivants. Qu'importe, au surplus! j'ai accepté la lutte, je travaille opiniâtrement, je ne dîne pas tous les jours, je vis à peu près seul, mais je veux arriver, et les progrès que je fais soutiennent et avivent incessamment ma foi.

«Je ne viserai jamais à l'argent. Mon seul chagrin, c'est de n'avoir pas un atelier assez grand pour travailler, et de ne pouvoir payer des modèles. Je suis obligé, quand je veux faire des études d'après nature, d'aller, comme aujourd'hui, chez un de mes amis qui a un vaste atelier, boulevard Pigale, et qui a toujours des modèles. C'est une grande course, car je demeure faubourg Saint-Jacques, et qui me fait perdre beaucoup de temps. Le soir, je vais faire une promenade en fumant ma pipe le long des grands boulevards déserts qui vont du chemin de fer de Sceaux à la barrière Fontainebleau. Cela, les jours où j'ai dîné.

—Et les jours où tu n'as pas dîné?

—Ah! dans ce cas, je supprime la promenade et je la remplace par le lit, conformément au proverbe.

—Eh bien! moi, dit Fernand Terral, plutôt que de mener une vie aussi plate et morne, je déchirerais ma dernière chemise pour m'en faire une corde de pendu.

—Tu mènes donc une existence de Sardanapale? Je parie que tu as fait fortune? Moi, mon cher Fernand, je n'ai pas un sou, je vis dans un grenier, je mange à la fortune du pot et je suis le plus heureux des hommes!

—Ah bah! Eh bien, moi, je suis complétement agacé, mécontent, et pourtant le ciel parisien s'ouvre, j'ai ma part d'amour au festin et j'aurai demain ma part de richesse. Nous ne raisonnons pas de même.

—Tant pis. Tu es donc amoureux, toi aussi?

—Je suis aimé, voilà tout. Amoureux? A quoi cela m'avancerait-il. Et toi?

—Moi? mon cher, je ne sais pas la première lettre du nom d'une charmante fille qui vient, tous les jours, au Luxembourg, se promener avec son père; je la suis comme une bête, échangeant avec elle,—quelquefois,—un regard, par-ci par-là, un petit signe, un rien; je ne lui ai jamais parlé, elle ne soupçonne pas qui je suis ni comment je m'appelle. Malgré tout, je suis fortuné comme un roi, Louis XVI excepté.

—Alors, c'est une idylle?

—Une pure idylle! L'idylle d'un réaliste! J'ai un camarade qui prétend que je traite l'amour comme M. Gleyre ses tableaux. Bah! les jolis rêves de Gleyre valent bien les cabarets de François Bonvin!

—C'est ce qu'on aime le mieux qui vaut le plus.

—Mon cher, dit Bourdenois, c'est un ange. L'autre jour, là, dans cette allée, son père passait, marchant lentement,—l'air d'un savant, cet homme-là,—je parie qu'il est bibliothécaire à la Sorbonne! Tu sais, on s'imagine des choses comme cela! Bref, il avait son pantalon retroussé, on voyait ses bas bleus. Pauvre bonhomme! J'avais envie de rire. Mais elle était-là. Elle se pencha, mon cher ami, et si gracieusement!—tu ne l'as pas vue, il fallait la voir,—elle remit le pantalon en ordre, lui donnant des petits coups avec ses petites mains, comme pour lui dire: Allons, voyons, voulez-vous tout de suite couvrir les bas bleus de mon père!... J'en ferai un tableau... Le tableau y est!... Ah! cette femme!

—Antigone et Œdipe.

—Le diable t'emporte avec ta mythologie. Non pas Antigone. Un ange, je t'ai dit. Un ange! Adieu, sceptique. Va à celles qui t'aiment. Moi, je rêve à celle qui ne me connaît pas. Au fait, tu sais, puisque tu es reçu chez Dame-Fortune, si cette dame peut me fournir une commande, cela mettrait du beurre dans les épinards. Au revoir!

Fernand Terral allait justement engager Cachemire à suivre M. de Bruand à Arcachon. Elle était partie à contre-cœur. Huit jours sans voir Terral! S'il allait ne plus l'aimer, l'oublier? Elle en avait peur. Elle fut maussade pendant tout le voyage.

—Vous trouvez donc Arcachon horrible, ma chère? disait Léon de Bruand.

—Horrible, oui!

—Bah! Cela vous fera un bien énorme. L'air résineux des sapins est excellent pour les poumons.

—Oui, moquez-vous! Et si j'allais engraisser?

—Vous boiriez du vinaigre. C'est souverain.

Il allumait un cigare, quittait Cachemire, et allait se promener et rêver sur la plage.

Elle revit Paris avec une joie de prisonnier délivré. Paris! Le bruit, les lumières, les théâtres, les chevaux, les coulisses. C'était tout cela. C'était Terral surtout. Après avoir congédié son coiffeur, et demandé des nouvelles de Fernand à sa femme de chambre, elle sonna encore Constance.

—Madame, j'allais justement venir. Il y a là une dame qui vous demande.

—Une dame?... Dis-moi. Si M. Terral ne devait pas venir aujourd'hui, je lui écrirais...

—Oh! madame, soyez-en sûre, il viendra.

—Tu crois? Et qui est cette dame?

—Madame Labarbade, madame.

Cachemire devint rouge.

—Ah!... une dame en deuil?

—Oui, madame.

—Fais-la entrer!...

Au fond, Cachemire était enchantée de revoir la belle-mère et de se présenter à elle dans tout son luxe. Aussi elle lui tendit les mains, mais cela ne suffit pas à madame Labarbade qui lui prit le front, l'embrassa et dit, avec des larmes dans la voix:

—Crois-tu, ma pauvre enfant? quel malheur!

—Oui, dit Cachemire... Assieds-toi, tiens, là...

—Il est mort mercredi dans la nuit, ma pauvre enfant... Conçois-tu cela? Je l'ai bien soigné, va! Et puis j'ai tant fait qu'il t'a pardonné... Et te pardonner, quoi, je te le demande? Parce que tu as su faire ton chemin et devenir une actrice, une bonne actrice, je le sais,—au lieu de faire frire des goujons dans notre auberge. Un joli métier, aubergiste! Ton père aura travaillé trente ans,—trente ans, ni plus ni moins,—et il a laissé à ton pauvre petit frère et à moi personnellement, (moi, cela m'est égal), juste de quoi grignoter un morceau de pain... Ah! il faut encore que je t'embrasse de la part d'Adolphe... Là, sur les deux joues... Il t'aime bien, va. Cher enfant! Et intelligent! Oh! Il ne te fera pas honte, ma bonne Suzanne... Laisse-moi t'appeler Cachemire, veux-tu? Un joli nom que tu as choisi là. On te connaît, tu sais, à Samoreau. Ah! si tu allais jamais dans ta calèche, tu en trouverais des gens pour te tenir le marche-pied. Car tu as une calèche?

—Un coupé.

—Un coupé!... Ah! un coupé? Tiens, oui, c'est juste, un coupé! Ah! il t'aimait bien, ton père, va! Quel malheur qu'il ne t'aie pas vu ici, avec tes meubles... C'est superbe, sais-tu? je n'ai vu que l'antichambre, fichtre! Il faut te rendre cette justice de dire que, toute petite, tu as toujours été intelligente. Ça m'ennuyait quelquefois—j'étais si bête—tes airs de supériorité, mais je disais comme cela à ton père,—plus de mille fois je l'ai dit:—Ta fille? Elle a l'air d'une petite reine.

Cachemire se sentait doucement caressée par ces compliments. Elle était vaine. Madame Labarbade visait et frappait juste. Elle fit si bien qu'elle convertit Cachemire à elle, qu'elle l'endoctrina, et, peu à peu, à force de cajolerie, lui fit adopter le plan qu'elle avait mûri à Samoreau et qui était celui-ci: Entrer chez Cachemire en qualité de majordome féminin, surveiller les gens, la cuisinière, le cocher, le groom, la femme de chambre, vérifier les comptes des fournisseurs, tenir la maison en ordre, dépouiller la correspondance et parfois répondre à de certaines lettres qu'il était inutile de jeter au feu.

—Écoute, ma chère petite, tu es riche et tu es jolie, tu es lancée à toute vapeur, c'est très-bien—disait-elle—mais on peut s'arrêter, enlaidir et se ruiner. Cela n'arrivera pas, j'en suis sûre. Mais cela peut arriver. Laisse donc ta belle-maman prendre soin de te garder une pomme pour la soif. D'autant plus qu'une femme de mon âge donne du poids à une femme du tien, tu le sais. L'union fait la force. Tu verras que tu t'en trouveras mieux. Je ne te demande en retour que de faire élever ton petit frère; c'est peu de chose et tu dois bien cela à un brave enfant qui est si gentil et qui t'aime tant.

—Puisque tu le veux, dit Cachemire...

Elle avait souvent rêvé la dame de compagnie, et la surveillante.

Il ne lui déplaisait pas de la trouver dans madame Labarbade, ainsi amendée et convertie.

—Soit, dit-elle.

—Ah! tu es fille d'esprit! dit madame Labarbade. Mais songe bien qu'il ne faut plus se tutoyer à présent. C'est plus digne. Je t'appellerai Cachemire.—C'est un joli nom décidément, tu as du goût,—et tu m'appelleras tout court Anaïs.

L'installation de la belle-mère demanda peu de temps. Madame Labarbade, subitement transplantée à Paris, prit terre avec rapidité et marqua son coin dans l'appartement de Cachemire. M. de Bruand s'informa à peine de la nouvelle venue. Il lui déplaisait, assurément, de voir aller et venir cette mouche du coche, mais il ne laissa rien voir de son déplaisir.

—Vous ne m'aviez jamais parlé de votre belle-mère, dit-il à Cachemire.

—Non. J'étais assez mal avec elle. Je ne comptais jamais la revoir.

Madame Labarbade s'était mise au fait de toutes choses. Cachemire lui avait donné les clefs des armoires et la laissait libre. Chaque matin, maman Anaïs faisait les comptes, distribuait l'argent, établissait le bilan de la maison. Les domestiques la détestaient; elle leur pesait horriblement. Jusqu'à présent, ils avaient été maîtres de leurs actions dans cette maison, où la surveillance était inconnue. Il leur semblait dur à présent d'avoir un Cerbère aux côtés, toujours en éveil, et dont l'œil ne se fermait jamais.

—Il vaut bien la peine de servir chez une demoiselle, disait le cocher un soir à la femme de chambre. Alors, vaut autant soigner les chevaux de gens honnêtes!

Ils avaient envie de se plaindre à M. de Bruand. Ils eussent été bien reçus! Léon ne s'occupait point de ce qui se passait chez Cachemire, et se laissait diriger par elle absolument comme s'il n'eût pas eu de volonté. Et que lui importait? Cachemire, par exemple, obéissant en cela aux obsessions de madame Labarbade, avait demandé que son frère fût élevé auprès d'elle par un précepteur. Aussi bien M. de Bruand avait consenti à se heurter, à chaque visite, contre le petit Adolphe, qui emplissait l'appartement de ses criailleries. Il avait même trouvé le précepteur.

—Voilà votre affaire, dit-il un jour à Fargeau. Une nature torse à redresser, qu'est-ce que vous en dites?

—J'y tâcherai, répondit Fargeau.

Il venait chez Cachemire tous les jours, et, dans le salon ou le boudoir—n'importe où—en présence de madame Labarbade quelquefois, il enseignait le latin au petit Adolphe, qui bâillait, se mettait à grimper sur les fauteuils au milieu de la leçon, ou fredonnait quelque couplet de vaudeville appris la veille. Fargeau, tout d'abord, avait essayé de dompter ce caractère d'enfant mutin, tapageur, méchant et mauvais. Peine perdue. Madame Labarbade, d'ailleurs, avait déclaré qu'elle entendait qu'on ne causât pas le moindre chagrin à son fils.

—Mais voyez donc le pauvre petit, disait-elle à Fargeau. Il est faible comme un poulet, pâlot et les yeux cernés.... le travail le fatiguerait. Laissez-le tranquille, allez. Une promenade au Luxembourg lui vaut tout autant qu'une leçon de votre satanée grammaire. Et puis, à quoi ça sert-il, le latin?

—Dites-le-moi? faisait Fargeau.

Il se tournait vers son élève et tout en haussant les épaules:

—Va-t'en jouer, mon ami, va. Tu n'as pas besoin de te tailler un avenir dans le marbre. Tu as une maman qui songe pour toi au solide.

Madame Labarbade souriait. Elle trouvait que Célestin Fargeau avait du bon.

Un beau jour, le petit Adolphe revint chez Cachemire escorté d'un sergent de ville, qui le tenait par le bras. L'enfant pleurait. Madame Labarbade poussa les hauts cris. Elle eût volontiers fait sur-le-champ une barricade contre l'arbitraire. On s'expliqua. Le jeune Adolphe, d'après le rapport du sergent de ville, avait trouvé fort ingénieux de faire tremper des grains de mil et de chenevis dans du rhum,—il avait lu la recette dans quelque almanach—de les y laisser macérer, puis de jeter aux poissons des bassins du Luxembourg ces graines ainsi imbibées d'alcool. Aussitôt les poissons, pris d'ivresse, de surnager, le ventre en l'air, comme morts, dans leurs bassins. Ç'avait été un grand scandale. Les habitués du jardin croyaient à un empoisonnement des eaux. Le petit Adolphe se vantait tout haut de l'espièglerie. Un sergent de ville l'emmena aussitôt chez le commissaire, qui renvoya l'enfant chez ses parents.

A ce récit, madame Labarbade faillit étouffer d'un accès de fou rire.

Quand le sergent de ville fut parti, elle prit son fils sur ses genoux et le couvrit de baisers, tout en disant à Cachemire et à Fargeau, qui étaient là:

—Hein? Quel esprit! Il inventerait le diable, ce gamin-là! Qu'en dites-vous, monsieur Fargeau?... Oui, mon chéri, tu as bien fait... Concevez-vous cela, Suzanne, griser des poissons rouges... Embrasse-moi, mon petit, tu ne seras pas un imbécile, va, toi, quand tu seras grand!

Depuis quelque temps, Cachemire ne jouait plus. Le théâtre tenait, comme on dit, un de ces succès de saison qui devait le mener jusqu'à l'hiver, une pièce d'été. Le mois de Juillet finissait à peine, et Cachemire ne devait rentrer qu'en octobre. Elle avait, d'ailleurs, besoin de repos. Elle était fatiguée. Elle passait quelquefois des heures entières, étendue sur une chaise longue, bâillant, prenant un livre, le laissant tomber, regardant le plafond, lasse, ennuyée, paresseuse. Bien souvent M. de Bruand la trouvait ainsi, un peu maussade. Il n'insistait pas, et se retirait. Cachemire en était satisfaite, et pourtant, au fond du cœur, bien au fond, elle se sentait un peu atteinte dans sa vanité. Elle eût voulu faire un peu souffrir—légèrement, d'ailleurs, et comme en passant—ce M. de Bruand, si froid et si dédaigneux.

Au surplus, elle l'oubliait bien vite, en songeant à Terral. C'est de ce côté-là qu'était sa vie. Quand elle savait que Fernand l'attendait quelque part, l'heure du rendez-vous venue elle quittait tout, se jetait dans un fiacre et allait vers lui. Elle montait bien souvent, en courant, les cinq étages qui menaient chez Terral. Elle arrivait essoufflée, poussait la porte et se précipitait dans ses bras, se pendait à son cou et l'enlaçait en lui répétant qu'elle l'aimait.

Il la laissait dire.

Cet amour, qui l'avait un moment enveloppé lui-même, commençait à s'affaiblir et disparaissait. Il avait cru trouver d'autres jouissances, jouissances d'orgueil, dans une liaison avec une femme comme Cachemire. Tout d'abord, il s'était senti fier de tenir sous sa main celle que tous enviaient et qui se jouait de tous. Il avait comparé cette vie enivrante, cet amour plein de griserie à cette vie calme et froide qu'il avait failli trouver à Saint-Mesmin et qu'il avait évitée. Il s'était dit que maintenant Paris compterait avec lui, ce Paris à qui il enlevait une de ses sirènes. Mais Paris s'était bien inquiété de lui! A peine l'avait-il regardé passer. Puis, encore un coup, il lui fallait se cacher pour aimer Cachemire. Elle n'était pas à lui tout entière, et cet amour, il le volait. Son impuissance le rendait furieux. Quand il disait qu'il pouvait bien se faire adorer de Cachemire, mais qu'il lui était impossible de la faire vivre, quand il s'avouait—et il fallait bien, à toute heure, qu'il se l'avouât—qu'un autre le payait, cet amour, il lui prenait de violentes rages. Il avait envie de faire un éclat.

Repousser Cachemire? Il y avait songé. Mais c'était briser peut-être le balancier qui devait lui permettre d'arriver à son but. L'afficher bravement aux yeux de tous, la forcer à rompre tout à coup avec M. de Bruand? Mais c'était aller droit à l'aventure! Que deviendraient-ils, l'un et l'autre? Il lui manquait, pour tenter cela, la première mise de fonds, l'argent qui lui eût permis de faire des dettes, de vivre de la haute vie, en attendant le hasard, ce compère des ambitieux.

Mais Fernand était pauvre; il avait atteint, sans en être satisfait, un de ses premiers rêves,—il devenait amer parfois—rarement,—il avait peur que l'avenir ne tînt pas plus que le présent. Sans cette foi robuste en lui-même qui lui faisait tout supporter, tout entreprendre, il eût renoncé à tout assaut. Il avait pourtant la patience en même temps que l'audace. Aussi bien, après quelques pensées défaillantes, se redressait-il plus impétueux que jamais dans sa course à la fortune.

Il ne voyait plus Fargeau. Ses visées s'étaient tournées d'un autre côté. Il s'était fait présenter, par un ami qu'il connaissait à peine, dans un cercle où l'on jouait. Quelque crédit chez un tailleur, et Terral, élégant des pieds à la tête, avait fait son entrée un soir. Au lansquenet, il risquait peu de chose,—quelques louis empruntés çà et là,—mais si bien, si à propos que, limitant son gain, il ne sortait pas sans avoir grossi son maigre capital. Il savait calculer le nombre des séries, et juger si la main s'épuisait, comme si pendant dix ans il eût piqué le carton dans une maison de jeu. Quelle que fût son audace, il ne risquait pas les coups énormes. Une perte brusque eût pu le ruiner. Une fois décavé, plus de ressources. Il avait trouvé, grâce à des tentations comprimées et à une terrible force de volonté, l'introuvable moyen de vivre du jeu à Paris, dans un cercle—et il s'était juré de vivre ainsi, dépensant le lendemain ce qu'il avait gagné la veille, jusqu'au jour où, un capital en main, il pourrait se mesurer face à face, pied contre pied, comme dans un duel, avec sa Chance.

Cette vie de privations relatives, d'envies inassouvies, de rages sourdes, de bouillantes ambitions, comme elle lui pesait cependant! Il était temps qu'il trouvât, n'importe où, de n'importe quelle façon, une occasion d'employer ses forces inactives, et de dépenser ce trésor de combinaisons, de projets et de machinations, entassé le jour dans ses courses à travers Paris, la nuit dans ses veilles, seul sous les toits, si haut, près des étoiles qu'il dédaignait; si haut, loin de cette rue où il voulait passer, tête levée, en ouvrant la foule comme le boulet.

Un soir, au cercle, Gontran de Rives prit à part M. de Bruand, et le conduisit jusqu'au boulevard tout en fumant.

—Mon cher ami, lui dit-il, savez-vous ce qui m'a été dit, ce matin? Vous vous en moquez sans doute parfaitement. Mais on m'a assuré que mademoiselle Cachemire s'est montrée, l'autre soir, avec un créole quelconque,—cheveux de jais, moustaches noires,—dans une avant-scène des Délassements.

—Ah bah? fit Léon en souriant.

—Charmante, mademoiselle Cachemire, mais si elle goûte à l'avant-scène des Délassements-Comiques...

—On s'est trompé, mon cher Gontran, répondit Léon. Je n'ai pas quitté Cachemire durant une seule soirée depuis quinze jours.

—Je retire donc ce que j'ai dit. Quant à moi, vous savez bien, Géraldine?

—Parfaitement.

—Je l'entraîne à la campagne. Elle m'adore. Je me construis un Eden à quelques dix lieues d'ici, et, jusqu'à ce que le caprice soit passé, je mène une vie de berger d'Arcadie, en mangeant du raisin, de l'amour et du fromage à la crème! Je vous enverrai mon adresse campagnarde. Adieu!

M. de Bruand n'avait pas mis en doute une minute qu'on se fût trompé. Mais il tenait à ne point parler plus longtemps de Cachemire avec M. de Rives.

—Qu'est-ce que ce créole? se dit-il une fois seul. Le diable m'emporte s'il parviendra à me rendre jaloux. Mais il est désagréable de savoir qu'un monsieur qu'on ne connaît pas se plaît à marcher sur vos brisées!

Cachemire avait voulu déménager. Elle habitait à présent, dans l'avenue des Champs-Élysées, un petit hôtel qui appartenait à M. de Bruand, et qu'il avait loué jusqu'ici à la comtesse Simpson. Lady Simpson étant retournée en Angleterre, il avait mis l'hôtel à la disposition de Cachemire. Suzanne quitta son appartement avec une joie d'enfant. Elle n'avait pas ce culte des souvenirs qui rend la vie si chère et peuple le chemin que l'on suit d'ombres souriantes qui doucement vous accompagnent, tout bas vous parlent et rendent la route et moins longue et moins dure. Elle ne savait pas ce que l'homme laisse de joies accrochées aux angles des maisons, repliées dans les recoins des murailles, et comme assises encore ou endormies sur les vieux meubles, joies qu'il retrouve, bien changées quelquefois à la première visite faite au passé. S'éveiller dans la dentelle, sous un plafond peint par Chaplin, après s'être endormie dans des draps jaunes, sous des poutres de chêne noir, luisantes et tarotées par les vers, loger ici, puis là, puis ailleurs, ne tenir à rien, ne s'arrêter nulle part, ne rien laisser de soi-même aux lieux qu'on habite et ne rien leur prendre, jouir de tout, comme en courant, et tout oublier, en une nuit, en une seconde, c'est leur existence! Elles portent tout avec elles, comme un voyageur qui n'est sûr ni du gîte, ni du pain. Elles ne connaissent que le Présent. Et qu'elles ont raison! Le Passé? Fi, l'horreur! Et l'Avenir? Ah! l'Avenir... Je vous le dis en vérité, elles font bien de ne pas le regarder!

C'était un hôtel élégant, situé entre cour et jardin, avec un perron en pierre, une grille Louis XV et des murailles de hauteur moyenne toutes couronnées de lierres. Deux étages seulement, une bonbonnière. Au premier, le salon tendu de blanc, avec des horloges à cadran bleu incrustées dans les cheminées de marbre blanc veiné de jaune. Un boudoir à gauche, à droite un petit salon de lecture. Du côté du jardin, un fumoir avec divan et canapés de soie jaune. Au second, la chambre de Cachemire, un nid de soie et de dentelles, candide, virginal, du duvet de cygne ou de l'hermine. Un cabinet de toilette, une autre chambre, et, au-dessus du fumoir du premier étage, un autre boudoir dominant les jardins environnants, un boudoir plein de parfums et plein de fleurs. Les écuries et le logis des gens étaient au fond du jardin, cachés par des catalpas énormes et des arbres de Judée. Madame Labarbade habitait la chambre parallèle à celle de Cachemire. Elle avait fait, du spacieux cabinet de toilette qui y attenait, l'appartement du petit Adolphe. Elle vivait là, grosse et grasse, se mirant avec complaisance, prenant l'air du bureau et se faisant les ongles tout comme une autre. Elle ressemblait à ces vastes Flamandes des tableaux de Rubens, appétissantes, hautes en couleur; et, se comparant à cette petite Cachemire, blanche et délicate,—elle se disait, souriant de ses lèvres rouges:

—Ma foi... dame... le hasard... qui sait?

Lorsqu'elle voulait voir Fernand Terral, Cachemire allait le plus souvent chez lui. Ou bien ils se donnaient un rendez-vous au pied de quelque monument, à l'angle d'une rue, ils montaient dans un fiacre et se promenaient à travers Paris. Il y avait dans ces courses, stores baissés, une saveur de fruit défendu qui plaisait à Cachemire. Elle était née pour tromper: elle trompait. Quelle joie! La fille d'Ève se sentait à l'aise dans ce milieu de petits mensonges, de fuites furtives, d'intrigues embrouillées et de perfidies.

Quand madame Labarbade, qui avait surpris la plus grande partie des secrets de Suzanne et qui s'était fait confier les autres, lui disait:

—Prenez garde! M. de Bruand n'a pas l'air bien patient. S'il apprend ce qui est, il se fâchera, et ce n'est pas ce M. Terral qui fera marcher la maison lorsque nous serons sur le pavé.

—Ah bah! répondait-elle. Je ne suis pas une esclave, n'est-ce pas? Il arrivera ce qui arrivera, J'aime Fernand, et l'autre m'ennuie, voilà!

Au mois de septembre, un jour que M. de Bruand était parti dans le Nivernais, pour ouvrir la chasse, elle avait invité Fernand à venir prendre le thé à son hôtel. Fernand était venu, par hasard, l'air ennuyé. Il était las décidément de cette liaison, il s'était trompé de route. Il songeait à rompre. Et pourtant il vint.

C'était le soir; madame Labarbade était sortie; elle avait emmené son Adolphe au théâtre. Cachemire n'avait gardé que sa femme de chambre, Constance, pour faire le thé.

—Vilain, dit-elle à Fernand dès qu'il arriva, tu t'es fait attendre. Regarde-moi. D'où viens-tu?

—Qu'importe? fit-il.

—Il importe beaucoup... C'est vrai, ça... On n'aime qu'un être au monde, et quand on l'appelle, il ne vient pas. Assieds-toi là!

—Voyons, dit-elle, car Fernand ne répondait pas, qu'y a-t-il? Tu es triste? Es-tu tracassé? Qu'as-tu donc?

—Rien.

—Rien, c'est toujours quelque chose. Est-ce que je ne t'aime pas assez? Est-ce que tu es jaloux? Est-ce que tu as joué... perdu de l'argent?... Quoi?... Il y a toujours moyen de tout réparer.

—Ce n'est pas cela, dit Fernand. Encore une fois, ce n'est rien. Tiens, tu es charmante, dit-il en lui prenant les mains... Tu es une bonne fille... Mais...

—Mais quoi?... Dis donc.... Oh! certainement, tu as quelque chose. Dis-le tout de suite.

Il n'avait rien à dire. Toutes ses lassitudes, Cachemire ne les eût pas comprises. Puis, en la regardant, il se reprenait à cette séduction qu'elle distillait de ses grands yeux noirs, et qui courait par tout son corps comme un fluide. A quoi bon lui conter ses dégoûts et ses colères contre la lenteur du sort? N'était-elle point la plus enviable des maîtresses et ces trésors de beauté ne lui suffisaient-ils pas? Il se leva avec vivacité comme pour secouer plus facilement ses pensées, et d'un geste prompt:

—Bah! dit-il, comme se parlant à lui-même. Laissons cela. Le vent propice viendra tôt ou tard. Il ne s'agit que d'avoir un solide vaisseau.

Il se frappa la poitrine, qui rendit un son mat, et ajouta, riant à demi;—La carcasse est bonne!

Cachemire, toujours assise, lui avait pris les mains et les couvrait de baisers.

—Je t'aime, va! disait-elle. Aie confiance!

Au même moment, la porte s'ouvrit et laissa passer M. de Bruand. Léon parut un peu surpris; ses lèvres effleurèrent un sourire. Il resta un moment immobile, regardant Cachemire et étudiant Terral. Puis, au bout d'un moment:

—Je n'ai pas l'honneur de connaître monsieur, dit-il. Je vous saurais gré de me le nommer, ma chère amie.

Mais Fernand releva la tête avec hauteur, et répondit, à son tour, de sa voix vibrante:

—Je vous demande pardon, monsieur. Je ne tiens à être présenté qu'aux gens qui me plaisent!

Une idée brusque,—une de celles qu'il avait caressées aussi durant ses ambitieuses songeries,—lui était revenue, invincible.

—J'ai sans doute mal entendu, répliqua M. de Bruand. Je suis ici chez moi!

Cachemire, assise encore, pâle, tremblant un peu, suppliait Fernand du regard.

—Je me retire donc, dit Terral. Mais je croyais me trouver ici sur un terrain neutre où un homme de cœur est l'égal d'un gentilhomme.

—Ah! pardieu, fit M. de Bruand en s'asseyant avec un petit éclat de rire, je vous vois venir, monsieur... Vous êtes, je le conçois, fâché de me rencontrer. Oui, j'ai trouvé Pougues-les-Eaux assez maussade et je suis revenu. Je vous en demande pardon. Je vous prie encore de m'excuser d'avoir consacré ma première visite à ma maîtresse, dont je ne vous savais pas l'ami...

Fernand était pâle comme un mort, et ses mains tremblaient un peu. Il avait envie de souffleter cet homme qui le tenait à distance, et le cravachait de sa raillerie.

—Pardon, ma chère amie, continua M. de Bruand. N'étiez-vous pas avec monsieur dans une avant-scène d'un petit théâtre, l'autre jour? J'avais fait louer la loge par Jean, l'après-midi, si j'ai bonne mémoire...

—Monsieur, s'écria Terral, devenu livide, c'est assez! Ceci est une grossièreté, vous venez de m'insulter, et vous m'en rendrez raison!

—Ah bah!

—Je me nomme Fernand Terral; et n'ai jamais laissé passer, sans la relever, une allusion ou une injure.

—Méthode excellente, dit M. de Bruand en regardant le bout de ses bottes. Au surplus, si vous vous croyez insulté, vous êtes libre de m'envoyer vos témoins. Mais je vous préviens que je ne ferai pas une seconde largesse. C'est assez de la loge en question. Je ne fournirai ni les épées ni les pistolets!

Cachemire s'était levée; elle se jeta sur Terral qui, poussant un cri de rage sourde, la main levée, allait se précipiter sur M. de Bruand.

—Allons donc! dit Léon. Voilà un geste inutile!

Il ouvrit son portefeuille, y prit une carte, la jeta sur un guéridon, et dit, rallumant son cigare:

—Vos amis me trouveront chez moi le matin!

Il se tourna vers Cachemire, la salua et dit, en riant:

—Surtout ne croyez pas qu'il y ait guet-apens. Ah! si j'avais su être importun, comme je serais demeuré là-bas. Mais il pleuvait. Je hais la pluie. Au revoir!

Il salua Cachemire interdite et les laissa l'un et l'autre pâles, elle tremblante, prête à pleurer, perdant la tête, lui se disant:—Cette fois, c'est la fortune, peut-être!

—Quelle sottise! se dit M. de Bruand en rentrant chez lui. Je ne connais pas ce monsieur!... Terrin, Terreau, Terral! Bah! je n'ai jamais reculé devant un coup d'épée..... mes témoins?

Il se mit à écrire, puis sonna son domestique.

—Vous porterez ces deux lettres, l'une à M. de Handa-Machado, l'autre à M. de Rives. De suite.

Jean sortit.

—Un duel, fit Léon une fois seul, cela est bon pour un désœuvré comme moi. Au fond, c'est stupide!

Il rencontra, du regard, une lettre sur son bureau et reconnut l'écriture.

—Une lettre de Gontran de Rives... et datée de Bade. Gontran n'est pas à Paris!

—C'est dommage, dit M. de Bruand.

Il songeait, et pendant ce temps on sonnait à sa porte, on sonnait toujours. Le timbre de M. de Bruand sonnait à se rompre.

Le cocher promenait les chevaux; Jean était sorti. M. de Bruand alla ouvrir lui-même.

—Ah! c'est vous, dit-il. Je suis heureux, je suis bien heureux de vous voir!

C'était Célestin Fargeau.

—Et vous arrivez bien, dit M. de Bruand à Fargeau. Je ne serais pas fâché de philosopher avec vous sur le chapitre du duel. Je me bats demain!

—Vous?

—Avec un monsieur Fernand Terral, que vous connaissez....

—Terral! Ah! mon Dieu, dit Fargeau, se souvenant de la présentation qu'il avait faite de Terral à Cachemire, comme c'est étrange!...

—Voulez-vous me servir de témoin? dit M. de Bruand.

—Moi?... Une bizarre idée, celle-là! Que dira-t-on à votre club? Bast! vous avez raison, on dira ce qu'on voudra... Je suis tout à vous, fit-il, et cela me rappellera ma jeunesse. En ce temps-là, nous étions des têtes brûlées et nous soutenions, le sabre au poing, les idées qui étaient les nôtres. C'était absurde. Et comment est survenu ce duel?

—M. Terral est l'amant de Cachemire.

—Bah!.... Et c'est pour cela que vous vous battez?

—C'est pour cela. Je sais bien qu'il y a du ridicule en tout ceci. Il faut être un champignon comme moi, sans parents et sans affections, pour risquer sa vie à propos de vétilles... Mais je m'ennuie tant!

—Je conçois cela, dit Fargeau. Moi aussi j'ai mes moments où je calcule si la véritable sagesse ne consisterait pas à enjamber le parapet du Pont-Neuf, mais j'ai mes raisons. A quoi suis-je bon? Notez que je me trouve bon à quelque chose, puisque la Seine est encore vierge de mon paletot. Mais vous!...

—Moi? Je suis las, las de tout, las de vivre!

—Las de vivre! C'est folie. A votre âge! avec votre fortune. Nous déraisonnons. Voyons, quel est votre second témoin?

—M. Handa-Machado.

—Ignoré pour moi.

—Voici son adresse. Je vous saurais gré de vous entendre avec lui pour régler avec les témoins de M. Terral, les conditions du combat. Pas de transactions. Rien. Tout ce que ces messieurs voudront sera accepté.

—Tout?

—Tout!

—Le diable m'emporte si je croyais vous servir de témoin, mon cher Léon. Le duel? Usage vieux et bête!... Mais vous le voulez! Je conçois, c'est une distraction. Au surplus, vous devez être merveilleux sur le terrain. Et voulez-vous que je dise tout?

—Dites, fit M. de Bruand.

—C'est votre réputation qui vous vaut ce duel. Je le vois bien à présent. La peste soit des ambitieux qui pataugent dans les bas-fonds, avec toutes les envies dans le cœur!

—Je ne vous comprends pas.

—Ce Terral, vous ne le savez peut-être pas, c'est moi qui l'ai présenté à Cachemire. Il avait l'air curieux de voir de près une étoile: j'ai fourni le télescope. Mais, en vérité, je ne me doutais guères qu'il nourrissait le projet de se mesurer avec vous!...

—Comment? vous croyez?...

—J'en suis sûr. Ce Machiavel périgourdin a toutes les colères de la médiocrité qui rampe et qui voudrait des ailes. Nos provinces sont pleines de ces jeunes gens-là, vivant les yeux fixés sur Paris, comme sur la Ville Promise, dédaigneux du bonheur qu'ils ont la plupart du temps sous la main, avides de cet Inconnu vers lequel ils tendent leurs lèvres altérées, et qui viennent traîner leurs souliers dans nos rues, avec l'espoir d'être raccrochés aussitôt par la Fortune. Ah! qu'il serait temps de décentraliser toutes choses pour rejeter dans leur milieu où ils auraient été de braves gens, des notaires de campagne ou des conseillers municipaux, tous ces Fernand Terral, que Paris change subitement en chevaliers d'aventures.

—Est-ce pour m'empêcher de me battre avec lui, que vous me dites ceci!

—Pas le moins du monde. Je ne serais pas fâché, d'ailleurs que ce muguet reçût de vous une leçon profitable. Ne le tuez pas surtout! J'ai peur que ce Terral ne s'emporte et ne s'enferre comme un poulet.

—Qui sait? fit M. de Bruand.

Au bout d'un moment, M. Handa-Machado fit passer sa carte à Léon. M. de Bruand lui présenta Fargeau. M. Handa-Machado eut la politesse de ne pas arrêter son regard sur les vêtements de Célestin, et lui offrit aussitôt sa voiture pour rejoindre les témoins de Fernand Terral.

L'affaire fut bientôt arrangée. Terral avait choisi pour ses témoins un officier de spahis, son compatriote qu'il avait rencontré le matin même dans la rue, et une de ses connaissances de table d'hôte. Il avait un moment songé à Charles Bourdenois. Mais l'officier lui plaisait mieux, et le second témoin avait, dans le quartier latin, une excellente réputation de duelliste.

Les témoins de Terral vinrent le trouver chez lui.

—C'est pour demain, dit l'officier. Bois de Boulogne, Auteuil, où l'on pourra. Le rendez-vous est à Courbevoie.

—Bien, dit Fernand.

—Veux-tu que je t'enseigne un coup excellent, dit le spahi.

—Merci. Je réponds de moi.

—C'est votre premier duel, monsieur? demanda le second témoin.

—Mon premier duel.

—Ah!

Au bout d'un moment de silence, l'officier demanda des fleurets.

—Je n'ai pas de fleurets, dit Terral.

—Bon. En ce cas, vite à la salle d'armes. Il faut se dérouiller la main.

—C'est juste, dit Fernand.

Il fit des armes jusqu'à l'heure du dîner. Son jeu, très-serré et très-fin, était à la fois élégant et sûr. Le prévôt avec lequel il faisait assaut paraissait un peu étonné et lui demandait de qui il était élève.

—D'un gendarme, dit Terral.

—Ancien soldat? vieux, sans doute? continua le prévôt tout en continuant l'assaut. Ce coupé de couronnement sent l'ancienne méthode. Mais votre jeu est excellent. Avec cela, classique. Ah! pardon, mauvaise; cette parade de quarte basse est mauvaise. Remarquez-le. Elle se prend sur un coup porté dans la ligne basse en frappant vigoureusement le fer de l'adversaire par un coup sec,—là! bien,—parfait! La main en tierce, l'épée horizontale. Excellent! Et vous vous battez demain, monsieur?

—Je me bats demain.

—Bonne chance, dit le prévôt.

—J'en aurai, répondit Fernand.

Il emmena ses témoins dîner avec lui au restaurant, près de la barrière. On les servit dans le jardin, sous les acacias. Il y avait autour d'eux des familles d'ouvriers qui, au dessert, chantaient en s'accompagnant sur leurs verres. Terral paraissait extrêmement gai. Il ressemblait à un homme qui, sentant approcher l'heure décisive de sa vie, se contraindrait à sourire pour faire bon visage à la fortune.

Ce n'était pas, d'ailleurs, le duel en lui-même qui lui importait, mais les conséquences du duel. M. de Bruand était assez connu dans le monde parisien pour que sur son adversaire, heureux ou malheureux, rejaillît une bonne partie de sa renommée.

—Que je le blesse ou qu'il me blesse, songeait Fernand, le résultat sera le même pour moi, et tout aussi profitable. Il se peut faire pourtant que je succombe... il peut me tuer.

Mais rapidement la réflexion succédait à la réflexion, et il ajoutait bien vite:

—Bast! les morts sont arrivés, et je n'aurai pas à me préoccuper de l'avenir.

Il quitta ses témoins assez tard, leur donnant rendez-vous pour le lendemain. Il rentra chez lui, seul. Il entendit du bruit dans sa chambre. C'était Cachemire qui était venue.

—Ah! mon pauvre Fernand, dit-elle en se jetant à son cou, il y a longtemps que je t'attends là. Tu te bats, dis?... n'est-ce pas que tu te bats? Je ne veux pas que tu te battes, moi!

—Ma chère amie, fit Terral, à cette heure il me faut tout mon sang-froid. Ce que j'ai résolu se fera, vous le concevez bien. Laissez-moi.

—Mais s'il allait te tuer, songe donc! Qu'est-ce que je deviendrais, moi?

—Tu es folle. C'est pour me dire cela que tu es venue ici? J'ai besoin d'être seul.

—Ah! voilà que tu me chasses, à présent? Tu ne m'aimes plus, tiens!

—C'est pour vous que je me bats, ma chère enfant, vous l'oubliez!

—Oui, dit Suzanne en lui prenant les mains, tu as raison... Je suis une ingrate... Mais, vois-tu, j'ai tellement peur de te perdre... Ah! ce monsieur de Bruand, si tu savais comme je le déteste. On dit qu'il est très-fort aux armes?... le sais-tu?... A quoi vous battez-vous?

—A l'épée.

—Voilà. J'ai peur, moi. Rassure-moi, dis-moi quelque chose. Tu te défendras bien, mon Fernand?

—Je me défendrai, dit-il brusquement. Écoute, ajouta-t-il un moment après, mais laisse-moi: ma première visite sera pour toi, demain, après le duel.

—Oh! tu me trouveras debout, va. Je ne dormirai pas. Seulement tu as raison, je m'en vais. Je te laisse là. Mon pauvre Fernand, je ne t'ai jamais autant aimé!

Elle lui prit le front, pencha jusqu'à ses lèvres la tête robuste de Terral, et lui donna un long baiser. Puis elle descendit, et regarda sa montre sous le premier réverbère.

—Huit heures, dit-elle. J'ai le temps d'aller retrouver Antonia.

Elle fit signe à un fiacre qui passait et jeta une adresse au cocher.

—Tu as une place dans ta loge? dit-elle à Antonia en arrivant chez son amie.

—Oui.

—Je vais avec toi. Je ne suis pas fâchée de revoir le ballet, moi. Et puis, ce Colbrun, est-il drôle au quatrième acte!

Resté seul, Fernand Terral, accoudé à sa fenêtre, regardait tour à tour la rue pleine de passants, les boutiques éclairées, la brume lumineuse au-dessus des maisons, le ciel d'un bleu profond, plein d'étoiles, mais surtout cette fourmillière bruyante, où, se disait-il, demain il allait s'ouvrir une place, brusquement, au prix de son sang peut-être!

M. de Bruand était seul, chez lui, dans son cabinet de travail, songeant. Il était assis devant son secrétaire encombré de papiers, relisant de vieilles lettres jaunies, se retrempant amèrement dans ce passé qui lui avait promis un si triomphant avenir. Il y avait des lettres de sa femme, des lettres d'amis, de Paul Barré, de quelques autres. Combien parmi ceux-là, qui n'écriraient jamais plus! Que de morts, de séparations, d'éternels adieux!

—Et l'on veut que le monde soit gai, songeait M. de Bruand. Il s'agite pour oublier, voilà tout. Quant au vrai sourire, cherchez-le sur les lèvres de roses des enfants. Passé quinze ans, la grimace commence!

Il ne savait pourquoi il s'était assis de la sorte devant les tiroirs où dormaient les douleurs et les joies d'autrefois. Le résultat de la rencontre du lendemain l'inquiétait peu. Il était sûr de lui. Mais un secret instinct le poussait. Il s'était senti le besoin de jeter un regard en arrière; la pente des souvenirs est glissante et le coup d'œil était devenu une contemplation.

Les années écoulées revivaient dans ces papiers ensevelis côte à côte. Ses premiers espoirs, ses ivresses premières lui revenaient comme des parfums mal évanouis. Il les respirait avec une volupté attendrie, passant en revue, et sans amertume, toutes ses déceptions et toutes ses souffrances.

Parfois il prenait une lettre au hasard, la relisait, se trouvait subitement transporté vers un temps qu'il avait oublié, et il revivait, en une minute, parfois toute une année de bonheur.

—Ah! le souvenir, dit-il tout haut, tout à coup, comme si on l'eût écouté, il n'y a décidément que cela au monde.

Il entendit, en ce moment, qu'on frappait à sa porte.

Il eut un geste de mauvaise humeur. Ne pouvoir demeurer seul un moment!

—Qui est là?

Peut-être un importun!

—C'est moi, dit la voix de Fargeau.

—Vous, mon ami? Entrez.

Fargeau paraissait grave, ennuyé. Il y avait une ride profonde entre ses deux gros sourcils.

—Je comptais vous trouver seul, dit-il. Je viens causer un peu.

—Et vous arrivez bien, dit Léon de Bruand. Je mets en règle mes affaires.

—Allons donc! fit Célestin. Cela en vaut-il la peine?

—Non. Aussi bien n'est-ce pas à cause de ce duel. Mais, insensiblement, songeant à tous les heurts de la vie, j'ai été amené à ressentir comme une soif de souvenirs... J'ai ouvert ces lettres... Cela m'a soulagé.

—Les bains de passé, dit Fargeau, c'est souverain pour ceux qui ont le moindre bonheur derrière eux. Pour moi, je retournerais bien cinq cents fois la tête que je ne verrais rien, pas un sourire.

—Vous voilà triste, fit Léon avec étonnement.

—Oui... On a des moments comme cela... C'est ce maudit duel!... Le diable soit de ce M. Terral... J'ai donc encore un fonds d'illusions? L'ambition de cet homme m'avait un moment séduit. J'y voyais la légitime impatience d'une âme qui sent sa force. L'âme? Imbécile! Il ne s'agissait que d'appétit! Ah! depuis ce matin, j'ai beaucoup songé, tout en fumant ma pipe... Vous évoquez votre passé? Ce n'est pas le Fargeau d'à-présent qui vient de vous parler, mais le Fargeau d'autrefois... celui qui vous a connu tout enfant et qui a fait de vous un homme.

—Vous êtes un brave garçon, tenez, dit Léon.

—Un peu bien bohême!... Mais si l'on creusait... Ah! que cette nuit va me sembler longue!

—Passez-la ici.

—Je veux vous laisser dormir. Mais, ah! çà, voyons, dit Fargeau, vous êtes bien décidé à ce duel?

—Décidé, non! mais je me battrai. Oh! je connais toutes les phrases faites là-dessus. Rousseau dixit. Désertion, lâcheté, suicide à deux. Et l'on a bien d'autres choses à faire en ce monde qu'à se lever à 5 heures du matin, à se mettre en bras de chemise comme un garçon tapissier et à déranger quatre hommes de bonne volonté. Mais empêchez les malapris de vous marcher sur le pied ou de salir de leurs talons les tapis de vos maîtresses! Ce qui m'ennuie, c'est que le mélodrame finit la plupart du temps par un vaudeville, et que la grande dame des champs de bataille et des guerres civiles vous fait neuf fois sur dix l'affront de vous mépriser et de vous renvoyer sain et sauf et remettant son habit comme un bourgeois qui vient de faire des haltères.

—Tout cela est triste et vous riez, dit Fargeau.

—Croyez-vous? fit M. de Bruand.

—Au fait, reprit-il, voilà comme la force des choses fait qu'on se mêle de la partie alors qu'on voulait seulement juger les coups. Le rôle de spectateur indifférent est des plus difficiles, et bien fort qui résisterait à l'envie de siffler les marionnettes. Qu'avais-je besoin de rouler des yeux d'Othello devant Cachemire et son amant? Se battre, c'est du temps à perdre et les désœuvrés comme moi n'en ont pas trop pour mener leur existence inutile!

Fargeau dans un fauteuil, les jambes croisées et la tête renversée sur le dossier roulait une cigarette en regardant la rosace du plafond où pendait une lanterne japonaise.

—Bah! donnez une leçon à ce Terral et le temps ne sera point perdu. Mais du diable s'il était utile de dégainer pour mademoiselle Cachemire. Quand je songe que cette fille, avec toute sa perversité, est encore une des meilleures que l'on puisse rencontrer, j'en ai froid dans le dos. On est fort indulgent, à mon avis, pour ces créatures qui ont la circonstance atténuante de la beauté. Que la Vénus de Milo soit une scélérate, elle trouvera demain des défenseurs qui prouveront par A plus B que tant de perversité ne peut entrer dans une telle poitrine. A la vérité, la plupart de ces filles ne valent que le mépris, mais j'en sais qui méritent aussi la colère des honnêtes gens. Passe pour Cachemire! Inconsciente du mal qu'elle peut faire, obéissant aux sollicitations de ses appétits et de ses sens, elle se laisse aller à la dérive, à la garde du diable, au hasard, et mettant le pied en riant sur la côte où le vent la pousse. Et elle briserait les existences sans qu'on pût lui en vouloir beaucoup, à peu près comme l'enfant casse en deux son joujou,—pour tuer le temps. Ce n'est point là la grande courtisane. Celle-ci, il faut la voir de près pour la bien juger et, tel que je suis, je connais bien des choses. Le monde ébloui qui les voit passer au Bois, je ne sais où, partout,—puisqu'on ne peut entrer nulle part sans se cogner à l'une d'elles,—se laisse prendre encore à leur luxe, à leur grâce, à leur beauté composite, engluer par leurs sourires. Et pour lui, qui sait? ce sont peut-être les grandes calomniées. Qu'elle daigne saluer Héraclite qui passe et, tout grincheux qu'il est, Héraclite avouera qu'elles valent mieux que leur réputation. Pauvre de moi! J'ai le crâne assez dépourvu de cheveux, et le cœur assez chauve d'illusions pour les considérer sous leur jour véritable. Vivent les sceptiques; ils voient juste! Souvenez-vous de Montaigne et rappelez-vous ce qu'il dit de ces fameuses courtisanes italiennes si vantées, si chantées. Il n'en eût point donné, je parie, un fétu même à l'heure où la libéralité du temps ne l'avait pas doté de sa gravelle. Eh bien! moi, simple spectateur comme vous,—mais plus désintéressé que vous,—j'aperçois le vrai et je le dis tout cru. Le cœur me saute à voir la France, cette pauvre diablesse de nation qui est encore la meilleure de toutes, ainsi livrée à ce sérail. La courtisane a tout envahi, elle est à toutes les avenues, elle tient tous les secrets, elle dirige toutes les consciences. C'est la courtisane qui prend par la main la jeunesse et la traîne dans le monde,—tiers, quart ou fraction de monde,—pendue à sa jupe, étiolée, pâlie. Le jeune homme passe brusquement du salon de sa mère au boudoir de Cora. Là, dans ce milieu bizarre, capiteux, troublant, il apprend à douter de sa foi, à railler ses croyances, à tout jeter, lest d'honneur et de convictions, par dessus les moulins. Et vous le savez bien, parbleu, que le Mentor de nos Télémaques a maintenant de la poudre de riz sur les joues, et dans le dos des suivez-moi jeune homme! Encore si c'était Ninon de Lenclos. Mais les Ninons du jour n'offriraient à Voltaire d'autre bibliothèque que les mémoires d'Anonyma ou les Parnasses, édition belge. Jeunes gens où êtes-vous? Demandez aux avant-scènes! Le gilet échancré jusqu'à l'abdomen—qui naîtra plus tard,—le camélia blanc à la boutonnière, les cheveux en deux, ils sont autour d'elles, autour d'Anna qui sourit, ou de la vieille Esther qui fronce les lèvres. On joue du George Sand sur la scène et pendant ce temps l'on trace dans cette loge, là-bas, le programme du souper prochain, l'on s'associe pour le lansquenet, et, pour passer le temps, on se fiance. La Marceline décrépite épouse Chérubin qui paye les cornettes, et si Chérubin réclame, parle d'oiseau bleu, ou, par hasard, de la romance à madame, Marceline dit:—Eh bien! et ta sœur? Voilà les adolescents. Que seront les hommes? Mon cher Bruand, par ma foi, je vous trouve l'indulgence même. Vous voyez cette comédie et vous haussez les épaules. Mais c'est un drame aussi cela. Songez que, par leurs amants, vieux ou jeunes, ces femmes ont un œil dans toutes les familles, une oreille à la chambre de vos épouses, qu'elles ont le secret de vos fautes et le dernier mot de vos défaillances, qu'elles ont les lettres et les serments, qu'elles tiennent la moitié de Paris par le cœur, par les sens ou par la gorge, qu'elles gardent pour leurs vieux jours ce qu'elles ont deviné de secrets de familles, de plaies cicatrisées qu'elles rouvriront, de blessures qu'elles essaieront de faire saigner. Elles sont inoffensives, dit-on, naissent et passent, emportées comme elles sont venues—par un souffle? Et c'est votre indulgence ou votre curiosité qui fait leur force. Inoffensive? Et dans combien de drames bourgeois n'ont-elles pas joué le premier rôle? Que de foyers déserts! Par elles, que de faibles gens déshonorés, de cœurs flétris! Elles peuvent tout. Et si toutes elles n'agissent pas, c'est qu'elles sont lâches. Ah! que de haines dans ces âmes fangeuses contre vos mères, contre vos femmes, contre vos sœurs! Que de vengeances méditées, quelle âpre soif de prendre leur revanche sur ces honnêtetés qui les éblouissent! Elles tremblent et reculent, soit. Leur main défaille. Mais supposons-les aussi courageuses qu'elles sont haineuses, avec la force dont elles disposent (et quelle force la faiblesse des autres!) l'équilibre est rompu. Elles règnent et vous mettent vos fautes sous le menton comme on y mettrait un couteau. Les exemples ne manquent pas,—ni les scandales, Paris a vu de ces chantages à l'amour organisés comme un plan de bataille. Vous avez été trop bon, M. de Bruand, et Cachemire peut-être n'a qu'à attendre pour devenir mauvaise. Les femmes, c'est le contraire du vin. Elles s'aigrissent en vieillissant.

Peu après, ils se séparèrent. Il y eut, dans la poignée de main que Fargeau donna à Léon, quelque chose de l'embrassement d'un père.

Le lendemain, on se rencontra au bois de Boulogne. Le jour s'éveillait, un vent un peu frais passait à travers les branches. Il y avait, dans le ciel, comme une promesse de chaleur et de vie. Dernier sourire de l'été. On devinait des oiseaux dans les arbres, on sentait des frémissements d'ailes sous des frémissements de feuilles, et parfois dans cette matinée de septembre, comme des bouffées de printemps.

Dans la voiture qui les conduisait, M. Handa-Machado, tenant les épées, enveloppées de serge verte, ne disait mot. Fargeau, tête baissée, semblait regarder son pantalon noir, luisant aux genoux; M. de Bruand, à la portière, contemplait les arbres déjà jaunes et le ciel toujours bleu.

—Nous ne serons pas les premiers, dit M. Handa-Machado en apercevant une voiture à l'entrée du pont de Courbevoie.

—Ah!

Lorsqu'ils furent près d'elle, Fargeau jeta un coup d'œil sur cette voiture, et vit justement la tête de M. Fernand Terral, un peu pâle.

On donna le mot aux cochers qui touchèrent vers le bois de Boulogne.

Puis on choisit le terrain.

Le spahi jetait feu et flammes et semblait diriger le duel.

M. Handa-Machado, assez froid, le laissait dire, puis discutait doucement.

—C'est bête, songeait Fargeau.

Le second témoin de Terral devait servir, au besoin, de médecin.

Terral, adossé contre un chêne, les bras croisés, attendait en se mordillant la moustache. M. de Bruand, comme s'il n'eût pas eu de rôle dans le drame qui se préparait, étudiait les colorations que donne l'automne au feuillage.

Il fallut tirer les armes au sort. Le spahi avait apporté de longues épées à coquilles, d'apparence brutale comparées aux fines aiguilles que tenait M. Handa-Machado.

Le sort choisit les lourdes épées du soldat.

On se mit en garde.

Fargeau, le sourcil froncé, regardait Terral avec une certaine expression de menace.

Blanc et l'œil étincelant, Fernand s'était déjà précipité sur M. de Bruand avec l'impétuosité d'un duelliste habitué au terrain. Quoique ce fût sa première affaire, il se sentait sûr de lui. Mais, souriant, M. de Bruand écarta son fer.

Fernand, par un brusque mouvement de moulinet, cherchait à envelopper l'arme de M. de Bruand. Le poignet de Léon tenait son épée immobile.

M. de Bruand n'avait qu'à se fendre pour percer Terral en pleine poitrine.

—Allons donc! murmura Fargeau dans sa barbe.

Mais M. de Bruand, dédaigneux, demeurait en garde, les yeux sur les yeux de Terral.

Tout à coup, Fernand recula, rompit, puis bondit en avant avec une terrible brusquerie, et son épée disparut dans la poitrine de M. de Bruand.

—Tonnerre! dit Fargeau.

Fernand Terral, appuyé sur la coquille de son épée, regardait M. de Bruand couché sur l'herbe.

Le docteur pansait déjà la blessure. Célestin Fargeau, agenouillé, soutenait le corps entre ses bras.

M. de Bruand n'avait pas perdu connaissance. Il était livide, les lèvres blêmes, mais son œil conservait la même vivacité.

—Eh bien! murmura-t-il. C'est fini!

Fernand Terral s'approcha alors et lui tendit la main.

—Inutile, dit Léon. Je vous ai accordé le droit de croiser l'épée avec moi, c'est assez!

Une rougeur de colère teignit les joues de Fernand qui s'en alla, poussé par le spahi.

—Voilà le duel, songeait Fargeau, et la justice!

On amena la voiture.

M. de Bruand fut couché soigneusement sur les coussins.

—Je vous accompagne, dit M. Handa-Machado à Fargeau.

Doucement, lentement, la voiture prit le chemin des Champs-Élysées. A chaque cahot, M. de Bruand retenait une plainte. Fargeau se mordait les lèvres pour ne point jurer de rage, et le docteur soutenait la tête du blessé.

A la hauteur de l'Arc de Triomphe, le cocher entendit deux maçons qui allaient à leur ouvrage, échanger à haute voix ce propos:

—Hein,—celui-ci clignait des yeux,—une voiture comme ça à nous!

—Ah! dame!

—Il y a des gens qui ont de la chance!

VI

Les cahots de la voiture secouaient M. de Bruand et lui arrachaient des plaintes sourdes. Parfois une sanglante écume venait à ses lèvres, et le médecin ou Fargeau l'essuyait. Le docteur tenait la main de Léon et lui tâtait le pouls. La fièvre gagnait.

—Nous ne sommes qu'aux Champs-Élysées? dit le médecin en regardant par la portière, et les minutes sont des siècles. Un tour de roue peut être mortel. M. de Bruand a-t-il un ami de ce côté chez qui il puisse être transporté?

—Il a un hôtel à lui.

—Parbleu, l'hôtel de Cachemire.

On arrêta les chevaux. Fargeau courut à la grille, sonna. Constance vint ouvrir.

—Vite, un lit; et appelez les gens. Monsieur se meurt.

Monsieur!

Le docteur et le cocher soutenaient M. de Bruand et le portaient, comme un enfant, vers la porte de l'hôtel. Il était évanoui. La foule s'assemblait. Le petit hôtel s'emplissait de cris. Madame Labarbade, dans la cour, agitait son mouchoir en criant au meurtre. Mais le petit Adolphe, qui vit passer la figure blanche de M. de Bruand, se contenta de dire:

—Parlons-en. Joli teint pour aller en soirée!

Cachemire n'était pas là. Depuis le matin, elle attendait dans la chambre de Terral.

Il fallut tous les soins éclairés du docteur, toute l'activité de Fargeau, pour que M. de Bruand ne mourût point durant l'heure qui suivit. On l'avait couché dans le lit de Cachemire. Sa tête penchée sur l'oreiller, ses yeux clos, sa bouche ouverte lui donnaient l'air d'un cadavre. Fargeau se cognait le front, jurait, faisait de la charpie, lançait les domestiques chez le pharmacien, et servait d'aide-chirurgien. Il resta là, sans manger, jusqu'au soir et il y passa la nuit.

En revenant à lui, M. de Bruand l'avait aperçu le premier. Il le remercia, lui tendant la main, et il allait parler, mais Fernand fit un signe, et dit souriant:

—Chut! n'ouvrez pas la bouche! Plus tard!

Madame Labarbade, de temps à autre, venait s'informer de l'état du malade. Mais Cachemire ne paraissait point. Elle avait passé la nuit dehors. Elle revint le lendemain, apprit tout, et dit:

—C'est amusant! Où coucherai-je ici? Bien certainement je ne mettrai pas les pieds dans ma chambre!

—Et pourquoi?

—Je ne veux pas le voir, lui!

—Tu as tort.

—C'est possible.

—Après tout, dit madame Labarbade, tu sais, comme tu voudras!

La blessure était grave. Le coup d'épée, traversant le poumon droit, avait ouvert la veine sous-clavière: porté de bas en haut, il avait longé le ventricule gauche du cœur. Une ligne de plus et ce coup terrible eût été foudroyant. Léon avait voulu connaître la gravité de sa blessure. Il connaissait assez d'anatomie pour savoir quels dangers il courait. Il fit son testament. Toute sa fortune revenait à des parents éloignés qu'il ne connaissait même pas. Madame Labarbade avait appris que le blessé, demandant du papier et de l'encre, était resté durant quelque temps à écrire des lettres, dans son lit. Elle avait même mis l'œil à la serrure, mais le lit de M. de Bruand ne lui apparaissait ainsi que de trois quarts. Elle ne voyait que le secrétaire qu'on avait approché, et sur lequel brûlait une bougie, entourée de papiers et de bâtons de cire.

La curiosité tenait bien fort madame Labarbade, et son pouls battait une charge fébrile. Elle eût donné un mois de sa vie pour pénétrer dans cette chambre; elle avait déjà la main sur le bouton de la serrure lorsqu'elle entendit, derrière elle, un froissement de soie.

C'était Cachemire.

—Qu'y a-t-il donc? fit Suzanne. Que regardez-vous là?

—Tu ne sais pas, dit maman Anaïs, il fait son testament!

—Le Bruand?

—C'est ton sort qui se décide-là!

—Mon sort? Je m'en moque. Il doit être furieux contre moi, sans compter qu'il a ses raisons. Fernand l'a joliment arrangé. Voilà ce que c'est! Et puis je n'y tiens pas à sa «fortune...» J'espère bien ne manquer de rien avec Terral!

—Avec Terral?

—Oh! dit Cachemire en surprenant un reproche dans le regard de sa belle-mère. Tout ce que vous direz et rien, c'est la même chose. Je l'ai dans le sang!

—Mais, fit madame Labarbade, avec ça que je t'empêche de l'aimer! Où as-tu pris que je voulais te dire quelque chose! Il est assez joli garçon pour qu'on lui passe des dragées. Seulement, si tu étais adroite, au lieu de prendre la poudre d'escampette et toujours, et toujours, sans décesser comme tu le fais, de temps à autre tu te mettrais une chaise et tu irais t'asseoir au chevet de M. de Bruand. Ce n'est pas gai, mais tu gagnerais bien tes journées...

—Oui, l'héritage?

—Sans doute, l'héritage! Il faut songer au solide. Et puis, tu sais, si ça t'ennuyait trop, tu pourrais patienter avec cette idée qu'il n'en a pas pour longtemps.

—Oh! ma foi, dit Cachemire, qu'il garde son argent s'il veut. Je ne lui demande rien. Je ne veux pas le voir. Quand je pense qu'il aurait pu tuer Fernand... Le bon Dieu a été juste, heureusement... D'ailleurs les cartes, toutes les réussites, étaient pour nous, tu sais! Je sors, moi... Garde-le, ton M. de Bruand, si tu tiens aux picaillons. Moi, je suis jeune, je m'en moque; j'ai quelqu'un qui m'aime, je n'ai plus besoin de me fatiguer à causer avec ceux que je n'aime pas.

Elle tourna les talons et dit: «Adieu!»—avec un sourire.

Madame Labarbade entendit les volants de sa robe crier joyeusement sur les escaliers de l'hôtel.

—Petite sotte! dit-elle tout haut... Je suis jeune? Oui, tu es jeune. Parbleu! Mais tu ne le seras pas toujours. Si tu crois que la jeunesse a été inventée pour toi... Va avec ton Terral, va. Un joli monsieur. Il te mènera loin!

Elle reprit son poste d'observation, l'œil à la serrure, le cou tendu, Mohican femelle, toute prête à scalper un mourant. M. de Bruand n'écrivait plus. Il y avait sur le secrétaire plusieurs plis cachetés d'un large placard rouge. Le testament était-là! Cette fois, madame Labarbade n'y tint plus. Elle voulut voir. Elle ouvrit la porte, entra doucement dans la chambre, croisant les mains et penchant la tête sur l'épaule gauche, avec une attitude douloureuse.

—Vous m'avez appelée? dit-elle, lorsqu'elle fut près du lit.

—Moi?

—J'avais cru... Vous n'avez donc pas sonné?

—Non.

Elle jetait sur les papiers un regard oblique. Elle voulait lire. Mais le dernier pli, jeté-là au hasard, couvrait tous les autres et il était tourné du côté de la cire. Madame Labarbade ne voyait ni écriture ni adresse.

—Vous n'êtes pas plus mal?

—Au contraire, dit Léon, je vais mieux!

—Ah! j'en suis ravie. Parbleu, je savais bien... Le docteur disait...

—Il disait?

—Rien. D'ailleurs ces médecins sont des ignorants. Ce ne sont pas leurs ordonnances qui guérissent, allez, mais bien plutôt les soins... les soins intelligents... Où est la teinture d'arnica? Là! Il faut la secouer de temps en temps. (Elle agitait la fiole violemment)... Je voudrais vous panser moi-même. Je suis sûre que je vous guérirais plus vite.

—Je vous remercie, dit M. de Bruand en souriant un peu.

—Ah! les mains de femme, continua madame Labarbade... Les sœurs de charité!... Cachemire n'est pas venue ce matin?... Ni hier, je parie?... Je vous le demande, son poste ne devrait-il pas être à vos côtés?

—Pourquoi? fit-il.

—Mais... parce qu'elle vous doit...

—Elle ne me doit rien.

—Que voulez-vous! elle est oublieuse... Ah! si l'on m'avait aimée comme vous l'avez aimée...

—Je ne l'aimais pas, dit M. de Bruand.

—Ah!

Madame Labarbade demeura un instant décontenancée. Elle souriait, regardait Léon, regardait les lettres, et remuait les doigts comme si elle eût égrené un chapelet.

—Après tout, dit-elle, votre vraie garde-malade, c'est moi...

—Je le sais, dit Léon. Vous ne m'avez pas souvent quitté.

Elle crut voir là un reproche; mais elle ne laissa pas deviner qu'elle pouvait comprendre, et continua, d'une voix qu'elle adoucissait:

—Votre appareil n'est point dérangé?

—Non. Tout est pour le mieux. Merci.

—Mais ce secrétaire vous gêne, dit-elle en dérangeant brusquement les lettres mises les unes sur les autres.

Léon surprit ce mouvement, se redressa en s'aidant de ses mains et dit avec vivacité:

—Laissez ceci!

—Je vous demande pardon... je croyais...

Elle n'avait pu découvrir que l'adresse d'une lettre. A Monsieur Paul Barré, officier de marine. Ce nom ne lui apprenait rien.

—Vous ne voulez pas un livre? dit-elle en faisant mine de se retirer.

Léon ne répondit pas.

—Si vous avez besoin de quelque chose, je ne quitte pas la maison, moi. Au premier signe j'accourrai.

—Bien, dit M. de Bruand.

Elle se retira comme elle était venue, doucement, et referma la porte avec précaution. Elle s'éloignait lorsqu'elle aperçut Célestin Fargeau qui la salua sans rien dire, et entra dans la chambre de Léon.

—Le diable emporte celui-là, dit madame Labarbade entre ses dents. Fin comme l'ambre avec ses airs de Job et de pané. Je suis sûre qu'il aura le gros lot. Bast, ajouta-t-elle, pourvu que l'autre époumonné ne m'oublie pas!

Fargeau venait souvent à l'hôtel. Léon le recevait toujours et à toute heure. Fargeau entrait même lorsque le médecin était là. M. de Bruand ne vivait plus guère que lorsqu'il causait avec son ancien précepteur. Les anciens amis du club, M. Handa-Machado et les autres, ressemblaient vaguement à des importuns. Maintenant que leur compagnon de plaisir se trouvait cloué dans ce lit, il n'y avait plus grand'chose de commun entre eux et lui. La vie folle, la vie rapide, la vie à haute atmosphère les rappelait. Ils plaignaient beaucoup M. de Bruand et le regrettaient, mais ils commençaient à l'oublier. On parlait d'autre chose là-bas, et Léon avait déjà comme l'intuition de cet oubli.

—Ce n'est pas la mort, disait-il, c'est la façon dont je meurs qui m'accable... Triste fin pour un grand seigneur, comme je me piquais de l'être, que de tomber ainsi sous le fleuret d'un aventurier, de râler dans une chambre où peut-être elle a reçu cet homme,—et de mourir, en un mot, «en la plume comme canards.» C'est une expression de Brantôme qui me revient. Heureux ceux qui finissent bien, mon cher Fargeau, comme ce comte de Bure, qui voulut mourir cuirassé, épée au côté et casque en tête. Moi, je l'avoue, je finis mal.

Il reprenait alors:

—Ah! les rêves! Les premières journées, les premiers pas, les premiers sourires! Vingt ans! L'espoir! L'air libre et pur! Une femme! Ma femme!... Et les lendemains! Les journées folles, les courses, les soupers, l'air asphyxiant, le gaz, les restaurants, Cachemire! Quel kaléidoscope! Quelle ironie! quelles chimères, et quelles folies!

—Je suis puni par où j'ai péché, dit-il un soir... Étais-je né pour cette vie de mannequin parisien? Vous le savez, ce qu'il me fallait, c'était un coin où rêver, un bon livre, un ami, vous et elle (il songeait à celle qui n'était plus.) Mais je n'ai pas eu la force de supporter la solitude. Je meurs inutile, après avoir—qui sait? vécu ridicule. Tu l'as voulu, George Dandin de boulevard!

—Et après tout, fit M. de Bruand avec un rire sec, ne l'ai-je pas mérité? Oui, sotte existence, que celle-ci! Encore une fois, il y avait d'autres façons d'oublier. L'homme est si peu de chose sans le devoir! J'ai trop tôt désespéré, je me suis lassé trop tôt, j'ai jeté le manche et la cognée, me contentant de regarder, en spectateur, tous ces bûcherons humains acharnés après les obstacles. La fatigue m'a pris. J'avais bien le droit d'être las, mais j'aurais dû avoir la force de secouer cette torpeur, et de me mesurer avec la vie, au lieu de la laisser passer sans m'enquérir si elle était bonne ou mauvaise. Toutes les choses humaines, mon cher Fargeau, ont leur sanction!

—Et quelle sanction méritiez-vous, je vous le demande? dit Fargeau presque avec colère. Ah! si le sort, pour être équitable, tenait tellement à vous porter quelque coup, tonnerre! que réservera-t-il donc à la folie de Cachemire et à l'ambition de ce Terral?

—Attendons la fin, dit Léon avec un sourire railleur. Pour moi, cet homme et cette femme, faits l'un pour l'autre évidemment, ressemblent à des gens qui croiraient étreindre un marbre merveilleux et qui presseraient entre leurs bras une statue de plâtre. Ils veulent la fortune et l'amour; c'est—je le gagerais—la misère et le dégoût qu'ils trouveront... s'ils ont la patience d'attendre et de chercher ensemble. Non, pas votre misère, Fargeau. Eh! pardieu, votre habit est râpé, mais votre conscience est neuve. J'entends une misère terrible, dissimulée sous un sourire, la misère en gants blancs et en robe de soie.

—Possible, dit Fargeau.

—Au fond, continua Léon de Bruand, Cachemire n'aime que la misère, la bohême, le ruisseau. Elle suivra Terral au cabaret si Terral y descend. Par passion? Jamais. Je vous l'ai dit souvent. Par caprice, par goût, par amour de l'antithèse. Elle a, comme toutes les autres, la nostalgie du passé, du vin bleu, des bottines trouées et du haillon. Elle m'aurait aimé, qui sait? si je l'avais salie. Elle aime le luxe d'instinct, mais au fond la fantaisie sans le sou, l'amour va-nu-pieds est son amour à elle. C'est une amoureuse de la misère, comme vous, Fargeau.

—Amoureux de la misère moi? dit Fargeau! C'est possible. Lourd bagage, la fortune! Je marche d'un pas plus léger en ne portant rien. Ont-ils l'air bête, les garçons de banque, avec leurs sacoches! N'importe. On réfléchit aussi, vous savez, à ses moments perdus. Vous parlez de vie inutile? Et la mienne, bon Dieu!—Une intelligence gâchée, une volonté sans muscles. Bast! Est-ce bien ma faute ou celle du temps?—Un de mes amis, dit Fargeau, un exilé de la vie européenne, revenant d'un séjour de dix ans en Abyssinie, me disait que ce qui l'avait frappé tout d'abord au retour c'était le peu de solidité de nos pas. Nous mettons le pied à terre en hésitant, nous allons, comme si quelque vent nous secouait, tremblants, en gens qui cherchent leur voie, ignorent le but, demandent le chemin. Tout au contraire, les nègres de là-bas posent hardiment sur le sol la plante de leurs pieds. Le but? Ils le connaissent. Leur chemin? il est tout tracé, comme leur existence. Ils savent ce que leur tiendra la vie; nous, nous espérons en ce qu'elle nous promet. Ils ont des lois, ils ont des dogmes. Dogmes et lois, nous avons tout analysé, discuté, détruit. Nous cherchons. De là cette démarche hésitante. De là leurs pas fermes et certains. Puis ici les têtes entraînent le corps. La boîte crânienne est trop lourde. L'équilibre est rompu et l'individu titube. Nous n'avons plus assez de muscles, tout le mal est là! Le sang disparaît, les nerfs arrivent. Ce monde est anémique. Nous faisons réellement trop bon marché de la matière. En développant notre cerveau outre mesure, nous réduisons à rien la machine humaine qui est construite pour l'équilibre, non pour l'instabilité. Un homme n'est complet que lorsque son intelligence et ses instincts sont d'accord, lorsque tout en lui se pondère. Mais qui fait la part des instincts aujourd'hui? La foule! Quant à l'élite, elle n'a ni sang ni muscles, et comme elle refuse ses droits à la bête, c'est par la bête qu'elle est domptée. La bête, lisez la femme. Chez elle du moins l'éducation est instinctive; aussi, armée de son flair elle vient à bout de l'intelligence la plus solide. Sa subtilité étrangle notre franchise. C'est le combat du sauvage contre l'Européen. Il a la nature pour lui, ses organes contre nos armes, son instinct contre notre savoir. Les femmes sont des Peaux-Rouges et elles scalpent notre génération. A preuve,—il se touchait le front,—l'inévitable, l'implacable, la terrible calvitie régnante! Mais,—puisque j'ai parlé de moi,—j'aurais pu être énergique, lutter, me roidir; moi aussi j'ai déserté. Tenez, il y a quelque chose d'injuste en tout ceci! Et à quoi, diable, pense donc la nature, lorsqu'elle souffle une énergie de démon à des gens comme ce Terral et qu'elle prête une âme de cire molle et une insurmontable amitié pour le far niente à d'honnêtes garçons comme moi qui ne demandaient, après tout, qu'à être de braves gens, utiles aux autres? Ah! si du moins tous les coquins pouvaient être des paresseux!

Pendant que M. de Bruand demeurait ainsi couché dans le petit hôtel des Champs-Élysées, Fernand Terral s'était mis déjà en campagne pour faire rendre à la situation nouvelle qu'il s'était faite tout ce qu'elle pouvait contenir «d'avantageux.» Il lui importait à cette heure que l'événement fît tout le bruit possible, et il ne voulait s'en remettre à personne qu'à lui-même pour attacher le grelot, et même pour sonner la cloche. Il avait rencontré dans le courant de sa vie parisienne, un de ces journalistes in partibus qui tiennent bureau de nouvelles, les transmettent aux journaux des départements et de l'étranger, chroniqueurs assermentés de tous les accidents et de tous les scandales; qui sont au littérateur véritable, ce que le courtier marron est au négociant. Au courant de tout, sachant tout, prévoyant tout, Matouchard était, en son genre, une puissance. Il disposait de onze journaux de province, sans compter les feuilles belges, allemandes ou espagnoles. Il avait établi une boutique de correspondance où les hommes de lettres sans ouvrage trouvaient à s'occuper et à caser leur expérience, à prix réduits. Matouchard, transformant son appartement en salle de rédaction, surveillait ses rédacteurs comme un contre-maître ses ouvriers. Il les aiguillonnait, les activait, les renseignait parfois, relisait la copie, revoyait, corrigeait, mettait lui-même l'adresse des lettres et faisait ce qu'il appelait les variantes.

Ces variantes était bien simples. Un événement politique surgissait-il, concernant,—par exemple,—la question romaine, Matouchard tirait, à l'aide de la presse à copier, un second exemplaire de la correspondance faite par un de ceux qu'il appelait ses «nègres» et se contentait d'enlever un mot ou d'en ajouter deux à l'un des textes. Si la correspondance était destinée à un journal démocratique, Matouchard, assaisonnait ainsi la nouvelle du jour. «Enfin, il est presque certain que les troupes françaises vont évacuer Rome. La Convention du 24 novembre...»—Mais si la correspondance devait être imprimée dans un journal religieux, Matouchard enlevait prestement l'adverbe plein d'espérance et le remplaçait par un regret ainsi formulé: «Hélas! il est presque certain que les troupes françaises vont évacuer Rome...» Le reste de la correspondance ne variait pas d'ailleurs d'un iota pour le journal radical et pour le journal catholique.

Matouchard, au surplus, ne se donnait pas pour un homme de lettres. Il entreprenait la nouvelle et le renseignement, comme d'autres entreprennent la maçonnerie. Sa maison était une Agence Havas au petit pied, un centre où se donnaient rendez-vous ceux qui désiraient du nouveau et ceux qui en apportaient, une halle aux cancans politiques et littéraires. Parfois, les nouvelles expédiées de Paris par la maison Matouchard et Compagnie, revenaient à Paris sur les ailes du Moniteur de la Côte-d'Or ou du Courrier du Centre, comme des nouvelles inédites, et Paris en faisait ses gorges chaudes ou fraîches. Il était donc bien évident que le récit du duel de M. de Bruand et de Terral, publié dans ses détails par un journal de province, devait être reproduit par quelque feuille parisienne.

Fernand, qui ne connaissait pas de journalistes célèbres—de ceux qu'on lit et qui se font lire,—se félicitait que le hasard l'eût mis en relation avec un homme aussi précieux, en pareille circonstance, que Philippe Matouchard.

Aussitôt donc, il se rendit chez lui, dans une des maisons de la rue Geoffroy-Marie, au cœur de ce faubourg Montmartre où se distillent les bruits du jour, creuset de la pensée où les cerveaux bouillonnent, où la vapeur siffle, où la machine halète, où, de la rue du Croissant à la rue Grange-Batelière, tout ce que le monde entier lira, applaudira ou sifflera demain, s'imprime, se dit, se raconte, se maquille, se conteste et se blague ce matin ou ce soir.

Fernand monta au troisième. Il y avait sur la porte le nom de Matouchard. Il frappa; un gamin vint ouvrir, et Terral entra dans une antichambre encombrée de papiers, de vieux journaux, simplement ornée de chapeaux et de cannes suspendus à des patères. Il demanda M. Matouchard.

Matouchard était déjà près de lui, la main ouverte, souriant, un cigare à la bouche.

—Eh parbleu! monsieur Terral, vous arrivez à merveille. On parlait de vous. Entrez donc! Mes compliments. Un fameux duel! Entrez, entrez.

Fernand passa dans la pièce à côté, la salle de rédaction, où une demi-douzaine de pauvres diables, penchés sur des pupitres ou des tables, écrivaient tout en fumant. Il y en avait de vieux et de jeunes, tous de costume médiocre, qui regardèrent Fernand Terral sans curiosité, presque avec dédain. Rien dans cette pièce qui dénotât quelque chose de littéraire (et, certes, le contraire eût été étonnant). A peine, aux murailles, quelques charges du Gaulois ou du Diogène, Alphonse Karr déguisé en guêpe, par Hadol; Paulin Ménier, dans le Courrier de Lyon, par Durandeau, des lithographies de Carjat, des dessins, tout ce qui survit de ces pauvres diables de petits journaux fulminants au début, puis éteints tout à coup comme des feux d'artifice qui ne durent pas et dont il ne reste que la carcasse. Il y avait aussi sur une table recouverte d'un tapis vert des journaux amoncelés, la plupart découpés au ciseau, écrémés par le «correspondancier» chargé de faire la cuisine. Dans un coin, auprès d'un poële, cinq ou six lampes à tringles attendaient le soir pour éclairer ces malheureux faisant encore, et toujours de la copie.

—Asseyez-vous donc, monsieur Terral, dit Matouchard.

A ce nom, il y eut plus d'un regard fixé sur Fernand, qui soutint le feu, s'assit élégamment et alluma un cigare à l'allumette que lui tendait Matouchard.

—Avez-vous des nouvelles de M. de Bruand? demanda Matouchard.

—Oui. Il va mieux.

—Ah! ah!... Joli coup, le vôtre, à ce qu'il paraît. Voyons, contez-nous la chose, et vous autres, écoutez. Il ne faut pas rater ça. C'est tout ce qu'il y a aujourd'hui. C'est vrai, calme plat. Jusqu'à la session, ne me parlez pas de correspondance... un métier de chien!

—De chien de Bruxelles! dit un des porions littéraires.

Fernand conta dans tous ses détails l'affaire de la veille. Il se tailla un rôle à la fois romanesque et digne. Il savait trop bien que tout allait être répété.

—Bravo! bravo! disait Matouchard.

Il tira sa montre.

—Voyons, le courrier part à cinq heures. Il est trois heures, vous pouvez bien brosser la chose, Landrumeau?... Deux heures, il ne vous faut même pas ça?

—Pour l'Observateur de l'Aube?

—Oui. Demain nous l'enverrons à d'autres.

—Allons-y, dit Landrumeau.

—Vous savez que ça va rudement vous poser? fit Matouchard en tapant sur l'épaule de Terral... Bruand était un terrible... Mouché par vous, diable!

—J'ai vu plus fort que ça dans les Antilles, dit un des correspondanciers en quittant sa plume. Un duelliste acharné,—il avait tué dix-sept personnes,—un fort à bras, démoli net par un crapaud qui n'avait touché un fleuret de sa vie.

—C'est roide, fit Matouchard d'un ton incrédule.

—Parole. Le petit est lieutenant de dragons à présent. Tiens, à propos... J'ai oublié d'annoncer la nomination de Riovel.

—Un ruban qui n'est pas volé, dit un autre. Vous savez que Riovel a été le confident de Caussidière, en 1848?

—C'est bien pour ça qu'on le décore. Ses anciennes opinions sont mortes. On met une croix dessus.

—Oh! un mot!... Matouchard, dites donc, Matouchard? Vérillac qui a fait un mot!

—Pourvu qu'il ne le mette pas dans sa correspondance. La province se plaindrait.

—C'est vrai, dit Vérillac... Quand je flanque de l'esprit dans un Courrier de Paris, les Quimper-Corentinois, qui croient que je me moque d'eux, menacent Matouchard,—qui signe—de lui casser les reins!

—Ne causez pas tant, dit Matouchard, et allez-y de la fin. Après ça—vous pourrez jouer la Fille de l'Air.

—Ouf, dit Vérillac, moi j'ai conclu. Voilà!

Pendant que Matouchard relisait le courrier de Vérillac, Fernand Terral causait.

—Pourquoi n'êtes-vous pas allé trouver Olivier Renaud? demandait Vérillac. Il aurait conté votre affaire dans ses Echos.

—Je ne le connais pas.

—Quelle raison!... Il vous aurait sauté au cou. Est-ce que vous croyez qu'il a tous les jours des machines comme ça à se mettre sous la dent?

—Le fait est, dit un autre, que ses articles sont bien pauvres.

—Toujours la même chose!

—Toujours. Je vous dis qu'il est vidé!

—Pour être vidé maintenant, il aurait fallu d'abord qu'il eût quelque chose dans le ventre. Il n'avait rien.

—Pas grand'chose...

—Rien...

—Et Paul Duchemin?

—Ça vaut mieux. Mais c'est vieillot.

—C'est Ermite de la Chaussée d'Antin.

—Restauration.

—Ganache!

—Il a fait des romans pas mauvais, pourtant... Arnaud... Avez-vous lu Arnaud?

—Ça a paru chez Amyot?

—Chez Lévy.

—Pas lu.

—De jolis détails... Du paysage... Mais ça ne se tient pas!

—C'est bonhomme. Il devrait lire Balzac.

—C'est selon. Le Balzac de Vautrin, oui, le Balzac de la Recherche de l'absolu, non!

—Mon cher ami, ce que tu dis là est stupide. La Recherche de l'absolu? un chef-d'œuvre...

—Un chef-d'œuvre embêtant. L'as-tu lu?

—Et toi?

—Ne blaguons pas. Balzac a de la poigne. C'est le bonhomme du temps. Lamartine passera... Mais Balzac...

—Et Musset?

—Ah! vous savez, dit Matouchard, vous nous assommez là-bas! Nous ne sommes pas ici sous la coupole de l'Institut. Si vous voulez disséquer les gloires, allez dehors. Musset? Est-ce que c'est une actualité, Musset? Si vous savez le refrain de la nouvelle chanson de Thérésa, dites-le-moi, je l'enverrai à l'Etoile Belge. Mais des mots! Faites du Sainte-Beuve alors..., vous m'embêtez!

Terral sortit de cette fabrique de nouvelles très-satisfait de son expédition et certain que, sous peu de jours, tout Paris s'occuperait de lui. Il marchait dans la rue en conquérant, le front haut, comme si chacun eût pu déchiffrer sur son visage ce qui faisait son triomphe. Il gagna ainsi les quais, s'assit au café d'Orsay et se prit à regarder les gens qui passaient. Devant lui, de l'autre côté de la Seine, les arbres des Tuileries frissonnaient aux derniers souffles chauds; les feuilles, dorées par l'automne, tombaient une à une en tournoyant et le soleil égayait les tons assombris déjà des horizons. Mais que regardait Terral, c'était la mêlée des équipages, la foule des cavaliers et des piétons élégants qui se croisaient à deux pas de lui. Le quai d'Orsay conduit à la fois aux Champs-Élysées, au bois de Boulogne et au Corps-Législatif. A quelques minutes du faubourg Saint-Germain, faisant face au jardin des Tuileries, près des casernes de cavalerie, c'est un quai élégant, un peu grave, où les voitures blasonnées, les officiers à cheval, les députés se rendant à la Chambre défilent reconnus et salués par les passants qui les heurtent. Un provincial ferait là en quelques minutes connaissance avec la plupart des privilégiés du nom et de la fortune politique. Fernand Terral, qui connaissait les hommes et les choses de la vie parisienne, regardait et souriait à la pensée que parmi tous ces gens qui ne le connaissaient pas, dans ces équipages où caquetaient délicieusement des femmes souriantes, on ne parlait peut-être, à cette heure, que de son duel avec M. de Bruand.

—Et ce sera bien mieux, songeait-il, lorsque les journaux auront dit leur mot!

Il se balançait sur sa chaise, le bras gauche replié sur le dossier, les jambes croisées et fumant son cigare en rêvant. Un vent frais lui caressait doucement les cheveux; il se sentait vraiment heureux, la tête pleine de projets et d'ambitions—si près maintenant de se réaliser.

Tout à coup, il fit un mouvement et se redressa en apercevant Célestin Fargeau qui venait de son côté, la tête baissée. Fargeau regardait le pavé et n'aurait certes par aperçu Fernand Terral, mais celui-ci l'appela par son nom et se leva, lui tendant la main.

—Comment va M. de Bruand? dit-il.

—Ah! c'est vous, fit Célestin en le reconnaissant. Mes compliments, ajouta-t-il avec un sourire plein d'amertume. La partie est bien jouée.

—Quelle partie? demanda Terral.

—Ayez donc les qualités de vos vices, dit Fargeau brusquement. Vous êtes dévoré d'ambition. Corrigez donc cela par un peu de franchise.

—Je ne vous comprends pas du tout.

—Diable? On est donc devenu bien dur à l'entendement? Vous avez voulu un bout de renommée, n'est-ce pas, et M. de Bruand vous a servi de cible, pour montrer votre adresse aux badauds? C'est bien. Vous voilà satisfait. Il vous reste à vous montrer aussi habile que vous avez été audacieux.

Ces paroles avaient été dites avec une sévérité de ton qui ajoutait à leur valeur. Terral, un peu pâle écoutait en retroussant sa moustache avec son index.

—Je ne savais pas, dit-il, rencontrer en vous un juge.

—Ah! bah! Et pourquoi?

—Vous me comprenez, dit Terral.

—Oui-da! fit Célestin, parce que j'ai un chapeau bossué et des pantalons qui se frangent! Ah! il vous faut des moralistes en gilet blanc? Écoutez. Il est probable que nous ne nous reverrons jamais. Quand je vous retrouverai sur le trottoir de droite, je prendrai soin d'ailleurs de passer sur le trottoir de gauche. Mais je vous le dis une bonne fois, je n'échangerais pas ces misérables souliers que vous voyez-là et qui ne doivent rien à personne contre les bottes vernies que vous portez et dont les semelles sont tachées de sang!

—Ah! pardieu! s'écria Terral...

Il fit un mouvement pour se jeter sur Fargeau qui le regarda d'un air dur en caressant sa longue barbe. Mais il se contint, et, les lèvres frémissantes encore, les mains crispées:

—Vous n'avez pas répondu à ma question, dit-il, avec une froideur que démentait le tremblement de sa voix. Je vous ai demandé des nouvelles de M. de Bruand.

—M. de Bruand est mort, répondit Fargeau.

Terral ne répondit rien, il baissa la tête, laissa échapper sourdement un ah! et recula d'un pas, tandis que Fargeau continuait sa marche.

Puis tout à coup il courut après lui, le rappela.

—Eh! bien, dit Fargeau, quoi encore?

Terral lui tendait la main.

Fargeau regardait cette main d'un air indifférent et reportait ses yeux sur ceux de Terral comme pour l'interroger.

—Oublions, dit Terral lentement.

Fargeau redressa la tête avec une expression de mépris hautain.

—Oubliez, dit Terral en se reprenant.

Fargeau haussa les épaules.

—Soit, dit-il...

—Votre main, en ce cas?

—Oh! oh! fit l'autre. Autre chanson. L'oubli? Va pour l'oubli! Je ne suis pas un justicier, après tout. Mais la main! Tenez, vous allez rencontrer à présent bien des flatteurs et des courtisans;—parbleu! les sourires des thuriféraires, les compliments des envieux et l'admiration des niais, cela se trouve à l'angle des rues, mais la poignée de main d'un honnête homme, monsieur Terral, voilà ce que l'on cherche et ce que l'on ne découvre pas!

Il laissa Terral pétrifié et se demandant s'il avait bien entendu. Méprisé par cet homme! Renié par Fargeau! Le bohème repoussant l'aventurier! Fernand se maîtrisa encore; il se sentait pris de rage. Mais, en réfléchissant, que lui importait,—se dit-il,—le suffrage de ce Diogène du Café Athalie? Le reverrait-il jamais à présent? Mieux valait certes le laisser passer. Il se rassit, se prit à réfléchir de nouveau. M. de Bruand était mort! Cette idée ne laissait pas que de le remuer un peu. Mort!

Et il songeait.

—Bah! se dit-il ensuite. Après? N'ai-je pas joué franc jeu ma vie contre la sienne? C'était affaire au sort de choisir. Si j'ai gagné, tant mieux pour moi!

Puis il réfléchit que la justice allait s'en mêler, qu'on allait l'arrêter, qu'il fallait passer par la cour d'assises avant d'entrer front levé dans le monde parisien. Assurément il serait acquitté, mais la prison préventive était chose dure. L'instruction pouvait longtemps durer.

—Eh! bien, soit, se dit-il, je partirai pour Bruxelles et j'y resterai jusqu'au jour du procès.

Et comment partir? Il n'avait pas d'argent. Il trouverait certes bien le prix du voyage: on emprunte. Mais comment vivre là-bas? Il rentra chez lui, tourmenté. Dans sa chambre, comme s'il lui avait donné rendez-vous (il n'y songeait guères) il trouva encore Cachemire.

—Tu ne sais pas? commença-t-elle.

—Si, je sais. M. de Bruand est mort.

—Qui te l'a dit?

—Fargeau.

—Encore un qui me déplaît!... Mais, voyons, Fernand, s'il est mort, est-ce qu'on ne peut rien te faire à toi?... J'ai peur... Dis, réponds, dis-moi quelque chose.

—On me jugera, fit Terral.

—Des juges?... Oh! mon Dieu!... Et s'ils allaient te condamner, mon Fernand?

—Ils ne me condamneront pas.

—Est-ce qu'on sait? Ah! il avait bien besoin de mourir, dit-elle en s'asseyant sur le lit de Terral.

—Et que vas-tu faire? demanda-t-elle au bout d'un moment.

—Ah! si j'avais de l'argent, dit Terral comme à lui-même en frappant la table de son poing fermé.

—Il te faut de l'argent? Pourquoi?... Pour te sauver, n'est-ce pas? C'est pour te sauver que tu veux de l'argent, dis?

—Oui.

—Tu en auras!

—Allons donc! C'est toi qui me l'apporteras, n'est-ce pas? Je le refuse...

—Et pourquoi cela, reprit Cachemire étonnée... Je veux te sauver, entends-tu? combien te faut-il?

—Rien.

—Combien as-tu ici?

Elle lui enleva son porte-monnaie de sa poche, en visita le contenu, ouvrit des tiroirs, regarda et dit:

—Où vas-tu avec cela? en Belgique?

—Oui, je pars ce soir.

—Mais tu mourras de faim, là-bas. Voyons, Fernand, dis-moi, est-ce que tu m'aimes?

—Si je t'aime, dit-il, réellement touché ou flatté par le sourire suppliant de la jeune fille.

Il l'embrassa follement, et elle, implorant toujours:

—Si je t'apporte, ce soir, de quoi vivre là-bas, le prendras-tu, dis?... Accepte, va. Est-ce que nous ne sommes pas des amis de toujours? Qui nous sépare à présent? Personne. Et puis, tu ne resteras pas longtemps à Bruxelles... Tu reviendras... Si tu ne reviens pas, j'irai, moi, j'irai. Tu le prendras, cet argent, hein? Va-t-en, mon chat, ils te mettraient en prison, vois-tu. Ah! ça serait payer cher un homme qui ne te vaut pas!

—Eh bien, soit, dit Terral, je prends. Demain je serai à Bruxelles. Avant un mois le procès aura lieu. Je reviendrai, je te reviendrai tout entier, Suzanne, et nous ne nous quitterons jamais, tu entends, jamais!

Cachemire sortit de chez Terral folle de joie. Jusqu'à présent, cet homme l'avait dominée, et elle avait senti que son amour pour elle était fait de supériorité et de dédain. Mais à cette heure, au contraire, c'était elle qui protégeait! Sans elle, il se voyait traqué, perdu peut-être: elle le sauvait. La fille d'Ève triomphait en appesantissant sa petite main sur ce front orgueilleux. Maintenant Terral—elle le répétait enivrée,—était bien à elle. Elle l'enchaînait, elle se l'attachait. Elle arriva, joyeuse, dans ce petit hôtel des Champs-Élysées, où dans une chambre, entre des cierges allumés, M. de Bruand, froid et roide, dormait son dernier sommeil.

Tout l'hôtel était en désordre. Madame Labarbade allait et venait, parcourant les escaliers, interrogeant les chambres, les armoires, fouillant, inventoriant, prenant possession de toutes choses. Les domestiques la laissaient faire, un peu étonnés, bavardant tout bas, maugréant, mais n'osant prendre sur eux de s'opposer à cet envahissement. Madame Labarbade ne pouvait-elle point avoir le droit de l'accomplir, M. de Bruand n'avait-il pas laissé un testament? Ne devait-elle pas espérer d'y figurer en bon lieu? Et non-seulement elle l'espérait, mais elle en était certaine. Aussi regardait-elle déjà la plupart des objets comme siens. En apercevant Cachemire, elle l'appela, et lui dit tout bas que M. Fargeau avait emporté le testament chez le notaire, et que l'ouverture aurait lieu le lendemain,—après les funérailles,—chez M. de Bruand.

—Je me moque pas mal du testament, dit Cachemire en montant à sa chambre.

Elle n'avait pas d'argent, mais elle avait des diamants. Là était le salut de Terral.

Au moment d'entrer dans la chambre, elle s'arrêta; elle songea tout à coup (elle l'avait oublié) que c'était là qu'était mort M. de Bruand.

Assurément elle allait se heurter au cadavre, derrière cette porte.

Elle s'arrêta, hésitante; elle tremblait un peu, et elle était pâle. Mais brusquement elle poussa la porte et fut un instant suffoquée par une odeur de cire fondue.

Personne dans cette chambre. Les rideaux fermés, laissant filtrer à peine la lueur affaiblie du jour; au fond, sur le lit, entre les cierges, le mort, M. de Bruand, maigre sous les draps aux lignes marmoréennes. Elle n'osa pas regarder; elle marcha, détournant la tête, jusqu'au petit secrétaire dont elle avait la clef et où elle avait enfermé ses diamants,—les diamants que celui qui était là lui avait donnés autrefois.

Elle avait peur au fond. Il lui semblait sentir un frisson courir sur sa nuque. Derrière elle, on avait fait du bruit. Elle s'arrêta. Rien. Elle fit alors tourner la clef dans la serrure; le petit meuble s'ouvrit, elle y prit trois ou quatre écrins et referma le secrétaire vivement; elle avait hâte de sortir. Et pourtant l'instinct qui pousse toute créature vivante vers le spectacle de la créature morte l'agitant, elle voulut voir aussi, voir M. de Bruand, voir le cadavre.

Elle se retourna, regarda, demeura immobile.

Les yeux ouverts, fixes et vitreux, les cheveux collés par grosses mèches et tombant roides sur l'oreiller, le cou sinueux, la bouche contournée par l'agonie, M. de Bruand la terrifia.

Elle poussa un cri, arracha, pour ainsi dire, ses pieds alourdis au tapis et s'élança dans l'escalier. Là elle se heurta contre deux hommes qui montaient. C'étaient Célestin Fargeau et M. Gontran de Rives, accouru de Baden aussitôt pour passer la dernière nuit auprès de son ami mort.

Cachemire avait pris une voiture et s'était fait conduire au Mont-de-Piété. Elle demanda cinq mille francs sur ses diamants. Fernand Terral ne prit que la moitié de la somme. Il partit le soir même. Cachemire voulait rompre son engagement et partir avec lui. Il l'en détourna. Pendant que la vapeur l'emportait vers Bruxelles, elle entrait en scène et chantait un rondeau sur une musique nouvelle, souriant aux provocations des lorgnettes et aux bravos gantés de blanc.

A cette même heure, Fargeau et Gontran de Rives, assis à côté l'un de l'autre, commençaient la veillée funèbre. Fargeau avait vu mourir M. de Bruand, la nuit précédente, en plein délire. Il était fatigué. Peu à peu il s'assoupit. M. de Rives contemplait à la lueur des cierges renouvelés ce visage froid qui avait souri, cette bouche livide qui avait aimé! Gontran n'était pas un Hamlet, mais l'antithèse le glaçait. Tout en veillant ainsi, il se souvenait de ces autres veilles chaudes et joyeuses où Léon, le roi du festin, semblait défier l'avenir. Que ce temps-là était loin! Il datait d'un mois à peine pourtant. Et les mêmes rires éclataient à la même place, à la même heure; les mêmes salons s'allumaient, les mêmes femmes se fardaient pour d'autres... On oubliait celui qui partait, comme dans une bataille celui qui tombe. Serrez les rangs! Et les rangs se resserraient. Et l'on marchait, et le cadavre restait là-bas, abandonné, sans un souvenir. La nuit parut longue à Gontran de Rives. Pour la première fois cet insouciant en mesura la durée, aux battements de son cœur. Quand vint le jour,—lui que ce jour avait tant de fois surpris à table et riant encore,—il la trouva sinistre, l'aurore blafarde; il eut froid, il se sentit seul et un peu tremblant; il secoua Fargeau pour l'éveiller.

—C'est le jour dit-il.

—Ah! le jour!

Fargeau regarda le corps de M. de Bruand et hocha la tête.

—J'avais espéré un moment, dit-il, que tout cela était un rêve!

—Cela, dit M. de Rives, c'est pour moi le réveil... Mon pauvre Bruand!

Les journaux inséraient, ce soir-là, les lignes suivantes à la colonne des faits divers:

«Aujourd'hui ont eu lieu, en présence de quelques amis, les funérailles de M. le comte Léon de Bruand. Plus à plaindre peut-être que la victime, le vainqueur de ce duel, M. Fernand Terral, s'est réfugié à Bruxelles, où il attendra la fin de l'instruction. On pense que l'affaire viendra devant le jury avant la fin du mois prochain.»

Paris s'était vivement préoccupé de ce duel; puis, avec le temps, il l'oublia, et ne s'en souvint que lorsque la publication du procès devant la cour d'assises vint lui rappeler qu'il avait eu lieu. Dès l'ouverture de la première audience, Terral s'était constitué prisonnier. Son attitude parut excellente dans l'auditoire, aux journalistes qui rendirent compte des débats et surtout aux femmes. Cachemire se fit remarquer par une toilette tapageuse qu'on eut envie d'applaudir. Les jurés acquittèrent Fernand Terral à l'unanimité. Célestin Fargeau s'était montré excessivement calme dans sa déposition. Mais à la sortie de l'audience, il se heurta contre Fernand Terral, et lui lança un regard ironique qui n'était pas exempt de menace. Il avait cependant promis d'oublier! A ce regard, Terral ne répondit rien. Il était libre, très-connu maintenant, presque illustre.

La pomme d'or était là, à portée de sa main; il n'avait plus qu'à la cueillir! A quoi bon s'attarder en chemin?

Le soir même, il se montra au théâtre, dans une avant-scène, avec Cachemire et l'attention de toute la salle fut pour lui.

—Tiens, je t'aime, dit Suzanne, toute fière du succès et de la gloire—c'était de la gloire—de son amant.

Elle n'habitait plus le petit hôtel des Champs-Élysées. Le testament de M. de Bruand exilait de là Cachemire, et le petit Adolphe, et la maman Anaïs elle-même, qui s'en alla furieuse et secoua la poussière de ses souliers sur la mémoire du défunt. M. de Bruand laissait ce qui lui restait de sa fortune (fort éprouvée), à Paul Barré, son ami d'enfance, une rente viagère à Jean, son domestique, et partageait ses objets d'art entre ses camarades, donnant la meilleure part à M. Gontran de Rives. Il avait, au dernier moment, effacé un paragraphe concernant Célestin Fargeau.

Fargeau, qui connaissait les intentions de M. de Bruand, n'avait rien voulu entendre.

—Ai-je besoin de quelque chose? avait-il dit. Oui, de ne plus ressembler à un corbeau qui dépécerait les héritages.

Il n'avait consenti à accepter que quelques livres, de la main à la main. C'était assez.

Madame Labarbade, d'abord écrasée et furieuse, se calma peu à peu. Il le fallait bien. Elle ne songea qu'à mettre sur pied le nouvel appartement de «sa chère Suzanne.» Elle fut vraiment superbe,—ayant l'œil à tout, comme un chef de tranchée. Cachemire, comptant sur l'avenir et l'imprévu, avait pris un logement luxueux, rue Taitbout, et n'avait voulu rien retrancher de son genre de vie. Madame Labarbade choisit, parmi les bijoux, ceux qu'il fallait mettre en gage pour assurer les frais de premier établissement. Elle fit vendre à l'encan certains meubles inutiles et un peu vieillis, en acheta d'autres et, pour le payement du tapissier échelonna des billets mensuels; elle organisa le crédit comme Carnot organisa la victoire,—et réalisant une partie des bracelets, colliers et parures de Cachemire, elle mit, comme elle disait, la maison en avance, de telle façon qu'on pût attendre les beaux jours, la pluie d'or et les Jupiters en mac-farlanes.

Mais ce ne fut pas sans prélever un léger escompte que la bonne madame Labarbade s'acquitta de cette mission. On la vit, en ce temps-là, rôder dans les bureaux d'un agent de change, et maman Anaïs commença à collectionner de grands morceaux de papier jaune qui étaient des obligations de chemins de fer. Cachemire l'ignorait, et peu lui importait d'ailleurs. Madame Labarbade essayait parfois de lui donner des conseils,—en particulier de la détourner de Fernand Terral, qui continuait à trotter par le cerveau de la jeune fille. Mais Cachemire accueillit ces observations d'une façon telle que maman Anaïs jugea peut-être inutile de les risquer une nouvelle fois.

Cachemire eût voulu tout d'abord que Fernand partageât son appartement. Il refusa. Il voulait être libre et la laisser libre aussi. Il avait, à son tour, abandonné son ancien logement, et maintenant il habitait un charmant entresol, meublé à l'antique, vieux chêne et vieux bronzes, boulevard des Italiens. Tout cela non payé, mais il était désormais de ceux à qui l'on n'envoie pas la facture acquittée. Il s'était mis à jouer à la Bourse. La hausse et la baisse valent parfois la rouge et la noire. Ses opérations étaient heureuses. Il avait le flair.

Dès les premiers jours de l'installation de Cachemire, Fernand se plaignait de la présence du jeune Adolphe qui grandissait et devenait de plus en plus insupportable. Il conseilla à Cachemire de le mettre au collége. Ce fut une éruption dans le logis. Madame Labarbade jeta feu et flammes. Mais Cachemire, que son frère gênait aussi, se montra inflexible. Maman Anaïs vit qu'il fallait céder ou rompre. Elle était prudente; elle rompit. Adolphe s'achemina donc un jour, tout larmoyant, vers les hauteurs de la rue Blanche, accompagné de sa mère qui portait dans toutes ses poches des pots de confitures. On arriva sous une porte cochère décorée d'un drapeau tricolore et des armes de la ville de Paris; maman Anaïs tira la sonnette, et, une heure après, le collége Chaptal comptait une jeune âme de plus. Pendant que l'enfant se mordillait les ongles sur son banc en recevant la bordée de regards que les anciens jettent infailliblement au nouveau, maman Anaïs s'en revenait vers la rue Taitbout en essuyant ses yeux rouges avec un mouchoir de batiste emprunté à Cachemire.

—Va, disait-elle pour se consoler, et comme si Adolphe l'eût écoutée, ta mère te nourrit du moins un magot qui se portera bien. N'aie pas peur, un jour tu t'en moqueras pas mal de cette sœur qui tient si fort à t'emprisonner comme ça! A chacun son tour. Tu auras le tien, mon chéri.

Débarrassée du chéri, Cachemire se trouva plus à l'aise. Elle se sentait vraiment heureuse. Jusqu'à présent, elle n'avait pas vécu à sa guise. M. de Bruand lui pesait. Elle s'était cachée pour aimer; à cette heure, elle pouvait marcher tête haute, sans craindre d'être suivie, épiée, dénoncée. Ce Fernand! elle se pendait à son bras avec une audacieuse fierté. Elle aimait à marcher à pied sur le boulevard pour se montrer avec lui; elle jouissait des regards qu'on jetait au vainqueur de M. de Bruand. Une première représentation partagée avec lui, elle la savourait comme une liqueur. Elle maudissait son théâtre qui les séparait fatalement à de certaines heures; elle eût souhaité qu'il fût acteur pour que le métier les réunît comme le faisait l'amour. Mais cet amour, qui n'avait, semblait-il, jamais été plus ardent en elle, changeait déjà de face. Elle se figurait à présent aimer davantage Fernand Terral, en réalité elle l'aimait moins. Son orgueil seul maintenant et son amour-propre étaient caressés. Elle prenait plaisir à entendre murmurer quelque éloge de Fernand, et elle se parait aussitôt de cette louange; mais ce n'était déjà plus ce sentiment doublé de je ne sais quel sacrifice et qui, deux mois auparavant, l'eût poussée à tout vendre, à tout quitter, tout perdre pour suivre Fernand—nu-pieds, n'importe où,—si Fernand l'eût voulu.

D'ailleurs, elle était venue en aide à Fernand, à ce Fernand si haut placé au-dessus d'elle. Depuis ce temps elle se regardait comme son égale.

Les premiers moments d'ivresse passés, lorsqu'elle se fut habituée à se montrer au bras de Fernand, lorsqu'elle le vit bien à elle, et qu'elle eut bien dit à tous et à toutes qu'il était à elle, elle commença à désirer autre chose, d'autres secousses, d'autres surprises, d'autres distractions. Elle se prit à regretter la mort de ce M. de Bruand, qui, jadis traversait sa vie comme un reproche, et qu'elle détestait si bien. Haïr quelqu'un, cela aide parfois à en aimer un autre.

Elle s'avoua un jour qu'elle s'ennuyait.

L'ennui! L'ennui au milieu du luxe, du bruit du théâtre, des courses au Bois, des billets doux, de cette vie pour ainsi dire électrisée.

Elle voulut secouer cette torpeur, s'étourdir. Elle fut de toutes les fêtes,—elle et lui. On les voyait partout, Fernand et Cachemire, cherchant, chassant, traquant le plaisir. Aujourd'hui à ce bal, demain à cet autre, ce soir ici, là, ici et là à la fois. Le théâtre, les courses, les soupers. Ils épuisaient toutes choses.

L'argent que Fernand gagnait le matin se fondait le soir comme dans un creuset. Il ne s'en inquiétait pas. La Bourse n'était-elle point là? Il avait le secret de ce Temple. Et chaque jour, le steeplechase à l'argent, et chaque soir le steeplechase aux voluptés. Mais ce n'était ni le luxe, ni le théâtre en fête, ni les rires s'envolant au plafond avec le champagne, qui grisaient et égayaient Cachemire. Si Fernand la voulait rendre heureuse, il n'avait qu'à l'emporter vers ce bal où l'orchestre cuivré lançait ses notes éclatantes,—Mabille,—où tournoyaient les valseurs, où se crispait le quadrille, où les saxhorns vomissaient leurs accords de tonnerre au-dessus d'une foule hystérisée par la danse folle.

On dînait au Moulin-Rouge dans quelque cabinet et l'on riait et chantait, fenêtres ouvertes. Par ces belles soirées d'août qui pastichent à Paris les crépuscules de Florence, la lune se levait, là-bas, au bout de la mer de verdure formée par tous ces arbres des Champs-Élysées et des Tuileries. Elle s'élevait blonde dans le fond du ciel d'un gris bleu, à peine allumée dans cette ombre indécise, argentée, brumeuse où se détachaient les deux clochers de Sainte-Clotilde et les pavillons des Tuileries. Point de vent; un air déjà frais après la journée chaude, les feuilles immobiles çà et là comme une guirlande de perles dans un écrin vert; des rinceaux de boules dépolies, des colliers de becs de gaz qui tout à l'heure allaient s'allumer dans la verdure. Ils regardaient cela, vaguement, sans rien analyser, respirant l'air, prenant le frais, la main dans la main sur le divan, et les yeux tournés vers le paysage.

—Ça vous grise, cet air du soir, disait Cachemire.

L'air du soir et aussi le champagne rosé qui fondait la glace des carafes. Peu à peu la nuit venait. Les lumières naissaient, pétillaient dans les feuilles. Ce vert des arbres est si beau, animé par le gaz! On entendait monter du bas des charmilles un bruit d'assiettes et de voix. La lune se faisait plus intense, noyait les marronniers d'une teinte laiteuse. Les guirlandes s'incendiaient, l'heure approchait des bals voisins. Un bruit de cuivre éclatait, poussé par le vent, des valses, des quadrilles, les Miserere de Verdi et les épilepsies d'Offenbach. Les notes arrivaient par bouffées, sur le vent rafraîchi, dans ce cabinet chaud de gaz. Et Cachemire alors, une cigarette à la main, allait à la fenêtre, regardait les dîneurs en bas dans leurs boxes de verdure, ou respirait, narines dilatées, les airs de danse qui venaient du lointain. Elle se retournait alors:—J'ai des envies de sauter, disait-elle, et, devant la glace, se regardant, se souriant, elle cambrait les reins, levait les bras, gonflait le cou ou jetait sa tête en arrière et levait le pied jusqu'aux bougies.

Puis c'était Mabille. On y allait à pied, Cachemire frétillant au bras de Terral, fredonnant un refrain entendu la veille, s'interrompant pour dire des mots, des riens. Elle faisait frissonner sa robe en entrant par la porte illuminée, devant les sergents de ville ennuyés, et les gamins jeunes et railleurs, et les fillettes avides qui la regardaient passer avec de grands yeux où il y avait l'envie. Ils faisaient un tour de bal, saluaient çà et là, s'asseyaient, regardaient la foule. Terral jouissait de ces fêtes, parodies des nuits du midi, affichait Cachemire, tendait son gant à d'autres gants qui passaient. Cachemire écoutait la musique et battait le sable du bout de son pied. Des femmes pâles et peintes l'analysaient et se la montraient. Tous les couples ou les groupes qui passaient avaient un regard pour elle. Mais brusquement elle se relevait, prenait le bras de Terral, le menait autour du jardin, jetait des yeux allumés sur les endroits où les danseurs s'agitaient à l'ombre des palmiers de zinc à lanternes blanches. Parfois, le long des arcades de bois décorées de verres de couleur, un cliquitement éclatait. Cachemire se reculait, se pressait contre Terral, puis riait en voyant des taches d'huile sur sa robe traînante.

Elle allait aux jeux, à la toupie hollandaise qu'elle regardait se cogner avec un coup sec aux arêtes de cuivre. Elle gagnait pour vingt francs un morceau de fayence de cinq sous. Puis, vite, la tireuse de cartes. Une grosse femme vêtue d'une robe à raies rouges et noires, une toque polonaise sur la tête, l'air bien nourri, se tenait sur une chaise. Elle se levait. Terral entrait—et Cachemire—dans une façon de chaumière où, sur une table à tapis de damas, une grosse lampe éclairait des cartes dispersées.—Le grand jeu ou le petit jeu?—Tous les jeux! disait Cachemire. L'autre débitait sa chanson éternelle: Vous êtes en ce moment ennuyée. Mais patience. Il y a beaucoup de cœur. C'est un jeune brun qui vous aime—Cachemire serrait la main de Terral—Et voilà du trèfle! oh! neuf de trèfle, c'est bon signe que ce trèfle-là! avant huit jours on vous apportera beaucoup d'argent. Il y a bien un peu de carreau, mais si peu! Patience!—Et vous, monsieur, le grand ou le petit jeu?

—Merci. Je le connais, mon avenir! répondait Terral.

Ils sortaient, Cachemire fière, enchantée, songeant à ce trèfle et à ce cœur qui ne quittaient pas sa destinée.

Elle revenait vers les quadrilles. Ses yeux s'agrandissaient. Fernand la sentait se serrer contre lui avec des frémissements d'oiseau qui veut s'envoler, elle battait la terre de ses pieds, elle accompagnait l'orchestre de ses lèvres. O le souvenir du bal de Samoreau!

Comme elle eût voulu se lancer dans cette foule tournoyante. Et l'orchestre allait, un orchestre criant, hurlant, où des bruits de bois se mêlaient aux bruits de cuivre, il secouait ses danseurs frénétiques, les hommes sautillant—les pouces dans l'entournure du gilet, le chapeau en arrière,—croisant les jambes, les tordant, les jetant en l'air, tournoyant comme des derviches en ébriété sur le talon ou sur le bout du soulier, criant, se courbant, se relevant, faisant les gracieux devant des femmes qui luttaient de gestes frénétiques, agitées comme par une torpille, semblables à des paquets de linge et de chair. Dans un tourbillon, on ne voyait que des pointes de bottines s'élevant en l'air, des jupes froissées, des flots de cheveux secoués sur le front, sur la nuque, des gestes épileptiques, des têtes jetées en arrière, des yeux perdus, et des mains s'agitant au-dessus de ces corps, comme des mains de noyés au-dessus de l'eau. Et tout cela fouetté, secoué, activé par des clameurs, des bravos, des trépignements, des hurlements de bêtes fauves.

Cachemire, alors, regrettait d'être Cachemire, et la «nostalgie de la boue» lui entrait au cœur.

VII

Fernand Terral eût volontiers élevé, dans un coin de son logis, non pas un autel aux dieux inconnus, mais une statue à l'Audace. Il lui devait tant! Il avait touché le but, la fortune lui souriait. On parlait de son coup d'œil en affaires et de son bonheur en amour sous les galeries de la Bourse. Matouchard le poursuivait pour fonder avec lui une grande affaire littérario-industrielle, un journal-annonces, quelque chose de gigantesque. Terral devait trouver les fonds dans la poche de ses amis et Matouchard le succès du journal dans la cervelle de ses rédacteurs. Mais Terral n'y tenait qu'à moitié. Pourquoi s'imposer une position sociale lorsqu'il lui était si facile de s'en passer? Il figura bientôt au premier rang de cette bohème dorée sur toutes les coutures qu'on rencontre partout à Paris, sans pouvoir affirmer au juste ni d'où elle vient ni où elle va. Le boulevard est ainsi encombré de personnalités bizarres, dont on connaît tout au plus le nom et le visage; gens charmants, souriants, au fait de tous les petits mystères de tous les mondes, sachant sur le bout du doigt la comédie contemporaine, rôdeurs et maraudeurs de toutes les coulisses, et mieux renseignés cent fois sur les Parisiens et les Parisiennes que l'almanach Bottin tout entier.

Héros éphémères au surplus, qui disparaissent un beau matin comme une bulle de savon qui se crève. Il en est ainsi qui durent huit jours, d'autres un mois, d'autres dix ans. Ces derniers sont rares. Ce ne sont pas les privilégiés d'ailleurs: leur vieillesse est sinistre et l'on devient mélancolique à compter les efforts qu'ils multiplient pour ne pas se survivre.

Terral s'était décidément classé parmi ces célébrités du macadam qui font qu'on se demande souvent ce que c'est que la gloire. On citait ses mots dans les petits journaux.

On vantait son escrime et la façon dont il conduisait son dog-cart; pour mille écus il n'eût point manqué son tour du lac à l'heure où il est «convenable» d'aller au Bois. Il savourait largement cette atmosphère de flatteries, d'encens, de grosses envies et de petites calomnies qu'il s'était faite. Cette vie trouvée, c'était la vie cherchée. Il marchait en pleine terre promise.

Il remontait les Champs-Élysées, un matin, tout en fumant, lorsque à travers les allées il aperçut, allant à pas comptés et baissant la tête, Bourdenois, qu'il n'avait pas revu depuis le jour où ils avaient échangé leurs confidences. Bourdenois ne le voyait pas; il ne devait rien voir; il paraissait absorbé, il était pâle et fatigué. Terral hésita un moment à le reconnaître, puis il marcha droit à lui, autant pour causer avec un camarade d'enfance que pour étaler son succès devant un ami.

—Bourdenois, dit-il tout haut, quand il fut à quelques pas du peintre.

L'autre releva la tête, se retourna, aperçut Terral et s'arrêta, ébauchant un sourire un peu attristé.

—Je suis heureux de te retrouver, dit Terral. Que diable! Es-tu donc un lycanthrope ou as-tu oublié mon adresse?

—Moi? dit Bourdenois... Non...

Il paraissait un peu embarrassé.

Le contraste était frappant entre Terral, le front haut, l'attitude fière sous ses vêtements élégants, et Bourdenois qui semblait regarder son paletot aux coudes usés et son pantalon soigneusement brossé mais où les genoux avaient, avec le temps, marqué leur place.

—Tu as l'air sombre, caro Carlo, dit Terral... Le cœur est malade?

—Oui, fit Bourdenois avec un sourire, le cœur!

—Et l'estomac, pensa Terral. Il y a des gens maladroits. As-tu déjeuné? dit-il tout haut.

—Non... Oui, répondit le peintre en se reprenant.

—A cette heure-ci? Impossible! Tu as pris du chocolat peut-être. Allons, tu me tiendras compagnie!

Il l'entraîna par le bras, tout en causant, vers le Café du Rond-Point, où les gentlemen de ce quartier hippique fraternisent volontiers avec les maquignons voisins et les écuyers du Cirque. Bourdenois aurait bien voulu refuser.

—Allons, dit Terral, je suis vraiment enchanté de causer un moment avec toi. Je tiens à te prouver que j'avais raison jadis de souhaiter beaucoup et de désirer. Les désirs deviennent plus rapidement qu'on ne pense des réalités, et le royaume de ce monde n'est décidément qu'aux audacieux.

—J'en suis persuadé, fit Bourdenois.

Il semblait réfléchir et regardait la nappe blanche avec des yeux qui ne voyaient pas.

—Mange donc, reprit Terral en riant... Et bois, quoique ce vin soit détestable.

Il appela le garçon et demanda du Moulin-à-Vent;—puis regardant Bourdenois:

—Oui, mon cher, dit-il, je suis au comble de mes vœux, et tu sais si ces diables de vœux étaient gigantesques. Je suis riche et je suis aimé. Le louis et la femme,—les deux pommes d'or à cueillir. Les voilà cueillies et je les croque. Et chose bizarre, mon ami, je dois tout cela à ce duel.

—Quel duel? demanda Bourdenois.

—Comment, quel duel?

Terral posa sur son assiette la fourchette qu'il portait à sa bouche et regarda son ami d'un air stupéfait.

—Tu ne sais pas l'histoire de mon duel?

—Tu t'es battu?

—Tu ne lis donc pas les journaux?

—Mon ami, dit Bourdenois, tu m'excuseras; je vis comme un ours, dans mon atelier. Je ne sais rien, je ne lis rien. J'attends et je travaille.

Terral contraint de s'avouer que sa renommée n'avait pas franchi certaines frontières, parut un peu vexé un moment, mais il s'en consola bien vite en racontant l'aventure. Bourdenois écoutait de l'air d'un homme qui songe à autre chose et qui n'a pas grande attention à accorder aux malheurs d'autrui.

Lorsque Fernand eut achevé, Bourdenois le félicita modérément, et il se fit un silence.

Puis Terral interrogea son compatriote par politesse:

—Ah! çà, dit-il, et toi? Tes amours? Car tu avais des amours? Cette idylle en pleine pépinière du jardin de Marie de Médicis! Daphnis et Chloé échangeant des regards aux pieds de la statue de Velléda? Que devient ta Vierge du Luxembourg?

—Tu as bien tort de railler, fit Bourdenois. Je suis malheureux, et je souffre.

—Je ne raille pas, dit Terral.

—Eh! bien, reprit Bourdenois, tout cela n'existe plus. Un joli rêve. Mais il a bien fallu s'éveiller.

—Comment!... Cet ange?

—Tu ne comprends pas, dit Bourdenois en voyant le sourire de Terral. Ce n'est point une déception. D'ailleurs ce n'était pas une maîtresse que je souhaitais, mais une femme. Tu n'as jamais désiré le foyer, toi qui désires tant? Et tu te crois ambitieux! Je le suis plus que toi! Est-ce que je ne t'ai pas dit que je la voyais souvent au Luxembourg, dans la même allée, à la même heure, comme si elle fût venue à un rendez-vous. Son père l'accompagnait toujours. Son père! un honnête homme, celui-là. Un pauvre vieux professeur entêté dans ses idées et qui a donné sa démission en 1851... Il est pauvre, et vend des leçons de latin à des marmots qui se mouchent dans leur grammaire, quand il devrait enseigner la philosophie dans une chaire de la Sorbonne. On ne choisit pas. D'ailleurs il préfère sa position à toute autre. Sa conscience lui tient lieu de dessert. Puis, il mange après tout, le bonhomme! Sa fille—elle s'appelle Claire, Claire, tu entends?—fait de la tapisserie pour les magasins du voisinage. Elle tient la maison en ordre. Ils n'ont pas de bonne. Et c'est un nid pourtant, un nid flamand, propre et gai. Il m'a invité à aller le visiter. J'y suis allé. Nous avons causé. Il fallait voir sa joie quand il a découvert que mes idées étaient les siennes! Et comme il prenait soin de me convertir sur la question des nuances imperceptibles! Bref, je l'adore.

—Et sa fille aussi? dit Terral.

—Et sa fille aussi, fit Bourdenois que le vin rendait bavard.

Il s'était habitué à ne boire que de l'eau.

—Et mademoiselle Claire?

—Eh! bien?

—Est-ce qu'elle t'aime?

—Oui, dit Bourdenois simplement.

—Alors épouse-la.

Bourdenois recula brusquement sa chaise et avec un accent désespéré qui ne toucha pourtant pas Terral:

—Eh! voilà, mon ami, ce qui me tue. L'épouser? Impossible!

—Et pourquoi?

—Ah! pourquoi? Parce que je ne gagne pas avec mes pinceaux de quoi me nourrir, comprends-tu? Parce que la municipalité de notre petite ville qui m'avait envoyé ici pour étudier, m'a retranché net la pension qu'elle me faisait à Paris. Vote du conseil municipal. Il faut s'incliner. Alors pourquoi m'ont-ils mis en diligence un beau matin, comme un colis, s'ils devaient ici me laisser pour compte? Oui, j'ai beau chercher, aller, venir, lutter, je suis gueux comme devant. Et je m'en moquerais, si je n'aimais pas. Me marier?... Parbleu! Mais que deviendrait Claire avec un imbécile qui n'a pas de quoi vivre entre les mains. Et son père! Elle ne veut pas le quitter. Elle a raison. Et les enfants? me vois-tu à la tête de cette famille qui me dirait: Nourris-moi! Tiens, il me prend des idées folles. J'ai envie d'en finir par le saut du pont. Je doute, que veux-tu? Je n'ai peut-être pas de talent! Non, je n'en ai pas puisqu'on m'achète vingt francs des tableaux qui me coûtent plus que cela de toile et de couleur. Et quand je vois des sots qui vendent leurs barbouillages comme de la paille... Des sots, il n'y a pas à dire... Je me demande si j'y vois clair, et si c'est moi qui suis un niais, ou si ce sont eux...

—A la bonne heure, dit Terral, te voilà bien près de haïr. La rage est le premier échelon du succès.

—La rage? dit Bourdenois étonné. Ah! bien, oui, la rage! Je t'en moque, la rage! Je vis dans mon coin, un triste coin, et je ne déteste personne, je te prie de le croire; je n'en veux qu'à moi-même... Il y a longtemps que je ne me suis plaint comme je le fais... Mais je ne sais pas, ce matin... Qu'est-ce que ce vin-là?... J'ai mal à la tête... Je n'en bois pas tous les dimanches... Du fromage, un petit pain, de la charcuterie dans les grands jours, et de l'eau, voilà le régime. Ça ne refait pas l'estomac. Seulement de temps en temps, j'entre dans un bouillon Duval, je verse dans le bouillon un demi-septier de vin,—c'est la mesure—et j'avale le mélange, je fais chabrol, comme nous disions chez nous. Avec cela, on se soutient. Non, je n'enrage pas. Je me plains, mais je me résigne. Eh bien, quoi! ou je succomberai et ce sera fini, ou je m'en tirerai et j'oublierai vite. Tiens, sortons. Ma tête tourne. Ouf! Il fait chaud ici!

—Sortons, dit Terral en souriant.

Il paya le garçon et alla faire un tour de Bois avec Bourdenois, mais dans une voiture fermée. Bourdenois parla encore et de son amour et de ses luttes, et de sa résignation.

—Où veux-tu que je te conduise? dit enfin Terral un peu lassé.

Bourdenois allait dire son adresse. Il s'arrêta.

—Où tu voudras.

Terral le déposa sur le boulevard et le quitta sans insister. Il avait été tenté de lui glisser quelques louis dans la poche.

—Bast! se dit-il. A quoi bon? D'ailleurs à l'avenir, je prendrai garde à de pareilles rencontres! C'est un chapitre de la Morale en action, ce garçon-là. Il y a deux sortes de gens qu'il faut éviter: les coquins forcenés et les gens vertueux!

Charles Bourdenois rentra seul dans son atelier, un pauvre diable de taudis où un poële immense, veuf de charbon depuis longtemps, ne chauffait même pas en hiver les toiles, les lambeaux d'études, les plâtres et le chevalet de l'artiste. C'était une pièce assez vaste, prenant le jour par une large fenêtre vitrée avec balcon, qui donnait sur le boulevard extérieur. A la muraille étaient accrochés les différents objets qui formaient le luxe de Bourdenois, des tableaux inachevés, des croquis, un portrait de femme, un portrait en pied qu'on avait laissé pour compte à l'artiste,—accident plus commun qu'on ne pense. Le reste était bien dégarni. Les meubles en vieux chêne, un bahut et des bronzes que Bourdenois avait achetés jadis, s'étaient peu à peu dirigés vers le marchand de bric-à-brac ou le revendeur. Ce qui restait n'avait plus de valeur et sentait la misère. On avait froid au cœur en entrant-là.

Bourdenois se laissa tomber sur une façon de divan usé et crevé, laissant voir le crin qui le rembourrait et qui sortait par flocons—et, croisant les bras, il se mit à rêver. La porte d'un petit cabinet noir qu'on eût dit creusé dans un placard, laissait apercevoir le petit lit en fer, plat comme un lit de camp, où il dormait, où il oubliait, où il rêvait d'elle!

Il se sentait véritablement étourdi. Le Moulin-à-Vent avait monté à la tête du buveur d'eau; puis, cette rencontre l'avait troublé et mis hors de lui. Terral puissant, Terral riche, l'audace s'imposant à la foule, la fortune conquise par un coup de main. Il y avait de quoi ébranler la foi la mieux affermie.

—Je suis peut-être un sot, pensait Bourdenois. La lutte assidue n'est que bêtise, et quelque brutalité vaudrait mieux. Pour attirer l'attention, un coup de grosse caisse vaut mieux qu'une plainte. L'homme qui a le mieux compris son époque, c'est Mangin. Terral a joué sa vie et il a gagné. Ah! si j'osais!

—Et oser quoi? reprenait-il ensuite. Est-ce que je suis de ceux qui inventent les événements? Comment saurais-je les faire naître quand je suis incapable peut-être d'en profiter?...

Il était horriblement découragé. Ses idées se mêlaient, se heurtaient. Pour la première fois, il en avait peur. Quelle vie triste, mais calme et d'incessant labeur jusqu'alors. Sa médiocrité lui avait suffi; il ne s'était même pas révolté quand elle était devenue la misère. Maintenant, le succès de Terral le transformait. Il le sentit si bien qu'il fit un effort pour penser à autre chose. Il songea à Claire.

M. Gouvenot, le professeur, habitait avec sa fille, rue Soufflot au cinquième étage, un appartement dont le balcon donnait à la fois sur le Panthéon et sur le Luxembourg. Quatre pièces, la chambre du père, la chambre de Claire, une salle à manger qui servait de salon, une bibliothèque et une cuisine. Tout cela propre, presque gai, flamand comme avait dit Bourdenois à Terral. C'était là, dans ce paisible intérieur, que le peintre reportait sa pensée lorsqu'il voulait oublier un peu les âpretés de tous les jours.

Il évoquait le visage pur, les grands yeux noirs, le sourire confiant et pourtant mélancolique de Claire, et soudain le voilà rasséréné, plus décidé que jamais à tout braver, plus certain de réussir. M. Gouvenot accueillait avec un vif plaisir ce jeune homme qu'il avait rencontré comme par hasard et qui, de jour en jour, de conversation en conversation, lui était devenu véritablement cher. M. Gouvenot était le fils d'un conventionnel et il avait vieilli dans les idées de son père, qui avaient été celles de son enfance. Justement Bourdenois avait, parmi ses oncles maternels, un de ces proconsuls de la République que la réaction essaya d'englober dans une réprobation générale et qui furent—je ne parle pas de quelques terribles exceptions—de patients et zélés organisateurs, prêts à sacrifier leur existence et leurs intérêts au devoir, de braves gens et de bons citoyens. Il n'en avait pas fallu davantage pour que M. Gouvenot s'éprît de belle amitié pour le peintre. Le vieillard était d'ailleurs un homme confiant, communicatif, marchant désarmé dans la vie, l'œil sur son idéal, et ne regardant guères à ses pieds.

Il avait été bien des fois trompé, trahi, berné sans que sa candeur native—doublée de résolution et de fermeté—se fût un instant démentie. C'était Claire qui veillait sur lui.—C'est moi qui suis sa fille, disait-il parfois en riant. Absorbé par des travaux importants sur l'histoire de la Révolution et de la réaction thermidorienne qu'il avait entrepris d'écrire, il accumulait depuis trente ans des matériaux, des journaux, des dessins, des autographes, des brochures, les réunissait en liasses, les étiquetait, et ne se décidait jamais à mettre la main à la plume.

—Le temps n'est peut-être pas venu, disait-il doucement. Laissons marcher les choses. Plus on s'éloigne d'une époque, plus on y voit clair. Il est peut-être bien tôt!

—Ah! çà, mais, lui demandait parfois Claire, est-ce que tu vas raconter des histoires de 1789 aux élèves à qui tu donnes des répétitions?

—Eh! eh! faisait M. Gouvenot qui souriait à cette idée.

Le fait est qu'il expliquait avec complaisance les vieux auteurs latins, et qu'il s'enthousiasmait tout naïvement,—devant les enfants étonnés—aux discours de Tite-Live, aux sévérités de Tacite.

Il se morigénait ensuite et se disait:

—Vieille bête, tu auras donc toujours dix-huit ans?

Claire était déjà majeure. Mais décidée à rester et toujours aux côtés de son père. Elle ne voulait se marier que si son mari acceptait cette vie à trois. En cela Charles Bourdenois était assurément l'homme qu'elle eût choisi. Elle l'aimait et surtout l'estimait. Seulement encore fallait-il réfléchir. Entre eux deux, dès le premier jour, le maigre fantôme de la misère menaçait de se dresser. Il ne fallait pas songer à cette union—qu'elle eût souhaitée—tant que Charles ne pouvait répondre de son avenir et de l'avenir des siens.

Et le temps passait. Bourdenois, semblable à la sœur Anne du conte de fées, ne voyait rien venir. Il désespérait. Cette rencontre de Terral lui fit l'effet d'une heure d'ivresse. Il demeura pendant quelques jours la tête lourde et le cœur mal affermi. Il n'avait plus la même ardeur au travail, il lui semblait avoir bu quelque liqueur mauvaise. D'ailleurs, ce n'était plus seulement la gêne qui le torturait, c'était la faim. Oui, la faim, avec toutes ses horreurs. Bourdenois ne vendait rien, n'avait rien, ne connaissait personne, s'enfermait d'ailleurs dans son atelier comme dans son antre et se laissait dévorer par cette maladie qu'on n'a pas encore su guérir. Un matin, il sortit de sa bauge. Pourquoi? Il n'en savait rien. Ce logis farouche lui faisait peur. Il y avait deux jours qu'il n'avait mangé, et, l'avant-veille, son repas, arrosé d'eau, avait été misérable. Il se sentait l'estomac tiraillé, la tête vide, il lui semblait que les passants avaient des tournures étranges, que les voitures roulaient avec un son bizarre, que les maisons tournaient.

Il marchait au hasard, mais regardant à terre pourtant, le trottoir, les pavés, les ruisseaux.

Il se souvenait qu'autrefois il avait trouvé, en sortant de chez lui, 20 francs entre deux pavés. Il les avait donnés à un pauvre.

—Aujourd'hui, songeait-il, je les garderais et je mangerais!

Il ne savait où il allait. Il se retrouva sur les boulevards extérieurs; il s'arrêtait machinalement aux étalages des marchands de livres ou de chansons, devant les images accrochées à des cordes. Il marchait plus vite en passant devant les traiteurs ou les cafés. Puis il avait envie d'entrer, de s'asseoir, de manger et de ne point payer.

Mais il passait. Il alla ainsi jusqu'à Montmartre. Il faisait beau. Bourdenois se souvenait être venu souvent là regarder Paris au soleil couchant. La butte était envahie par des bandes d'enfants. Ils se battaient, se culbutaient ou se laissaient glisser sur leur pantalon jusqu'en bas. Toute cette joie, ce mouvement, ces cris, ces joues rouges, firent mal à Bourdenois. Il marcha encore. Les terrains devenaient vagues. Il s'arrêta sur la route de Saint-Denis, aux fortifications. Ses nerfs horriblement tendus l'avaient seuls soutenu jusqu'ici. Il s'affaissa tout à coup et tomba plutôt qu'il ne s'assit sur l'herbe.

Le soleil envoyait aux murs blancs des maisons des reflets d'or. Il s'élevait de l'herbe comme un murmure. Des oiseaux se poursuivaient et se chamaillaient dans les arbres grêles et poudreux. Bourdenois se coucha tout de son long sur l'herbe. On dut le prendre pour un homme ivre.

Il espérait dormir. Impossible. Ses entrailles le tiraillaient, appelaient, torturaient. Il se redressa sur le coude, regardant la route d'où le soleil était parti, le ciel qui se teignait de rouge, la nuit qui venait.

Un frisson le parcourait tout entier. Il se vit seul dans ce silence qui montait.

Un enfant vint à passer près de lui portant—pour son père qui travaillait près de là sans doute—du ragoût dans une gamelle et un morceau de pain sous son bras.

Bourdenois sentit cette odeur de sauce, et ses yeux dilatés virent à deux pas de lui cette nourriture qui venait.

Il eut l'idée—un éclair—de se jeter sur cet enfant, d'arracher, de voler... Brusquement il se recoucha, mordant ses poings.

—Je suis un misérable, se dit-il.

La pensée qui avait surgi lui faisait horreur. Il retomba épuisé.

C'était une torpeur étrange, une sorte d'ivresse qui s'emparait de lui. Il entendait comme des chants—là-bas, bien loin, une voix d'homme,—voulait appeler, se soulever et ne pouvait pas. Il éprouvait cette sensation bizarre qu'on a parfois en rêve. La terre manque sous vos pieds et l'on tombe brusquement—dans le vide.

L'homme qui chantait aperçut, par hasard, sur le talus, Bourdenois sans connaissance. Il fut tenté de continuer sa route, croyant avoir affaire à quelque ivrogne. Mais il vit la face pâle du jeune homme, amaigrie, creusée.—Drôle de figure, pensa-t-il. Il s'avança, se pencha sur Bourdenois et lui prit la main. Elle était comme glacée. Le pouls battait faiblement.

—Hum! dit l'homme tout haut, ce n'est pas un soiffard, c'est un malade.

Il lui frappa dans les mains, il lui ôta sa cravate, il appela le premier passant venu,—un charretier qui menait du bois à la Briche,—et lui dit de l'aider.

—A cause? fit l'autre.

—Vous ne voyez donc pas que cet homme-là se meurt. Portons-le chez le pharmacien et plus vite que cela!

—Facile à dire. Et le pharmacien demandé, où est-il?

—Alors, chez le marchand de vin. C'est un bouchon, ça, là-bas?

—Oui.

Ils emportèrent Bourdenois, on le ranima, il regarda autour de lui. Il ne s'expliquait rien, ne comprenait pas, interrogeait tous ces visages curieux.

—Eh bien! dit l'homme qui l'avait vu le premier, comment vous trouvez-vous!

C'était un ouvrier à l'air franc et gai; Bourdenois le regarda fixement comme s'il le reconnaissait.

—Inutile de me dévisager, continua l'autre en riant. Vous ne m'avez jamais vu. Mais c'est égal. Voyons que vous est-il arrivé?

—Je ne sais pas, dit Bourdenois dont la tête tournait.

—Ah! mon Dieu, s'écria la marchande de vin... Du vinaigre! Il s'évanouit encore!

La tête de Bourdenois se penchait sur l'épaule gauche.

—Ah! sacrebleu, fit alors l'ouvrier en se cognant le front, je devine à présent. Il meurt de faim tout simplement.

—De faim?

Ils étaient dix ou douze à regarder d'un air incrédule les vêtements de Charles Bourdenois.

—Oui, de faim!... Quand vous m'examinerez avec des yeux de loto?... De faim... Allons vite, un bouillon, un beefsteack, du pain, du vin, du vin surtout. Leste!

La marchande débouchait déjà une bouteille de cachet vert. Bourdenois revint à lui peu à peu, trempa ses lèvres dans le verre, s'informa et tendit la main à l'ouvrier.

—Oh! dit celui-ci, il n'y a pas de quoi. Seulement, je ne suis pas fâché d'avoir deviné que vous tombiez d'inanition. Eh! la mère. On n'est pas si bête que ça, qu'en dites-vous?

Bourdenois, attablé devant un beefsteack qui saignait sous le couteau, mangeait avec la voracité et le contentement naïf des enfants ou des convalescents. Il ne songeait pas que tout à l'heure il faudrait payer. Le besoin était le plus fort: l'appétit, dans le réveil de son être, avait pris le pas sur le raisonnement.

L'ouvrier, assis devant le peintre, lui remplissait son verre et trinquait de temps à autre.

—Et comme ça, dit-il, vous étiez donc sorti sans argent? Comment diable...

Bourdenois laissa brusquement tomber sa fourchette sur son assiette, et resta immobile. Sans argent! Il se rappela tout, et fit un mouvement pour se lever de table.

—Eh bien! quoi? dit l'autre. Vous partez?

Le peintre retomba assis sur son tabouret.

—Vous ne mangez plus?

—Non.

—En voilà une idée! Tenez, je devine, dit l'ouvrier en baissant la voix; pas le sou, hein?

Le regard de Bourdenois répondit pour lui.

—Alors c'est donc une affaire, ça! fit l'ouvrier. J'ai cent sous sur moi—heureusement. Nous partagerons.

—Eh! dit Bourdenois, qui sait si je pourrai seulement vous rendre...

—Ah! çà, on est donc bien bas percé? Excusez la question. Mais peut-on savoir quel état...

—Je suis peintre...

—Peintre de tableaux?

—Oui.

—Comme ça se trouve. Nous pouvons nous donner la main—de loin. Je suis peintre sur porcelaine... Décorateur... Mais alors, la toile, ça ne roule pas, hein! C'est les photographes qui sont cause de tout, je parie.

—Peintre sur porcelaine, songeait Bourdenois. Et combien gagnez-vous par jour? demanda-t-il.

—Cent sous... La journée est de dix heures. Ensuite, je puis encore travailler à mes veillées.

—Et, fit Bourdenois, croyez-vous que je pourrais...

—Vous? Certainement. Je me charge de vous donner l'emploi des couleurs qui ne sont pas les mêmes que vos couleurs à l'huile. Et si vous voulez faire la figure ou le paysage, vous pourrez patienter. D'autant plus que si vous torchez pas mal la toile, vous pouvez devenir plus fort, au bout d'un certain temps, que les peintres sur porcelaine. Seulement, ah! ma foi! pas de simagrées. C'est du métier, vous savez!

—Eh! le métier! dit Bourdenois comme s'il se fût parlé à lui-même. Je le sais par cœur, ce mot-là. «C'est du métier!» Le grand argument de la Bohême qui veut ne rien faire et croupir en son coin. Eh! bien, j'en ferai, du métier! Le principal est de vivre. Ensuite j'irai à l'art, si je puis,—la journée finie et le pain gagné. Le hasard fait bien ce qu'il fait, tenez. Il vous a jeté sur mon chemin pour me sauver. Je m'appelle Charles Bourdenois. Je n'ai pas un sou, mais je suis un honnête garçon, et je vous suis dès aujourd'hui tout dévoué,—corps et cœur.

—Accepté! fit l'autre. Je m'appelle Rambosson. Aussi riche que vous, et avec ça marié de l'an dernier, et une fille en nourrice. Malgré tout, gai comme un pierrot,—ce qui vaut mieux que de l'être comme un croque-mort. La chose a voulu que j'aille aujourd'hui pour figurer à Saint-Denis dans un conseil de famille, et que je passe à côté de vous. Ça s'est bien trouvé. Demain je demande au patron qu'il vous donne une banquette dans l'atelier,—à moins que vous ne préfériez travailler chez vous.

—Non, dit Bourdenois, L'atelier!... Je travaillerai mieux loin de ces maudites toiles qui ne vous nourrissent pas!

Ils revinrent ensemble à Paris. Rambosson donna rendez-vous à Bourdenois pour le lendemain. Charles revint dans son pauvre logis, le cœur plus allègre, confiant à présent, et revoyant plus près de lui le visage de celle qu'il aimait. C'était par le travail de chaque jour, par le travail de l'ouvrier, qu'il allait tenter d'arriver jusqu'à elle. Il se sentait fier du sacrifice, plein de courage, emporté par cette idée qui prenait corps devant ses yeux:

—Tu pourras la nourrir! Demain ton travail ne sera plus infécond, et ton dévouement stérile.

Avant de s'endormir, il jeta à ses toiles inachevées un dernier regard, et comme un amant parlerait à sa maîtresse:

—Je reviendrai à vous, dit-il tout haut, oui, je vous reviendrai, mais lorsque chaque soir j'aurai gagné la nourriture du lendemain!

Pendant ce temps, Fernand Terral montait en voiture, et se rendait avec Cachemire chez Antonia Raymond, une femme à la mode, qui donnait une soirée. Les invitations imprimées en lettres d'or sur Bristol glacé, portaient que la toilette la plus simple était de rigueur; aussi se trouva-t-il dans l'appartement d'Antonia, rue du Helder, assez de diamants pour nourrir tout un faubourg pendant un mois. La fine fleur de l'élégance et de l'insolence parisienne, y luttait de parures et de toilettes chimériques. C'était pourtant un médianoche intime où quelques rares étrangers avaient été admis. Célébrités de turf et de boulevard, illustrations des coulisses dramatiques heurtant les héros des coulisses de la Bourse, une grande partie de ce tout Paris qui défraye les chroniques, avait franchi l'antichambre d'Antonia Raymond. Des boursiers, des acteurs, un ou deux de ces journalistes qui font plus de bruit ou de tapage, à eux seuls, que la corporation tout entière, des actrices, des mondaines du demi-monde, quelques gens titrés accourus en hâte (la plupart de fort loin), pour se brûler aux chandelles parisiennes, un amalgame étrange, l'image exacte de ce qui reste au fond du vase lorsque les forces vives de la province et de l'étranger, tout ce qu'il y a de riche, de beau, ou de noble un peu partout a fini de se dissoudre au grand foyer.

Antonia rayonnait dans ce milieu hybride où le blason coudoyait la boutique, où, dans les propos, l'argot de la rue venait donner de la tête contre le langage encore mal désappris du faubourg Saint-Germain ou d'une cour allemande. Elle avait fait tendre de fleurs sa vaste salle à manger, et Chevet y dressait un souper de trois mille francs. Elle était l'amie de Cachemire. Suzanne, simplement vêtue d'une robe blanche, garnie de violettes du pôle naturelles, éclipsait les toilettes les plus diamantées, et Antonia ne tarissait pas d'éloges sur cette parure. Tout le succès, comme on dit, était d'ailleurs pour Cachemire, et Terral savourait ce triomphe avec une certaine nuance de dédain.

Les invités n'avaient pas grand besoin d'être présentés les uns aux autres. Tous se connaissaient ou à peu près, beaucoup se tutoyaient. Un chroniqueur de petit journal prenait en note, dans un coin, les noms des convives, car après la chronique des bals du grand monde, il était donné à ce temps-ci de connaître la chronique des fêtes du monde interlope. Berthe Jouanni était là, celle qui provoqua en duel un de ses amants qui venait de se marier; Félicie Germont, l'ancienne écuyère de l'Hippodrome; Géraldine de Riancourt, qui porte le nom de son père comme on se parerait d'un ruban qu'on aurait sali,—bien d'autres encore—; le comte Broski, Olivier Renaud, le petit Barberino, venu d'Italie pour faire tourner les cervelles féminines de la rue de Bréda; bien d'autres, dont on redisait les noms à tous les angles d'écurie, sur tous les champs de course, dans tous les cabinets de restaurants.

Et—comme deux souverains parmi leurs sujets,—Terral portant sa tête haute, Cachemire arborant son plus chaste et son plus irrésistible sourire.

—Et M. de Rives? demanda Antonia avant de se mettre à table.—Rieusaint, vous n'avez pas amené M. de Rives?

—Impossible, ma chère, répondit le comte, M. de Rives est un anachorète à présent. Rangé comme les papiers d'un bureaucrate. C'est bête!

—Eh bien! nous souperons sans lui!

On soupa.

Elles se ressemblent toutes, ces nuits passées sous les lustres étincelants,—chaudes, fiévreuses, enivrées, gloutones,—pendant qu'au dehors il fait froid ou faim! Les mêmes gaîtés, les mêmes plaisanteries, les mêmes baisers, les mêmes cris. Les mêmes cris, surtout. Point de plaisir sans hurlements, disent ces fous. Tous entraînés alors dans la ronde grimaçante, élèvent leur diapason et détonnent. Choc des verres, rires sans cause, éclats sans fin, tout se heurte. La symphonie tourne au bruit.

On ne converse pas, on s'interpelle, et le rictus remplacé la gaieté! Chasse au plaisir! Les lendemains seuls valent quelque chose—par l'enseignement. La morale se nomme alors indigestion, dyspepsie, névralgie. L'eau de Pullna prend des attitudes de vieux sermoneur. Tout se paye.

En ce moment, ils ne songeaient pas à l'échéance.

—Hurrah! Du vin! Du Madère! Finissez donc! Imbécile! Un seul, rien qu'un seul!... A la porte!... Une chanson! Rien! Personne! Ah! Oh! Eh!... En jouant du mirliton! Espèce d'académicien en chambre!... Ta parole?... Ça doit se manger la levrette! Jamais! Oui!... Non! Tu m'en rendras raison!... Bonsoir!

Et parmi cette confusion, cette tempête, des propos plus longs,—mais aussi fous:

—C'est insensé! Géraldine, vous mangez trop de parfait, mon enfant... C'est une indigestion que vous préparez à la fille de votre mère!

—Eh! bien, qu'est-ce que ça vous fait, à vous? Encore du parfait, Robert, donne-m'en. Rien qu'un peu. Oh! est-il agaçant... Passe-moi le reste, Berthe!

—Ah! vous savez, on a des nouvelles de Miron, qui avait sauvé la caisse?

—Tiens, tiens...

—Il mène un train de prince, à Bruxelles. La Rue aux Herbes Potagères ne parle que de lui!

—Vive Miron!

—Un toast à Miron!

—Mesdames, Josépha n'a pas bu. Je demande pourquoi Josépha n'a pas bu!

—Parce que Miron est une canaille, voilà!

—Un peu fort, Josépha, ma fille!

—Comment écris-tu canaille? Par un K?

—Oui, une canaille. Il m'a flouée. Une chaîne superbe, grosse comme ça. Il me la donne. Je saute de joie. Moi qui étais si gentille pour lui! Un jour, je veux mettre la chaîne au clou... C'était du doublé!

—Je m'en doutais!

—Très-fort, Miron. Tromper ses actionnaires, bien, mais tromper Josépha... Mieux... Très-fort!

—Vive Miron! vive Miron!

—Sur l'air des Lampions: Vive Miron! vive Miron! vive Miron!

—Est-elle grue, cette Josépha! dit Berthe en vidant une coupe de Champagne.

Josépha se leva furieuse, saisit une pomme dans une corbeille et l'envoya brusquement à la tête de Berthe qui esquiva le coup. La pomme alla briser un petit miroir de Venise, ce qui, dit quelqu'un, fit rire l'assemblée aux éclats. Le petit Barberino raccommoda Berthe et Josépha en les embrassant toutes les deux. Antonia s'était levée pour voir les dessins faits par la brisure de la glace.

—Deux losanges à droite, dit-elle en se rasseyant. Signe d'argent! Le petit Polonais casquera!

—Oh! superbe! Antonia, ma chère, tu es superbe! Boranoff, ça vous venge ça, hein? Le petit Polonais casquera! Vive la Russie!

—Ah! je m'en moque, cher... Laissez-moi. Félicie me raconte son histoire!

—De quel droit?

—Pas de faveur! Vive l'égalité! Pas de préférence!

—On ne doit pas se parler à voix basse!

—A la porte, Félicie!

—Qu'elle parle pour tout le monde!

—Faites-la monter sur la table...

—Félicie, monte sur la table et conte-nous ton histoire!

—L'histoire de Félicie! On demande l'histoire de Félicie!

—Tout haut!

—Silence!

—Elle parlera.

—Elle ne parlera pas!

Félicie pleurait. Le vin lui montait à la fibre lacrymale. Elle contemplait son assiette avec mélancolie. Ses cheveux s'étaient dénoués et retombaient sur ses épaules. Elle regarda toute la table d'un air vague et lentement:

—Ça m'est égal, vous savez, dit-elle avec les hésitations et les accents traînards de l'ivresse... Je vais vous la dire, mon histoire... Si vous croyez qu'elle est drôle?... Passe-moi du vin, mon petit Léopold... Non, le Xérès... Il faut vous dire que j'ai habité chez mes parents!

—Parbleu!

—Tout le monde a habité chez ses parents, cria Cachemire qui reposait sa tête dans le gilet de Fernand Terral.

—A Chaillot, les parents! fit Berthe en suçant un morceau de citron trempé dans le poivre.

—Ah! oui, continua-t-elle, avec ça qu'ils étaient mignons. Moi, je m'embêtais... Laissez mes cheveux, vous! Et puis, il y avait un petit clerc d'huissier sur le même carré. Il était joli comme tout.

—Joli comme Barberino.

—Si c'est une scie! fit le petit napolitain avec humeur.

—Chut! Silence! L'histoire de Félicie.

—Inélégante, cette histoire-là! dit le comte Broski.

Félicie n'entendait rien.

—A la fin des fins, eh! bien! quoi!... Je devins sa maîtresse... Mais voilà... Et l'enfant?

—Ah! ah! il y avait un enfant!

—Un enfant? Tableau!

—Et qu'en as-tu fait de ton enfant, Félicie?

Elle regarda encore la table de son œil atone et avec un terrible sourire—celui des folles:

—Je l'ai tué, dit-elle doucement.

Ils étaient ivres, ils étaient fous, ils riaient, ils criaient, ils se galvanisaient, ils se tordaient, et s'hystérisaient.

Mais quand elle eut dit ces mots, instinctivement ils se regardèrent, devenus glacés dans leur ivresse.

—Je l'ai tué!... continuait Félicie au milieu de ce silence. Si petit! Je l'ai étouffé... De cette main-là... Ensuite, je l'ai mis dans la caisse à fleurs sur notre fenêtre—dans la terre... J'arrosais tous les matins. Il n'y avait pas besoin d'arroser, allez! Ça poussait! ça poussait! Du fumier, quoi! J'ai toujours gardé un bouquet de ces fleurs-là... Il est fané le pauvre bouquet, dit-elle en pleurant dans le verre qu'elle tenait, mais vrai,—il sent encore bon!

Le silence était devenu glacé, sinistre, sépulcral. On s'examinait, chacun se demandant qui le premier allait partir.

—Eh! bien, s'écria Terral en se levant brusquement, en voilà une partie de plaisir! On se tait... Jetons-la par la fenêtre, Félicie, avec ses histoires de revenants!... Le diable l'emporte, elle est lugubre!... Olivier Renaud, mon cher, un article à faire celui-là!

—Ça a jeté un froid! dit Renaud.

—Du vin! s'écria Antonia. Versez à boire!

—Et oublions Félicie Hamlet!

—Félicie Young! dit Olivier Renaud.

—Je ne sais pas pourquoi vous m'insultez, dit-elle, je m'appelle Germot, moi!

La symphonie du souper allait crescendo. De moment en moment, cette salle où l'on étouffait s'emplissait d'un bruit plus intense, de notes plus aiguës. Ce fouillis de têtes avinées, de pommettes rougies, d'étoffes claires et d'habits noirs, ce mélange de froissements de soie, de bruits de bouchons sautant en l'air, de verres heurtés et brisés, de lourds propos, cette chaleur parfumée, cette atmosphère chargée, pénétrante, électrique, les transportaient, les grisaient davantage.

Cachemire se sentait heureuse dans cette fièvre.

Ses tempes battaient. Elle pressait dans ses petites mains les mains de Terral. Elle regardait Antonia d'un air de triomphe. Elle se savait la reine de toutes ces femmes, la mieux aimée, la plus enviée! Elle avait toujours à présent un écrasant sourire. La fille du père Labarbade se donnait des airs d'Impéria.

Et Terral aussi rayonnait. Il surprenait au passage plus d'un regard féminin braqué sur lui. Par ces hommes qui étaient là, lui aussi se savait étudié, jalousé! Il avait maintenant de l'or dans ses poches. Qui pouvait l'arrêter? Tout s'ouvrait. L'ambitieux voyait avancer l'avenir.

—Terral, lui cria du bout de la table Olivier Renaud qui le regardait, allons, un toast!

—Le diable soit des toasts, dit-il, ou buvez à la grande famille des sots, si vous voulez! Vous leur devez bien cela, journaliste!

—Et vous, millionnaire futur!

—Pourquoi pas? dit-il. Il y a assez d'imbéciles qui rampent. Laissez les gens d'esprit prendre leur vol. Il est bien temps que l'intelligence soit payée à sa valeur. Et si on ne la paie pas, qu'elle prenne! Oui, ma foi. Qu'est-ce que la morale absurde qui changerait le monde en cloître? La nature nous a créés appétits et désirs. C'est pour que désirs et appétits, tout soit satisfait. Que diable! si nous avons des dents, ce n'est point pour être condamné à nous les arracher. C'est pour dévorer. Et ceux qui ont les dents les plus longues doivent dévorer davantage!

—Bravo!

—Terral, vous êtes superbe!

—Une chaire à la Sorbonne pour Fernand Terral!

—La morale? Jolie sottise! Ce qui est bien ici est détestable là. Allez donc au Malabar avec votre morale stupide, ô gens vertueux! On vous pendra comme des gredins. Tout ce qui est profitable est bon, qu'en dites-vous, Broski?

—Approuvé! Passez-moi le rhum!

—D'autant plus que l'humanité est pétrie d'ineptie! Triste espèce!

—Ah! dites donc, Terral, pas de sottises, fit Berthe.

Cachemire regardait Terral avec amour. Elle ne l'avait jamais vu si beau!

—Il n'y a que deux sortes de gens, continuait-il, ceux qui osent affirmer leur ambition. Place à ceux-là. Vive l'audace. Puis ceux qui se rongent le foie dans leur coin, sans oser faire un mouvement. Ils meurent tout aussi haineux et non satisfaits. Tant pis pour les timides! La règle donc est celle-ci: Vouloir beaucoup et prendre le plus possible. A l'assaut!

—A la baïonnette!

—Vous êtes magnifique, Terral, criait Olivier Renaud: L'Achille du boulevard!

—Machiavel lui-même!

—Oh! des bêtises alors, fit Antonia. Pas de noms propres!

—Terral nous ennuie, disait Félicie en pleurant sur sa robe de soie mauve... Une chanson!

—Une chanson! La Femme à barbe!

—Comment? Il n'y a plus de liqueur? Passez-moi de l'eau de Cologne alors!

—De l'eau de Cologne! C'est une idée!

—Ah! çà, mais là-bas vous êtes ivres donc?

—Oui! De l'eau de Cologne!... J'ai soif, moi, répétait Félicie... J'ai soif!

—Du vinaigre de toilette, n'importe quoi!

—A boire!

Ils buvaient.

La nuit finissait, la longue nuit embrasée, la nuit folle; le jour se levait, les ouvriers sortaient déjà dans les rues silencieuses, et, fous, avides encore, les lèvres cuites, ces insatiables demandaient à boire, à boire encore, toujours! Ils n'avaient plus de vin. Ils avaient bu des liqueurs précieuses, des crus princiers, des crêmes exquises, et pour apaiser cette soif terrible, le matin venu, ils buvaient encore, mais cette fois, du petit bleu, pris à la hâte chez le marchand de vins, dans la rue,—du vin âpre qui les rafraîchissait, qui les jetait à terre, çà et là, groupés d'une façon sinistre, pâles, hâves, le fard tombé, verdâtres, les bougies s'éteignant dans les bobèches qui craquaient, quelques-uns ronflant, d'autres se plaignant, geignant, d'autres pleurant. Et Terral seul, debout, regardait ces yeux plombés, ces corps écrasés, ces vaincus de l'orgie en soutenant Cachemire qui s'était affaissée entre ses bras.

VIII

Un soir, en rentrant de sa répétition, Cachemire, toute joyeuse, dit à Fernand Terral:

—Tu ne sais pas? Le théâtre répète une féerie! Il a assez de la comédie en costume moderne. C'est si bête! On aura des jupes courtes. C'est Marcelin qui va dessiner les costumes, et j'ai un rôle, oh! mais un rôle!... Six toilettes!

—Ah! fit Terral.

—Tu n'as pas l'air content?

—Moi? si fait!

Cachemire ne répliqua point. Mais elle ne s'était pas trompée. Terral avait paru contrarié; il l'était en effet, et il songeait à présent. Depuis quelque temps, d'ailleurs, il était jaloux.

Terral, à la fin, s'était pris pour Cachemire d'un amour plus profond ou du moins plus violent qu'il n'osait se l'avouer. Encore ne pouvait-il se plaindre à personne de cette chute. C'était lui-même qui avait creusé la fosse où il était tombé. A force de jouer avec la passion, il s'y était brûlé le cœur ou les sens, un peu de l'un et beaucoup des autres. Il s'était cru au-dessus de la moyenne des hommes, et la cuirasse qu'il avait endossée avait pourtant ses défauts par où les flèches pouvaient pénétrer. Ce Titan avait trouvé son maître, et cet audacieux était bien près, à cette heure, de se voir dominé par la faible volonté et les caprices fous de Cachemire. Mais comme il était fort, réellement fort, il leur résistait. Il ne voulait pas qu'elle prît sur lui plus d'empire qu'il ne voulait lui en donner, et comme il reconnaissait instinctivement la puissance de cette enfant, instinctivement aussi il se roidissait et ne voulait pas faiblir.

Ce qui avait poussé dans une sorte d'amour ce Terral, incapable pourtant d'aimer, c'était la jalousie. Il comprenait, il sentait depuis quelque temps que Cachemire n'était plus à lui tout entière. Elle semblait lasse et rassasiée, elle n'avait plus de ces élans qui la poussaient vers lui, de ces paroles où elle se livrait,—et sans mentir,—emportée qu'elle était elle-même par l'orgueil de sa conquête. Maintenant, au lieu de bavarder comme autrefois quand elle se trouvait avec Terral, la linotte demeurait triste avec de grands yeux ouverts sur quelque chose que Fernand ne voyait pas. Il la questionnait, elle balbutiait une réponse qui n'expliquait rien et elle soupirait.

L'orgueilleux Terral souffrait vraiment de voir qu'elle ne lui appartenait plus. Il y avait une ombre, un désir,—il ne savait quoi,—entre elle et lui. Sa vanité s'en froissa. C'était le seul sentiment peut-être par lequel ce roc vivant fût accessible. Dès qu'il fut jaloux, il devint faible.

Cachemire s'en aperçut et en abusa.

Elle demeurait plus longtemps à présent à ses répétitions, elle n'était pas exacte à tous les rendez-vous qu'elle donnait, elle se faisait attendre, elle écoutait à peine les reproches, loin de demander pardon comme autrefois, elle souriait, chantonnait, passait à autre chose. Elle se sentait sûre de Terral, et n'avait plus besoin de se l'attacher aussi fortement. Pourtant elle l'aimait encore, par habitude peut-être. Fernand se demandait s'il ne valait pas mieux la quitter que de vivre ainsi, à ses côtés. Car enfin, l'argent qu'il gagnait était pour elle, et il en gagnait beaucoup. Cachemire avait des goûts de dépense folle. Il se creusait la tête pour y découvrir une mine d'or. Souvent il la trouvait. Ses coups de bourse étaient d'une audace effrénée, toujours heureux. Il remuait des millions en n'ayant pas mille francs en poche. Avec Rien il avait, il arrachait Tout.

Cachemire ne lui en savait pas gré. Naturellement Terral, accablé de préoccupations, n'était plus le Terral dédaigneux et fier qu'elle avait connu, qui l'avait séduite. C'était un élégant comme tout le monde, comme M. de Bruand, non plus un amant, mais presque un mari, un maître. Toute domination la fatiguait. Ce n'était pas tant la vie luxueuse que la vie facile qu'elle aimait. Oh! sa liberté!

Elle la trouvait, cette liberté, entre deux portants, dans les coulisses, dans sa loge où les lettres pleuvaient. Cette loge étroite, encombrée de pots de pommades, de brosses, de cold-cream, de couleurs, de poudre, de fausses nattes, de bijoux, de soie, cette loge sentant le gaze et le patchouly, cette boîte à cancans où l'habilleuse, le perruquier, les camarades, la portière, se suivaient, c'était un Eldorado. Elle y passait ses meilleures heures, ses plus enviées. Quand il fallait la quitter, elle se sentait un peu triste. Elle y restait donc le plus possible, caquetant, riant, à peine habillée, devant un miroir qui marivaudait avec elle, et lui répétait, tout un soir, qu'elle était belle et faite pour être aimée.

Être aimée! Eh! certes, elle savait bien que Terral l'aimait. Mais cet amour-là avait quelque chose de déjà vu qui la fatiguait. Elle eût voulu le conserver, mais y juxtaposer quelque roman nouveau, et de nouvelles émotions dont elle avait soif. Parfois aussi, comme dans le souper chez Antonia, elle sentait se réveiller en elle sa passion pour Terral. Mais cela durait peu. Elle songeait ensuite et rêvait;—si le Désir peut s'appeler le Rêve! Tout Paris connaît Messidor. C'est un petit homme maigre, couturé par la petite vérole, la figure en lame de couteau, mais les yeux pleins de poudre et la voix vibrante. Il jouait alors dans un drame quelconque un rôle comique, et tombait dans la pièce comme marée en carême pour chanter la ronde de rigueur.

Pendant qu'il détaillait ses couplets un soir, il vit dans une avant-scène une jeune femme vêtue de blanc qui tenait sur lui une lorgnette braquée.

—Tiens, se dit Messidor, Cachemire!

C'était Cachemire.

On en causa au foyer; Messidor en rit le premier. Le lendemain, à l'heure de la ronde, Cachemire était encore là.

—Oh! oh! dit-on à Messidor, c'est significatif. Messidor, tu as tourné la tête à Cachemire. Le bourreau des cœurs, ce Messidor! On demande le crâne de Messidor.

—Et qu'est-ce qu'on en ferait? dit mademoiselle Fernande, une des victimes de Messidor.

Le surlendemain, à son entrée en scène, Messidor aperçut encore Cachemire.

—Ah! mes enfants, dit-il en rentrant dans les coulisses, écoutez, je ne suis point fat, quoiqu'on m'ait fait assez laid pour me permettre de l'être, mais,—il porta en riant la main à son cœur,—c'est certain, je suis aimé!

—Aimé! dit mademoiselle Fernande en haussant les épaules.

Elle ajouta, dans le dialecte des Frontins du Palais-Royal:

—Il croit, ma parole, que toutes les femmes le gobent! Mais regarde-toi donc, Messidor!

Messidor ne se trompait pas. Cette face maigre, ce corps malingre, ce je ne sais quoi de spirituellement grêle, avaient séduit Cachemire, cette Cachemire à la recherche d'un idéal. L'éclectisme,—qu'elle ne connaissait pas,—l'avait conduite de Terral à Messidor. Il l'eût menée tout aussi bien de la statue de l'Apollon du Belvédère au surmoulage de quelque pauvre statuette mexicaine. Elle mit d'ailleurs une certaine hardiesse dans l'aventure. Un soir, elle monta bravement dans les coulisses, saluant à droite et à gauche quelque camarade, elle alla droit à la loge de Messidor, et l'enleva littéralement dans son coupé. On en parla deux jours dans le monde des théâtres. Ce fut un petit scandale.

Comme il en est de plus gros, on oublia celui-ci pour les autres, et tout fut dit.

La vie de mensonge pour laquelle elle était née, la vie de ruses, de tromperies, de souriantes hypocrisies recommença donc pour Cachemire. Elle se sentit dans son élément, et respira. Elle avait langui jusqu'à présent (la constance, quel supplice pour ses pareilles! il ne leur faut ni la vertu ni les demi-vertus!), mais dès-lors, Cachemire redevint elle-même. Volupté suprême de la fille d'Ève, elle avait trompé M. de Bruand pour Terral, elle trompa Terral pour Messidor. Ce n'était que le début. S'étourdir, aller, venir, la vie folle, le choc des verres, les courses, le bruissement de la soie, l'odeur du souper, c'était son atmosphère, sa vie. Elle était née pour cela. Elle trouvait qu'il était temps de secouer les jougs. Terral pesait autant qu'avait pesé Armand. Terral! Elle le craignait cependant, et elle se cachait. Ah! s'il avait su!...

Or, il savait. Il savait puisqu'il devinait. Il était furieux. Il se contraignait pour laisser croire qu'il ignorait. Il avait peur de l'explosion. Il n'avait point de preuves, mais des soupçons. Le jour où sous peine de ridicule il ne lui serait plus permis de laisser croire qu'il ne savait rien, ce jour-là serait terrible.

Et ce jour-là devait arriver.

Cachemire lui avait dit de venir la prendre, une après-midi, à l'heure du dîner. Il l'emmènerait au restaurant, puis au théâtre. Elle ne jouait pas. Terral avait loué une loge dans la journée. A l'heure indiquée il se présenta.

Cachemire était absente.

Terral trouva madame Labarbade et le petit Adolphe, en tunique, qui grimpait sur les fauteuils de reps blanc. C'était un jeudi; sa mère l'avait fait sortir.

—Cachemire rentrera-t-elle bientôt? demanda Fernand.

—Ah! fit madame Labarbade. Voilà!

Elle avait pris un air important, et, les mains fermées, faisait tourner ses pouces autour l'un de l'autre.

—Elle est au théâtre? dit encore Terral.

—Je ne crois pas!

—Rentrera-t-elle pour dîner?

—Non, non, certainement. Je vais, moi, dîner avec mon Adolphe au Palais-Royal, et après le repas, nous irons au théâtre voir jouer Gil-Pérès!

—Et mademoiselle Schneider! dit le collégien en clignant l'œil gauche.

—Gamin, va! fit la mère.

Terral s'était assis, un peu impatient.

—C'est bien, j'attendrai.

Madame Labarbade passa dans sa chambre pour prendre son châle.

—Vous savez, vous, dit alors Adolphe en s'approchant de Terral, si vous attendez ma sœur, vous attendrez longtemps. Il y a beau jour qu'elle a filé. Elle la fait bonne, allez! Savez-vous où elle dîne? A Nogent!

—Parbleu! dit Terral en se levant.

Il prit son chapeau et sortit brusquement pendant que le jeune Adolphe, étendu à la créole, battait avec ses souliers une charge sur le canapé, pour témoigner son contentement.

—Tu ne sais pas? dit-il à sa mère lorsqu'elle rentra, j'ai déclaqué tout. Il va tomber au beau milieu du balthazar, là-bas. Ça va être du joli!

—Ah! petit scélérat, fit madame Labarbade en riant, tu n'auras donc jamais fini?

—Jamais! C'est la tête du Messidor que je voudras voir. M. Fernand va mettre les pieds dans le plat. V'là ce que c'est, c'est bien fait, chantait-il d'une voix de grillon.

—Tu peux te vanter d'avoir de la malice, toi, répétait madame Labarbade en l'embrassant... Et puis, je ne suis pas fâchée que la péronelle ait sur les doigts. Si elle croit que celui-là est du bois dont on fait les M. Bruand!

—Ensuite, tu sais, dit Adolphe, elle m'embête! L'autre dimanche, je n'avais pas de tabac, je lui demande vingt sous, elle refuse. Oh! bien, alors!... C'est pas une sœur, ça!

—Ne crains rien, va, ajouta la mère, ses châles de l'Inde ne dureront pas toujours..... On aura sa revanche. Allons, viens!

Terral était parti pâle, les dents serrées, cherchant une voiture sans une autre pensée que celle-ci: courir à Nogent, y trouver Cachemire, et la ramener à Paris après avoir souffleté celui... Mais le nom de cet homme, il l'ignorait. Puis il ne savait même pas où la rencontrer, elle, dans ce Nogent. Il revint machinalement chez Cachemire. Personne. Madame Labarbade était partie, la femme de chambre n'était plus là, le cocher avait sans doute conduit Cachemire à la campagne. Terral passa une soirée agitée; son amour-propre, plus douloureux que son amour, le torturait, ainsi outragé. Mais il saurait bien se venger.

Il alla à son cercle, joua, perdit, perdit follement. En sortant il devait seize mille francs au petit Barberino. Peu lui importait. Il devait toucher le lendemain une liquidation. Il payerait. C'était Cachemire seule qui le rendait nerveux, furieux. Il voulut attendre au lendemain pour sa revanche. Il rentra chez lui, essaya de lire, puis de s'endormir, passa la nuit la plus agitée du monde, et se leva avec le jour. A dix heures, il était chez elle; Cachemire n'était pas rentrée.

—Bien, dit Terral à madame Labarbade qui prenait un air inquiet pour lui parler, je reviendrai.

Il revint. Cachemire couchée, dormait,—à quatre heures.

—Madame a dit que personne... commença la femme de chambre.

—Je sais, fit Terral, mais j'entre.

Il poussa brusquement la porte de la chambre.

Les rideaux étaient tirés; les gais rayons de soleil, arrêtés au passage, filtraient à peine de petits jets de lumière, semblables à des égratignures, qui se fichaient tout droit, comme des flèches, sur le tapis blanc à fleurs pâles.

Le lit, aux grands rideaux de guipure soutenus par des rubans roses, se dessinait vaguement, comme une blancheur, dans la pénombre. Il y avait réellement quelque chose de candide et de virginal dans cette chambre où l'on n'entendait maintenant que la respiration un peu oppressée de celle qui dormait.

Terral s'approcha du lit.

Il s'était habitué à l'obscurité, à cette obscurité sourde des appartements qui confisquent la nuit pendant le jour. Il regarda Cachemire, elle était étendue, la tête appuyée sur son bras droit dont la main pendait et elle reposait, la bouche entr'ouverte. Ses cheveux noirs, dénoués, s'étaient répandus sur son front, et ruisselaient sur la dentelle de l'oreiller. Les paupières alourdies semblaient baissées sur les yeux battus comme par une main de plomb. Il y avait sur ce visage aux lignes pures quelque chose comme de la fatigue, la fatigue lente à secouer des lendemains du plaisir.

Terral examina un moment Cachemire, puis il alla à la fenêtre, tira brusquement les rideaux sur leur tringle, souleva l'espagnolette, poussa les volets et fit, dans l'ombre parfumée de la chambre à coucher, comme une trouée de lumière.

Cachemire n'avait rien entendu. Elle n'avait pas bougé.

Il la prit par le bras et la secoua presque brutalement.

Elle se souleva doucement, écartant de ses deux mains les cheveux qui lui coulaient sur le front, se frottant les yeux avec des mouvements de chatte et souriant, instinctivement.

Quand elle aperçut Terral, elle poussa comme un soupir.

—Ah! c'est toi!...

—C'est moi.

Elle fut en un instant réveillée, et sur le qui vive.

—Tu m'en veux beaucoup, n'est-ce pas? dit-elle.

Elle avait préparé ses batteries, sûre d'elle-même.

—Non, dit-il froidement. Pourquoi t'en voudrais-je, n'es-tu pas libre?

Il comprenait bien que ce n'était pas en s'imposant à une nature inconstante et vaine qu'on la domptait. Dans ces paroles, il mit une teinte de mépris. C'était le moyen de ramener, par le dépit, celle qui s'enfuyait.

—Des pactes comme le nôtre ne sont pas signés pour longtemps, ajouta Fernand. Eh! pardieu, qui nous réunit? Un caprice. Il est fini, n'en parlons plus. J'ai—une minute—été tenté hier de me fâcher ridiculement. J'ai réfléchi. Je viens t'embrasser et te dire adieu.

—Comment prononces-tu ça?

—Tu es une bonne fille au fond, dit Terral en lui prenant les mains,—il eût voulu les broyer—nous serons toujours d'excellents amis. Donne ton front, que je t'embrasse...

—Fernand, fit-elle alors en se redressant et en le regardant en face, dis-moi la vérité, tu ne m'aimes plus?

—Vous avouerez, ma chère enfant, que vous m'avez peut-être donné le droit de vous oublier un peu...

—Je t'ai oublié, moi?

—Du diable si j'essayerai de m'en plaindre, mais je serais aveugle de ne pas le voir. Je t'ai attendue hier une heure au moins, d'autres se seraient cruellement désespérés.... A chacun son tempérament, moi...

—Toi, tu es allé chez Antonia? Voyons, ne le nie pas.

—J'ai parfaitement, que je sache, le droit d'aller où bon me semble, et vous de même au surplus, ma chérie. Je n'interroge pas, ne me faites pas de questions, c'est bien le moins.

—Et si je te dis tout, moi, te tairas-tu encore?

—Ah! çà mais, dit Terral en riant, tu es jalouse, Dieu me pardonne!

—C'est possible! J'ai mon amour-propre comme une autre, n'est-ce pas?

—Pardieu!

—Écoute, vois-tu, Fernand. C'est vrai, on m'a entraînée à Nogent. C'est Florine... Une partie de campagne, voilà tout... C'était sa fête!... Je t'ai fait attendre... mais ce n'est pas une raison... Ah! j'ai été contrariée. Tu m'en veux encore, je le vois bien. Dis-moi, tu as vu Antonia, n'est-ce pas?

—Ah! s'écria Terral, laisse-là cette niaise scène de jalousie. Que t'importe Antonia, et moi, et les autres? Me prends-tu pour un sot? Ce n'est pas Florine qui t'a entraînée hier, tu es allée à Nogent avec Messidor!

—Fernand...

—Eh! si je te le dis, c'est que je le sais!

—Je jure, commença Cachemire...

—Pourquoi jurer? Est-ce que je crie, est-ce que je me plains? Y a-t-il un reproche sur mes lèvres ou dans mes yeux? Regarde-moi. Après M. de Bruand, Messidor..., pourquoi pas? Est-ce que je te suis une chaîne, moi? Tu désires être libre... Va! Mais ce que je ne veux pas, entends-tu bien, c'est qu'on rie de moi par derrière et qu'on croie m'avoir trompé quand on m'aura menti! Je ne suis pas de ceux qu'on prend aux glus vulgaires. Et tu as cru faire de moi ton jouet, pauvre petite! Mais regarde-moi encore, je te briserais, toi et ce petit, entre ces deux doigts.

Il se promenait à grands pas à travers la chambre, redressant sa tête hardie, suivi des yeux par cette Cachemire, devenue humble tout à coup, en retrouvant le Terral d'autrefois,—celui dont le regard la traversait comme un éclair.

—Je ne suis pas un tyran, dit-il encore, et quel autre droit ai-je sur toi que celui du hasard et d'une fantaisie échangée? Mais à personne,—pas même à toi,—je ne permets d'oser me railler. Passer de mes bras dans ceux d'un autre? Soit. Tu es née d'ailleurs, ajouta-t-il avec mépris, et faite pour cela. Mais,—et Fernand Terral redressait son torse splendide,—essayer de me prendre pour dupe, Cachemire, voilà, entends-tu bien, ce que je te défends!

—Eh! bien, oui, dit-elle tout à coup entraînée et écrasée à la fois par cette colère dédaigneuse et contenue, j'ai eu tort. Je te demande pardon. Je m'accuse. Je me repens. Je t'aime toujours. Tu es mon Terral. Voyons, est-ce que tu ne m'aimes plus, toi? Regarde-moi. Je suis ta petite femme. Je t'en prie, ne t'en va pas, Fernand, ne t'en va pas sans m'avoir dit que tout est oublié!

Sur un fauteuil, la robe que Cachemire portait la veille, était jetée comme au hasard. Terral la prit, la repoussa et s'assit. Cachemire était venue se blottir à ses pieds, lui prenant les mains, appuyant sur les genoux de Terral sa tête brune et pâlie, et le carressant d'un sourire d'esclave, implorant, priant, s'humiliant. Il la regardait, les épaules nues, irrésistible, avec des battements de cœur, et se contenait, sachant bien, que le salut de la partie était dans sa froideur et dans son implacable dédain. Alors elle fut servile et basse, elle supplia, elle lui arracha son pardon par des larmes. Elle ne l'aimait plus pourtant. Mais il la tenait toujours. Elle ne devinait pas que cet homme l'adorait. Elle se croyait délaissée. Elle avait peur,—par vanité,—de le perdre et de le voir à une autre. Sans doute elle voulait bien le tromper, mais elle était résolue à ne pas le laisser échapper. Malgré tout, malgré l'habitude, la lassitude, le temps, il n'avait point perdu de son prestige aux yeux de cette femme, et il était encore le préféré sinon le seul, l'aimant sinon l'amant.

Terral s'applaudissait dans son orgueil d'avoir affecté avec un tel courage un détachement qu'il n'avait pas. Il savait bien que le jour où elle lirait clairement en lui, il serait perdu. Elle n'avait fait heureusement qu'épeler les premières faiblesses de Terral, et cette scène dernière venait de la rejeter dans ces réflexions pleines de troubles qui lui venaient lorsqu'elle essayait autrefois de s'expliquer cet étrange caractère de Terral. Tant de câlineries d'enfant opposées à des intrépidités audacieuses, le mépris et l'amour, l'ironie et la caresse, l'ardent baiser et la main de fer prête à frapper, Terral avait à la fois, et à quelques heures de distance, tout cela, ces tendresses et ces brutalités, le charme qui attirait et la colère qui terrifiait.

—C'est donc le diable, songeait Cachemire pendant que Constance, sa femme de chambre, l'habillait. Puis elle se rappelait l'attitude qu'elle avait eue devant lui tout à l'heure, et rougissait de tant de faiblesse. Elle eût voulu sur-le-champ prendre sa revanche. Elle! Cachemire! Pleurer!

—Bah! fit-elle, tout à coup, si c'est le diable, on lui coupera les griffes!

—Madame a dit? interrompit Constance en demeurant stupéfaite.

—Rien. Un peu plus de poudre de riz ici. C'est cela. Bon, et qui fait tout ce bruit dans l'antichambre? demanda-t-elle en tendant l'oreille. Va donc t'informer.

Mademoiselle Constance revint en disant que c'étaient plusieurs créanciers qui désiraient parler à madame.

—Et personne n'est là pour les recevoir? fit Cachemire.

—Si fait, Héloïse.

Héloïse était la cuisinière.

—Héloïse est une sotte, dit Suzanne, elle ne s'en tirera jamais. Il faut leur envoyer maman Anaïs.

Constance sortit par la porte qui conduisait à la chambre de madame Labarbade pendant que Cachemire, comme pour accompagner le chœur des créanciers, se mit à fredonner sur le piano l'air d'Ay Chiquita!

Madame Labarbade étendue sur une causeuse, lisait un roman de Xavier de Montépin, édition Cadot,—les classiques du boudoir. Elle regarda Constance d'un air de mauvaise humeur en posant sur le guéridon l'in-octavo jaune, et marquant d'une croix avec son ongle le passage où elle s'était arrêtée.

—Madame, dit Constance, ce sont des fournisseurs. Ils font un beau tapage dans l'antichambre, et madame m'a priée...

—Allons bon! fit madame Labarbade, je vous vois venir. Jolie commission! C'est Suzanne qui fait les dettes, et c'est maman Labarbade qui reçoit les camouflets. Ah! je puis me vanter d'avoir été maligne le jour où j'ai eu la sottise de venir ici. On n'est bien que chez soi décidément. Et puis des corvées, à n'en plus finir! Est-ce que ce sont mes créanciers, à moi, est-ce que je les connais, moi, voyons?

—Ah! mais, dit Constance, il faut cependant se dépêcher. Ils vont tout briser, et il n'y a là-bas que cette grue d'Héloïse.

—C'est bon, grommela maman Anaïs. On y va.

Elle donna devant la glace un tour à sa chevelure, un petit coup à son tablier de soie, prit un air digne en fourrant ses mains dans ses poches, et passa dans l'antichambre.

Ils étaient là, criant, réclamant et parlant de forcer les portes, et jetant dans leurs clameurs de menaçants noms d'huissiers. Le plus acharné, le petit père Moïse, n'en démordait pas, et demandait qu'on lui serfit mam'zelle Gagemire.

—Eh! bien, eh! bien, qu'est-ce que c'est, dit madame Labarbade! On se dévore?... C'est donc une tuerie ici? On se croirait à la Bourse. Tas de sans cœur! Vous ne savez donc pas que la petite est couchée, malade?

Malate? demanda Moïse avec anxiété. Alors, raison de blus pour bayer!

—C'est vrai, dit un autre. La santé de mademoiselle Cachemire, c'est notre garantie.

—N'ayez pas peur, fit madame Labarbade. Elle a bon pied, bon œil. Seulement est-ce une raison pour faire un sabbat à réveiller toute une caserne, s'il était nuit?

—Il fait chour reprit Moïse, et nous afons le droit de tapacher guand on baye bas!

—Tiens, vous croyez ça, vous?

—Parbleu! qu'on nous paye, nous nous tairons!

—Voilà une heure que nous faisons le pied de grue!

—On m'a fait rapporter ma note vingt-deux fois. Vingt-deux fois une note de boucherie!

—Et moi donc!

—Et moi, en ai-je fait de ces pas pour ne rien toucher!

Foui! foui! nous les gonnaissons, les marges de zet esgalier, bar exemple! z'est eine invamie! z'est intécent!

—Indécent! dites donc, parlez pour vous, vieux sans-culotte, dit madame Labarbade. Et qui vous a dit qu'on ne vous solderait pas?

—Comment qui nous l'a dit, puisqu'il y a trois mois que nous avons le bec dans l'eau!

—Eh bien, et les à-compte? dit madame Labarbade.

—Ils m'égrazeraient bas le bied, les à-gomptes, z'ils dompaient tessus!

—Enfin, quoi! reprit maman Anaïs. Si je vous disais que demain à cette heure-ci vous serez payés!

—Nous n'en croirions pas un mot!

—On nous l'a vaite drop soufent!

—Foi d'honnête femme, dit madame Labarbade.

—L'honnêteté ne paye pas, répondit quelqu'un.

—Vous verrez que si, mon gros. Seulement, ah! seulement, je vais vous dire (et maman Anaïs baissait la voix), c'est de l'argent et du bon argent sorti de ma poche que vous aurez. Aussi dites donc, hé, on fera bien l'escompte à la banquière?

—L'escompte!

—Ah bien, l'escompte!

—Parlons-en!

—On ne vait d'esgompte gu'au gompdant, ma ponne tame!

—Chut donc! En voilà des criards. A votre aise. Je garderai mon saint-frusquin. Il est bien à moi.

—Zoit. Nous aurons regours sur mam'zelle Gagemire!

—Turlututu! A votre aise... Faites saisir. Avec ça que les frais que vous ferez ne vous coûteront pas un peu plus que l'escompte en question. Voyons, voulez-vous me rabattre vingt pour cent sur vos factures?

—Vingt pour cent!

—C'est une plaisanterie!

—Fous nous brenez donc pour des vilous? dit Moïse. Gombien groyez-fous que nous gagnons?

—Ne parlons plus de vingt pour cent. Ça peut-il passer pour quinze? Ah çà! est-ce que vous croyez qu'on ne rabattrait pas ça si je faisais estimer tous vos comptes par des experts?

—En voilà une idée! Estimer nos comptes!

—Nous ne sommes pas des maçons!

—Paix, alors. Voyons, nous disons quinze pour cent?

—Non... Non...

—Touze, si fous foulez, dit Moïse!

—Je suis bonne princesse, fit maman Anaïs. Va pour douze! apportez les factures demain à cette heure-ci acquittées, et je solde. Seulement ne mentionnez pas l'escompte sur l'acquit. C'est inutile. Acquittez la somme brute, ça suffira, je marquerai la différence sur mes livres!

Les fournisseurs se retirèrent enchantés. Madame Labarbade, fière d'avoir apaisé la tempête alla tout droit chez Cachemire.

—Eh bien? dit Suzanne.

—Fini. Envolés. Ah! les gredins, ils crient comme des grives. Ce n'est pas sans peine que j'ai congédié la compagnie. Tu sais, j'ai promis que demain on les payerait...

—Allons donc! Es-tu folle? Je n'ai pas un sou!

—Il faut pourtant les payer. Il y a assez longtemps qu'ils droguent. D'ailleurs j'ai promis...

—Tu as promis, tu as promis...

—Ma petite, une honnête femme n'a que sa parole. On a dit qu'on payerait. On payera. Voyons, bête, est ce que tu n'as pas quatre fois trop de diamants? On en met la moitié au clou et il en reste assez pour donner dans l'œil de ceux qui regardent...

—C'est que je dois beaucoup, je parie!

—Une misère, au contraire. Tu n'as pas d'ordre. Cinquante-huit mille francs. Ce n'est rien. Il y a quatre châles d'Inde dans ce total-là. Tu vois, je sais tes comptes. Voyons, donne-moi ta parure verte, ta grosse croix, les boucles d'oreilles que cet Espagnol t'a envoyées.—Il n'est jamais venu chercher la monnaie, cet imbécile-là.—Je porte tout ça aux Blancs-Manteaux ou chez un orfèvre et adieu les créanciers, ou une partie des créanciers. C'est toujours ça de moins!

—Tu as raison, dit Cachemire. Payons-en quelques-uns. J'ai justement besoin d'un nouveau châle. Quand j'aurai bouché l'ancien trou, j'en referai un second.

—Tu as oublié d'être sotte, Suzanne, fit maman Anaïs.

En une après-midi, madame Labarbade, toujours active, mit au Mont-de-Piété, ou accrocha chez des changeurs de contre-bande les diamants en question. Elle en tira plus de soixante-deux mille francs. Au retour, elle accusa à Cachemire cinquante-huit mille francs en entrée... tout juste de quoi solder les créanciers le lendemain.

—Eh bien! donne-moi une partie de cet argent-là, dit Suzanne.

—En voilà une idée! Nous sommes engagées d'honneur pour demain. Cet argent n'est pas à nous!

—Et les reconnaissances?

—Je les garde, dit la belle-mère, tu les perdrais!

Le lendemain, madame Labarbade paya pour cinquante-sept mille deux cents francs de fournitures, mais en réalité, déduction faite de l'escompte de quinze pour cent, elle ne sortit de sa caisse que quarante-huit mille six cent vingt francs. Elle congédia les créanciers enchantés et, rentrée chez elle, calcula sur la couverture du roman jaune, ce que cette petite affaire lui avait rapporté.

Quatre mille francs cachés à Cachemire, plus huit mille cinq cent quatre-vingts francs produits par l'escompte obtenu, c'était plus de douze mille francs qui lui tombaient dans la poche.

—J'irai trouver demain mon agent de change, pensa maman Anaïs.

Elle sourit encore à cette idée qu'avant un mois Cachemire serait de nouveau forcée de liquider sa position, et qu'il y aurait un autre profit pour l'intermédiaire.

—La petite a du bon, songeait-elle.

Puis elle prit le journal, regardant à la colonne de la bourse, les valeurs qu'il fallait acheter.

Terral, pendant ce temps, courait dans Paris à la recherche d'un certain Duréchaud, agent de change, qu'on n'avait pas vu depuis la veille. On disait,—mais les bruits de Paris ont si peu de consistance,—qu'un grand bal avait été donné la nuit précédente à la maison Duréchaud, et que l'agent avait profité de la fête pour faire atteler une chaise de poste et gagner quelque ville de province d'où sans doute il serait monté en wagon pour la Belgique. Huit jours auparavant, Terral avait remis à M. Duréchaud trente-deux mille francs, pour une opération qu'il tentait. L'affaire avait réussi. A la liquidation, Terral devait toucher quelque chose comme deux cent soixante mille francs. Il se présenta à la caisse au jour dit. La caisse était fermée. Il s'informa, on lui répondit par l'histoire du bal. Il courut et fouilla Paris. Partout la même réponse et le bruit s'accréditant, grossissait.

Le soir, l'on dit était une vérité.

Or, Terral avait joué la veille et perdu quinze mille francs. Une dette de jeu (ironie du préjugé!) est chose sacrée. Comment payer? Il avait jusqu'au lendemain midi. Mais, en dehors de l'argent risqué chez Duréchaud, Terral ne possédait rien. Pas une ressource. Duréchaud demeurant à Paris, Fernand continuait ses entreprises audacieuses. Cette dernière venait de réussir—prodigieusement—comme avaient réussi toutes les autres. Et voilà que sur son chemin cet intrépide rencontrait un coquin!

—Misère! se dit Terral, je n'avais jamais calculé la partie qu'en la jouant avec des honnêtes gens.

—Qu'est-ce que cela prouve? ajouta-t-il. Que je suis un niais, comme les autres. Un sot. Ce Duréchaud a bien fait.

—Je ne lui conseillerais pourtant pas, conclut-il avec une menace dans la pensée, de se retrouver sur mon passage!

Cependant, il fallait se procurer les quinze mille francs dus à Barberino. Le temps s'écoulait, le soir venait, demain arrivait. Terral s'adressa à tout le monde en souriant, demandant quinze mille francs comme il eût demandé cinq louis, avec un accent délibéré, comme s'il eût dû les renvoyer dix minutes après par son laquais, lui qui n'avait pas cinquante francs en poche! On lui refusa partout avec le même sourire, la même politesse, la même phrase. Le comte Broski, ses amis, ses connaissances de cercle, tous. Terral sentait fuir les heures, et avec quelle rapidité! Il avait des sueurs froides à cette idée que demain tout Paris, ce tout Paris qui le connaissait, dirait: «Vous savez bien, Terral? Fernand Terral, celui qui a tué M. de Bruand? Il n'a pas pu payer une dette de jeu,—15,000 livres, un rien!—au petit Barberino!»

—Un homme à la mer!

Accablé, morne, face à face avec la pensée de son isolement, de sa non-réussite, de cette terrible dette de Damoclès qui allait le tuer net demain, Fernand se rendit le soir presque machinalement chez Cachemire. Pourquoi y allait-il? Il ne le savait. Le malheureux avait besoin de parler à quelqu'un qui ne fût pas un camarade de boulevard et de retrouver autre chose que cet éternel sourire qui refusait éternellement. Il se faisait un grand bruit justement chez Cachemire. Cachemire se plaignait, madame Labarbade répliquait. Le petit Adolphe pleurait. On venait de ramener, à l'heure même, Adolphe, renvoyé du collége pour insubordination féroce.

Fernand alla droit à l'appartement de Cachemire. Elle sortait du bain et tendait ses petits pieds au pédicure.

—Ah! c'est vous, mon ami, dit-elle en présentant son front à son amant. Me donnez-vous une minute pour achever ma toilette?

Fernand s'assit dans un fauteuil, la regardant enveloppée dans une longue robe de chambre de mousseline blanche garnie de rubans roses, toujours charmante, un peu pâle cependant.

Il ne disait rien, et ce silence étonnant Cachemire:

—Quelles nouvelles? demanda-t-elle.

—Rien.

Elle congédia le pédicure.

—Voyons, dit-elle, il y a quelque chose? Quoi?

—Rien, en vérité.

—Je vois, fit Cachemire en fronçant ses lèvres avec une adorable moue, vous êtes encore jaloux, vilain!

—Moi? jaloux!... Ah! répondit-il en la repoussant doucement, j'ai bien d'autres préoccupations à cette heure que la jalousie...

—Tu es poli, dit-elle.

—Poli!... C'est vrai, j'ai eu tort. Voyons, ta main.... Tu sais bien que je t'aime... malgré tout.

—Malgré tout? Il y a une intention dans ce malgré tout. Quand je te dis que je le déteste, ce Messidor. Est-ce ça, voyons, qui t'ennuie? Regarde-toi. Tu as une paire de sourcils. Brr! On dirait que tu vas y aller de ton cinquième acte!

—Ah! c'est que tu ignores, toi.... Je suis perdu, dit Terral.

—Comment, perdu?

—J'ai joué, je dois, je n'ai pas d'argent. Voilà. Comprends-tu?

—Comment, pas d'argent? Décavé? Plus rien.... Et la Bourse?

—Sur ce terrain, j'ai trouvé plus fort que moi. On m'a volé. Un misérable! Ah! du diable si je ne songe pas à me faire sauter la cervelle!

—Te tuer! dit Cachemire en l'embrassant. Tu ne vas pas te tuer, mon Fernand, dis?... Oh! d'abord je te suis partout, comme ton ombre, je te surveille. Non, tu ne te tueras pas!

—Ne crains rien, va! tu as raison. Et qu'est-ce que le suicide? Une bêtise. Il s'agit de trouver un expédient et non un pistolet. Voyons, as-tu de l'argent, toi, à me prêter?

—De l'argent?

—Oui, de l'argent. Elle t'étonne, cette question-là? Ne sommes-nous pas associés? Appui pour appui. Demain soir j'aurai peut-être cent mille francs, trouvés je ne sais où, si j'ai demain matin la misérable somme...

—Et combien te faut-il?

—Quinze mille francs.

—Eh! dit Cachemire, c'est une fortune cela! Je n'ai pas un sou!

Il baissa la tête et regarda le tapis, comme un homme écrasé.

—Pas un sou, c'est vrai, reprit Cachemire... Il faut pourtant trouver cet argent-là. Une dette de baccarat, c'est solennel comme un sacrement. Je vous demande un peu pourquoi? Si on pouvait faire un billet, parbleu; on s'en moquerait. Tiens au fait, j'en ai un demain, un billet. C'est le 15... Sans compter le terme. J'étais déjà assez tracassée. Ton affaire me renverse. Nous ne pouvons cependant pas rester comme ça... Mais voyons, tu n'as pas d'amis, personne ne peut te prêter?...

—Personne, dit Terral amèrement. Ah! ma foi, fit-il, c'est chose réglée. Voilà le commencement de la fin. Le cheval a bronché. Le cavalier est désarçonné. A un autre!

Il s'était mis à marcher, frappant de sa canne les fauteuils, irrité, mordillant sa moustache.

—Baste! je ne me plains pas, dit-il avec colère, il faut, dans l'assaut au succès, bien des cadavres pour combler le fossé, et laisser passer ceux qui ont leur étoile. Si je suis destiné à servir de marchepied à d'autres, tant pis pour moi. Je ne serai pas le seul. N'importe! J'étais,—oh! je le sens bien,—marqué pour la fortune, et c'est,—quoi?—une partie malheureuse, une carte,—une carte!—qui me rejette à l'ornière! Eh! bien, non, je chercherai, je trouverai, je payerai!

—Où vas-tu? dit Cachemire en le voyant se diriger vers la porte.

—Je ne sais pas, au hasard. C'est parfois un bon chemin.

—Fernand, dit-elle, écoute-moi, je ne suis pas une mauvaise fille, va! Je t'ai fait du mal, l'autre jour, c'est vrai, mais il ne faut pas m'en vouloir. Eh! bien, quoi? On a ses heures bêtes, n'est-ce pas? Oublie Messidor, veux-tu, et je te le trouve cet argent qui te manque, je te le donne!

—Messidor? répondit Terral. Qui te parle de Messidor? Mais tu l'as donc toi, cet argent-là?

—Je l'ai ici, dit-elle en montrant une chiffonnière. Elle ouvrit un tiroir, y prit des joyaux, des écrins et les montrant à Terral:—J'envoie tout à l'orfèvre et tu es sauvé, tu payes, tu rejoues, tu gagnes, tu fais ce que tu veux! Ah! et dites après cela que je ne suis pas gentille!...

—Suzanne, fit Terral en la serrant dans ses bras.

—C'est tout ce qui reste, dit-elle en haussant les épaules, mais c'est moi qui m'en moque. Eh! bien, nous en mangerons de la vache enragée! Après? J'ai un bon estomac! Veux-tu les porter toi-même au marchand?

—Moi?... Non, dit-il après avoir hésité.

Eh! bien, j'appellerai maman Anaïs.

Elle tira un cordon de sonnette et dit à Constance de prévenir madame Labarbade.

La belle-mère vint avec Adolphe, à qui on avait déjà acheté, dans un magasin de confection, un paletot pour remplacer sa tunique de lycéen.

—Et qu'y a-t-il donc? demanda maman Anaïs.

—Un méli-mélo, dit Adolphe tout bas à l'oreille de sa mère. Je parie qu'on se chamaille?

—Tiens, répondit Cachemire en prenant les bijoux. Mets ça dans ton tablier, Anaïs; j'ai besoin d'argent.

—Ah! bah! Encore?

Madame Labarbade regarda alternativement Fernand et Cachemire. Fernand debout contre la cheminée feuilletait une pièce de théâtre.

—Eh! bien, oui, dit Cachemire, encore! Va!

—Mais ce sont les derniers...

—Ce sont les derniers. Va donc, je te dis!

—C'est bon, dit maman Anaïs. Parbleu, ce n'est pas à moi de faire des observations. Viens, toi!

Adolphe suivit sa mère qui haussa les épaules en fermant la porte, et dit en avançant la lèvre inférieure:

—Dieu de Dieu, en voilà une qui est pressée! Pauvre cervelle, va! Train d'hôpital, grande vapeur. Au fond, heureusement, c'est moi qui m'en moque!

—Et moi donc! dit le tendre Adolphe.

Ce n'était certes pas l'héroïsme qui avait poussé Cachemire à sacrifier à Fernand Terral ses derniers bijoux; elle avait obéi à ce premier mouvement, un peu banal dans sa précipitation, de toutes ces femmes au cœur mou qui recevraient sans une larme la nouvelle de la mort d'une mère, et verseraient des torrents de pleurs sur le trépas d'une perruche. Elle obéissait d'ailleurs encore,—sans s'en rendre compte,—à l'influence de Terral. Elle se faisait humble et dévouée pour le forcer à oublier qu'elle l'avait fui et trompé. Non pas qu'elle le craignît vraiment. C'était la force de l'habitude. Le chien rampe jusqu'au moment où parfois il dévore la main qui le caresse ou le menace. Cachemire n'était pas assez énergique pour dévorer qui que ce fût; mais elle songeait bien souvent à rompre sa chaîne et à s'enfuir. En attendant, elle demeurait souriante et caressante comme autrefois.

L'argent trouvé, les bijoux vendus, tout fut réparé. Fernand paya. Il s'était dit qu'il effacerait bien vite cette première perte. Il joua encore. Cachemire, un soir, en voulant aller à un bal que donnait Antonia, regretta pour la première fois une parure d'améthystes qu'elle aimait beaucoup.

—J'aurais dû conserver au moins celle-là, pensa-t-elle.

Elle se consola bien vite. Les mécomptes glissaient sur elle. Elle l'aimait d'ailleurs, cette existence heurtée, la gêne dans le luxe, les antithèses de la bohème, l'éternelle bascule, les hauts et les bas. Tout ce dont M. de Bruand l'avait entourée semblait fuir peu à peu. Le linge, la garde-robe, ce bien-être excessif où elle nageait, tout cela s'était comme tari. Madame Labarbade lui faisait chaque jour des observations et des remontrances. Elle parlait raison. Elle prêchait.

—Voyons, disait-elle, il faut être sage une fois dans sa vie. As-tu bien réfléchi, où vas-tu? Je m'étais promis de n'en souffler mot, mais c'est plus fort que moi. Je te vois glisser, glisser...; je crie: au secours! Tu vis là, depuis tantôt un an, avec ce grand diable de Terral, qui est joli homme, je le veux bien, mais qui te pèse plus que tes écus. Il est sur tes talons, il t'ennuie, il dit qu'il t'adore. C'est très-joli, l'amour, mais c'est peu nourrissant. Et au fond, est-ce que vous vous affectionnez tant que ça? Il t'aurait pour sa part, depuis longtemps, souhaité le bonsoir si tu n'avais pas eu la faiblesse de monnayer, pour monsieur, tes bijoux... Et quant à toi, si tu étais franche, tu avouerais qu'il est passablement gênant. Il a la prétention d'être aimé. A son aise. Mais que fait-il pour ça? Songe donc, ce dadais de M. de Bruand te rendait du moins heureuse. Il s'inquiétait de tes désirs, il te comblait de cadeaux, il n'était pas du tout désagréable, sans compter qu'on pouvait dire que c'était un homme bien élevé. Et puis tu étais libre avec lui; il ne faut pas te figurer... Essaye donc d'avoir une inclination, maintenant que M. Fernand a mis le grapin sur toi! Pas possible. Oh! vois-tu, ma petite, la première condition pour qu'une femme ne périsse pas d'ennui, c'est qu'elle fasse à sa tête. Et tu es plus esclave qu'une négresse. C'est vrai. Un jaloux, un bourru. Enfin, il ne me dit jamais bonjour. Je vaux pourtant un coup de chapeau, saperlotte! Et puis! mon Adolphe, il lui a tiré les oreilles, le brutal, un jour que le petit lui a marché sur le pied sans le vouloir. Je dis le petit, pas si petit, ça devient un homme au contraire, et un bel homme, si je m'y connais. Il verra bien, un jour ou l'autre, ce monsieur Terral, il verra! Pour en revenir à toi, ma chérie, à ta place je me dépêcherais d'envoyer promener ce monsieur, j'aurais le courage de m'en dépêtrer, et je vivrais à ma guise, j'aurais un époux qui ne me laisserait manquer de rien et à qui je boucherais assez adroitement les yeux pour qu'il ne pût rien voir aux petites distractions dont je sèmerais mon existence. Comment! Tu es actrice, jolie comme un cœur, adorée, enviée,—tu es mademoiselle Cachemire,—et tu vis avec un boursicotier comme si tu étais sa femme. Car enfin, tu lui es fidèle, bête! au lieu de collectionner les billets que je recevrais, j'y répondrais. Il ne manque pas de gens à Paris qui ne savent où mettre leur argent. Voyons, n'ai-je pas raison, dis? Tu restes-là, rêveuse, tu n'as pas de courage, tiens! Flanque-lui donc son congé en deux mots: «C'est fini, va te promener.» C'est clair et net, et tu verras, quand tu n'auras plus le Terral dans tes jupes, que les parures en améthystes ne te manqueront jamais!

—J'y songerai, répétait Cachemire.

Et, fatiguée de Terral, avide de liberté, de bruit, de nouveauté, elle n'osait changer, elle demeurait dans sa lassitude, sans faire encore un mouvement pour la secouer. Elle n'était vraiment satisfaite, gaie, triomphante qu'au théâtre, parmi les cancans de coulisses et les historiettes du Manteau d'Arlequin. Ce n'était pas l'art qu'elle aimait,—elle ne le comprenait certes pas,—c'était le dessous du métier, les mille propos de la loge, les blagues de la répétition, les lazzis avec les camarades, le plaisir d'écraser une rivale, de faire poser un jeune premier prenant son rôle un peu trop au sérieux ou de remettre un régisseur à sa place. Elle était assez insolente, et très-paresseuse, bravait les amendes, envoyait les rôles au diable, et n'en faisait qu'à sa tête. Il fallut la remplacer un soir.

Au moment de lever le rideau, Cachemire était absente de sa loge. Le régisseur fit une annonce au public, en déclarant que mademoiselle Cachemire avait manqué à tous ses devoirs. Le public des étages supérieurs siffla vertement, le public de l'orchestre applaudit à tout rompre. Pendant ce temps Cachemire, oubliant le théâtre, oubliant son rôle, oubliant Terral, dînait avec des Anglais au pavillon d'Armenonville.

A partir de ce jour, elle commença à le braver singulièrement, ce Fernand, et à s'en détacher de plus en plus. Il ne ressemblait plus d'ailleurs au Fernand d'autrefois. Il devenait sombre, inquiet. Son audace l'abandonnait. La chance avait tourné. Terral avait marché jusque-là comme sur un terrain sec où il faisait fièrement retentir ses talons: maintenant, il s'enfonçait comme en un terrain fangeux. Chaque effort fait pour avancer le plongeait plus avant dans ce marais. Il jouait et perdait. Ses opérations,—celles qu'il croyait les plus solides,—lui craquaient dans les mains. Il s'endettait; il s'embourbait: il n'avait plus ce coup d'œil d'aigle qui pénétrait hommes et choses; il voyait faux; ou plutôt la fureur de ne pas réussir, les rages concentrées l'aveuglaient. Il s'inquiétait peu de Cachemire. S'il ne la quittait pas, c'est que l'habitude l'enchaînait à elle. Puis, dans tout ce Paris qui le connaissait pourtant, il n'y avait peut-être plus qu'elle qui lui sourît encore. Comédie, ce sourire, il le savait bien. Mais c'était un sourire, et cela lui suffisait.

Il la voyait rarement. Avait-il le temps de la voir? Il passait des nuits entières à jouer avec de faibles sommes ramassées çà et là, empruntées comme autrefois. Quand il gagnait, il relevait la tête, mais c'était pour reperdre bientôt. Le jour alors, il se cachait, ou il dormait, ou il cherchait,—penché sur le papier,—de folles martingales. Cet homme pratique se repaissait de chimères!

Il marchait à une ruine certaine, à un tollé immense que pousseraient un jour ceux qui lui prêtaient encore quelques louis, qui lui tendaient la main, ou qui le tutoyaient. Oui, un jour.... Il n'y voulait pas songer. Il entendait le chœur grondant de tous ces gens, l'accabler de dédains. Et toutes les portes condamnées, tous les cercles fermés, tous les vastes espoirs, chassés comme une volée d'oiseaux,—la partie si fièrement entamée, cette partie, immense avec le destin, perdue, à jamais perdue!

—Aussi bien, se disait-il, faut-il se roidir et résister. Ah! je la trouverai, la pierre philosophale du jeu, et vive encore Fernand Terral! Je ne suis pas battu!

Cachemire ne se doutait pas de tout ce qu'il souffrait, mais elle le voyait nerveux, irrité, assombri, et elle le trouvait maussade. Parfois, elle lui refusait sa porte. Il redescendait, la mort dans le cœur, cet escalier tant de fois franchi avec l'assurance orgueilleuse, et se demandait s'il devait lutter contre cette enfant, et l'écraser. Puis, bientôt:

—A quoi bon? ajoutait-il. L'adversaire, le seul adversaire, c'est le Sort!

Cet amour, qui l'avait un moment saisi, il l'étouffait. Cette jalousie, qui l'eût rendu si ridicule à ses propres yeux, il l'avait vaincue. Et peu lui importait cette femme, maintenant que la lutte redevenait pour lui aussi terrible qu'auparavant, et que son rocher de Sisyphe,—la misère, l'obscurité, l'oubli,—menaçait encore de l'écraser.

Il eût eu au surplus fort à faire en s'inquiétant de Cachemire. Elle était bien aise, elle aussi, de lui échapper.

Les paroles de madame Labarbade, qu'elle s'était tant de fois répétées, lui revenaient à l'oreille. Elle avait échappé à la fascination de Fernand.

Il s'était humilié en acceptant ces secours qu'elle lui avait offerts sans arrière-pensée pourtant.

Depuis qu'il n'était plus invincible, intrépidement résolu, comme autrefois, Cachemire, le craignant moins, ne l'aimait plus autant. Elle songeait à en finir avec lui; il était temps, disait-elle, de se faire une position.

Elle n'avait qu'à vouloir. Elle voulut.

Dès lors, elle ne fut plus visible lorsque Fernand se présenta. Elle lui donnait de rares et courts rendez-vous. Elle avait l'air affairée, elle paraissait et disparaissait.

Il n'insistait pas, d'ailleurs, et la laissait libre. Il eût rompu volontiers sur-le-champ. Mais c'était elle, elle encore qui gardait une sorte d'hypocrite apparence, et ne voulait pas avouer que tout était fini lorsque le dénouement était bien arrêté dans son esprit.

Elle était vraiment affranchie, heureuse, emportée par la vie torrentielle. Point de soupers complets sans la chanson de Cachemire. Point de fêtes dans ce monde barriolé sans la fille du père Labarbade.

Elle était des plus rieuses, des plus affolées. Elle en arrivait à avoir de l'esprit. On citait ses mots dans les petits journaux.

Elle était de fer. La nuit, debout; le jour, debout. Elle jouait, répétait, apprenait ses rôles dans son bain, déjeunait en ville, courait au théâtre, dînait, soupait, passait la nuit, recevait ses amis, tout cela dans une journée, tout cela tous les jours, sans compter les fournisseurs à recevoir, les chapeaux à choisir, les robes à essayer, les cheveux à friser, les photographes qui vous traquent, les camarades qui vous poursuivent, les ennemis, les importuns et les amoureux!

La vie lui eût été cent fois plus douce et plus facile, mariée là-bas, à Samoreau, travaillant en chantant et dormant avec de beaux rêves. Mais il lui plaisait,—comme aux autres,—de se condamner à perpétuité au bagne parisien.

Elle traînait son boulet, qui pesait tout aussi lourd, malgré ses dorures.

Elle le traînait avec des éclats de rire d'une gaieté épileptique, et quand elle le sentait à son pied,—ce qui lui arrivait rarement, car elle ne pensait pas,—elle le plongeait dans le champagne.

IX

C'était un jour de course,—l'inauguration du turf de Vincennes. Le faubourg Saint-Antoine étonné, vit arriver ces voitures emportées, entendit ces grelots et ces coups de fouets, et se regarda, ne comprenant pas. Il y eut alors un cri, un grand cri. Comme on avait crié jadis: Les faubourgs descendent,—on s'écria, non moins effrayé: La fashion monte!

Elles passaient, les filles folles, étendues dans leurs victorias, regardant ces maisons hautes, chargées d'enseignes, maisons de travailleurs, avec des noms d'ébénistes, des noms laborieux, des noms d'ouvriers.

Elles souriaient.

On les voyait examiner les ruisseaux du faubourg d'un air curieux, comme si elles ne les connaissaient pas.

Promenant leurs femmes et faisant prendre l'air à leurs enfants, les faubouriens, inquiétés par cette tempête de soie, ne savaient que penser.

Ils avaient peur.

Les fillettes qui s'étaient peignées tout à l'heure, devant leurs miroirs de quatre sous, se sentaient prises de fièvre. Quelqu'un dit: Prenez garde, il y aura de mauvais rêves dans les mansardes!

Depuis, les voitures allant aux courses, laissent le faubourg à leur droite et passent par un boulevard.

Le champ de courses est vaste et beau. Les tribunes, chargées de spectateurs, fourmillent.

Les voitures, qui paraissent vouloir se heurter, s'emboîtent adroitement comme les steam-boats sur la Tamise.

Il y a des coupés élégants et d'humbles fiacres, des calèches et des voitures de commerce, avec le nom du fabricant, et où s'empile, où s'étouffe toute une famille qui veut voir.

Il y a des voitures faites tout exprès, avec des élégants juchés dessus, et débouchant du Cordon Impérial.

Les femmes veulent grimper.

On leur tend la main, on les hisse. Les piétons qui passent regardent. On applaudit.

C'est un tohu-bohu de couleurs et de costumes. On risque-là les modes nouvelles.

L'excentricité donne le mot d'ordre.

Des gens qui ne se sont pas rencontrés depuis un an, se reconnaissent. Les élégantes en voiture découverte, recueillent à droite et à gauche les saluts, les sourires.

Elles distribuent des poignées de mains, se font présenter de nouveaux soupirants par les anciens, ébauchent des romans aux dénouements faciles. Entre deux courses, on a le temps de signer un pacte qui coûte bien peu à celle-ci, et fort cher à celui-là.

On parie, on joue. Cette prairie est aussi un tapis vert.

Quand les jockeys partent, un grand frisson parcourt la foule. Il y a des cris quand on hisse au poteau la couleur du vainqueur. Les chapeaux s'agitent, et l'on pousse des hurrahs, mais l'enthousiasme hippique n'est qu'une parodie des courses anglaises. La course à cheval est à la mode, comme demain peut-être, le seront les courses de taureaux. Si la chose arrive, nous verrons éclore une race d'aficionados comme nous avons vu naître un clan de gentlemen riders. Tout est bien.

Prétexte à tapage, à retour bruyant, à champagne débouché, à saluts échangés avec mademoiselle Trois-Étoiles, à paris, à voile vert, à déjeuner sur la pelouse, à souper le soir et la nuit, voilà les courses. Quelques-uns seuls savent le nom du cheval qui court; tous trépignent comme secoués par une ardeur de jockey. Les crieuses d'amour seules ont la franchise de se rendre là, maquillées, plâtrées, charmantes de provocation, comme à un étal.

Cachemire avait emmené avec elle Flore Hardy, une de ses camarades de théâtre.

La pauvre Flore, servant de repoussoir à son amie, voyait les soupirants, non, les hennissants, assiéger la voiture de Cachemire; elle entendait les propos échangés, les caresses de la voix, les plaisanteries plus qu'équivoques, applaudies par ceux qui les risquaient et par celle qui les recueillait,—et de tout ce bouquet amoureux, elle ne recevait pas même une feuille.

Flore trouvait maintenant, dans son for intérieur, que Cachemire était une poseuse.

Elle regrettait d'être venue.

Cachemire, accoudée sur les coussins de sa voiture, répondait à tous, caquetait, montrait ses dents blanches et ses petites mains moulées par ses gants. Elle jouait de l'éventail, et respirait de temps à autre un gros tas de violettes du pôle qu'elle avait sur ses genoux.

Autour d'elle, les railleries féminines partaient comme des pois fulminants.

—Regarde donc Cachemire. Elle fait foule!

—La pauvre petite a bien raison de jouir de son reste. Elle se décatit furieusement.

—Plâtrée...

—Pâlotte...

—Elle m'a toujours déplu!

Et pendant qu'elle souriait ainsi dans ce luxe, comme si elle eût eu le ciel dans le cœur, Suzanne Labarbade songeait que demain, à midi, peut-être serait-elle saisie, car la veille, le tapissier qu'on n'avait pas «réglé» depuis longtemps, avait parlé de contrainte par corps.

Cachemire se trouvait «embarrassée.» Elle devait beaucoup de tous côtés, et, comme elle disait, sa liaison avec Terral l'avait mise en retard. Madame Labarbade lui montrait bien souvent, à l'heure des comptes, tout ce qu'elle avait perdu à s'attarder au bras de Fernand dans les petits chemins du sentiment. Elle soupirait, regrettant ce temps dépensé, puis haussait les épaules en regardant son miroir.

—Ne suis-je pas assez jeune et jolie pour tout réparer? demandait-elle.

—Parbleu! répondait le miroir.

—Il n'est que temps, ajoutait la prudente madame Labarbade.

Elles tinrent conseil, un soir, en tête à tête, tout en prenant une tasse de thé que maman Labarbade arrosait de curaçao.

La maison ne marchait pas, les fournisseurs se plaignaient. On avait des démêlés avec le fruitier; la cuisinière prenait le parti du boucher qui réclamait au moins des à compte. Il ne fallait même pas hausser la voix quand on parlait aux domestiques. Mal payés, ils devenaient insolents, tout prêts à déclarer qu'ils ne tenaient pas à la barraque.

Avisons, dit maman Labarbade. Les billets protestés, c'est peu ragoûtant. Et quand ça se met quelque part. Brr! Défunt ton pauvre père a eu trop de mal avec ces gredins d'huissiers pour que je ne les porte pas dans ma basse. Il faut éviter ces gens-là. Pour ça, ma petite, je te le répète, je te le dis tous les jours, je ne vois qu'un moyen. Prendre quelqu'un en titre. Rien de plus facile; quand on te savait avec Terral, on te laissait, respectant ce hérisson-là! Mais maintenant tu n'as qu'un signe à faire. Réfléchis seulement, pas trop longtemps à cause des billets à ordre, vois, choisis. Tu as bien, dans le tas, quelqu'un qui te plaise? Non?... Voyons... Examine... Mais paye tes billets, Suzanne, paye tes billets! On est honnête femme ou on ne l'est pas!

Cachemire recevait depuis quelque temps, tous les soirs dans sa loge, un superbe bouquet de roses blanches, avec un camellia immaculé au milieu, parfois un billet, d'autres fois une carte de visite avec des protestations au crayon sur le carton porcelaine. Le tout signé René de Navailles. L'enveloppe des lettres portait une couronne de comte, gauffrée en bleu sur le vélin. Cachemire ne connaissait pas le nom, mais elle connaissait l'homme.

M. René de Navailles était depuis quelque temps un des plus assidus habitués du Vaudeville. On le voyait en habit noir démesurément ouvert, avec des parements écarquillés à droite et à gauche, le camellia de rigueur à la boutonnière, les coudes appuyés sur le velours rouge de l'avant-scène, les mains coupées en deux par des manchettes hyperboliques retenues par des émeraudes, les gants blancs, la cravate blanche passée sous un col géométriquement rabattu et boutonné par un brillant. Au physique un peu maigre, un peu pâle, l'air ennuyé, le lorgnon incrusté dans l'arcade sourcilière, la moustache petite et retroussée, les cheveux séparés au milieu du front par un coiffeur géomètre. Toute l'élégance compassée et régulière d'un jeune homme élégant qui baillait sa vie et usait un peu partout ses vingt-cinq ans comme si la jeunesse était chose embarrassante ou inutile.

Dès l'abord, Cachemire le trouva de son goût par la simple raison qu'elle aperçut, avant toute chose, les émeraudes des manchettes. Elle s'informa.

—Comment, lui dit Antonia à qui elle parla de M. de Navailles, tu ne connais pas le petit René, le jeune René, celui qu'Olivier Renaud appelle René d'Anjou? Ah! çà mais, ton Terral t'a enterrée, ma fille, il faut te refaire. Tu n'y es plus!

—Possible, mais enfin, quoi! Je ne le connais pas. Quel homme est-ce?

—Un homme charmant, un peu crampon, mais généreux; un homme comme il faut. Du Jockey, s'il te plaît. Comment donc! C'est lui qui a inventé de briser les cols carcans, et depuis ce temps-là on les appelle les cols Navailles, tu ne sais pas ça?

—Non, dit Cachemire devenue songeuse.

—Et riche, ajouta Antonia. C'est un bon parti.

Le soir, en rentrant au théâtre, Cachemire dit à la concierge:

—S'il venait encore un commissionnaire apporter un bouquet, vous lui remettriez ce billet!

—Mais ce n'est pas un commissionnaire, fit la concierge, c'est un domestique, et galonné, Dieu sait!

—Raison de plus.

Le billet faisait savoir à M. le comte René de Navailles que mademoiselle Cachemire consentait à le recevoir le lendemain dans l'après-midi. M. de Navailles ne parut pas au théâtre ce soir-là, mais Suzanne savait déjà que le domestique avait emporté le billet. Elle se mit sous les armes le lendemain, et manqua sa répétition pour attendre M. de Navailles. L'huissier s'était présenté le matin avec la broche du tapissier non payée. Madame Labarbade lui avait dit de patienter, assurant que le solde ne tarderait pas à s'effectuer. «Inutile de faire le protêt. Ce sera acquitté. Nous ne sommes pas des imbéciles!» Et l'huissier s'était retiré en clignant des yeux. Mais il était temps que Cachemire, menacée d'une inondation de dettes, se rattachât à quelque branche un peu solide. Elle avait choisi la branche Navailles.

On sonna tout à coup, elle se regarda dans la glace, donna un tour à ses beaux cheveux noirs et s'allongea savamment sur sa causeuse, les bras nus dans sa robe de chambre, un rôle à la main et les pieds jouant avec des babouches.

Brusquement la porte s'ouvrit et madame Labarbade parut.

—Tu ne sais pas? dit-elle. Ce n'est pas le comte, C'est ton Terral. Faut-il le congédier?

—Et pourquoi? demanda Terral d'un air railleur en se dressant derrière maman Anaïs. Est-ce que je vous gêne?

La belle-mère parut un peu effrayée, puis elle voulut répondre, mais un regard hautain de Fernand la fit reculer.

Elle se retira, grommelant, et télégraphiant, derrière Terral, des signes d'intelligence à Cachemire.

Celle-ci n'avait pas bougé; elle demeurait sur sa causeuse, l'air maussade et ne disant mot.

—Eh! bien? fit Terral. Qu'y a-t-il?... Du nouveau, ce me semble! On ne m'attendait pas? Je te gêne? En vérité, je ne traîne pourtant pas souvent mes souliers dans ton salon. Mais je conçois... le passé, c'est fatigant, et je suis le passé... Voyons, sois franche, ma présence te pèse... Pourquoi diable suis-je venu? dit-il en se promenant de long en large, la main dans les poches.

Il avait l'air défait, pâle; ses yeux brillaient d'un éclat singulier.

Il se sentait mal à l'aise, comme après un accès de fièvre.

De fait, ses tempes et ses orbites brûlaient; toute la nuit précédente, penché sur des cartes, il avait joué, disputé sa vie aux cartes, perdu...

—Tu attends quelqu'un? dit-il brusquement, en se plantant tout à coup devant Cachemire.

—Oui, dit-elle en souriant.

Terral devint un peu plus pâle, recula légèrement et dit:

—C'est bien!

Il alla droit à la porte.

—Eh! dit Cachemire, tu t'en vas?

—Oui.

—Sans m'embrasser?

—Oh! fit Terral. Point de comédie. Tu as de moi par-dessus les épaules. Je le sens, je le sais bien. Si je suis venu, c'est qu'une sotte habitude m'a poussé. Et puis,—et puis dans ce Paris, pas un réduit, pas un ami, rien, personne! Au fond peu m'importe et pourtant... Ne crains rien. Cette visite est la dernière. Je le conçois, Terral pauvre et barbottant, te compromettrait. Est-ce que je veux te compromettre? Adieu, va, adieu!

—Fernand, dit Cachemire en se levant et en allant à lui... Fernand!

—Quoi? fit-il.

—Tu vas me détester, tu t'en vas irrité. Pourquoi ne nous quitterions-nous pas amis encore, puisque nous devons nous quitter?

—C'est juste, dit Terral amèrement. Voici ma main, tiens!

—Tu sais, fit-elle, je t'ai bien aimé, va...

—C'est possible.

—Tu ne me crois pas? Écoute, je t'aime encore, va... Je le sens... Oui, je t'aime. Seulement, que veux-tu? Je suis née pour tout ce luxe... Je ne pourrais pas vivre sans cela. J'aime mieux mourir jeune, éreintée, poitrinaire et avoir eu tout, chevaux, voiture, cachemires, soupers, le diable! Tu m'as donné tout cela, tu ne peux plus me le donner. Je vais ailleurs, il ne faut pas m'accuser. C'est ma nature. Mais si tu voulais,—songe donc,—si tu voulais, vois-tu, cette vie-là, nous la partagerions... Tu en aurais ta part... Tu sais, je me cacherais comme autrefois—pour t'aimer—et ce luxe, qui est ma vie, je te l'apporterais chez toi, en te disant: Voilà ta part!

—Tu es folle, dit Terral en la repoussant, et tu te trompes toi-même, aveugle que tu es. Demain, pas plus tard que demain, tu songerais à me fuir, comme tu y penses à présent. Et qui te dit que je toucherais à ta part de festin?... Misère, je suis tombé bien bas, mais je ne suis pas encore de ceux-là. La lutte, oui, la lutte à main armée au besoin, contre tout et contre tous, mais la bataille et non pas la vie hideuse de celui qui marche derrière une femme, et ramasse les miettes d'un pain mal gagné! j'ai pu t'emprunter quelque chose, je croyais te rendre tout et davantage, mais accepter... Tu ne sais donc pas ce que tu me proposes-là? Parbleu, non, tu ne le sais pas. Seulement un jour viendrait où tu me jetterais le tout à la face et où je rougirais d'avoir... car j'ai bien peur, imbécile que je suis, de pouvoir encore rougir.

—Ah! tu es bête, va! s'écria Cachemire moitié souriante, moitié blessée... Si tu savais!

Un coup de sonnette coupa net la phrase qu'elle allait commencer. Elle tressaillit...

—C'est lui? demanda Terral froidement.

Cachemire ne répondit point.

—Je ne voudrais pas le rencontrer, continua Terral dont la voix tremblait.

Sans répondre, Cachemire ouvrit une porte qui donnait sur l'escalier de service par l'appartement de madame Labarbade.

—Tu reviendras? murmura Cachemire.

—Jamais, dit Terral.

Il sortit.

Cachemire referma la porte sur lui, et avec un soupir:

—Eh! bien, dit-elle, tout compte fait, j'aime mieux cela. C'est plus simple.

Elle prit un air souriant pour recevoir M. de Navailles.

Terral était déjà dans la rue.

Il s'arrêta un moment sous les fenêtres, il regarda ces rideaux de guipure, les rideaux de cette chambre où il s'était éveillé parfois avant Cachemire, où il la contemplait dormant.

Il se revoyait lui-même rayonnant, audacieux... Ce passé datait d'hier. Et maintenant!...

Il fût demeuré là longtemps peut-être, mais il remarqua, à côté de lui, le cocher d'un coupé qui le considérait du haut de son siége. Ce coupé portait les chiffres RN entrelacés et surmontés d'une couronne de comte. Terral devina. Il s'éloigna, secouant cet attendrissement subit—et bête, pensait-il.

Au coin de la rue, il aperçut, passant dans une voiture découverte avec une femme, un jeune homme qui le salua de la main—à l'espagnole,—et lui jeta un:

—Bonjour, cher!

C'était Adolphe, le petit Adolphe, qui se rendait au Bois.

Terral haussa les épaules et continua sa marche, ne songeant plus déjà à Cachemire, et se retrouvant en face de cette pensée qui l'obsédait maintenant, se dressait devant lui à toute heure et partout: la misère!

M. le comte René de Navailles était le dernier héritier d'une famille illustre. L'histoire des Navailles est écrite en lettres d'or et de sang, dans les annales de l'Auvergne. Gontran-Raoul-Hubert, comte de Navailles, seigneur d'Yprevard, fut un des compagnons de plaisirs et de chasses à l'homme de ce l'Espinchal, dont Fléchier raconte l'histoire. Ce Navailles n'échappa que par hasard à la justice des Grands Jours, se réfugia à la cour de Savoie, obtint des lettres de grâce, et fit amende honorable devant le Parlement de Paris, un cierge de six livres à la main. Son fils, tué à Fontenoy, était le père de ce comte de Navailles qui mourut sur l'échafaud le 5 thermidor, laissant deux héritiers, l'un capitaine à l'armée de Condé, l'autre compagnon de voyage de Chateaubriand, en Amérique. L'aîné devait être fait pair de France au retour des Bourbons, et mourir d'apoplexie à la tribune. Le cadet, grand-père de René de Navailles, continua à voyager, fit le tour du monde avec Dumont d'Urville, se composa une superbe collection ethnologique, écrivit même plusieurs volumes de relations scientifiques, et vit son nom plusieurs fois cité parmi ceux des naturalistes qui pouvaient prétendre à une place méritée sur les banquettes de l'Institut. Il fut un causeur charmant, hôte assidu des soirées de l'Arsenal, fort apprécié de Nodier et de Cuvier, ces deux aimables illustres, l'érudit le plus charmant, et le savant le moins empesé de cette époque. Ce M. de Navailles versa même, dit-on, dans l'utopie. Personne ne lui en fera un crime. Il plaida pour Saint-Simon, lui, vieillard, à l'heure où les jeunes gens seuls s'enrôlaient sous la bannière saint-simonienne. Vivement épris des choses de l'idée, ce petit-fils des terribles châtelains de Clermont apporta une somme considérable aux fondateurs du Globe, et jamais un inventeur ou un chercheur ne frappa vainement à sa porte.

Il mourut vieux, laissant un fils, Charles de Navailles, qui avait embrassé, malgré ses conseils, la carrière militaire.

Ce fut le père de René de Navailles.

Le nom de Charles de Navailles menaça un moment de devenir illustre, à côté des noms de ces généraux africains, les Lamoricière, les Changarnier, les Bedeau, les Cavaignac; il s'était fort distingué à la retraite de Constantine, sous les ordres du général Clauzel.

Mais une blessure assez grave mit le comte, jeune encore et pouvant espérer à tous les honneurs, hors du service militaire. Il eût pu, sous le dernier règne, aspirer à d'autres faveurs et l'on crut un moment qu'il occuperait un fauteuil à la pairie. Mais le comte était mal vu au château. Ancien garde du corps, on soupçonnait quelque peu son orléanisme de nouvelle date. Ces soupçons irritaient M. de Navailles plus que de raison, il apprit qu'on s'occupait de lui chercher une place; mais il refusa nettement, demeura en dehors de toute politique, se maria, devint veuf, vit passer la révolution de Février et le nouvel Empire sans acclamer ni protester, et mourut en 1855, laissant le souvenir d'une élégance suprême et toute française.

Le nom de Charles de Navailles avait été prononcé jadis à l'occasion de toutes les fêtes et de toutes les excentricités. Grand sportman, il avait battu les chevaux anglais, sur le terrain britannique, à une époque où les chevaux français occupaient un rang fort inférieur; grand chasseur, il remportait le prix aux chasses du roi Charles X. On citait de lui des traits dignes de Lauzun; on parlait de certaine causeuse qui valait bien la cheminée tournante de d'Argenson; ses duels étaient illustres et c'est lui qui était monté à l'assaut de Constantine, sans éteindre son cigare et sans ôter ses gants. Son dernier mot, en mourant, avait été celui-ci:

—Du moins j'ai laissé intact le vieux blason et j'ai suivi la coutume des Navailles: point de fille! Mon héritier est un fils.

Ce fils, dernier rejeton de la race, était cet aimable René, célèbre sur les champs de courses, illustre au Café-Anglais, le petit René, le René d'Anjou du journaliste Olivier Renaud. C'était pour lui assurer une centaine de mille livres de rente que ses aïeux avaient risqué leur tête contre la justice du roi et contre la justice du peuple. Le petit-fils du pair de France s'habillait en jockey, toque rouge, veste jaune, et courait les steeple-chase en tutoyant son groom. Il ne disait, ne savait, n'écoutait rien; il s'habillait, se déshabillait, se rhabillait, passait de l'écurie au boudoir et pensait à Miss Amelia en courtisant Cidalise. Il était partout, sans s'amuser nulle part. Il cherchait, Don Juan de l'émotion, une distraction, un tressaillement. Il était blasé sans le savoir. Il parlait peu et parlait trop. Il s'était habitué à bâiller élégamment. Il s'était composé un langage hybride, mélange d'anglais d'écurie et de français de coulisses. Il trouvait les pièces idiotes et la musique infecte. Il posait en axiome que madame Viardot est une gêneuse à côté de mademoiselle Thérésa. Quand il parlait de son aïeul, l'ami de Bougainville, il l'appelait le vieux raseur. Sa trivialité de langage contrastait avec sa tenue correcte. Il se départissait pourtant de cette attitude de soldat prussien. Ce héros du grand Seize avait, un matin, jeté une partie de la vaisselle du Café-Anglais sur le boulevard. Mais sa principale journée,—sa journée glorieuse,—c'était le premier dimanche d'une foire de Saint-Cloud où il avait dévasté une boutique de pain d'épices en refusant de rien payer. Le marchand avait pris M. le comte au collet et l'avait traîné devant le commissaire, entre deux rangées de huées. Quand il y songeait, deux ans après, René de Navailles en riait, disait-il, comme une petite folle.

Tel était l'homme que Cachemire avait promis d'adorer.

Il avait pourtant ses manies. Antonia l'appelait un empêcheur de danser en rond.

—Ma chère enfant, dit-il un soir à Cachemire, est-ce qu'il n'y aurait pas moyen d'envoyer ton théâtre au diable? C'est ennuyeux, les jours de courses et les soirs de soupers. Encore si l'on te donnait des rôles!

—Le fait est, répondit-elle en faisant la moue, que c'est passablement ennuyeux. Quelle fatigue!

Un rasoir, répliqua M. le comte René de Navailles en allumant un londrès.

—Et puis, continua Cachemire, ne m'ont-ils pas retiré le rôle de la Fée des Eaux, dans la pièce qu'ils montent. Une féerie, je vous demande! Moi, j'ai maintenant un pauvre petit rondeau, rien de plus!... Et quel rôle, La Pluie! On va m'ennuyer avec ça, me monter des scies. «Mademoiselle Cachemire, dite la pluie qui marche. Elle est amusante comme la pluie, etc.» Un tas de bêtises! Tandis qu'il y avait un travesti superbe. Ah! bien oui, le travesti. Bernique! c'est Flore Hardy qui a le travesti! Une grande fadasse comme ça... Ah! que je les lâcherais avec plaisir!

—Quand passe-t-elle, cette pièce?

—Lundi.

—Et c'est aujourd'hui?

—Jeudi.

—Lâche-les. Il fait beau. Nous irons à Trouville. J'ai un costume de bain à essayer. Rayé noir et jaune, avec des clochettes au bonnet. Le fou—baigneur. J'aurai un succès!

—Tiens, fit Cachemire, j'irais bien à Trouville. Je ne connais pas la mer.

—Allons donc?

—Parole!

—Alors, c'est décidé... nous partons!... Au diable, ton régisseur!

—Veux-tu faire une chose bien faite? dit Cachemire. Attendons à samedi. C'est la répétition générale. Je les laisse en plan au milieu de la pièce. Ah! quelle chance!

—Attendons, fit René de Navailles.

Le samedi, devant ce public des répétitions générales qui est, à peu de chose près, le public des premières représentations, auteurs, acteurs, journalistes, directeurs, amis des amis, mères d'actrices, coiffeurs et couturières, la toile se leva sur le premier acte de la féerie—une tentative de littérature fantaisiste qui ne devait pas réussir au Vaudeville. Les décors étaient posés, la scène remplie par les artistes. Quelques-uns n'avaient pas leur costume encore, et répétaient en habit de ville. On voyait le Génie des Eaux en paletot brun causer avec la nymphe des Fontaines vêtue de gaze. Les quatre ou cinq auteurs de la pièce, logés dans une avant-scène, faisaient leurs observations. Le directeur, à côté d'eux, se levait parfois furibond, jetait un conseil menaçant à un acteur, et tempêtait contre les machinistes. Messieurs de la censure écoutaient. A l'orchestre, les amis des auteurs commettaient des mots trempés de vinaigre. Vint l'entrée de mademoiselle Cachemire.

—«Que vois-je? dit alors Le Génie des Eaux, j'aperçois ma fidèle alliée, la Pluie!»

Le chef d'orchestre leva son archet et les musiciens jouèrent les premières mesures du rondeau de la Pluie.

Mais la Pluie manqua son entrée.

Les acteurs se regardaient entre eux, regardaient la coulisse, interrogeaient l'avant-scène des auteurs.

—Eh bien! et mademoiselle Cachemire? disait le directeur...

—Mademoiselle Cachemire! criait le régisseur.

—La pluie est absente, murmurait Olivier Renaud à l'orchestre. Qu'on aille chercher saint Médard, il la fera venir.

A quoi répondait Paul Duchemin:

—La pièce a de la sécheresse.

Il y avait tumulte sur la scène. Tout à coup, grande marque de satisfaction. C'était Cachemire. Elle faisait enfin son entrée. Jupe courte, corsage de soie verte, coiffure de brillants. Marcelin avait dessiné le costume. Elle s'avança sur le devant de la scène, sourit à quelques amis, et entama son rondeau:

Je suis la pluie,
Souvent j'ennuie
Quand j'apparais, trempant les horizons
Et la bergère
Dans la chaumière
Avec Colin rentre ses blancs moutons
Je suis la pluie! Avec moi le tonnerre
Marche grommelant....

Grondant, dit un des cinq auteurs. Il y a grondant. Grommelant aurait un pied de plus. Le vers serait faux.

—Il y a grondant, répéta le régisseur.

Grondant, grommelant. Qu'est-ce que ça fait? dit Cachemire en haussant ses épaules blanches de poudre de riz.

Elle fit une moue dédaigneuse et poussa un soupir ennuyé en regardant les fauteuils d'orchestre.

Le directeur parut ébahi, risqua une observation. Le régisseur s'était approché de Cachemire, lui mettant sous les yeux le manuscrit même des cinq auteurs.

—Ah! au fait, dit-elle, ça m'est bien égal! D'ailleurs je ne le sais pas, mon rondeau!

—Eh bien! on vous mettra à l'amende, répliqua le directeur du bord de sa loge.

Cachemire ne répliqua point, se retourna et passa dans les coulisses. Les acteurs en scène se regardaient. Olivier Renaud riait dans sa stalle. Le régisseur bondit, partit comme une flèche, et une fois dans la coulisse:

—Mademoiselle, dit-il à Cachemire qui se tenait au milieu d'un groupe d'artistes et de figurantes, il s'agit de répéter sérieusement ou de ne pas répéter du tout. Vous moquez-vous de nous, par hasard?

—Pas le moins du monde, dit Cachemire. Mais je me moque du rôle. C'est une panne. C'est absurde. Me faire chanter l'air de Margot, un air vieux comme les rues. Je n'en veux pas, je refuse le rôle.

—Où allez-vous?

—Je vais me déshabiller!

Le lendemain, l'engagement était rompu, Cachemire était assignée par son directeur, et partait pour Trouville avec M. René de Navailles.

Elle ne connaissait point la mer. Quand on la lui montra, elle la trouva ridicule. Tout le monde ne comprend pas cette voix qui parle si haut de l'infini.

Les journées d'ailleurs n'étaient que d'amples mascarades. La vie des bains de mer pour les femmes c'est le mouvement perpétuel, c'est la fièvre, pour les maris c'est un peu l'ankylose. Madame va, vient, s'habille, babille, ôte une robe, en remet deux, change de costume comme les princesses de féeries, multiplie les rubans, décuple les glands, les pompons, centuple, accumule les cocardes. C'est une consommation frénétique de toquets, de tuniques, de chignons, de jupes courtes, de cannes longues, de bottines jaunes, de cheveux rouges. C'est une course éternelle de la plage au salon, du salon au théâtre, de la vase noirâtre au parquet luisant, des crabes aux rinceaux, de la lame au piano. Quelle fatigue! Quelle intensité de vie dans ces corps féminins pour supporter une telle gymnastique! Cependant, monsieur se promène, s'assied, bâille, regarde, joue. Les paysages qu'il contemple sont peu récréatifs: quelque salle de Casino, une règle de jeu de l'écarté collée au mur, l'affiche des règlements du cercle. Dans un coin de méchantes croûtes, des tableaux à vendre. Çà et là, des bougies à abat-jour vert pour le soir. Il va au café. Les stores baissés cachent la vue de la mer immense. On se croirait rue du Sentier. Des boks de bière, des journaux qui traînent, des mouches qui volent. Un bruit de billes de billards. C'est l'ennui. Le salon de lecture n'est pas plus gai. Des journaux déchirés, des revues non coupées. Il faut marcher doucement pour n'éveiller pas les gens qui dorment. Et le soir, pour se distraire, quelque concert, quelque bal. C'est la Vie des Eaux. Et pas un, peut-être, pas une n'a respiré à quelque pas de là le sain parfum de cette terre normande, noire et profonde, l'air qui passait sur ces haies ombreuses et grasses, sur ces terrains verts, où paissaient les moutons forts et gourmands.

Cachemire s'amusa un moment à faire mouiller par la vague mourant sur le sable, le bout de ses bottines, à regarder les crabes courir obliquement sur la grève, à lorgner les baigneurs dont les silhouettes grêles se dessinaient près des cabines. Elle faisait deux ou trois toilettes par jour. Elle restait sur une chaise, au milieu de ce fourmillement de jupes et de corsages rouges, bleus, blancs, fouillis de couleurs, élégance de bal masqué, et caquetait avec M. René de Navailles qui ne tournait point la tête de peur de déranger un seul de ses cheveux. La plage l'intéressa un jour, deux jours. La fashion a su faire, du bord de l'Océan, un musée de gravures de mode. Elle les feuilletait, une à une, puis s'ennuyait. Le soir, elle allait au concert, s'ennuyait encore, ou bien elle prenait une voiture, et, en compagnie de René, courant la vallée d'Auge, avec les chemins herbus et les vertes allées, les horizons vastes, les pommiers, les moissons hautes, les maisons couvertes d'ardoises, enfoncées dans les vergers, elle s'ennuyait toujours. La côte de Grâce et son panorama infini, ensoleillé, plein d'eau, plein de ciel, plein d'espace, la fatiguait. Elle remarquait, d'ailleurs, ou du moins René de Navailles remarquait pour elle, que sur la plage, au concert, au Casino, on l'évitait. Le Cant bourgeois semblait établir autour d'elle une façon de barrière. Ils quittèrent Trouville, revinrent à Paris, et, presque sans s'y arrêter, prirent gaiement la route de Bade.

Bade! Le paradis des fous!

Pendant ce temps, madame Labarbade transformait doucement son genre de vie. Elle était allée, un matin, chez un photographe. L'envie de son portrait la démangeait. Le photographe,—Photographie de l'Étoile, au rabais, boulevard Sébastopol,—était un loustic, fruit sec de l'atelier de Bouguereau, qui eut, avec maman Anaïs, le petit mot pour rire.

—A la bonne heure, disait madame Labarbade, voilà ce que j'appelle un photographe charmant! Je vous enverrai des pratiques.

—Inutile, répondait l'autre. Vous me rendriez beaucoup plus heureux en venant plus souvent vous-même.

—Voyez-vous ça... Lovelace!...

—Eh! eh! Lovelace a croqué des pommes moins appétissantes que vous!

Madame Labarbade était enchantée. Elle aspirait cet encens avec un sourire olympien.

Quand elle s'éloigna, elle lança au photographe une œillade qu'il ne dut pas oublier.

Il s'appelait Firmin Monséchard.

—Firmin! Quel joli nom! se disait madame Labarbade. Firmin!

Elle le gardait dans sa bouche, comme un bonbon fondant. Ce Monséchard, avec ses vingt-huit ans, ses cheveux longs et gras, son bagout de rapin l'avait bouleversée. Elle songeait à l'épouser. Mais elle se ravisa en pensant aux lendemains du mariage. N'importe. Maman Anaïs était sur une pente glissante, et Firmin Monséchard ne lui sortait pas du cerveau. «Lovelace en a croqué de moins appétissantes!» Tout le jour, cette phrase se modulait à son oreille ou sautillait devant ses yeux. Il fallut retourner à la photographie pour voir l'épreuve dans le baquet, et l'épreuve séchant dans l'atelier, et le portrait collé sur le carton. Madame Labarbade n'était pas assez stoïque pour résister à tant d'assauts. Puis la chair est faible. Et c'est ainsi que pendant que Cachemire tentait à Bade la fortune, accompagnée de René de Navailles, maman Anaïs cédait aux sollicitations d'un photographe, et commanditait de deux mille francs ce fond de portraitiste,—car Firmin Monséchard était bien insinuant et le commerce de la photographie va si mal!

A Bade, Cachemire avait trouvé le pays de son rêve. Une ville petite, proprette et gaie, où le plaisir est roi, la fantaisie souveraine, l'imprévu demi-dieu. Le bruit de l'or, le tapis vert, la promenade sous les sapins, les courses dans la forêt avec des voitures jaunes et des cochers en veste rose, le défilé devant la Conversation, la musique autrichienne, les verroteries, les sculptures, les curiosités de la Forêt-Noire, une foire de Saint-Cloud perpétuelle, mais plus élégante, plus surprenante et plus folle. Le soir, le théâtre, la musique, Paris, Paris partout, le Paris du bruit, des fêtes et du plaisir. Elle saluait cent figures de connaissance en une heure. Elle était au diable, libre, et pourtant elle n'avait pas quitté la rue Taitbout. Olivier Renaud était là, Antonia était là, le petit Barberino était là, M. Gontran de Rives était là.

Elle lui avait même parlé.

—Eh bien! qu'est-ce que vous devenez?

—Moi? Je me range, que voulez-vous! Vous croyez que je suis à Bade pour jouer, je parie? Non. Tout simplement pour prendre des bains de bourgeons de sapin. Hôtel à la Cour de Darmstadt. C'est bête comme tout. Mais c'est comme ça. Et croyez-vous, ma chère amie, que l'hydrotérapie me réussit mieux que le souper. C'est un fait.

—Mais vous devenez lugubre, alors!

—Pas tant que ça. Je songe à me marier, voilà tout. Les petits marmots! Ah! les marmots! Je souhaite que vous en trouviez un, un jour, sous un chou. Vous verrez. Adieu. Et bonne chance!

—Il est niais, ce de Rives, avait-elle dit.

—Un poseur, avait ajouté M. de Navailles.

Deux pas plus loin, ils rencontrèrent Olivier Renaud, riant beaucoup.

—Vous êtes gai, fit Cachemire.

—Je crois bien. Je n'ai pas ri comme cela depuis le soir de votre répétition, vous savez. Figurez-vous, j'avais fait le chemin de Strasbourg à Paris avec un charmant compagnon, très-spirituel et très-gai, qui revenait de Suisse. Il était enchanté de Bâle, des wagons helvètes et parlait avec reconnaissance de Zurich et de son lac. Nous avions causé de choses et d'autres; il avait bien voulu m'avouer qu'il voyageait pour son plaisir, et je lui avais répliqué que je m'étais mis en route pour mes affaires. Il voulait voir le Rhin, je voulais étudier un coin de l'Allemagne. Il était bien convenu que nous ferions le voyage ensemble. J'avais un moment quitté mon compagnon, à l'arrivée, et je m'étais mis tout seul en route vers la Maison de Conversation. Mais la première figure que je devais rencontrer en y entrant, c'était la sienne. Il regardait le tapis vert et jouait. Le premier jour, il perdit une somme assez ronde, le second jour, il perdit une somme plus forte, le troisième jour il était complétement dépouillé.—«Bah! se dit-il, il me reste ma chaîne de montre.» Le voilà parti chez un orfèvre de la Léopold-Strasse; il engagea sa montre pour une dizaine de frédérics d'or, et revint triomphant. «De cette façon, je pourrai regagner Paris dès ce soir et j'en serai quitte pour quelques louis! Quant à la Maison de Conversation, du diable si j'y reviens!» Dix minutes après, il avait perdu les frédérics d'or de sa chaîne de montre. «Eh bien! fit-il, n'ai-je point mes boutons de manchettes?» En effet. Les boutons de manchettes engagés, il réfléchit qu'une pièce d'or peut refaire une fortune en un quart-d'heure. Il joua les boutons de manchette. On trouve toujours à emprunter. Il emprunta; pendant ce temps, l'argent demandé à Paris arrivait. L'argent venu, il le joua encore. Un ami, qui le rencontra et qui partait pour la France le soir même, le jeta dans le wagon et le ramena de force chez lui. Bref, mon compagnon revint au boulevard, sans avoir vu le Rhin, maussade, ennuyé, Bade lui ayant fait oublier la Suisse, ses beautés et ses surprises... Et celui-là voyageait pour son plaisir!

—Tiens, dit Olivier Renaud, vous ne riez pas. Je parie que vous avez perdu?

—Des sommes folles, dit Cachemire. Mais c'est amusant. Ce râteau, gai comme tout!

—D'autant plus que la veine reviendra, fit René de Navailles. J'ai un fétiche.

—Lequel?

—Un décime avec une croix.

—Excellent! dit Olivier Renaud.

—Et moi, fit Cachemire, un morceau de corde de pendu. Un imbécile qui s'est éteint d'amour pour Olympe Gérard.

—Parfait, dit encore Olivier. Venez-vous voir la Trinkhalle? C'est encore un autre fétiche.

—C'est ça, dit Cachemire, et vous nous raconterez les histoires peintes là-dessus.

—De jolies peintures, fit Olivier. Le Gœtzenberger qui en a accouché, était un fameux drôle. Pas plus de couleur que sur la main. Tenez, voici l'histoire de l'Image de Keller, et du château de Neuwindeck. Connaissez-vous? Non. Voici:

«Un chevalier de Thuringe, passant un soir près de Lauf, s'arrête au château de Neuwindeck pour y passer la nuit. A travers les herbes qui envahissent la porte d'entrée, il se fraye un passage jusqu'à la salle des chevaliers. Sur son chemin, personne. L'abandon, l'ombre, le silence. Mais dans la grande salle, il aperçoit une jeune fille vêtue de blanc, assise, et l'œil fixé sur les dalles. Ça vous amuse?

—Oui... si vous voulez.

«Le chevalier fit quelque bruit. Elle se lève, le salue, et ses grands yeux bleus brillant dans un visage pâle, semblent interroger l'étranger.

«—C'est l'hospitalité que je demande, damoiselle,—je dis damoiselle,—et le pain et le sel qu'on offre aux errants.

«La jeune fille s'inclina, apporta une coupe et du vin, de la venaison, et des fruits. Point de pain ni de sel.

«—Ce château est le vôtre? dit le chevalier.

«Elle inclina la tête et demeura silencieuse.

—Pas bavarde! fit René de Navailles.

—Vous allez voir.

«—Le seigneur de ce logis est-il donc absent? continua le jeune homme.

«Elle étendit la main vers les portraits de la muraille, et répondit lentement:

«—Je suis la dernière du nom!

—Ah! très-joli! fit le dernier des Navailles.

«La légende, continua Renaud, dit naïvement que, tout en causant, le chevalier «était souvent revenu à la bouteille,» et la très-sceptique brochure qu'on vous vendra à Bade pour quelques kreutzers ajoute: «Il n'est donc pas surprenant qu'il se sentît le cœur épris.» Bref, le chevalier proposa à la jeune fille de l'épouser.

»—En vérité! s'écria-t-elle.

»Et sa pâleur sembla soudain se colorer, elle se leva, prit deux anneaux dans un reliquaire, et sur ses blonds cheveux posant une couronne de romarin:

»—Venez, dit-elle au chevalier.

»Elle marchait. Il la suivit. A l'entrée de la chapelle, deux chevaliers, couverts de leurs armures, se tenaient roides et comme pétrifiés. A la vue de la jeune fille, ils quittèrent leur attitude, et le chevalier les vit marcher à ses côtés. Des cierges brûlaient dans la chapelle, éclairant les visages de marbre des morts couchés sur leurs tombes. Au milieu de la chapelle, la statue de bronze d'un évêque revêtu de ses ornements pontificaux, s'élevait, les mains jointes. La jeune fille toucha du doigt l'évêque de bronze, et la statue se dirigea lourdement vers l'autel. Alors, les lèvres d'airain s'agitèrent, l'œil sombre s'illumina, et de cette poitrine de bronze, la voix de l'évêque fantôme sortit, et cette voix disait:

»—Kurd de Stein, prenez-vous pour femme, Bertha de Windeck, fille du comte de Windeck?

—C'est gai comme tout, ce que vous nous racontez-là, dit René.

—Vous l'avez voulu: fit Olivier.

»Ici les légendes, qui s'accordent à peindre la terreur du chevalier, diffèrent sur le dénouement. Les unes veulent que, soudain, le coq ait chanté, et dissipé de sa voix claire ce tourbillon de fantômes, et que le chevalier se soit retrouvé évanoui, «dans les hautes herbes de la cour, auprès de son cheval fidèle.» Les autres, plus sévères, font engloutir par la terre entr'ouverte, Kurd de Stein qui répondit: «Oui,» à la question de l'évêque de bronze. Ce dernier et terrible dénouement se retrouve, absolument semblable, dans une légende espagnole qui fait épouser à don Juan, une morte fiancée, et le foudroie au moment où il passe son anneau aux doigts glacés de la jeune fille. Il est assez curieux que cette lumineuse Espagne emprunte ainsi ses brumeuses terreurs aux légendes du Rhin.

—Ça m'est égal, la lumineuse Espagne! dit René.

—Eh! bien, moi non, fit Cachemire. Je voudrais voir ça, l'Espagne!

—Toujours est-il, conclut Olivier Renaud, que je viens de vous réciter l'article que j'envoie ce soir à mon journal. C'est de la primeur. Du Renaud inédit. Au revoir!

Le soir, Cachemire gagna dix ou douze mille francs.

Cachemire jouait ainsi, perdait, rejouait, regagnait, enfiévrée, le sang à la tête, heureuse, se montrant à la Lichtenthal, au théâtre, au Vieux-Château, avec des mises éclatantes, des bijoux superbes, un peu maquillée déjà, toujours séduisante. Que de jaloux et de jalouses! Elle se moquait bien du théâtre. Cette ville de Bade, quelle scène où elle s'étalait, se montrait, se sentait admirée et applaudie. Elle en venait à aimer ce René de Navailles, comme un moment elle avait aimé M. de Bruand, pour tous ces triomphes! Elle était la reine de ces allées superbes, l'enviée, la fêtée, la charmeresse! Alors quand elle songeait à son enfance, à sa jeunesse, au bateau qu'elle passait, à son père s'asphyxiant sur ses fourneaux, à la brave femme qui l'avait recueillie et qui était morte, à Madame Herbaut, à Joseph, à ce foyer d'honnêteté qu'elle avait fui:

—Il y a des gens, se disait-elle, qui trouvent le bonheur dans la vertu! Sont-ils bêtes!

La malheureuse les plaignait.

X

La couche d'orgueil que Terral portait en lui s'était comme soulevée à cette idée qu'il pouvait recevoir de l'argent de Cachemire. Il était de ces gens qui rêvent le crime et qui reculeraient devant la honte. C'est par horreur de la boue qu'ils marchent dans le sang. Il revint chez lui, accablé. Son logis à présent était redevenu morne et presque aussi lugubre que jadis—plus sinistre, car Terral avait dépensé de sa provision d'audace. Tout ce qu'il avait pu vendre était vendu. Les tableaux, les bronzes partis. Çà et là quelques bimbelots encore accrochés, traînant—la momie du luxe. Un lit, une table, quelques chaises. Rien de plus. Cette vue serrait le cœur de Terral. Il avait envie de pleurer ou de crier. Il se barricadait là comme dans un antre. Si l'on sonnait, il n'ouvrait pas. On pouvait le surprendre, le voir ainsi misérable. Quelle honte!

Il se laissa tomber sur son lit, rêvant.

—Étrange fille, songeait-il. Certes elle ne m'aime plus. Mais elle voulait me sauver. Et ce sacrifice banal pouvait me tirer du mauvais pas.... il me faut si peu d'argent! Combien? Qui sait! Dix louis! La chance est terrible. En une heure, dix louis peuvent devenir une fortune. Avec dix louis j'irais à Baden, essayer ma martingale...

Il allait à un petit tiroir où il enfermait des fèves, traçait à la craie, sur sa table, un jeu de trente et quarante et jouait.

Les fèves figuraient l'enjeu. Elles se doublaient, se triplaient. Il gagnait, gagnait toujours... Au lieu de fèves, mettez des florins, ce gain eût été une fortune.

—Parbleu, se disait-il, je la tiens, ma martingale. Infaillible. Il faut absolument que je la risque. Oh! réparer la brèche, me reconstruire une richesse, et vivre. Car je n'ai pas su vivre.

Sa pensée le reportait soudain vers Suzanne.

—Mais je ne pouvais pas accepter, non. C'eût été infâme. Et pourquoi infâme? J'ai des pudeurs que je ne me connaissais pas. Jolis, mes scrupules. A quoi bon? Dix louis, et c'est assez! Eh! bien, est-ce que je n'aurais pas pu le lui rendre, cet argent? Elle prêtait, elle ne donnait pas. J'ai été un sot!

Puis se levant, allant à la porte:

—Après tout, quoi, il est encore temps. Je monte. Je sonne. Cet argent, je l'accepte! Elle me le donne. Je l'ai dans les mains, là. Je l'emporte. J'attends le soir. Je joue. Je gagne. C'est bien... Je... Oui, j'y vais!

Il boutonnait son habit, cherchait son chapeau.

Il s'arrêta brusquement.

—Et si j'allais rencontrer un de ses amants chez elle. Cette fois, je n'aurais pas le droit de le tuer comme M. de Bruand: s'il me connaissait, il raillerait. Écrire? La lettre peut se perdre. Non. Et puis, non, décidément, pas de son argent, à elle. C'est fini. Qu'elle aille où son destin la pousse, et moi aussi!

Pourtant, il lui fallait un enjeu—il redemandait un levier; où trouver ce qui était sa vie? Il fallait donc recommencer ces âpres chasses à l'or d'autrefois, il fallait espérer au lieu de jouir, attendre au lieu de posséder. A qui se livrer? A qui emprunter? Il devait, il devait partout. Demander encore, c'était dévoiler le secret de sa misère.

—Pas d'amis! se disait-il accablé par le vide qu'il avait fait autour de lui, au temps où dédaigneux de toutes choses, confiant en sa force, il criait le moi seul! de Médée.

Pas d'amis!

Il cherchait, interrogeait, fouillait ses souvenirs et dans cette nuit, dans cette foule qui l'entourait, il ne trouvait qu'un nom, un seul. Bourdenois,

—Oui, Bourdenois. Mais qu'est-il devenu? Sombré! Perdu! Oublié!

Bourdenois! Celui-là peut-être aurait pu le sauver. Le Titan se raccrochait à l'enfant; l'homme fort regrettait le naïf. Terral s'arrêta longuement devant ce nom, plein du passé, et, peu à peu, comme si la lumière s'était faite en lui, il se rappela qu'il l'avait vu imprimé, çà et là, ce nom, il ne savait où,—dans des comptes-rendus de journaux peut-être.

—Qui sait? Bourdenois est peintre... C'est peut-être lui dont parlait la critique...

—C'est lui, se dit bientôt Terral, l'idée confuse prenant corps et se fixant... Je suis sauvé!

C'était le cri de l'égoïsme à la mer. Dans ce grand naufrage, Bourdenois restait seul. Il alla à Bourdenois.

Terral entra dans un cabinet de lecture, demanda le livret du Salon, chercha à la lettre B, et poussa un grand soupir comme si on venait de lui enlever un monde des épaules.

Il avait lu:

Bourdenois (Charles-Henri), né à Mussidan (Dordogne), élève de M. Cabanel.

Rue d'Enfer, 11.

269.—Les Volontaires de 92.

270.—Hérault de Séchelles brûlant les trophées de la royauté.

—C'est lui! se dit Terral. Ah! voilà le salut!

Il alla à pied, la tête en feu, plein de projets, plein de fièvre, rue d'Enfer, et monta rapidement, comme si on l'eût poursuivi, jusqu'au cinquième étage, où demeurait Bourdenois.

Ce fut une femme qui ouvrit, une jeune femme souriante et un peu étonnée et qui demanda le nom du visiteur.

—Fernand Terral.

—Oh! dit la jeune femme dont le visage s'éclaira... Veuillez entrer, je vous prie. Mon mari m'a souvent parlé de vous!

—Marié, songea Terral. Parbleu! La tortue a trouvé sa carapace.

La porte de l'antichambre s'ouvrit brusquement; et Bourdenois, en vareuse rouge, s'écria, tendant les mains à Terral:

—Ah! ah! D'où diable sors-tu?... je t'ai cherché, je t'ai traqué,... Rien! Pas de Terral. J'avais envie de te réclamer dans les Petites affiches. Ah çà! tu reviens de Chine, du Mexique, de Tombouctou?

—Moi?... Non, dit Terral, je reviens de plus loin.

—Mais entrez donc, interrompit madame Bourdenois, vous ne pouvez causer ici.

Terral fut introduit dans l'atelier. Il y avait, sur le chevalet, une toile commencée. Des esquisses le long des murs. Partout, de petits panneaux grands comme la main, représentant des tableaux projetés. Une propreté flamande. On sentait qu'un œil de ménagère inspectait tout cela. L'atelier d'ailleurs respirait le calme, sentait bon. Le mobilier était un brave ameublement sans prétention; mais tout cela gai, souriant. Les choses ont leur bonheur.

Il fallut que Terral entendît l'histoire tout entière de Bourdenois, et comment la misère s'était lassée à la fin, et comment l'artiste s'était fait peintre sur porcelaine, gagnant son pain le jour, gagnant la nuit sa gloire, composant à la lampe des tableaux qui enfin avaient trouvé des juges et des acheteurs. Une première toile vendue, dix avaient suivi. Bourdenois avait eu des commandes, çà et là. Les marchands de tableaux l'exploitaient bien un peu, mais c'est le sort commun des débutants de passer sous ces fourches caudines. Enfin, il avait pu jeter aux orties la palette du peintre sur porcelaine, l'horizon s'ouvrait, le pain était assuré et non-seulement le sien, mais celui des autres. Plus d'obstacles alors au mariage. Le père avait consenti. Ah! que Bourdenois avait cherché Terral pour lui annoncer cette joie! Mais, à ce moment même, Terral se cachait, dévorait sa déveine, et ne sortait que la nuit. Ce mariage ne datait que de deux mois, trois mois au plus. On s'était marié le jour même de l'ouverture du Salon, et Bourdenois apportait, dans la corbeille qui n'existait pas, une médaille.

—Médaillé! Conçois-tu?... disait-il. Tout est fini, le nuage a passé, je me moque de la pluie. Le beau temps est venu. Je suis heureux comme un vaurien. Tu vois ma petite femme? Je me couperais en quatre pour elle. Ah! il fait bon respirer un bouquet de lilas après s'être déchiré à toutes les ronces de la création. Tu vois, je donne dans le poétique. C'est bête comme chou. Mais rends-moi la justice de dire, mon pauvre Terral, que je n'ai pas volé mon bonheur!

—Certes, dit Terral.

—Ah çà! Et toi?

—Moi?—(Madame Bourdenois préparait des grogs dans la chambre à côté. Charles et Terral étaient seuls).—Moi, j'ai fait naufrage. J'ai mené ma barque à toute vapeur. J'ai perdu de vue le manomètre. La machine a sauté.

—Ah!

—C'est une leçon, dit Terral, et je l'accepte. Mais m'en voilà déjà consolé. Je suis de ceux qui s'arrêtent, je ne suis pas de ceux qui tombent!

—Oui, très-bien, fit Bourdenois. Mais où en es-tu, voyons? Naufragé, soit, mais il te reste au moins...

—Rien.

—Rien?

—Eh! bien, dit gaiement Bourdenois, nous allons partager!

Il s'était levé, allant droit à un petit buffet en vieux chêne dont il ouvrit le tiroir.

—Tiens!

—Qu'est cela?

—Tu vois, dit Bourdenois en lui tendant un billet de cent francs. Le quart d'un tableau. Je voudrais en avoir dix fois autant à t'offrir, mais...

Terral hésitait, humilié à demi, écrasé aussi par ce mouvement si simple du brave garçon. Tout à coup, il prit le billet, le mit dans sa poche et dit:

—Soit. Je te rendrai cela bientôt, je t'en réponds. A demain.

—Tu pars?

—Oui. C'est cet argent que je venais te demander, tu ne comprends pas? Maintenant je suis tiré d'affaire. Ces cent francs là, mon cher, c'est peut-être un million. Tiens, merci. Au revoir. A demain!

—Eh! bien, dit madame Bourdenois, qui rentrait dans l'atelier, et mes grogs? Vous ne pouvez pas refuser, monsieur...

Terral causa encore un moment, trouva pour madame Bourdenois un ou deux compliments, serra la main de son ami, et descendit. Dans les escaliers, il se croisa avec un vieux bonhomme qui montait, chargé de livres, en fredonnant l'hymne de M. Joseph Chénier. C'était le beau-père.

—J'en échapperai donc, se dit Terral une fois dans la rue, et malgré toutes les fatalités du monde. Cinq louis. Cela suffit.

Il s'habilla. Bien portés, ses vêtements râpés, mais de bonne coupe, lui donnaient encore une élégance presque insolente. Il attendit le soir et se promena avant le dîner, devant son cercle. Des amis de boulevard, des agents d'affaires, le rencontrèrent.

—Ah! quel hasard! Est-ce que votre soirée est prise, Terral?

—Non.

—En ce cas, nous vous invitons, nous vous entraînons, nous vous enlevons. Grande réception dans les salons de Brébant. C'est la Compagnie qui paye.

Il s'agissait d'un repas d'actionnaires, de la fondation d'une société de crédit industriel. On avait invité des journalistes, Terral rencontra Olivier Renaud, bien d'autres qu'il connaissait, le petit Barberino, des compagnons de plaisir. Barberino avait amené avec lui un jeune homme au regard bleu, souriant, les cheveux blonds, un peu pâle.

—Quel est ce monsieur? demanda Renaud à Terral.

—Je ne le connais pas.

Il apprit, cinq minutes après, au potage, que le jeune homme se nommait Paul de Rieux,—une grande famille de Bourgogne, disait-on.

Pendant le dîner, M. Paul de Rieux fit des mots.

Il était placé en face de Terral et ses dents blanches découvertes par un immuable sourire, il semblait quêter, à chaque saillie, son approbation.

Dans le brouhaha du repas, le bruit des conversations partielles se mêlant aux interpellations d'un bout de la table à l'autre, Terral se taisait et songeait. Tout à l'heure on allait jouer. C'était alors qu'il risquerait ce suprême enjeu, venu du hasard. Il n'écoutait pas. Ses voisins le trouvaient maussade. Le diapason des entretiens s'élevait à chaque nouveau vin annoncé par le garçon. Le Léoville et le Rœderer formaient les dièzes et les bémols. On se mit à parler politique et l'on finit par ne plus s'entendre du tout. Les toasts à la prospérité de l'entreprise se perdirent dans les considérations sur la conduite de Robespierre et le procès des Girondins.

Le café était versé dans une pièce contiguë. La table desservie, les garçons étendirent un tapis vert, on apporta des cartes et l'on joua.

—Allons, se dit Terral, c'est l'instant. Et,—comme il arrive parfois aux heures difficiles,—un souvenir de ses vieilles lectures lui revint et il murmura, presque tout haut, le mot de Julien Sorel à l'heure des crises: Aux armes!

On établit un lansquenet.

Le petit Barberino prit la banque. Terral jeta un louis, puis un autre, perdit, alluma un cigare en souriant et ne rejoua plus avant de l'avoir fumé. Puis il revint à la table de jeu, et Olivier Renaud lui passa les cartes.

—Trois louis! dit Terral.

—Je les tiens, fit Barberino.

Terral gagna.

—Six louis!

Il gagna encore. Il passa sept fois, gagnant toujours.

Il avait devant lui un tas d'or, trois mille huit cent quarante francs, gagnés en deux minutes. Il passa la main, ramassa son gain et revint à la fenêtre.

Il regardait les boulevards, noirs, le ciel pluvieux, les lanternes des voitures qui se croisaient, les passants de plus en plus rares avec des parapluies.

—Allons, dit-il gaiement, ce ne sera pas le soleil, ce sera la pluie d'Austerlitz...

Il se remit à la table de jeu, tint une mise considérable, mais perdit cette fois, perdit toujours. Il n'eut plus rien bientôt et demeura debout contre la table, regardant les cartes, l'or, les joueurs, le tapis,—pétrifié. Il lui semblait que c'était un rêve. Quoi, plus rien? Rien. Eh! bien, il allait emprunter à quelqu'un des convives, là, sur-le-champ. Mais il n'osait pas. Il avait honte. Le jeu commençait à peine; avouer qu'il était décavé, impossible. Alors il se prit à regarder, il examina les joueurs, il s'efforçait de s'intéresser à la partie, il se grisait avec le bruit de l'or, il se disait: «Je vais gagner. Tout à l'heure. Patience!»

Ses yeux s'arrêtaient surtout, machinalement, sur M. Paul de Rieux, qui lui faisait face, souriant toujours. M. de Rieux avait à l'annulaire gauche des diamants qui jetaient des étincelles de lumière électrique. Terral regardait ces diamants. Il les vit soudain disparaître, il vit les mains de M. de Rieux se perdre dans les basques de l'habit et, rapidement, faire passer dans la manche gauche du vêtement, un jeu de cartes.

Terral recula. Si rapidement que le tour eût été exécuté, il avait tout vu.

Il attendit.

Deux minutes après, M. de Rieux prenait la main.

Il la prenait à vingt louis. Il passa neuf fois et gagna net cinquante et un mille deux cents francs.

Puis il dit, avec son sourire éternel:

—Ouf! je passe la main!

Il leva alors ses yeux bleus et gais sur les spectateurs.

Terral le regardait d'un air foudroyant.

L'aventurier pâlit devant ce regard et comprit que Terral savait tout. Mais il se remit bien vite de l'émotion, essuya d'un air négligent les bijoux de sa main gauche, se leva comme fatigué et passa, s'étirant les bras, dans la pièce à côté. Terral l'y suivit. M. de Rieux avait déjà disparu. En regardant à terre, dans un coin, Terral aperçut un petit paquet que l'autre avait dû laisser là.

Il se baissa, le prit, et devint pâle à son tour.

C'était un jeu de cartes, un double jeu de cartes préparé.

Haletant, Terral regarda. Il y avait là dix coups arrangés. On pouvait passer dix fois. Une fortune!

Oui! il contemplait ces morceaux de carton, il les comptait, sans les déranger, l'œil embrasé, le sang aux tempes, tremblant, fasciné par ces cartes qui lui murmuraient mille choses mauvaises. Ces figures aux couleurs crues lui souriaient. Il avait chaud et froid en même temps. Il croyait qu'il allait s'évanouir.

Tout à coup, il se secoua brusquement.

—Si on me voyait ici, pensa-t-il. Et si on apercevait cela!

Il enfonça le jeu de cartes dans son habit et il rentra le tenant toujours, la main dans la poche. Il avait peur de devenir fou. Tout tournoyait autour de lui. La tenture rouge du salon l'aveuglait, les glaces se renvoyaient les milles lumières rosées ou bleuâtres des cristaux des lustres; Terral ne voyait pas, n'entendait pas. Tout se troublait autour de lui et bourdonnait.

Rien de distinct que cette pensée:

—Dans ta main, une fortune!

Alors, comme un homme ivre, il se rapprocha de la table, prit les cartes du jeu en main, les battit, et, avec l'adresse étonnante d'un grec, y substitua audacieusement les cartes de l'autre.

Il gagna, et toujours, et dix fois, il gagna, fatalement, forcément, mathématiquement; on s'extasiait autour de lui, l'or s'entassait, il entendait le bruit des louis, les chuchottements, les exclamations et cette musique l'enivrait. Ah! c'était vraiment la fortune, cela! Plus que M. de Rieux, il gagnait, plus qu'il n'avait osé le rêver, les coups étaient formidables. Il avait là, devant lui, à lui, tous ses rêves, ses rêves détruits ce matin et reconstruits ce soir, le luxe, le bruit, l'éclat, les chevaux, les femmes, Cachemire!

Tout à coup, un bras se pencha devant lui, une main lui arracha les cartes des doigts et, foudroyé, il entendit ce cri:

—On nous vole, messieurs!

Terral bondit, livide.

Le petit Barberino montrait les cartes.

—Reconnaissez-vous votre jeu? Non! Ce jeu-là est préparé!

—C'est une infamie! s'écria M. de Rieux qui regardait en face Fernand Terral de l'autre côté de la table.

Terral, vert et farouche, bondit comme pour s'élancer sur le misérable, mais un cercle irrité le retint, on se partageait le tas d'or déjà; il se sentit poussé au dehors, et ce ne fut que dans l'antichambre qu'il put se dégager. Il secoua alors ceux qui le tenaient,—ils étaient quatre,—et les envoya d'une secousse, contre la muraille, jurant.

Il se trouva sur le boulevard, nu-tête, sous la pluie, seul, abîmé.

—Messieurs, disait en haut le petit Barberino, remercions M. Paul de Rieux, mon ami, ici présent, de nous avoir averti de l'infamie dont nous allions être les victimes!

On remercia M. Paul de Rieux.

Terral eut un moment l'idée du suicide. Décidément la partie était achevée, et la ruine complète. Le sort avait eu le dessus. S'acharner eût été folie. Il s'achemina à travers les rues boueuses, jusqu'à la Seine et, sur le parapet d'un pont, il demeura tête-nue, regardant l'eau couler. Le fleuve avait des remous sinistres et les lumières du gaz s'allongeaient sur lui comme des lames rouges. La silhouette du Châtelet et les tourelles se découpaient en noir sur le ciel sombre avec des attitudes bizarres. Il demeurait là hésitant. Ses mains brûlantes se rafraîchissaient sur le grès mouillé du pont. Le vent lui passait dans les cheveux et calmait sa fièvre.

—Le suicide? Pourquoi? se disait-il. N'y a-t-il que Paris au monde?

Après l'idée de mort, l'idée de fuite. Il se voyait, emporté au loin, sauvé, recommençant ailleurs, en Espagne, en Amérique, il ne savait où, une vie nouvelle, et, plus tard, revenant ici, s'imposant, relevant le front, écrasant ceux qui l'écrasaient.

Elle est rapide, la pente des songes. Plus le malheur vous étreint, mieux le délire vous montre, rapproché, le but qui s'échappe. Terral se détacha de cette eau bourbeuse qui clapotait, qui scintillait, qui attirait. Il revint chez lui, machinalement, comme le chien rentre au chenil et, au lieu de se coucher, il resta assis, sans lumière, avec cette idée fixe: Partir!

La nuit l'avait encore maintenu dans ses pensées nouvelles. Mais avec le jour, toute son audace parut s'affaisser. La matinée était livide, c'était une de ces aurores qui ont froid. Il se sentait pénétré jusque dans les os par une atroce humidité. Il grelottait, ses dents claquaient comme les dents d'un cholérique. Il se déshabilla et se mit au lit. La fatigue l'accablait. Il s'endormit d'un sommeil troublé, plein de cauchemars et de visions mauvaises. Quand il se releva, le soir, il était plus fatigué que le matin.

Il avait faim, d'ailleurs.

—J'ai faim.

Cette pensée,—ce besoin,—s'empara de lui tout entier.

Il fouilla dans ses poches, ouvrit ses tiroirs, chercha: il avait trente sous à lui, trente sous.

—Qu'importe!

Il prit un vieux chapeau défoncé qu'il avait jeté autrefois, dans le fond d'une armoire et sortit, les pantalons crottés encore de la boue de la veille, les habits fripés. Alors il s'achemina vers les quartiers pauvres, chercha quelque gargotte où il pût manger sans crainte d'être reconnu, et entra. C'était une façon de crêmerie et de débit de vins, avec tables et bancs scellés au mur, et des saladiers de riz tout jaune et de compotes des poires à la devanture, sur fond de rideau rouge. La porte arborait encore, comme enseigne, le classique cadran bleu avec l'aiguille marquant neuf heures, ce qui voulait dire autrefois (ces cadrans aujourd'hui sont rares): Soupe à neuf heures.

Il y avait des maçons et des ouvriers qui mangeaient en faisant du bruit.

Terral choisit un coin, s'assit et demanda du bouillon, du bœuf, un peu de vin, n'importe quoi.

—Misère, se disait-il avec une amère colère, j'ai faim!

On ne le regardait point. Il n'est pas si rare de voir ainsi courir les crèmeries des affamés en habit noir. La misère n'a pas d'uniforme. Terral entendait dans un cabinet vitré, des maçons attablés en pique-nique, et qui arrosaient de chansons leur dessert:

Architectes et maîtres maçons
Méprisez pas les compagnons
Qu'ils vous ont mis le pain en main,
Que vous en aviez grand besoin!

Il restait là, n'ayant plus d'appétit, à écouter, absorbé. La salle se vidait peu à peu. Les habitués faisaient, en passant, des amitiés à la dame de comptoir et si le mari se fâchait, ils lui jetaient en riant quelque épigramme. A la fin, Terral s'aperçut qu'il était presque seul. Il se leva, et dit à la crèmière:

—Combien?

Elle regarda son mari.

Celui-ci fit un petit calcul mental, et répondit:

—C'est dix-huit sous.

Terral paya. Il se dit, en sortant:

—Il faut peu de chose. Si l'on était philosophe, pourtant! Bah! ajouta-t-il, les philosophes sont des sots!

Il regarda l'heure à la pendule d'un pharmacien: huit heures. Quelle soirée lente à passer. Et que faire? Retourner chez lui. A quoi bon? Il n'avait même pas de lumière au logis. Le boulevard? A présent, ce boulevard lui faisait peur. Que de gens avaient le droit de le souffleter du regard! Le droit? Et quel droit? Parce qu'il avait été plus fou ou moins habile. Ce M. de Rieux! Ce Barberino! Il n'avait même pas l'idée de se venger. Il était perdu; le courant l'entraînait. C'était d'une autre façon qu'il entendait le remonter.

Mais quel scandale! comme on avait dû s'entretenir de lui dans tous ces cercles! Les journaux allaient s'en mêler.

—Je ne les lirai pas, songeait-il. Qu'est-ce que cela me fait? Ah! le proverbe ment comme un homme: les oreilles ne «m'ont point tinté» aujourd'hui!

Tout en pensant, il allait au hasard, fatigué. En route, il se sentit accablé.

—Eh bien! se dit-il, j'ai encore douze sous... une fortune, fit-il avec un affreux sourire.

Il côtoyait le Luxembourg, il entra dans un petit café, et s'assit.

—Je resterai là jusqu'à minuit.

Il prit un journal au hasard, s'accouda dessus comme s'il se fût plongé dans la lecture, et s'absorba dans ses réflexions irritées. On lui servit du café. Il ne le vit pas. Il franchissait déjà l'Océan, débarquait à New-York, triomphait... Puis, brusquement, il releva la tête, aux accents d'une voix qu'il connaissait. Il écouta et promena son regard autour de lui. Il y avait, coupant la salle en deux, un énorme poêle de faïence qui lui masquait une ou deux tables. La voix partait de derrière ce poêle. Il la connaissait, cette voix. Il l'avait entendue souvent. Mais où? Mais quand?

—Ma foi, oui, disait-elle, je suis boudhiste. Pourquoi ne serais-je pas boudhiste? Avec ça que le Çakia-Mouni est si bête que ça! Mais il avait trouvé la doctrine chrétienne 500 ans avant Jésus, songez donc! Un bonhomme qui prêche la vertu à des sauvages, l'oubli des injures à des étrangleurs, la haine du sang à des espèces de Caraïbes. Vous savez une chose, c'est que parmi les trois ou quatre cent mille boudhistes qui peuplent l'Asie, le meurtre est cent fois plus rare qu'en Europe. Il y a des villes peuplées comme Paris où l'on s'assassine moins que dans le faubourg Montmartre. Et puis, la doctrine est calmante. Qui ne s'est un peu consolé, à l'idée d'un nirvâna colossal, d'un anéantissement complet de la nature se fondant, goutte d'eau en une mer, avec la création tout entière? Ça fait passer bien des méchantes heures et ça évite bien des indigestions. Notez que j'ai été assez heureux pour trouver dans cette vie un brin de nirvâna, sans attendre ce que je puis en absorber dans l'autre. Le calme, voyez-vous, doublé de dédain ou de mépris, il n'y a que cela au monde!

—Mais je le reconnais, se dit Terral en se levant machinalement, c'est Fargeau!

Il s'approcha du poêle, jeta un regard de l'autre côté et vit, causant et fumant, trois hommes, l'un gros et grand, l'autre long et mince, avec des cheveux roux, et au milieu, Fargeau, une pipe entre les dents, et qui s'interrompait parfois dans son exposé de doctrines, pour lancer au plafond un peu de fumée.

Instinctivement, au lieu de se rejeter en arrière, Terral s'avança. Un je ne sais quoi le poussait. La curiosité, peut-être. Fargeau lui avait refusé la main, jadis. Que ferait-il, maintenant? Et un dédain de plus ou de moins, peu importait à Terral.

Fernand alla à Fargeau et lui frappa sur l'épaule.

L'autre se retourna, vit Terral, et dit:

—Ah!

Puis il ajouta:

—C'est vous, eh bien!

—Je voudrais vous parler, dit Terral.

—Ah! bon! fit Célestin, je sors.

Il se leva. L'homme aux cheveux roux, long comme une perche à houblon, en fit autant. Celui-ci tenait sous son bras une livraison de la Grève de Samarez, de Pierre Leroux.

—Vous ne venez pas, Vobrichon? dit le maigre personnage au gros homme qui restait assis.

—Non. Je veux lire la Revue des Deux-Mondes. La machine de Sand m'intéresse!

Fargeau avait pris le bras du philosophe Goussard (ainsi se nommait son maigre interlocuteur), et il avait fait signe à Terral de le suivre.

On sortit. A peine dans la rue, Goussard reprit la conversation où elle en était restée:

—Fargeau, mon ami, dit-il d'une voix douce, enfantine (il avait bien quarante-cinq ans), vous n'êtes pas dans le vrai. Vous êtes pour l'anéantissement, je suis pour le progrès. Vous arrêteriez l'humanité dans le bien, je veux qu'elle aille jusqu'au mieux. Nous avons du chemin à faire pour arriver à l'égalité, à la fraternité, à la concorde universelle, mais nous y arriverons.

—Voyons, voyons, dit Fargeau. Vous allez, vous allez! Égalité! c'est joli. Égalité de droits, soit. Mais l'égalité de situation? Goussard, vous êtes un archange, mais vous rêvez.

—Je rêve?

—Ah! çà, voyons, dit Fargeau, il y aura bien toujours des députés et des égouttiers?

—Oh! dit Goussard. Eh bien! non, ajouta-t-il. Pourquoi des députés, quand tout le monde sera heureux? Et pourquoi des égouttiers, lorsque la science, étant arrivée à nourrir l'homme par des vapeurs et non par la matière, et à remplacer le beefsteak par une liqueur concentrée, une essence nutritive, la nature humaine se trouvera transformée et idéalisée? Quand on digérera des parfums au lieu de... Enfin, les égouts seront inutiles, et,—les villes assainies, la santé publique sera sauvegardée,—la vie humaine décuplée, les égouttiers se feront jardiniers, et...

—Et vous avez bu trop de bière, mon bon Goussard. Vous êtes plus Allemand, à vous seul, que toute l'université de Bonn et celle d'Heidelberg... Allez vous coucher!

—Vous ne comprenez rien au progrès. Au fond, dit Goussard, vous êtes un matérialiste.

Il salua Terral, serra la main de Fargeau et disparut à l'angle d'une ruelle.

Ils étaient arrivés, en causant, dans les quartiers pauvres de la rive gauche, les quartiers de Fargeau.

—Eh bien! dit Célestin, que me voulez-vous?

—Moi, fit Terral en riant presque, d'un rire nerveux, je viens philosopher aussi... un moment... et je tiens à vous dire que le fond du sac de la vie est bête et sale... Je suis ruiné, perdu, accablé. J'ai voulu me jeter à l'eau et je vais me jeter au diable!

—Ah! dit Fargeau gravement. Je ne savais pas que le sort fût aussi adroit!

—Oui, oui, reprit Terral, j'entends déjà tout ce que vous allez me dire. Mais je ne suis point fâché de l'entendre de vous. C'est le fer rouge sur la plaie. On crie et l'on guérit. Allez! Dites-moi que l'audace est stupide, que l'honnêteté est souveraine, et que j'ai eu tort de ne pas me nourrir de Berquin et de lait de poule. Mais, entre nous, que vous a-t-il servi de croire à votre Bouddha, tandis que je ne croyais à rien, pour en arriver à être tout aussi misérable que moi, et tout aussi désespéré?

—Je pourrais vous dire, répondit Fargeau: Que vous a-t-il servi de ne croire à rien pour avoir des souliers aussi troués que les miens? Ma foi, non! La morale serait niaise. Vous êtes vaincu, voilà la morale. Vos ongles se sont brisés sur le roc; c'est la morale, cela! La morale, c'est votre pâleur, c'est votre colère, c'est votre pensée de suicide. Je n'ai jamais songé à me tuer, moi. Je sais depuis longtemps que la vie est absurde et que tout est au delà,—dans l'anéantissement, la paix des atômes. Seulement, j'attends, étant sûr de ce lendemain auquel vous préfériez le jour présent. Et voilà qu'aujourd'hui vous manque, et que vous ne croyez pas à demain!

Involontairement, Fernand Terral baissait la tête. Fargeau le regardait et l'étudiait comme un médecin examinerait un malade.

—Voulez-vous ma pensée? dit Fargeau à Terral qui courbait la tête; tout votre salut est dans vos revers. Vous êtes jeune! Si c'était une leçon, cela? Je sais que les leçons d'habitude ne servent pas à grand'chose. Mais le hasard!...

—Le hasard, fit Terral, c'est encore le seul dieu que je reconnaisse, et c'est à lui que je vais demander de me tirer de ce bourbier!

—Il y en a d'autres au-dessus de lui; vous savez, le travail...

—Le travail!

Et Terral se prit à rire.

—Ce n'est pas à l'heure où j'en suis qu'on recommence sa vie. Je serai logique jusqu'au bout, en étant audacieux jusqu'à la fin. Vous avez déjà perdu votre morale avec moi. Restons-en là.

—Ah! dit Fargeau avec une certaine fierté dédaigneuse, vous croyez que je pose en professeur de philosophie spiritualiste.... Moi?.... Jamais!... Je vous prends comme un cas et je vous étudie comme un sujet qu'on peut conseiller et qui est parfaitement libre de ne pas suivre les conseils. Vous voulez être logique? Soyez logique! Allez! Mais moins d'orgueil, jeune homme, ce n'est pas vous qui avez inventé le Satan de Milton, plus audacieux que vous. Vous vous croyez un type, je parie? Vous êtes un produit de ce temps, pas autre chose:—un résidu. Votre audace vient de votre époque. Vous êtes moins fort que troublé. Les forts, ce sont les apathiques. Vous êtes trop nerveux, Terral!

—Soit! dit Fernand.

—Ah! le joli temps, le joli moment, reprit Fargeau. Vous avez bien fait d'épargner à M. de Bruand le souci d'y vivre. Quant à vous, vous êtes de votre heure, avec un mélange d'Antony qui a tout gâté. Vous voyez que je vous connais bien.

—Continuez, dit Terral.

—Bien. Philosophons... Il en est, voyez-vous, de la marche des sociétés comme des caravanes lancées à travers le désert. Souvent, aux heures de fatigue et d'épuisement, apparaissent les longues plaines du désert, les chemins lépreux, sans oasis, sans eau, sans ombre: c'est le repos qu'on veut: c'est l'effort qu'il faut. Les routes accablantes succèdent aux routes longues et lourdes, les cailloux aux cailloux, les pierres qui déchirent au sable qui aveugle, le vent qui étouffe, au simoun qui tue. N'importe, il faut marcher, il faut aller, il faut être debout, il faut lutter. Courage! On va, on s'épuise, on halète, on plie sous le fardeau, on se couche sous le faix; plus de force, plus de nerfs, plus de salive! Marchez toujours! Ces déserts maudits de l'Afrique durent des lieues et encore des lieues! Les déserts de la vie durent des années et des années encore. Là, comme les pèlerins, les gens étouffent; ils ont soif, ils ont faim, ils crient. Marchez toujours! Ces temps noirs, ces temps de trouble, d'inaction, d'ennui, de misères ont des lendemains qui se prolongent, qui ne finissent jamais. Un malaise général plane sur tout comme une nuée d'orage. On respire mal, on se tâte, on cherche des remèdes introuvables à des maux inconnus. Tout craque et se disloque. Les appétits effrénés montrent leurs dents féroces. Les désirs refoulés heurtent les ambitions non satisfaites. Les aspirations légitimes d'un cœur qui croit s'unissent aux lamentations du ventre qui veut. Les flots d'espérances grossissent et les issues manquent; les groupes de voyageurs s'agglomèrent et les routes sont obstruées. On se pousse sans pitié, on se heurte sans remords, on s'écrase sans honte. Quand on voit tomber un rival, on dit: Un de moins! Il en meurt un, il en naît mille. Quand on s'est bien étouffé, bien secoué, bien égorgé, on regarde à ses pieds. On n'a point fait un pas. On a marché à la même place; mais on a marché sur des cadavres. La route, là-bas, est toujours obstruée. Une colère mauvaise agite tous ces gens; un éclair fauve passe dans les yeux, et tous, avec la même rage, le même appétit, les mêmes besoins, se ruent en se renversant sur les chemins boueux; le vice ricane, il règne, il attire à soi cette foule; il lui dit: «Viens! va! sois satisfaite! Il y a toujours place autour de mes tonneaux, de mes tapis verts, de mes lits souillés, de mes splendeurs et de mes fanges.» Alors, alors, largesse et joie! Alors les lumières qui ne s'éteignent pas, les viandes qui saignent toujours, les joues qui ne rougissent plus, les baisers qui crépitent et qui grisent, les rires nerveux, les joies saccadées, les plaisirs qui secouent comme une pile électrique, les voluptés qui éreintent, qui souillent, qui tuent! Tu ne nous veux pas pour tes soldats, société? Nous serons tes bohêmes et tes va-nu-pieds! Nous aurons des bottes vernies ou des souliers éculés, peu importe! Nous volerons cent mille francs ou nous emprunterons cent sous, tais-toi donc! Nous serons infâmes et te mépriserons. Tu barreras nos chemins? Nous prendrons par les fossés, où est la boue et nous te jetterons cette boue au visage. Ce sera ta lèpre, ces curieux, ces déclassés, ces débraillés, ces déguenillés, ces sans-le-sou qui valaient peut-être de marcher le front haut. Tu fais la prude, ils mettront à nu tes ulcères. Temps maudit où les portes se referment vers les mains tendues, où les espoirs comprimés se changent en haines, où les amours trahis tournent en débauche, où les échappées de lumière deviennent de la nuit. Quelle fièvre te secoue, société, que tu te tournes sur ton lit de malade comme une vieille qui agonise? Le poison qui te tord les entrailles, c'est toi qui l'as versé. Tu as dédaigné jadis ceux qui sont tes ennemis à présent. Tu as désappris ces mots magiques qui faisaient ta force et ta beauté: Dévouement, sacrifice, honneur, abnégation? Mots oubliés qui sonnent ainsi qu'un glas funèbre, et, comme on ne les sait plus, ils ne sont ni un frein ni un drapeau. On les entend, on ne les comprend plus. Et non-seulement les esprits souffrent, mais les corps. Nerfs tourmentés, machines délabrées, yeux caves, fronts éteints par la main d'ombre, les hommes marchent courbés et endoloris. Parfois un vent semble souffler, qui les agite comme des arbres à demi morts. On les voit pris de maux innommés qui ressemblent à des vertiges. La folie passe en ricanant dans cette foule, touche du front au hasard quelqu'un de ces pâles visages, et le visage se contracte et fait la simagrée d'un rire sans cause. Cependant la joie semble régner. Tambours et cimbales, fêtes et concerts; à moi le bal, à moi les quadrilles, à moi le cotillon! Grincez les violons, hurrah les clairons, bien rugi les contre-basses! En danse! Eh! par Dieu, jamais on ne vit tant de fleurs, et de diamants, et de dentelles, et d'épaules blanches, et de cheveux noirs, et de teints roses, et de teints fardés! En danse! en danse! Où est la misère, bon Dieu, et la maladie et les souffrances? Ambitieux, ceux qui demandent; insensés ceux qui espèrent; mendiants, ceux qui ont faim! Tournez, tournez. La valse est bonne pour étourdir. La jolie toilette de bal, société, ma mie, et que ce râtelier te va mieux que ta double rangée de dents déchaussées. Tu es presque belle, sais-tu, dans ce salon et sous ce lustre! Mais qu'on ne s'avise pas de te regarder dans la rue. Pouah! la laide grimace! Le pauvre Yorick avait aussi ce sourire-là. Il faut avoir de bons yeux et bien regarder, et des oreilles, et t'ausculter, car tu es malade. Tes flatteurs te trouvent jeune et charmante! Pardieu! leur ordonnance est facile à suivre. Bains de mer et douches de Vichy, soierie de Lyon, chapeau de Laure, dentelle de Malines et vin de Syracuse! Médecins Tant-Mieux, écoutez un peu les médecins Tant-Pis: Bains de pieds sinapisés; il faut faire descendre le sang en bas; régime sobre et sain; se coucher tôt et travailler, courses au grand air dans ces Alpes de la morale qui s'appellent le droit et l'honneur, ascension des glaciers sublimes; c'est là-haut, ma mie, qu'on respire! Et chercher le repos, et chasser l'excitation, et penser et apprendre. Rien n'est désespéré, ma chère malade; mais regarde ton miroir et vois ce laid et maigre visage, ces lèvres violettes, ce teint plombé, et dis-toi bien qu'il faut combattre ce cancer implacable qui te ronge le sein,—ton vautour, ô Prométhée femelle, coupable, non pas d'avoir ravi, mais d'avoir laissé éteindre le feu du ciel!

Fargeau avait parlé avec une sorte d'excitation et de colère que Terral ne lui connaissait pas. Ses yeux fatigués avaient rajeuni; sa voix avait repris les accents d'autrefois. Il avait dû souffrir avant d'abdiquer.

Terral, étonné, le regardait. Mais ce coup de clairon ne l'atteignait pas, ne l'ébranlait pas. Il n'était point ému.

—Tout cela est fort beau, dit-il, et prouve que le monde est mal fait. Je ne me charge pas de l'orthopédie. Redressez-les, don Quichotte! Moi, je veux la fortune, et je vais à elle—encore une fois, toujours—si je puis!

—Meilleure chance, dit Fargeau.

Ils se séparèrent.

Fargeau suivit des yeux un moment Terral qui marchait, courbé sur le pavé, le long de la rue. Puis il le perdit de vue. Il haussa les épaules, et rentra chez lui.

—J'ai fait de la copie pour le roi de Prusse, songeait-il. On ne le convaincra plus, celui-là. Mais c'est justice. Le repentir serait immoral parfois.

Il allait se mettre au lit, quand il aperçut sur sa cheminée une lettre que le concierge avait dû placer là.

—Qui diable peut m'écrire?

C'était Adolphe Labarbade qui priait M. Célestin Fargeau de l'attendre le lendemain à midi.

—J'attendrai, se dit Fargeau. Encore un joli monsieur!

Le lendemain, à midi, M. Adolphe Labarbade faisait son entrée chez Célestin Fargeau. Il avait dépouillé les habits du lycéen et revêtu le veston d'ordonnance du gandin. On l'eût pris pour une réclame de Dusautoy. Son premier regard fut un peu dédaigneux. Le logement qu'habitait Fargeau contrastait avec les cabinets des restaurants, dorés sur toutes les moulures, que le fils de maman Anaïs avait coutume de fréquenter. Il n'en tendit pas moins la main à Fargeau en lui disant: Bonjour, cher?

—Eh bien! dit Fargeau, qu'y a-t-il pour votre service?

—Voilà, répondit Adolphe.

Il alluma un cigare puisé dans un étui de Manille, et tout en fumant:

—Vous ne devez pas ignorer, pas vrai, mon bon Fargeau, que le baccalauréat a été institué par les gouvernements pour l'aplatissement des jeunes gens qui se moquent de Cicéron comme de leur première culotte?

—Parbleu! dit Fargeau qui s'amusait de cet aplomb.

—D'un autre côté, impossible de faire son droit sans le morceau de parchemin qu'ils appellent un diplôme.

—Oui. C'est bien ridicule.

—Dites que c'est obscène! Infect, parole d'honneur! Toujours est-il que je veux faire mon droit. Maman le veut. Désobligerai-je pas maman, moi? Jamais de la vie! Comprenez?

—Parfaitement. Eh bien! passez votre baccalauréat.

—Voilà le hic! Ils me refuseront.

—Pourquoi?

—Parce que leur latin m'embête et que je ne l'ai pas appris. C'est une raison. Mais j'ai songé à vous, citoyen Fargeau. Vous êtes un puits de science, vous êtes ferré à glace sur Homère, vous êtes riche en savoir, un Rothschild de science...

—Je ne suis même riche qu'en cela!

—On n'est pas parfait. Bref, voulez-vous m'enlever le diplôme à la pointe d'une version latine?

—Hein, vous dites?

—Passez le bachot pour moi!

—A votre place? sous votre nom?

—C'est si facile!

—Ah! çà, mais, dit Fargeau en croisant les bras et en essayant de rire, pour qui me prenez-vous, décidément?... Pas physionomiste, mon jeune monsieur! Tous les gens qui n'ont pas des bottines vernies ne sont pas fatalement des canailles. L'habit ne fait pas le moine. Savez-vous ce que vous m'offrez? De commettre un faux, rien de plus. C'est quelque chose. Il y a de pauvres diables, misérables comme les pierres, qui font cela. Les entrailles qui crient sont si éloquentes! On les écoute. Moi, j'aime mieux serrer la boucle de mon pantalon et garder mon nom, qui en vaut un autre. Je m'appelle Célestin Fargeau et non Adolphe Labarbade. Si vous croyez que j'échangerais ma défroque contre la vôtre, c'est une erreur de plus à ajouter à vos folies. Où est mon chapeau? J'ai à sortir!

—Ah! dit le jeune homme étonné. Ainsi, vous refusez?

—Radicalement.—Et sans rancune, dit Fargeau en montrant la porte au fils de madame Labarbade.

Le jeune Adolphe descendit l'escalier en haussant les épaules et se disant que Fargeau était un imbécile. Il remonta dans le coupé qui l'attendait à la porte, et jeta au cocher le nom de Vachette. On l'attendait pour déjeuner, et en chemin il prépara, d'après les vaudevilles à la mode, les mots qu'il devait improviser au dessert.

Cachemire avait déjà fini son roman avec M. de Navailles. Ce fils des Croisés une fois ruiné, elle lui avait signifié son congé sur vélin. Elle ne pouvait d'ailleurs vivre longtemps avec la même pensée en tête. Les contrats qu'elle signait se déchiraient bientôt. Elle avait en circulation tant de billets d'amour qu'elle en laissait protester quelques-uns. C'était la vie assourdissante, étourdissante, d'ailleurs luxueuse car maintenant elle savait le prix d'un bijou, son poids et elle amassait. Les amours ne duraient guères, les morts allaient vite. Elle lançait sa fantaisie à toute bride sur le pavé, courant, changeant, avide de nouveauté, d'imprévu, de sensations non encore éprouvées, de liqueurs non goûtées, de frémissements inconnus. Cette vie frénétique, électrique, toute de soubresauts et de galvanisme qui eût écrasé un porte-faix, ces journées lourdes après des nuits passées dans le gaz du souper, ces réveils accablés, ces soirées de théâtre, ces faiblesses de tête, ces délabrements d'estomac et ces haut-le-cœur qui accompagnent de semblables existences, elle les supportait vaillamment, riant toujours, héroïquement, remplaçant par les bains chimiques, les pâtes, les couleurs, les engins de toilette, tout ce qui s'en allait d'elle, s'écaillant et se frelatant.

Elle était, elle était toujours la Cachemire désirée, lorgnée, détestée, adorée, des premières représentations, des courses, des concerts, des soirées du Cirque, de partout. Son sourire était le même, découvrant les dents par le même rictus, mais impassible maintenant, mais attristé, mais comme taillé dans le plâtre avec un ciseau. Elle ne laissait rien paraître des défaillances soudaines qui la venaient assaillir parfois, et qui, lorsqu'elle était seule, lui faisaient pousser des cris de souffrance. Sa poitrine lui faisait mal, des frissons lui couraient dans les reins. Elle se regardait dans ses miroirs à biseau, effrayée de sa pâleur. Mais elle reprenait,—si quelqu'un entrait, à sourire et chantonnait—peut-être pour oublier.

Et le soir, le théâtre, le bal, le souper l'attiraient, l'étreignaient encore! Elle se brûlait l'estomac avec les écrevisses bordelaises; elle était dyspeptique déjà, usée. Souvent, dans son luxe fou, il lui prenait des envies de s'encanailler, elle rêvait d'aller danser à la Boule-Noire, déguisée, et de boire des saladiers de vin chaud sur les tables grasses. Le crin-crin du bal de barrière lui secouait les nerfs, ou bien, elle courait les cafés-concerts, avalant cette musique endiablée qui s'envole parmi l'aigre odeur de la bière et les asphyxiantes bouffées du tabac. Les pièces de théâtre qu'il fallait suivre quelque peu l'ennuyaient. Sa tête se faisait vide. Elle n'éprouvait plus de réelle fièvre que devant les écuyers qui tournaient, emportés par des chevaux sans selle, autour du Cirque, pendant que les cymbales de l'orchestre marquent le galop de leur voix de cuivre. Elle ouvrait de grands yeux en regardant ces hommes demi-nus risquant leur vie, et ses petites mains applaudissaient en déchirant leurs gants.

Toutes ces secousses au fond disloquaient ce faible corps. On eût dit une de ces boîtes mécaniques qu'on démonte pièce à pièce, et qui tombent éparses brusquement. De tout ce qui avait été Cachemire, la brune Cachemire, à la chair savoureuse comme un beau fruit, il restait un visage maquillé, aux muscles enduits de blancs d'œufs, de grands yeux hystériques dans un visage blafard. Elle aurait pu parfois, lorsqu'elle entrait dans une loge, entendre, à ses côtés, le petit rire content d'une rivale qui voyait ou devinait la ruine sous cette beauté repeinte, la maladie sous cette splendeur encore insolente et la souffrance sous ce sourire.

Madame Labarbade, au retour de quelque promenade avec Firmin Monséchard, le photographe, trouvait souvent Cachemire buvant de la tisane et rêvant, la tête appuyée dans la main, le coude sur le bras d'un fauteuil, hochant la tête et revoyant peut-être, comme dans un rêve, Samoreau, les journées pleines de soleil, et les nuits pleines d'étoiles, là-bas contre la forêt où le vent passait en chantant...

Madame Labarbade haussait les épaules.

Parfois, aussi, Cachemire faisait atteler son coupé—car elle était riche, on l'aimait encore, on se ruinait encore pour cette femme qui toussait—et elle donnait ordre qu'on la descendît aux Tuileries.

S'il faisait beau, elle allait s'asseoir sur une chaise, sous les marronniers, et regardait jouer les enfants. Les uns troquaient leurs timbres-postes, les autres jouaient aux soldats, chantant une Marseillaise enfantine, d'autres, une petite pelle en main, bâtissaient des châteaux avec du sable. Les petites filles regardaient leur jupe ballonner. Tout cela était rose, frais, bruyant. Vaguement, Cachemire se disait peut-être que c'était bien beau un enfant et que ce devait être bien bon.

Elle prenait le soleil. Ses yeux fatigués allaient du jardin à la rue, d'un arbre à l'autre. On voyait passer derrière la grille un omnibus chargé de monde, le chapeau de cuir d'un cocher ou le casque d'un municipal. Cela l'amusait. Et le soir, quel contraste! Étendue sur le coussin rouge d'un restaurant, elle chantait, riait, comme si la fièvre ne l'eût pas rongée, comme si elle n'eût pas dû payer, le lendemain, par un accablement énervé ces secousses toujours nouvelles.

Les médecins qu'elle appelait ne lui disaient pas le nom de la maladie. Cette maladie avait tant de noms. Elle le cherchait dans les tarots. Les cartes disaient: «Tu guériras!» Mais il fallait éviter la glace, ne pas se regarder. Ses yeux plombés, ses joues livides lui répondaient alors: C'est bien fini.

Elle se roulait parfois, déchirant ses vêtements, brisant ses meubles, écumante, répétant comme des râles ces cris:

—Je ne veux pas mourir!

D'autres fois, anéantie, elle demeurait des journées entières, dans un fauteuil, comptant et recomptant les fleurs du tapis ou les dessins de la tenture.

On lui remettait des cartes. Elle lisait les noms.

—Je ne connais pas! dit-elle.

C'étaient les noms de ses amants.

Elle était ainsi, un jour, causant avec madame Labarbade, lorsque Adolphe entra, fort animé, revenant du restaurant. Il fit signe à sa mère, l'amena au fond de la chambre, et lui dit:

—Maman, est-ce qu'il n'y aurait pas cinq louis de trop dans ton porte-monnaie, pour ton fils chéri?

Madame Labarbade leva les yeux au ciel.

Cachemire entendait qu'on parlait par-derrière son fauteuil.

—Qui est-là? dit-elle.

—C'est moi, petite sœur, dit Adolphe.

—Ah! tu viens?

—Je viens chercher de l'argent!

Il s'approcha de Cachemire.

—Tu sais... J'ai joué et j'ai perdu!

—Combien!

—Dix louis?

—Toujours intelligent, pensa madame Labarbade avec un sourire.

—Est-ce que tu ne les as pas?

—Si fait. Dans ce tiroir. Là.

Adolphe se pencha pour embrasser sa sœur.

—Tu sens le rhum, dit-elle.

—C'est possible!

—Elle sent bien la tisane, maugréa madame Labarbade.

—C'est vrai, dit Cachemire en hochant la tête, depuis quelque temps, je ne peux pas supporter une odeur... le rhum! C'est bon, le rhum, dit-elle avec un sourire vague.

Madame Labarbade prit Adolphe par la main et le reconduisit jusqu'à la porte:

—Tu as ce que tu veux, gamin? Sauve-toi. Elle n'aurait qu'à te le reprendre!

—Et il n'aurait qu'à m'en demander encore, songea-t-elle. J'ai bien assez des exigences de l'autre!

L'autre, c'était Firmin Monséchard.

Adolphe était déjà dans l'escalier.

—C'est vrai, disait Cachemire toute seule avec un sourire d'envie, le rhum... le punch... les petites flammes bleues... C'est joli... Ce soir, avec Raoul, je ferai un punch. Nous nous amuserons. C'est bon le rhum!

Fernand Terral ne tenait plus à rien dans ce Paris qu'il avait voulu conquérir. Il en avait respiré les parfums enivrants; c'était maintenant l'âcre odeur de ses boues qui lui montait au cerveau. Plus un espoir, plus une ambition tapie au coin de ces rues; sur ces pavés, foulés aux pieds chaque jour par des orpailleurs avides, plus une pépite, plus rien. Il fallait s'enfuir, secouer à jamais ses dernières soifs, et creuser ailleurs une autre mine pour trouver un autre filon.

—Soit, se dit Terral, je partirai.

Deux jours après il était à Boulogne, avec un peu d'argent raccroché en vendant ses derniers meubles, des habits, une bague, un médaillon, ce qui lui venait de sa mère. Dans le trajet de Paris à Boulogne,—la nuit,—l'ambitieux avait rêvé son dernier rêve. Après Paris, Londres était là. Londres, cet autre Océan, cette Californie, ce monde. Là, encore, triomphe l'intrépide assurance de l'homme qui veut s'ouvrir, toute large, une trouée. Là, le gâteau est savoureux pour ceux qui ont des dents. Il ne s'agit que de se faire une place à table à coups de courage ou à coups de couteau.

Terral arpentait la jetée, au vent frais du matin, pendant qu'on embarquait sur le packet les bagages des passagers. Ses bagages à lui n'étaient point lourds. Il portait tout avec lui, César et sa fortune. Les Anglais qui regagnaient leur pays, aussi flegmatiquement qu'ils l'avaient quitté, entraient dans les hôtels et mangeaient. Un garçon s'approcha de Terral, lui vantant la cuisine de l'Hôtel d'Albion.

—Je n'ai pas faim, dit Terral.

Il avait décidé qu'il mangerait seulement le soir, à Londres,—par économie.

Et pour se réchauffer,—car la brise le glaçait en pénétrant dans ses vêtements,—il marchait, frappant du pied, et songeant. En allant ainsi, il se heurta contre un jeune homme qui sourit et profita de l'occasion pour lui demander, en français, mais avec un accent étranger, à quelle heure partait le paquebot.

—A sept heures, dit Terral.

—Nous avons donc quinze minutes encore, fit le jeune homme en regardant l'heure à un merveilleux chronomètre.

—Quinze minutes, oui, dit Terral.

Et il s'éloigna.

Comme il revenait sur ses pas, frappant toujours le quai de ses semelles, il retrouva, à la même place, le jeune homme regardant la mer.

—Pardon, dit le jeune homme en souriant encore, pensez-vous que la traversée soit mauvaise aujourd'hui?

—Je n'y connais rien, répondit Fernand avec une certaine brusquerie. Je ne suis pas marin.

—Ah!... Mais, au moins, reprit l'étranger après un court silence, craignez-vous le mal de mer?

—Non, dit Terral. Qu'est-ce que je crains? ajouta-t-il mentalement.

—Je vous demande mille excuses pour toutes mes questions, monsieur, mais entre compagnons de voyage... Vous allez à Londres, n'est-ce pas?

—Oui, monsieur.

—Moi aussi.

—Et connaissez-vous cet hôtel, je vous prie? dit le jeune homme en tendant une carte à Terral.

—Je ne suis jamais allé à Londres. Je suis tout aussi ignorant que vous. Je ne saurais vous répondre, monsieur.

—Je demanderai donc à un Anglais. C'est dommage. Je n'aime pas les Anglais.

—Ah!

—Je suis Espagnol. Voilà trois ans que je voyage un peu partout. Je traverse la Manche parce qu'il faut bien avoir vu l'Angleterre, mais ce ciel plein de brume me terrifie par avance... Connaissez-vous l'Espagne, monsieur?

—Non, dit Terral.

—Tant mieux pour vous, fit l'autre avec l'assurance chevaleresque des Castillans, il vous reste donc des émotions à éprouver!

—Qui sait? dit Terral.

La cloche du paquebot sonnait. Ils descendirent l'escalier du quai, et, par la planche d'embarquement, ils entrèrent dans le bateau encombré déjà de colis et de malles et dont les siéges étaient occupés par des figures de keepsakes, effrayées par avance à l'idée du tangage.

—Allons, dit l'Espagnol, je vais être horriblement malade. De Barcelone à Marseille, j'ai souffert le martyre. C'est un second supplice.

Il s'accouda contre le bastingage regardant le quai, Boulogne encore endormie et échelonnée en amphithéâtre, puis se retournant vers Terral, il lui offrit, dans un porte-cigares de paille de manille, un papelito andalou.

Terral remercia, prit la cigarette et l'alluma.

Il s'était jusqu'alors tenu sur une certaine réserve, hésitant et se drapant dans sa fierté. Depuis quelques minutes, au contraire, un projet lui était venu et germait. Il étudiait ce jeune homme que, tout à l'heure, il ne connaissait point et qui se livrait ainsi avec l'expansion—souvent apparente—des Méridionaux.

L'Espagnol pouvait avoir vingt-six ans; il était petit, brun, avec des yeux grands et profonds, une moustache d'hidalgo, un teint de Maure et des mouvements électriques. Irréprochablement vêtu, les doigts pleins de bijoux comme beaucoup de ses compatriotes, il portait en sautoir un sac de voyage fermé par une serrure en acier surmontée d'une couronne de comte. Son élégance un peu roide et mâle, dans sa recherche, effaçait ce que ce goût des joailleries, inhérent aux races du Midi, pouvait avoir peut-être de ridicule ou de bizarre.

Le caractère distinctif de sa physionomie était la franchise, une gaieté vive, quelque chose de pétulant et de sévère en même temps.

En quelques minutes, Fernand avait analysé et deviné tout cela. Il était assez fataliste et l'idée lui était venue que le hasard ne jetait peut-être pas pour rien cet inconnu sur sa route. C'était peut-être la branche de salut tendue au noyé, la main qu'il fallait saisir, l'occasion qu'il devait arrêter... Puis il se disait, allant de l'avant à l'arrière du bateau, regardant sans les voir, les matelots qui tiraient les cordages, et se préparaient au départ:

—A quoi vais-je songer? le salut n'est pas ici, il est là-bas... Et va donc conter ce que tu souffres à ce confident de rencontre!

Pendant que le bateau s'éloignait, laissant Boulogne à chaque tour de roue, et l'horizon découper les dentelures de ses falaises, l'Espagnol fumait, fredonnant la Jota aragonaise.

L'embarquement avait pris du temps à cause d'une vingtaine de chevaux qu'il avait fallu caser sur le pont dans des boxes.

Le marchand qui les transportait à Londres interrogeait le capitaine d'un air inquiet.

—Aurons-nous beau temps, au moins?

—Je l'espère.

—Bon vent, bonne mer?

—Nous verrons.

—Diable! fit le marchand en regardant le ciel.

Pas un nuage pourtant, une nappe unie, un peu pâle, un vent frais, une mer calme.

—On a pourtant vu des gens mourir du mal de mer, disait un bourgeois parisien à un matelot anglais qui ne le comprenait pas.

Les blondes ladies et les transparentes miss débouchaient déjà leurs flacons d'eau-de-vie et en arrosaient—par précaution—les énormes tranches de sandwiches qu'elles escamotaient—par hygiène.

L'Espagnol se rapprocha de Terral:

—Vous voyagez pour votre plaisir?

—Moi?... Oui... Si vous voulez...

—Moi aussi. Nous avons pourtant, nous autres Espagnols, la réputation de ne connaître aucunes montagnes autres que nos Sierras et d'autre fleuve que le Mançanarès... Ah! que cette odeur de goudron est insupportable!... Marchons, voulez-vous?...

—Marchons.

—Je voudrais être de retour déjà de mon expédition. Peut-être cependant pousserai-je jusqu'en Ecosse. Londres me déplaît par avance. J'y vais pour en être revenu, vous savez.

Tout cela dit gaiement, avec cet accent castillan qui n'est pas sans charme.

—Et vous?

—Oh! fit Terral, il est probable que je demeurerai à Londres. C'est Paris qui me pèse.

—Je regrette de n'être point de votre avis. Ah! Paris!

Et soulignant son admiration par des gestes, l'Espagnol fit de Paris, du Paris épris de folie et du Paris amoureux de sciences, car il connaissait l'un et l'autre, un magnifique tableau.

—Notez que je l'ai quitté voilà longtemps, dit-il, car je n'ai fait qu'y passer quelques jours. Mais Pétersbourg, Vienne et Berlin, que cette fois j'ai vues, m'ont appris à le regretter.

Ainsi causant, ainsi glissant sur la pente des confidences, l'Espagnol en vint à confier à Terral qu'il s'appelait Don Antonio Godova, comte d'Oriola, qu'il était orphelin, qu'il avait quitté Barcelone après un mariage manqué, et laissé la Rambla pour courir le monde. On se console en voyageant. Il avait voyagé. Il avait feuilleté ce livre curieux qui s'appelle la France et cet album de pastels qui se nomme la Suisse; il avait vu l'Allemagne des bords du Rhin et l'Allemagne des bords du Danube, l'Autriche et la Russie, et peu s'en était fallu qu'il ne poussât jusqu'en Sibérie. En route, il avait laissé son chagrin, retrouvé sa gaieté et acheté, argent comptant, l'expérience, cette vraie richesse.

—Je n'ai pas de banquier, disait Don Antonio, je porte avec moi ce qu'il me faut. Tout est dans ce petit sac et quand je m'aperçois qu'il est vide, j'écris à la maison Perez y Ancho à Barcelone et je reçois ce qui me plaît. Je n'ai point de domestique. Un domestique est un souci. Je ramasse le premier venu et je me l'attache pour le temps de mon séjour. Et je voyagerai sans doute ainsi jusqu'à la fin, en curieux; mais, hombre! que Dieu eût été bien avisé de ne pas créer d'Océan pour les chrétiens qui craignent le mal de mer!

Terral, absorbé, écoutait. Il n'avait dans tout cela entendu qu'une chose: je porte tout avec moi!

Le pont du bateau présentait déjà ce spectacle comiquement lugubre dont le mal de mer se fait l'impresario. Les visages pâles grimaçaient. Le brandy luttait vainement contre le malaise. Godova se sentait pris à son tour et s'était affaissé sur son banc.

La mer se faisait d'ailleurs menaçante. On signalait un grain. Le capitaine avait donné l'ordre de caler les chevaux dans leurs boxes et de leur boucher les yeux.

—Satané temps de chien, disait le marchand, à la dernière traversée j'en ai perdu trois et il faut encore que le même jeu recommence.

Les matelots manœuvraient en sifflant d'un air narquois. Si l'on se plaignait de la pluie qui commençait à tomber doucement, ils répondaient avec ce flegme railleur des Anglais:

—Ce sera bien autre chose tout à l'heure!

D'autres chantaient le Tirely que les matelots de Nelson entonnèrent au matin de Trafalgar.

Terral était heureux de ce trouble, de cet orage qui s'annonçait, de ce ciel soudain obscurci.—Il ne s'expliquait pas sa joie, mais il respirait plus librement dans cette atmosphère qui sentait le soufre. Il aimait ces sourdes colères des hommes et des choses. Peut-être se fût-il improvisé tribun, un soir d'émeute, parmi cette atmosphère électrique que dégagent les foules.

—Eh! bien, capitaine, disait-il d'un ton joyeux, c'est la tempête?

—Vous êtes bien gai, disait l'autre.

La pluie était plus rude, le noir du ciel s'étendait, bavait à travers l'horizon comme une tache d'encre qui gagnerait un papier de soie.

Parfois aussi ce ciel se rayait de larges zébrures rougeâtres qui tranchaient sur le fond noir comme autant de plaies vives et saignantes. C'était la nuit, une nuit crépusculaire, coupée par de sinistres éclaircies. Le bateau rudement secoué, montait, lancé comme un bouchon sur cette masse formidable et retombait, prêt à se briser contre les lames ou à s'engloutir dans le trou profond qui s'ouvrait soudain devant lui, comme un gouffre.

On entendait parmi les rafales qui grinçaient dans les cordages, les commandements et les appels—ou les hennissements des chevaux. Sur le pont, couchés çà et là, enveloppés dans des manteaux, sans mouvement, semblables à des paquets, des passagers râlaient ou criaient. Parfois une prière affreuse s'entendait au milieu de l'orage:

—Je souffre, jetez-moi donc à la mer!

Terral, roide, droit comme un chêne, les bras croisés, tête nue, passait avec un audacieux mépris parmi cette foule renversée et peureuse. Il retrouvait toute sa force dans l'orage. Il lui plaisait de la défier, cette mer irritée, et quand, dans un brusque roulis, la vague jetait à travers le pont son écume bouillonnante, il secouait ses cheveux noirs imprégnés de sel et ricanait comme un Manfred.

Le marchand de chevaux se heurta contre lui, jurant, les poings fermés.

—Eh! bien, quoi? dit Terral. Qu'y a-t-il?

—Cette tempête m'en tuera la moitié. Je suis ruiné, dit l'autre. Tonnerre!

Terral haussa les épaules.

Il revint s'asseoir à l'arrière du bateau, entre des caisses recouvertes de toiles goudronnées, près de Godova. L'Espagnol, cramponné à un cordage, les nerfs tendus, l'œil fixe, les joues effroyablement caves, poussait des gémissements et regardait fixement les choses avec une prunelle embrasée. Il se plaignait, jurait, appelait, et se tordait parfois en poussant des cris:

Valgame dios!... La muerte!... Tiene usted cuchillo?... Un cuchillo! La muerte! la muerte!

Terral, les bras croisés, face à face avec ce moribond—car Godova souffrait à mourir—sentait croître en lui—comme ces plantes mauvaises qui, disent les fables, poussent avec une vertigineuse rapidité,—une pensée atroce, lancinante ainsi qu'un fer rouge.

C'était ce ciel obscurci, cette mer furieuse, cette nuit soudaine, ce bruit de vagues, ces sifflements de vent, ces hurlements, cette fièvre, qui faisaient sourdre dans le cœur de l'ambitieux brisé une terrible tempête—l'antithèse de cet autre ouragan qui grondait.

—Si cet homme mourait, songeait Terral, et si ce sac qui est là disparaissait,—qui s'en inquiéterait?

Peu à peu l'horrible pensée prit corps, et se planta devant Terral avec un arsenal de discussions, de conseils et de logique.

—Qui songe donc à l'Espagnol à présent?... Il râle! S'il passait par-dessus le bord, le bruit de sa chute dans le flot ne mourrait-il pas étouffé sous ce grondement gigantesque?... Qui le saurait? qui le verrait? Une fortune tient pourtant dans ce sac? Une fortune dans un sac de cuir grand comme les deux mains!

Dans cette espèce de sombre brouillard qui fondait toutes choses, les recouvrait comme d'une couche de suie, la serrure seule du petit sac brillait, lançant à Terral de provoquants éclairs.

Il se reculait, il se sentait trembler. Un affreux délire le secouait. Il étouffait, et, le long de son dos, coulait une sueur froide.

La muerte! La muerte! criait l'Espagnol en se mordant les poings.

Il voulait mourir.

La mort?

—Elle est près de lui, songeait Terral, et l'obsession de cette pensée se faisait ironique comme un défi.

Il se rapprochait alors. Ses mains, agitées d'un prurit nerveux, se tendaient vers le sac de cuir qu'il allait arracher d'une secousse, emporter soudain!—Puis l'idée du vol lui apparaissait plus vile que l'idée du crime. Quelle différence y aurait-il bientôt dans ses souvenirs entre l'agonie de M. de Bruand et la mort de cet inconnu!

Et puis en fin de compte pourquoi celui-ci se trouvait-il sur son chemin? Pourquoi ce triple sot s'était-il livré?

Lui avait-on demandé ses confidences? Il avait fait parade de sa fortune, il avait tout dit, le niais! Et à quoi lui servait cette richesse maintenant? Il agonisait, se tordait, une sanglante écume lui venait aux lèvres. Sa bile remuée le faisait vert,—un cadavre!

—Ah! bah! se dit Terral.

Et il se dressa, les yeux en feu, roide, décidé, prêt à jouer sa vie, cette fois,—sa tête,—pour de l'or!

Il se pencha sur Godova, le prit brusquement entre ses bras. L'ombre était toujours profonde. Dans ce coin du bateau, personne. L'équipage manœuvrait, là-bas, à l'avant. De ce côté, rien, pas un regard. Seul avec son crime. Il attira l'Espagnol contre sa poitrine qui haletait, et sa main droite chercha déjà le sac de cuir, prêt à l'arracher.

—Merci! je vous remercie!... dit alors Godova d'une voix qui se mourait.

Et Terral sentit tout à coup une main froide qui pressait la sienne.

Cette fois il recula.

Ses bras se détendirent et Godova retomba sur le pont, la tête couchée sur son bras gauche.

—Ah! misérable! cria Terral tout haut, et, comme un fou, hagard, il descendit,—se cognant le front à l'escalier étroit,—dans les cabines, se jeta sur son lit et demeura accroupi, là, comme une bête fauve.

Quand il revint à lui,—car cette réflexion sombre fut comme un évanouissement—il vit la cabine remplie de gens qui, attablés, mangeaient. La tempête était passée. On avait quitté la haute mer, et maintenant le bateau voguait en pleine Tamise. Il se leva, se mit à table, demanda des œufs, coupa machinalement un peu de fromage dans le bloc de Chester que la stuardess posa devant lui, paya et remonta sur le pont.

—Eh bien! lui cria aussitôt une voix claire... Nous sommes donc sauvés!

Terral tressaillit.

C'était la voix de don Antonio.

—Oui, dit Terral.

Et dès lors il ne parla plus.

Quatre heures après, ils étaient arrivés à Londres. Le bateau s'arrêta devant Custom-House, et l'on déchargeait les bagages. Terral voyait cette foule sur le quai, à gauche, la grande arche de London-Bridge qui découpe sa silhouette sur le brouillard. Il apercevait sur le pont des flots pressés de passants, des cabs, des omnibus, des camions; il entendait le bruit immense de la fournaise humaine. Il redressait le front. Il disait encore comme le héros de Stendhal: Aux armes! Et il s'enfonçait, seul, sans guide, dans la grande Cité.

Il s'arrêta devant un hôtel-taverne d'apparence médiocre, entra, demanda une chambre, et lorsqu'il fut seul:

—Qu'est devenu l'Espagnol? se dit-il. Je n'ai pas voulu le suivre. J'avais peur de moi; oui, peur. Fiez-vous donc au premier venu! Cet homme-là ne saura jamais qu'il me doit la vie. Et pourtant, ajouta-t-il avec un singulier sourire, il me la doit! Quelle générosité! Qui sait? Cela peut être une faiblesse!

XI

Cachemire avait trouvé comme une excitation suprême dans les orgies finales. Littéralement elle avait soif maintenant d'alcools; ce punch, qu'elle aimait, lui communiquait une ardeur nouvelle, une flamme inconnue. Elle ressemblait à ces lampes qui s'éteignent et projettent tout à coup une lueur rajeunie. Elle put faucher comme un regain de succès et de louanges. Avec ses joues embrasées et ses yeux pleins de fièvre, ses lèvres carminées, ses cheveux opulents encore, elle avait une singulière attraction et comme un charme inconnu. Le successeur de M. Raoul de Navailles, (un agent de change ou un député—peut-être était-il deux) en était fier. Il recevait de ses amis des compliments à l'adresse de Cachemire et les prenait pour lui.

La gaieté d'autrefois, le fol entrain semblaient être revenus à Suzanne. Elle se sentait transportée pour ainsi dire dans un air nouveau, et la vie lui paraissait semblable à ces rêves où le corps ne touche point la terre, où l'on voit tout du haut de l'éther et comme balancé dans un hamac. Se trouvant belle ainsi, elle voulut qu'on lui fît son portrait. M. de Navailles s'adressa à un jeune peintre, déjà en pleine réputation, Charles Bourdenois. L'artiste vint, et, de cette physionomie déjà transfigurée par une maladie intérieure, il fit un chef-d'œuvre en quelques séances. Cachemire, transportée, le regardait souvent, ce portrait, s'admirant et s'envoyant des sourires. Par amour pour le tableau, elle s'éprit du peintre et le lui dit, un matin, en causant, pendant qu'il retouchait quelques méplats des joues. Bourdenois feignit de croire à une plaisanterie, répondit spirituellement, et dès ce jour ne revint plus. Le portrait d'ailleurs était achevé.

Cachemire appela, pour le leur montrer, madame Labarbade et le jeune Adolphe:

—Tiens, c'est joli, ça, dit maman Anaïs. Mais, vois-tu, ma petite, comme ressemblance, ça ne vaudra jamais la photographie!

Peut-être songeait-elle à Firmin Monséchard, le collaborateur du soleil.

Adolphe avait mis son lorgnon et examinait le portrait en sifflotant le quadrille de la Belle-Hélène.

—Pas mal, cette petite machine!... Bigre, si la chose va au Salon, ça te fera une fameuse réclame... Ame qui s'avance, âme qui s'avance, ponpon, ponpon... Adorable, décidément, le portrait. On en mangerait!

—Oui, adorable!

Cachemire, seule, demeurait bien des fois avec ce portrait en tête-à-tête, se comparant à ce chef-d'œuvre, où l'artiste, sans le vouloir peut-être, avait mis une mélancolie poignante, et que les Egyptiens eussent appelé le goût de la mort. Mais ce n'est point cela qu'elle y voyait, et dans ce sourire navré qui était le sien, elle retrouvait, comme nichées là, toutes les heures dépensées sans compter, tous les refrains du passé,—ceux d'hier aussi, ces refrains qu'on entonnait avec les baisers cristallins des verres comme accompagnement.

—C'est égal, dit-elle, nous avons eu de bons moments!

Et,—défilant comme une lanterne magique,—ils passaient tous, rieurs, bruyants, saccadés, surmenés, ces souvenirs. Elle les saluait d'un sourire, et ses yeux fixés sur les jours finis, sur les nuits oubliées, jetaient encore des éclairs. Elle frissonnait en se rappelant, frissonnait toujours d'ivresse!—Point de regrets. Elle eût refait encore, sans s'arrêter d'un pas, ce chemin où les fleurs poussent dans la boue. Elle se mourait, elle s'en allait, elle sentait en elle quelque chose qui la dissolvait, et pas de remords. Une fièvre nouvelle, fièvre de plaisir, besoin de secousses et d'émotions, soif de bruit, de soupers et d'amours.

Elle avait renvoyé son médecin qui l'ennuyait, la réprimandant après chaque excès nouveau. Elle avait jeté au feu ses ordonnances. Elle désaltérait par de la tisane de champagne son corps en feu. Elle trouvait,—cette fille faible et qui n'avait eu dans sa vie que des instincts, point de volonté,—une énergie singulière pour résister à son mal, défendre sa vie et rire au nez de la mort.

Mais la mort se moque bien que l'on rie. Elle avançait chaque jour d'un pas. Elle étendait la main, cette maigre main qui trouve toujours ce qu'elle cherche, toujours. Cachemire se sentait à présent profondément atteinte. C'était, aux moments imprévus, des engourdissements profonds, des fourmillements bizarres, de terribles douleurs de tête, des souffrances sourdes, fixes et tenaces qui la faisaient crier,—portant la main à son front, et pleurant:

—Mais qu'ai-je donc là?...

Elle rappela son médecin.

—Qu'ai-je donc? dites! Qu'est-ce que j'ai?

Le docteur ne répondait pas; il prescrivait les remèdes d'autrefois, des bains, des tisanes, du calme.

—Du calme! disait Cachemire en se tordant sur son canapé; ces gens-là sont fous!... Est-ce qu'on peut être calme?

Excitée, agacée, les nerfs à fleur de peau, elle souffrait à présent d'un mot, d'un regard, d'un objet mal placé qui l'affectait douloureusement. Les moindres choses maintenant, un tableau accroché de travers, un chiffon traînant sur un meuble, lui faisaient pousser les hauts cris. Une affreuse maladie nerveuse, compliquée d'affection cérébrale, la secouait, et la jetait dans des bizarreries cruelles. Elle ressentait toujours en elle un sentiment de gêne et de pesanteur; des crampes survenaient. Parfois aussi un affaissement complet, et quand on lui parlait, ses yeux arrêtés sur le tapis ou sur les moulures d'une porte, semblaient morts.

M. Raoul de Navailles que Cachemire avait vexé, pouvait se dire bien vengé. La solitude maintenant se faisait autour d'elle.

On parlait de Suzanne, un soir, à son cercle.

—Eh bien! Raoul, lui en veux-tu toujours?

—Ah! mes amis, au fond c'était la reine des crampons! Une sensitive. A Chaillot, les sensitives! C'est parfaitement moi qui l'ai lâchée. Pour le moment, parlez-moi de Grenouillette. Un type, Grenouillette!

Ranula, batrakion, traduisit un auditeur, qui avait fait ses classes.

—Une vraie femme, messieurs. Née dans une loge de portier et faite pour mourir dans un palais. Et puis, des manies! Elle a tant brossé d'habits dans son jeune temps, que sa joie est d'épousseter mon mackintosh, le matin, quand je sors de chez elle. Je la laisse faire!

—De sorte que lorsque cet ange de la brosse de chiendent s'ennuiera chez elle comme maîtresse, tu pourras la prendre chez toi comme femme de chambre!

—Toujours adroit, ce Raoul!

—Vive Raoul!

Cachemire ne s'expliquait point le mal qui la courbait, qui la creusait, qui la disséquait chaque jour. Elle semblait, en effet, rapetisser; sa poitrine se cavait et sa colonne vertébrale, comme si elle eût dévié, se bombait. Une pâleur de cire gagnait sa tête et s'étendait tristement sur ses mains, où les nerfs et les os faisaient saillie. Ses yeux, toujours étranges, s'enfonçaient dans leurs orbites bleuies, où couraient des fibrilles sanglantes. Ses tempes s'accusaient par des cavités qui faisaient ressortir davantage son front, devenu bossué et déprimé en même temps. Tous ses mouvements avaient comme une rigidité cadavérique. Elle poussait parfois, en étendant le bras, des cris étouffés, et l'on eût dit que ses os, devenus friables, s'étaient brisés tout à coup.

Des médecins, appelés en consultation, avaient murmuré, certain jour, un nom que Cachemire n'avait pas entendu. Ramollissement aigu, avait dit l'un. L'autre avait ajouté: Ramollissement ataxique.

—Parbleu, dit madame Labarbade, qui prêtait l'oreille; avec la vie qu'elle a menée! Il y a un proverbe là-dessus: «Tant va la cruche à l'eau...»

Lorsque cette maladie affreuse vous vient et vous torture, c'est chaque jour comme un pas fait plus avant dans un enfer. La sensibilité, atrocement exaltée, multiplie et centuple les douleurs. Le tortionnaire semble vous casser et vous désarticuler les membres. La mobilité peu à peu se paralyse comme l'intelligence, et l'on ne peut bientôt ni étendre le bras, ni comprendre pourquoi on ne l'étend pas. Ce n'est point la folie, ce n'est point l'idiotisme. C'est la paralysie. Forces et facultés, tout baisse en même temps et dégénère. Le rachitisme est là, bien près. Cachemire se voyait, à présent, mourir. Elle se faisait horreur. Parfois, bravant ses souffrances, elle soulevait ses draps, quand elle était couchée et se regardait sous ses couvertures. Sa poitrine avait disparu; plus de seins; les os des hanches semblaient près de crever la peau tendue qui les recouvrait. Une maigreur extrême ciselait ses jambes, où les muscles grêles faisaient à peine saillie autour des os, cruellement dessinés. Elle se contemplait, fantôme d'elle-même, et parfois triste fantaisie, elle essayait de mettre des maillots d'autrefois, qui s'enroulaient à présent, comme des hardes, autour de ses tibias rongés.

Alors elle pleurait, baissait la tête, sanglotait. Ou c'étaient des cris, une rage folle, des défis soudains, et des révoltes, qui se résolvaient en des rêveries sans motif et en des accablements comateux.

Il lui fallait boire des eaux ferrées, du vin de quinquina, des huiles de foie de morue, qui lui soulevaient le cœur, amenaient de grosses larmes de dégoût à ses yeux rouges.

—Quelle pharmacie! disait-elle parfois, en portant ses pauvres mains à sa poitrine.

Le délire aussi venait parfois. Alors elle voulait aller au théâtre, encore entendre la musique, le crin-crin des violons, les cuivres des instruments de Sax. Elle voulait voir des costumes, des décors, des acteurs. Maman Anaïs la faisait transporter, en haussant les épaules, dans quelque baignoire bien obscure, d'où Cachemire dévorait sans comprendre ce qui se passait sur la scène, ses grands yeux braqués sur le théâtre, le cou tendu, comme un formicaleo, qui guetterait sa proie. Puis, tout-à-coup:

—Je m'ennuie! disait-elle.

Et il fallait partir.

Madame Labarbade poussait des soupirs à fendre les rochers de Fontainebleau, mettait sa belle-fille en voiture et souvent revenait dans la baignoire, écouter la fin de la pièce, pendant que la petite partait seule. Elle donnait aussi, dans le théâtre, des rendez-vous à Firmin Monséchard, qui secouait, à ses côtés, sa chevelure superbe, où le parfum des Mille Fleurs luttait avec le collodion. Arrivée chez elle, Cachemire se faisait déshabiller par la servante (Constance l'avait quittée depuis longtemps, elle avait été ravie à la France par un Valaque), et tâchait de dormir. Mais les nuits se succédaient longues, lentes, cruelles, pleines de délires, de fièvres, de cris, avec des aurores insultantes et accablées. Ah! les nuits d'autrefois, le café Anglais, les aventures, la chanson, la passion! Et c'était encore la passion, mais déviée, dépravée. Une nuit, pendant que la fantasmagorie de la congestion l'entourait, Cachemire aperçut, mais comme une figure étrange et falotte, Terral—ce Terral qu'elle avait oublié; oui, oublié, comme les autres.

Ce nom, cette pensée, les souvenirs de cet homme tourmentèrent toute la nuit cette tête affaiblie, d'où l'intelligence fuyait.

—J'ai envie de l'épouser, dit-elle le lendemain, au matin, quand madame Labarbade entra dans sa chambre.

—Comment, l'épouser? l'épouser? Épouser qui?

—Fernand.

—Le Terral?... Oh! oh! Il revient sur l'eau, celui-là. Tiens, au fait, voilà longtemps qu'on n'en avait parlé! Eh bien! mais, épouse-le, ma petite. A ton aise. Vous ferez bon ménage, je parie!

—Ménage! balbutia Cachemire, tout bas, comme un enfant.

—Il est joli, le Terral, songeait maman Anaïs, s'il ressemble à la jeune première.

—Le ménage! répétait Suzanne.

Peu à peu, elle s'assoupit. Sa petite tête ratatinée se fixa sur son oreiller,—un oreiller de dentelles, dont le luxe semblait railler tant de misère. Ses grandes paupières transparentes tombèrent sur ses pauvres yeux fatigués. Elle s'endormit.

Madame Labarbade se faisait belle pour recevoir son photographe.

Ce matin-là, justement, Fernand Terral s'était levé furieux, dans sa petite chambre, n'ayant rien trouvé depuis quinze jours de recherches dans Londres, acculé là-bas, comme il l'avait été ici, désespéré.

—La chance a tourné! pensait-il.

Il avait tout fait pour l'attirer à lui, cette chance, tout essayé pour sortir de son ombre et de son bourbier. Londres devait être plein de ressources! Il les avait cherchées. Mais cette ville immense ne livre ses secrets qu'aux initiés. Elle est mystérieuse et comme secrète pour l'étranger. C'est là surtout que le malheureux se voit seul. La foule parisienne a des voix, un mouvement, une âme; la foule de Londres est une mer terrible qui vous submergerait si vous tombiez. Puis toute civilisation est une énigme; Terral avait deviné les rébus de Paris, du boulevard, des coulisses, du demi-monde, des égouts et des dessous de Paris; mais il faut être un terrible Œdipe pour déchiffrer d'un coup d'œil les termes inconnus du problème anglais.

Terral creusait, semblable à un mineur, remuant le terrain et ne découvrant point la pépite d'or. Il allait, par les rues innombrables, cherchant le filon qu'il devait suivre. Mais dans cette foule, dans ce bruit, dans ce monde, il se trouvait isolé, découragé, perdu. Son argent, sa maigre bourse, s'épuisaient. Il se présenta dans une maison de commerce, demandant une place. On n'avait pas besoin de ses services. Les Anglais d'ailleurs sont défiants; un Français expatrié, sans ressource sur le pavé de Londres ne pouvait inspirer qu'une confiance médiocre. Il y en a tant de ces aventuriers, cherchant partout et par tous les moyens, fortune!...

Il s'offrit à un libraire de Pater-Noster-Street pour lui faire des traductions d'ouvrages français. Il savait l'anglais assez bien, et le libraire se chargeait de corriger lui-même les fautes de langue. Ces libraires de Pater-Noster-Street forment une race particulière. C'est-là, dans cette ruelle, que se débitent, soigneusement pliés, cachetés, empaquetés, les livres licencieux qui courent le Royaume-Uni. Ce sont les Galeries de Bois de la librairie. Terral traduisit ainsi certains livres, des poésies, des contes. Ce travail lui faisait monter la sueur au front. Il n'était point né pour cela. A la fin, il se brouilla avec l'éditeur et se vit de nouveau sans ressources.

Il replongea, chercha et lutta encore. Mais décidément la fortune l'abandonnait. Les portes se fermaient devant lui. Il avait à peine deux guinées à manger avant de songer à mourir de faim. Dans les rues interminables d'Oxford ou de Piccadilly, les angoisses de Paris lui revenaient. En passant devant ces oyster rooms où les poissons, les crabes, les huîtres marinées sont exposés derrière les vitrines, il se disait qu'une heure allait bientôt sonner où, passant famélique, il regarderait cette mangeaille de ses yeux avides.

Ou bien:

—Décidément, se disait-il encore, ma veine est finie. Il faut songer à se rendre. Mes cinquante francs achevés, je m'achemine un soir vers Waterloo-Bridge et vive la Tamise, avec son eau saumâtre!...

Il songeait aussi à s'engager, lorsqu'en passant auprès du Parlement, il voyait les sergents recruteurs en uniforme, rubans au schako, entraîner au fond d'une taverne quelques jeunes gars enivrés de porter, devant qui ils posaient en riant, un petit tas d'or et une feuille d'enrôlement.

Une seule chose l'effrayait: la discipline.

Né libre, il voulait mourir comme il avait vécu, quitte à mourir plus vite. Puis revenir en France sans argent, affamé, vaincu!... Chose impossible. Londres le tenait. Il s'était donné à Londres jusqu'à ce que Londres voulût bien se donner à lui.

Ce matin-là, il compta, en se levant, que c'était le trente-deuxième de son séjour. Plus d'un mois d'efforts, plus d'un mois de perdu!

—Bast, dit Terral, la fortune m'attend peut-être au coin de quelque square. Cherchons toujours!

Il se sentait, par extraordinaire, plus allègre, tout dispos, presque confiant. Il ouvrit sa fenêtre, une fenêtre à guillotine, sans rideaux, qui donnait sur la rue. La pluie fine des matins de Londres tombait sur les trottoirs, et les ruisseaux noirs reflétaient les cuivres des portes que les servantes en chapeau passaient au tripoli. Des chanteurs longs et maigres jouaient du petit bugle et jouaient faux—en marchant en cadence. Les laitiers sonnaient aux portes des maisons, et les marchands de nourriture pour les chats vendaient, de porte en porte, des morceaux de chevaux achetés aux équarisseurs. Au-dessus de cette rue boueuse et grise, des cheminées, d'innombrables cheminées perçaient le brouillard de leurs noirs tuyaux qui semblaient près de crever le ciel aux nuages bas et sombres.

—Et voilà justement l'image de ma vie, pensait Terral tout en s'habillant, brume, brouillard, boue, frissons, ennui. Tout cela doit finir pourtant!

Machinalement il s'assit, songeant avant de sortir; il prit un volume qui se trouvait là, à portée de sa main, l'ouvrit sans penser. C'était une Bible, une de ces Bibles que les Sociétés de propagande anglaises sèment un peu partout, à leurs frais. Collée sur le carton, à l'intérieur, une inscription. Terral lut; c'étaient un ou deux noms, John Bigelow, Mary Bigelow, Anna, Peter, suivis de trois noms formant devise: Truth, Justice, Patience!

—Vérité, Justice, Patience! Ah! dit Terral, en jetant le livre loin de lui, mots d'ordre des niais et des sots, je vous retrouverai donc pourtant!

Il sortit, agité et mécontent. On lui avait indiqué une espèce de maison de commission qui avait besoin d'employés, la maison Nicholson, Anderson and Co, King-William Street (Strand). Terral déjeuna dans une taverne, et à midi, se présenta dans les bureaux. On lui répondit que ces messieurs étaient à leurs docks, près de Lambeth. Ce fut une façon de jeune commis, logé dans une antichambre, qui lui donna cette réponse. Terral remercia, et descendant par Trafalgar-Place, il traversa le pont de Westminster; et, de l'autre côté de la Tamise, demanda la maison Nicholson-Anderson. Après des recherches il la trouva. C'était un de ces entrepôts comme on n'en voit que là-bas, une cave, un trou fumeux, où tout le jour durant, le gaz éclairait des étoffes, des conserves, des soieries, du fromage, de tout un peu. Des hommes pâles allaient et venaient parmi les colis. Dans un coin, appuyé contre un tonneau de mélasse, un petit homme frais, poupin, souriant, l'oreille rouge, le nez plein de rubis et l'œil plein de santé, causait en anglais avec un grand monsieur maigre et desséché comme un hareng.

Terral s'approcha d'eux et demanda, un peu contraint:

—Monsieur Nicholson?

—C'est moi, monsieur, répondit le petit homme en excellent français. Qu'y a-t-il pour votre service?

Terral dit sa position, conta ses mésaventures, ses espoirs trahis, se montra acculé, misérable, et demanda, dans les bureaux, une place qui pût le faire vivre.

—Et comment vous appelez-vous? dit M. Nicholson avec un accent bordelais très-prononcé:

—Fernand Terral.

—Tiens! dit M. Nicholson en regardant Terral assez fixement. Mais je connais ce nom-là, moi!... Pardieu, nous lisons aussi à Londres les chroniques parisiennes. Vous êtes un joueur émérite, monsieur, ajouta-t-il en soulignant le mot avec malice.

—Moi? fit Terral en devenant tout pâle.

—Si j'en crois certain récit publié par le London Herald, d'après le Figaro, il vous est arrivé dernièrement... Eh?... A moins que ce ne soit un homonyme... Eh! bien, ma foi, dit M. Nicholson, je ne vous en fais pas un crime. Au contraire. La vie à présent est une lutte à main armée. La ruse ou la force. Eh! eh!... vous devez être un garçon intelligent, monsieur Terral... Dear Anderson?...

Le monsieur maigre s'avança.

M. Nicholson lui dit, en mauvais anglais, quelques mots que Terral comprit:—Ce garçon-là pourrait nous être utile, dit M. Nicholson.

—Ah! fit M. Anderson.

—Il a eu des malheurs, là-bas!

—Ah! dit encore M. Anderson.

—C'est ce qu'il nous faut.

—Pour l'associer?...

—L'associer? Comment vont tes pauvres pieds?

Terral, peu au fait de l'argot londonner, ne comprit pas la dernière phrase de M. Nicholson. Elle équivaut, en anglais, à l'expression du ruisseau parisien: Et ta sœur?—Mais il la traduisit et la devina, au ton dont elle fut prononcée. M. Nicholson commençait fort à l'intriguer. Ce petit homme avait des allures railleuses, et, en parlant le français, un accent gascon au moins singulier. Terral le regardait et l'étudiait, lorsque M. Nicholson lui fit signe de le suivre derrière les colis, dans un retrait méphitique qui servait de bureau à la maison Nicholson, Anderson et Ce.

M. Nicholson, flanqué du maigre M. Anderson, ressemblait à une boule de bilboquet à côté de son manche.

—Monsieur Terral, dit-il à brûle-pourpoint, je suis enchanté que vous soyez venu à nous. Vos précédents (il souriait) me font espérer que nous pourrons nous entendre. Je vais donc jouer cartes sur table,—cartes sur table, cela doit vous séduire. Eh! eh! Ne vous fâchez pas, dit-il, en voyant le front de Terral se rembrunir. Et d'abord, sachez qui je suis. Je m'appelle Arnaud-Léon Caminade, je suis né à Bordeaux; je ne suis pas plus Anglais que ma savate, et pas plus Nicholson que vous. M. Anderson, ici présent, est un ancien matelot de la flotte de l'amiral Napier, qui a trouvé que S. M. Victoria récompense peu les services de la marine et qui s'est associé avec moi. Charmant homme, M. Anderson! Quand j'arrivai à Londres, j'étais comme vous, sans ressources, avec plusieurs prises de corps lancées à Bordeaux contre moi. Je résolus de gagner ma vie, eh! eh! Et, me demandant quel commerce je pouvais tenter (à Bordeaux, j'étais marchand de contre-marques), je résolus, de concert avec l'ami Anderson, d'exploiter la crédulité humaine et la confiance française. Ah! que vous êtes niais, mes bons compatriotes! M. Anderson, en bon Anglais qu'il est, ne demandait pas mieux que de jouer sous jambe la perfide Gaule. Nous nous associâmes, et avec nous, un jeune bachelier parisien coupable d'avoir imité de trop près l'écriture d'un sien parent. Ce fut lui que nous chargeâmes de la correspondance. Un imprimeur nous fit des têtes de lettres, nous louâmes cet entresol, voilà deux mois, et nos commandes se mirent à pleuvoir sur le marché parisien. On nous expédia tout. Nous vendîmes et payâmes. Aujourd'hui, la maison Nicholson, Anderson et Ce est assez bien posée pour se faire livrer pour 500,000 fr., pour un million de marchandises en huit jours. Nous avons un logement dans le Strand pour faire du genre. Le Strand! Cela sonne l'or, à Paris. Mais notre bachelier nous a quittés et volés. Le drôle a traversé l'Atlantique. Le repêcher à New-York, impossible! Il faut le remplacer. Or, M. Anderson ne sait pas aligner deux phrases françaises de suite, et ce n'est pas à la porte du Grand-Théâtre ou à Bataclan que j'ai appris l'orthographe. Soyez notre scribe, voulez-vous? Bons appointements, part dans les bénéfices. Vous n'avez qu'à faire la correspondance, à enjôler le fabricant, caresser le Parisien, emmieller l'expéditeur. Affaire de deux mois. On fait traite sur nous à trois mois. Dans trois mois, les traites arrivent. On les présente. Plus personne! Nicholson est mort, Anderson est parti, mais Caminade est millionnaire, mais l'ex-marin a un sac superbe..... Mais vous pouvez être aussi riche que nous!

—Tudieu, dit Terral, vous avez confiance en moi!

—C'est que je suis physionomiste! Et puis je connais votre histoire, je vous dis. J'ai roulé quatre mois dans les coulisses parisiennes !—Eh! bé, la réponse?

—Je suis tout à vous, dit Terral.

—Bravo! fit Nicholson.

All right! s'écria M. Anderson.

—Vous faites votre fortune et la nôtre, dit Caminade. Maintenant, où logez-vous?

—Dans Soho.

—Il faut loger ici, ne pas quitter Lambeth, ne pas vous montrer. On nous connaît à peine. Le gouspin qui habite le Strand ne soupçonne pas qui nous sommes. Nous lui laisserons l'affaire sur le dos, à l'heure du départ, et il barbotera dans les réclamations et les accusations comme il pourra. Ces gens qui nous servent de commis sont de pauvres Irlandais idiots qui suent et s'échinent, et ne voient pas plus loin que leur nez. Que personne ne vous connaisse, c'est le principal. Té! monsieur Terral, vous êtes un heureux. Nous attendions un homme de bonne volonté. Il vient, et c'est vous! Si vos lettres sont éloquentes, c'est deux millions que nous levons à Lutèce!

Terral sortit ivre, congestionné, croyant rêver, hésitant, et pourtant fou de joie. La fortune, c'était la fortune! C'était le vol aussi. Ah! bast! c'était la guerre, la conquête de l'intelligence sur la bêtise, le triomphe de la hardiesse; c'était aussi l'audace! Ce qui l'étonnait et l'encourageait dans son projet, c'était le bruit de son aventure, venu jusque-là. Il était donc déshonoré, puisqu'on le devinait, puisqu'on le jugeait sur son nom? Raison de plus alors pour disputer une proie à ce monde d'honnêtes gens qui le méprisaient ainsi.

—Je le tiens, le levier d'Archimède, disait-il, je le tiens et je saurai bien, entre cet Anglais et ce Caminade, me faire bientôt la part du lion! L'instrument deviendra la volonté. Ah! j'ai médit de mon étoile. Elle se lève!

Il solda le prix de sa chambre, choisit un logement dans Lambeth, the smutty Lambeth, «le sale Lambeth» comme on dit à Londres. MM. Caminade et Anderson logeaient à Twickenham, à la campagne, et partaient chaque soir pour revenir tous les matins. Terral rumina tout le jour des projets de tactique, et sa tête en feu semblait près d'éclater. Le soir, il alla au théâtre machinalement, comme autrefois à Paris. C'était à Princess' Theater. On jouait une pièce politique où la reine, les lords, le gouvernement hommes et choses, tout était discuté. A chaque allusion, le public trépignait, applaudissait ou sifflait. Au nom d'O'Connell, un Irlandais se leva et cria: bravo! On ne protesta pas. Point de policemen. Liberté. Terral ne voyait et n'écoutait rien. La représentation finie, il erra longtemps encore dans les rues, songeant toujours. Il se perdit. Des policemen le remirent dans son chemin. Il s'égara encore.

En passant par une rue étroite, noire,—il se trouvait dans Saint-Gilles, sans le savoir,—il vit une ombre devant lui, immobile. Il avança. C'était un homme aux épaules carrées, qui l'attendait. Terral fit mine de vouloir boxer. Au même moment, trois ou quatre bandits, se détachant des ténèbres, le saisirent par derrière, en un tour de main l'étendirent sur le carreau et le laissèrent là, nu comme un ver.

MM. Nicholson et Anderson furent étonnés, le lendemain, de ne pas revoir leur associé. Ils se crurent trahis et se prirent à trembler.

—Pourtant, , disait Caminade, sa coquinerie m'inspirait bien de la confiance!

Le soir, ils furent rassurés. On leur dit qu'un Français avait été, la nuit précédente, étranglé dans Saint-Gilles par la bande d'étouffeurs, de garrotters, dont on parlait tant. M. Caminade alla voir le cadavre et reconnut Terral.

—Ah! pas de chance! dit-il. Comment faire? Bast! Après tout, j'écrirai avec des fautes d'orthographe; ce n'en sera que plus vraisemblable ! Mais vous voyez, master Anderson, que M. Terral était un des nôtres!

Ce fut l'oraison funèbre du révolté.

XII

Madame Labarbade prit à part, un matin, le médecin qui venait chaque jour chez Cachemire.

—Eh bien, docteur? demanda-t-elle, d'un air plutôt ennuyé qu'affligé.

Le docteur remettait ses gants et donnait un coup d'œil à son pantalon pour examiner si les plis tombaient méthodiquement sur ses bottines vernies. C'était un médecin gracieux, le médecin des petites dames, qui ne diffèrent même pas des grandes par la taille.

—Ma foi, dit-il, je n'espère plus rien; tout est dit à présent. Il faudrait un miracle pour la sauver, et M. Renan (il souriait), a prouvé que les miracles sont rares. Toujours charmante, vous, madame Labarbade!

—On fait ce qu'on peut. Alors, docteur, c'est réglé le compte de la petite?

—La maladie est la plus forte, et le médecin ressemble à la plus belle fille du monde: il ne peut donner que ce qu'il a de science!...

—C'est trop juste. Oh! je ne vous accuse pas, vous savez bien. C'était si chétif! Et... comment dirai-je?... l'échéance?

—Quelle échéance?

—Enfin, pour combien de temps...

—Ah! dit le médecin, ceci est le secret de la nature. Un mois, un an, un jour, on ne sait pas, madame Labarbade!

Il prit la main de la belle-mère et la baisa, puis redescendit l'escalier en souriant:

—L'échéance! songeait-il. Le mot est charmant... L'échéance!

Son coupé l'attendait à la porte. Il se fit conduire chez madame de Mirvieille qui, à demi évanouie, se désolait en l'attendant. Quelle chose affreuse! Madame de Mirvieille avait une rougeur sur le nez!

Madame Labarbade rentra dans la chambre de Cachemire avec un air maussade. Suzanne, toujours étendue sur cette chaise longue où, depuis si longtemps, elle semblait rivée, regardait devant elle d'un air hébété. L'autre s'arrêta, la contempla en croisant les bras, d'un air de pitié dédaigneuse, et poussa un soupir. Puis, haussant les épaules:

—Eh! bien, dit-elle en traînant sa voix pour l'adoucir, il t'a apporté de bonnes nouvelles, ce docteur. Cela va mieux!

—Oui.... dit Cachemire en relevant la tête péniblement. Ah! oui.

—Tu ne l'as donc pas entendu?

—Non... Alors, dit-elle avec le sourire niais d'un enfant timide, je puis guérir? Guérir!

—Comment donc! fit la mère Labarbade d'un ton presque railleur, mais tu vas guérir!

—Je voudrais, continua Suzanne... J'essaye... Mais j'ai si mal... La tête, les bras, le cou, tout. J'ai bien mal. Il n'est pas venu de lettres pour moi?

—Comment des lettres? Quelles lettres?

—Je ne sais pas... Des lettres... un billet, n'importe quoi. Je m'ennuie!

—Il y a beau temps que c'est fini, le facteur, murmura madame Labarbade entre ses dents. Encore heureuse d'avoir gardé un quartier de poire pour la soif!

—Anaïs, dit Cachemire en essayant de se soulever sur ses oreillers. Écoute donc!

—Et qu'est-ce que tu veux que j'écoute?

—Oui, oui, fit Cachemire. Ouvre la fenêtre, dis! La fenêtre. Je veux entendre. Tu n'entends pas?

—Eh! bien, quoi? dit madame Labarbade en tirant les rideaux et en ouvrant la fenêtre toute grande.

Une bouffée d'air un peu frais entra brusquement dans cette chambre de malade et, en même temps, un son d'orgue, un son joyeux qui semblait ironique.

—C'est bien ça, dit Cachemire.

Et sa lèvre supérieure, relevée par un sourire, découvrit ses dents jaunies dans sa petite bouche agrandie maintenant.

—Quoi? demanda encore maman Labarbade.

—Cet air... tu ne sais pas... cet air...

Elle l'avait entendu, elle l'avait chanté, cet air de la rue, autrefois,—et cet autrefois datait de l'an dernier,—devant tant de gens qui l'adoraient, tant de femmes qui l'enviaient. Elle se revoyait dans le costume qu'elle portait alors. Jupe courte, une toque sur les cheveux, des diamants au cou, frappant bravement les planches des talons de ses bottines et riant quand, tournant sur elle-même, la flamme de la rampe semblait vouloir s'élancer vers elle pour lui donner un baiser de feu. Et maintenant l'air revenait, le même air, toujours gai, toujours fou, sous ses fenêtres, et il lui semblait que ce refrain la ranimait et torturait en même temps.

—Je l'ai chanté, tu sais, dit-elle en tournant ses grands yeux caves vers madame Labarbade... Ah! je parie que je le sais encore... Tiens!

Elle fit un terrible effort de mémoire, rappelant des idées et des mots dans sa tête vidée, et sa voix brisée, déchirée, sa voix qui n'était qu'un râle, commença. Mais elle s'arrêta bientôt, ne trouvant plus, cherchant... de grosses larmes lui venant aux yeux, un sanglot étouffant sa chanson qui n'avait plus de force.

Alors elle s'affaissa sur ses oreillers, la bouche béante, la figure creusée et livide, et murmurant, sans qu'on l'entendit:

—Ferme la fenêtre... La fenêtre... J'ai froid...

Dans la rue, s'accompagnant sur l'orgue, le chanteur commençait un autre refrain:

A Paris, à la Rochelle, ah! sous les bois!
Ah! sous les bois!
Sous la feuille nouvelle!
On a vu trois demoiselles
Ah! sous les bois!

Cachemire demeurait étendue sur sa chaise, un frisson terrible secouait ce corps brisé, et brusquement une toux caverneuse lui monta de la poitrine à la gorge.

—Allons, bon! dit madame Labarbade en la voyant ainsi secouée... Ça devait arriver, ça! Ouvrir la fenêtre, je vous demande! Ça n'a que le souffle, et ça s'amuse encore à chanter des romances!

Elle poussa la fenêtre, mit l'espagnolette et revint à Cachemire en levant les bras au plafond.

—Eh bien! où est l'éther à présent? Des sels anglais, n'importe quoi! Où diable le flacon? ah! bien!... Là, à la bonne heure, respire ça, va!... Dieu de Dieu, dit-elle tout haut, celle-ci pourra se vanter de m'avoir fait faire mon purgatoire de mon vivant!

Cachemire était évanouie. On la porta sur son lit, où elle demeura jusqu'au soir. Vers six heures elle revint à elle, puis se rendormit. Madame Labarbade ordonna à la femme de chambre de veiller sur madame, et passa dans sa chambre pour s'habiller. Elle avait à sortir. On la vit descendre une heure après, toute parée et toute embaumée des parfums de Lubin. La femme de chambre n'eut garde de rester auprès de Cachemire. On l'attendait aussi. Les femmes de chambre ont un cœur.

Vers six heures, Suzanne s'éveilla, regarda autour d'elle, appela, et tout à coup se sentit prise d'une peur terrible.

Elle eut comme une lueur de raison, de désespoir, elle se vit seule, elle trembla, elle poussa un cri d'horrible effroi, elle se leva pour appeler encore, pour sonner. Mais plus de forces! Alors, elle retomba sur son lit, accablée, ses effarés yeux ouverts sur cette chambre où les meubles, agrandis par la lueur étrange de la veilleuse, prenaient des figures fantastiques. Il lui semblait que tout s'animait, remuait, avançait vers elle pour l'étouffer. Le ciel de lit s'abaissait, le lit se resserrait, la chambre avait des murailles mouvantes qui allaient l'engloutir. Elle ne respirait plus, voulait de l'air, se débattait comme dans le vide. C'était le délire qui venait, un délire affreux, mélangé de souffrances et de désirs, vision de satyre et de damné, agonie atroce, comme il en est tant.

Tout ce qu'il y avait de forces encore, d'énergie dernière, de nerfs oubliés dans ce corps dont la maladie avait fait comme un citron pressé, se réunit pour la dernière heure et s'acheva par une éruption.

Elle s'était mise à présent sur son séant, sa maigre silhouette renvoyée à la muraille par la veilleuse, ses bras amincis décrivant des mouvements bizarres, rejetant ses draps, essayant de se lever en retombant sur son lit avec des cris de douleur. Elle interrogeait l'ombre, la nuit, le silence de ses yeux fixes; elle semblait chercher quelqu'un, elle parlait:

—Quoi?... Que voulez-vous? Le bal! C'est le bal!... Oui, je danserai... Ohé, oh!... Ohé! les autres!... monsieur de Bruand? Et quand il viendrait, M. de Bruand?... Je suis jolie, n'est-ce pas?... Ces filles-là, c'est jaloux et ça n'a pas de cœur! Jamais elles n'auront ces jambes-là... Jamais... Mais regarde donc ces jambes, Terral!... Évohé, Bacchus est roi!... Je m'en moque, moi!... Je te donne mon châle rouge, tiens... Elle ne l'aura pas, du moins, la Labarbade!... Je te demande un peu, me laisser seule comme ça... Et puis j'ai soif, moi!... Du rhum!... Où l'a-t-elle mis, le rhum?... Elle garde toutes les clefs, cette femme-là!... Avec ça que je suis une petite fille. Elle est jolie, la petite fille!... A Samoreau, y a de belles filles, y en a t'une de si parfaite en beauté... C'est toi, Fernand? Comment t'appelles-tu? Du tabac!... Je te jure qu'à ma première sortie, quand je serai guérie, ce ne sera pas long, nous irons à l'Ambigu, et je t'achèterai du tabac... Et puis on a sonné!... Qui a sonné?... M. de Bruand!... Il m'embête, M. de Bruand!... Et papa aussi... et cette autre... Elle a serré le sucre... ma tisane n'est pas sucrée... Je la déteste... Elle est aux courses, je parie... Appelle-la, va!... Fernand, appelle-la... Je te demande un peu, boire dix bouteilles de champagne!... Je t'aime bien, moi, toujours, donne-moi ta bouche, là... Tu es beau, toi... Je t'aime, je te dis! Encore!... Fernand!... J'ai déchiré mon catéchisme, ça m'est bien égal... Le roi de Béotie!... On va joliment lui retirer le rôle... A bas les gêneurs!... En pêcheur napolitain... Joli costume... J'ai trop mangé... Certainement que si je n'avais pas tant mangé... A Chaillot!... D'un coup d'épée, oui, mort!... Ne le dis pas au père Labarbade, va!... Un brave homme... Le petit Navailles? C'est M. de Bruand qui l'a tué!... Oh! j'ai soif... Tu ne sais pas? Antonia m'a mis du plomb fondu dans le gosier, parce que je lui ai levé son Gérard. Bête, Antonia!... Du plomb fondu, c'est stupide!... Fernand l'ôtera... Si parfaite en beauté que Godefroid y a tiré son portrait! Le repentir?... Certainement j'aurai le rôle... A boire!... A boire!... Elle a donc tout bu, cette femme?... Voleuse, c'est une voleuse!... J'ai soif!... mon Dieu! mon Dieu, j'ai soif! Elle me tuera!... Je suis bien malade!...

Le délire dura deux heures.

Après avoir quitté Firmin Monséchard, madame Labarbade rentra, toujours charmée, au logis. Elle se heurta, dans l'escalier, contre le jeune Adolphe qui revenait, sentant le souper, de tailler un baccarat. Il avait perdu.

—Viens-tu voir ta sœur? dit maman Anaïs.

—Oh! alors! Il pleut! répondit-il en haussant les épaules.

Madame Labarbade entra dans la chambre de Cachemire. Suzanne était étendue sur son oreiller, livide, les cheveux épars, et de sa bouche, entr'ouverte, sortait un bruit étrange.

—Bon, elle dort! songea madame Labarbade.

Cachemire ne dormait pas.

Elle râlait.

Le lendemain, quand Anaïs s'éveilla, on lui annonça que Suzanne était morte.

—Ah! pauvre petite, dit madame Labarbade, comme c'est drôle. Je lui donnais bien encore trois jours.

Un matin, le prote de l'imprimerie J. D. et Comp. en voyant les épreuves de son journal quotidien, trouva l'entrefilet suivant:

«On lit dans le Figaro-Programme:

«Mademoiselle Suzanne Labarbade, connue au théâtre sous le nom de Cachemire, vient de mourir à Paris.»

Rien de plus.

Le prote devint pâle, laissa tomber sa plume, et sortit un moment dans la cour de l'imprimerie.

—Suzanne! ah! pauvre fille! dit-il.

Il s'adossa contre la muraille, et, croisant les bras, demeura là, immobile, les yeux fixés sur le ruisseau.

—Ça n'a pas duré longtemps, dit-il encore tout haut, comme si on l'eût écouté.

Au bout d'un moment, une voix l'appela de l'imprimerie:

—Eh bien, monsieur Joseph, la correction?... On attend la mise en pages!

—C'est juste, dit Joseph.

Et il se remit au travail.

Joseph,—le frère de Victorine Herbaut, le premier amour de Cachemire,—était prote depuis un an, à l'imprimerie J. D. De temps à autre il écrivait, donnait des articles à quelques journaux démocratiques, écrivait des notices pour des petits livres, pour la Bibliothèque du peuple à bon marché! Il avait vécu tant bien que mal depuis le temps, suivant toujours la droite voie, laborieux, oubliant chaque jour sa gaieté folle d'autrefois pour une résignation douce, aimé de ses camarades, à tous dévoué, organisant, en manière de distraction, des loteries, des représentations, des comités de secours pour les ouvriers pauvres, et trouvant toujours,—comme jadis,—le petit mot pour rire, au fond de toutes choses, mais un petit mot trempé de larmes.

La journée finie, Joseph s'informa de l'heure où l'on enterrait Cachemire.

C'était pour le lendemain «onze heures pour midi.» Il fut exact. La bière était déjà sous la porte, avec les tapisseries noires, les cierges banals, des chandeliers qui servent à tout le monde, le goupillon que de vieilles femmes prenaient, en passant devant le portail, d'un air indifférent qui voulait être ému.

Joseph demeurait dans la cour, songeant, les yeux et le cœur gros.

—L'appartement est au premier, lui dit le concierge.

—Je sais... merci... J'aime mieux être là!...

A midi, madame Labarbade descendit, en grand deuil, et demandant au jeune Adolphe si sa robe lui allait bien.

—Superbe, dit Adolphe.

On se mit en marche pour l'église. Il y avait cinq ou six personnes derrière le corbillard, le portier, la fruitière, Joseph. Les voisins disaient:

—Elle a fini de mal faire!

—Un feu de paille!

Ou:

—Il en restera toujours bien assez!

A l'église, on se rencontra avec le convoi d'un officier de la garde nationale, escorté d'un peloton d'épauletiers, et de deux tambours. Les deux cercueils entrèrent en même temps. Les tambours battirent au champ pour l'un et l'autre.

—Elle a de la chance, dit madame Labarbade.

—Je la trouve bien bonne, ajouta Adolphe qui égayait la situation.

Madame Labarbade ne suivit pas jusqu'au cimetière. Adolphe y alla par devoir. Comme il était resté devant la fosse béante de sa sœur, Joseph demeura, les pieds dans la glaise, devant ce trou que les fossoyeurs comblaient.

Tant de souvenirs tenaient pour lui dans cette terre!

—La pauvre fille est plus heureuse à présent, dit-il en s'en allant.

Le lendemain il était au travail.

—Mais au fait, lui dit-on à l'imprimerie, est-ce que vous n'avez pas connu Cachemire, Joseph?

—Jamais, répondit-il.

Il n'avait connu que Suzanne.

Cachemire avait laissé, dit-on, une fortune. Madame Labarbade était femme à la réaliser le mieux du monde. On afficha, dans tout Paris, la vente des meubles et objets ayant appartenu à mademoiselle Cachemire, et les chroniqueurs en parlèrent pendant huit jours. Les femmes du monde se disputèrent les reliquiæ de la fille. Avec ses petites économies, et ce qu'elle toucha à l'Hôtel des Ventes, madame Labarbade se trouva riche, vraiment riche.

Elle songea à épouser Firmin Monséchard, mais ce photographe avait reporté son affection sur une écuyère du Cirque Napoléon qui crevait les cercles en papier comme pas une.

Maman Anaïs secoua sur Paris la poussière de ses bottines, et se retira en province, en Champagne, dans une petite ville où elle vit honorée et parfaitement heureuse confite en sa vanité satisfaite. Elle se donne pour la veuve d'un riche restaurateur, et le bruit court qu'elle épousera bientôt, grâce au curé qui la protége, M. le percepteur des contributions,—ce dont le capitaine de gendarmerie ne se consolera jamais.

Le jeune Adolphe, qui habite Paris, vient seul troubler la félicité de sa mère.

Elle reçoit de temps à autre des dépêches ainsi conçues:

«Moi arrêté! Prise de corps. Dois deux cents louis. Clichy à la clef. Petite mère, sauver moi.

«Adolphe.»

La mère sauve,—mais elle soupire.

On annonçait l'autre jour, à monsieur Adolphe Labarbade, que la contrainte par corps allait être abolie.

—Bien. Il me faudra alors trouver un autre truc!

Il le trouvera.

—Ma foi, disait un soir Célestin Fargeau, je suis encore bien heureux d'être né en 1813 et de vivre aujourd'hui. Miséricorde! Comment seront les Parisiens de l'avenir?...

1865—Mai à Novembre.

FIN

Coulommiers.—Typ. de A. Moussin.






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Cachemire, by Jules  Claretie

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and accept all the terms of this license and intellectual property
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the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
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works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
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States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
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This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
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with this eBook or online at www.gutenberg.org/license

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from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
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     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
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     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
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electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
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1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

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received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
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providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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