The Project Gutenberg EBook of Après le divorce, by Marie Anne de Bovet This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license Title: Après le divorce Author: Marie Anne de Bovet Release Date: February 10, 2013 [EBook #42064] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK APRÈS LE DIVORCE *** Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Après le Divorce _DU MÊME AUTEUR_ CONFESSIONS D'UNE FILLE DE TRENTE ANS 1 vol. ROMAN DE FEMMES 1 vol. CONFESSIONS CONJUGALES 1 vol. PARTIE DU PIED GAUCHE 1 vol. PAROLE JURÉE 1 vol. PAR ORGUEIL 1 vol. PETITES ROSSERIES 1 vol. PRIS SUR LE VIF 1 vol. MARIONNETTES 1 vol. COURTE FOLIE 1 vol. MAÎTRESSE ROYALE 1 vol. LA BELLE SABINE 1 vol. BALLONS ROUGES 1 vol. AUTOUR DE L'ÉTENDARD 1 vol. AME D'ARGILE 1 vol. CONTRE L'IMPOSSIBLE 1 vol. PLUS FORT QUE LA VIE 1 vol. NOCES BLANCHES 1 vol. LA REPENTIE 1 vol. _Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège._ _MARIE ANNE DE BOVET_ Après le Divorce [Illustration: logo] PARIS ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR 23-33, PASSAGE CHOISEUL, 23-33 M DCCCCVIII _A mon cher et grand ami FRANÇOIS COPPÉE en toute affection_ M. A. DE B. APRÈS LE DIVORCE PREMIÈRE PARTIE I Au jour finissant de cinq heures dont l'ombre obscurcit le vaste appartement de l'avenue de Messine, c'est mélancolique, ce désordre qui survit à la fête nuptiale. Dans les salons aux meubles épars, que tout à l'heure animait la rumeur d'une foule parée, et où flotte la poussière des tapis foulés longuement, vont se flétrissant les gerbes de lilas, de lis, de tubéreuses, blanches fleurs d'hyménée ennuagées de tulle. Et leurs parfums violents se font âcres en s'exaspérant de la chaleur lourde qui épaissit l'air. La salle à manger est en proie aux valets faisant disparaître les reliefs du lunch et s'efforçant de la rétablir en son aspect usuel pour le repas familial du soir. Là-bas, c'est la chambre vide de la fille qui, au bras de l'époux, vient de s'envoler du nid. Les armoires béantes, les traces de bagages enlevés, la robe blanche et le chaste voile abandonnés sur le lit virginal, trahissent la précipitation du départ, ce départ solennel pour le grand voyage à travers la vie. Mme Bertereau, chez qui les légitimes émotions n'abolissent point le sens pratique, s'y active à enfermer argenterie et bijoux, fourrures et dentelles de prix, rapportés du petit salon où étaient exposés les cadeaux somptueux. Le docteur s'est réfugié dans son cabinet, dont la sévérité professionnelle n'exclut point l'opulence, seule pièce demeurée à peu près en ordre. Las de cette journée de représentation, lui qui jamais au chevet de ses malades ne connaît la fatigue, il s'échoue sur son large fauteuil pivotant et, d'un geste machinal d'homme sanguin, il donne de l'aisance au robuste cou de taureau qu'étrangle depuis des heures matinales la rouge cravate de commandeur. Il n'est pas longtemps seul. Un pas léger, le froufroutement soyeux d'une jupe rose, un baiser mis sur le haut front chauve et bossué: «Eh bien! mon oncle, cela s'est passé à merveille, dit une claire voix de cristal. --Pour eux surtout, qui s'en vont. Et voilà, fillette, qu'à présent il n'y a plus que toi ici. Pas pour longtemps d'ailleurs... Ton tour va venir. --Oh! moi, je n'en suis pas encore là. --Pourquoi donc, mon enfant? J'espère bien qu'au contraire tu vas bientôt trouver un mari digne de toi. Et il sera chanceux, le coquin.... Une jolie fille bonne et gentille comme pas une...» C'est avec des yeux paternels vraiment que le docteur Bertereau regarde la fille de son frère. N'est-elle pas sa fille, en effet, depuis sept ans? Et jolie certes, avec ses grands yeux de pervenche éclairant ses traits purs, et sa fraîcheur délicate rendue plus éclatante par le cadre sombre que lui font les légers bandeaux noirs; frêle de corps, bien que forte et saine, grave, douce, froide un peu, telle une vierge de missel. Sans rougeur, paisible, elle répond: «Il n'y a pas de hâte, mon oncle. Je suis très heureuse comme je suis. --Jeanne aussi était heureuse, et tout de même la voilà qui nous a faussé compagnie, comme avant elle Hélène... Ensuite ce sera toi... Les petits s'en vont et les vieux restent seuls.» Un joli sourire de vingt ans passa sur les lèvres de la jeune fille. «Si je demeurais toujours auprès de vous, qu'est-ce que vous diriez? --Je dirais que tu me prends pour un affreux égoïste. Ta tante et moi nous avons quitté nos parents, comme avaient quitté les leurs nos pères et nos mères. Nos enfants nous quittent... C'est la loi, ma petite Élisabeth. Personne n'a le droit d'aller contre ce qui doit être. --Vous avez raison, mon oncle; il ne faut pas prétendre en remontrer au bon Dieu.» C'est avec un peu de malice qu'elle avait jeté le propos. «Le bon Dieu, le bon Dieu, grommela le docteur, demi-fâché, demi-plaisant... s'il se mêlait de toutes vos affaires, à vous autres dévotes, il n'y suffirait pas. --Vous savez bien que je ne suis pas dévote. Pourquoi me taquinez-vous là-dessus? --C'est toi qui me taquines, avec ton bon Dieu.» Mutine, sa nièce le gronda du doigt: «Mon bon Dieu!... Il n'est pas seulement à moi, mon oncle, mais aussi à vous, que vous le vouliez ou non. Et vous le voulez bien un peu tout de même, puisque, ce matin, vous lui avez demandé sa bénédiction pour Jeanne. --Voyez donc la petite ergoteuse!...» Il riait, mais le savant à tête grise, au fond, se sentait vaguement troublé sous ce clair regard pur. Tout d'un coup, redevenu sérieux: «Ma chère enfant, reprit-il, tu sais mes idées sur la religion. En avoir ne fait aucun mal aux braves gens...» Vivement, Élisabeth l'interrompit. «Et on peut être de braves gens quoique n'en ayant pas. Témoin le docteur Bertereau, lequel, sans qu'il s'en doute, est même un bon chrétien. --Je fais de mon mieux pour être bon tout court, ce qui vaut autant. Mais à quel propos, fillette, cette controverse philosophique?» Câline, elle s'était assise tout contre son oncle sur un siège bas. Lui posant sur ses genoux ses bras ronds et blancs dans les manches courtes de sa toilette de demoiselle d'honneur et, la tête levée, le regardant bien en face: «Vous n'allez pas vous fâcher de ce que je vais vous dire? --Est-ce qu'on se fâche jamais avec toi? --Eh bien! mon oncle, expliquez-moi une chose. Vous n'avez pas de religion. Ma tante non plus. Et non plus mes cousines, depuis leur première communion. Dans la maison, je suis seule à aller à la messe. Étant «du gouvernement», mon nouveau cousin doit aussi sentir le fagot. Alors, pourquoi Jeanne s'est-elle mariée à l'église?... Pourquoi aussi Hélène, l'année d'après celle où je suis venue chez vous?...» Toute la bonhomie du docteur Bertereau ne le défendit point d'un léger passage d'humeur. La dissimulant sous le ton de la plaisanterie: «Non, mais elle vous pose de ces questions, cette petite! s'écria-t-il... Tiens, demande-le à ta tante...» Et saisissant la diversion qui s'offrait: «Ma bonne amie, voilà Élisabeth qui nous reproche d'avoir marié nos filles à l'église... --Oh! mon oncle!... --Qui du moins s'en étonne. Elle nous accuse d'hypocrisie. --Ma tante, ne l'écoutez pas. Comme c'est mal de me faire dire semblables sottises...» Mme Bertereau souriait avec placidité. Le sourire semblait être un attribut inséparable de ce visage rose et dodu entre les coques de cheveux gris. «Peut-être bien n'as-tu pas absolument tort, mon enfant, reprit le docteur, plus grave. Hypocrisie, non, mais lâcheté un peu... compromission tout au moins. Mon excuse est qu'étant incroyant, cependant ne suis-je pas de ceux qui ont en haine l'idée du divin. Si Dieu existe, il ne me gêne ni ne m'offense. Et les manifestations dirigées contre lui sont tellement de mauvais goût, que je préfère ne pas m'y associer. C'est également ton avis, ma femme? --Mon avis... mon avis est que je suis bien lasse pour disserter sur des sujets aussi sérieux. Je vais me défaire. Tous les enfants reviennent dîner, tu sais. Je ne serais pas fâchée d'avoir un instant de repos... si je puis, car j'ai tant d'ordres à donner.» Comme elle était entrée par une porte, par une autre elle sortit, à petits pas vifs de la femme active, malgré l'épaisseur de la ronde silhouette qu'alourdissait encore le somptueux velours dahlia incrusté de vieux point de Venise. Dans l'attendrissement de ce jour de noces, le docteur suivit d'un regard affectueux la compagne fidèle de trente années de sa vie. «Tiens, Élisabeth, en ayant l'air de s'échapper par la tangente ta tante a dit le mot de la question. Quand on est très occupé, comme moi, comme elle, bonne mère de famille, épouse parfaite, ménagère modèle, on en a plein les mains. Et quand on remplit tous ses devoirs bien en conscience, qu'est-ce que Dieu, si Dieu il y a et s'il regarde d'aussi près à chacun de nous, pourrait donc demander de plus à de pauvres humains? --Cela, mon oncle, c'est le temporel. Mais nous avons des devoirs spirituels aussi. Dieu veut qu'on pense à lui quelquefois.» De nouveau le grand chirurgien, taillé en colosse, sentit devant cette enfant frêle l'impuissance de sa raison. Sa physionomie reprenant la rudesse naturelle qui chez lui n'était que dans les traits, et fronçant légèrement ses gros sourcils en broussaille, il essaya de se faire sévère pour dire à sa nièce: «C'est ton amie Monique qui te met ces idées en cervelle. Pratique ta religion, fillette, puisque tu y crois... je n'y vois pas de mal et jamais, rends-moi cette justice, je n'ai rien fait pour t'en détourner. Mais défie-toi des dévotes... Cette fois je dis le mot sérieusement. --Ma mère l'était. --Ta mère avait eu sa vie brisée par un cruel chagrin. Du jour où mon pauvre frère lui a manqué, elle a cessé d'être de ce monde. Cela explique bien des choses.» Mais il y avait de l'obstination derrière le petit front blanc. Et, pensive, Élisabeth reprit: «Justement, mon oncle, voilà ce que je me dis souvent: pourquoi ceux qui souffrent se réfugient-ils en Dieu? Cela semblerait plus logique qu'ils s'en éloignent au contraire, puisque c'est de lui que viennent leurs épreuves. Je ne suis pas un philosophe, mais je vois là dedans une preuve de la grande force de la religion. --Tant mieux pour ceux qu'elle console. Il serait inhumain de les décourager. Aussi ne fais-je point de prosélytisme. Et puisque tu tiens absolument, petite curieuse, à savoir pourquoi tes cousines ont été mariées à l'église... comme sans doute le seront tes cousins, à moins que cela ne leur convienne pas, car ils sont parfaitement libres dans leur conscience affranchie... puisque tu veux le savoir, donc, c'est parce que je l'ai été moi-même. Or mes idées d'aujourd'hui, déjà je les avais alors. Je me suis conformé à un usage général, qu'observent une foule de gens ne croyant à Dieu ni à diable. Ce que j'ai fait... dans un intérêt mondain peut-être, de quel droit aurais-je détourné mes filles de le faire? Concession au préjugé, soit, contradiction entre les actes et les principes... Mais je serais mal venu à leur demander plus d'intransigeance, plus de courage si tu veux, que je n'en avais eu moi-même. Et voilà comme se perpétuent les superstitions, dirait mon vieil ami Biscaras.» Avec plus de vivacité qu'elle n'avait accoutumé, Élisabeth se récria: «Oh! ce vilain homme... Ne me parlez pas de lui... --Mais non, ce n'est pas un vilain homme. Jacobin à tous crins, je le reconnais, et athée fanatique. Ah! pour lui, Dieu est bien vraiment un ennemi personnel. Mais honnête homme quand même, et brave homme. Si bon pour les pauvres... --Et méchant à proportion pour les riches. --Oyez la fine mouche!... Il te répondrait, non sans quelque vérité, que les riches, prenant soin d'eux-mêmes, n'ont pas besoin qu'on s'en occupe. --Est-ce une raison pour leur vouloir du mal? La charité chrétienne, mon oncle, s'exerce sur tous. D'ailleurs, n'est-il donc pas un riche, M. Biscaras? C'est même bien heureux pour lui qu'il y ait des pauvres. Ne disiez-vous pas l'autre jour que son emploi à l'Assistance publique lui vaut vingt-cinq mille francs par an? Et encore il y a placé son fils. --J'y ai même contribué. --C'est très mal, monsieur le sénateur, d'encourager le népotisme. --Hum!» toussota le docteur, qui voyait sur son bureau une lettre ministérielle mettant dans la corbeille une jolie préfecture pour le jeune sous-préfet de première classe que sa fille avait épousé le matin... Mais de cette gentille Élisabeth rien jamais ne l'irritait, moins que de ses propres enfants. «Peste! fit-il, comme tu y vas, et que voilà mon vieux camarade proprement accommodé! Que te prend-il donc, fillette, d'être aussi combative? C'est à ne plus reconnaître notre petite bête à bon Dieu. --Je vais vous dire ce qui m'a mise en colère. Ce matin, la quête a été interrompue un moment par l'élévation. Je me trouvais justement être arrivée auprès de M. Biscaras. Et si vous l'aviez vu, mon oncle!... Alors que tous les assistants inclinaient plus ou moins la tête, dans une attitude recueillie ou simplement convenable... tous, même des protestants, qui étaient là, et des incrédules, et même des juifs... lui affectait de se tenir bien droit, les bras croisés sur sa poitrine, le nez en l'air, tellement que la pointe de sa barbiche en menaçait le ciel, avec une mine de bravade, de défi, et des regards dédaigneux pour tous ces pauvres esprits... C'était un scandale. Mon cavalier, le capitaine Briffault, l'a remarqué comme moi. --Et toi, ma petite fille, comment l'as-tu remarqué, puisque tu te recueillais, la tête entre tes mains?» Elle rougit un peu, puis, rieuse: «Je vous ai souvent entendu dire que les femmes ont un œil par derrière et un de chaque côté. --Et tu l'es bien, femme: tu trouves toujours moyen d'avoir raison.» Dans son sourire bonhomme se devinait l'indulgent dédain du rationaliste pour le défaut de logique de l'esprit féminin. «Allons, reprit le docteur, je t'accorde que Biscaras a eu tort. Qu'on garde son chapeau à la synagogue, qu'à la mosquée on ôte ses souliers... Il ne faut scandaliser personne. --Jésus-Christ l'a dit, mon oncle: «Malheur à celui par qui le scandale arrive!» --C'est fort bien dit. Mais, que veux-tu? Lorsque des circonstances comme celles-ci le traînent de force à l'église, mon vieux camarade voit rouge. C'est sa marotte... On ne saurait être parfait. Et moi, fillette, me donnes-tu un satisfecit? Ai-je eu bonne tenue? --Excellente. N'est-ce pas que c'est beau, ces cérémonies? --Très beau. L'autel était décoré avec infiniment de goût, l'organiste s'est surpassé, la maîtrise a été admirable. Qui donc est cet artiste de l'Opéra, qui a chanté le solo de ténor? --Fi! le méchant oncle qui se moque de moi...» Puis, avec un doux entêtement, revenant à la charge: «Comme si vous ne compreniez pas que je veux parler du sens spirituel des pompes religieuses...» Élisabeth s'était levée. Appuyée à présent sur le dossier du fauteuil et inclinant son frais visage vers les grosses joues rasées et tannées où mettaient leur flamme deux yeux gris très vifs: «Voyons, mon oncle, insista-t-elle, est-ce que vous n'avez pensé à rien pendant l'élévation? --Pendant qu'au lieu de te repentir de tes péchés tu mouchardais ce pauvre Biscaras?... Si fait. J'ai pensé que Jeanne fera une brave petite femme et que si Vuillaume la rend malheureuse il sera un polisson.» Secouant sa tête fine et douce, la jeune fille reprit, très grave: «Raillez, raillez, mon oncle... je suis sûre que Dieu a quand même été content de vous voir chez lui ce matin. --Tu crois? C'est bien aimable de sa part. Au surplus, continua le docteur d'un ton plus brusque, nous sommes des gens très heureux, et nous le méritons, n'ayant rien à nous reprocher, que je sache. Ton Dieu ne nous tient donc pas rigueur pour être des mécréants. --Parce qu'il est très bon... Et vous aussi, d'ailleurs. --Merci de cet hommage. Là-dessus je vais déposer ce harnais de fête et reprendre celui du travail. Un gros courrier à ouvrir, mon carnet de visites pour demain à vérifier, la dernière main à mettre au mémoire que je dois lire à l'Académie de médecine... Embrasse-moi, petite mystique... je ne te retiens pas.» Ce soir-là, retirés de bonne heure dans la chambre conjugale, le docteur dit à sa femme: «Il faudrait qu'Élisabeth se marie. Voilà ses idées de religion qui la reprennent. --L'influence de son amie Monique. --Elle la voit donc beaucoup? --Beaucoup trop. Mme Guivarch a sur Élisabeth l'autorité morale que lui confèrent ses deux années de mariage... Ces souvenirs sont du temps où, au couvent, elle était sa petite mère. Lorsqu'elle s'est fixée à Paris, le lien s'est renoué.» Le docteur hocha sa grosse tête rude. «Je n'aime pas cela, Amélie... je n'aime pas du tout cela. --Qu'y faire? Je ne puis mettre obstacle à une intimité aussi parfaitement honorable. Je tenais le plus possible Élisabeth avec Jeanne. Depuis les fiançailles de notre fille, il y a eu relâchement. Et, à présent, la voilà partie... Il faut bien à cette enfant une amitié de son âge. --Je n'en vois pas la nécessité. De ces papotages de femmes il ne résulte que sottises. S'il en est ainsi, raison de plus pour la marier au plus vite. --Je crains qu'elle ne soit guère portée vers le mariage. --Laisse donc... La nature est là, ma bonne amie, qui n'a cure de ces imaginations de petite fille. Un bon mari y pourvoira... Et deux ou trois beaux enfants par-dessus le marché, voilà un dérivatif infaillible pour le mysticisme. --Mme Guivarch, cependant... --Pour le peu que je la connais, elle me fait l'effet d'une religieuse ratée. Rien n'y a pu. Notre nièce est autrement vivante.» Un instant, Mme Bertereau songea. «Ne crois-tu pas, Frédéric, que Maurice aurait quelque penchant pour elle? --Je n'ai pas remarqué. --Je n'y pensais pas non plus. Mais ce matin, les voyant quêter ensemble, cette idée m'a frappée qu'ils feraient un joli couple. Et cela m'est revenu que ces derniers temps il s'occupait passablement d'Élisabeth. --Ton neveu est un très gentil garçon. Seulement, rien que sa solde et peu de chose à attendre après ses parents... --Elle a des goûts sérieux et simples... --Voilà qui est bientôt dit. On croit cela, et puis quand on se trouve aux prises avec les difficultés de l'existence... Elle a été élevée ici... Sans qu'elle s'en doute, elle y a contracté certaines habitudes... elle ignore le prix de l'argent. De très bonne foi elle s'embarquerait dans une existence besogneuse, et nous serions responsables de ses désillusions.» Comme toujours avec l'époux très révéré, Mme Bertereau opina du bonnet. «Aussi, reprit-il, pour tout dire, cela me déplairait que la fille de mon frère, et de qui nous avons fait notre cinquième enfant, fût établie dans des conditions trop mesquines en comparaison avec les nôtres, qu'elle est habituée à considérer comme ses sœurs. --Je reconnais bien là tes sentiments si délicats. Moi pareillement, je souhaite la voir bien mariée. Il faudrait lui trouver un jeune médecin distingué que tu patronnerais... un fonctionnaire d'avenir, comme Gaston... Ton influence, c'est une dot. --Soit. Mais, au département de la guerre précisément, elle est à peu près nulle. Non... un mariage avec Maurice ne serait admissible que si nous pouvions faire un sacrifice pour la petite.» Mme Bertereau aimait fort sa nièce, mais elle était mère. Donnant l'approbation mitigée qui était sa forme de contradiction la plus hardie: «Assurément, dit-elle, si nous pouvions... Mais la dot de Jeanne après celle d'Hélène... Georges et Marcel qui n'ont pas encore leur position faite... --Sans doute, sans doute... Bah! l'enfant est jolie... Il y a encore des hommes qui préfèrent cela à un sac d'écus.» Le grand chirurgien professait l'optimisme des gens heureux. II Heureux, le docteur Bertereau l'était, et il se glorifiait d'y avoir pris de la peine. A considérer le bonheur par les côtés purement positifs, véritablement en effet le sien était son œuvre. Rude et inlassable travailleur, sobre, patient, tenace, donnant tout de soi, cœur, intelligence, énergie au labeur qu'il aimait, sa situation de grand opérateur s'était fondée sur un solide savoir servi par une habileté de main peu commune. Parvenu à la tête du corps médical, il avait été envoyé au Sénat par les républicains de gouvernement de son département picard. N'ayant guère le goût, moins encore le temps d'être politicien, il se bornait à faire autorité au Luxembourg sur les questions d'hygiène publique, y marquant l'attention nécessaire à celles d'intérêt régional, et quant au reste, ministériel imperturbablement. Aimé de ses élèves pour la conscience de son enseignement, aussi pour sa grande bonté un peu bourrue, estimé de ses confrères, en dépit de l'envie, pour sa probité professionnelle, la loyauté de son caractère, la sûreté de son commerce, respecté de tous pour la dignité de sa vie, jouissant d'une réputation européenne qui souvent lui valait de lointains déplacements: illustres appendicites, litotrithies augustes, cancers royaux, tumeurs impériales, se chiffrant par le gros chèque accompagné d'une plaque ou d'un cordon--le docteur Bertereau possédait tout ce que peut souhaiter l'ambition légitime. Personnellement, il était d'une simplicité d'habitudes confinant à la rusticité. Matineux et couche-tôt, robuste mangeur sans aucun raffinement gastronomique, ne buvant que de l'eau rougie, ne fumant point, ne connaissant d'autre plaisir que le travail, n'ayant pas le plus petit vice, même de collectionneur ou amateur de quoi que ce fût--de tout ce luxe qu'il créait autour de lui, il goûtait uniquement la joie de le donner aux siens. A condition que l'argent fût honnêtement acquis et que le rechercher ne détournât point de l'accomplissement des devoirs primordiaux, c'était, lui semblait-il, le but essentiel de l'activité humaine, comme le dépenser largement, afin d'en faire profiter autrui, constituait à ses yeux l'excuse, voire la raison d'être de la fortune. Pas davantage ne lui faisaient défaut les satisfactions intimes. De complexion assez autoritaire, il gouvernait sa famille sans rencontrer de résistance, n'en abusant point cependant pour jouer les despotes. Mme Bertereau, de cœur excellent, de personnalité nulle, née pour être un reflet, était en admiration devant son grand homme, non toutefois sans exercer sur lui cette influence, d'autant plus occulte qu'elle est inconsciente, de l'épouse soumise, agissant en quelque sorte par la force du poids mort. Insignifiantes et sans beauté, ses filles avaient dû à leur dot très ronde des établissements avantageux dans la bourgeoisie industrielle et gouvernementale. L'aîné des fils, bien doué, laborieux, déjà interne des hôpitaux, promettait une belle carrière. Du second, «cacique» à l'École normale, section des lettres, l'esprit singulier, de tour ironique, acerbe, réfractaire aux dogmes sociaux qui constituent la religion civique de ce milieu, n'était pas sans déconcerter quelque peu son père, l'inquiétant même parfois. Mais du moins l'avenir s'ouvrait-il devant lui brillant et sûr. Tout ce monde était bien portant; l'union domestique régnait, ainsi que l'ordre dans les affaires. Hors ce qui, en Marcel, se révélait d'originalité périlleuse, gourme intellectuelle sans doute, qui s'éliminerait comme toutes effervescences de jeunesse, on ignorait chez les Bertereau ces complexités morales que le robuste ouvrier de science tenait pour manifestations morbides. On était des gens bien situés dans la vie, carrément assis et d'aplomb, solidement attachés aux choses de ce monde et les prenant telles quelles sans en chercher plus long ni plus haut, n'ayant qu'à se louer au demeurant de la façon dont elles sont arrangées. Pour cette calme prospérité, ils auraient eu sujet de louer le ciel. Mais ils n'y songeaient point. Chez le père, ce n'était pas cet athéisme doctrinaire et agressif dont il se gardait comme d'une infraction à la loi de tolérance,--une tolérance faite plus d'indifférence que de charité,--mais le matérialisme serein du physiologiste qui, n'ayant jamais rencontré sous son bistouri l'organe nommé âme, n'a désir ni loisir de le chercher ailleurs. A quoi bon, puisqu'il est inutile au fonctionnement physique et mental de la machine humaine? Pour le reste, sa droiture native l'ayant toujours incliné vers les bonnes actions et détourné des tentations mauvaises, ce lui était assez de se savoir honnête homme, sans qu'il fût curieux de la source intangible où se puisent la distinction du bien et du mal, la conception de l'honneur, le sentiment de la bonté, et l'esprit de sacrifice, et l'instinct de justice et la lumière d'amour. Il y voyait simplement les fruits d'un exact équilibre de nature, ainsi que d'une éducation conduite selon de saines méthodes scientifiques. Tout l'édifice moral lui semblait fondé avec une solidité suffisante sur le principe de l'échange: ce qu'on doit à autrui, c'est afin qu'autrui vous le doive, toutes vertus ainsi abaissées au rang vulgaire de simples rouages sociaux. Et par ainsi tenait-il la culture de l'idéal pour pernicieuse autant qu'oiseuse, comme propre à fausser les données de la vie, à engendrer des chimères, à produire une déperdition des forces vives de l'homme au regard des besognes concrètes. Issue d'un milieu de sec et froid positivisme,--elle était la fille du chimiste Vergniol, de l'Institut,--depuis longtemps Mme Bertereau avait tout oublié des premiers enseignements chrétiens qu'on lui avait donnés, dans un esprit de vague déférence pour des traditions surannées tombées à l'état d'usage, que répudie la supérieure raison masculine, mais encore convenables peut-être à la faiblesse du cerveau féminin. Absorbée en ses devoirs temporels et ses affections paisibles, elle ne ressentait nulle velléité d'intérêt pour les abstractions en général, ni pour rien qui fût extérieur au rayon intellectuel de son mari. De même que ses parents lui avaient fait faire sa première communion, elle l'avait fait faire à ses enfants, et pour le même motif vulgaire. Mais depuis lors, fermés à des idées absentes de leur berceau, auxquelles leur entourage était étranger, voire hostile, ceux-ci avaient grandi dans une insouciance absolue des choses du divin. Hélène et Jeanne étaient de trop chétives âmes pour que jamais les eût effleurées aucune aspiration supérieure à leur cercle étroit de petits devoirs familiaux et mondains, d'occupations menues, de pensées frivoles. Chez Georges, la culture scientifique dépourvue de contre-poids spirituel avait desséché une nature, moins rude que celle de son père, moins forte aussi. D'essence plus subtile, Marcel subissait profondément l'intoxication de cette intellectualité aiguë qui, sans le frein moral, mène grand train à l'anarchisme. Seul de la famille, se trouvait-il ainsi affranchi de cette mentalité épaisse et vulgaire de la bourgeoisie arrivée. S'il ricanait aux idées séculaires, il ne respectait pas davantage le dogme jacobin. Par cette tangente il s'évadait de l'orbite paternel, de quoi le docteur commençait à éprouver un assez vif déplaisir. Tel était le terrain, combien peu favorable au développement logique de sa nature si différente, où, à cet âge transitoire qui de l'enfant commence à dégager la jeune fille, le destin avait transplanté l'orpheline, dont le docteur et Mme Bertereau avaient fait comme leur dernière née. De son père, Élisabeth ne conservait que la mémoire, estompée dans les brumes du recul, d'un bel homme très bon, avec de l'or sur un uniforme éclatant, d'un jour surtout où, après l'avoir embrassée plus fort que de coutume, il était parti à cheval--un jour où sa mère avait beaucoup pleuré. Ensuite, une lacune dans ce petit cerveau de quatre ans. Puis les larmes de nouveau étaient entrées dans la maison, des larmes plus éperdues, plus désespérées. On l'avait habillée de noir, on lui avait dit que son père était au ciel, que jamais il ne reviendrait. De ce jour-là, elle ne vit plus sa mère sourire. La balle prussienne qui avait foudroyé glorieusement le brillant chef de bataillon des grenadiers de la garde avait atteint sa veuve aux sources vives d'un frêle organisme. Réduite, outre le revenu de sa dot réglementaire, à sa modique pension, augmentée d'un bureau de tabac de maigre rapport, Mme Charles Bertereau avait quitté Versailles pour se fixer à Morlaix, son pays d'origine. Lentement la maladie de cœur avait exercé ses implacables ravages, et dix ans plus tard une crise d'asystolie l'emportait, sans qu'eussent réussi à conjurer le mal la science et le dévouement de son beau-frère accouru auprès d'elle. Du moins eut-elle la consolation suprême de savoir que sa fille, tout ce qu'elle regretterait d'ici-bas, trouverait affection et sollicitude chez l'oncle et tuteur, qui en fit à la mourante solennelle promesse--le bonheur même, peut-être, qu'elle eût été sans doute impuissante à lui donner. Il semblait en effet que, part faite au déchirement de son petit cœur très tendre, la fillette gagnât à ce bouleversement d'existence. Tant qu'elle eût aimé sa mère et en eût été aimée, entre cette valétudinaire neurasthénique, vieillie avant l'âge, noyée dans un deuil éternel, et l'enfant saine, vivace, chez qui une précoce gravité, née de la tristesse ambiante, n'étouffait point cependant l'ardente sève de jeunesse--entre elles cette intimité morale n'avait pu exister qui fait vraiment la force des liens du sang. Au sortir d'une enfance retirée et morose, la joie de vivre bientôt eut raison de son chagrin. Il s'atténua, puis passa, laissant place à un souvenir attendri. Et dans une chaude atmosphère familiale la jolie fleur s'épanouit doucement, fraîche, pure, délicate. Son oncle était parfait pour elle. Mme Bertereau avait une de ces vocations de mère poule qui se réjouit de chaque poussin ajouté à la couvée. Si dans les rapports d'Élisabeth avec ses cousines il y avait quelque chose à reprendre, c'eût été plutôt de la partialité en sa faveur. Cette gracieuse et fine créature, au charme un peu austère et très prenant, séduction qui, de s'ignorer, n'en était que plus profonde, avait apporté dans sa nouvelle famille un élément qui y faisait défaut. La bonne Mme Bertereau avait si bien pris pied dans son emploi de matrone, qu'on ne pouvait se l'imaginer--son mari lui-même--avoir été jeune et avoir été femme. Hélène était une grande fille massive et vulgaire, du type haquenée, haute en couleur, le verbe bruyant autant que le cerveau vide, futile sans grâce, coquette sans féminité, n'ayant de goût que pour le chiffon et à cause de ce qu'il coûte. Peut-être eût-elle ressenti quelque dépit de ne point posséder les attraits de cette cousine qu'on lui donnait pour sœur. Mais ce mauvais sentiment était emporté par la vanité de se savoir riche, le plus appréciable à ses yeux des biens de ce monde. Bientôt mariée d'ailleurs, épousant moins son mari que les Établissements Percheron frères, dans les enfants qui lui naquirent elle aimait surtout de petites poupées à attifer, et, passionnée de luxe uniquement, elle s'asseyait dans son argent avec cette ostentation grossière qui le fait prendre en dégoût par les âmes délicates. Effacée au contraire et timide, bonne petite nature moutonnière dénuée de tout relief, pas positivement laide, mais de physique ingrat et de façons gauches, Jeanne non plus n'avait rien pour attirer ni pour attacher. Élisabeth se trouvait ainsi la grâce et la lumière de la maison. Assurément elle y était heureuse. On remarquait en elle toutefois des rêveries, que son oncle mettait sur le compte de l'aspiration plus ou moins consciente au mariage. En cela le trompait ce diagnostic quasi infaillible quant aux choses brutales de la pathologie. Élisabeth était la jeune fille très jeune fille que ne soupçonnent guère les hommes et qu'ils comprennent mal. Elle aimait les plaisirs de son âge, mais avec assez de retenue pour que cela n'entravât point le développement des côtés sérieux d'un caractère incliné vers la paix et l'intimité domestiques. Qu'elle jouît de cette paix et de cette intimité au foyer des siens ou à celui d'un époux, cela lui était de peu. Se sachant mal pourvue, encore que pour soi-même elle crût à l'amour la vertu de suppléer au défaut d'argent, elle n'ignorait point que son établissement s'en trouvait rendu malaisé. Cela sans doute était selon la sagesse courante, que ne discutaient pas son esprit soumis, son âme douce. Seul un penchant maternel assez prononcé lui eût fait éprouver du regret de rester fille. Mais à vingt ans elle n'en était pas là. Et sans souci du présent, sans impatience de l'avenir, paisible, elle attendait que s'accomplît son destin. Un malaise pourtant troublait Élisabeth. Trouble léger, dont elle-même ne possédait pas le secret. Elle avait été élevée dans la pratique exacte de la religion. A l'opposé de ce qui arrive souvent, au lieu que le cœur meurtri de sa mère se fût jeté dans la dévotion, plutôt s'en était-il éloigné d'abord. La douloureuse veuve en voulait un peu à Dieu de son malheur. Bretonne cependant, foncièrement chrétienne de par la profonde empreinte héréditaire, elle n'était pas allée jusqu'à la révolte contre une foi qui la consolait si imparfaitement. Sa santé chancelante ne lui permettant guère de continuer elle-même l'éducation de sa fille, elle l'avait mise au courant, tout près d'elle. Élisabeth y avait connu l'effervescence mystique qui naît à l'époque de la première communion et s'entretient volontiers dans l'ombre des cloîtres. Mais son brusque et si radical changement d'atmosphère était venu tarir l'afflux de cette adolescente piété. Non qu'elle cessât d'être régulière. Le docteur eût préféré sa pupille détachée de croyances qu'il jugeait puériles et caduques. Pour une femme toutefois, cela tirait à moins de conséquence. Et, au surplus, auprès de la mère mourante, pleinement réconciliée avec Celui qui l'avait éprouvée si cruellement, il s'était engagé à respecter les principes catholiques de l'enfant. Il avait scrupuleusement tenu parole. On faisait accompagner Élisabeth à la messe par une femme de chambre. Elle accomplissait le devoir pascal. Son oncle ayant pris, pour lui interdire le maigre, des prétextes de santé, docile à la prescription médicale comme au commandement de l'Église, elle en demandait dûment la dispense. Ainsi se tenait-elle en règle stricte avec les obligations. Cela était insuffisant pour ses besoins d'âme. De pratique, elle aurait eu assez, mais c'est la vie intérieure qui lui faisait défaut. L'action d'un milieu indifférent est plus dissolvante que celle d'un milieu hostile. Heurtées, les idées religieuses d'Élisabeth se fussent exaltées par réaction naturelle. Ce qui même contribuait le plus efficacement à maintenir sa foi, c'étaient les paroles de sarcasme et de dénigrement qui sortaient de la bouche de certains amis de la maison. Mais ces propos ne lui étaient point personnellement adressés et nul jamais n'avait fait de tentative sur sa conscience. Aussi, dans la liberté dédaigneuse qui lui était laissée, ne trouvait-elle pas à puiser cette généreuse ferveur qu'inspire la persécution. Et, au point de vue même le plus largement ésotérique, tous autour d'elle étaient tellement étrangers à ces choses, que le sentiment qu'elle en avait s'étiolait faute d'aliments. Nature un peu molle, l'énergie lui manquait pour lutter contre son isolement moral. Puis cela était bien abstrait, bien complexe pour sa jeunesse. En sorte que, dans l'ambiance de matérialisme où elle vivait, les rites finissaient par prendre pour elle ce caractère machinal qui en amoindrit le sens divin. Fidèle à la lettre, Élisabeth sentait en elle se refroidir l'esprit. De ce desséchement de son être spirituel, elle souffrait. Sujette à des réchauffements subits, comme celui qui s'était manifesté pour la cérémonie nuptiale de sa cousine Jeanne, ce lui était l'occasion de ces petites crises intimes auxquelles on attribuait faussement une cause si concrète. Car elle ne s'en ouvrait à personne, sachant que personne ne la comprendrait. Sa tante toutefois ne se méprenait point en voyant dans ses élans de ferveur l'ascendant de son ancienne compagne de couvent. Jamais elles ne s'étaient perdues de vue. Plusieurs étés de suite, Élisabeth avait passé un mois ou deux chez une sœur de sa mère qui habitait un petit manoir sur la rivière de Morlaix. Monique Le Huédé était la fille d'un officier supérieur de la marine retiré dans le voisinage très proche. Déjà, lorsque les deux jeunes filles avaient été séparées par les circonstances, chez l'aînée s'était déclaré ce penchant pour la vie religieuse assez commun aux alentours de la seizième année. Le temps semblait l'avoir confirmé, quoique, soumise à ses directeurs spirituels, Monique n'en parlât guère, la prudence ecclésiastique lui ayant imposé l'essai de la vie du siècle avant qu'elle envisageât sérieusement l'éventualité d'une prise de voile. En attendant, elle s'adonnait aux pratiques de la piété la plus exaltée. Moralement dépaysée comme l'était, avenue de Messine, la nièce du grand chirurgien athée, sur cette terre de Bretagne si intensément catholique, où Élisabeth se retrempait dans le sang de sa race maternelle, il lui semblait retrouver son équilibre rompu. Ce n'était pas encore tout à fait cela néanmoins. La dévotion de Monique était trop rigide, trop exaltée aussi pour satisfaire complètement à ses propres tendances la portant vers une foi simple, calme, douce. Aussi ne suivait-elle pas son amie jusqu'au bout du chemin où celle-ci, dévorée d'un zèle d'apôtre qu'exagérait l'absolutisme de l'extrême jeunesse, s'employait ardemment à l'entraîner sur ses pas. N'empêche que les impressions subies laissaient leur empreinte et, rentrée à Paris, jusqu'à ce que l'eussent effacée des contacts si différents, Élisabeth ressentait le malaise créé par cette dualité morale. Sans qu'aucune confidence épistolaire eût fait prévoir l'événement, comme Monique venait d'atteindre sa vingtième année elle se maria. Ayant eu dans leur famille la douloureuse aventure d'une fausse vocation au lendemain amer, ses parents l'avaient voulu détourner du cloître. Soit qu'à ce moment une détente se fût produite en elle, soit que la personne du prétendant qu'on lui fit connaître eût triomphé de son éloignement réel ou factice pour les fins normales des filles, elle consentit à épouser l'aimable et galant homme qu'était Alain Guivarch. Lui, las de la vie de garçon assez joyeusement menée, s'était volontiers épris de cette jolie personne un peu austère et frigide, mais qu'un mari aurait d'autant plus de mérite et d'agrément sans doute à conquérir à l'amour. Quittant le commissariat de marine, il venait d'entrer dans les bureaux de la Compagnie Transatlantique à Saint-Nazaire. Puis un emploi supérieur l'appela à l'administration centrale. Ainsi furent plus étroitement rapprochées les amies d'enfance. Leur intimité s'était encore accrue du fait qu'Élisabeth ayant perdu sa tante de Bretagne, ce deuil l'avait, six mois durant, tenue éloignée du train mondain, et la famille Bertereau ne le portant pas, un peu isolée dans la maison. A ce moment, Monique se trouvait séparée de son mari, en voyage de service aux ports des Antilles. Elle vivait très retirée. Il allait de soi que la jeune fille fréquentât beaucoup chez elle, et d'autant plus que celle-ci n'allait qu'à contre-cœur avenue de Messine, où tout lui était sujet de scandale. Car le mariage n'avait guère adouci cette âpre dévotion qui faisait d'elle--comme le remarquait le docteur Bertereau--une religieuse égarée dans le monde, avec plus d'intransigeance que n'en ont d'ordinaire les saintes filles nourries d'esprit de charité. Ses occupations conjugales et maternelles--un fils lui était né--l'empêchaient de donner autant de soi qu'auparavant aux pratiques pieuses, mais sans qu'eût fléchi la rigidité de sa religion. M. Guivarch aurait souhaité chez sa femme une foi plus amène. De trouver son foyer si morose, il commençait à le délaisser. Monique s'en affligeait. En humanisant son austérité, il n'eût tenu qu'à elle de retenir ce mari un peu léger, encore épris pourtant. Mais, scrupuleuse observatrice de tous les devoirs de l'épouse chrétienne, il en est un qu'elle ne savait pas remplir: celui de se faire aimer. Son humeur allait s'assombrissant de ce chagrin dont elle était l'artisan, et cela rejaillissait en sévérités envers le prochain. Élisabeth était si tendrement attachée aux parents très bons à qui elle devait d'oublier la tristesse d'être orpheline, qu'il lui eût déplu d'entendre sur eux des paroles de blâme. Aussi se taisait-elle avec son amie du malaise spirituel qui parfois l'oppressait. Et puis n'était-elle point assez heureuse par ailleurs pour éviter de s'y attarder, troublant ainsi la joie de vivre la vie douce et tiède de ses vingt ans en fleur? III C'était maison ouverte chez les Bertereau. Pour paysan du Danube que fût le grand chirurgien, dans ses façons rudes comme dans sa massive personne, il n'ignorait pas l'art de mettre en valeur le mérite. Il savait notamment que les échos sous la rubrique «Mondanités» servent mieux que les comptes rendus de l'Académie de médecine à entretenir la réputation d'un praticien. Tout le monde lit ceux-là, et qui donc jette un œil sur ceux-ci? Puis l'eau va à la rivière; aussi, dans toute profession, montrer qu'on gagne beaucoup d'argent est le moyen d'en gagner davantage. Et c'était bals, matinées de musique, soirées de comédie et de tableaux vivants, très somptueuses fêtes où se pressait «l'aristocratie républicaine», de compagnie avec le monde médical et scientifique, ainsi que le personnel bigarré et cosmopolite de la clientèle, sans omettre les sommités de la presse, cette puissance que se doit concilier quiconque vit du public et a besoin de réclame. On dînait aussi beaucoup, avenue de Messine, forme de réception préférée du docteur, lequel, matineux par goût comme par obligation de métier, ne se retirait jamais passé minuit, même lorsque ses lustres demeuraient allumés bien plus tard. Le dîner dominical était réservé à la famille, augmentée de quelques intimes, parfois d'un ou deux de ses élèves favoris. Le mariage de sa fille cadette ne l'avait pas éloignée de cette réunion hebdomadaire, la proximité de Beauvais permettant au jeune ménage de venir souvent à Paris. Non que Jeanne se déplût dans sa résidence provinciale. Naïvement pénétrée de l'importance de son nouveau personnage, par cette royauté sur le personnel médiocre qui hante les salons préfectoraux elle se sentait relevée de l'état insignifiant dont le sentiment l'avait faite si timide. Mais c'était pour Gaston. Tellement Parisien, ce Bordelais débarqué au «Quartier» pour y faire son droit, quelque quinze ans plus tôt, s'étant poussé par le bagou et l'intrigue dans des cabinets de ministre, d'où le testament de son dernier patron lui avait ouvert la bonne porte de la carrière administrative. La paisible cité bellovaque lui semblait un fâcheux exil, et l'air du boulevard lui était indispensable, assurait-il, pour se retremper périodiquement dans le mouvement d'esprit. Il s'y retrempait si bien que d'ordinaire, un instant avant qu'on se mît à table chez son beau-père, un petit bleu arrivait, l'excusant sur quelque rencontre faite au Cercle National, un homme politique avec qui il avait intérêt à causer... Il viendrait dans la soirée, le plus tôt possible... Jeanne en soupirait un peu. Elle aimait son mari. Elle tirait quelque vanité aussi, elle, le laideron de la famille, de ce joli garçon bien tourné, aux yeux luisants, aux lèvres vermeilles dans la fine barbe noire, dont elle prenait pour de l'esprit la faconde gasconne mâtinée de blague boulevardière, comme sa suffisance lui semblait du mérite, et ses allures faraudes habillées par un bon tailleur lui donnaient l'illusion de la distinction et de l'élégance. Elle était moins riche qu'Hélène; mais ainsi avait-elle l'avantage sur le gros homme lourd et vulgaire, rougeaud et rageur, quoique bon diable au demeurant, qu'était son beau-frère Gustave Percheron. Ce dimanche-là, sur le coup de huit heures, fut apporté le pneumatique. On ne se trouvait pas encore au complet. Le retard était usuel dans cette famille, où les principes d'indépendance sur lesquels se fondait l'éducation prenaient volontiers la forme du désordre. Jeanne seulement et Élisabeth, qui étaient allées à un concert classique, avaient achevé l'après-midi auprès de Mme Bertereau, l'aidant à écrire des invitations pour un raout prochain. Les premiers arrivèrent M. et Mme Biscaras, habituels commensaux du dimanche. Puis le maître du logis, revenant de Saint-Germain, où il suivait la lente et atroce agonie d'un premier ministre déchu, rongé d'un cancer au foie, et chez qui la décomposition du sang s'aggravait des rancœurs que donne le sentiment d'une vie mal vécue, sans avoir recueilli le fruit de ses compromissions, de ses vilenies, de ses lâchetés, triste exemple de la faillite d'une intelligence supérieure s'accordant avec une conscience amorphe et un caractère dénué de noblesse. «Il est perdu, dit le docteur. Je me suis nettement prononcé contre l'opération. Il mourrait sous le bistouri. On appellera, si on veut, de Berlin ou de Londres, Vogel ou Mackay. Moi, je ne commettrai pas un assassinat. --Dix mille francs de manque à gagner, gouailla le normalien qui entrait. Qu'est-ce que cela peut te faire, papa? Ce serait même une bonne action, puisqu'il cesserait de souffrir.» Le chirurgien fronça ses gros sourcils. «Et la probité professionnelle, qu'en fais-tu?» Marcel eut ce geste léger et ironique qu'il opposait aux mots à ses yeux démodés. «Ce sera un grand deuil pour la démocratie, soupira Alcide Biscaras, dont la maigre figure aux lignes aiguës, qu'allongeait encore la pointe d'une barbiche poivre et sel et qu'éclairaient des yeux de jais, vifs et perçants comme des vrilles, présentait bien les traits physionomiques du jacobin buveur d'eau. «La démocratie? riposta Marcel... Ce qu'elle s'en fiche de votre grand homme! Qu'a-t-il fait pour elle, je vous le demande? --Il a sauvé la république, tout simplement. Nieras-tu que la coalition des forces cléricales et réactionnaires ait les reins cassés? --Diable! il fallait qu'elle fût bien branlante, votre république, remarqua gaiement un nouveau venu. Car, en vérité, la fameuse alliance du sabre et du goupillon... pistolet de paille et sabre de bois, monsieur Biscaras... Croyez-moi, puisque j'en suis.» Cette remarque du capitaine Maurice Briffault ne sembla point au vieux sectaire digne d'être relevée. Qu'attendre du raisonnement d'un soldat? Le normalien, d'ailleurs, avec son ton mordant et dédaigneux de raffiné, appuyait aussitôt l'offensive blagueuse de son cousin. «Aussi faudrait-il démontrer que république est synonyme de démocratie. Vous y auriez de la peine. Son analogie avec ploutocratie s'impose davantage. Votre grand manitou a défendu le râtelier _unguibus et rostro_... Geste rempli d'intérêt pour ceux qui y mangent. Mais a-t-il avancé d'une ligne l'évolution vers l'humanité intégrale? Y a-t-il dans la masse populaire une once de moins d'asservissement moral ou de misère matérielle?» Les désaccords alarmaient la placidité de Mme Bertereau. Afin de faire diversion, compatissante, elle demanda: «Se rend-il compte de son état, le pauvre homme? --Il n'a pas un instant d'illusion, et il montre devant la mort la même impassible froideur qu'il avait à la tribune... En apparence du moins, car... c'est étrange, s'interrompit, pensif, le docteur... on dit qu'il aurait reçu un prêtre. --Allons donc! se récria Biscaras... Des bruits tendancieux... Ce jésuite avec qui il est personnellement lié lui aura fait une visite amicale. Il n'en faut pas davantage... --Le Père Malroy? Pas du tout. J'en suis fort étonné moi-même, mais ce serait le curé de la paroisse. --Hum! fit Maurice en riant, voilà qui ne fleure pas bon. --Renier ainsi tout son passé! reprit le jacobin, l'œil enflammé d'une véritable indignation... Sa femme pourtant n'a jamais été pratiquante... Et, quand même, pour se laisser endoctriner, son admirable cerveau serait-il affaibli à ce point? --N'a-t-il pas été élevé chez les dominicains de Sorèze? --J'ai bien fait mes études au petit séminaire, madame, jusqu'à ma philosophie. --Attendez un peu, remarqua Marcel... Vous n'êtes pas encore mort.» Biscaras haussa les épaules. Les systématiques contradictions du normalien déconcertaient et décourageaient la discussion. «Ce me semble, dit le capitaine, qu'il n'est pas besoin d'en chercher aussi long. Je ne suis qu'un médiocre catholique. Mais j'ai vu mourir au Tonkin, de maladies ou de blessures, des camarades pas plus encapucinés que moi, comme vous diriez, voire quelque peu mécréants. Je vous assure, monsieur, que quand un missionnaire arrivait avec le bon Dieu dans sa soutane, ils ne faisaient pas les malins. --Vos camarades, jeune homme, n'étaient point représentatifs d'une doctrine. Pour employer une comparaison qui touchera votre cœur de soldat, lorsque sa vie durant on a combattu sous un drapeau, passer sous un autre dans une circonstance éclatante qui donne un triomphe aux adversaires, cela ne s'appelle-t-il pas déserter? --Vous me permettrez, monsieur, de décliner l'assimilation entre les trois couleurs pour lesquelles nous versons notre sang et des étiquettes de parti qui ne font couler que de l'encre. --Oui, oui, je sais... la suprématie de l'idée militaire sur l'idée civile...» Ce ton dédaigneux irrita le jeune officier. «Alors ce n'est pas une idée civile que formulent les mots: «Honneur et Patrie»? Mourir pour ces mots-là, monsieur, c'est autre chose qu'en enfiler les uns au bout des autres aux fins de décrocher un portefeuille. --Vos batailles ne vous donnent-elles pas aussi de l'avancement? --Petits profits achetés très cher et auxquels je vous assure qu'on ne pense guère sous la mitraille. --J'en suis convaincu. Mais faites-moi la grâce de croire, mon jeune ami, qu'il y a aussi des républicains désintéressés. --Hum! fit Marcel, voyant son cousin hésiter à la réplique... Tout de même la princesse prodigue ses biens à ceux qui font vœu d'être siens. --Souvent aussi, remarqua le docteur, elle se montre fort ingrate. Témoin l'abandon de ce pauvre Duboys-Leroux, après les services considérables, en effet, qu'il lui a rendus, et en considération desquels, mon vieil Alcide, tu lui pardonneras s'il t'afflige en recevant les sacrements... ce qui, d'ailleurs, est encore douteux.» Silencieuse et grave, Élisabeth écoutait. Elle songeait qu'au seuil du suprême et redoutable mystère, des lueurs inconnues peuvent pénétrer les âmes. Elle se disait aussi que discuter à l'égal d'un acte de la vie publique les mouvements secrets de la conscience d'un mourant constituait, de la part de ces libres penseurs, un singulier attentat à la plus sacrée des libertés. Sa sensibilité délicate, en outre, s'en trouvait froissée comme d'une profanation de cette agonie. Pour en exprimer son sentiment, elle était d'habitudes trop réservées. Mais son joli regard bleu avait rencontré celui de Maurice Briffault et une onde de sympathie était passée entre eux. Au soulagement de la bonne Mme Bertereau, l'entrée en coup de vent de sa fille aînée vint rompre l'entretien. Très affairée, elle s'excusa, bruyamment, faisant la demande et la réponse. «En sortant de l'Hippique, un thé au Palace, chez des Américains, avec qui je viens de faire connaissance... des gens charmants, très riches... Cela s'est prolongé. Rentrée chez moi horriblement tard... on rentre toujours tard... les journées sont si courtes pour tout ce qu'on a à faire... J'avais ramassé une poussière!... Et puis, c'est une habitude que j'ai: je ne peux pas dîner avec la même toilette que je portais dans l'après-midi... Joli, n'est-ce pas, ce costume?... Rouff, bien entendu... il n'y a que lui... J'ai essayé de lui faire des infidélités, mais on revient toujours à ses premières amours... Oui, papa, les enfants vont bien. Ils sont allés au cirque avec Fraülein... Gustave arrivera dans un moment... Je lui ai renvoyé la voiture... La dernière battue de l'année... on a tiré une quantité de lapins... Il n'a pu prendre que le train de 6 h. 40 et il est en train de se changer. C'est excellent pour lui... il a tant besoin de prendre de l'exercice... Aussi va-t-il louer une chasse à lui pour l'année prochaine, dans l'Oise... il y a du faisan en masse... Cela fera l'affaire de Gaston... Tiens, il n'est pas là, ton mari... faux bond, comme d'habitude. Je te trouve un peu pâlotte, Jeannot... Oh! sais-tu, dans une nouvelle maison de lingerie où je me sers, j'ai vu des layettes d'un goût, d'un chic... Par exemple, ce n'est pas donné... Mais quand on veut quelque chose de bien il faut y mettre le prix... Quoi, tu veux t'adresser au Petit-Saint-Jean?... Tu n'y penses pas, ma chère... C'est tout à fait toc, leurs modèles.» Profitant de ce qu'elle reprenait haleine: «Tu crois que le bébé de Jeanne en verra la différence? dit Élisabeth en riant. --C'est pour soi-même, voyons. Je ne comprends pas les mères qui mettent tout sur elles et fagotent leurs enfants. Moi, Fred et Nanon me ruinent. --Luxe bien immoral, vraiment, quand tant de petits malheureux vont tout nus...» Sèche et pointue comme sa personne, cette remarque émanait de Mme Biscaras. Nature raisonneuse d'ancienne institutrice, elle professait un humanitarisme pédant en accord avec les fonctions de son mari. Personnellement aumônière, d'ailleurs, mais dans le froid esprit utilitaire qui, en sevrant de douceur l'exercice de la bienfaisance, lui enlève la moitié de son prix. «Faudrait-il donc aussi nous mettre dans un sac parce qu'il y a des femmes en guenilles? --Peut-être ferait-on mieux, en effet, de songer à la misère avant de gaspiller autant d'argent en chiffons... Que voulez-vous, ma chère enfant, moi, j'aime les pauvres.» La rudesse de verbe qu'Hélène tenait de son père se trouvait parfois mise au service de sens commun. «Je crois bien, riposta-t-elle... ils vous rapportent assez! --Ça, c'est envoyé, glissa le capitaine à l'oreille du normalien, qui, ricanant dans sa barbe légère, lui répondit: --Laïque ou cléricale, la charité est toujours la même: elle cultive le paupérisme pour se donner le mérite de le soulager. --C'est mal, ce que tu dis là, Marcel, protesta Élisabeth, qui avait entendu. Pourquoi voir en tout de vilains sentiments? --Parce qu'ils y sont, ma chère. Je t'accorde pourtant que le caractère mystique de la charité d'Église lui confère une élégance morale dont est dénuée celle de l'administration, fondée sur ce raisonnement d'ordre très positif: en jetant un os à un chien affamé, on l'empêche de mordre. Chaque cent sous que donnent nos amis Biscaras est une prime d'assurance contre le pillage; les tiens, Élisabeth, sont capitalisés au profit de ton âme. Eux placent à intérêts sur la terre: toi, c'est sur le ciel. Spéculation pour spéculation, j'estime celle-ci davantage, ne fût-ce qu'à cause de son aléa. --Ne lui répondez pas, mademoiselle, dit Maurice. Il joue son air de flûte et cela l'amuserait trop qu'on le prît au sérieux. --Je n'aurais garde de discuter sur un terrain intellectuel où je suis battue d'avance. Toutefois il est un point sur lequel tu te trompes, Marcel. La charité... du moins la charité chrétienne, ne tient pas dans l'aumône, mais dans la bonté. Et elle n'a pas assez d'esprit pour en chercher aussi long que toi. --Dis donc, ma femme, si on dînait?» L'arrivée de son gendre Percheron motivait cette remarque du docteur. Son fils Georges, pourtant, manquait encore. «Est-ce qu'il est de garde à son hôpital? demanda Biscaras. --Non, mais on ne l'attend pas. Il court à travers la vie comme s'il avait toujours un express à prendre, et souvent il le manque. --Il se fatigue. C'est le malheur de ces gaillards qui trouvent leur pain tout cuit. S'ils consentent à travailler, c'est à condition de s'amuser également. A son âge, nous autres, nous ne faisions que bûcher, et pour cause. --Bah! quand l'estomac est bon, il n'y a pas de mal à mettre les morceaux doubles. Et le gars est de trempe solide.» Comme on achevait le potage, l'interne prit sa place. «Je te demande pardon, maman, mais pour cette fois il n'y a pas de ma faute. Un camarade que j'ai rencontré aux courses et qui m'a accroché par le bouton. On est allé prendre un verre chez Maxim... Impossible de m'en dépêtrer. Il avait à me parler de choses très sérieuses... Mais oui, sans blague: tout ce qu'il y a de plus sérieuses.» Il appuyait sur les mots, de cet air entendu destiné à intriguer. Puis, du même ton, s'adressant à sa cousine: «C'est quelqu'un de ta connaissance, Élisabeth... Tu ne rougis pas? --Et de quoi, grand Dieu?» Souriante, elle ne marquait pas en effet le plus léger trouble. «Tu ne te rappelles pas, l'autre soir, au bal chez les Laurent-Janin, un beau jeune homme qui t'a fait la cour?... On a sa police, ma chère... Tu as dansé avec lui deux ou trois fois et vous êtes restés ensemble au buffet je ne sais combien de temps. Quand je dis beau, j'exagère un peu... Mais enfin un grand diable bien bâti, moustache rousse...» Très tranquillement, en se servant du turbot, Élisabeth répondit: «Je me souviens, maintenant, tu me l'avais présenté... M. Lambertier, je crois. --Edmond Lambertier. Ce nom-là ne te dit rien? --Rien du tout. --Oh! candeur... Demande à Gustave. --Lambertier et Cie, une des plus grosses houillères du Borinage... --Mais dont l'héritier préfère Paris à la Belgique, savez-vous. --Un des héritiers, rectifia Percheron. S'il avait été fils unique, il aurait une fortune colossale. --Tel quel, ça lui fait toujours bien une pièce de cinq cent mille francs de rente... de quoi vivre... --Et faire beaucoup de sottises, sans doute...» Vivement Georges coupa la parole à Mme Biscaras. «S'il en a fait, il se range, car le voici amoureux pour le bon motif. C'est de cela qu'il vient de me parler pendant deux heures. Ah! ah! cette fois, tu as compris, Élisabeth.» Toute confuse, il est vrai, mais seulement de se trouver ainsi mise en évidence: «Voyons Georges, protesta-t-elle, ne dis pas de bêtises. --Il est certain que s'il fallait être amoureux de toutes les jeunes filles avec qui on a causé un quart d'heure... --D'abord, Hélène, je te ferai remarquer que Lambertier n'accorde d'ordinaire aucune attention aux jeunes filles... --Naturellement... il a autre chose à faire. --Et ensuite qu'il ne danse jamais. Ce divertissement puéril et genre famille est au-dessous de sa dignité de «petit charbonnier». --Il préfère la chorégraphie de l'Opéra.» Persistant dans ses intentions évasives, l'interne, innocemment, remarqua: «Il est abonné du mercredi. Donc, pour en revenir à ce bal, son attitude auprès d'Élisabeth est tout à fait symptomatique.» Mme Percheron n'était pas méchante. Mais sa jalouse passion de l'argent souffrait malaisément la pensée qu'il y eût des femmes plus riches qu'elle-même. Et cette petite Élisabeth, qu'elle aimait bien, certainement... mais si insignifiante, si popote... Non: c'était trop absurde. Avec son rire aigu, elle dit à son frère: «Voilà que tu fabriques des romans pour journal de modes. Cette idée qu'on se marie comme ça, à la suite d'un petit flirt entre une valse et un sorbet... --Pourquoi pas? fit Jeanne Vuillaume, de complexion sentimentale, comme il arrive souvent aux femmes sans beauté, et qui, en outre, portait à sa jolie cousine une affection admirative. --Mais je n'ai pas flirté avec ce monsieur, se récria Élisabeth... Je ne flirte jamais, vous le savez bien.» La rougeur légère montée à son front pur s'accentuait cependant, car le souvenir lui revenait de propos tenus par son cavalier de l'autre soir, auxquels sur le moment elle avait prêté peu d'attention et qui, en y songeant, étaient de galanterie assez caractérisée. «Allons, mes enfants, intervint la grave voix du docteur, ne la taquinez pas. Si ce jeune homme la trouve à son gré, il est assez grand garçon pour le dire lui-même.» Mystérieux et joyeux, Georges marmonna dans sa petite moustache blonde: «Bon, bon... On verra... --As-tu entendu parler de cette visite que le curé de Saint-Germain aurait faite à Duboys-Leroux? lui demanda son père. --C'est tout ce qu'il y a de plus véritable. J'ai des tuyaux par son secrétaire René Framery. Prenez-en votre parti, monsieur Biscaras, le grand homme sautera le pas. La consigne est donnée. Seulement il attend l'extrémité dernière, afin d'échapper aux attrapages des journaux. Une fois _ad patres_, on criera tant qu'on voudra... il n'entendra plus.» La conversation aiguilla sur ce que le vieux jacobin qualifiait de scandale, et on ne s'occupa plus d'Élisabeth. Mais un peu plus tard, tandis qu'on fumait dans son cabinet, le docteur Bertereau, ouvrant son courrier du soir, y trouva un billet qui lui fit faire un haut-le-corps. On lui demandait une entrevue pour affaire de conséquence, et c'était signé: «Emma Lambertier.» IV Instruite de l'objet de cette démarche si inattendue, c'est de la surprise qu'Élisabeth en avait ressenti, presque de la confusion. Car ce qui avait été dit la veille était passé sur elle sans laisser de traces. Petite taquinerie, pensait-elle, de son cousin Georges, et autant en emportait le vent. La réalité cependant s'imposait. Sentant ce qu'il y a d'insolite à solliciter la main d'une jeune fille rencontrée une seule fois, Mme Lambertier avait argué du caractère impulsif de son fils, d'habitudes d'enfant gâté à qui sa grande fortune permettait de satisfaire ses fantaisies sans compter avec aucun obstacle. Captivé par la beauté et la grâce de cette charmante jeune personne, il s'était senti tout d'un coup converti à l'idée de mariage. Disposition à encourager, certes, et trop douce au cœur d'une mère pour que celle-ci ne se fût décidée à brusquer la situation. Dans le fait d'avoir inspiré à première vue un sentiment aussi vif, Mlle Élisabeth devait voir une garantie de bonheur. Quant aux avantages positifs de cette union, ils étaient de notoriété assez publique pour dispenser Mme Lambertier d'insister au delà de ce que comporte le bon goût. Ébloui par l'aurore dorée se levant pour l'enfant qu'il chérissait à l'égal des siens propres, le docteur avait accueilli cette recherche avec l'empressement qu'elle méritait, sous réserve, s'entend, de la volonté de sa nièce, de qui il n'influencerait en nulle manière la décision. Comme il le disait, il le croyait. Lorsqu'il vit pourtant Élisabeth plus interdite que touchée d'aussi éclatante conquête, il ne négligea aucun des arguments de nature à lui en faire apprécier la valeur, dont elle ne semblait pas suffisamment frappée. «Mais avant toute chose, conclut-il, tu dois consulter ton cœur. Est-ce qu'il te déplaît, ce jeune homme? --Que vous dirai-je, mon oncle?... je ne le connais pas. --J'en conviens. C'est assez cependant d'une rencontre pour déterminer l'antipathie, phénomène d'ordre purement physiologique, tu peux m'en croire. A cela tu répondras peut-être que, par réciprocité, la sympathie... ou plutôt, dans l'espèce, l'amour, pour l'appeler par son nom, naît également de la première approche... --Je ne répondrai rien de pareil, mon oncle. Que sais-je, moi, de ces choses? --Allons donc!... C'est là une science sur laquelle les petites filles en remontrent aux barbons. Tout vieux monsieur que je sois, et n'ayant d'ailleurs jamais eu de temps pour les occupations sentimentales, je ne méconnais pas le coup de foudre. J'accorde même que de lui seul sort la passion. Mais la passion est un sentiment particulier et rare, qui le plus souvent fait faire de grosses sottises. Tellement rare, que s'il était indispensable dans le mariage, le monde finirait. Pour fonder une famille, il n'en faut pas autant... ou il faut davantage, peut-être: la confiance et l'estime. Vois tes cousines... Ce n'est assurément pas un amour romanesque qui les a poussées vers leurs maris. Ne sont-elles pas heureuses? Ta tante et moi, ne faisons-nous pas le meilleur des ménages? Eh bien! la première fois que j'ai dîné chez son père, elle a déclaré que j'étais un ours mal léché. --Justement, mon oncle, c'est en vous connaissant mieux qu'elle a appris à vous estimer et à vous aimer.» Le docteur toussa. Fréquemment ce petit esprit simple et droit le mettait au pied du mur, lui et ses sophismes. Lui-même au surplus sentait bien ce qu'il y avait d'inquiétant dans telle soudaineté. «D'accord, répondit-il, et c'est flatteur pour moi. Mais je n'étais qu'un méchant carabin de plus ou moins d'avenir, sans autre fortune que l'espérance. Je n'avais aucuns motifs pour le prendre de haut, et j'ai pu attendre avec tranquillité que mon mérite éclatât au soleil. Tout épris que soit le jeune Lambertier, si tu prétendais lui imposer un stage, je doute qu'il consentît à s'y soumettre. --Mais je ne prétends rien de pareil, se récria Élisabeth. Ce serait très mal de demander à le voir davantage pour ensuite lui dire: non, décidément, monsieur, vous ne me plaisez pas.» Le docteur se mit à rire. «Comme de se faire apporter la carte des gens et ne point les recevoir... Tu es remplie de tact, mon enfant. Pour en revenir au coup de foudre, je te ferai remarquer que, si tu ne l'as pas, toi, ressenti, il s'est produit de son côté. Or un homme aussi amoureux est assuré de faire partager son sentiment à sa femme, à moins, cela va de soi, que de la part de celle-ci il y ait éloignement préalable. De la physiologie, tout cela, quoi qu'on en pense, de la simple physiologie que nous habillons de phrases afin de la rendre plus aimable, mais quand on va au fond...» Se rappelant à temps que cette doctrine n'est pas de celles précisément qu'il convient d'approfondir avec un esprit virginal, brusquement le grand chirurgien s'interrompit: «Tu es très jeune. Élisabeth, reprit-il, très sérieuse aussi, et peu curieuse des choses qui, prématurément parfois, troublent les jeunes filles. Cela est préférable ainsi, car comme elles ne sauraient jamais qu'en être très imparfaitement instruites, ces idées qu'elles se forgent, le plus souvent fausses, à tout le moins incomplètes, servent plutôt à les égarer qu'à les guider dans la grave affaire du mariage. Hors des cas très exceptionnels et qui, je le répète, sont loin de toujours tourner pour le mieux, elles ont donc tout avantage à s'en reposer sur l'expérience de ceux qui ont vécu. L'essentiel est qu'elles y aillent de bonne grâce et de bon cœur... la nature se charge du reste. C'est une vieille personne fort sage, la nature, qui sait ce qu'elle fait et à qui les plus malins sont incapables de rompre en visière. Ainsi, ma chère petite, ne te mets point martel en tête pour chercher d'où vient l'amour et comment... ce sur quoi d'ailleurs jeunes ni vieux ne sont guère mieux informés les uns que les autres. Ce qu'il s'agit de savoir, c'est si la recherche d'Edmond Lambertier t'est désagréable, si sa personne te déplaît, si la pensée d'unir ta vie à la sienne te repousse. De cela, toi seule es juge. Tu connais mon principe en toutes choses: liberté absolue, en tant que ce n'est pas pour faire le mal. Tu es souveraine maîtresse de toi-même. Seulement, tu le reconnais, une réponse dilatoire est impossible: c'est un oui qu'il faut, ou un non. Pas sur l'heure, pas aujourd'hui, ajouta le docteur, voyant la perplexité peinte sur le joli visage de sa nièce... Naturellement, j'ai à me renseigner quant à la moralité de ce jeune homme, et cela nous donne quelques jours de répit. Fais tes réflexions. De mon côté, après la petite enquête discrète, je te dirai s'il est vraiment digne de faire le bonheur de la fille de mon frère... de la mienne. Embrasse-moi, mon enfant chérie... Et crois-le bien, je suis aussi heureux de cette bonne fortune que si elle s'était présentée pour Jeanne ou Hélène. A présent, je te laisse causer de cela avec ta tante, et je vais travailler de mon état.» Sur quoi il s'en fut, d'un esprit serein et d'une main sûre, pratiquer certaine laparatomie d'importance scientifique considérable, qui l'intéressait pour l'amour de l'art autant que pour celui du patient. Autant, mais pas davantage, le docteur Bertereau étant réputé très paternel pour ses opérés. Réfléchir... c'était bientôt dit. Sur quelles bases asseoir ces réflexions? Son oncle n'avait-il pas déjà tout élucidé? Accoutumée à tenir pour un oracle cet homme de si haut mérite, dont la parole faisait loi dans sa famille, sachant aussi la tendre affection qu'il lui portait, et certaine qu'il voulait son bien, exception faite pour la question religieuse qui les divisait, elle se fiait aveuglément à lui en toutes choses. Docilement donc, sans discuter ce qui était lettre morte pour son inexpérience, elle s'interrogea sur le seul point qui dépendît d'elle. Non, assurément, ce jeune homme ne lui était pas antipathique. Edmond Lambertier, possédait cet attrait qui, aux yeux de ceux mêmes le moins portés à adorer le veau d'or, résulte du prestige de l'opulence avec la quasi toute-puissance qu'elle confère. Assez bien fait de sa personne, un vernis cercleux et sportif maquillant sa vulgarité foncière, une manière de bon garçonisme le défendant en apparence de la sottise et de l'infatuation du parvenu, il n'avait rien en somme pour inspirer la déplaisance. S'étant mis au profit d'Élisabeth en frais de galanterie, si peu coquette qu'elle fût, elle était femme, elle avait vingt ans, et cela l'inclinait à le trouver aimable. Aurait-elle de la répugnance pour le mariage? Non, certes pas. N'est-ce point le lot et le devoir communs? Elle avait pleine confiance dans la vertu du sacrement. Dieu, lui semblait-il, doit bénir les unions qu'il consacre, et une honnête femme aime toujours son mari, s'il est honnête homme et s'il l'aime. Or, des sentiments de celui-ci elle ne pouvait douter--revanche des filles mal pourvues sur celles dont la dot jette son poids dans la balance. Vivant en un milieu de propos assez libres, quoique de mœurs très familiales, Élisabeth n'était pas d'une innocence absolue de pensionnaire. Elle n'ignorait point qu'il y a de par le monde, le monde surtout de loisir et de plaisir, des jeunes hommes de vie déréglée--encore que le mot ne présentât pas à son esprit d'image précise--et aussi des époux qui ne sont pas pour leur femme ce que commande la loi divine et humaine. Mais c'étaient choses qui au lieu d'éveiller sa curiosité la repoussaient. La parfaite pureté de son imagination la retenait de chercher à approfondir ce qui lui était appris à la volée par des bribes de conversation auxquelles elle ne prenait point part et ne prêtait qu'une oreille distraite. Cela, c'était l'affaire de son oncle. Et dès qu'il lui eut affirmé que tout était bien, elle n'avait plus à s'en préoccuper. Tout d'ailleurs, autour d'Élisabeth, conspirait pour peser sur sa détermination. Bien plus, on la considérait comme acquise. On était très en dehors dans cette famille, expansif, voire un peu bruyant en ses manifestations. Après un léger passage de regret que ses filles n'eussent point eu les attraits nécessaires pour décrocher pareille timbale, la bonne Mme Bertereau avait souhaité joie et bonheur à sa nièce du meilleur de son cœur. Jeanne pareillement, tout heureuse dans l'alanguissement de sa maternité prochaine. Et de quoi eût-elle été jalouse, elle qui n'eût pas troqué son beau Gaston contre tous les trésors de Golconde? Marcel, en l'occurrence, garda par devers lui l'expression de cette ironie corrosive dont il empoisonnait toutes choses; quoique de complexion médiocrement tendre, il se sentait désarmé devant la douce et jolie créature que tous aimaient. Le capitaine Maurice lui-même la félicita avec toutes les apparences d'une parfaite sincérité. A la vérité remarqua-t-on que désormais il vint moins souvent avenue de Messine. Mais cela s'expliquait fort naturellement: il n'y a plus de place pour les célibataires dans une maison où se chante l'alleluia de fiançailles. Quant à Georges, qui était pour sa cousine le frère le plus affectueux, il se réjouissait avec éclat et des «Je l'avais bien dit» qui exaspéraient sa sœur Hélène. Celle-ci seule jetait dans ce concert de bénédictions une note acide. «Comme si cette pauvre Élisabeth était la femme qui convient à ce fêtard!... Elle si pot-au-feu, si simplette... Elle ne saura même pas comment s'y prendre pour dépenser son argent. Cela ne peut pas bien tourner. Jolie certainement, Élisabeth... Mais ce n'est pas tout, ce n'est même rien pour un noceur fieffé qui en a vu bien d'autres. Il n'en fera qu'une bouchée, et après?... Ce n'est pas sérieux, ce mariage-là. Je ne comprends vraiment point que papa encourage pareille folie.» Mais elle n'aurait eu garde d'adresser cette remarque au docteur, lequel, avec ses côtés débonnaires, était un chef de famille des plus intransigeants sur le respect dû à son infaillibilité. Les «renseignements», pris hâtivement et superficiellement,--ces renseignements pour mariage qui ne sauraient être véridiques et dont tout au plus peut-on espérer qu'ils demeureront neutres, n'affirmant pas plus dans le sens du bien que dans celui du mal,--n'avaient rien révélé qui fût de nature à disqualifier le prétendant. Ses aventures bruyantes, ses fantaisies coûteuses, quelques culottes formidables, péchés de la vie de garçon trop riche qui s'amenderait dans un mariage d'amour. Autrement passait-il pour honorable dans ses affaires de jeu et d'écurie, et nul scandale n'avait marqué son libertinage, confiné dans les milieux de haute noce. Qu'exiger de plus? Le «petit charbonnier» pouvait-il apporter à sa femme un passé de bon jeune homme? Le docteur Bertereau n'était rigoriste que pour lui-même--sans mérite au surplus, disait-il, la sagesse de conduite étant la première obligation du travailleur--et son optimisme l'inclinait toujours aux jugements favorables. Celui-ci étant signifié à sa nièce, ce n'est pas elle qui l'aurait pu révoquer en doute. Les notes discordantes jetées par la pénétration née de l'envie dans le concert de félicitations et de bénédictions dont elle était l'objet ne parvenant point aux oreilles de la partie intéressée, Élisabeth en vint à croire qu'un refus équivaudrait à un symptôme de dérangement d'esprit. C'est ainsi que, quelques jours après ce coup de foudre éclatant dans la sérénité de son ciel, elle autorisa Edmond Lambertier à lui mettre au doigt l'anneau des accordailles, et la splendeur déjà de ce saphir princier accolé d'un diamant royal était un avant-goût de l'opulence qui allait être sienne. Pendant la période de cour, aussi brève que le permettaient les nécessités légales, celles surtout de la préparation du trousseau et de la corbeille, menée bon train en payant triples guides, Élisabeth fut roulée dans un tourbillon ne lui laissant pas un instant de tête-à-tête avec son cœur. Étourdie plutôt que captivée, cependant était-elle grisée aussi un peu par cette musique d'amour qui porte en soi son ivresse, extérieure à la personne qui la chante. Le viveur repenti se montrait fiancé pressé plus encore qu'empressé; mais ce sentiment-là n'est-il pas un hommage dont l'ardeur touche la femme sommeillant dans la vierge? Si Élisabeth avait eu du temps pour se reconnaître, elle eût préféré toutefois que fût mieux enveloppé de tendresse ce désir manifesté trop brutalement peut-être. Les façons d'être aussi de son futur lui semblaient bien légères pour une circonstance aussi solennelle, avec quelque chose de cavalier où elle ne sentait rien de l'émotion qui, lui disait son instinct de ces subtiles et douces choses, est l'accent de leur sincérité, la marque de leur profondeur. Mais où eût-elle pris le loisir d'en raisonner? Et, au demeurant, n'avait-elle pas ouï soutenir que la raison doit pour un temps céder le pas à l'amour? Or, on l'aimait, cela ne pouvait faire doute. Elle aimait aussi, ne l'avait-elle pas déclaré implicitement le jour où sa main était tombée dans celle qui s'offrait pour la vie et pour l'éternité? Les événements marchaient, marchaient, l'entraînant dans la rapidité et le vague du rêve, par un chemin fleuri, parfumé, rayonnant, jusqu'au pied du maître-autel de Saint-Augustin où, pour la troisième fois, le docteur Bertereau conduisit une épousée, jolie à miracle, celle-ci, qui en toute l'honnêteté et la ferveur de son doux petit cœur tendre jura devant Dieu et devant les hommes foi et amour à Edmond Lambertier. Ce fut le grand mariage de la saison pour ce tout Paris bigarré de l'argent et de la politique. Lorsque, comme quelques mois auparavant, un jeune couple eut quitté les salons en désordre de l'avenue de Messine, où dans une atmosphère de fête se flétrissaient les blanches fleurs nuptiales, le vieux ménage cette fois demeura seul. Comme, pour conjurer la tristesse qui les prenait un peu, M. et Mme Bertereau commentaient ensemble les menus incidents de la journée, ils vinrent à parler de l'absence de leur neveu Maurice. Encore que le capitaine se fût excusé de paraître à la cérémonie sur l'imminence d'un voyage d'état-major dans les Vosges, dont la préparation l'accablait de travail,--et à la vérité l'École de guerre se mettait en route le lendemain,--ils se demandèrent si ce n'était pas là un prétexte. Ils ne surent que se répondre. Mais après tout cela n'importait guère. Tout énergie et vaillance, appartenant corps et âme au métier qu'il aimait passionnément, il saurait se consoler de son regret, si regret était. Et quant à la jolie fleur fragile, objet de leur sollicitude, jamais, on en était bien certain, elle n'avait ressenti pour lui rien de plus qu'une amicale sympathie. _DEUXIÈME PARTIE_ I Cinq ans plus tard, sur l'impassible registre de l'état civil de la mairie du huitième arrondissement, en marge de l'acte de mariage de M. et Mme Edmond Lambertier était inscrit leur divorce. Ce naufrage du bonheur qu'il s'était réjoui de donner à sa nièce fut pour l'optimisme du docteur Bertereau une cruelle déconvenue. C'est qu'il avait ignoré--ne l'ayant pas assez cherché peut-être--le véritable mobile de la recherche dont il s'émerveillait. Loin que le jeune viveur eût cédé à un entraînement auquel n'était pas accessible sa nature positive et passablement grossière, c'est d'un esprit très réfléchi au contraire que, sans mettre de visage sur cette détermination, il avait résolu de prendre femme. Menacé par sa mère d'un conseil judiciaire que justifiaient amplement ses extravagances, souhaitant d'autre part complaire à un oncle de qui il attendait une grosse succession--le tiers des parts du charbonnage--et qui voulait des petits-neveux, en enrayant temporairement sa vie de désordres il pacifiait les siens, et à chaque jour sa peine. N'ayant point à se préoccuper de la dot, il tenait seulement à la beauté. Plus encore que pour son agrément, c'était par vanité, par habitude de se payer ce qui se fait de mieux en tous genres. Donc, il s'était mis à regarder les jeunes filles, variété féminine jusqu'alors totalement dédaignée par lui. Le destin aussitôt avait mis celle-ci sur sa route. Élisabeth était assez jolie pour lui plaire. Mais davantage est-ce le charme de la pureté, en elle si profond et si vif, qui avait fixé son choix, non moins rapide que ses fantaisies libertines. Impulsif, en effet, volontaire extrêmement, chez lui il n'y avait guère de place entre un désir et sa satisfaction. Jusqu'à quel point Mme Lambertier avait-elle démêlé les mobiles secrets de son fils? Cette grande femme sèche, belle encore sous ses bandeaux d'un noir excessif, était un de ces esprits froids et ténébreux dont nul ne saurait discerner où la sincérité finit et où commence le calcul. Qu'elle s'aveuglât sciemment sur la réalité de cette conversion tellement subite, ou que, de bonne foi, elle escomptât l'amendement par l'amour, cela, au surplus, lui était de peu. La veuve du grand charbonnier tenait l'argent pour baume à toutes plaies. N'ayant point eu à se louer de son époux, grand coureur de filles, l'opulence qu'elle en recevait lui avait été une large compensation. Pareillement, à son sens, en irait-il pour sa bru, le cas échéant. Si donc elle soupçonnait une équivoque, elle ne s'était point fait scrupule de la couvrir. Elle estimait que cela tournerait au mieux pour le bien de tous. Prise dans le filet d'or ainsi tissé de toutes parts autour d'elle, Élisabeth n'avait pas tardé à reconnaître combien l'instinct de la sensibilité avertit mieux l'ignorance que cette sagesse vulgaire qui prétend gouverner la vie selon des données exclusivement positives. Ce fut une lune de miel brève et sans joie. D'un côté, échauffement brutal, que le mari ne prenait pas la peine d'envelopper de ces soins délicats auxquels tant bien que mal s'était efforcé le fiancé. Chez elle, étonnement confinant au malaise de trouver cette entrée dans la vie conjugale si peu semblable à ce qu'en dit aux jeunes filles leur imagination, à ce que leur en ont laissé deviner les nouvelles mariées de leur entourage, et dont les plus chastes ressentent une curiosité. Dénués de cette ardeur tendre dont, vidée même la coupe de l'amour, demeure le parfum, qui jamais entièrement ne s'évapore, au lieu que dans les débuts du mariage la féminité s'épanouisse, ils provoquent le repliement sur soi-même d'une pureté froissée. Et de ce déboire qui glace et paralyse l'éclosion de l'épouse, jamais une union ne revient. Puis bientôt, l'assouvissement venu de plaisirs pour lui fort pâles dès qu'en fut évanoui l'attrait de la nouveauté, Edmond Lambertier ne s'occupa plus guère de sa femme. En outre du luxe dont elle jouissait par le jeu naturel des choses, il se montrait avec elle très libéral et en parfaite sincérité, pensant ainsi être quitte de toutes obligations. Si médiocre observateur qu'il fût, et d'ailleurs ne se mettant point en peine de personne hors lui-même, il finit bien par s'apercevoir qu'elle eût souhaité plus ou mieux. Cela lui parut infiniment déraisonnable. S'imaginait-elle donc que, toute la vie, il allait filer le parfait amour à ses pieds? C'est en ces termes qu'un jour il avait répondu à une bien légère plainte. C'était la première, ce fut la dernière. La douce Élisabeth avait sa fierté. Et aussi était-elle assez intelligente pour voir qu'ils ne parlaient pas la même langue. Dès lors l'abîme se trouvait ouvert entre eux. Ce n'était pas la seule pierre d'achoppement du ménage. Pendant le peu de temps qu'Edmond Lambertier avait vécu dans quelque intimité avec sa femme, il avait voulu l'initier aux perversités dont, à l'égal de bien des hommes plus raffinés que lui, il s'imaginait que la connaissance est pour toutes jeunes filles la plus belle conquête du mariage. Il pensait lui être agréable, et il trouvait son amusement aussi à corrompre cette jolie petite âme, à en ternir au moins le cristal, à bronzer ce front pur qui, chez la femme, conservait les rougeurs de la vierge. Jeu grossier et d'une naïve imprudence, qu'un mari souvent voit tourner à son détriment. Ici rien de pareil n'était à redouter. Non seulement l'honnêteté d'Élisabeth se trouvait à l'épreuve du péril, mais encore son indélébile pureté demeurait réfractaire à ces influences pernicieuses. Elle avait de l'éloignement pour les spectacles risqués, pour les lectures malsaines; la promiscuité dans certains lieux publics avec la mauvaise compagnie l'effarouchait; les propos cyniques, les histoires scabreuses lui causaient du malaise et du déplaisir. Sa résistance passive, plutôt que voulue, à s'assimiler la dépravation ambiante, fut taxée par lui de bégueulerie, voire de sottise, et cela le rebuta. Pas davantage la nature sérieuse et recueillie d'Élisabeth n'était-elle propre à l'existence agitée, vide, bruyante comme un grelot, des jeunes femmes de son entourage, ayant pour unique objet l'étalage des vanités les plus basses, la poursuite des plus vulgaires plaisirs. Afin de plaire à son mari, elle s'était efforcée d'en suivre le train. Mais vainement avait-elle fait le sacrifice de ses répugnances: elle s'y essoufflait sans réussir qu'à l'impatienter par son inaptitude à vivre ce qu'il appelait la grande vie. Décidément, elle n'était bonne qu'à demeurer au logis, et il en reprit plus promptement et plus complètement sa liberté de jouisseur, sans aucun frein de travail ni de devoirs. Un événement, d'ailleurs, était survenu qui, en fournissant à Edmond Lambertier un prétexte pour négliger sa femme, apportait à Élisabeth beaucoup de bonheur. Outre que cette grossesse l'autorisait à se retirer du tourbillon mondain où elle se noyait, le sentiment maternel qu'en germe elle possédait, très vif, éveillé à présent dans ses entrailles, mettait en elle une détente infiniment douce. Ces quelques mois furent les seuls heureux que connut Mme Edmond Lambertier. Ils prirent fin par suite de l'entêtement de son mari à la faire monter sur un drag attelé de quatre chevaux dressés insuffisamment. Naturellement peu hardie, rendue nerveuse par son état, Élisabeth avait grand'peur et ne sut pas le cacher. Son peu de goût pour les sports avait maintes fois irrité ce gaillard taillé en force, de qui c'était l'absorbante passion, et il n'avait pas la politesse de se taire du dédain ressenti pour la pusillanimité physique de la frêle et douce créature. Pas méchant ni même absolument despote, il était sujet à de ces caprices impérieux en raison même de leur frivolité, contre lesquels, tant par faiblesse de caractère que parce qu'elle y voyait son devoir, Élisabeth ne savait pas se défendre. Ainsi en arriva-t-il ce jour-là. Tant habile que «le petit charbonnier» fût à conduire, l'accident ne put être évité, sans conséquence grave pour personne, sinon pour le petit être obscur tué avant d'avoir vécu. Des souffrances de sa femme, comme de l'anéantissement de son héritier, Lambertier ne fut pas sans ressentir quelque émotion, qui prit la forme de la contrariété. Si peu qu'en cette occasion il dût s'occuper d'elle, cela lui était un dérangement. Ne s'en trouva-t-il pas empêché d'assister au Critérium d'Ostende, où sa pouliche Belle Lurette était grande favorite et qui ne fut même pas placée?... Les malheurs toujours vont par deux. Et la mauvaise humeur combinée du père, du mari, du sportsman s'épancha dans ce reproche qui fut sa façon d'excuse: «La chute n'était rien, mais quand on ne sait pas se recevoir...» Élisabeth aurait pu arguer à sa décharge n'avoir point été instruite en cet art indispensable aux gens de cheval et dont au surplus il n'est guère demandé de faire montre à une femme dans sa position. Mais elle n'était pas combative. Et, toute au regret amer de l'espoir caressé si chèrement, de peu lui était cette sécheresse du mari pour qui déjà elle ne nourrissait plus d'autre sentiment que la gratitude de l'avoir rendue mère. Qu'importait donc, puisque ce lien se trouvait brisé désormais? Car longtemps la jeune femme se ressentit de son accident, tenue à des ménagements qui davantage encore la confinèrent dans sa solitude dorée. Edmond Lambertier complètement retourné à ses habitudes de garçon, ce fut la fin du peu qui restait entre eux de vie commune. Quelque temps encore pourtant crut-il devoir conserver certaines apparences permettant à Élisabeth de pouvoir ignorer la réalité de l'outrage. Dans les romans, c'est tout d'un coup, par quelque révélation brutale, que se découvre la trahison, et avec même éclat dramatique que l'épouse offensée s'arrête aux résolutions violentes. La vie, souvent, va de toute autre manière. C'est peu à peu qu'Élisabeth avait pris conscience de la situation. Elle en avait souffert dans sa sensibilité, mais ne pouvait souffrir dans l'amour que son mari n'avait pas su faire naître. Meurtrissure plutôt que blessure, endolorissement d'une âme délicate, effeuillement d'une illusion douce, flétrissement d'une fleur froissée par des doigts méchants au moment d'éclore. Mais ce cœur était sans colère et sans haine. Certaine passivité aussi de sa nature la rendait un peu fataliste. Encore qu'elle ne fût point curieuse des vilenies de la vie, dans le milieu relâché où l'avait jeté son destin, ses yeux s'étaient ouverts à des réalités instructives. Ayant connaissance de tant de ménages dérangés, qui souvent même en faisaient fanfaronnade comme d'une élégance, Élisabeth pensait devoir supporter patiemment une épreuve plus commune sans doute que son ignorance ne l'avait imaginé. Sa belle-mère s'employait à l'entretenir dans cette illusion. Mme Lambertier escomptait quelque rapprochement fugitif, certaine que, le cas échéant, la mère enseignerait le pardon à l'épouse. Et ainsi se trouverait définitivement écartée l'éventualité d'un divorce, qui exposerait de nouveau au péril de quelque union sans honorabilité ce fils dont, depuis l'âge d'homme, avaient été son constant effroi les foucades, les bravades, le penchant pour les basses compagnies. Et puis, autant que sa froideur était susceptible d'affection, elle en portait à la douce et droite créature des chagrins de qui elle se sentait bien un peu comptable. Elle la lui témoignait par d'excellents procédés, et de la confiance ainsi conquise elle usait pour agir sur l'esprit de sa belle-fille dans un sens concordant avec les sentiments chrétiens qui inclinaient Élisabeth à la résignation. Retirée et discrète comme elle était, avec tous autres la jeune femme se taisait de ses chagrins intimes. Ils étaient soupçonnés: ce sont choses sur lesquelles ne saurait guère être mise en défaut la perspicacité du monde. Lorsqu'il avait loisir d'y songer, le docteur Bertereau parfois fronçait ses gros sourcils. En outre de l'affection qu'il portait à sa nièce, il se sentait atteint dans son infaillibilité, et cela l'irritait. Ce n'était pas l'unique souci qui lui échût en matière familiale, son plus jeune gendre étant loin de lui donner satisfaction. Dans sa naïveté de femme très éprise en même temps que passablement bornée, Jeanne Vuillaume avait été la dernière à incriminer les rencontres au cercle, les dîners avec des hommes politiques, et, de Beauvais, les si fréquents appels du ministre, donnant à croire que le paisible département de l'Oise était le plus malaisément administrable de France. On s'en préoccupait fort avenue de Messine. Certain dimanche soir, le docteur et Mme Bertereau, ainsi que les autres convives du dîner intime, écoutant une sonate de Mozart, exécutée par un élève du grand chirurgien, presque aussi habile à manier l'archet que le scalpel, et que, de fort triste mine, Mme Vuillaume accompagnait au piano, dans le second salon, où se tenait un petit groupe, Hélène Percheron commentait le cas de sa sœur fort crûment, à son habitude. Elle en vint à se récrier: «Cette pauvre Jeanne est vraiment trop sotte... Elle se met des écailles sur les yeux, plutôt que de les ouvrir... --Dans l'intérêt de sa paix, peut-être est-ce le parti le plus sage, remarqua Mme Edmond Lambertier. --Pourquoi? Avec des griefs plein les mains, si seulement elle voulait se donner la peine de se baisser pour les ramasser, elle serait certaine de garder sa petite fille. --Ah! fit Élisabeth, c'est au divorce que tu penses? --Sans doute. Quel intérêt a-t-elle à demeurer avec son mari? Papa le tient du directeur du personnel à l'intérieur: la carrière de Gaston est très compromise, sinon perdue. Déjà il n'était guère sérieux ni travailleur. Avec cette vie de bâton de chaise, il ne fait plus rien. Continuellement il s'absente de son poste. Au prochain mouvement, au lieu de décrocher sa seconde classe, il sera expédié en disgrâce dans un petit département du Midi. Et, comme on est sur l'œil à cause des criailleries des journaux de l'opposition pour ces scandales récents parmi des fonctionnaires de province, s'il lui arrive la moindre histoire, dégommé... D'autant plus qu'on lui a découvert des attaches cléricales... Parfaitement: une tante religieuse et son père très lié avec je ne sais plus quel évêque de leur pays. Alors, qu'est-ce que fera Jeanne de ce garçon qui n'a sou ni maille et n'est bon à rien, sinon à plastronner dans un uniforme brodé d'argent et à haranguer les pompiers?... Mais elle en est tellement entichée de son bellâtre, ajouta Hélène après avoir repris du souffle, qu'elle serait capable de se cramponner à lui.» De nouveau la voix d'Élisabeth se fit entendre, grave et douce, après la crécelle de sa cousine: «Peut-on faire à une femme le reproche de demeurer fidèle au devoir?» Sans intention de méchanceté, Mme Percheron possédait l'art du propos désobligeant et brutal. «Oh! toi, répliqua-t-elle, pour rester avec Edmond tu as une autre raison, qui est meilleure.» Bien qu'un peu de rouge lui fût monté aux joues, c'est avec beaucoup de dignité qu'Élisabeth releva l'insinuation: «Est-ce que je me plains de mon mari? --Non. Mais tout de même on se doute bien que vous n'êtes pas positivement le modèle des ménages. On n'a pas ses yeux dans sa poche.» Le jeune docteur Georges préférait infiniment sa gentille cousine à la grande haquenée mal gracieuse qu'était sa sœur aînée. Vivement il repartit: «Tu ferais mieux de te servir des tiens pour regarder ce qui se passe chez toi.» Hélène eut un de ces éclats de rire rude et bruyant qui semblait hennissement de cavale. «Gustave! s'exclama-t-elle... Ah! bien, tu en as de bonnes... S'il t'entendait il serait flatté... Mais tu peux être tranquille, il a autre chose à faire qu'à courir, et il n'y pense guère.» Ce n'est pas non plus à quoi son frère pensait. Cependant il ne s'en expliqua point. Qu'elle aussi s'aveuglât sur ce qui la touchait le plus au monde, la prospérité des Établissements Percheron frères dont, dans les cercles industriels, on savait la solidité très compromise, il ne lui incombait pas de l'éclairer. Hélène aurait pu établir une corrélation entre cette parole et quelques représentations, d'ailleurs demeurées sans effet, que peu auparavant son mari lui avait adressées, en vue de réduire un train devenu trop lourd. Mais accoutumée à n'écouter qu'elle-même, son épaisse insouciance ne s'y arrêta point. «Ne crois-tu pas, reprit Élisabeth, s'animant plus qu'à l'ordinaire, qu'en refusant de se prévaloir, pour rompre son mariage, des torts de son mari, une femme peut obéir à d'autres mobiles qu'à ceux de l'intérêt?» Mme Biscaras était présente à l'entretien. De son ton aigu et péremptoire d'institutrice émérite, accentué de l'ironie que son libre esprit appliquait à toutes questions relevant de la conscience religieuse: «Ah! oui, dit-elle, les principes!... --Le trouvez-vous mauvais, madame, vous qui êtes inflexible sur les vôtres? --Les miens, ma chère enfant...» Sur les lèvres minces et sèches de Mme Biscaras, les vocables affectueux prenaient une expression condescendante et légèrement dédaigneuse. «Les miens sont fondés sur la raison. Qu'est-ce qui fait le caractère respectable du mariage? C'est la fidélité réciproque aux engagements librement consentis. Le jour où l'une des deux parties y a failli de façon flagrante, l'autre se trouve déliée des siens. --Pardon, madame, objecta Georges, ceci ne serait-il pas plutôt le principe de l'amour?» Insoucieux de ce que la forme de sa remarque avait de peu courtois à l'égard de Mme Biscaras, Marcel dit à son frère: «Autre absurdité, mon cher. L'amour n'a pas plus souci de principes que du maire et du curé. --Sa raison d'être, si tu préfères. Sans prendre le conjungo tellement au tragique qu'Élisabeth, j'estime quand même qu'il comporte un élément supérieur aux fluctuations sentimentales. --Seriez-vous antagoniste au divorce? demanda avec quelque aigreur l'épouse du fonctionnaire jacobin. --Je crois qu'il n'en faut pas abuser. --Il est un moyen bien simple de l'abolir: supprimons le mariage. --Allons, Marcel, toujours vos paradoxes! --Très sérieusement, madame, quand je considère les arrangements sociaux, je n'en vois pas un qui mérite d'être conservé. Je suis, moi, un esprit vraiment libre. --Être libéral ne signifie point qu'on veuille détruire la société de fond en comble.» Actuellement professeur d'histoire dans un lycée de Paris, où le caractère de son enseignement commençait à effaroucher les pères de famille et à être commenté par la presse, Marcel sacrifiait encore, non sans ennui, à la tradition bourgeoise de ce dîner dominical. De quoi il se vengeait en ne perdant pas une occasion d'ergoter avec les Biscaras. Du haut de son impertinence tranquille, il riposta: «Je sais: vous prétendez limiter la destruction au point où cela vous appert expédient. Souvenez-vous, chère madame, de ce qu'approximativement a dit le poète: _Le_ principe _est une île escarpée et sans bords: On n'y peut plus rentrer quand on en est dehors._ Ce tournoi de paroles fit bâiller Hélène. Les idées générales n'étaient pas son fait. Georges riait, marquant les coups. Grave et douce, Élisabeth ramena les discuteurs au point de départ. «Ce sont, dit-elle, considérations qui m'échappent. Vous envisagez le mariage comme un simple contrat. Pour nous, vous le savez, il est revêtu de la majesté sacramentelle. --Majesté au nom de laquelle l'épouse trahie doit sacrifier sa dignité en subissant l'outrage...» Ah! c'est qu'elle ne plaisantait pas, Mme Biscaras, sur la fidélité de son Alcide... «Les catholiques, madame, font du sacrifice une vertu.» Cette simple repartie d'Élisabeth ne fut pas relevée par la raisonneuse personne, la fin de la sonate venant couper court au débat. L'événement cependant tourna au triomphe de Mme Biscaras. Tandis que Jeanne Vuillaume s'accrochait désespérément à son épave conjugale, dans le ménage Lambertier, à force d'être tendue, la corde cassa. Le libertinage d'Edmond avait fini par se fixer en une liaison avec certaine comédienne d'un théâtre de genre, dont les talents s'exerçaient plus brillamment à la ville qu'à la scène. Grisée par sa conquête, elle ne visait à rien moins qu'à se faire épouser. Grave chance à courir, celui qu'on continuait à appeler bien improprement aujourd'hui de ce surnom juvénile «le petit charbonnier», ayant dépassé, et n'ayant pas atteint les âges où l'homme est une proie facile. Mais dût-elle échouer dans son honnête entreprise, toujours aurait-elle avantage à ce que fût rompu le lien légitime qui, au mari le plus dénué de la conscience de ses devoirs, impose pourtant certain minimum d'obligations constituant une apparence de partage. Connaissant bien ses cartes, elle les joua au mieux. Sous le vernis mondain qui s'écaillait facilement, Edmond Lambertier avait conservé un tréfonds d'âme populaire, comme tel enclin à cette cynique grossièreté de l'homme se sentant quitte, parce qu'elle a cessé de lui plaire, de tous égards envers sa femme. Puis aussi, passé l'attrait fugitif exercé par la pureté sur la dépravation, il était retombé dans cette aversion quasi haineuse pour les honnêtes femmes, habituelle aux natures vicieuses, faite d'une honte secrète à leur préférer les compagnies infâmes. Habilement exploité, ce double sentiment le fit passer d'une indifférence relativement polie à des procédés brutalement injurieux qui rendaient intolérable la fiction même de vie commune. En présence d'un scandale devenu public, le docteur Bertereau intervint. Et un jour Élisabeth quitta, pour n'en plus franchir le seuil, l'opulente demeure où elle n'avait que souffert. A se consulter seulement soi-même, elle se fût contentée de la séparation judiciaire. Mais son oncle lui préconisa les moyens radicaux de régulariser sa situation. Il lui représenta qu'après trois années la loi donnait à son mari la faculté, dont il se prévaudrait certainement, de convertir en divorce cette demi-mesure. Plutôt en finir d'un coup, avec dignité. Condescendant à tenir compte du scrupule religieux, sans peine il lui fit admettre que l'Église, en définitive, ne proscrit pas le divorce: elle l'ignore seulement, ou du moins ne le tient que pour une séparation aux effets purement civils, laissant indélébile le sacrement. Meurtrie comme Élisabeth l'avait été par le mariage, il ne semblait pas que jamais la tentation lui vînt d'en recommencer l'expérience. Dès lors, à reprendre son entière liberté elle ne faisait rien de mal, lui disait le docteur. Au contraire, car son existence se trouverait rétablie sur des bases honorables. Même cela s'imposait-il, pour sauver sa délicatesse du soupçon de ces mobiles sordides que, sans intention de blâme, Mme Percheron un jour lui avait attribués. Cette considération fut celle qui emporta la décision d'Élisabeth. La procédure ne fut que pour la forme, Edmond Lambertier ne tentant point une défense impossible. Fort aise d'être débarrassé d'une femme qu'en ses moments mauvais--les plus fréquents--il qualifiait d'«emplâtre» et dont, dans les fugitifs réveils de son sens moral, l'existence lui était un reproche vivant, il avait donné pour instructions à son avoué de régler les questions d'intérêt avec la plus grande largeur. Car, mariés sous le régime de la communauté réduite aux acquêts, Élisabeth se trouva retirer profit de la liquidation. Compensation bien légitime pour la pauvre petite, remarqua l'excellente Mme Bertereau. Et, avec ce sens commun de genre particulier qui caractérisait généralement la vulgarité de ses appréciations, Hélène déclara que cette petite fortune était exactement ce qui convenait à l'insuffisance de sa cousine dans l'art de dépenser de l'argent, si bien que, tout compte fait, l'opération n'avait pas été mauvaise. Ce n'est point sous cette forme, certes, qu'Élisabeth se formulait la sensation de bien-être moral ressentie lorsqu'elle eut repris possession de sa chambre de jeune fille, à laquelle les vides successifs qui s'étaient produits dans la famille avaient permis d'ajouter deux autres pièces pour son usage personnel. Rentrée sous le toit qui avait abrité son heureuse adolescence, il lui sembla que les cinq années écoulées étaient un mauvais rêve dont elle sortait sans autre dommage que cette courbature du réveil des cauchemars. Son miroir le lui donnait à croire vraiment, tant l'intacte beauté de ses vingt-six ans avait conservé ce caractère virginal auquel elle devait le meilleur de son charme. A peine si, au fond des jolis yeux clairs, quelque chose de plus grave, de plus intense, une légère mélancolie très douce et qui avait sa grâce, mettait la marque des douloureuses épreuves traversées, mais sans qu'en fût altérée sa fraîcheur de jeunesse. Et reprenant sa vie au point où elle l'avait laissée, pas un instant ne songea-t-elle que peut-être était-ce seulement une halte sur la route. Lorsque, tous les arrangements conclus, aussi définitifs en apparence que le peuvent être les choses d'ici-bas, un peu d'émotion dans sa grosse voix rude, le grand chirurgien lui dit: «Eh bien! fillette, te voilà donc revenue avec les vieux!» C'est très sincèrement qu'elle lui répondit: «Et pour ne plus jamais vous quitter, mon oncle.» Il hocha la tête, mais jugea que c'était trop tôt pour exprimer son incrédulité. II Dans son milieu professionnel aux compétitions si violemment jalouses, le docteur Bertereau avait ses détracteurs. Obligés de rendre hommage à l'habileté du praticien, ils contestaient la valeur du savant, la déclarant faite surtout du sentiment qu'il nourrissait de son infaillibilité. L'assurance en effet est une force. Elle s'impose par intimidation, et ainsi se fondent les autorités sinon absolument usurpées, du moins excessives. Dans cet esprit puissant, mais massif, tout d'une pièce, dédaigneux du doute, de l'hésitation même, qu'il tenait pour faiblesse, les idées s'enracinaient profondément, prenant intransigeance de dogme. Jamais oppositions les plus véhémentes--on sait combien sont âpres ces polémiques thérapeutiques--n'avaient si peu que ce fût ébranlé ses doctrines. Non moins imperturbable était-il dans le domaine de la psychologie, qu'à l'égal de la plupart des hommes de science il prétendait réduire en formules d'après la méthode expérimentale. Au regard de ses affaires intimes, la certitude théorique était chez lui d'autant plus absolue que parmi les siens il ignorait la contradiction. Marcel lui-même, l'éternel disputeur, réfractaire à toutes idées qui ne lui fussent pas exclusivement personnelles, bridait, en présence de son père, le goût de sophisme dont était empoisonné cet esprit d'essence raffinée et de haute culture. Et ainsi le grand homme allait-il toujours droit devant lui avec la rigidité d'une trajectoire de projectile. Fort de cette imperturbabilité scientifique, c'est avec chagrin, mais sans trouble, qu'il avait considéré le double naufrage conjugal dont était assombri son foyer. Il admettait que le mariage est une loterie. Mais si on a tiré le mauvais numéro, à tout mal son remède. Pour celui-là, c'est le divorce, opération chirurgicale plutôt, d'effet radical et parfaitement efficace lorsqu'il s'accompagne d'une seconde union, corollaire indispensable, pensait le docteur, tant au regard du bonheur de l'individu que de l'intérêt de la société. Car d'autre part, en vertu du calcul des probabilités, une nouvelle expérience présente toutes chances d'être heureuse. Aussi lui était-ce un sujet d'irritation que la résistance de sa fille à reprendre une liberté dont elle avait encore longuement le temps de faire usage pour se reconstruire un foyer. Et il regardait comme une observation curieuse qu'Élisabeth, avec ce qu'il appelait son préjugé confessionnel de l'indissolubilité du mariage, se fût plus aisément affranchie. Tout antiscientifique que soit le facteur appelé amour, il reconnaissait cependant la nécessité d'en tenir compte dans une foule de problèmes humains. Mais encore devait-on le réduire à sa valeur exacte, et c'est Jeanne qui, en le majorant, faussait son équation. Voilà pourquoi, de ce côté, les choses allaient au rebours de la logique. Sa nièce, au contraire, avait fait la moitié du chemin. Et encore qu'ici se mît en travers un obstacle d'autre nature, il espérait bien la conduire au but. C'est de quoi, quelque quinze mois après le divorce, il s'ouvrit à sa femme dans une de leurs quotidiennes conversations intimes à l'heure du coucher. «N'avais-tu pas pensé autrefois que ton neveu se sentait du goût pour Élisabeth?» L'expression interloquée qu'affectaient habituellement les bons gros yeux bleus de Mme Bertereau s'accentua. «Je l'ai pensé, oui... un moment, voilà longtemps. Puis elle s'est mariée... --Mais il est resté garçon, et elle est devenue... disons veuve. --Et tu croirais, toi, qu'après six ans... même sept? --Je ne dis pas qu'il ait attendu, tel Jacob chez Laban, une issue qui d'ailleurs n'était point à prévoir. Néanmoins, je sais son cœur libre de toute attache. Il a l'âge propice pour le mariage. Élisabeth est toujours aussi jolie. Le sentiment qu'il semblait lui porter est de ceux que, dans un caractère sérieux, le temps n'efface point, au contraire. Bref, je me demande si ce que les circonstances ont empêché alors ne pourrait se faire aujourd'hui.» Lorsque le docteur se posait une question, c'était d'un ton qui semblait la déclarer déjà résolue. «Mais, Frédéric, c'est toi qui, à l'époque, avais jugé ce mariage impossible... --La situation se trouve profondément modifiée. En sus du ruban rouge, la campagne de Madagascar a valu à Maurice son inscription en tête du tableau, qui fera de lui un des plus jeunes officiers supérieurs de l'armée. Le grade de chef de bataillon est celui où la carrière militaire se dessine, et la sienne désormais s'annonce assez brillante pour lui tenir lieu de fortune. Élisabeth, de son côté, possède à présent vingt-cinq mille livres de rente. Les motifs de sagesse qui les éloignaient l'un de l'autre n'existent donc plus. Or, c'étaient les seuls obstacles. Sans être parents, ils ont joui, pour se connaître, des facilités de la vie de famille. Ils s'estiment, ils sympathisent. Leurs mentalités s'accordent... de petits réactionnaires au fond, tous les deux, elle parce que catholique, lui en tant que soldat. Que faut-il donc de plus pour faire un beau ménage? L'inclination?... D'un côté au moins elle n'est pas douteuse. --Crois-tu? Maurice pourtant ne fréquente plus ici autant qu'autrefois.» Le capitaine maintenant était attaché à l'état-major de la place de Paris. Le docteur tenait à son diagnostic, ayant des raisons de le croire impeccable. «Peut-être, insista-t-il, parce que, hésitant à se déclarer, il ne veut pas la compromettre, ou risquer la paix de son propre cœur dans un commerce trop intime. C'est un garçon profondément honnête et très énergique. --Mais pourquoi ne se déclarerait-il point?» La bonne Mme Bertereau trouvait cela bien compliqué. «Pour une raison toute à son honneur. N'ayant pas recherché Élisabeth alors qu'elle était pauvre... encore que ce fût uniquement parce qu'il ne se trouvait pas assez riche lui-même... ou peut-être parce que Lambertier est venu lui couper l'herbe sous le pied... il s'en défendrait aujourd'hui, crainte de paraître en vouloir à une fortune fort rondelette en somme. --Cela se pourrait bien.» Personne n'acceptait aussi volontiers que Mme Bertereau les hypothèses les plus inattendues pour son esprit peu imaginatif. «Il est encore capable, reprit le docteur, de se forger des scrupules quant à la provenance de cet argent. Non qu'elle ne soit parfaitement honorable... Mais il aurait quelque répugnance peut-être à le devoir au premier mari. --Maurice en effet est un caractère profondément délicat. --Presque à l'excès, dirait-on, s'il pouvait y avoir excès en la matière. De ces excès-là, pourtant, avec un peu d'aide, on arrive à triompher, lorsque le cœur y trouve son compte. Ne serait-ce donc pas œuvre pie... dans l'éventualité, cela s'entend, où notre nièce l'aurait pour agréable, de faire malgré lui le bonheur de notre neveu?» Moins en admiration devant son grand homme, Mme Bertereau eût été en droit de sourire, car il n'avait vraiment pas eu la main jusqu'alors très heureuse pour le bonheur des siens. Mais cette pensée irrévérencieuse ne lui vint même pas. «Je sonderai Maurice, reprit son mari.» Pensif, il ajouta: «Mon pauvre frère aurait été heureux que sa fille entrât dans l'armée.» Cette réflexion peut-être lui était inspirée par le reproche inconscient d'avoir fourvoyé sa nièce dans l'argent. «Ce cher Charles! soupira en écho Mme Bertereau... Sans doute, il commanderait un corps d'armée aujourd'hui. --Et il aurait Maurice comme officier d'ordonnance... Tu le vois, Amélie, c'est indiqué.» Le grand chirurgien était réputé pour la précision de son coup de sonde. Il n'y faillit pas en l'occurrence. Pris à l'improviste, le capitaine rougit sous son hâle. Brusquerie toutefois qui n'était point pour déplaire à la franchise empreinte sur sa physionomie ouverte. De taille assez petite, mais les épaules larges, souple, leste, vigoureux, très militaire et, quoique bon cavalier et excellent officier d'état-major, se piquant d'être très fantassin, avec pour ambition immédiate le commandement d'un bataillon de chasseurs alpins, dont il portait la classique barbiche, Maurice Briffault était un de ces types essentiellement virils, généralement sympathiques dès l'abord pour la droiture, la loyauté, la générosité devinées de leur caractère. Les réponses, aussi nettes que les questions, furent bien celles qu'attendait son oncle. Mais quand il fut amené à émettre les objections que celui-ci avait prévues, une hésitation se fit jour dans ses paroles, trahissant le point faible. Le docteur s'en crut partie gagnée. A ses arguments fort serrés, Maurice n'opposa qu'une molle résistance. «Allons, mon cher garçon, conclut son oncle, tu ne vas pas t'entêter dans cette façon de donquichottisme. Qu'une première fois tu aies manqué le coche, cela a été pour la pauvre petite un grand malheur. Du moins ton abstention était-elle motivée par des considérations de prudence avec lesquelles force est bien de compter aujourd'hui. C'était pour elle plus que pour toi... Qui te connaît ne saurait suspecter ton désintéressement. Pour les enfants à venir, aussi, que trop souvent les amoureux ont le tort d'oublier. Mais à présent, par simple dilettantisme de délicatesse, passer de nouveau à côté du bonheur, ce serait une absurdité... une absurdité que je n'hésiterais pas à qualifier de coupable. --Je vous ferai remarquer, mon oncle, que vous escomptez libéralement les sentiments de Mme Élisabeth. Je n'ai nulle raison de croire qu'elle me ferait l'honneur d'agréer ma recherche. --Attends-tu qu'elle se jette à ta tête? Elle surtout, tellement réservée, ce n'est pas en demeurant figé auprès d'elle qu'on peut deviner ce que lui dit son cœur. Un peu froide aussi... j'entends au point de vue de l'amour. A toi de l'échauffer, sacrebleu! Es-tu donc si timide, monsieur le sabreur... ou si orgueilleux?... Voyons, Maurice, sois franc: qu'est-ce qui t'arrête? --Vous tenez à le savoir?... C'est Lambertier. --Jaloux d'un premier mari? Tu es plus épris que tu ne crois. Mais c'est bouder contre soi-même... On en revient. --Ce premier mari n'est pas mort. Les gros sourcils broussailleux du docteur se froncèrent. «Belle thèse passionnelle, mais mauvais sentiment, mon garçon, sentiment égoïste, indigne d'une âme généreuse. Alors, une femme, au début de sa vie, a eu le malheur de tomber sur un drôle... Elle a souffert cruellement. Et lorsque, dans la fleur de sa jeunesse, elle s'est libérée de cette union détestable, elle doit fermer son cœur à un amour honnête, cela parce que la vanité masculine ne veut pas courir le risque... très problématique, d'ailleurs, dans l'espèce, vu la différence des milieux... de frôler quelque jour celui à qui, pour ses péchés, elle a appartenu?» Vivement le capitaine répliqua: «Vous ne m'entendez point, mon oncle. Le sentiment que vous me prêtez, il est humain... ou plutôt il est masculin, comme vous le dites fort justement, et je ne prétends pas en être exempt plus qu'un autre. Mais il est de ceux dont l'amour triomphe aisément, lorsqu'on sait surtout qu'une femme vous apporte son cœur intact. Non, l'obstacle se trouve ailleurs... pas dans le fait du mari, mais dans le fait du divorce. --Des mots! se récria le docteur, le sang lui montant au visage... une jonglerie de mots... Toi, Maurice, esclave d'un préjugé!... --Ce n'est pas un préjugé. Je ne blâme personne. Votre nièce eût été plutôt sujette à blâmer au contraire de sacrifier sa dignité en demeurant dans ce mariage indigne. J'éprouve autant de respect pour son caractère que sa personne m'inspire d'attrait... Mais telle quelle, mon oncle, l'Église ne la tient pas pour veuve.» La fermeté d'accent avec laquelle était battu en brèche son édifice irrita cet absolutisme rarement contrecarré. Et, très ironiquement: «Pardonne-moi, mon cher, je ne te savais pas aussi bon catholique. --Bon catholique parce que je veux être marié devant Dieu comme devant les hommes?... C'est insuffisant. --Alors, c'est devant la disqualification mondaine du mariage civil que tu recules? Dans l'armée, en effet, cela pourrait t'attirer des désagréments. --Mon oncle!...» Le docteur Bertereau avait l'irritabilité prompte des sanguins, mais aussi la spontanéité de leurs retours. Posant d'un geste affectueux sa large main sur l'épaule de son neveu qui, brusquement, s'était levé, il le fit se rasseoir. «Allons, j'ai tort. Mais c'est qu'aussi, ce scrupule tellement inattendu... --Pourquoi inattendu? Bon catholique, non assurément, je ne le suis point, n'étant point pratiquant. Et pour ce qui est du dogme, je crains de présenter bien des lacunes. Mais incroyant pas davantage: seulement mal croyant... imparfaitement croyant, pour mieux dire. Tant il y a que j'ai reçu le baptême catholique, que j'ai fait ma première communion... laquelle, je l'avoue, n'a pas été suivie de beaucoup d'autres. Mon père et ma mère ont été mariés chrétiennement et mes grands-parents avant eux, et avant eux, toujours, tous mes obscurs ancêtres... --Moi aussi, sac à papier! interrompit son oncle, et mes enfants pareillement. A tort ou à raison, pour eux comme pour moi, j'ai cru devoir ne pas rompre en visière à l'usage... A tort peut-être, car ainsi ai-je encouru dans une certaine mesure le soupçon qu'il m'est échappé tout à l'heure de faire peser sur toi... --Eh! mon oncle, qui songe à vous attribuer rien de pareil? --Moi, j'y songe. Il n'est pas nécessaire d'aller à confesse pour faire parfois son examen de conscience. Enfin, c'est ainsi. Mais la considération mesquine qui m'a guidé en cela n'aurait pas pesé un fétu, si elle s'était trouvée en balance avec le bonheur de mes enfants ou le mien, avec la moralité, la dignité de nos vies.» Plus le docteur s'échauffait à l'attaque, plus Maurice s'affermissait dans sa défense, étonné de se trouver si exact à la parade sur des questions qui ne traversaient que bien fugitivement ses horizons intellectuels. «Vous, mon oncle, répliqua-t-il, vous avez formellement rejeté toute croyance religieuse. Mais moi, je n'ai pas cessé d'appartenir à l'Église dans laquelle, si sur ce sujet sacré j'osais me permettre semblable facétie, je dirais que j'ai été immatriculé. Je sais encore mon _Credo_ et je n'ai rien à y reprendre. Je ne pratique pas la religion de ma race, mais je ne la discute pas. Je ne suis un savant ni un philosophe. Je n'ai jamais eu le loisir, ne m'en sentant d'ailleurs point le désir, d'étudier les problèmes de l'âme. De mes ascendants j'ai reçu en dépôt une certaine croyance: je la conserve par respect pour eux, comme faisant partie de leur héritage moral, au même titre que mes notions de justice, d'honnêteté, d'honneur. Au point de vue militaire, qui chez moi domine tous les autres, il m'a été donné d'observer que la religion aide à faire son devoir et qu'elle aide à mourir...» Atteint dans cette susceptibilité du professionnel pacifique, qui juge le soldat trop enclin à se targuer des exigences d'héroïsme de son métier, avec un peu d'humeur le docteur l'interrompit: «Les médecins, d'ordinaire, sont des mécréants. Il y en a pourtant qui meurent en héros. --Il y en a, et leur mérite est d'autant plus grand. Peut-être est-ce parce que nous autres, soudards, nous sommes de pauvres esprits, mais dans l'armée, mon oncle, si comme partout il se trouve beaucoup de tièdes, on n'y compterait guère d'athées. --N'exagérons pas la portée des mots. Se marier civilement de propos délibéré, ainsi que les Biscaras, c'est faire acte d'athéisme. Mais si l'on s'y trouve conduit par les circonstances, sans y mettre d'intention hostile à la religion... non comme manifestation de principes et, au contraire, en regrettant que s'en impose la nécessité, puisque le destin veut qu'on ne puisse d'autre manière aimer honorablement... Cette cote mal taillée ne s'ajuste-t-elle point avec ta conception, d'ailleurs ambiguë et bâtarde, laisse-moi te le dire, d'une façon de catholicisme latent qui me paraît fleurer fortement le roussi?» Maurice rougit un peu. Pour rarement qu'il pensât à ces choses, le sentiment de son imperfection religieuse parfois lui était apparu contradictoire avec son attachement à la religion. Vivement toutefois il riposta: «Tenir la bénédiction de Dieu pour une élégance, plume au chapeau dont on se pare avec plaisir, mais qui devient quantité négligeable dès qu'on ne peut remplir les conditions qu'elle exige... Ne vous semble-t-il pas, mon oncle, que ce serait jouer avec les choses saintes?» Touché au vif par une remarque dont, encore que ce fût une pierre jetée dans son jardin, son esprit de logicien ne pouvait méconnaître la justesse, cette fois encore le docteur s'en tira en raillant. «Peste! mon cher, que parlais-tu donc tout à l'heure de ton inintellectualité de soldat? C'est-à-dire que tu coupes les cheveux en quatre aussi congrûment que nos plus subtils psychologues. --Vous m'en voyez tout ébaubi moi-même. Et voilà bien une nouvelle démonstration de la puissance de l'idée religieuse: elle a opéré le miracle de me rendre éloquent.» Derechef l'attaquant au défaut de la cuirasse, son oncle reprit: «Chez toi, pourtant, ce n'est pas affaire de foi, tu en conviens. --Ai-je la foi, ne l'ai-je pas? Peut-être est-elle seulement en sommeil, comme disent vos amis les francs-maçons. --Tu n'obéis qu'à un vague traditionalisme. C'est une règle aussi indéfinie, aussi imprécise qui gouverne ta vie... à laquelle tu fais le sacrifice de ton cœur...» Le docteur hochait sa grosse tête grise, gonflant ses lèvres rasées, avec un petit claquement de la langue, gestes que ses élèves lui connaissaient au chevet d'un malade dont le cas, tout d'abord, le mettait en défaut. «A ce compte, poursuivit-il, les générations seraient éternellement prisonnières de la mentalité de celles qui les ont précédées? --Ces générations nous ont faits... C'est de notre sang que nous sommes prisonniers. Vous, un physiologiste, nierez-vous cela, mon oncle? --La pérennité de la race, soit!... Mais il n'y a pas équivalence entre l'organisme physique et le système mental. Tu es conformé sensiblement comme l'homme de l'âge de pierre... Ton être moral en diffère assez profondément, j'imagine.» A ce coup, le capitaine renonça. «Sur ce terrain, dit-il en riant, je ne suis pas de force, et je mets bas les armes. Mais ce que je sais bien... préjugé, superstition, entêtement d'habitude, tout ce qu'il vous plaira... ce que je sais, c'est que je ne me tiendrai pour marié que quand j'aurai conduit ma femme devant un autel. --Fais-toi protestant, ricana le docteur... C'est toujours être chrétien.» La voix de Maurice redevint grave pour répondre: «Je suis né catholique, mon oncle, comme je suis né Français.» Cet entretien laissa le grand chirurgien quelques instants pensif. Il s'était heurté à une force que scientifiquement il ne déterminait point. Son insuccès suggéra à Mme Bertereau un doute. «Élisabeth, à plus forte raison, consentira-t-elle jamais à aller ainsi contre sa religion?» Mais le docteur avait recouvré son assurance pour répondre: «Élisabeth est une nature passive, destinée à être toujours la proie des circonstances. Si cette passivité une fois a tourné mal pour elle, le jour où c'est à son cœur qu'elle obéira, elle s'en trouvera pour le mieux.» III Entrant en coup de vent, à son habitude, dans le petit salon d'Élisabeth, Georges Bertereau se heurta presque à Mme Guivarch qui en sortait. «Vraiment, dit-il à sa cousine, il faut le savoir pour le croire qu'elle est ton amie d'enfance. Ce n'est pas deux ou trois ans qu'elle a de plus que toi: elle est ta grand'mère. Cette mine d'abbesse en rupture de clôture, ces costumes bons pour conduire le diable en terre, à moins que ce soit pour porter son propre deuil... Ah! je comprends son mari d'être toujours à courir le monde, afin de se secouer le sang. --S'il la délaissait moins, repartit doucement Élisabeth, peut-être conserverait-elle mieux sa jeunesse. Quoique, je te l'accorde, la pauvre Monique ne sache pas se rendre aimable, et c'est apparemment pourquoi elle n'est pas ou elle n'est plus aimée. Elle tourne dans un cercle vicieux. --Dans un cercle vertueux, veux-tu dire... Mon trait d'esprit est assez médiocre. Mais positivement ce serait pour faire prendre la vertu en grippe, si elle avait toujours cette allure. Où se trouve-t-il présentement, M. Guivarch? --En Indo-Chine, où il fait une inspection des agences de la Compagnie. Il ne pouvait emmener sa femme, son petit garçon surtout dont les études commencent à prendre de l'importance. --A cause de quoi, sans doute, il aura demandé la préférence pour ce voyage. Cela me rappelle notre ancien prosecteur à l'École... tu le connais bien, Gaucherin, ce petit gringalet qui a peur de son ombre, fait pour le sport comme moi pour la théologie, et qui s'adonne à la chasse au sanglier avec une passion aussi féroce qu'inattendue, parce que c'est l'unique occasion où sa terrible épouse est dans l'impossibilité de le suivre. --Monique n'est pas si terrible. --Tu trouves? Moi, elle me fait l'effet du «Frère, il faut mourir» des trappistes... une légende d'ailleurs, car, toute vérification faite, ils ne disent rien de pareil, puisqu'ils ne parlent pas. Mais t'imagines-tu ce que c'est pour un mari d'avoir constamment devant les yeux le rappel de son salut éternel? Allez, allez au couvent, Ophélie... Et le ciel nous préserve des dévotes!» Souriant, Élisabeth lui demanda: «Ta future ne l'est-elle pas un peu? --Ah! oui, une petite dévote dans ton genre. Quand la religion rend une femme douce, gracieuse, bonne, et ne l'empêche pas d'être jolie ni d'avoir la coquetterie de plaire à celui qu'elle aime, je ne crains pas cela. Sans te ressembler du tout par ailleurs, dans le caractère Cécile a quelque chose de toi... Aussi est-elle charmante. --Grand merci... On voit que tu es entraîné dans l'art de faire ta cour. --Un mot de plus et je te bombarde d'une déclaration. Tu es à ravir, ce soir, Élisabeth.» Déjà habillée pour le dîner qui allait réunir à la famille Bertereau celle où entrait le jeune docteur, elle était, en effet, très à son avantage dans une simple et légère toilette de mousseline de soie blanche, le corsage drapé en façon de fichu Marie-Antoinette garni de valenciennes, au cou un beau fil de perles, cadeau de noce de son oncle, l'unique bijou que jamais elle portât, laissant aux écrins ceux provenant de son triste mariage, et dans le corselet de velours noir, assujetti par des boucles de cailloux anciens, quelques branchettes de bruyère rose pâle--harmonie de tons en rapport exact de celle que ses fins cheveux sombres faisaient avec la blancheur délicatement rosée de son teint. «Tant mieux, répondit gaiement Élisabeth; je ferai honneur à la maison.» Sans retour amer sur soi, du meilleur cœur, elle prenait part au bonheur de Georges, très épris, apportant dans son personnage de fiancé l'ardeur qu'il mettait en toutes choses, et fort occupé pour le quart d'heure à rectifier devant une glace le nœud de sa cravate blanche, qui ne lui semblait pas d'un mouvement assez libre, puis à relever une des pointes de sa moustache, dont la frisure n'était pas symétrique avec celle de l'autre. «Est-ce Mlle Rogerin qui a fleuri ta boutonnière? Non... Alors, laisse-m'en le plaisir.» Elle remplaça le gros œillet saumon par un beau narcisse de serre à cœur d'or entre ses blancs pétales étoilés. «C'est plus léger... les fleuristes font toujours trop massif. --Tu as un goût parfait, Élisabeth. Aussi suis-je venu de bonne heure, afin de te demander une grâce. Pour le sérieux et le solide d'une corbeille, maman est inappréciable, mais dans le domaine de la fantaisie, déplorablement nulle. Si nous nous en rapportions à elle, certains articles seraient par trop pompier. Voudrais-tu m'aider à les choisir? Et même, pour faire mieux encore, nous irions courir les magasins avec Cécile. Les convenances seraient sauvegardées, nous aurions ton précieux conseil et nous serions servis à nos souhaits. --Surtout vous auriez le plaisir de faire une petite escapade. Très volontiers, mon cher Georges... Cela m'amusera aussi, moi, de jouer les chaperons. --Et l'on se demandera laquelle des deux est la grande sœur? --Ainsi m'exercerai-je à mon futur emploi. Car, puisque tu veux bien rapprocher la parenté, tu verras quelle tante modèle je serai pour tes enfants. --Allons! tu as mieux à faire...» Un léger soupir échappa à Élisabeth. Tout ce qu'elle regrettait du mariage, c'était la maternité. «Dieu ne l'a pas voulu, dit-elle. --Il peut changer d'avis, répliqua Georges, moitié sérieux, moitié plaisant.» Mais elle ne partageait pas son optimisme d'amoureux. Ne lui était-il point interdit d'aimer tant que vivrait l'homme dont pourtant elle ne portait plus le nom? De tous les Bertereau, le jeune docteur était celui qui respectait le mieux les idées de sa cousine, sans doute parce que son esprit tendait à s'en moins éloigner. Au surplus, il y avait entente tacite pour ne point heurter de front la jeune femme en lui parlant de l'éventualité d'une seconde union. Aussi est-ce évasivement que Georges reprit: «Tu as la vocation du mariage, Élisabeth... autant que l'avait peu ton austère amie. Les choses de ce monde sont tout à fait mal arrangées. Elle aurait dû prendre le voile, et toi épouser un aimable garçon dans le genre de M. Guivarch, à qui tu aurais mis du plomb dans la cervelle, en douceur, et qui t'aurait aimée comme tu mérites de l'être. Et cette brute de Lambertier serait resté pour compte. Ou bien Hélène en eût fait son affaire... Pour l'amour du charbonnage, elle aurait passé condamnation sur le charbonnier. --Pauvre Hélène!... Ne la plaisante pas... elle est très malheureuse.» Après la mésintelligence du ménage Vuillaume, la déconfiture des Établissements Percheron Frères avait apporté un nouveau nuage dans le ciel serein de la famille Bertereau. «Malheureuse! malheureuse! répéta Georges... Sans doute c'est une forte tape. Mais, à l'entendre, on la croirait inscrite au bureau de bienfaisance. Sais-tu ce qu'elle m'a écrit? Qu'à son grand regret elle ne viendra pas pour mon mariage. Quand on est dans ma position, dit-elle, ce qu'on a de mieux à faire, c'est de rester dans son trou. --Question de toilettes. --Et tu veux qu'on s'apitoie sur son sort? En tant que frère, je le devrais peut-être. Mais comme homme, je ne puis m'empêcher de rire. Avec la partie dotalisée de ses propres et ce que Gustave gagne dans ces forges de Firminy, elle est plus riche que toi. Et puisqu'elle avait décrété que tu es pourvue selon tes mérites... --Selon mes besoins. --Oui, oui: tes goûts simples... C'est bientôt dit. Et chacun de les attribuer libéralement au voisin, non sans une nuance de mépris, alors que pour soi-même la vie sans luxe ne vaut pas d'être vécue. --Ils ont deux enfants. --Mon père nous avait déjà tous les quatre alors qu'il était loin de prévoir où le conduirait la fortune. Crois-tu qu'il se trouvait à plaindre, et maman non plus? On tient trop à l'argent aujourd'hui. --Mon oncle comme les autres... pour ses enfants du moins.» C'est la première fois que, des lèvres d'Élisabeth, sortait une parole ayant couleur de reproche pour cette sollicitude mal entendue qui lui avait gâché sa vie. En dépit de la résignation dont elle voulait se cuirasser, le spectacle du jeune bonheur s'édifiant sous ses yeux remuait ce cœur qui n'avait pas trente ans. «Tu l'as dit: ce n'est pas pour lui-même, et il s'imagine que toute notre génération est prosternée devant le veau d'or. Eh! je ne prétends point m'ériger en Spartiate, à l'instar des Biscaras... lesquels, d'ailleurs, n'en perdent pas un coup de dent. J'ai toujours connu le bien-être; ma vie de garçon aura été aussi large et joyeuse qu'on peut raisonnablement le souhaiter. Je suis très aise d'entrer en ménage avec une aisance que je ferai de mon mieux pour augmenter par mon travail. Mais c'est pour ma satisfaction personnelle que je trouve appréciable l'argent honnêtement acquis, non pour le plaisir de faire de la poussière au nez du prochain. --Tu prêches une convertie.» Dans son égoïsme d'amoureux, Georges ne s'était pas encore aperçu qu'il touchait à une plaie mal cicatrisée. Averti par le léger soupir de sa cousine, il rompit brusquement l'entretien. «Tu vas faire connaissance avec mon futur beau-frère... le frère consanguin de Cécile, d'une quinzaine d'années plus âgé qu'elle, et qui lui servira de père. Un homme de cœur et de mérite... Tu as dû voir son nom dans les journaux, car il est déjà en belle place au Palais. --Me André Rogerin, parfaitement. Il plaide au civil, n'est-ce pas? --Oui, et il est de ceux qui ne prennent que les bonnes causes. Cela ne l'empêche pas de se faire un joli revenu, preuve que l'honnêteté réussit tout de même quelquefois. On parle de lui pour le conseil de l'ordre, et il a toutes chances de devenir bâtonnier. --Son père n'était-il pas conseiller à la cour de Paris? --Et réputé pour son intégrité comme pour son savoir. Son fils est digne de lui. Avec cela gentil garçon, pas du tout à la pose, très sympathique... Mais c'est tantôt huit heures. Si nous passions au salon? On va arriver.» Bien qu'à peine âgé de trente-six ans, en l'honneur de la solennité André Rogerin s'efforça, il est vrai, de paraître très paternel auprès de cette jolie petite figurine de Saxe, blonde, rose et blanche, qu'était la fiancée du docteur Georges. Il n'y parvint qu'à demi, le sérieux de l'esprit allant chez lui de pair avec la jeunesse du caractère, apanage souvent des hommes à qui le travail n'a pas laissé loisir de se blaser. De la distinction et du naturel, une physionomie dégagée et fine, le front haut, large, un peu dénudé déjà du cérébral, une apparence robuste que marquaient des lèvres fortes et colorées sur des dents très blanches, dans la courte barbe châtain très soignée, il était agréable de sa personne, aux allures également éloignées de la sévérité professionnelle et de la légèreté mondaine. Voisin de table d'Élisabeth, ils causèrent beaucoup. Et outre la vivacité de sa conversation, elle goûta le charme d'une voix chaude et claire, très douce, très prenante. A la séduction de son organe, il devait, assuraient les chers confrères, le meilleur de ses succès à la barre. Quelque chose aussi de franc, d'ouvert, de sûr, émanait de lui, appelant la confiance. Plus qu'à son ordinaire la jeune femme se livra. L'heure venue de la retraite, à grandes effusions de tendres accolades, de chaleureuses poignées de mains, le maître du logis, dans la bonhomie un peu vulgaire parfois de sa cordialité, dit à son hôte: «Vous voyez, cher monsieur, nous sommes d'assez bonnes gens... Votre sœur ne sera pas trop malheureuse avec nous.» Au geste et au sourire d'assentiment muet, André Rogerin ajouta: «Et si vous voulez bien, docteur, me considérer comme étant un peu de la famille aussi, je prendrai la liberté de revenir souvent.» Ce n'est pas son interlocuteur qu'il regardait en prononçant ces mots, et il eut la satisfaction de voir rougir un joli visage. En croyant sa vie irrévocablement fixée dans ce veuvage légal, Élisabeth avait beaucoup présumé de sa jeune sagesse. Pour s'en apercevoir, point ne fut-il besoin qu'André Rogerin eût souvent repris le chemin de l'avenue de Messine. Tout étourdie d'abord par ce trouble exquis du cœur qui s'éveille, étouffant la voix de la raison, masquant la vue du péril, redoutable complice de la passion imprudente ou coupable, le jour venu où les paroles d'amour furent dites, sa joie se trouva noyée dans une détresse infinie. De l'amour, oui, c'en était bien vraiment: c'était cette émotion ardente et douce, impondérable et profonde, dont son instinct virginal lui avait montré l'absence dans les soins du fiancé d'autrefois, sur laquelle, depuis, l'expérience du monde lui avait donné des lumières, sans qu'elle l'eût encore ressentie ni eût conscience de l'avoir jamais inspirée. Ainsi se retrouvait-elle aujourd'hui face à face avec l'épreuve: on l'aimait, elle aimait, elle était légalement libre de s'abandonner à un penchant de tous points honorable--et aux yeux de Dieu, elle demeurait la femme d'un autre. Ce cœur qui s'offrait cependant arrivait à son heure. Élisabeth était sans goût, sans capacités aussi pour l'indépendance. Essentiellement, uniquement femme, dès qu'elle avait dû renoncer à être épouse et mère, hors une émancipation extérieure dont elle ne faisait guère usage, elle était retombée à sa vie de jeune fille, cette vie effacée, puérile, sans responsabilités, sans autorité, presque sans devoirs, n'ayant pour tromper l'oisiveté que de menues occupations. Dans la toute première fraîcheur de jeunesse, cela a son charme et sa grâce, pierre d'attente d'un avenir uni ou tourmenté, selon comme il plaira au destin. Mais pour la maturité de la trentaine proche et avec derrière elle des années vécues et souffertes, c'était bien vide, et c'était un peu morne. L'apaisement fait, le repos savouré, elle commençait à se sentir oppressée entre ces horizons étroits. Puis elle ressentait la fausseté de sa situation. Pour se créer l'intérieur personnel actuellement nécessaire à son équilibre social, l'initiative lui faisait défaut. La crainte aussi de la solitude l'en avait jusqu'alors retenue. Et dans la maison de son oncle, qu'était-elle? Fille ni femme, n'apportant dans l'état de veuve ni le deuil qui parfois remplit une existence, ni la satisfaction d'être libre de toutes entraves. Une désorbitée en somme. Toute ambiguïté porte en soi un malaise. Et celle-ci était d'autant plus sensible à une nature exacte, ordonnée, faite pour la règle. Voici que, pour l'en sortir, pour renouveler le ressort brisé faute duquel allait s'affaissant sa vitalité sans emploi, se tendait une main loyale et tendre. Auprès de ce galant homme, de qui dès l'abord l'avait rapprochée une attirance réciproque, Élisabeth connaîtrait enfin les joies douces, calmes, profondes, de l'union intime, but normal, à ses yeux, de l'existence féminine. Il y avait plus encore. Des cruels déboires éprouvés, le regret de la maternité était le seul dont Élisabeth eût conservé l'amertume. Et ce serait certes autre chose de donner le jour à des enfants qui auraient pour père un André Rogerin qu'un Edmond Lambertier. Edmond Lambertier... Cet homme qui ne lui était plus rien, qui jamais plus ne serait rien pour elle, dont elle avait oublié les fugitives caresses, dont elle eût voulu ignorer jusqu'au nom, évocateur de douloureux souvenirs, et qui surgissait aujourd'hui dans son chemin, obstacle insurmontable au bonheur d'aimer, d'être mère... Pour la première fois, la douce créature sentit monter en elle une révolte contre la destinée, une colère contre celui qui en avait été l'instrument. Car, dès les premiers mots d'André, elle lui avait opposé le _Non possumus_ de l'Église, très convaincue qu'il était également le sien. Résistance de sa part réflexe plutôt que réfléchie. Que le mariage valût uniquement par le sacrement, c'était chez elle une de ces idées primordiales qu'on porte en dépôt au fond de soi, sans avoir jamais l'occasion ou la fantaisie de la discuter. Article de foi, oui, mais de foi qui depuis ces dernières années avait subi de notables atteintes. Non que le doute fût entré dans son esprit. Ce n'est point par action qu'elle péchait: c'était par omission. Ce desséchement de son être spirituel contre lequel, jeune fille, elle avait eu à se défendre, s'était aggravé dans l'atmosphère plus lourde encore de matérialité respirée pendant ses années de mariage. Dans l'entourage d'Élisabeth Bertereau, du moins le travail était-il tenu en honneur, et cela constituait une manière d'idéal manquant à celui de Mme Edmond Lambertier. Pour celui-là sans doute n'avait-elle éprouvé que répulsion. Elle n'était pas néanmoins de trempe si forte que ne l'en eussent pénétrée quelques émanations toxiques. Et si sa pureté n'en avait point été altérée, c'est sur sa spiritualité que cela avait agi, la flamme mystique aujourd'hui éteinte en son âme, ou ce qu'il en subsistait, cette faible étincelle d'où quelque jour peut-être un brasier jaillira, demeurant enfouie sous la cendre grise de la tiédeur. Mme Guivarch avait cessé d'exercer sur son amie l'influence de naguère. Leurs voies étaient trop divergentes pour que demeurât possible entre elles l'intimité, l'une se confinant de plus en plus dans ses devoirs domestiques et ses pratiques pieuses, l'autre de plus en plus, quoique à son corps défendant, appartenant au monde. L'humeur aussi de Monique s'assombrissant de ses chagrins conjugaux, la rigidité et la frigidité toujours croissantes de sa religion rebutaient l'âme douce d'Élisabeth. Elle blâmait le divorce de celle-ci, elle ne le lui avait point caché. Sans que cela eût amené de brouille, un refroidissement s'en était suivi, un ralentissement de leur commerce déjà bien moins étroit. Enfin M. Guivarch ayant été placé à la tête des services de la Compagnie à Marseille, l'éloignement aidant, c'était le relâchement quasi jusqu'à la rupture du lien qui rattachait à son passé de «petite dévote», comme on l'appelait autrefois, la pupille du grand chirurgien incroyant. Dans ce terrain en jachère qu'était devenue la conscience religieuse d'Élisabeth, ce devait être un jeu pour l'homme qu'elle aimait de faire germer les mêmes sophismes vainement invoqués par le docteur Bertereau auprès du capitaine Maurice. Et il avait pour auxiliaire l'action latente du milieu, cette action démoralisante des choses coudoyées, tolérées, admises, qui conduit à se dire: «Pourquoi pas moi aussi bien que d'autres?» Elle en avait tant vu, de femmes divorcées et remariées, qu'on fréquentait, qu'on choyait, qu'on honorait--elle en avait tant vu, que chez elle s'était émoussé même le préjugé mondain, adjuvant des scrupules de la foi défaillante. Comment donc eût-elle résisté à la caresse de cette voix qui l'avait captivée et que venait échauffer encore l'éloquence de l'amour. Non que pour soi-même André Rogerin n'eût souhaité une consécration religieuse à son union. Son cas était celui de beaucoup d'hommes de la bourgeoisie lettrée. Il avait été élevé chrétiennement. Mais, dès son temps de rhétorique, l'avait entraîné ce courant d'indifférence polie pour les choses divines, qui est faite partie de l'insouciance de l'âge, partie de la vanité juvénile de se montrer esprit fort, de cette impatience aussi de toute entrave par où l'adolescence moderne s'imagine faire preuve de virilité. Puis c'est l'absorption dans les études spéciales, l'âpre souci de la lutte pour l'existence, avec, comme diversion, la poursuite du plaisir. Et ainsi la spiritualité sombre-t-elle dans un vague positivisme, dont le faible bagage doctrinal oscille du sceptique «Que sais-je?» au consolant «Peut-être», mais n'excluant pas le respect de la religion ni même un certain sentiment de son utilité sociale pour les humbles, de son efficacité morale pour la sensibilité féminine. A André Rogerin, en particulier, le christianisme apparaissait comme un agent civilisateur et moralisateur de l'humanité, dont la mission, parvenue à son terme, avait été assez belle pour lui donner droit à l'hommage des honnêtes gens. Dans son rituel, il trouvait de la poésie, de l'élévation dans son symbolisme. La bénédiction nuptiale valait pour lui par la grâce, comme par la majesté le service des morts. En manière d'irrévérencieuse paraphrase de saint Paul, volontiers il eût dit: «Mariez-vous civilement, vous ferez bien, religieusement, vous ferez mieux.» Puisqu'il advenait que le mieux lui fût interdit, force lui était donc de se contenter du bien. Du côté de sa sœur et de sa belle-mère, d'abord avait-on un peu fait la moue. Mais ni l'une ni l'autre ne pouvaient exercer d'action sur lui. La personne d'ailleurs de la mariée les avait bientôt réconciliées avec la forme du mariage. La jeune Mme Georges s'était prise de si vive affection pour sa nouvelle cousine que, n'eût été ce revers de médaille, elle se fût réjouie grandement de la nouvelle alliance qui en faisait sa belle-sœur. Et les choses, au surplus, passent tellement inaperçues en ce grand Paris trépidant... Certain matin, par-devant le maire de Marly-le-Roi, où le grand chirurgien possédait une belle propriété pour villégiaturer non loin de sa clinique, fut célébrée, dans la stricte intimité familiale, l'union d'André Rogerin et d'Élisabeth Bertereau. Triomphant de cette victoire remportée sur Dieu, le bon jacobin Alcide Biscaras aurait bien voulu être témoin de la jeune femme. Mais ni elle ni son mari n'eussent consenti à ce que la cérémonie prît ainsi couleur de manifestation. Ce fut un ancien compagnon d'armes de son père qui, sans se parer de ses étoiles et de ses plumes d'autruches, en simple redingote comme les autres, lui rendit cet office au côté de son oncle. Les faire-part envoyés et reçus, quelques réflexions faites et tout fut dit. Si son second départ pour le grand voyage de la vie s'attristait chez Élisabeth d'un murmure protestant au fond de sa conscience, sans grande peine elle l'étouffa en s'affirmant qu'elle était bien cette fois en route vers le bonheur. _TROISIÈME PARTIE_ I «Rien de grave... une de ces petites alertes comme il en a déjà donné et en donnera encore. Élisabeth, dans sa sagesse, avait jugé qu'il ne fallait pas, en vous inquiétant, risquer de nuire à vos moyens.» André Rogerin revient de Bordeaux, où il a passé trois jours pour plaider une grosse affaire de conseil judiciaire. C'est avec quelque émoi qu'en arrivant il a trouvé son beau-frère le docteur Georges au chevet de son petit garçon. Rassuré à présent, il sourit pour dire: «J'ai quand même perdu mon procès. --Est-ce possible? La cause était si bonne. --Ingénuité d'une âme honnête!... Depuis quatre ans qu'elle me voit défendre la veuve et l'orphelin, ma femme en est encore à croire que les arrêts s'inspirent du bon droit au lieu du droit tout court. --Et aussi voudrait-elle que son cher époux comptât une victoire pour chaque bataille.» De ce ton plaisant qu'on prend volontiers, revenu d'une alarme: «Si on y songe, remarqua l'avocat, ce n'est vraiment pas juste qu'on nous impute à grief la défaite de nos clients, tandis que vous, les morticoles, vous avez licence de tuer impunément les vôtres. --Certes!... Et même ce sont eux qui sont dans leur tort de mourir. --Mais vous irez en appel? insista Élisabeth. --Nous irons et nous gagnerons. L'échec était à prévoir devant un tribunal esprit nouveau, qui considère la famille comme une institution caduque et tient pour attentatoire à la liberté sacro-sainte sa prétention de protéger le prodigue contre soi-même. N'est-ce pas d'ailleurs conforme à la doctrine socialiste, de dissiper l'infâme capital?... Mais la cour est composée de vieux messieurs encore imbus de préjugés. --Vous aviez Roussin pour adversaire, je crois? --Lequel, à son habitude, a usé d'ironie agressive, d'insinuation venimeuse. Une mère bigote, qui ne veut pas que jeunesse se passe... avare et n'admettant point que l'argent soit fait pour rouler... autoritaire et entendant garder son fils en tutelle sous ses jupes...» De nouveau Élisabeth s'indigna. «Comment peut-on attaquer un pareil caractère? L'admirable usage que Mme Lehardy fait de cette énorme fortune, auprès de laquelle elle vit quasiment sans y toucher pour elle-même, devrait au moins commander le respect. --Cas de folie douce, te dira-t-on, voire dangereuse, car ce dédain des richesses mal acquises est d'un déplorable exemple. --Oh! il risque si peu d'être suivi... Chez vous, Georges, on va bien? --A merveille. Votre filleule a fini de dévorer la Jeanne d'Arc en cotignac de votre dernier voyage, et s'inquiète fort de savoir quand son oncle ira de nouveau plaider à Orléans. --Et Jean, toujours un démon? --A nous faire tourner en bourrique. Béni le jour où nous pourrons le fourrer à l'école!... Mais à son âge, quoiqu'il en paraisse le double, ce serait vraiment prématuré.» Penchée sur le lit où dort d'un sommeil fiévreux le pauvre petit être si chétif, de six mois seulement le cadet de ce vigoureux et turbulent poulain au pré qu'est son cousin Jean Bertereau, Élisabeth laisse échapper un soupir. Georges l'a comprise. Jetant un regard sur l'ample peignoir où se dissimule l'épaisseur de la taille, de la voix claironnante et joyeuse dont il sait si bien encourager ses malades, il lui dit: --Bah! à toi le tour. Quand tu auras donné à Gabriel un beau petit frère dru et gaillard... --Pardon: ce sera une fille... C'est convenu avec André. --Ne disputons point là-dessus. L'essentiel est qu'il ou elle soit bien réussi, et cette fois, j'en réponds... Tu verras si je suis bon prophète. Sur ce, mes bons amis, je file pour procéder à l'ablation d'un rein. --Beaucoup d'opérations en ce moment, Georges? --Beaucoup. Le fibrôme surtout se porte énormément cette année. A propos vous ne savez pas la nouvelle? Le Chah serait menacé d'appendicite et papa est mandé à Téhéran. Mais il décline l'honneur: il se trouve trop vieux pour le voyage. Moi, je suis trop jeune pour qu'il me le repasse. C'est Laurent-Janin qui en héritera. Grandeur et décadence des Bertereau! --Décadence très relative. Et Gaston Vuillaume d'ailleurs ne va-t-il pas jeter un nouveau lustre sur la famille? Le beau-père au Sénat, le gendre à la Chambre...» S'associant à l'ironie légère d'André, le jeune docteur leva les épaules. L'élection récente du mari de Jeanne à un siège vacant n'avait causé parmi les parents de sa femme qu'une médiocre satisfaction. «Entre nous, remarqua-t-il, nous pouvons bien le dire... Un préfet révoqué pour les motifs que nous savons... inutile de les étaler... à qui le suffrage universel refait une virginité en faisant de lui un législateur... et ils sont légion de la même farine... C'est vraiment bien pour donner à respecter le peuple souverain et son Parlement! --Aussi voilà-t-il bel âge qu'on y a renoncé. --Enfin, pour ma sœur, nous devons nous estimer satisfaits de cette solution. Peut-être la verrons-nous femme de ministre. --Oh! la pauvre Jeanne, je crois qu'elle n'y tient guère. Je ne l'ai pas vue depuis quelque temps, continua Élisabeth... Comment marche le ménage? --Toujours de même, cahin-caha, tant bien que mal et plutôt mal que bien. Lui plastronnant, portant beau, un monument de cynique inconscience. Elle, dolente, bêlante, geignante, ne sachant pas s'arrêter à un parti: ou bien lâcher ce vaurien... c'est ce qu'elle pourrait faire de mieux... ou bien faire tête à la situation. Loin de moi la pensée de chercher à Gaston une excuse; mais tout de même, ces yeux rouges et ces attitudes éplorées à l'état chronique, ce n'est pas pour reconquérir un mari. On sait ce qu'on veut, que diable!...» Doucement Mme Rogerin hocha la tête. «Ce n'est pas aussi simple que tu crois, Georges. Une femme a bien de quoi réfléchir avant de prendre cette grave résolution du divorce. --Regretterais-tu de l'avoir fait? --Oh! André...» Dans le ton demi-plaisant du mari se devinait une susceptibilité éveillée et comme une légère réticence dans la protestation de la femme. «C'est assez drôle, reprit Georges en riant, le spectacle qu'offre notre famille au point de vue politique. Tous républicains, et pas deux qui soient de même nuance. Le prisme dans son complet. Papa, républicain de gouvernement, inclinant vers le radicalisme. Gustave Percheron, l'ancien opportunisme, programme de la rue du Sentier. Gaston Vuillaume, radical-socialiste, parce qu'il doit combattre le cabinet qui l'a mis à pied. Marcel, anarchiste en chambre. Moi, tendances centre gauche. Vous... oh! vous, André, un affreux réactionnaire. L'êtes-vous seulement, républicain? --Je le suis... parce que nous sommes en république. --Bon! c'est jugé. Maurice Briffault?... Il nous dira: «Je ne suis pas royaliste, bonapartiste non plus... mais votre régime me dégoûte...» --Et Alcide Biscaras, presque de la famille, le pur jacobin dans toute son horreur, ce qui est encore autre chose. --Plus sa femme, une tricoteuse. --Voilà bien, conclut André, ce qui fait l'unité d'une nation.» Consultant sa montre, le docteur Georges sursauta. «Et mon rein flottant que j'oubliais... Adieu, mes enfants. Nous dînons ensemble dimanche, avenue de Messine? N'y manquez pas; c'est pour les adieux de Maurice qui s'en va prendre le commandement de son bataillon de chasseurs alpins à Embrun. Il ne se tient pas de joie. Belle garnison!... --Mais beau service, Georges. Cela vaut bien une belle épidémie. --Oui, oui, cousine, on te sait cocardière. --Mon père était soldat. --Il n'y a pas de mal à cela, tout au rebours. Maurice aime son métier, qui est de tuer, dirait notre chère Mme Biscaras... laquelle vient d'être bombardée vice-présidente de certaine ligue pour la paix, composée d'un demi-quarteron de bonnes toquées, et destinée assurément à avoir voix prépondérante dans le conseil des nations... Moi, j'aime le mien... qui, à ce que prétendent les méchants, n'est pas sans analogie... --En temps de paix, remarqua André, le bistouri est même plus meurtrier que le sabre. --Sans nul doute. Bref, comme dit papa, nous sommes tous de braves gens. A dimanche. --Si je peux quitter Gabriel. --Tu pourras. A moins de complications improbables, il sera sur pied demain. Aujourd'hui la potion, puis les cachets... le régime bien surveillé... je ne vois aucune nécessité à revenir. Cécile passera tantôt t'embrasser et prendre des nouvelles.» C'était l'épine de leur bonheur, cet état de santé du pâle et malingre enfant, venu au monde dans de si déplorables conditions que, pour aller déclarer sa naissance à l'état civil, le père avait tardé jusqu'à la dernière heure du troisième jour, délai de rigueur, redoutant d'avoir du même coup à en déclarer le décès. De ces convulsions terribles dont il avait été atteint à l'entrée de la vie, le petit Gabriel était demeuré rachitique, une jambe retirée, menacé de coxalgie, sujet à de graves accidents nerveux, joli de visage cependant, le naturel doux, l'intelligence nette, quoique de développement tardif. Les médecins donnaient à penser que peut-être, avec des soins très attentifs, parviendrait-on à triompher de sa tare physiologique, à l'atténuer tout au moins. La sollicitude certes ne lui faisait point défaut. Tout choyé qu'il fût néanmoins, et chéri comme le sont les enfants débiles, à qui sont plus nécessaires encore la chaleur et la douceur du nid, c'est avec grande joie que ses parents avaient accueilli une espérance nouvelle. Joie qui, chez Élisabeth, n'était pas sans mélange d'appréhension. Jusqu'alors elle avait si peu réussi dans sa fonction maternelle, qu'elle craignait quelque nouvelle malencontre. Volontiers elle inclinait aux prévisions fâcheuses. Parfaitement heureuse dans son union avec un galant homme, de qui elle appréciait le mérite intellectuel comme la valeur morale, elle n'y avait pas cependant trouvé cet épanouissement de tout l'être propre aux natures souples et fortes, dès que l'existence vient à leur sourire. Une mélancolie flottait autour d'elle, qui n'était pas de la tristesse, sorte de vapeur dont s'estompaient sa beauté pure et son âme douce, telles ces nuées mauves des crépuscules du Nord. Effet sans doute de l'ambiance de deuil où avait respiré son enfance, des meurtrissures ensuite infligées par sa première expérience de la vie. Ainsi du moins son mari expliquait-il ces ombres légères passant sur son front, et qui, au demeurant, lui étaient un charme. Il ne s'attardait point à pénétrer plus avant. L'esprit d'André Rogerin, très fin, délié, eût été porté vers l'analyse; mais il l'avait discipliné aux labeurs d'activité et de précision. Sachant se reposer--la marque et la condition du bon travailleur--sorti de ces dossiers, il ne surmenait pas son cerveau à rechercher de ces problèmes psychologiques dont la solution demeure toujours douteuse. La vie lui était bonne: il se gardait de la compliquer. Assuré de la tendresse de sa femme, certain qu'il la rendait heureuse, hors le souci qui leur venait de cet enfant, quelle peine aurait donc pu se trouver au fond de ce cœur si pur! Ainsi pensait-il. Et pourquoi en aurait-il pensé plus long, alors que sur elle-même Élisabeth peut-être n'en savait guère davantage? L'état du petit malade s'améliora suffisamment pour que sa mère pût se rendre au dîner dominical. Elle y tenait particulièrement, car, approchant de son terme, ce serait la dernière fois peut-être pour bien des semaines. Dans la voiture qui les conduisait du boulevard Saint-Germain à l'avenue de Messine, André dit à sa femme: «J'espère que Marcel aura le tact de n'être pas là ce soir. Depuis longtemps le commandant le regarde de travers. Aujourd'hui il ne faudrait qu'une étincelle pour faire sauter la sainte-barbe.» Voyant une interrogation dans les yeux d'Élisabeth: «Tu n'as donc pas lu les journaux, ces jours-ci? --Superficiellement, je l'avoue. J'étais tellement occupée et préoccupée de Gabriel... --Puis tu ne t'intéresses que médiocrement à ce qui se passe. Tu as bien raison, car c'est d'ordinaire fort vilain. Alors tu n'as pas eu connaissance de ces articles de ton cousin qui font le tour de la presse?» Devançant des mesures disciplinaires probables, Marcel Bertereau avait abandonné sa chaire pour faire du journalisme. Essayiste mordant, d'une subtilité perfide et d'une cynique audace dans le paradoxe, puissant polémiste dont la virulence était sans mesure comme sans scrupule, il y brillait de l'éclat de son esprit incisif nourri par une culture profonde, servi par une langue très châtiée en même temps que très personnelle, par la force aussi de ce persiflage impitoyable devant lequel ne trouvaient grâce rien ni personne. --Des articles dans l'_Aube_, demanda Élisabeth, ou dans la _Revue Verte_? --Dans la _Revue_, par malheur, que lisent nombre d'honnêtes gens. _La Légende de Jeanne d'Arc..._ Tu devines dans quel esprit il a traité le sujet. On en glose fort en ce moment. Toujours cette absurdité: sous couleur de réfutation, faire de l'écho à ces pétards, tout ce que veulent ceux qui les tirent. Si nul n'avait prêté attention au chien d'Alcibiade, il en aurait été pour sa queue coupée en pure perte. --Maurice Briffault, en effet, doit être tout bouillant d'indignation. Toucher à une figure nationale... à une femme, qui pis est... --Il a la tête près du képi... Marcel, de son côté, pratique avec maestria l'art de faire monter les gens à l'échelle en leur poussant des sophismes, comme on exaspère le taureau en lui posant des banderilles. Qu'une parole imprudente fuse et la collision se produira. --Mais qui de nous irait soulever ce sujet irritant? --Ma chère, la funeste gaffe ne manque jamais de sévir au moment opportun. Tiens, sans chercher bien loin, cette odieuse pédante, Mme Biscaras, avec la rage agressive caractéristique de l'intolérance jacobine, bien plus accentuée chez elle que chez son époux, car lorsque les femmes se mêlent d'être sectaires, elles n'y vont pas de main morte... --Oh! mais elle n'est pas du tout portée pour Marcel. Il se fait un sport, au contraire, tu le sais, de les taquiner tous deux en leur démontrant qu'ils sont des réactionnaires et des obscurantistes. --Le prisme, ainsi que Georges le remarquait l'autre jour... Se trouve-t-il deux Français dont les opinions s'accordent? Sous le même drapeau, tous s'entre-tirent aux jambes... Voilà bien ce qui fait au contraire la force de l'Église: elle demeure homogène dans sa doctrine. On est catholique ou bien on ne l'est pas...» Si léger que fût le changement de visage d'Élisabeth, l'intuition de la tendresse fit comprendre à son mari que lui non plus n'était pas à l'abri de l'impair. Cette pensée en effet lui venait parfois: serait-ce de n'être point en règle avec la foi à laquelle elle demeure attachée qui jette une ombre dans cette âme scrupuleuse? La voyant, d'un mouvement frileux, ou nerveux peut-être, se draper plus étroitement dans sa pelisse, bien vite il détourna l'entretien. --Tu as froid, ma chérie? Je me demande ce qu'on attend pour chauffer les bouillottes. Décidément, je veux que tu prennes des remises. Ces fiacres parisiens sont la honte d'une capitale civilisée. --Ils me suffisent bien, je t'assure. Tant d'autres s'en contentent, qui valent mieux que moi... Comme le dit Hélène avec commisération, je n'ai pas le sens de la grandeur.» Après avoir joui d'un si grand luxe pendant son premier mariage, Élisabeth mettait une coquetterie délicate à montrer dans le second une simplicité fort au-dessous de la très large aisance qui y régnait. Cela au surplus sans mérite. Outre qu'au regard de ce que donne l'argent, le propos de Mme Percheron était juste, elle l'avait tellement détesté, son luxe insolent et brutal... «Crois-tu Marcel sincère? demanda-t-elle après un moment. --Qui saurait établir le point exact où finit le voulu et où le vrai commence? Il y a, cela est certain, des tempéraments réfractaires à toute discipline morale. Lorsque, comme chez ton cousin, cette disposition va avec un esprit aigu, au sens hypercritique, ils se plaisent à ce jeu de massacre qui prend pour cible tout ce qu'autrui respecte, précisément parce que c'est respecté. Dans leur mépris du préjugé--lequel n'est après tout que l'envers du principe--ils englobent le principe lui-même. En haine du lieu commun, ils vont à l'encontre de tout ce qui a été dit avant eux. L'outrance... je dirai l'insolence de leur individualisme se refuse à rien accepter qui soit de consentement général. Afin de justifier leur rébellion au pacte social, ils prennent texte de ses imperfections pour le dénoncer en bloc. Dans leur cas, il y a aussi de ce goût de malfaisance qui nous porte à planter notre canne au milieu d'une fourmilière. Mais ce virus finit par leur brûler le sang. L'intoxication fait son œuvre et ce qui n'était que turlupinade devient conviction. Ce sont des êtres bien malfaisants. --Surtout quand ils ont du talent. Car Marcel en a, n'est-ce pas? --Il en a. Il a surtout celui de manier le sarcasme, de jongler avec le sophisme, et pas plus n'en faut pour déconcerter les bonnes gens. Bien creux en définitive ce genre de talent, si on le passe au crible. Lorsqu'on écrit, lorsqu'on parle à plume et à langue débridées, c'est facile d'aller loin et de frapper dur. Une fois qu'on a démoli, force est de reconstruire. Et, là encore, ces esprits dissolvants s'en tirent par des tours d'escamotage. Pour édifier une humanité nouvelle... pardon: intégrale, selon leur jargon, ils font table rase du passé qui a engendré la nôtre. Le sang, la race, les traditions, les formations historiques, les passions héréditaires... passez, muscade! Cela simplifie la besogne théorique. Mais qu'ils se mettent à l'œuvre concrète et nous les attendons, eux et leur talent.» Avec sa culture superficielle de femme assez passive par nature, intelligente pourtant, surtout très réfléchie, Élisabeth était un de ces esprits essentiellement réceptifs qui savent comprendre et sont satisfaits d'écouter. Les maris, d'ordinaire, aiment assez cela. Aussi André se plaisait-il, et elle l'y encourageait, à parler devant elle plutôt qu'avec elle, de choses abstraites. «Mon oncle voit ainsi tourner son fils, s'afflige et s'irrite de tout cela. --Peut-être ne se trouve-t-il pas au bout de son ennui. Passé le point d'équilibre, c'est une loi physique de verser du côté où l'on penche... une loi morale bien davantage encore. Cet anarchisme de dilettante est d'une perversité détestable, mais non sans quelque élégance. D'employer cependant à aussi pernicieux usage des facultés supérieures, on finit par les détériorer. Que la main s'alourdisse, que l'esprit s'aigrisse, que l'ironie se tourne en acrimonie, et aux coups de griffes on substitue les coups de poing. Alors c'est la chute dans le bas révolutionnarisme brutal. Marcel ne serait pas le premier à qui c'est arrivé. Qui sème le vent récolte la tempête. --Pourvu qu'il n'en éclate pas une ce soir!... Déjà entre Georges et son frère, c'est bien tendu. Je m'étonne même... et j'en suis heureuse pour la paix de la famille... que tu ne te sois pas encore trouvé en conflit avec Marcel. --Parce que moi, homme sage, je tiens ces défis au sens commun pour indignes des honneurs de la discussion. Ou si j'y prends garde, j'essaie, dans la mesure de mes moyens, de les combattre avec leurs propres armes en les traitant par la raillerie. Mais les militaires aiment la bataille. Et quand quoi que ce soit se trouve en jeu qui tient à sa religion du drapeau, celui-là n'entend plus du tout la plaisanterie. Notre anarchiste, à la vérité, possède une rare souplesse pour, au moment extrême, rompre les chiens par quelque cabriole. Et cela me donne à penser qu'il en est encore à la phase de l'acrobatie intellectuelle. --Peut-être alors en reviendra-t-il?» André hocha la tête. «On revient de l'immoralité, mais non de la démoralisation. Comment veux-tu qu'on change de doctrine, lorsque celle qu'on professe consiste à n'en avoir aucune?... --Pourquoi, soupira Élisabeth, toutes ces divisions? --Parce que, ma chérie, l'homme se jugeant sans doute trop heureux en cette vallée de larmes, s'ingénie à susciter des sujets de querelle. Ainsi, n'en déplaise à Mme Biscaras et à ses émules en apostolat anti-belliqueux, est-ce une utopie de fonder sur la paix le bonheur de l'humanité. L'humanité veut être battue. --Se battre à coup d'idées, c'est tout de même moins meurtrier qu'à coups de canon. --Pas bien sûr. II Malgré la bonhomie, fine sous ses rudesses, du grand chirurgien, malgré la souriante placidité de Mme Bertereau et le gentil caquet de leur gracieuse belle-fille, cela sentait la poudre, en effet, au dîner de famille. Et André Rogerin ne se trompait pas en pensant que les fusils chargés finissent toujours par partir tout seuls, car ce fut une voie bien inattendue qui amena l'éclat. M. Biscaras se piquait de quelque compétence en esthétique et il possédait une bonne petite collection de peinture moderne. Au cours de la soirée, on l'entendit qui disait dans un groupe: «Avec la sécheresse de son modelé, sa couleur plombée, la pauvreté de son dessin, Bastien-Lepage était un assez méchant peintre. Mais c'était un artiste, car il savait dégager la subjectivité de son sujet. Ainsi sa Jeanne d'Arc, qui fut tant discutée à l'époque... Si le personnage a vraiment été une visionnaire, elle était hystérique. C'est donc à juste raison que, la représentant qui «entend ses voix» sous les pommiers d'un verger, il avait choisi un modèle que l'on croirait emprunté à la Salpêtrière.» Le commandant Briffault n'était pas à la conversation. Mais ces mots parvinrent jusqu'à lui. Aussitôt se rassembla-t-il dans cette attitude combative qui évoque l'image du chevalier dressant sa lance et se haussant sur les étriers. Ce ne fut pas lui cependant qui répliqua. «Pas si juste que vous croyez. L'hystérie est un état morbide qui atteint l'individu dans ses forces vives, le rendant impropre aux œuvres d'énergie. Or Jeanne était une femme qui faisait besogne d'homme, et des plus rudes. --Georges parle en médecin, ajouta André, moi en avocat. Lisez les procès-verbaux de Rouen. Cette dignité, cette fermeté dans sa défense sont-elles le fait d'une déséquilibrée?» Mme Biscaras n'aimait pas l'ironiste qui, fort irrévérencieusement, se divertissait volontiers à la mettre en contradiction avec elle-même. Mais elle détestait cordialement Maurice Briffault, tant à titre de militaire que de réactionnaire. Aussi ne laissa-t-elle point échapper l'occasion de mettre aux prises les deux cousins, persuadée que la supériorité intellectuelle du normalien aurait aisément le dessus. «Nous avons ici, suggéra-t-elle, un historien qui a élucidé le problème et, mieux que nous tous, en possède les données.» Nonchalant à son ordinaire, car l'absence de passion dans la discussion était chez lui un parti pris déconcertant, mis en cause, Marcel s'exécuta: «A considérer la spécialité dans laquelle a œuvré celle qu'on appelle la Pucelle d'Orléans, ainsi que l'ambiance soldatesque où elle se trouvait tellement à l'aise, il semble logique, en effet, de voir en elle plutôt une luronne... --Pourquoi, pendant que tu y es, ne dis-tu pas une fille à soldats? intervint brusquement son cousin, le sang aux joues. --Parce que c'est un gros vilain mot, et qu'il y a des dames. Pour parler tout à fait noblement, j'emploierai celui de virago...» Afin d'éviter une nouvelle explosion imminente, André de nouveau s'en mêla. «Un lettré ne saurait le prendre que dans la pureté de son acception latine «vierge forte», et cela n'est point fait pour offenser une héroïne. C'est seulement le sens altéré passé dans la langue courante qui présente un caractère injurieux.» Marcel esquissa ce geste vague qui se peut interpréter en acquiescement. Et, attentif aux spirales blondes de sa cigarette, sans y prendre part, il écouta, indifférent, sinon dédaigneux, l'entretien assez banal qui se généralisa sur les émules historiques de la bonne Lorraine. Le docteur Bertereau aussi s'en désintéressait, légèrement assoupi. Le chêne commençait à fléchir et la digestion du soir, maintenant, quelques instants l'appesantissait. «Ma mère, dit André Rogerin, portait le prénom peu commun de Philis, dont l'origine vaut d'être relatée. Sa famille avait trois cents ans de bourgeoisie, dans ce district du Dauphiné, confinant à la Provence, qui fait encore usage de son ancienne désignation: les Baronies. Et ce nom d'allure pastorale y était héréditaire, en mémoire d'une aïeule, fille de Jean Duranton, notaire royal et consul de la ville de Nyons, présentée au baptême par une Jeanne d'Arc locale dont vous avez connaissance, Marcel, vous qui devez tout savoir. --Philis de la Charce? --Philis de la Tour du Pin de la Charce, cette fille de qualité qui, lors de l'invasion du pays par le prince Eugène, en l'an... A moi, l'historien! --Ce que les historiens savent le moins, ce sont les dates. Voyez Larousse. --Enfin, le grand siècle finissant, ladite demoiselle, vu que tous les gentilshommes de la région étaient aux armées, souleva les paysans, les équipa et organisa dans la montagne une guerre de guérillas, qu'elle commanda en personne, avec autant de capacité que d'intrépidité, car les Impériaux durent battre en retraite. --Une femme! se récria Jeanne Vuillaume, écarquillant ses bons gros yeux ovins, toujours étonnés et humides... Une jeune fille!... --A cette époque, corrigea André en souriant, on disait: fille... Et d'autant plus justement en l'espèce que celle-ci allait alors sur ses quarante-cinq ans. --Ce qu'on est ignorant! s'exclama Maurice Briffault... Pardon: je parle pour moi. Pourquoi ne nous apprend-on point cela à Saint-Cyr? --Ce n'est pas oublié dans votre nouvelle garnison, commandant, car Gap et Embrun eurent fort à souffrir des gens du duc de Savoie. --Bon! je me documenterai pour conter cela à mes chasseurs. --Mlle de la Charce eut son heure de gloire. Le roi la manda à Versailles afin de la complimenter et lui octroya une pension militaire de deux mille livres, ordonnant en outre que son épée et ses pistolets fussent déposés au trésor de la basilique Saint-Denis. --C'était, remarqua Marcel, faire acte de bonne politique. La famille de la Tour du Pin ayant récemment abjuré la Réforme, en l'honorant il encourageait les conversions dans ce nid de huguenots, illustré par le baron des Adrets. De fait, ce capitaine en jupons espadonnait d'une main et cathéchisait de l'autre, déployant autour d'elle un zèle de néophyte. --Cela m'est égal, dit le commandant. Qu'ils soient ou non de la vache à Colas, les braves gens sont les braves gens, et quand c'est une brave femme, c'est encore mieux. --Tu veux dire une femme brave? --Je veux dire ce que je dis, monsieur le pion... On sait tout de même sa grammaire, quoique traîneur de sabre, mais j'ai observé... en ayant connu plus que toi... que les braves sont presque toujours de braves gens.» Acide, Mme Biscaras fit cette observation: «Il est d'autres courages que celui du soldat. --D'accord, madame. Aussi les tiens-je tous en égale estime. Mais pour l'instant nous sommes sur le terrain militaire. Et je demanderai à Marcel, qui ne fait pas grand état du patriotisme, si même il n'en nie absolument le mérite, ce qu'il pense du sentiment qui peut pousser une femme à accomplir des actions pour lesquelles ni physiquement ni moralement elle n'est préparée. --Je pense que la guerre est un sport comme un autre. Cette amazone, de qui André a l'honneur de descendre approximativement, avait du goût sans doute pour arquebuser reîtres et lansquenets, comme pour courre le cerf. Elle a profité de l'occasion. --Alors tu considères que nous autres soldats nous faisons notre métier par vocation sanguinaire?» Selon son procédé habituel, se donnant l'apparence de désarmer l'humeur de son interlocuteur, quoique en réalité l'exaspérant, toujours imperturbable, le normalien riposta: «Il n'est pas question d'un chef de bataillon d'infanterie breveté, mais d'une noble dame qui guerroyait en amateur. Puisque ce genre d'illustration t'intéresse, je puis te mentionner encore certaine Catherine Sforza qui, en l'absence de son époux tenant la campagne, avait revêtu le harnois pour défendre je ne sais plus quelle place. Et comme les assiégeants, s'étant emparés de ses enfants, lui faisaient sommation de capituler si elle ne voulait qu'ils fussent mis à mort, cette Bradamante répondit: «A votre guise. J'en ferai d'autres.» --Quelle horreur!» s'écria la petite Mme Georges... Froidement, parce qu'il était très excité, le commandant répliqua: «Pourquoi donc? Il faut, ma chère cousine, faire la part de la dureté du temps. Cette atrocité sublime vous révolte. Mais tout se tient. Aujourd'hui, elle n'aurait plus de raison d'être, parce que le droit des gens défend qu'on vous prenne en otages Jean et Andrée. Rappelez-vous cependant ces paroles admirables du maréchal Fabert, inscrites sur le piédestal de sa statue à Metz: «Si pour défendre la place que le Roi m'a confiée il me fallait mettre à la brèche ma personne, ma famille et tout mon bien, je n'hésiterais pas une minute à le faire.» Les Allemands, qui ont respecté le monument du grand capitaine, en peuvent, chaque fois qu'ils traversent l'Esplanade, tirer une moralité pour nous bien amère: c'est que si Bazaine avait médité ces paroles, les casques à pointe, aujourd'hui, ne seraient pas les maîtres de la cité jusqu'alors inviolée. --Bravo! Maurice,» s'exclama Georges, tandis qu'André Rogerin approuvait du geste, la bonne Mme Bertereau levant les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de la malignité humaine et des horreurs de la guerre. Mme Biscaras se disposait à émettre quelque aphorisme en situation. Marcel la prévint en disant à son cousin, de ce ton pince sans rire dont on ne savait jamais si on devait se formaliser: «Tu raisonnes, mon cher, selon la saine méthode de critique historique: mesurer les actes à l'étiage moral de leur époque. Quant à moi, je trouve de la ligne au geste de la Sforza. Il surpasse en élégance celui des femmes cimbres, ne craignant pas d'occire de leurs mains époux et fils qui fuyaient la mêlée... sans parler de ce théâtral «Reviens dessus ou dessous» des mères lacédémoniennes, lequel me fait fort l'effet d'être un mot d'auteur. De ces faits toutefois la logique m'impose de déduire que la barbarie est le bouillon de culture des vertus militaires. --Soit! je préfère la barbarie engendrant l'héroïsme, à la civilisation si elle doit faire des lâches.» Un léger froid tomba sur ce mot dans lequel avait passé un souffle provocateur. «Voyons, dit Mme Bertereau à son neveu, n'es-tu pas un peu excessif dans tes appréciations? Car enfin...» Bien que l'excellente femme fût loin d'être sotte, ayant à la vérité plus de sens commun que d'esprit, rarement elle parvenait à se faire entendre. Dans cette famille où, hors quand parlait le grand homme, dès l'enfance chacun disait son mot sur tout en se coupant la parole, avec une inlassable patience elle commençait des phrases qu'avec une souriante résignation elle devait abandonner avant de les avoir finies. Cette fois, ce fut Mme Biscaras qui l'interrompit. Elle avait un propos désobligeant à placer. «Inutile, chère amie, de discuter sur ces sujets avec des militaires dont la mentalité est tellement spéciale... Ils ne rêvent que plaies et bosses... --Pardon, madame, rectifia Maurice Briffault: nous sommes armés pour riposter par des plaies à ceux qui seraient tentés de faire des bosses aux pays... ou des trous au drapeau. D'ailleurs, ajouta-t-il, le sabre n'est pas seul à avoir un tranchant. --_Plures occidit lingua quam gladium..._» Cette remarque d'André Rogerin était adressée au docteur Georges, entre haut et bas. Mais l'ex-institutrice avait l'ouïe fine et elle entendait quelque peu de latin. Se tournant vers Marcel, comme étant le seul en état de la comprendre: «Ce qui m'a particulièrement intéressée dans votre étude, c'est le commentaire si ingénieux que vous donnez de cet appareil mystique dont Jeanne d'Arc a enveloppé son aventure.» Le commandant eut un sursaut. «Son aventure!... Avoir relevé le courage de la patrie vaincue, avoir victorieusement combattu l'envahisseur, avoir rendu au roi de Bourges le royaume de France, et avoir payé cette œuvre de sa vie, vous appelez cela, madame, une aventure? --Je veux parler du point de départ. Il s'agissait de frapper les imaginations, afin d'attirer l'attention sur elle. Ce n'était pas une petite entreprise à machiner. Rien ne pouvait la mieux servir que cette intervention du surnaturel, si puissant alors. --Hum! objecta Georges, cela conduisait plutôt au bûcher. Et tel, si je ne m'abuse, fut le dénouement. --Cela a mal fini, mais avait bien commencé. Ainsi s'est-elle attaché des champions, a-t-elle été conduite du fond du pays de Bar jusqu'à la cour de Chinon, s'est-elle imposée, s'est-elle créé une atmosphère... --Sa petite réclame, quoi!» fit ironiquement André. Mais Maurice Briffault n'était pas en humeur de sourire. «Ainsi, madame, si je vous comprends bien, elle aurait usé de simulation, d'imposture?... Une aventurière enfin, pour demeurer dans votre interprétation si moderne de la bataille de Patay et du siège d'Orléans? --Adressez-vous à votre cousin. Il a fait de la question un exposé lumineux. --Je te l'avais bien dit, glissa son mari à l'oreille d'Élisabeth... Cette pacifique personne en est venue à ses fins de faire battre les montagnes ensemble.» Avec beaucoup de calme, le commandant riposta: «Je n'ai pas voulu lire la _Revue Verte_, car, d'après ce que j'en sais, si j'en avais su davantage je n'aurais pu me trouver ici ce soir. Mais puisque vous avez jugé à propos, madame, de m'instruire plus avant, je déclare qu'attribuer de bas calculs, de méprisables intrigues, pire encore peut-être, à la glorieuse vierge objet d'une vénération universelle, sans en excepter le peuple qu'elle a vaincu et qui l'a fait périr d'une mort inique, je déclare que c'est une mauvaise action, une action lâche.» Prononcé pour la seconde fois, et avec une application plus directe, le mot jeta dans l'air quelque malaise. Seul celui qu'il visait n'en parut pas atteint. «Allons, Maurice, dit-il gouailleur, vas-tu imiter ce Castillan qui, entendant un mauvais plaisant risquer sur la Vierge une facétie que je ne mentionnerai point crainte d'affliger Élisabeth et ma chère belle-sœur Cécile, lui jeta son gant au visage avec ces mots: «Je crois, monsieur, que vous venez d'insulter une femme?» --Je ne te jetterai rien du tout au visage, d'abord parce que tu es le fils de ma tante... et aussi parce que ce serait sans conséquence, le mépris des injures étant la caractéristique par excellence de ce que Mme Biscaras appellerait votre mentalité spéciale à vous autres, messieurs les intellectuels.» Une légère flamme cependant traversa les yeux pâles de Marcel, aussitôt éteinte dans une expression dédaigneuse mitigée d'insouciance, qu'accentua un haussement d'épaules. «Allons, allons, mes enfants, intervint doucement Mme Bertereau, laissez ces sujets irritants. Sachant que vous ne pouvez vous accorder, ne vaudrait-il pas mieux... --Eh quoi! maman?... Nous causons.» La moustache hérissée de Maurice Briffault, son teint échauffé, son regard qui flambait, n'étaient pas positivement dans le ton d'un paisible colloque. A son tour, M. Biscaras entra dans le débat. «Demeurant sur le terrain purement historique et abandonnant toute discussion quant à la personne de Jeanne d'Arc, puisque le commandant s'en tient pour désobligé, il n'est pas démontré que ce n'eût été pour la France un bonheur d'appartenir aux Anglais.» Avant que l'indignation soulevée chez Maurice par cette hypothèse lui eût permis d'en trouver l'expression, Marcel avait répondu: «Cela se pourrait soutenir. Qui nierait que la Gaule a tout gagné à la conquête germanique? Le nom même de la nation n'est-il pas celui de ses vainqueurs? --Il me semble acquis, reprit le vieux jacobin, que l'évolution de la race se serait modifiée dans un sens offrant de grandes chances de lui être favorable...» Ces considérations de psychologie ethnique furent interrompues par une grosse voix bourrue qui disait: «Halte-là, Alcide!... tu vas trop loin...» Depuis quelques instants sorti de son demi-sommeil, le docteur Bertereau avait entendu l'échange des dernières répliques. «Tu vas trop loin, et de pareilles doctrines déconsidèrent les idées radicales. Je ne suis pas, moi, de ces républicains qui abandonnent à la réaction le monopole du patriotisme. --Et moi non plus, certes. Mais à l'époque dont il s'agit, le mot de patrie n'avait pas la valeur que nous lui attribuons actuellement... si même il existait.» Depuis un moment, Maurice Briffault étranglait de ne rien dire. «S'il existait! protesta-t-il... Le mot, je ne sais et peu m'en chaut, mais la chose à coup sûr. La Pucelle aurait-elle donc porté les armes pour son plaisir ou bien dans quelque intérêt féodal? Et que signifieraient, je vous prie, ses paroles: «Il faut bouter l'Anglais hors de France»? --Et elle était sujette du duc de Lorraine, objecta avec ironie Mme Biscaras, toujours attentive à faire montre de sa forte culture. --Du Guesclin n'était-il pas vassal du duc de Bretagne? La patrie existait déjà, vous le voyez, puisque déjà Bretons et Lorrains étaient Français.» A cette remarque d'André Rogerin, le commandant ajouta: «Le patriotisme, monsieur Biscaras, ne date pas des volontaires de 92. --Lesquels, fit Marcel, se battaient pour les biens nationaux.» L'épais sourcil en broussaille grise du docteur se fronça. «Je sais, dit-il à son fils, ton parti pris de négation et de démolition universelles, lequel me déplaît fort, tu t'en doutes, bien que je m'abstienne de t'en faire connaître mon sentiment. Au regard du point particulier qui a provoqué ce débat assez vif, puisque l'occasion s'en présente, je ne te cacherai pas, mon garçon, que je réprouve hautement la besogne d'avilissement d'une figure nationale, légendaire assurément dans beaucoup de ses traits, mais dont la légende ne porte que des fruits bienfaisants. Car, négligeant les visions et les voix du ciel que rejette notre rationalisme, il reste d'elle une œuvre héroïque, ennoblie encore par une fin cruelle, et qui, en parlant à l'imagination, est susceptible d'exalter dans les esprits simples la notion nécessaire du devoir envers la patrie. --Parbleu! appuya Maurice, nous faisons présenter les armes à ses statues. Pense-t-on que cela n'impressionne pas le troupier? --Les procédés empiriques sont bons en effet pour entretenir les sentiments factices...» De nouveau s'éleva, très autoritaire, la voix rude du vieux chirurgien. «Voilà, Marcel, des mots qui ne sont pas à dire et qu'il ne me plaît point d'entendre chez moi.» Avec une ironique affectation de soumission, le normalien s'inclina. «C'est bien, papa. Mais alors, l'affranchissement de la pensée, qu'en faisons-nous? --Rien ne saurait être absolu. Est-ce à un coupeur de cheveux en quatre que j'enseignerai la science des limitations? --Oui, oui, je sais... la liberté ne doit pas dégénérer en licence... Cela a déjà été dit.» A ce sarcasme, la face sanguine de son père se colora d'un pourpre plus intense. «Par Joseph Prudhomme, pourrais-tu ajouter... Ne te gêne pas. Il a souvent raison, le bonhomme. C'est par leur forme naïve et emphatique, saugrenue parfois, que pèchent les aphorismes du gros sens commun: mais le fond n'en est pas tellement mauvais. --Ainsi M. de La Palice. Combien ce doit être fatigant de ne jamais vouloir se trouver d'accord avec lui!» Un peu sec, le normalien répondit à André: «C'est surtout moins facile. --Croyez-vous? Marcher sur les mains exige sans doute certaine aptitude naturelle et quelque entraînement. Mais aussi, comme on est plus assuré de se faire remarquer qu'en allant sur ses pieds!» Étouffant un léger bâillement qui témoignait du médiocre intérêt pris par lui dans cette joute: «Allons, dit Marcel, je suis ici, décidément, le diable dans un bénitier. --En parlant de ma maison, répliqua son père, bénitier est plutôt exagéré. Je confesse cependant être trop vieux jeu pour comprendre les beautés de l'internationalisme. Tous ici, avec nos divergences d'opinion, nous nous accordons là-dessus, même au fond ce vieux rouge d'Alcide... --Excepté Mme Biscaras.» Cette remarque malicieusement faite par Élisabeth amena un sourire goguenard sur les grosses lèvres rasées du docteur. Il n'aimait point que les femmes fussent méchantes, et il possédait le sens du ridicule. «C'est un apostolat louable quoique chimérique, je le crains, en faveur de la paix universelle qui l'entraîne un peu plus loin sans doute qu'elle ne pense. Tu as donc, Marcel, froissé le sentiment qui nous unit tous dans cette chambre, et qui unit, je l'espère, tous les Français dans le pays. Ta pensée est libre. Mais si ton anarchisme ne va pas jusqu'à s'affranchir de toutes convenances familiales, tu m'obligeras en te souvenant que je demeure attaché à quelques grands principes primordiaux, et que, chez moi, je veux les voir respecter. --Parfaitement, papa... Tu me permettras seulement de rappeler en l'occurrence une observation que j'ai faite sur les protestants. Vis-à-vis du catholicisme ils s'affirment dégagés des entraves dogmatiques, en raison de leur faculté d'interprétation des livres saints. Mais allez donc nier la révélation... Adieu le libre examen!... --Tu as trop d'esprit pour moi, mon cher garçon... Je te laisse le dernier mot.» Il le garda, car on apportait le plateau du thé et de l'orangeade, et ce fut la rupture de l'entretien. Un malaise cependant demeura. Le fils était blessé de la remontrance du père, le père irrité du persiflage du fils. Presque aussitôt le commandant prit congé. Il quittait Paris le lendemain même. Dans le tumulte des adieux, Marcel fut le seul peut-être à s'apercevoir que son cousin avait omis de lui tendre la main. Autant qu'il était susceptible d'affection, ce cœur desséché par l'outrance de la cérébralité en portait à Élisabeth, plus assurément qu'à son frère et à ses sœurs. Un moment avant que s'opérât la retraite générale, se trouvant seule à part avec lui, sur un ton de douceur attristée, elle lui demanda: «Pourquoi es-tu ainsi, Marcel? Cela nous fait de la peine à tous.» C'est sans raillerie et sans dédain qu'il répondit: «Parce que, ma chère, j'ai l'horreur du juste milieu... chacun estimant que le juste, c'est le sien. J'aurais pu être catholique irréductible, monarchiste intransigeant. Je suis anarchiste et athée. Dès qu'on a cessé de croire à tout, il n'y a plus de raison pour croire encore à quelque chose.» N'était-ce pas étrange? Chaque fois qu'Élisabeth s'agenouillait dans une église,--c'est une habitude qu'elle n'avait point perdue,--une pensée analogue lui revenait. Sous ce joli front fin, bien plus d'idées qu'on ne l'eût cru faisaient lentement leur évolution. Idées profondes, bien que souvent imprécises, dont, malgré la tendre confiance qu'elle lui portait, elle se taisait avec son mari. Et quand il la voyait pensive, André s'étonnait, s'effrayait un peu qu'elle fût si secrète. III Le vœu d'Élisabeth se trouva exaucé: ce fut une fille qui lui naquit. Et cette fois enfin semblait-il que fût conjuré le maléfice, l'enfant étant venue saine et vigoureuse au delà de l'ordinaire. Dès que la petite Yvonne eut émergé de cette phase du premier âge, tellement ingrate, même aux yeux prévenus d'un père et d'une mère, on eut lieu d'espérer qu'elle serait fort jolie. Elle tint loyalement ses promesses et devint la plus charmante enfant du monde, gracieuse et fine à miracle, d'une adorable gentillesse, d'une vivacité d'esprit peu commune, d'une rare précocité d'intelligence, en contraste avec le développement si laborieux, si tardif de son frère. Car, en dépit des soins les plus éclairés, Gabriel demeurait un demi-infirme, cerveau lent dans un corps souffreteux. La tendresse des Rogerin pour leur premier-né ne souffrait en rien du partage; mais celle qu'ils portaient à leur fille était de l'idolâtrie. Ils l'auraient outrageusement gâtée si son naturel n'eût été tellement excellent que rien de mauvais ne pouvait entrer en elle. Ce charme de l'enfance, dont nul ne se défend, vient-il du monde mystérieux d'où les âmes descendent dans la chair de femme qui leur pétrit un corps? Est-il emprunté aux êtres de pureté suprême, habitants de l'invisible? Cela semble que le tout petit enfant, obscurément pensif, demeure attaché à cet invisible par quelque fibre profonde, lien qui va se relâchant à mesure qu'il entre davantage dans l'humanité. Le langage populaire, d'instinct si sûr, traduit cette hypothèse en qualifiant les enfants de chérubins. C'est par eux que, notre raison, notre sagesse, notre connaissance des choses de la terre étant aussi vaste qu'est nulle celle des choses du ciel, c'est par eux que nous nous trouvons en contact furtif avec l'inconnaissable, dont leur blancheur nous apporte le parfum. Mais ce charme essentiel, tous ne le possèdent pas à degré égal, loin de là. Pourquoi certains de ces petits êtres sont-ils d'essence si notoirement supérieure? Secret du laboratoire divin où se forge l'étincelle qui anime l'argile humaine. Il en est que véritablement on croirait venus à nous chargés de quelque message d'en haut. De ceux-là, et à un point exceptionnel, était la petite Yvonne. Cet on ne sait quoi d'inconsciemment profond de la première enfance persistait en elle avec l'âge. Elle était vivace, elle était gaie, mais elle était réfléchie aussi et elle était grave. Elle jouait peu. Avant de savoir ses lettres, elle aimait demeurer assise aux pieds de sa mère, sur un carreau, feuilletant un livre à images sérieuses qui emportaient son imagination en des chevauchées lointaines. Elle avait une exquise petite manière à elle de se tenir bien sage, les mains croisées dans son giron, sa jolie tête blonde un peu penchée de côté, comme pour mieux écouter des chansons qu'elle seule entendait, ses grands yeux de violette fixés sur des choses qu'elle seule voyait, et auxquelles souriaient ses lèvres roses, choses de cet au-delà d'où nous venons et où nous retournerons. Sa curiosité très éveillée, et s'exerçant de préférence sur des abstractions bien supérieures à la portée de son intelligence, si avancée fût-elle, s'épanchait en questions infiniment subtiles, mettant dans un grand embarras ceux qui avaient charge d'y répondre. Particularité plus rare, une fleur mystique déjà s'épanouissait au fond de cette petite âme. Déjà ou encore? Intuition ou souvenir? La première fois que sa mère l'avait emmenée à la messe, ce n'est point, comme d'autres, un intérêt puéril qu'elle avait pris aux chants, aux lumières, aux ornements, bientôt lassé par l'obligation de rester silencieuse et tranquille. Ce n'était même pas ce vague respect un peu craintif inspiré à l'enfance par la solennité de l'appareil sacré sous les hautes voûtes sombres et sonores. Spontanément attentive et recueillie, il semblait que cette enfant de quatre ans eût pénétré le sens des saints mystères. Si loin encore de l'âge où on aurait commencé à l'instruire de la religion, elle en avait la prescience. C'était un petit être singulier et charmant. Trop singulier au gré du physiologiste qu'était son grand-oncle, manière d'aïeul pour elle. A ces propos, à ces reparties, dont s'émerveillait toute la famille, le docteur Bertereau, soucieux, hochait sa grosse tête bourrue. «Ne pousse pas cette petite, disait-il à sa nièce... Retarde-la au contraire. Pour une fille, rien ne presse. Empêche de travailler ce cerveau trop actif. --Mais, mon oncle, protestait Élisabeth, elle n'est pas surmenée, je vous assure. Avant cinq ans, apprendre à lire a été pour elle un jeu. --Eh bien! ne lui donne pas de livres, ou à peine. --Un peu d'histoire sainte pour l'amuser, quelques fables, voilà toutes ses leçons. Nous ne lui enseignons rien et c'est vrai qu'elle sait déjà une foule de petites choses. Elle les trouve dans sa tête. --Précisément, c'est ce que je n'aime pas. Elle est intuitive à l'excès, elle a l'imagination anormalement ardente. Rien de morbide en elle, non... seulement disproportion entre l'âge et la mentalité. Toute robuste qu'elle soit, le contenant déborde le contenu. Il faut prendre garde à une rupture d'équilibre... Je lui voudrais des poupées... mieux encore, des petits amis avec qui jouer et se gourmer... les quatre coins, les barres, la cachette. Et puis, le plus possible, la vie à la campagne, dans l'herbe, dans le sable, au milieu des bêtes, mollets égratignés, des bleus...» Sans doute. Mais comment contraindre une enfant à des jeux qui ne lui donnent aucune joie? Comment lui imposer des sociétés de son âge, où elle se déplaît et où elle ne plaît point? Aux petits compagnons avec qui on essayait de la mettre en familiarité, elle n'avait rien à dire; pas davantage ne savaient-ils lui parler. Il en était de tout indiqués: les enfants de Georges Bertereau, car les deux ménages qu'unissait une double alliance se trouvaient en intimité étroite. Mais Andrée était une petite fille volontaire, étourdie, taquine, ne pouvant guère s'accorder avec Yvonne. Beau petit gars vif et dru, dont le maillot marin découvrait le cou de taureau de son grand-père, Jean avait voué à sa jolie cousine une de ces passionnettes enfantines qui présentent en raccourci, avec le charme de la sincérité et de la naïveté, tous les caractères de la passion. Il était son esclave, sa chose, en adoration devant elle comme le pèlerin devant la Madone. On riait de ce jeu au petit mari et à la petite femme--tiens, pourquoi pas? Mais Jean se tenait pour très offensé de n'être point pris au sérieux, à dater du jour surtout où il dépouilla les culottes courtes pour revêtir l'uniforme de l'école Albert-le-Grand... Oui, ce petit-fils du grand chirurgien athée fut confié à des religieux, de quoi le vieux docteur prit son parti au nom de la tolérance, laissant bouillonner d'indignation le jacobin Alcide Biscaras. Mais l'objet de cette flamme y demeurait insensible. De quatre ans son aîné, son cousin était pour elle quantité négligeable. Douce et gentille avec lui comme avec tous, petits et grands, elle trouvait tout autant d'attrait à la compagnie de son loulou blanc, nommé Pom, à cause qu'il était de race poméranienne--une idée de Jean précisément, très fort en géographie et qui avait déjà décidé vouloir être explorateur. Un jour qu'en manière de plaisanterie son père lui reprochait tant d'indifférence: «Mais, papa, répondit-elle, je l'aime bien, Jean... seulement, il ne comprend pas les choses. --Quelles choses, ma chérie?» Les grands yeux pensifs s'ouvrirent plus grands encore, comme pour regarder dans ce lointain qui l'attirait. «Les choses qu'on sait quand on est grand. --Et toi qui es toute petite, tu les comprends donc?» Un instant elle réfléchit avant de dire: «Je ne les comprends pas très bien, mais je les vois.» Fidèle à la consigne de ne point encourager ces propensions vers les sujets abstraits, il laissa tomber le propos. Mais un instant plus tard Yvonne reprit: «Dites, papa, quelqu'un qui saurait tout, tout... tout ce qu'il y a à savoir... toutes les sciences... --Celui-là n'est pas né, mon trésor. --Mais enfin, s'il y avait quelqu'un comme cela... ce n'est pas les sciences, n'est-ce pas, qu'il saurait, c'est la science? --Voyez la petite philosophe!... Tu as tout à fait raison, ma chérie... Mais va donc jouer avec Pom... L'entends-tu qui gratte à la porte?» Aux remarques de ce genre, la satisfaction de l'orgueil paternel se mitigeait d'un souci analogue à celui du grand-oncle. La campagne? Oui, certainement, ce serait bon de donner à ce cerveau suralimenté les dérivatifs de la vie animale. Mais, en sus des deux mois de vacances du Palais, sur lesquels la mère prenait une avance de quelques semaines et qu'elle prolongeait d'autant, pouvait-on séparer les enfants de leur père, la femme de son mari? On faisait de son mieux cependant pour se conformer à ces avis si autorisés. On s'efforçait de ramener à la puérilité ce sérieux précoce, d'entraver l'essor de cette spiritualité anormale. Ainsi le système d'éducation adopté pour Yvonne se trouvait-il être exactement le rebours de celui qui convenait à son frère dont, tout en ménageant la faiblesse physique, il fallait stimuler l'intelligence paresseuse. Dans l'accomplissement de cette double tâche, la tendresse de la mère, passionnée pour la fille, attendrie pour le garçon, lui était un guide plus sûr que toute la pédagogie du monde. Et André, qui n'avait pas le loisir de s'occuper de ses enfants, se louait de posséder à son foyer les plus solides, les plus hautes vertus domestiques, alliées à tant de grâce et de douceur. Il était très heureux. Assez singulièrement cependant les préoccupations du docteur Bertereau, au sujet de cette enfant, semblaient trouver un écho chez l'enfant elle-même. Non seulement l'idée de la mort, aussi étrangère à cet âge qu'elle l'est aux animaux, lui représentait bien celle de la disparition, mais encore Yvonne possédait une conception de l'au-delà, guère moins définie que la nôtre, laquelle l'est si peu. A peine sa petite raison formée, les vêtements de deuil, les convois funèbres avaient eu un sens à ses yeux. Sa première question ayant reçu l'habituelle réponse que les morts vont au ciel,--on n'avait pas jugé devoir lui parler de l'enfer,--assez longtemps elle était demeurée silencieuse. Puis alors que, croyait-on, elle n'y pensait plus: «Oh! dit-elle, comme ce doit être beau, le ciel... On doit y être bien. --Sans doute, mignonne, avait-on répondu. Mais tout de même, personne n'est pressé d'y aller voir. --Pourquoi, ma tante?...» Oh! ces éternels pourquoi de l'enfance!... «Pourquoi, puisqu'on y est bien? --Mais comment sais-tu cela? --Parce qu'on est auprès du bon Dieu.» Quand elle se fut éloignée: «Personne ne lui a jamais rien dit de tel, remarqua Élisabeth. Elle l'a trouvé d'elle-même. --C'est très bien, fit son père. Toutefois à six ans, mieux vaut regarder la vie. Cela lui est mauvais de parler de ces choses-là.» Mais l'enfant souvent en reparlait. Une jeune fille de l'entourage des Rogerin vint à mourir. Comme devant Yvonne on s'apitoyait sur la douleur des parents, la jolie petite voix claire et fraîche, semblant une goutte de rosée dans du cristal, vint à dire son mot: «Il ne faut pas qu'ils pleurent... Ils la reverront dans le ciel, et ils seront ensemble, toujours, toujours.» La notion de la vie future et la notion de l'éternité... C'était étrange vraiment. Plus on écartait ces sujets d'elle, plus elle y revenait. «Sais-tu bien, Frédéric, que cela me fait peur, déclara Mme Bertereau à son mari quand on lui eut rapporté ce trait. On dirait, chez cette petite, comme un avertissement.» Le docteur haussa les épaules. Les faits d'ordre psychique le trouvaient incrédule. Tout récemment encore, n'avait-il point, à l'Académie de médecine, soutenu une polémique vigoureuse contre un illustre confrère qui s'adonnait à l'étude des phénomènes télépathiques? Et comme, sans qu'en fût ébranlée sa sécurité scientifique, il n'avait pas laissé d'être déconcerté par quelques coups droits de ce brillant jouteur, le souvenir des horions reçus lui inspirait quelque dépit. «Voilà que toi aussi, tu as la tête tournée par les extravagances de ce pauvre Charlys... Cet animal a une telle virtuosité qu'il fait gober sa marchandise comme muscade par des esprits sérieux. C'est vraiment pitié de voir un homme de si grande valeur se galvauder de la sorte.» En matière scientifique, le docteur Bertereau était l'intolérance même. Peu de jours plus tard, rentrant de son hôpital, il trouva un billet de son fils Georges. Celui-ci l'avisait que, mandé la surveille pour la petite Yvonne, et ce matin ayant trouvé l'état de l'enfant plus caractérisé, il voudrait bien avoir son avis, le cas lui paraissant alarmant. Aussitôt après le déjeuner, les deux Bertereau se trouvèrent réunis boulevard Saint-Germain. Défaite un peu de cette nuit sur pied, pendant l'examen attentif et prolongé de la malade, Élisabeth conserva quelque calme, son angoisse révélée seulement par le regard apeuré qui s'attachait implorant sur les deux hommes, comme s'il dépendait d'eux d'aller contre les desseins de Dieu. Quand ce fut fini: «Oh! mon oncle, demanda-t-elle en lui prenant les mains, c'est très grave, n'est-ce pas? --Grave?... Non, pas positivement... Mais c'est assez sérieux. Ne te frappe pas ainsi, mon enfant... Ces petits êtres sont pris avec une violence extrême, d'autant plus, justement, qu'ils sont plus forts... Mais la réaction se produit de même. Tout ce qu'a prescrit Georges est bien. Ce soir, je reviendrai pour me rendre compte. Allons, fillette, allons, un peu de fermeté... Tu as l'habitude des malades, que diable! avec Gabriel... lequel, par parenthèse, je trouve en très bonne voie. Et cette petite n'a jamais eu un bobo... Tôt ou tard, cela se paye d'un seul coup. A ce soir... Viens-tu, Georges? Je te mettrai là où tu as affaire. Non, non, André, ne me reconduisez pas. Restez auprès de votre femme et dites-lui de ne pas se laisser abattre. On intimide le mal en n'y croyant point.» Mais sur l'escalier ils s'arrêtèrent, comme pour se soulager du poids qui les oppressait. Très ému, le jeune docteur articula ce mot seulement: «Méningite?» D'un signe de tête, le père acquiesça. Et sa grosse voix s'enrouant subitement, la faisant basse, comme s'il eût craint qu'on l'entendît: «Elle est perdue, dit-il. --Oh! les pauvres gens!...» Le soir, l'état avait empiré, et le nom fatal dut être prononcé, le nom de cet horrible mal qui guette les enfants trop précoces. André ayant entraîné Georges dans son cabinet, sous prétexte d'y écrire une ordonnance, la porte soigneusement refermée, avec cet effort pitoyable de l'homme pour se montrer supérieur à la faiblesse, il lui demanda: «La vérité?... Je veux la savoir. --Mon pauvre ami, mon frère, ayez du courage... Il vous en faudra pour deux, songez-y.» Les traits d'André se décomposèrent; un cri rauque sortit de sa poitrine. Vivement son beau-frère lui mit une main sur la bouche. «Prenez garde... Élisabeth pourrait vous entendre. Tant qu'il reste une lueur d'espoir, nous devons la lui laisser.» Écroulé sur un fauteuil, dans ses bras croisés en travers d'une table, il avait enfoui sa tête, secouée par les sanglots. Lorsqu'ils rentrèrent dans la chambre, André prenant soin de tenir son visage hors du rayon de la lampe, le vieux docteur tapotait l'oreiller où gisait enflammée, baignée de sueur, la jolie petite tête blonde, au milieu des cheveux épars, tout humides de l'eau qui avait filtré des vessies de glace. «Allons, mignonne, disait-il, il faut bien vite guérir, pour que ton papa et ta maman n'aient plus de chagrin. Qu'est-ce que cette vilaine méchante qui s'avise de faire des peurs à ceux qui l'aiment et de déranger le pauvre vieil oncle? Fi! que c'est laid...» Mais ces propos puérils glissaient sans le frapper sur un esprit envolé déjà au pays de lumière. Plus loin que jamais regardaient, infiniment agrandis, les grands yeux de violette. Comme à regret, ils se tournèrent cependant vers la grosse tête grise penchée sur elle et qu'elle aimait. Elle lui sourit. Puis, ainsi que pour lui reprocher de l'avoir réveillée de son rêve: «C'est beau là-bas, fit-elle... C'est si beau!...» Agenouillée au pied du lit, la mère tressaillit à cette voix, qui semblait venir de là-bas, en effet. Se jetant, éperdue, sur le petit corps brûlant: «Que dis-tu donc, mon amour chéri?... Il ne faut pas parler comme cela... --Un peu de délire... Donnez-lui de la potion.» Mais il savait bien que l'enfant ne délirait pas. Quand il s'éloigna pour partir, Élisabeth le suivit, s'attachant à ses vêtements, les doigts si convulsifs qu'à travers l'épaisseur du drap il en sentit les ongles. «Oh! mon oncle, mon oncle, n'est-ce pas que vous la sauverez?» Avec le sang-froid du vieux praticien qui a assisté à tant d'agonies, vu couler tant de larmes: «Parbleu! répliqua-t-il, nous sommes ici pour cela. Demain matin j'amènerai Bernal, le spécialiste, qui pourra nous donner un bon avis. Il a opéré de véritables miracles sur les enfants. Et le tempérament de celle-ci offre de telles ressources...» Hélas! la pratique du docteur Bernal fut aussi impuissante que la science de son illustre confrère, que le dévouement du jeune docteur Georges, qui soignait sa petite nièce comme il eût soigné sa propre fille. Pas davantage ne put la vigilance passionnée de la mère, ne quittant une minute cette chambre où c'était comme sa propre chair qui agonisait. L'enfant souffrait avec une patience hors nature. Docilement elle se prêtait à tous les soins. Mais il semblait que ce fût pour complaire à ceux qui les lui donnaient, car elle avait une étrange connaissance de son état. Et répétant ce propos qui avait tant frappé au sujet d'une jeune morte: «Papa, maman chéris, disait-elle, il ne faut pas pleurer... C'est si beau là-bas, vous verrez... Vous y viendrez aussi, avec Gabriel... et on sera tous très heureux.» Puis, son attention attirée par un jappement plaintif du loulou blanc qui, inquiet et attentif, constamment se tenait assis auprès du lit, comme elle n'avait pas sept ans, après tout, elle ajouta: «Et Pom aussi voudra, parce que c'est un bon chien.» Le délire cependant finissant par l'égarer, elle en vint à proférer des paroles sans suite, mais dans lesquelles toujours surnageait cette idée fixe: «C'est beau, ce que je vois... Oh! comme c'est beau...» C'était atrocement déchirant. Enfin se fit l'apaisement suprême, et doucement, sans secousse, dans un sourire, la blanche petite âme en sa fleur remonta au pays merveilleux d'où, à regret, elle était descendue. _QUATRIÈME PARTIE_ I L'énergie virile d'André Rogerin n'eût pas suffi peut-être à le défendre contre l'accablement de cette affreuse douleur, n'eût été l'obligation qui lui incombait de réagir contre celle, effroyable, où, les premiers jours, on craignit de voir sombrer la raison d'Élisabeth. Ces excès de désespoir ne se dépeignent point. La crise aiguë conjurée, ce fut un affaissement lugubre presque aussi alarmant. Dans cette enfant adorable, présent de Dieu que Dieu lui avait repris, elle avait mis tout elle-même; morte l'enfant, il semblait qu'elle-même fût morte. Il appartenait à son mari de l'arracher par la force et l'autorité de sa tendresse à cette tombe où elle s'ensevelissait. Élisabeth l'aimait, elle chérissait son fils. En lui parlant de ses devoirs envers eux, envers surtout le pauvre petit être chétif et incomplet, impuissant à se développer hors l'abri doux et chaud de l'aile maternelle, on réussit à ranimer la flamme vitale, mais combien faible encore. Assez vite, car elle était plus robuste que ne le donnait à penser la fragilité de son apparence, elle se reprit à la routine physique et machinale de l'existence. La revanche des pauvres est dans cette impossibilité de se nourrir de leurs larmes, où les met la nécessité de gagner le pain quotidien par un labeur sans répit, par ce labeur manuel qui endort le chagrin en le berçant de fatigue. Parmi les riches mêmes, le chef de famille trouve dans ses responsabilités professionnelles cet anesthésiant de la douleur, ceux du moins, comme André Rogerin--et c'est la plupart--qui ne sont riches que parce qu'ils travaillent. Mais leurs femmes, supérieures aux besognes matérielles, le gouvernement d'un intérieur est insuffisant à leur donner cet oubli au moment de l'effort, avant-coureur de l'œuvre apaisante du temps. Et aujourd'hui devait-on tenir pour un bienfait l'état précaire du premier-né d'Élisabeth, lui imposant des occupations et des préoccupations qui constituaient l'unique dérivatif acceptable par sa détresse. Les premiers jours néanmoins il avait fallu éloigner le petit Gabriel de la maison en deuil. D'abord nécessité de dérober à sa nervosité morbide des spectacles déchirants risquant de provoquer ces troubles convulsifs qui toujours le menaçaient. Puis on était trop absorbé par les soins à donner à sa mère pour s'occuper de lui. Cécile Bertereau l'aurait pris chez elle, mais sa petite fille relevait de la rougeole. La bonne Mme Bertereau ne pouvait s'en charger, appelée, dès le lendemain des funérailles, à Firminy, auprès de sa fille Hélène sur le point de subir une opération. Mme Guivarch offrit de recueillir l'enfant. On accepta de grand cœur. En son désarroi, le père n'opposa aucune objection, et au surplus n'en était-il point de valable. Depuis trois ans Monique était veuve, fixée à Versailles, où elle vivait dans une retraite austère, vouée aux pratiques pieuses et aux œuvres charitables, sans autre intérêt humain que son fils, dont les études s'achevaient chez les Eudistes. Le refroidissement entre elle et son amie d'enfance, provoqué par un divorce la blessant dans sa foi, s'était accentué en scission complète après ce second mariage que n'avait pas béni l'Église. Non qu'aucune parole eût été dite de part ni d'autre; mais celle-ci se sentait réprouvée de celle-là, et elle avait eu la fierté de ne point frapper à la porte d'un cœur qui se fermait. Le silence s'était donc fait entre elles jusqu'au jour où les rapprocha une circonstance singulière. Définitivement rebutée par la sévérité de son foyer, la nature joyeuse et jouisseuse de M. Guivarch avait cédé aux entraînements grossiers de ce monde d'affaires marseillais où l'immoralité est de règle, tenue quasiment pour une obligation affermissant le crédit de la maison, à l'égal d'une loge au Grand-Théâtre et d'un équipage bien tenu. Mais ses émoluments aux Messageries Maritimes ne lui suffisaient point pour lutter sur le terrain du plaisir avec les fortunes des savons et des huiles, de la commission et de l'armement. Afin de subvenir à ses doubles charges, il s'était lancé dans des spéculations sur les terrains de la Côte d'Azur. Trop léger à la fois et trop loyal pour réussir des opérations aussi dangereuses, roulé par un associé, il s'était vu contraint de lui intenter un procès. La compétence reconnue de Me Rogerin ne l'avait pas seule guidé dans le choix d'un conseil, mais aussi le souvenir de cette gracieuse figure souvent rencontrée chez lui naguère, et à laquelle il avait conservé une affectueuse sympathie. L'idée était heureuse, car pour l'amour de sa femme, vivement intéressée à la cause, André avait mis au service de son client quelque chose de plus que sa conscience professionnelle. Ayant réussi à faire rendre gorge au brasseur d'affaires véreuses, ainsi avait été conjuré un désastre dans lequel se fût trouvé englouti tout l'avoir du ménage. A la profonde gratitude de M. Guivarch pour l'avocat s'était jointe une vive estime pour l'homme, et un commerce amical s'était établi entre eux. Cette alerte l'avait assagi. Se sachant une atteinte au cœur, aggravée par ces émotions, un souci lui était venu de l'avenir des siens, ce qui semblait prématuré. Il ne se méprenait pourtant point, car, ayant eu le temps de mettre ordre à ses affaires, il ne tardait pas à être foudroyé par une embolie. Son testament instituait André Rogerin subrogé tuteur de son fils, alors âgé de quinze ans, qui était le filleul de Mme Rogerin. Voilà comment, sans qu'il lui fût possible de s'en défendre, Monique s'était trouvée remise en contact avec son amie d'enfance. Elles ne se fréquentaient point comme naguère. Mais malgré tout ne pouvait s'effacer l'emprise de l'intimité ancienne. Et n'ignorant pas ce qu'elle devait au mari d'Élisabeth, Mme Guivarch se jugeait tenue à surmonter son éloignement pour le péché dans lequel ils vivaient. Cet éloignement, André le devinait et s'en irritait. Certes il se croyait bien dégagé de tout scrupule quant aux conditions de son mariage. Elles avaient été imposées, pensait-il, par des circonstances adverses, que c'eût été coupable de laisser mettre obstacle à son bonheur, à celui d'une autre. Sa finesse l'avertissait cependant que d'avoir l'épiderme aussi sensible au blâme pressenti sur ce point venait peut-être de ce que, dans son for intérieur, il se blâmait lui-même. Se blâmait-il? Non: un regret seulement. Regret dont, pour s'en excuser vis-à-vis de sa raison, il s'affirmait ne l'éprouver qu'à cause d'Élisabeth. Ainsi en raisonnait cette casuistique qui se glisse dans les consciences les plus loyales. Son existence, au surplus, était trop remplie pour qu'il eût loisir de s'attarder à l'analyse de soi. Lorsque ce doute l'assaillait, il le chassait comme une mouche importune. Mme Guivarch avait, à ses yeux, le tort de le lui ramener dans l'esprit, par la réprobation qu'elle dissimulait, mais qu'il ne se dissimulait point. A la vérité n'entretenait-il avec elle que les relations strictement nécessaires à l'accomplissement de son office. Mais Élisabeth parfois allait à Versailles. Et il avait remarqué chez elle, à la suite de ces visites, une recrudescence de cette mélancolie dont il eût préféré que la source lui demeurât mystérieuse. «Qu'as-tu à faire, lui disait-il, avec cette béguine revêche? Si l'on n'avait des raisons de penser que la dévotion ainsi comprise est insupportable à Dieu autant qu'aux hommes, ce serait à vous inspirer pour la religion la vertueuse horreur du farouche Alcide Biscaras. --Elle est malheureuse, mon amie. En dépit des si graves torts de son mari envers elle, Monique l'aimait... --Hum! cela ne m'est pas démontré... Ou du moins l'aimait-elle si mal que mieux eût valu pour lui, pour elle pareillement, moins d'amour et plus de bonne grâce. --Je te l'accorde. Cela pourtant excuse-t-il M. Guivarch? --Ma chère enfant, sur cent mauvais maris il n'y en a qu'un ou deux peut-être de qui on ne puisse dire que c'est la faute de sa femme... Et la réciproque est non moins vraie. Cela n'excuse pas les torts, si tu veux, mais cela les explique. Dans le cas de ton amie, je conviens que son époux s'était dérangé plus que de raison. Mais aussi c'est qu'elle y avait mis vraiment trop du sien. Cette femme qui est de peu ton aînée et qui n'a plus d'âge, qui a été jolie, me dis-tu, et qui est un épouvantail à moineaux... --Oh! André... --Soit! de beaux yeux encore... ces grands yeux noirs qui survivent à la décrépitude des brunes. Mais qu'est-ce que cela et que toute beauté d'ailleurs, avec un tel abandon de soi? Tout à l'heure, je prononçais à son sujet le beau nom d'amour... Il hurle avec elle comme le violet avec le bleu. De ce que ce brigand-là se fait souvent le complice du diable, Dieu pourtant ne commande pas aux femmes d'en sevrer leur mari. --Au contraire, dit étourdiment Élisabeth, puisqu'il leur commande d'être fidèles comme Sara, sages comme Rebecca, aimables comme Rachel...» Une légère rougeur lui monta au front et, brusquement, elle s'arrêta. Ces paroles qui lui étaient revenues à l'esprit, pourquoi fallait-il qu'elles eussent consacré son triste mariage avec Edmond Lambertier, alors que cette union d'aujourd'hui, toute de douceur et de tendresse, de secs et froids articles de code en avaient constitué la seule formule? Fidèle comme Sara, elle, la femme d'un autre quand celui-là était vivant... Vivement, elle reprit: «L'erreur de la pauvre Monique est de s'être mariée... Elle n'était pas faite pour le siècle. --Mais il y a des religieuses amènes. Tiens, pendant mon volontariat, j'ai passé un mois à l'hôtel-Dieu de Caen, tenu par les Augustines. La sœur supérieure des salles militaires était une femme absolument charmante au sens mondain du mot. Je suis bien certain qu'elle fait une meilleure religieuse que n'aurait été Mme Guivarch.» Bien que jamais André ne parlât avec irrévérence des choses saintes, c'étaient sujets que toujours avec lui évitait Élisabeth. A quoi bon, puisqu'elle avait perdu le droit d'essayer de le ramener à la foi? «Enfin, poursuivit-elle, Monique a aimé à sa façon. Et d'avoir tellement souffert par son mari, elle ne l'en pleure pas moins. --Oui, elle est de ces femmes qui chercheraient prétexte à s'endeuiller si elles n'en avaient motifs. Elle a manqué sa vocation: elle aurait dû être une de ces pleureuses de votre pays de Bretagne, qui font profession d'ensevelir les morts. Quand je la vois, c'est plus fort que moi, je cherche le corps.» Mais Élisabeth lui mettant la main sur la bouche: «Tais-toi, André, tais-toi... Il ne faut pas plaisanter avec cela.» Il sourit à sa femme, lui baisa la main, puis on parla de n'importe quoi. Louis Guivarch était un grand garçon bien découplé, très vivant, un peu léger de caractère, tenant beaucoup du tempérament paternel. Assez travailleur, intelligent, très doué pour les mathématiques, dès que s'était révélé chez lui cette aptitude spéciale, qui s'accordait avec des goûts militaires, l'École Polytechnique avait été son objectif. Ce fut un profond étonnement lorsque, muni de son baccalauréat ès sciences, aussitôt ses dix-huit ans révolus, il s'engagea dans l'artillerie coloniale. Sa mère en fut chagrine, d'abord dans l'intérêt de son avenir, qui eût été plus brillant s'il fût entré dans l'armée par la grande porte, aussi parce qu'elle s'alarmait de cette émancipation précoce. En ce moment à Morlaix, où elle réglait quelques affaires, ayant écrit au subrogé tuteur du jeune homme pour lui annoncer la nouvelle, elle reçut de lui cette réponse: «Comme vous je déplore ce coup de tête, et si j'avais été consulté, j'aurais fait de mon mieux pour mettre du plomb dans cette folle cervelle. Folle?... Pas si sûr. Votre fils est un Breton pur sang. Sous des apparences un peu en l'air, il tient sans doute de sa race, de la vôtre,--vous la connaissez bien,--cette fermeté de propos qui, ne se gaspillant pas en paroles vaines, sait patiemment attendre son heure. J'en vois la marque dans sa dissimulation d'un dessein contre lequel vous auriez lutté de toute la force de votre autorité morale. Ainsi a-t-il laissé venir le jour où la loi l'autorisait, pour cet objet spécial, à disposer de soi par anticipation sur sa majorité. Alors, Sixte-Quint en herbe, il a jeté ses béquilles, vous mettant en présence du fait accompli. Je conçois certes que vous en ressentiez du déplaisir. Me permettrez-vous cependant de vous présenter son excuse, laquelle je crois connaître aussi bien que s'il me l'avait dite? La charge dont son père m'a fait l'honneur de m'investir ne comportant aucune ingérence dans son éducation, jamais je n'ai pris la liberté de vous adresser à ce sujet la moindre remarque. Mais je n'en pensais pas moins et, je vous l'avoue respectueusement, parfois je me donnais licence d'en désapprouver l'esprit. Les jeunes gens, madame, sont des jeunes gens. A leur tenir la bride trop haute, on risque de leur faire prendre le mors aux dents. Celui-là en particulier devait supporter impatiemment le joug d'une vie familiale que vous lui faisiez bien sévère. Pour s'affranchir trois ans avant l'âge légal, un moyen s'offrait à lui: il en a usé. Et peut-être n'est-ce que demi-mal. Qui sait si cette folie ne l'aura pas préservé de bien des sottises? Par le rang, il parviendra à l'épaulette; ce sera plus dur et il ira moins loin peut-être. D'autre part, le voici sous une bonne discipline pour le garder de graves écarts que je n'étais pas sans appréhender, par l'effet d'une loi de réaction contre laquelle rien ne prévaut dans le domaine moral, non plus que dans le domaine physique. De ce côté du moins aurez-vous donc satisfaction, et cela est raisonnable, aujourd'hui, de la part des mères, de ne pas trop attendre des garçons.» Le jeune soldat incorporé à Rochefort en attendant son embarquement pour quelque pays d'outre-mer, seule désormais, Mme Guivarch devait se jeter plus complètement encore dans les bras de la religion. Toutefois n'était-elle point une mystique pure. Quelque chose d'ardent était en elle qui en eût fait une militante de la vie monastique. L'exercice de la charité agréait moins à son tempérament que les œuvres d'apostolat. En visitant les pauvres, elle s'enquérait de l'état de leur âme plus que des besoins de leur corps. L'évangélisation des humbles toutefois ne lui inspirait qu'un intérêt relatif. Elle ne se payait pas d'illusion et savait qu'en ces champs ingrats l'ivraie le plus souvent repousse aussitôt arrachée. Faire revenir de ses égarements une âme éclairée lui semblait devoir être plus utile à la fois et plus agréable au Seigneur. En la rapprochant d'Élisabeth par une circonstance aussi imprévue, Dieu sans doute lui marquait sa voie. La piété de Monique n'était pas exempte de quelque orgueil, qui s'exaltait à la pensée de ce triomphe. Là était le secret de son apparente tolérance pour le péché de son amie, unique moyen de reprendre l'ascendant d'autrefois. Et quoique son zèle n'eût pas encore exercé d'action directe sur cet esprit sans endurcissement, quelque chose déjà se dégageait de son seul contact, qui y jetait ce trouble si bien deviné par André, les jours suivant les visites de sa femme à Versailles. Le désastre où venait de chavirer le bonheur d'Élisabeth était-il l'occasion attendue par Monique? Sans doute ne se formula-t-elle point cette pensée cruelle. Très sincèrement, car elle l'aimait, elle lui apporta le tribut de ses larmes, en même temps que l'assistance matérielle dont avait si grand besoin la malheureuse mère. Outre qu'un homme, le plus tendre, le plus délicat, n'est guère apte à remplir auprès de la femme la plus chérie certains offices de sœur de charité, André se trouvait très pris par les nécessités concrètes de l'existence. De nature retirée, vivant beaucoup chez elle, Élisabeth n'avait pas d'autres amies intimes. Sa famille ne lui offrait guère de ressources. La tante Bertereau prenait de l'âge et avait assez à faire de soigner son grand homme vieillissant. Hélène Percheron, n'eût-elle pas été éloignée de Paris, ne s'était jamais occupée de personne que d'elle-même. La pauvre Jeanne Vuillaume, d'ailleurs effondrée dans ses propres chagrins, était trop apathique, trop maladroite pour se rendre d'aucune utilité. Pas davantage Élisabeth n'avait-elle à attendre de sa belle-sœur Cécile, gentil oiseau jaseur, au bon petit naturel affectueux, mais absorbée par un mari qu'elle adorait, par des enfants dont elle se parait, par des goûts mondains que partageait Georges. Ainsi la triste amie d'enfance se trouvait-elle seule indiquée pour la place à prendre dans cette vie dévastée par la douleur. Monique n'y faillit point. Pendant ces premiers jours de lutte terrible entre la raison d'Élisabeth et son désespoir, avec une intelligente sollicitude elle la remplaça auprès du petit Gabriel. Le moment venu de remettre l'enfant aux bras de sa mère, afin de provoquer une salutaire réaction, elle continua ses soins à tous deux, discrètement, sans s'imposer en tiers dans le ménage. Lorsqu'elle ne se jugea plus nécessaire, elle s'effaça. Le plus farouche désespoir cependant ne saurait s'accommoder d'une solitude absolue. Précisément à cause qu'était insupportable à Élisabeth toute rumeur de dissipation, que lui était amer le commerce avec les heureux, sur ses crêpes les crêpes de Monique exerçaient une attraction. La distraction lui était recommandée--les médecins ont de ces ironies... Le petit voyage de Versailles lui en créait une. Aussi y trouvait-elle occasion de prendre l'air, de faire de l'exercice, ce qui lui était également prescrit. Entre le déjeuner d'onze heures, après lequel André se rendait au Palais, et le dîner qui de nouveau réunissait les époux, longues étaient les journées pour la tristesse d'Élisabeth. Souvent elle allait les passer dans le petit pavillon de cette rue de Mademoiselle, au nom évocateur d'un passé royal, où l'herbe pousse entre les pavés. Demeure retirée, silencieuse, au seuil de laquelle venaient expirer les bruits du monde, quasiment aussi monastique que le couvent mitoyen des Capucins, dont les grêles sonneries de cloche y marquaient la fuite des heures. Les études de Gabriel ne l'occupaient que le matin, son professeur spécialiste pour les enfants en retard venant le faire travailler à domicile. Elle l'emmenait. Il se plaisait mieux à jardiner dans le petit parterre qu'à s'aérer au Luxembourg, et cela lui était plus sain. Ou bien on faisait quelque promenade à pied ou en voiture dans le parc. Les deux amies parlaient du pays de leur race; elles évoquaient ces souvenirs si vivaces de la première jeunesse. L'entretien parfois tombait sur quelque matière pieuse. Monique exaltait la puissance de la religion pour panser les plaies saignantes en les rapportant à celles du Sauveur. La pitoyable mère, alors, remuée dans ses fibres chrétiennes, s'essayait à cette résignation que Dieu donne en récompense aux cœurs animés de la foi profonde. Mais quand c'est la splendeur des sacrements qu'on lui vantait, leur efficacité consolatrice, un nuage lui montait au front, sa tête se courbait, elle demeurait sombre, accablée dans le sentiment de l'indignité qui la tenait éloignée de la sainte table. Et une honte la prenait de la légèreté avec quoi, depuis dix ans, elle acceptait de vivre hors la loi de l'Église, se tenant pour quitte envers sa conscience catholique par l'assistance régulière aux offices d'obligation. Ces jours-là, elle revenait auprès de son mari plus lourde de tristesse. Ce qui la consumait, ce n'était plus seulement cet arrachement de la chair de sa chair. C'était la mémoire ravivée d'une parole entendue aux premiers jours de son deuil. Dans un paroxysme de désespoir, il lui était arrivé de s'écrier: «Ah! Dieu n'est pas bon...» Épouvantée de ce blasphème, Monique, pour l'en reprendre, avait manqué de douceur. «Dieu ne permet pas qu'on lui préfère ses créatures. C'est de cela qu'il m'a châtiée, moi aussi.» C'était son scrupule qu'en se dérobant à sa vocation d'épouse du Christ elle l'avait offensé. Elle professait cette piété sombre faite de plus de terreur que d'amour. Penchant de son âme austère, influence lointaine aussi de certain confesseur dont la stricte doctrine pesait sur elle, malgré les efforts de ses directeurs ultérieurs pour en effacer l'empreinte. La douce Élisabeth, toujours, avait été rebelle à pareille conception de l'idée divine. Cette fois tout son être s'était révolté. «Dieu me punirait pour avoir trop aimé ma petite fille?... C'est ce que je dis alors: il serait méchant... Mais non, avait-elle repris, effrayée à son tour, non, non, ce n'est pas vrai. S'il me punit, c'est d'autre chose, peut-être... de cela, non...» Monique n'avait répondu que par un geste évasif et n'y était pas revenue. Mais le trait avait pénétré profondément. C'était une de ces blessures qui d'abord ne produisent qu'un choc douloureux et rapide, pour ensuite, lentement, déterminer une plaie qui s'ouvre, s'étend, gagne et ronge l'os avec la chair. Sur cette plaie, au lieu d'un baume, c'est un corrosif qu'y versait l'esprit assombri d'Élisabeth, et ce corrosif, c'est à Versailles qu'elle le puisait. De cela, bien qu'il ne sût pas tout, André avait le soupçon. Pour combattre cette hantise, il était armé par sa tendresse, par l'autorité de sa fermeté douce, par l'affectueuse confiance qu'il inspirait à sa femme. Il la sentait pourtant lui échapper un peu. Leur intimité morale subissait quelque atteinte--moins que cela, pensait-il: légère discordance seulement, passager défaut d'équilibre résultant du bouleversement de leur foyer. Certes, son cœur paternel saignait cruellement. L'obligation cependant de faire face à la vie l'allégeait de ce poids mort qu'est l'abandon de soi. Passé les premiers mois, lorsqu'il se fut ressaisi, cette douleur dont il devait, dont il savait s'abstraire, ne vibrait plus à l'unisson de la douleur maternelle, toujours présente. Dans son existence très extérieure, tout concourait à l'en distraire; tout y ramenait dans celle, essentiellement domestique, d'Élisabeth. C'était quelque jouet retrouvé, le dernier livre feuilleté par l'enfant, ces chères petites choses qu'elle avait portées, qu'elle avait touchées, qui conservaient un peu de sa forme, de son empreinte, de son parfum. C'était un mot de Gabriel au sujet de la petite sœur. C'était le loulou blanc, dont d'abord on avait voulu se défaire, chacune de ses gambades, de ses caresses évoquant amèrement l'image de celle dont il avait été le compagnon favori; finalement, on s'était décidé à le garder, à cause que, dans ses longs poils soyeux, avaient erré jusqu'à la dernière heure les doigts fiévreux, glacés aujourd'hui. Cela au désespoir de Jean Bertereau, qui avait réclamé Pom comme souvenir de sa cousine chérie et à qui on n'en avait pas tenu la promesse. Puérils et touchants rappels de douleur, vivement ressentis par la sensibilité féminine et qu'épargnait au chef de famille la plus grande largeur de ses horizons. Élisabeth n'en faisait point à son mari le reproche. Elle était raisonnable: elle ne tenait pas pour mauvais qu'il cherchât dans des commerces étrangers, dans des distractions sérieuses, une détente indispensable pour maintenir la liberté de l'esprit, l'élasticité du cerveau. Mais il ne devait pas la blâmer non plus si elle s'écartait de lui parfois afin de pleurer. Pour elle-même comme pour lui, il aurait voulu la voir réagir. Cette action lénitive du temps qui, sans frustrer les morts de ce qu'on leur doit, finit par restituer leur part aux vivants, elle était bien lente à faire son œuvre. Non sans raison, c'est à la fréquentation de Mme Guivarch qu'André attribuait le retard de cette évolution nécessaire. Doucement, prudemment, il essayait d'éloigner sa femme d'une atmosphère si peu propre à lui rendre la force et le goût de vivre. Un jour il avait à dessein mis ce sujet sur le tapis en présence de son beau-frère, afin de solliciter l'avis professionnel du jeune docteur quant à l'action non seulement moralement, mais physiquement déprimante d'une ambiance morose. Georges s'était prononcé dans son sens. Puis, comme souvent les gens de naturel joyeux, étant volontiers étourdi en ses propos, il avait ajouté: «Je me demande d'ailleurs comment ton amie te peut porter une si belle tendresse, car enfin, soit dit sans t'offenser, tu es pour elle une pierre de scandale.» Avec une âpreté dont elle n'était pas coutumière, sa cousine avait répondu: «Monique pratique la charité... Elle prie pour les pécheurs. --Elle est bien bonne. C'est seulement dommage qu'elle ne s'en soit point avisée plus tôt. Si Dieu l'écoute--et il doit bien cela à qui le sert d'un zèle si ardent--elle t'aurait épargné ton grand chagrin.» Devenue toute pâle: «Tais-toi, tais-toi, s'était écriée Élisabeth... Ne parle pas de cela... tais-toi.» André s'étonna. D'habitude, loin d'écarter le souvenir de la chère petite morte, elle le recherchait. C'est lui au contraire qui s'étudiait à l'en détourner. Et au lieu que les paupières de la mère se fussent mouillées, que sa voix se fût faite tendre, c'est d'un accent presque dur qu'elle avait imposé silence à Georges, avec de la colère quasiment dans les yeux, une altération profonde du visage. Cela donna fort à penser à son mari. Il ne savait pas quel écho ces paroles imprudentes avaient réveillé dans cette conscience troublée. II «Qu'on ne me parle plus de lui, clamait le docteur Bertereau... Je ne le connais plus... Il n'est plus mon fils... Que jamais son nom ne soit prononcé devant moi...» La colère empourprait son visage de façon alarmante; son cou puissant se gonflait dans sa cravate, où machinalement il passait les doigts pour l'élargir. Faiblement, sa femme s'efforçait de l'apaiser. «Un égarement passager... l'entraînement de ces mauvaises compagnies où il se plaît... Il en reviendra. --Et quand il en reviendrait?... Mon nom n'en demeurera pas moins déshonoré. Mon nom, lire mon nom au bas de cette ordure!...» Il froissait avec violence le _Temps_, dont, dans sa large et forte main, l'ample feuille fut réduite en une petite boule que furieusement il lança à travers la chambre. «J'interdis formellement à ce drôle l'entrée de ma maison... tu entends, Amélie? Si tu as envie de voir ton fils, tu iras chez lui... en quoi d'ailleurs tu me désobligeras entièrement. Mais qu'il franchisse le seuil d'un honnête homme, d'un bon citoyen, non... Quand je serais mourant même, je défends qu'il vienne... Quand je serai mort, qu'il marche derrière mon cercueil. --Allons, Frédéric, calme-toi... Tu t'excites... Tu vas te faire du mal. --C'est vrai qu'il y a de quoi s'en flanquer une attaque... Et ce serait péché que lui faire cet honneur de mourir du chagrin qu'il me donne. En voilà assez. J'avais quatre enfants, je n'en ai plus que trois... Un point, c'est tout. --Vous comptez mal, mon oncle. C'est cinq que vous aviez... Il vous en reste donc quatre, si vous le voulez bien.» Un baiser sur le grand front dénudé accentua les paroles d'Élisabeth, prononcées avec cette grâce affectueuse demeurée chez elle aussi fraîche qu'en ses vingt ans. Sous cette caresse, l'ébullition du vieux chirurgien tomba. Tout grondant encore, comme le flot qui se retire après s'être brisé au récif, il redressa sa haute taille, que l'âge commençait à courber, et sortit d'un pas lourdement appuyé, afin de l'assurer mieux. Une stupeur régnait. Mme Bertereau s'essuyait les yeux; Jeanne Vuillaume poussait de grands hélas! incohérents, qui s'accordaient avec son attitude habituellement éplorée. André Rogerin avait ramassé le journal, le lissait avec ses paumes, et, les coudes sur la table, relisait le passage incriminé, sa physionomie et ses gestes trahissant une vive indignation. Mâchonnant avec fureur sa moustache, Maurice Briffault semblait absorbé dans la contemplation de l'aimable spectacle que présentait la pelouse aperçue par les portes-fenêtres grandes ouvertes. La petite Andrée Bertereau, gambadant de ses longues jambes menues, gainées de noir, sous la courte robe de broderie anglaise à ceinture rose, victimait de son mieux et impartialement son cousin Gabriel, tout essoufflé de tant de turbulence, et le bon gros dogue bringé, qui vainement prétendait lui faire peur avec ses grognements de bourru bienfaisant. Plus loin, tout en adressant aux enfants d'intermittentes objurgations, qui demeuraient de nul effet, Marguerite Vuillaume, un peu frêle pour ses dix-huit ans, et ressemblant à sa mère, avec la grâce en plus, faisait une moisson de roses destinée au surtout de table. Entre les deux gros catalpas, un envolement rythmé de jupes claires et de dessous vaporeux: la petite Mme Georges pelotonnée dans le hamac, qu'à grands éclats de rire balançait très haut son fils Jean, tout fier de la force déployée. Dans la lumière enveloppante de cette fin d'après-midi d'un chaud septembre, c'était un joli tableau familial heureux et paisible. Le vieux chirurgien aimait ces réunions dominicales à Marly-le-Roi, auxquelles, cet été-là, était exact le ménage Rogerin. Leur fils suivait un traitement d'hydrothérapie résineuse et de massage, dont on augurait grand bien pour sa coxalgie; ils avaient renoncé à la villégiature en Suisse ou en Bretagne pendant les vacances judiciaires et loué une villa à Saint-Germain, auprès de l'établissement de ce spécialiste. Depuis peu secrétaire du comité de l'infanterie au ministère, emploi du grade de lieutenant-colonel auquel il allait être prochainement promu, Maurice Briffault était venu ce dimanche dîner chez son oncle, assuré désormais de n'y point rencontrer Marcel dont, quoique sans rupture déclarée encore, la place au foyer paternel demeurait toujours vide. Après un instant, Mme Bertereau quitta le salon. Il ne lui était pas habituel de s'abandonner à l'accablement. Et elle savait comment distraire son grand homme, unique procédé efficace pour le calmer dans ces colères auxquelles, en vieillissant, il devenait sujet. «C'est ignoble, se récria André, frappant violemment le journal du dos de la main... c'est abominable... Vous avez lu cela, commandant? --Oui, tout à l'heure, en venant, dans la _Patrie_.» Tous deux se mirent à se renvoyer les phrases saillantes de ce factum affiché le matin sur les murs de Paris, à l'adresse des conscrits sur le point de se mettre en route, et au bas duquel, parmi d'autres notabilités de l'anarchisme scientifique, figurait la signature de Marcel Bertereau. «L'infâme livrée militaire... les soudards galonnés... ces bagnes que sont les casernes... le troupeau de brutes abjectes auxquelles on enseigne l'art de tuer... La patrie bourgeoise, une marâtre, à qui vous ne devez dévouement ni obéissance... Quand on vous enverra à la frontière pour massacrer vos frères en humanité, vous répondrez par la grève, par l'insurrection... Vous abattrez dans la boue le drapeau, cette loque...» Bien qu'il n'en eût pas la surprise, à ce mot l'officier sursauta, comme un moment auparavant, dans le train. «Canaille!... Misérable!... Faut-il que nous ayons le même sang dans les veines... Grâce à Dieu, je porte un autre nom... Et pourtant, en vérité, je ne sais ce qui me retient d'aller de ce pas lui mettre ma main sur la figure, ou, mieux encore, ma botte... où vous savez.» Une voix douce de nouveau intervint. «Ce qui vous retient, je le sais: c'est la pensée que votre manifestation, bien justifiée, certes, aggraverait le chagrin de votre oncle et de votre tante.» Maurice s'inclina. «Mme Élisabeth a toujours raison. --Et puis quoi? reprit André... Pareilles ignominies ne sont justiciables que du dégoût. --Oui, avec une bonne correction autour. Le dégoût, si vous saviez ce que cela leur indiffère... Ces messieurs planent au-dessus de semblables fadaises. Le dégoût... Pour être sensible à celui qu'on inspire, il faudrait avoir le sens de la propreté. --Celui-là justement le possède. C'est pitié de voir cette nature distinguée, cet esprit raffiné tombés à pareille déchéance. Je ne l'avais que trop prévu, tu t'en souviens, Élisabeth?... Il a été roulé par le torrent. Mais en dépit de tout ce qu'il peut affecter de cynisme, il a conscience, je le crois, de son abaissement... fût-ce seulement à cause de la profonde sottise de ces déclamations, pire encore peut-être que leur infamie. Et de se trouver en telle compagnie, c'est déjà pour lui, allez, un châtiment. --Voilà l'auto de Georges, dit Jeanne qui regardait par la fenêtre. Il doit être furieux, lui aussi.» Le jeune docteur Bertereau fit son entrée en rafale et brandissant _la Liberté_. A la vue de l'animation régnante: «Ah! vous savez déjà, s'écria-t-il. Eh bien! c'est du joli. Papa est-il au courant? Il est capable d'en prendre une congestion. --Dieu merci, répondit son beau-frère en montrant _le Temps_ qu'il tenait, tant de tués que de blessés, il n'y a qu'un journal endommagé. --C'est que je m'inquiétais, et j'ai fait de la quatrième vitesse. Il est tellement sanguin... On peut le trouver trop radical, mais du moins est-il un républicain patriote, genre vieille barbe de 48. --Oui, fit André, hochant la tête: un de ces républicains qui voient la république comme elle devrait être... Et l'expérience a beau leur démontrer qu'elle ne peut pas être comme elle devrait, rien ne les décourage. --Je suis loin d'être un fanatique du régime. Toutefois n'est-ce pas injuste de le rendre responsable de tels excès? Les doctrines de Marcel et de ses copains ne relèvent pas plus du dogme républicain que d'aucun autre... C'est le néant. --Et c'est Charenton, ajouta le commandant avec un haussement d'épaules. --Chez ceux qui sont sincères, reprit André, il y a bien, je crois, un élément de névrose. Mais lui ne croit même pas à sa négation. Ce n'en est que plus triste... --Et plus honteux.» Moins apte à juger des idées générales que des effets particuliers, en soupirant, Jeanne remarqua: «Tout cela est bien fâcheux pour maman. Il est bon, papa, en lui disant d'aller chez Marcel si elle a envie de le voir... Est-ce que c'est possible avec sa situation fausse?... Eh! quoi, Maurice, tu ne sais pas? Tu arrives bien de ta province... --Et même d'Embrun. --Tu ne sais pas qu'il vit avec une étudiante finlandaise?... Très jolie, dit-on... Georges la connaît. --Elle a été dans mon service à Lariboisière. Je te crois qu'elle est jolie: longue, frêle, pâle, blonde, des yeux vert de mer... une fée des neiges. Avec cela, la mâchoire carrée des travailleurs, un tempérament de fer, des nerfs d'acier... Elle te vous disséquait son cadavre en cinq sec, aussi tranquillement que ta fille, là-bas, dispose des roses en gerbe. Elle vient de passer le concours de l'internat et est arrivée dans un fauteuil. Le père Lestouvée, qui présidait le jury, et qui a horreur des doctoresses, s'est vu obligé, en grinçant des dents, de lui octroyer un très bien et de lui grimacer un compliment. Ce n'est pas seulement dans la spécialité qu'elle est calée... Cultivée comme le sont ces femmes du Nord quand elles s'en mêlent; une demi-douzaine de langues vivantes et du grec autant que régent en Sorbonne, et la philosophie allemande, et Herbert Spencer, et Lombroso, toute la lyre... Ah! pour banale, elle n'est pas banale, Nadèje Elsingborg. --Ce que je me demande, fit Élisabeth, c'est pourquoi Marcel ne l'épouse pas. --Parce que, ma chère, elle est une disciple de Tolstoï... _la Sonate à Kreutzer_... Tu n'as pas lu cela? Tant mieux pour toi. Le nihilisme de ces régions hyperboréennes englobe toutes institutions sociales, à commencer par la plus bourgeoise: le mariage. Union libre et métaphysique!... Pacifisme et dynamite!... Cela devrait être très simple, puisqu'il n'y a plus rien, et pourtant c'est très compliqué, parce qu'il y a de tout, de tout... Très obscur aussi... Cela vient bien d'un pays où les nuits sont de vingt-quatre heures.» La quarantaine passée avait laissé à Georges Bertereau toute sa verve de carabin. Plus sérieux, il reprit: «La demoiselle, au surplus, serait pour notre famille une acquisition peu enviable, car, avec sa mine d'iceberg, c'est une gaillarde qui inscrit à son actif plusieurs caprices antérieurs. Pour ces Scandinaves émancipées, cela compte comme expériences scientifiques. --Si votre frère était ici, Georges, il vous dirait que les Finlandais ne sont pas des Scandinaves. --Ah bah!... Oui, j'ai de cela une notion vague. --Les Scandinaves constituent un rameau de la grande famille germanique, tandis que les Finlandais, ou Finnois, appartiennent à la race mongolique, comme les Hongrois, les Turcs et les Lapons... Pardon, ajouta André en souriant... Voilà que j'émule notre chère et excellente pédagogue Mme Biscaras. --Ainsi, ma pseudo belle-sœur serait une petite Lapone. On ne s'ennuie pas en Laponie! --Oh! Georges, comment peux-tu plaisanter de ces choses?... --En pleurer, ma pauvre Jeanne, ne remédierait à rien. Parlant de Mme Biscaras, je m'étonne que cette apôtre de la paix ne figure point parmi les signataires du manifeste, au nombre desquels brillent quelques dames, aux fins d'égayer la situation. Voyez: une Roumaine, une Russe, une Norvégienne... très qualifiées pour parler à des conscrits français... non moins d'ailleurs qu'un Grec, un Espagnol, une couple de Belges. Il y manque vraiment Mme Biscaras, laquelle est Génevoise. --Oh! tout de même, le vieux jacobin ne l'aurait pas permis. Si papa est de 48, lui remonte à 92: la patrie en danger, les armées en sabots... Il ne serait pas antimilitariste, notre Alcide, si seulement les soldats étaient moins militaires. --Et surtout s'ils pouvaient se passer d'officiers. C'est nous qui les offusquons. Voilà où le bât les blesse dans leurs efforts pour concilier le patriotisme avec le jacobinisme: ils veulent une armée, mais ils détestent l'esprit des armes. C'est qu'ils n'oublient pas que, faute de Bonaparte pour les mettre dans sa poche, c'eût été Moreau, ou encore Kléber ou Desaix, Marceau ou Hoche... partis en sabots, oui, mais arrivés en bottes. Depuis cent ans, ce petit cliquetis du sabre sur l'éperon les épouvante pour leur chère R. F... tellement intangible cependant, à les en croire, que personne ne veut entendre parler d'autre chose. Que tout cela est donc logique!...» En souriant, Élisabeth remarqua: «M. Biscaras vous dirait, monsieur Maurice, qu'une armée républicaine doit être vouée uniquement à la défense du pays, laquelle est sainte, autant que coupable et barbare une guerre d'agression. --Parfaitement. Et au jour de la mobilisation, je vois mes braves alpins, que j'ai quittés avec tant de regret, me dire: «Mon commandant, nous ne comprenons pas très bien ce que racontent les journaux. C'est-il vraiment que les Prussiens nous tombent sur le casaquin? Parce que, vous savez, si c'est nous qui leur cherchons des raisons, je ne marche pas.» Voilà les extravagances auxquelles on arrive. Ce sont les Alcide Biscaras qui conduisent aux Marcel Bertereau. --Très juste, approuva André. Le frein intellectuel est un instrument délicat. A le trop relâcher, on le fausse, puis le brise. Le cas est fréquent chez les peuples du Nord, dont cette doctoresse finlandaise constitue un spécimen si remarquable. Leur culture, intensive à l'excès, révulse leur mysticisme naturel et le tourne en anarchisme. L'orgueil scientifique les affole; leurs orgies spéculatives les grisent: ils perdent pied dans le déchaînement de la pensée. Nietszche, un prodigieux esprit pourtant et d'une rare puissance, y a laissé sa raison. Le surhomme qu'il a créé si ingénieusement est en lui retombé à l'état d'imbécillité. --Surmenage cérébral, dit Georges. --Non, non: ce n'est pas un phénomène d'ordre physique, mais psychologique. Le mythe de la confusion des langues... --Quelle que soit la cause, l'effet est une folie fort malfaisante. Pour se garder la tête fraîche, le mieux est de les laisser se gourmer entre eux, comme à la tour de Babel, en effet.» Et le jeune docteur, dont l'esprit un peu léger ne s'attachait pas longtemps au même sujet, s'en alla au jardin retrouver sa femme et embrasser ses enfants. Depuis un moment déjà sa sœur s'était éclipsée. L'entretien la dépassait d'une longue portée. Élisabeth, au contraire, très attentive, songeait. «André n'aurait-il pas tout à l'heure mis le doigt sur la plaie? dit-elle. Ces déraisons proviennent de l'orgueil. Et ce n'est pas sans cause que la religion enseigne l'humilité.» Mais son mari protesta: «Il n'est point nécessaire. On peut être parvenu à un étiage intellectuel assez élevé, Dieu merci, en demeurant dans la mesure et dans la règle. --Mme Élisabeth pourrait bien avoir dit le mot de la situation. Cela vous étonne de m'entendre parler ainsi?... Je m'en étonne un peu moi-même. Et pourtant, moi, j'arrive à croire que la foi est encore le plus sûr des guides, le plus solide des freins. Toujours je l'avais respectée... mais je m'en tenais à cette déférence affectueuse, avec une nuance de condescendance, qu'on porte à sa bonne vieille nourrice. Et puis... et puis j'ai vingt ans de plus que quand j'en avais vingt cinq. Pour être soldat, on n'en réfléchit pas moins... dans ces garnisons alpestres surtout, où l'on n'a guère d'autre compagnie que celle de la nature du bon Dieu... dans ces campagnes coloniales où l'on se trouve en permanence alangui par la fièvre et face à face avec la mort. J'ai réfléchi. Et j'ai été conduit à me demander si la religion ne serait pas la discipline suprême qui engendre toutes les autres... la source unique de toutes idées de devoir, d'abnégation, de sacrifice... --Je ne fais pas profession d'athéisme. Toutefois dois-je vous prier de remarquer que nombre d'incroyants sont gens de bien. --Sans conteste. Mais le sens du bien, d'où le tiennent-ils? --Notre oncle vous répondrait que la pratique du bien et l'accomplissement du devoir sont choses d'utilité sociale, nées de la loi d'échange; chacun faisant ce qu'il doit envers le prochain afin que le prochain en fasse autant pour lui... Mais, ajouta André en souriant, je me hâte de soulever l'objection qui vous vient aux lèvres. Le plus adroit et le moins scrupuleux étant assuré qu'il saura tout recevoir et ne rien donner, il se tiendrait quitte de sa part. Aussi je tombe volontiers d'accord avec vous pour attribuer à ces notions une origine plus haute. --Eh bien! cette origine, je la trouve dans la foi. --Peut-être, fit André pensif. Certes, elle est bien affaiblie à présent. Le sentiment religieux cependant est de ceux qui demeurent tenaces au cœur de l'homme. Vidé le vase, le parfum subsiste, lequel est long à s'évaporer. Dans les pays, dans les milieux les moins croyants, l'atmosphère morale en est encore assez imprégnée, sans doute, pour qu'inconsciemment nous en subissions l'influence. Peut-être... --Eh bien! reprit Maurice Briffault avec quelque vivacité, là où vous admettez l'hypothèse, j'ai, moi, acquis la certitude. Et de catholique latent je suis devenu catholique pratiquant. --Le sabre et le goupillon... Mais j'ai tort de sourire. Et très sincèrement, mon cher commandant, toutes mes félicitations. Être certain, c'est être heureux.» Par petite taquinerie il ajouta: «Les athées aussi le sont... Les athées bien convaincus.» De cette voix sombre que parfois, à présent, avait Élisabeth: «Non, dit-elle, ils ne sauraient l'être, parce que Dieu n'est pas avec eux.» Cette voix-là, symptôme de ses retombées dans la tristesse, alarmait son mari et l'irritait un peu, car cette tristesse-là n'était pas, il le savait bien, celle qui leur était commune. «Allons, répliqua-t-il, regarde autour de toi. Combien de gens fort religieux ont sujet de se plaindre alors que tout sourit à tant de mécréants. --C'est qu'on ne regarde pas assez longtemps. Qui sait, à ceux-ci, ce que réserve l'avenir?» D'un regard circulaire, s'assurant que personne ne serait offensé de sa remarque, elle ajouta: «Existait-il famille plus heureuse que celle de mon oncle? Vois aujourd'hui tout ce qu'il y est entré de chagrins. --Il est trop facile de te répondre que les plus croyants ne sont point à l'abri des traverses. S'il en était autrement, la piété prendrait fâcheuse couleur de prime d'assurance avec le ciel. Sans chercher plus loin, tiens, ta chère Mme Guivarch, Dieu l'aurait donc abandonnée? Ce serait bien ingrat de sa part. --Du moins a-t-elle puisé dans la foi et dans les pratiques la force nécessaire pour supporter ses épreuves. --Toujours n'y trouve-t-elle pas un visage riant ni une aimable humeur. La religion pourtant, me suis-je laissé dire, veut qu'on soit gai. --Oui, quand on a le cœur pur. --Est-ce que ton amie?... Oh! Élisabeth... --A tort ou à raison, elle se sent, je te l'ai dit, troublée par le scrupule d'avoir failli à sa vocation. Puis, Monique est de nature morose. --Et elle a été l'artisan de ses malheurs, dans lesquels en effet n'est pour rien la colère céleste. Ainsi de nous tous. Mais, hormis la mort des êtres chers, tout ce qui nous atteint vient de notre fait, va, sans qu'il soit nécessaire que Dieu y mette le doigt.» Sous prétexte d'aller fumer un cigare, Maurice Briffault s'était dérobé d'un entretien qu'il voyait tourner à l'intime. «Puisque, continua André, tu invoques l'exemple des Bertereau, ce qui afflige ton oncle dans ses enfants est la conséquence logique de l'éducation et du milieu. S'il est, lui, non seulement un homme éminent, mais un caractère irréprochable, c'est qu'il a grandi dans cette rigide, rude et forte bourgeoisie provinciale d'il y a trois quarts de siècle. En ce temps-là, les bleus comme les blancs, les rouges comme les noirs étaient retenus sur les pentes par un solide frein moral. Les plus libéraux admettaient l'obligation d'une discipline de l'esprit et s'y soumettaient. De Proudhon, tu ne connais sans doute que l'aphorisme fameux: «La propriété, c'est le vol!» L'auteur cependant de cette formule un peu bien hardie professait d'autre part une sévérité morale ne le cédant en rien à celle de la religion. Aujourd'hui, c'est le règne du laisser-aller, laisser-faire, un relâchement général dont les ravages s'exercent jusque parmi les plus conservateurs, voire les plus chrétiens. Notre oncle, si rigide pour lui-même, comment a-t-il élevé ses enfants? Au nom de la liberté individuelle, du droit imprescriptible de chacun à son développement intégral--n'est-ce pas pitié de voir des hommes de sa grande valeur se bercer de pareilles sornettes?--il les a laissés pousser comme herbes folles. A-t-on tenté de combattre chez Marcel, d'enrayer les tendances d'un tempérament intellectuel si singulier? A-t-on pris la peine d'arracher l'ivraie dès qu'elle apparaissait parmi le bon grain? La moisson a été ce qu'elle devait être. Le mauvais laboureur est bien venu vraiment à s'en étonner et à s'en courroucer.» Mal convaincue, Élisabeth se taisait, un pli têtu barrant son front. «Vois Georges, continua son mari. Lui a-t-on donné plus de religion qu'à son frère? Il est ce qu'il est parce que, livrée à elle-même, sa nature meilleure était moins exposée à la détérioration. --Georges ne s'est pas soumis à l'Église, comme l'a fait son cousin, mais il ne nie point. Ta sœur est à son côté, une bonne catholique... Son fils est élevé par des ecclésiastiques... --Effet, mais non point cause. Le docteur Bertereau junior est de tempérament beaucoup moins positif que son père... ce qui, soit dit en passant, pourrait bien expliquer pourquoi il n'est pas aussi grand chirurgien. Or, mieux que le doute, la foi, j'en conviens, satisfait aux besoins d'idéal. A telles enseignes que nombre de gens aujourd'hui lui demeurent attachés, ou même y reviennent, uniquement par élégance morale, par sentiment artistique. --Ceux-là ne sont guère agréables au cœur de Dieu. --Crois-tu? Des prêtres me l'ont dit pourtant: tout leur est bon, qui n'est pas la négation absolue. Et moi-même, plus éloigné encore de la foi véritable, ils me recevaient en grâce parce que, ne la possédant point, je ne lui suis point hostile. --C'étaient des prêtres bien indulgents. --Les prêtres le sont plus que les dévotes.» Dans son humeur contre Mme Guivarch, il ajouta: «Car ton amie, j'imagine, me présente à tes yeux comme un réprouvé. --Oh! André... A supposer qu'elle pensât ainsi, lui permettrais-je de le dire? --Merci pour cette bonne parole. Mais à bon entendeur salut. Et l'insinuation est une arme plus efficace souvent que l'affirmation... Une arme perfide... une arme de femme.» Élisabeth eut son sourire des bons jours. «Et les procès de tendances, dit-elle en le menaçant gentiment du doigt, est-ce une arme d'homme? Laissons la pauvre Monique, veux-tu?... et parlons de l'oncle Frédéric.» Heureux de ce rayon de soleil qui perçait le nuage, André n'insista point et, prenant la tangente: «Eh bien! ma chérie, si tu prétends que l'oncle Frédéric et tous les siens pèchent par défaut d'idéal, nous sommes d'accord. C'est là que je vois la source des autres déboires qui sont venus à l'encontre de son bel optimisme. Les infortunes de Jeanne? Assurément n'est-elle pas la première à qui soit advenu de tirer un mauvais numéro à la loterie matrimoniale. Mais c'est jouer à coup presque sûr que choisir un gendre dans ce monde de petits arrivistes féroces, d'une immoralité inconsciente, embusqués aujourd'hui sur toutes les routes gouvernementales et parlementaires, qui commencent par être de vulgaires noceurs et finissent dans la peau d'un député prévaricateur ou d'un ministre concussionnaire... Tu verras si je suis mauvais prophète pour Vuillaume. Les Percheron?... Leur déconfiture même, d'ailleurs honorable, n'est point un accident aussi fortuit que cela semble. On est hypnotisé par le gros lingot à l'américaine. Dans la ruée, la plupart se cassent les reins. Et une femme comme ta cousine, matérialisée dans les seules jouissances de vanité, constitue un actif agent de ruine en demandant à son mari de gagner trop d'argent, ce qui est le plus sûr moyen d'en perdre. Leur fils Fred? S'il n'a pas tourné au pire, c'est que les natures médiocres le sont en tout, même dans le mal. Mais vingt-quatre ans, fruit sec de tous ses examens, cent sottises, des dettes... et, au lieu de briller dans la diplomatie républicaine, à quoi le destinait madame sa mère, par grande protection, ce rejeton de deux princes de la science s'échoue dans les bureaux du P.-L.-M., à deux cents francs par mois. Est-ce un effet du hasard? Jamais ce garçon n'a entendu une parole élevée. Dans son esprit, on n'a pas mis un goût délicat, pas une idée noble. Il n'y a trouvé que la blague bête, que le penchant pour des plaisirs grossiers. A quinze ans, il passait ses dimanches aux courses et y jouait avec des camarades de collège, une pépinière de jolies fripouilles. Aussi discutait-il pertinemment les mérites respectifs des étoiles de tous les beuglants de Paris. Certes, le grand docteur Bertereau a des sujets de s'affliger... Mais c'est un phénomène tout scientifique, cette décadence... je dirai même cette déchéance de son sang. Bien heureux encore si Marcel et sa doctoresse ne font pas souche de petits anarchistes qui fabriqueront des bombes à renversement. Tout cela, te dis-je, était fatal. Oui, les erreurs se paient, les fautes s'expient. Mais cela se fait mécaniquement... Que vas-tu donc, à ce propos, invoquer l'intervention de Dieu?... lequel, à vous en croire, vous autres dévotes, ne s'occuperait jamais de nos affaires que pour les gâter...» Une explosion de joie, un déchaînement de rires, l'entrée bruyante des enfants poussant, devant eux, douloureusement résigné, le gros dogue qu'ils avaient coiffé d'un vieux bonnet de leur grand'mère... Et plus avant ne parla-t-on, ce jour-là, de telles choses. III De ces choses, d'ailleurs, Élisabeth jamais ne discutait avec son mari. A quoi bon, alors que leurs angles de vision étaient si divergents? Elle se renfermait en soi-même, se nourrissant d'une souffrance que la souffrir seule faisait plus amère. Chaque jour aggravait le tumulte de sa conscience, chaque jour grandissait en elle le sentiment de son péché. Même entre les retours de plus en plus fréquents de ces crises morales que dénotaient le front buté, les yeux d'angoisse, même lorsqu'elle voulait sourire, André la sentait lui échapper chaque jour davantage. Les troubles apportés par sa grande douleur dans la santé d'Élisabeth avaient interrompu l'intimité conjugale, jusqu'alors très étroite. Après douze années d'heureuse et paisible possession, assagi par l'âge qui commençait à lui grisonner les tempes, quoique toujours épris de la jolie créature demeurée si jeune, André attendait que l'amour de la femme triomphât du deuil de la mère. Mais au lieu d'amener le rapprochement, le temps semblait confirmer la séparation. Elle lui était l'amie la plus douce, la plus tendre; elle n'était plus l'épouse heureuse de donner du bonheur à l'époux et d'en recevoir. Il souhaitait vivement un autre enfant pour prendre dans ce cœur déchiré la place demeurée vide, une fille peut-être, qui serait la consolation, non l'oubli, car en elle on aimerait la chère petite Yvonne. Lorsqu'il crut pouvoir se risquer à évoquer cette image, il pensait provoquer quelques larmes. Ce fut un cri de révolte qui lui répondit. «Encore un enfant né dans le péché?... Non, non, je ne veux pas.» A son tour André eut un sursaut, qui était de colère. «Né dans le péché!... Qu'est-ce que cette folie?...» Mais aussitôt il se calma. C'est parla douceur qu'il pourrait avoir raison de ce désordre d'âme. En effarouchant Élisabeth, en la heurtant, il ne parviendrait qu'à refermer la porte du cœur, si longtemps clos, qui venait de s'entr'ouvrir. C'était le soir, au coin du feu, sous la lampe rose, à l'heure charmante des foyers heureux. Reprenant place à son côté sur la causeuse, et s'emparant de ses mains d'un geste d'affectueuse autorité: «Élisabeth, dit-il, tu me rendras ce témoignage que jamais je n'ai pris position devant toi sur le terrain confessionnel... le seul qui ne nous soit pas commun. Je ne suis nullement hostile à ta croyance; mais, le fussé-je, je la respecterais, parce que tu la professes. Il est des maris pour vouloir que, de leur femme, tout leur appartienne, jusqu'à sa conscience. J'admets, moi, chez les époux les plus unis, le droit de chacun à un coin d'âme inviolable: le domaine des convictions profondes. Et il n'en existe point, je le sais, de plus infrangibles que les convictions religieuses. Mais du moins ne faut-il pas que ce jardin secret recèle pour l'autre un ennemi. Or, depuis longtemps déjà, je sens que ta religion se dresse entre nous... contre moi... Ta religion... ou seulement peut-être une influence néfaste. --Monique?... Quand même ce que tu dis serait exact...» Faible effort pour protester, dont André ne fut pas dupe. «Derrière elle il y aurait les matières de foi. Elle ne ferait qu'interpréter la vérité. --En quoi elle se mêlerait de ce qui ne la regarde pas. La direction de conscience... ainsi cela se dit-il, je crois... me semble incomber aux prêtres, non aux dévotes. --Aussi ne prétend-elle point me diriger. Ai-je besoin d'ailleurs de direction pour savoir que je vis en état de péché mortel?» De nouveau il bondit: «Quand tu m'as épousé, tu ne savais donc pas ce que tu faisais? --J'étais aveugle alors. Depuis, Dieu m'a éclairée... Il m'a éclairée par un premier avertissement... puis par un second, bien cruel. --Si je te comprends, Dieu... ton Dieu aurait condamné le pauvre petit qui dort là à n'être qu'un infirme?... Oh! la belle justice... Et non content qu'un innocent déjà ait payé pour toi... pour nous... comme il y a eu récidive, c'est notre petite fille, cette fois, qui a dû mourir? --Pour elle, où est le mal? Elle a un peu souffert. Mais l'âme blanche, à présent, est à jamais heureuse, tandis que moi, que toi, nous restons pour pleurer.» Comme André se contenait, étouffant les paroles violentes qui lui montaient aux lèvres, après un instant elle murmura: «La victime expiatoire doit toujours être pure. --Chez les païens, oui. Mais le christianisme, j'imagine, a marqué un progrès de l'humanité. Et ce Dieu qui ne manifeste que par des châtiments... est-ce là sa bonté dont vous parlez toujours? --Ne convient-il pas de châtier nos enfants pour leur bien? Tu envisages uniquement, mon ami, la vie de ce monde... Elle n'est qu'une minute dans l'éternité.» Nerveux, il allait et venait par la chambre, s'irritant de sentir sa raison impuissante contre la foi. Et comme il était d'esprit droit, à son irritation se mêlait une déférence involontaire pour la fermeté inébranlable qui fonde sur le roc le sentiment religieux. Confusément, Élisabeth démêlait son avantage. «Du haut de ta philosophie, reprit-elle, dis-le-moi, André, si ce n'est pas une expiation, pourquoi notre enfant bien-aimée nous a-t-elle été reprise?... une enfant qui semblait n'avoir été exceptionnellement adorable que pour rendre la perte plus atroce encore. Dis, pourquoi? --Pourquoi?... Eh! ma pauvre chérie, pourquoi toutes les douleurs humaines? Encore en est-il qui n'atteignent que soi... En bonne logique, celles-ci ne devraient-elles pas être réservées aux coupables? --Non, car ils sont mieux frappés dans les êtres qui leur sont chers. --Mais elle est féroce, ta doctrine... Elle est féroce et elle est absurde. Alors si je commets une mauvaise action, c'est sur ta tête que s'écroulera une cheminée.» Derechef s'apaisant: «Et puis, vois-tu, Élisabeth, le malheur qui nous est échu, ce n'est pas pour nous qu'il a été inventé. Tu as lu les vers de Musset: _Nous nous imaginons, pauvres fous que nous sommes, Que personne avant nous n'a connu la douleur..._ Cette grande peine de perdre ceux qu'on aime et de les perdre avant le temps, elle est de tous les jours. Ma mère, à moi, jeune, belle, heureuse, pourquoi a-t-elle été fauchée dans sa fleur? Je l'adorais. Ce que, si petit encore, je l'ai pleurée, le temps que j'ai mis à me consoler, tu ne saurais le croire. Lorsque, quatre ans après, mon père s'est remarié, j'ai cru que jamais je ne lui pardonnerais. Ce chagrin-là, dis-moi, était-ce une punition de mes péchés d'enfant de dix ans? Le pourquoi de ces injustices du destin, il ne faut pas le chercher. C'est user son énergie, car cela décourage de vivre; c'est se mettre le trouble dans l'esprit, puisqu'on ne saurait aboutir qu'à des hypothèses. Ce que nous qualifions d'injustice n'en a que l'apparence. Tout se résout en formules qui nous échappent. Je crois fermement à l'existence d'une intelligence supérieure pour gouverner le monde tangible et intangible. Tu l'appelles Dieu... j'y consens. Pour les athées, ce sont des lois de la matière, encore inconnues, que de plus ou moins bonne foi ils se flattent de découvrir quelque jour. Un objet tombe en vertu de sa pesanteur; cela, nous le savons. Qu'est-ce qui précipite un être dans son éternité avant l'échéance normale de l'âge? La philosophie l'ignore, comme la science, et mon sentiment est que toujours cela demeurera ignoré. Mais la religion n'en est pas mieux instruite. Et, tiens, ne le dit-elle point: les voies de Dieu sont impénétrables? Combien téméraire donc de lui attribuer des intentions... et, qui pis est, des intentions mauvaises.» Il essayait de la faire sourire. Mais elle secouait la tête avec tristesse, avec quelque chose aussi de sombre, d'accablé: «Je sais que j'ai péché... que je pèche... et que je dois expier. Voilà.» Toujours le mur sur lequel venait se briser l'argumentation d'André, comme sa tendresse. Pourtant, il ne se lassait point. «Tu as péché, soit!... J'entre dans ton idée catholique, tu vois, d'où il ne s'ensuit point que je la partage... Mais hors cette erreur, tu es la plus droite, la plus pure, la meilleure des créatures. Tu aimes Dieu, tu le crains, tu le sers... Et cette seule erreur, il te la ferait payer de ton bonheur--sans parler du mien?... Pour cette unique faute, il te frapperait comme épouse, il te frapperait comme mère?... Il te déchirerait de cette pensée atroce que tu voues au malheur les enfants de ta chair?... Et cela alors que nous voyons tant de coquins triomphants? --Le péché n'est pas une simple erreur... Tu ne peux comprendre, André... C'est plus qu'une faute, c'est autre chose qu'un crime: c'est une souillure. C'est ce qui nous rend impurs, ce qui nous rend indignes. C'est ce qui met en péril notre salut éternel... Oh! sens-tu bien tout ce qu'il y a dans ce mot de terrible?... Te rends-tu compte avec ton intelligence, sinon avec la foi que tu n'as pas, de l'angoisse éprouvée à voir que le Seigneur irrité s'est détourné de soi? --Mais à quoi le vois-tu, ma pauvre enfant, à quoi? C'est ton imagination assombrie, ton esprit exalté, qui veulent interpréter dans ce sens un malheur tout fortuit, ou du moins dont notre faible entendement humain ne peut déterminer les causes... un malheur dont le pareil en a atteint d'autres, purs de tout péché... un malheur épargné à d'autres encore, lesquels se trouvent devant l'Église dans la même situation que nous. Ce serait donc au hasard que descendrait la colère d'en haut? Ce qui toujours a défendu ma raison des doctrines matérialistes, c'est leur impuissance à m'expliquer tant de choses obscures et profondes qui nous environnent. A s'en tenir aux faits, ce serait l'incohérence qui régirait l'univers. C'est absolument antiscientifique. Eh bien! Élisabeth, ta conception du divin pèche par la même base...» Avec un faible sourire de malice, elle l'interrompit: «Toi-même l'as dit tout à l'heure: les voies de Dieu sont impénétrables. Ce qui te semble le hasard est en conformité avec sa loi. --Diable! s'écria André, demi-plaisant: en matière théologique, j'ai affaire à forte partie, et j'ai eu tort de me risquer sur ce terrain qui m'est peu familier. Mais, continua-t-il, devenu grave et très ferme, ce que je puis dire, c'est que je me fais de la justice divine une idée plus haute que la tienne. Je me refuse à admettre qu'elle châtie le coupable dans l'innocent. Je crois aussi à une bonté suprême, source de ce qu'il y a de bon en nous. Et je soutiens que cette bonté veut le bonheur de deux braves gens qui, loyalement, ont fondé une famille dans les seules conditions permises par les circonstances. Je proclame que cette bonté et cette justice ne sauraient autoriser le cœur d'une femme à se reprendre après s'être donné à un homme qui n'a point démérité d'elle... --Que dis-tu là, André?... Je t'aime... jamais je ne cesserai de t'aimer.» Et des larmes brusquement montées voilèrent les jolis yeux clairs, remplis d'une infinie détresse. «Est-ce m'aimer que me faire souffrir par l'éloignement qui est entre nous aujourd'hui? Est-ce m'aimer que me tenir pour l'instrument de ta damnation?... Car tu n'as pas prononcé le mot, mais tu l'as dans l'esprit... ou on te l'y a mis. Si tu m'aimais, Élisabeth, voudrais-tu me faire croire que mes enfants sont marqués du sceau des réprouvés? Si tu m'aimais, ne souhaiterais-tu pas comme moi la venue d'une autre petite tête blonde qui aurait ce qui manque à notre pauvre Gabriel et ainsi compléterait la joie de la maison?... Non, non, tu ne m'aimes plus. Et si je croyais vraiment que ton Dieu fût cause de la ruine de ta vie et de la mienne, si je le croyais...» De sa main posée sur les lèvres de son mari, arrêtant les paroles que faisait pressentir la violence du geste: «Tais-toi, André, tais-toi, s'écria-t-elle... Ne blasphème pas.» Il saisit cette main et la retint dans les siennes. Puis, plus doux: «Si tu veux que je respecte l'idée divine... la tienne, montre-la moi respectable. Ne me donne pas à penser qu'elle peut séparer une femme de son mari, éloigner une mère de son enfant, empoisonner deux existences honnêtes. Car, s'il en était ainsi, la religion du Christ serait dépouillée de ce qui fait sa beauté: l'amour et la miséricorde. --Elle parle de miséricorde, soupira Élisabeth, mais de pénitence aussi. --Et aussi de contrition, laquelle, si je ne m'abuse, est très puissante au tribunal de Dieu... Vois, ajouta-t-il en souriant: tu m'inspires un langage de prédicateur. Mais je n'ai pas oublié la prière primordiale, celle des tout petits enfants: «Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.» Tu as été offensée, Élisabeth, offensée gravement. Y a-t-il jamais eu dans ton cœur place pour la rancune?... Non. De cela, va, Dieu te tiendra compte. Calme, ma chérie, cette exaltation qui t'égare, qui te fait beaucoup de mal et à moi également. N'avons-nous pas déjà été assez malheureux.» Sur la poitrine de son mari, qui lui baisait les cheveux, Élisabeth pleurait doucement. Il pensa l'avoir vaincue. Mais lorsque, plus tard, il voulut la suivre dans sa chambre: «Oh! André! lui dit-elle, plaintive, je suis si lasse... je souffre tant de la tête, si tu savais...» Avec un geste de colère, il la quitta. Ainsi viendrait toujours à crouler--André le sentait bien--l'édifice fragile de son éloquence. Ce sentiment, plus fort que sa raison, plus fort que sa tendresse, ranimé des cendres sous lesquelles si longtemps il avait couvé, inextinguible, brûlait chaque jour d'une flamme plus haute, d'une flamme dévoratrice menaçant de consumer leur bonheur, bien entamé déjà. Et en présence de ce désastre lui ne pouvait rien, rien. Il ne pouvait rien pour apaiser cette âme en détresse. «Qui donc, pensait-il en arpentant à grands pas son cabinet dans la tristesse de sa veillée solitaire, qui donc pourrait lui parler?... Qui pourrait lui rendre la paix?...» Brusquement il arrêta sa promenade machinale. Une idée lui était venue et il la mettrait à exécution dès le lendemain. IV «Cocher! à l'église Saint-Jacques-Saint-Christophe... Vous savez où c'est?... A la Villette, rue de Crimée, je crois. A l'heure, ajouta André Rogerin, voyant le visage rougeaud se renfrogner à l'énoncé de cette adresse, tellement inattendue de la part d'un bourgeois emmitouflé d'une aussi belle pelisse.» Bougonnant quand même, afin de n'en pas perdre l'habitude, l'automédon enveloppa sa haridelle de ce long coup de fouet en douceur, qui a pour objet moins de la stimuler que de la préparer à la résignation. Durant cette longue route, André avait tout loisir pour songer. Il songeait à sa vieille camaraderie avec Augustin Aldebert, depuis le lycée de Rouen, où ils s'étaient liés dès la classe de seconde, jusqu'à leurs doctorats, l'un en droit, l'autre ès lettres, passés simultanément à Paris. Commerce étroit et affectueux sans autre interruption, en ces dix années, que celle du service militaire accompli par André, tandis que, dispensé comme fils aîné de veuve, Augustin poursuivait ses études en demeurant auprès de sa mère, atteinte d'un mal sans remède, qui bientôt la devait emporter. Aussitôt qu'elle fut morte, le jeune homme entrait au séminaire de Saint-Sulpice. Encore que ses sentiments religieux fussent connus de son ami, aussi la singulière rigidité de ses mœurs, cette détermination avait semblé imprévue. Rien pourtant de moins romanesque. Dès l'adolescence, Augustin s'était dans son cœur voué au sacerdoce. S'il avait su s'en taire, cela d'abord avait été pour s'éprouver soi-même. Puis son devoir envers cette mère condamnée, dont il était l'unique enfant, l'avait retenu dans le monde. Mais sa vocation était de celles, fortes et sûres, qui s'affermissent encore à attendre leur heure. Libre, il était allé à l'autel comme le fleuve va à la mer. La carrière de l'abbé Aldebert avait été celle d'un prêtre instruit et pieux, que son caractère énergique, son inlassable activité, ses facultés administratives et organisatrices désignent plus spécialement pour le ministère paroissial. Ces qualités même les possédait-il à un degré si éminent, qu'elles eussent dû le conduire rapidement au sommet de la hiérarchie ecclésiastique. Sa franchise cependant, parfois un peu rude, certaine indépendance d'esprit qui, sans ébranler sa soumission à la discipline, ne lui laissait pas la souplesse nécessaire pour se concilier les faveurs de l'autorité épiscopale, non plus que du pouvoir civil, avaient quelque peu entravé son essor. En attendant d'être évêque, s'il devait le devenir, il était le curé par excellence, pour une paroisse populaire surtout comme celle qu'il gouvernait depuis plusieurs années. Croyant plus à l'efficacité sociale de l'éducation chrétienne qu'à celle de l'aumône, sans négliger le soin des pauvres, il se montrait particulièrement attentif aux écoles libres, aux patronages, aux cercles et associations catholiques, à la diffusion des bons livres et de la bonne presse. En chaire, ce lettré savait approprier son langage au développement intellectuel de l'auditoire. Sa parole chaude, colorée, précise, exposait une doctrine très simple, mais très ferme, qui élevait l'homme à Dieu, sans porter préjudice au siècle. En enseignant le devoir, la patience, la charité, la pureté, l'amour, il ne s'efforçait pas uniquement de provoquer en ces âmes frustes dont il était le pasteur l'éclosion de la fleur d'idéal qui adoucit, qui embellit, qui ennoblit les existences rudes et humbles: il s'adressait aussi à la raison pour faire entendre que les plus sûrs chemins vers le bonheur sont encore ceux de la vertu et de la foi. Ainsi obtenait-il, dans cette population toute de prolétaires, des résultats surprenants pour qui ne sait quelles réserves de droiture demeurent encore sous les scories de la démoralisation populaire si difficiles à déblayer. A cette tâche qu'il aimait, le curé de Saint-Jacques-Saint-Christophe dépensait sans compter, outre l'appoint non négligeable en cette paroisse pauvre de ses deniers personnels, un zèle ardent, une rare puissance de travail, donnant l'exemple à ses six vicaires, de qui il exigeait la besogne de douze. Par là avait-il acquis dans la partie saine de ses paroissiens, même parmi ceux, le plus grand nombre, qui ne fréquentaient pas l'église, une popularité de bon aloi, car elle n'était pas due à la faiblesse. «C'est un costaud,» disaient de lui les fortes têtes du quartier... Dans ce mot, à la Villette, tient tout un jugement, et des plus flatteurs. Par la force des choses, sans qu'en fût diminuée leur affection réciproque, l'entrée dans les ordres de l'un des deux jeunes gens avait relâché leur intimité. Cet ecclésiastique n'était pas un mondain. Bien que ne mettant dans sa vie nul ascétisme, il la vivait de façon purement sacerdotale. Il estimait qu'en raison de ce que la mission du prêtre présente de si haut, du privilège moral qu'elle lui confère sur les autres hommes, elle lui impose l'obligation de se tenir à l'écart d'un train où il n'a que faire et où risque de s'amoindrir le prestige dérivant de son caractère sacré. Toute sa carrière s'étant faite dans le diocèse de Paris, de temps à autre son ami allait causer avec lui de philosophie, de théologie parfois, plutôt de lettres ou de politique. Alors premier vicaire à la Trinité, il avait célébré le mariage de Cécile Rogerin. Puis, presque aussitôt, André se mariait à son tour. En rupture ouverte avec l'Église, il avait pensé qu'en serait rendu malaisé son commerce avec un prêtre. Aux occasions, il y avait échange de communications affectueuses, et c'était tout. Ainsi l'avocat ignorait-il le presbytère de Saint-Jacques-Saint-Christophe. Le boulevard traversé sous la porte Saint-Martin et le fiacre poursuivant de l'autre côté l'indéfiniment longue rue de ce nom, puis, plus loin que la gare de l'Est, la non moins interminable rue d'Allemagne, pour ensuite gravir les Buttes-Chaumont par le ruban de queue de la rue de Crimée, André, qu'étonnait la longueur du trajet, regardait à l'entour, et il lui semblait se trouver dans un monde étranger. Immense ruche humaine bourdonnant au milieu des chantiers, des ateliers, des usines, à grands fracas de lourds camions glissant sur le pavé gras, hommes en bourgeron, femmes en cheveux, enfants innombrables, un grouillement sentant la sueur, aspect non de misère, mais de rude et morne labeur exclusivement manuel. Particularité qui frappe tout passant égaré dans les régions ouvrières, sur deux boutiques, l'une est un étalage de victuailles, à moins que ce soit la boisson qu'on y débite. Évidence matérielle du fait que l'effort de ces milliers et de ces milliers d'êtres humains se concentre sur le pain quotidien, à la lettre--y compris l'alcool. Se vêtir, se chausser, le tabac, de loin en loin une pharmacie, un coiffeur, un petit horloger, un marchand de fer ou de papeterie commune, et voilà tous les besoins satisfaits, nécessaire et superflu, l'élément plaisir représenté par la manille et le zanzibar, qui se jouent dans tous les endroits où «on prend un verre», depuis le mastroquet jusqu'à l'estaminet, le vice s'indiquant par des bals musette, des beuglants borgnes, des garnis louches. Ces tableaux suggestifs d'existences si profondément différentes de celles qu'on connaît, qu'on coudoie, éveillaient chez André cette pensée: «Combien de ces politiciens qui se prétendent les interprètes des besoins et des aspirations du peuple, qui en font le suc de leur éloquence et le tremplin de leurs ambitions, combien vivent cette vie, combien même la voient vivre? Les démocrates dorés, les socialistes en chambre, ont-ils seulement jamais mis le pied dans ces quartiers? L'excellent docteur Bertereau, ce vieux républicain fermement convaincu que sa doctrine politique a pour unique objectif le bonheur du peuple, lui, le praticien recherché des grands et des riches, quand, pour aller à l'hôpital où il soigne les corps de ces pauvres dont il ignore les âmes, il traverse ces parages excentriques, absorbé dans la lecture des journaux du matin, jette-t-il parfois un coup d'œil à travers les vitres de son coupé? Le jacobin Biscaras, en son confortable logis bourgeois où, parmi ses bibelots d'art et ses toiles de maître, il s'occupe administrativement de la misère publique, a-t-il jamais pris contact avec ces masses pullulantes et peinantes dont il se prétend l'ami, le frère? Non: de ces âmes, de ces mentalités dont les sépare un abîme, ils ne savent rien, rien, pas plus que moi-même.» Et songeant à la visite qui, pour la première fois de sa vie, l'amenait en pareil quartier, André se dit encore combien le clergé, vivant au milieu d'elles, pour elles, est plus apte à les comprendre, ces mentalités et ces âmes, mieux placé pour leur parler, pour les éclairer, pour les relever, les encourager, les consoler. Par quelle étrange et détestable aberration faut-il que ceux qui sont les meilleurs amis du peuple, qui devraient lui être ses guides, ses soutiens, aient pris à ses yeux figure d'ennemis?... «M. le curé est à la chapelle des catéchismes. Mais cela va être fini... Il sera ici dans l'instant.» En cette pièce où on l'avait introduit, salon et cabinet de travail, André retrouvait l'arrangement familier de naguère. Le meuble quelconque, noyer ciré et velours olive, un peu plus défraîchi, le grand bureau de bois noir, les étagères chargées de livres fatigués; au milieu du parquet bien brillant, une carpette française; aux murs, des gravures à la manière noire de tableaux de sainteté: la _Cène_, de Léonard; la _Descente de Croix_, de Rubens; l'_Assomption_, du Titien; le _Mariage de la Vierge_, du Pérugin; un portrait du Pape, une copie du _Ravissement d'Ezéchiel_, de Raphaël; sur la cheminée, une réduction en bronze du _Moïse_ de Michel-Ange, donnant seule une note artistique, et c'était--il sourit en se le rappelant--son propre présent à l'occasion de la première messe de son ami. Sans affectation de sévérité, dans un caractère plutôt bourgeois, mais studieux et de confort suffisant, intérieur bien ecclésiastique, caractérisé par l'absence de toute esthétique corruptrice et d'amollissante élégance. «Bonjour, André. --Bonjour, Augustin.» Dans leur serrement de main passa la chaleur de l'affection ancienne. «Je suis content de te voir,» ajouta le prêtre, et un sourire très franc accentuait la cordialité de sa parole. Par un contraste auquel il devait un charme singulier, cet homme d'action, au tempérament de lutteur, était de stature peu élevée, le corps menu, plus nerveux que robuste, la physionomie fine et douce, animée par l'éclat des yeux gris très perçants, le front haut du penseur, encadré de cheveux noirs qu'il portait assez longs autour de la tonsure, mais l'énergie s'indiquant dans la carrure du menton, comme la bonté dans la bouche aux lèvres fortes. «Moi aussi, Augustin, je suis content. Tu ne crois pas que je t'oublie, au moins?... Nos voies sont tellement divergentes... et la vie emporte chacun dans son tourbillon. A moins de nous chercher expressément, où nous rencontrerions-nous? ---Notre vieille amitié est à l'épreuve de l'absence. Y a-t-il dix ans que nous ne nous sommes vus? Est-ce hier?... Je n'en sais rien, sinon que te voici. --Tu m'as écrit une bonne lettre au moment de mon cruel chagrin. Je t'ai bien répondu, n'est-ce pas? --Et tu as bien su que je m'étais présenté chez toi? --Je l'ai su, et j'en ai été profondément touché. Mais en ces premiers jours l'état de ma pauvre femme était tel que je n'existais plus pour personne. Je te l'ai dit en t'écrivant. --Tu m'as dit aussi la fin de tes alarmes. Souvent j'y pensais, et j'ai prié pour elle et pour toi. Le mieux s'est confirmé, j'espère? --Physiquement, oui; elle va tout à fait bien à présent.» Après un peu d'hésitation, André ajouta: «Pourquoi n'es-tu pas revenu? --Parce que, comme prêtre, j'aurais craint de paraître vouloir imposer des consolations qu'on ne me demandait pas.» De nouveau il y eut un passage de silence. Approchant un fauteuil de chaque côté de la cheminée où grésillait un feu de coke: «Viens donc t'asseoir ici, reprit le curé... Il fait très froid.» Mais André poursuivait son idée. Ayant pris place, c'est d'un ton très légèrement agressif, crainte de paraître s'excuser, qu'il dit à son ami: «Depuis mon mariage, je t'aurais volontiers prié à dîner avec nous quelquefois, en famille. J'aurais aimé que ma femme te connût. Mais j'y ai mis de la discrétion... Ton habit ne saurait fréquenter chez des gens qui vivent en état de péché mortel.» De nouveau l'abbé Aldebert sourit, d'un sourire très fin cette fois: «Mon habit, au contraire, a plus affaire avec les réprouvés qu'avec les saints. Et quant au péché mortel, comme tu y vas, ami!... Pour perdre irrémissiblement l'âme, sais-tu bien dans quel esprit le péché doit être commis? Celui, très grave, par lequel tu offenses Dieu... Mais au fait, crois-tu toujours en Dieu? Tu ne le niais pas jadis? --Pas davantage à présent... pas plus que je ne l'affirme. Quoique, après tout, j'y inclinerais plutôt. L'idée de Dieu pourrait bien être nécessaire à l'humanité... et sans elle aussi me semble-t-il difficile d'expliquer tant de choses... Mais comment répondre à un prêtre? Ma conception du divin s'éloigne tellement de la sienne que ce que je crois, pour lui, c'est de l'incroyance. --Oui, oui, je sais... Pas de l'athéisme, non certes... une cote mal taillée entre le positivisme, qui se dit scientifique, et le déisme, dilution de la religion en religiosité... L'homme se donne une peine infinie pour inventer des complications, alors que se trouve à son service une foi si simple, qui le dispenserait de se mettre martel en tête... Enfin, tant qu'il n'y a pas négation, la porte demeure ouverte à l'affirmation. Que ta croyance donc soit au Dieu chrétien ou à quelque raison suprême, lorsque tu as contracté cette union devant la loi, union qui n'est pas valable pour l'Église, est-ce avec le propos délibéré d'offenser celui qui a institué le sacrement du mariage? En péchant, dis-le moi, aimes-tu ton péché? --Pour te répondre, il faudrait que je crusse pécher, et je ne le crois point. Traduisant ta question en une langue qui m'est plus familière, je te dirai ceci. Loin qu'aucune intention irrespectueuse ou hostile ait déterminé le caractère purement civil de mon mariage, j'ai eu regret de ne pouvoir lui donner une consécration que je ne tiens pas pour indispensable, mais qui ne saurait nuire et qui a sa grandeur... un sentiment analogue à celui qui me faisait aimer la présence du Christ dans les prétoires, d'où il ne s'ensuit point que me soit moins sacré le serment prêté en dehors de lui... Mais je t'avais écrit tout cela, en t'en faisant part. --Je ne l'ai pas oublié. Si je te le fais répéter aujourd'hui, c'est afin de te faire toucher du doigt l'erreur commune à bien des laïques. Songe donc, André, que le juste pèche sept fois par jour... véniellement, soit! Mais dans le tas comment ne se glisserait-il point de temps à autre quelque péché mortel? Tous réprouvés, alors?... Pas un élu pour s'asseoir à la droite du Seigneur?... Non, non... En dehors du péché qui se délecte de soi-même, le péché démoniaque qui a perdu Lucifer, il n'en est point dont ne se puisse obtenir la rémission. N'est-ce pas la doctrine de la pénitence qui est le sang et la moelle de notre sainte religion? Le plus bel attribut de Dieu n'est-il pas la miséricorde?» Le prêtre était devenu grave, et cela pourtant était dit avec une grande simplicité. Un instant, André se tut. Puis, brusquement, d'un accent au fond duquel il y avait une ironie légère, un peu voulue: «A ce compte, dit-il, ma femme et moi, nous ne serions pas damnés?» Question, certes, imprévue sur ses lèvres. Un instant les yeux gris se fixèrent sur lui, avec, dans leur éclat, de la curiosité et de l'intérêt. Mais ce manieur d'âmes en possédait trop l'expérience pour s'étonner d'aucun retour. En souriant, il répliqua: «La damnation, mon cher André, est un mot que je prononce le moins possible. Pour obtenir le bien, la crainte de l'enfer est un moyen... moi, je préfère montrer le ciel. Puisque tu m'interroges sur ce point, je te répondrai que nul pécheur ne saurait être dit damné tant qu'il a devant lui le temps pour se repentir. Plus il en a, mieux cela vaut. Un monde de contrition, néanmoins, peut tenir en des minutes bien courtes... ces minutes suprêmes qui précèdent la comparution devant le divin juge, et que l'homme vit plus intenses, cent fois, comme au moment de s'éteindre la flamme brille plus haut et plus clair. Là est le secret de cette absolution _in articulo mortis_ raillée par ceux qui ne la comprennent point. Damné parce que tu vis dans le péché?... Mais ce serait presque l'équivalent de cette effroyable doctrine calviniste de la grâce, prétendant que certaines créatures sont marquées par le Créateur du sceau de la réprobation éternelle, sans qu'efforts ni souffrances, sans que foi ni amour puissent jamais fléchir la malédiction de leur naissance. Attends, André, attends d'être au seuil de la mort. Si tu y appelles non l'ami, mais le prêtre, nous causerons... et c'est à ce moment que je te répondrai.» Cette assurance des croyants déconcerte toujours quelque peu ceux qui doutent. Avec un geste évasif, du même ton railleur de soi-même, André reprit: «A ces scrupules que je t'expose, ne te demandes-tu point si j'aurais trouvé mon chemin de Damas? --J'en ai vu bien d'autres. Tu as été éprouvé cruellement... Ceux qui souffrent apprennent facilement le chemin qui conduit vers nous.» En dépit de la douceur dont s'enveloppaient ces paroles, quelque chose de fier y passait, dont fut atteint au vif l'orgueil du rationaliste. Vivement il répondit: «Ce n'est pas ma souffrance que je t'apporte... La raison aussi bien que la religion enseigne à se résigner. C'est de ma femme qu'il s'agit.» L'abbé Aldebert s'inclina en façon de dire: «Tout à son service comme au tien. --Ma femme souffre, Augustin... elle souffre d'autre chose... bien que ce soit à cette occasion... que de la mort de son enfant. Depuis notre grand malheur, j'ai cherché à pénétrer le secret de son âme. J'ai fini par y parvenir et j'ai découvert une plaie que je suis, moi, impuissant à guérir. En venant à toi, mon vieil et cher ami, ce n'est pas tant le prêtre que j'ai cherché: c'est l'homme de qui me sont connus l'élévation d'esprit, la sûreté de jugement, la bonté de cœur, le sens droit et profond de la vie. Si tu n'étais qu'un homme toutefois, une pudeur m'interdirait de te livrer ainsi la pensée de ma femme, l'intimité de mon ménage. Ta robe te revêt d'une immunité me permettant de te confier sa peine, qui fait la mienne. Elle te donne aussi pouvoir de l'alléger peut-être... Et me voici. --Le prêtre et l'homme sont tout à toi, André... Parle.» D'un geste bien ecclésiastique, enfonçant ses deux mains dans sa ceinture, pour écouter, il s'adossa, très attentif. André raconta tout. Quand il eut fini: «Je vois, dit le curé... Scrupules d'une âme demeurée religieuse malgré qu'elle se soit écartée des sentiers de la foi... Absence de direction de conscience...» Percevant chez son ami un léger signe d'irritation, il s'interrompit: «C'est un mot, je le sais, dont les maris prennent ombrage. A la pensée d'une intervention étrangère auprès de leur femme, l'exclusivisme de possession se hérisse... Eh! mon ami, la conscience n'appartient qu'à Dieu... saint tabernacle dont il a remis la clé en nos mains indignes. Toi-même, tout à l'heure, ne l'établissais-tu pas, cette prérogative de notre ministère? Adresse à Dieu ta jalousie, alors, non pas à nous, ses serviteurs.» Se souvenant que la veille lui, le raisonneur, presque en ces mêmes termes il avait parlé à sa femme, André aussitôt se détendit. «Soit! j'ai tort... J'ai tort, puisque c'est moi qui sollicite pour elle ton conseil. C'est que, vois-tu, nous avons peine, nous autres dégagés des liens dogmatiques, à comprendre qu'une conscience ne trouve pas sa direction en soi-même. N'est-ce donc point à ces fins que nous avons reçu la connaissance du bien et du mal? --Tu parles d'une conscience d'honnête homme, non d'une conscience catholique. Ne t'imagine pas, d'ailleurs, que nous encouragions le scrupule... tout au contraire en réprimons-nous l'excès. Et personnellement je suis ennemi de l'abus de direction comme de l'abus des sacrements... Mais, à soulever ce débat, nous nous écartons de l'objet proposé. Je reprends donc. Faute de direction, une conscience qui s'affole... D'autre part, zèle indiscret d'une personne dont la piété ardente et militante est sujette à oublier que, de toutes les vertus chrétiennes, la charité est la plus agréable au Seigneur... Une de ces femmes qui, exaltées par l'orgueil de leur foi, pensent pouvoir se substituer au prêtre pour la conduite des âmes... qui, dans la louable intention de travailler à la gloire de Dieu, s'instituent de leur autorité privée mères de l'Église... Ah! mon ami, les laïques qui rendent la religion comptable du mal fait dans le monde par certaines dévotes plus dévotes que le pape ne se doutent pas qu'elles en font à la religion bien plus encore, et quelles croix elles sont pour nous, leurs confesseurs!... Mais, reprit l'abbé en riant, voilà que moi aussi je manque à la charité... Tu vois combien c'est vite fait de choir dans le péché... oh! véniel, celui-ci, à n'être même pas compté dans les sept quotidiens du juste...» Puis, redevenu sérieux: «Allons, André, le mal n'est pas sans remède. Ta femme peut guérir. --Tu crois?... Tu crois que la paix peut rentrer en elle?...» Mais le front du prêtre s'était fait plus sévère. «La paix?... Entendons-nous. Il ne saurait être de paix véritable que dans les sacrements, et l'approche lui en demeure interdite. --Tu veux dire qu'elle ne peut pas communier? --Elle ne le peut pas. La loi canonique est formelle. --Cela pourtant est d'obligation? --Absolue, au moins une fois l'an. --Alors tu ne saurais la réconcilier avec l'Église. --Tant qu'entre l'Église et elle se dresse son péché, le Saint-Père lui-même n'en aurait pas pouvoir.» André eut un geste violent. «Oh! cet homme, s'écria-t-il d'un accent de haine... Auparavant, je ne songeais pas plus à lui que s'il eût été mort. Mais depuis que le malheur est entré dans ma maison... depuis que son existence... une existence imbécile et coupable... est cause que ma femme s'éloigne de moi...» Avec une gravité douce, le prêtre l'interrompit. «Tais-toi, ami, tais-toi... Dieu tient tout dans ses mains... Certes, ce me serait une grande joie le jour où vous monteriez à ma pauvre paroisse pour me demander de vous bénir au nom du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob... Mais il ne sied point de penser à ces choses... --C'est juste, fit André, ironique... Une superstition affirme que ceux-là dont la mort est désirée enterrent qui la souhaite.» C'est en souriant que son ami le reprit: «Le point de vue auquel je me place diffère un peu du tien.» Mais l'amertume était montée aux lèvres d'André et y restait. «L'amour du prochain?... Pour ne pas vouloir de mal à celui-là, je ne suis pas assez chrétien, mon cher. Mais ces remarques sont oiseuses. Lambertier est de ce monde, ce qui est tant pis pour le monde... Aux fins d'abolir son péché, ma femme dispose d'une autre ressource. Elle n'aurait qu'à m'abandonner, n'est-ce pas?... Son salut éternel vaut bien ce sacrifice. --Qui parle de cela? --Eh! sais-je donc tout ce que peut lui suggérer sa funeste amie? M'abandonner, c'est tellement simple... et abandonner son enfant aussi... ou bien me le prendre. A ce prix, elle ferait sa paix avec Dieu.» Il s'était levé et marchait par la chambre, en proie à une surexcitation peu habituelle à cet esprit ferme et pondéré. «Allons, André, garde-toi des jugements téméraires. Mme Rogerin assurément ne songe à rien de pareil et personne sans doute ne l'y pousse. --Explicitement, non... ce serait trop abominable et monstrueux. Mais, dans cette pauvre tête exaltée, Dieu sait quel chemin font les idées, et les transformations qu'elles subissent. Oui, ce serait monstrueux... Car enfin, Augustin... pardonne-moi de parler dans un esprit aussi profane... acceptant même la doctrine catholique et ne me considérant pas comme le mari de ma femme, elle a des devoirs envers moi... elle n'a pas le droit de me rendre malheureux. --Le droit au bonheur, mon ami, il n'est inscrit nulle part. Et je te ferai remarquer que, dans l'espèce, ton malheur étant issu de la faute que tu as commise en détournant une conscience catholique, c'est bien toi qui en es l'artisan.» Encore une chose que lui-même avait dite et qui se retournait contre lui. Voyant sur son visage une contraction d'humeur: «Mes paroles te blessent? reprit le curé... Tu m'as cherché, André, je te réponds.» Vivement une main se tendit vers la sienne: «De toi, Augustin, rien jamais ne me blessera.» Et s'asseyant, plus calme, mais amer encore: «Ainsi tu n'admets pas que l'homme soit justifié à chercher le bonheur, le plus honnête, le plus légitime des bonheurs: celui du foyer? Dieu permet l'amour pourtant, puisqu'il le bénit. Où donc est sa bonté, alors? --Tu viens de le dire: Dieu bénit l'amour... C'est sa bénédiction qui manque au tien. Oui, il est bon, oui, il permet et il veut le bonheur de ses créatures, mais en tant que ce bonheur ne viole pas sa loi; car sa loi est plus forte que sa bonté.» Et s'animant: «Là est bien, poursuivit-il, le vice qui ronge comme une lèpre les sociétés modernes: elles prétendent subordonner tous principes à la satisfaction de l'individu. En matière sociale, tu réprouves cet esprit. Pourquoi le défends-tu dans le domaine de la morale? Tu professes que le citoyen se doit à la cité... Pareillement le fidèle se doit à la foi. Tu honores l'homme qui s'immole à son idée... Dieu aime celui qui s'immole à sa conscience. --Tu oublies que ma conscience à moi n'est point en cause. C'est à celle de ma femme que je serais sacrifié. Magnanimité excessive, ce me semble... --En ce moment, André, nous battons l'eau. Il n'est point question de disputer sur des articles de foi ni d'examiner des éventualités chimériques. Revenons au fait, veux-tu? Tout à l'heure tu alléguais qu'en certains cas un commerce illicite crée des devoirs... C'est un terrain sur lequel je ne saurais te suivre. Toutefois, je dois le reconnaître, bien qu'absolument identique aux yeux de Dieu à celle que je viens de mentionner, votre situation ne l'est point aux yeux du monde. Puis il y a un lien né de votre chair, qui vous unit dans votre péché commun. Mme Rogerin le sait et ne nourrit aucunement, sois-en sûr, le dessein que tu lui prêtes. Vous vous trouvez, mes pauvres amis, dans une impasse douloureuse... Il s'agit de vous aider, non pas à en sortir, la porte en étant hermétiquement close, mais à y vivre le moins mal possible.» Les lèvres d'André s'ouvrirent pour parler, puis se refermèrent. Coupant court enfin, par un petit rire amer et sec, à son hésitation: «Ma femme croit avoir découvert une solution, dit-il... Ce serait que, sous le même toit, nous soyons comme frère et sœur.» Grave, un peu froid, l'abbé Aldebert répondit: «Cela serait bien, en effet. --Tu es prêtre, Augustin... Je ne suis, moi, qu'un homme.» D'un léger mouvement de la main, cette main qui savait bénir, son ami apaisa sa révolte: «Tu n'as pas si complètement oublié ton catéchisme que tu ne te rappelles les commandements de Dieu... «OEuvre de chair ne désireras qu'en mariage seulement...» Et ce mariage-là, c'est le sacrement: l'Église n'en connaît pas d'autre. _Non possumus..._ Je ne puis faire que ta femme ne soit exclue de la Sainte-Table. Mais il ne me paraît pas impossible de lui donner de la consolation et de l'espérance... Envoie-la moi.» Une ombre passa sur le front d'André. «Te l'envoyer?... Voudra-t-elle?... Depuis notre mariage elle n'a pas vu de prêtre... --Eh! qui te parle de confession?... Car c'est bien là, n'est-ce pas, où le bât te blesse!... Cette défiance du confesseur qu'ont les maris... Et tu as pensé pourtant que le mal de cette âme, un prêtre seul pourrait t'indiquer le moyen de le soulager... Mon cher ami, s'il plaît à Mme Rogerin de se présenter au tribunal de la pénitence, mon confessionnal est ouvert à tous... et je ne connais pas ceux qui s'y agenouillent. Mais, à te dire vrai, je préférerais qu'elle allât tout bonnement à sa paroisse, et je l'y engagerais au besoin... Ces choses-là gagnent à être faites simplement. Non: ce qu'il faut, c'est que j'aie occasion de m'entretenir avec elle... c'est qu'avec le peu que je puis avoir de pénétration et de prudence, je sonde sa plaie... c'est que dans mon humble jugement je trouve le dictame propre à l'adoucir. Néanmoins, tu as raison... Peut-être serait-ce mieux de ne pas l'effaroucher en l'abordant de front... Ces âmes meurtries sont délicates... Cherchons une entrée en matière... Tiens, si tu pouvais l'associer à mes œuvres?... J'en ai une bien faite pour toucher son pauvre cœur maternel: un orphelinat qui a grand besoin d'assistance. Tu lui dirais m'avoir rencontré fortuitement, que je t'en ai touché mot, que tu serais aise de la voir s'y intéresser, que ce lui serait une occupation salutaire... Oui? C'est entendu.» Tous deux s'étaient levés. Posant ses mains sur les épaules de son ami: «Allons, reprit-il de sa voix plus sonore, sa voix d'espoir, toute réchauffée par l'amitié, Dieu qui m'envoie par toi une œuvre à accomplir me donnera les lumières nécessaires. Mes ferventes prières seront pour vous... Demain je dirai ma messe à votre intention... Puis vous avez là-haut un avocat: cette chère petite âme qui était trop belle pour demeurer parmi nous. Tu bondiras, si je parle en ceci comme la pieuse amie de Mme Rogerin... mais il est véritable que ces purs holocaustes désarment le Seigneur. Puisque tu ne nies pas Dieu, André, mets ta foi en lui: il est favorable à qui, d'un cœur sincère, se confie à sa clémence. --C'est à ta sagesse surtout que je me confie et à ton affection. Je parlerai donc à Élisabeth des œuvres paroissiales de Saint-Jacques-Saint-Christophe... En attendant, Augustin, accepte ma modeste offrande pour tes orphelines.» Et dans la main du curé il glissait un billet bleu. «Merci, André. Reviens me voir, reviens souvent... Et embrasse-moi, ami.» V «Une dame demande si madame veut la recevoir. Elle n'a pas donné son nom, mais elle dit que madame la connaît bien. --Est-ce une quémandeuse? --Oh! madame... En revenant de la poste, je passais devant la loge comme elle demandait l'étage et je l'ai vue descendre d'un équipage à deux chevaux.» A une heure... Une personne qui jamais n'était venue chez elle... Quelque quêteuse sans doute... «Faites entrer dans le petit salon.» S'étant assurée qu'elle avait sa bourse sur elle, Élisabeth suivit de près le valet de chambre. Elle eut peine à étouffer un cri d'étonnement en se trouvant en présence de Mme Lambertier. Comme elle demeurait interdite, sans que lui vinssent aux lèvres les machinales formules d'accueil, ce fut celle-ci qui prit la parole: «Vous m'excuserez de vous surprendre ainsi... Je craignais tellement que, sachant qui était là, vous ne me receviez point. --Et pourquoi donc?... Pourquoi... madame?...» Élisabeth avait hésité, ne sachant d'abord comment s'adresser à celle que, pendant cinq années, elle avait appelée «ma mère». «Prenez ce fauteuil, je vous prie...» Autant qu'elle, Mme Lambertier semblait en proie à l'embarras. Cela frappait chez cette femme à l'esprit si ferme, à l'attitude si assurée. Un changement à la vérité s'était opéré en elle. Tout blancs aujourd'hui, ses cheveux naguère si terriblement noirs. Mais, on le devinait à l'ensemble de la physionomie, cela était moins l'œuvre naturelle des douze ans écoulés que le renoncement à certains soins pris dans le secret du cabinet de toilette. Et ce visage sec, aux traits durs un peu, y gagnait un adoucissement en même temps qu'il en tenait un caractère vénérable. Une émotion aussi se lisait sur ses traits. Instinctivement Élisabeth eut un regard vers ses vêtements... Non: ils étaient sombres, mais n'étaient pas de deuil. «Je me suis présentée chez vous aussi matin, reprit la visiteuse, afin d'avoir la certitude de vous rencontrer. Puis je sais qu'à cette heure M. Rogerin est au Palais... et il lui aurait déplu, sans doute, de me savoir ici.» Élisabeth ne répondit que par un geste de politesse vague. «Pour vous aussi, j'ai le sentiment de n'être point la bienvenue... C'est un passé douloureux que ma présence fait revivre. --Ce passé est lointain, il est aboli... Tout ce que j'en veux retenir, c'est la mémoire de votre bonté et de votre affection. Si vous venez me chercher, c'est que peut-être puis-je vous être de quelque service. Je serai heureuse, croyez-le, que vous fassiez état de moi. --Merci, ma chère enfant... vous permettez à une vieille femme cette appellation familière? Merci... Je ne viens qu'en ambassadeur... Je viens de la part de mon fils.» Une vive rougeur monta au front d'Élisabeth. Elle en fut confuse et en rougit davantage. Elle aurait tant voulu ne point paraître troublée... «Mon fils est très malade. La vie qu'il a menée depuis son adolescence devait finir par avoir raison de la constitution la plus robuste. C'est fait. Que ses jours ne soient pas en danger immédiat, sans rien affirmer les médecins m'en donnent l'espérance. Ce qui est certain, c'est que jamais il ne se relèvera du mal qui l'a terrassé. D'abord nous l'avons guéri d'une fièvre typhoïde, puis d'une pneumonie. Ces accidents consécutifs ont déterminé le bouleversement complet d'un organisme usé par les excès de toute nature. A présent la moelle épinière se trouve atteinte sous forme d'ataxie du caractère le plus grave. Voilà six mois que je le dispute à la mort. Tout ce temps-là, hors les périodes aiguës de fièvre et de délire, il a conservé sa pleine connaissance. Vigoureux comme il était, il ne pouvait crouler entièrement tout d'un coup, et son moral, au contraire, a gagné une partie de la force qu'a perdue le physique. Oh! combien il est changé... Je savais ce que valait mon malheureux fils... jamais je ne me suis fait à son sujet d'illusions maternelles. Et ce n'est pas auprès de vous, ma pauvre enfant, si cruellement outragée par lui, que j'entreprendrais de réhabiliter son caractère. Je dois le dire cependant, parce que c'est la vérité qui à présent se révèle: il n'était pas foncièrement mauvais. --Jamais je n'ai pensé cela de lui. --N'est-ce pas? Il a été, voyez-vous, victime de cette grande fortune dont, trop jeune, il s'est trouvé le maître. Son éducation avait été détestable. A ma décharge, je dois représenter que, passé sa petite enfance, je n'ai eu sur lui aucune autorité. M. Lambertier estimait que l'héritier appartient au père... façon de dauphin de l'argent, retiré des mains des femmes presque dès ses premières culottes. Il m'abandonnait sans contrôle la direction de ma fille; il s'attribuait exclusivement celle de son fils. Direction qui, par malheur, consistait à faire de lui un homme avant l'âge, et par les plus mauvais côtés de la nature masculine. Sous prétexte de le viriliser, on a étouffé en lui la sensibilité, la délicatesse. Et comme, en réalité, Edmond était un faible, c'est la brutalité qui s'est développée au lieu de la force. J'ai honte à le dire, mais on l'a prématurément corrompu. Cela donnait à son père un plaisir malsain que, dès sa seizième année, il connût la débauche. Dans cet esprit on n'avait rien mis de sérieux, rien d'élevé dans cette âme, rien de noble dans ce cœur, rien que des principes sommaires d'honneur mondain... et encore, je crois bien qu'Edmond les a trouvés en lui-même. Sans doute j'aurais dû lutter contre cette démoralisation systématique... Mais mon mari était autoritaire et violent. Je tenais de lui ce grand luxe que j'aimais... pour en mieux jouir, je voulais la paix dans mon ménage, et ainsi me suis-je désintéressée de ce qu'au surplus je n'aurais pu qu'imparfaitement combattre. Lorsque son père est mort, il avait dix-huit ans. Par son émancipation précoce, il m'échappait. Que pouvais-je faire?...» De nouveau, Élisabeth protesta. «Qui songerait, madame, à vous reprocher les défauts de votre fils? --Moi, aujourd'hui, j'y songe... Lorsqu'il vous a épousée, j'avais conçu quelque espoir. Il semblait épris... il l'était... l'amour opère des miracles...» Mme Lambertier s'embarrassa. Quelque chose d'importun lui montait dans la gorge au souvenir de certaine équivoque qu'il lui avait paru expédient de ne point chercher à dissiper. Rapidement elle passa. «Je n'ai pas regardé d'assez près peut-être... Je n'ai pas réfléchi qu'avec un homme de son caractère une inclination honnête risquait de n'être que feu de paille... Je n'ai pas assez considéré les périls auxquels on expose une pureté comme l'était la vôtre en la jetant dans des bras vicieux... --Mon oncle a bien commis la même erreur... cet homme de jugement si sûr et qui me chérissait tendrement. --Votre oncle ne connaissait pas mon fils comme le connaît sa mère. --Mais une mère est pardonnable de se méprendre sur son fils. --Cela est digne de votre cœur, ma chère petite, d'atténuer ainsi ma responsabilité. Mais je veux, moi, l'assumer tout entière...» De nouveau elle s'éclaircit la voix, qui s'enrouait un peu, car elle savait ne pas dire toute la vérité. «Et j'ai le sentiment d'un tort envers vous, Élisabeth, d'un grand tort. Voulez-vous me le pardonner? --Oh! madame... Enfin, puisque vous y tenez, je vous accorde le tort, pour vous prier de n'y plus penser jamais.» D'un geste cordial auquel donnait plus de prix son habituelle froideur, la vieille femme tendit ses deux mains à celle qui avait été sa fille. Et, dans cette étreinte, ce qui restait de glace entre elles se fondit. «C'est trop parler de moi, reprit Mme Lambertier. Je n'ai pas été la seule à réfléchir. La vie jusqu'à présent n'en avait point laissé le loisir à mon fils... la vie telle qu'il la brûlait, les compagnies dans lesquelles il se plaisait. Depuis ces mois qui l'ont tenu cloué sur son lit ou sur un fauteuil, dans le silence, dans la solitude qui se sont faits autour de lui, il s'est mis enfin à regarder en lui-même. Et quand on a vu la mort de près, quand on la sait qui rôde autour de soi, chassée par la porte, rentrant par la fenêtre, la conscience la plus endurcie s'éveille. C'est alors seulement qu'avec lui j'ai connu le regret de ce qu'il aurait pu être. Tout ce temps-là, je ne l'ai pas quitté. Cet homme, qui a les cheveux gris aujourd'hui, il est redevenu pour sa mère le petit blondin aux joues roses que seul j'avais possédé, puisque, dans l'intervalle, quarante années durant, il ne m'avait pas appartenu. Non qu'Edmond m'ait beaucoup entretenue de ces choses. C'est lentement, silencieusement qu'il les a dégagées de lui. Le sentiment de ses fautes lui est venu, le tardif regret d'avoir irrémédiablement gâché une vie qui s'offrait si belle... --Pourquoi irrémédiablement?... Il est assez jeune encore pour la refaire et la revivre mieux. --Ne vous ai-je pas dit que ses années sont comptées... si même ce sont des années ce qu'il a devant lui? Et puis, quand même... jamais il ne sera plus qu'une épave... Ah! vous êtes bien vengée, Élisabeth... --Vengée, madame!... Oh! comment pouvez-vous m'attribuer un désir de vengeance? Comment, vous qui me connaissiez, me jugez-vous capable de me réjouir du mal d'autrui?» Dans ce cœur si doux, que sa propre détresse rendait plus pitoyable encore, une profonde commisération était entrée. Et très sincère était sa protestation impétueuse. «Par votre fils, il est vrai, j'ai souffert... Ses torts envers moi ont été grands... Mais ce n'est point volontairement qu'il m'a fait du mal, ce n'est point par méchanceté. Il y avait entre nous un malentendu... Je l'ai bien compris: je n'étais pas la femme qu'il lui fallait... Si j'avais été autre, peut-être aurait-il bien vécu avec moi... Il a essayé à sa façon, puis s'est découragé. Il avait l'habitude que tout se pliât à ses désirs... Moi, je n'ai pas pu, cela l'a rebuté. Mais je n'ai pas eu que des reproches à lui faire? Pourquoi donc aujourd'hui me souviendrais-je du mal et non du bien?» En cet instant, au contraire, le jeu fantasmagorique de la mémoire soudain réveillée qui lui remettait ce passé sous les yeux, semblable à des images de cinématographe, lui montrait seulement les quelques bons procédés qu'avait eus pour elle ce mauvais époux, bon garçon par intermittences. «Et puis, dit Mme Lambertier, vous avez pu, grâce à Dieu, vous refaire un bonheur. Vous avez eu votre revanche. --Oui, madame. Mon mari me rend infiniment heureuse. Et si un immense malheur ne m'avait frappée... --Je l'ai su et j'ai eu bien pitié de vous. En cette occasion, j'ai songé à cet événement d'il y a quinze ans ou seize...» Élisabeth détourna la tête pour cacher que de nouveau elle rougissait. C'était, cette fois, un mouvement de pudeur. «Laissez-moi encore vous dire ceci, continua Mme Lambertier... C'est un autre et bien amer regret pour mon fils que celui de la paternité perdue par la faute de son imprudence et de son entêtement. A l'époque déjà, il en avait été chagriné... beaucoup, je vous assure. Il n'a pas su vous le faire comprendre... C'était un de ses grands travers, cette affectation d'indifférence, cette fausse honte de ce qu'il possédait de sensibilité. Mais depuis... ah! depuis... Aujourd'hui qu'il voit se dresser devant ses yeux, s'il me survit, le spectre de l'isolement au milieu de tout son or, avec, autour de lui, rien que des mercenaires ou des parasites... aujourd'hui que cet or se trouve sans héritier de son sang... seulement des neveux qu'à peine connaît-il, car il était brouillé, vous vous le rappelez, avec sa sœur, et le replâtrage qui s'est produit à l'occasion de sa maladie n'a pas ramené grande affection entre eux... aujourd'hui, quelle tristesse est la sienne, à cette pensée qu'il pourrait, qu'il devrait avoir dans sa maison de petits êtres à aimer et qui l'aimeraient... un premier-né qui bientôt serait un homme, ou déjà une douce et gracieuse jeune fille...» Mais s'apercevant du trouble d'Élisabeth: «J'ai tort, s'interrompit-elle, de vous parler de cela, après votre grand chagrin. --Non, non... je puis l'entendre. Éternellement je pleurerai cet ange que Dieu m'a repris. Mais un enfant me reste. Entre lui et mon cher mari, je connais la joie des pures et douces tendresses. Et parce que je les connais, je plains M. Lambertier, oui, vraiment, je le plains... Je regrette qu'il n'ait pas contracté une seconde union, laquelle peut-être aurait mieux réussi que la première. Vous l'avez dit, madame, j'ai ma revanche. De tout cœur, je souhaiterais qu'il eût la sienne aussi.» C'était sa fierté qui parlait, ce sentiment de revanche, en effet, qui l'exaltait malgré tout. Combien amère cependant sa détresse, à sentir si incomplet le bonheur dont ainsi se paraît-elle... Et à cause de cela précisément, elle l'affirmait plus haut, car elle ne devait rien laisser soupçonner de la plaie vive qui la rongeait. «Vous êtes, ma chère enfant, la bonté, la générosité mêmes... au delà encore de ce que j'attendais de vous. Et cela m'encourage à vous rendre le message de mon fils. Il n'a jamais été religieux, vous le savez, irréligieux pas davantage: indifférent seulement à ces choses, comme à tout ce qui n'était pas sa jouissance ou son plaisir. Depuis pourtant que son âme s'est révélée, une inquiétude l'a pris de ce qu'elle deviendra après son corps... ce corps duquel seul il s'est occupé pendant ses belles années de jeunesse et de maturité, et qui est aujourd'hui celui d'un vieillard. Sans avoir à ce sujet une croyance bien ferme, il pense que cette âme peut-être ne mourra point et il ne voudrait pas qu'elle quittât ce monde sans avoir obtenu le pardon de celle qu'il a offensée si gravement. Il m'a priée de venir le solliciter de vous. --Oh! madame, pouviez-vous donc, pouvait-il en douter? Pourquoi, de quoi lui garderais-je rancune! Les chagrins d'autrefois sont effacés... Quel mal me fait-il à présent?» Oh! la chère petite âme héroïque, qui saignait en prononçant ces paroles... «La charité nous commande le pardon des injures... et je serais bien dure si je le lui refusais à lui, quand il souffre, quand il est malheureux. Mais, dites-le lui, madame, ce n'est pas uniquement par devoir de chrétienne que j'en use ainsi avec lui... dites-lui bien que c'est vraiment du fond de l'âme... Je ne sais quels mots trouver pour l'en assurer mieux.» Mme Lambertier hocha la tête. «Vos mots sont excellents, et il me suffirait de les lui rapporter tels quels. Seulement... --Seulement? --C'est que je n'ose... Comprenez cependant ma crainte. S'il allait croire... on doit tellement mentir aux malades, et ils s'en doutent bien... s'il allait croire que, pour l'apaiser, c'est moi qui les invente?... Et vous prier de lui écrire ces paroles, non vraiment, je ne saurais...» Que se passait-il depuis un moment en Élisabeth? Quelque chose rayonnait autour d'elle, qui la transfigurait. «Je ferai mieux, répliqua-t-elle: moi-même je les lui porterai.» Cela était dit d'un ton si calme, si ferme, si fier aussi et si doux à la fois, que Mme Lambertier--pourtant n'était-elle pas sans avoir escompté cette réponse--en demeura d'abord muette de saisissement. «Oui, madame, si vous le désirez, j'irai. --Mais... M. Rogerin?... --Il m'en coûtera sans doute d'avoir, pour la première fois, à lui cacher une de mes actions. Pour une bonne action, néanmoins, je puis me le permettre, je pense. --Ah! Élisabeth, vous qu'autrefois j'ai appelée ma fille... comme autrefois laissez-moi vous embrasser.» Non, ce n'est pas ainsi, jamais, qu'elle l'avait embrassée autrefois... «Vite, que je porte à mon fils cette bonne nouvelle. Quand viendrez-vous? --A l'instant même. Emmenez-moi. A cause de mon mari, en effet, à la réflexion peut-être me raviserais-je... Oh! à cause de lui seulement, car, pour le reste, rien ne serait changé dans mes sentiments... Plutôt que ce soit immédiat. Veuillez me donner quelques instants pour m'habiller et je vous suis.» Sa toilette rapidement faite, des instructions laissées pour la promenade du petit Gabriel, et elle prenait place dans le grand coupé bas de Mme Lambertier, cette voiture de rhumatisante que toujours elle avait connue à sa belle-mère. Oh! ces souvenirs qui revenaient... Tandis que les emportait vers l'avenue d'Iéna le trot souple et allongé des deux beaux carrossiers normands, l'une et l'autre demeuraient silencieuses. Ce n'est pas tant le léger trouble causé par son coup de tête, à présent, qui remplissait l'esprit d'Élisabeth; ce n'était pas une émotion de revoir cet homme que jamais elle n'avait aimé, que même n'avait-elle point haï. C'était un bouillonnement de pensées confuses qui montaient en elle comme une houle, une sorte d'exaltation sans objet encore bien défini. Mme Lambertier respectait son mutisme. Lorsque la voiture roula sous la voûte de cet hôtel où elle avait régné en maîtresse, ce lui fut une sensation singulière. Foulant la première des marches, cette remarque intérieurement se formula: «Le tapis était vieux rose, à dessins gris... de la moquette d'Axminster... Aujourd'hui, c'est du Smyrne. --Je vais le prévenir, lui dit Mme Lambertier. Voulez-vous attendre dans le petit salon blanc?» Élisabeth s'étonna que le valet de pied lui montrât le chemin. Pierre, Jean, François, n'importe... c'était toujours avec même livrée verte, même facies rasé, sournoisement respectueux. Il lui semblait que cet homme fût à elle et qu'elle allait lui dire: «Victor, vous commanderez les chevaux pour quatre heures.» Oui, Victor, c'est ainsi que s'appelait, quand elle avait quitté cette maison, sa maison, celui spécialement affecté à son service personnel. Que lui revînt ce détail puéril, n'était-ce pas absurde? Puis, machinalement, elle constatait des transformations. L'escalier maintenant était tendu des tapisseries anciennes qu'elle avait connues dans la galerie, et la galerie était décorée de peintures. A la place du jardin d'hiver, un hall... En effet, c'est pour elle qu'avait été faite cette serre, galanterie de fiancé, à cause qu'elle avait dit aimer passionnément les fleurs. De tout ce que l'argent peut donner, il était libéral. Il n'était pas méchant. Et même, oui vraiment, les premiers temps, il avait essayé à sa façon de se faire aimer, de l'aimer peut-être. Ce souvenir l'attendrissait. Et son regard embrassant l'enfilade des pièces désertes, portes ouvertes afin d'égaliser la chaleur du calorifère, son cœur se serrait à cet aspect morne de la fastueuse demeure, si animée naguère, quasi bruyante, où ne s'entendait aujourd'hui que le frôlement noir des ailes de la mort qui y errait, guettant sa proie. «Montez-vous, ma chère enfant?... Il vous attend.» Arrivée à l'étage, Élisabeth se dirigeait vers la droite. «Non... par ici. Son installation est changée.» Mme Lambertier l'avait oublié peut-être, mais Élisabeth se reconnut; c'est de l'ancien boudoir de sa femme qu'il avait fait son fumoir, et la chambre dans laquelle lentement il se mourait était celle où, le soir de ses noces, il avait conduit la jolie vierge. C'était étrange en vérité qu'aujourd'hui y entrât Mme André Rogerin. * * * * * Au moment de monter dans le fiacre qu'on lui avait fait avancer, Élisabeth hésita à donner son adresse. Puis elle jeta la plus éloignée qui lui vint en tête, boulevard Berthier. Avant d'avoir ordonné ses pensées, elle appréhendait de se retrouver chez elle, entre son mari, qui bientôt rentrerait, et son petit garçon qui viendrait chercher ses caresses. Pauvre Élisabeth! N'eût-on pas dit une femme coupable sortant de son premier rendez-vous?... Pelotonnée dans sa fourrure, profondément elle s'absorba. Et derrière ses paupières closes, afin de mieux regarder en soi, voilà que se dessine avec netteté l'état de son âme tel que l'a fait cette heure qui vient de s'écouler. De cet examen intime d'abord se dégage le remords du tressaillement dont elle a été secouée aux premiers mots de Mme Lambertier, lui donnant à comprendre que bientôt peut-être aurait disparu l'obstacle à son bonheur, cette vie à cause de laquelle est troublée la paix de sa conscience, cette existence qui s'interpose entre son cœur et celui de son mari. Afin de se pardonner à elle-même ce mouvement de joie, suffisait-il qu'elle eût si spontanément, si généreusement rendu le bien pour le mal? Peut-être. Mais alors lui reviennent à l'esprit des paroles qui au surplus n'en sortent guère, ces paroles résumant ses entretiens avec le curé de Saint-Jacques-Saint-Christophe. «Dieu seul a pouvoir pour lier et pour délier. L'homme ne saurait désunir ce que le Tout-Puissant a uni, ce qui, par sa volonté, n'a qu'un seul principe. Rappelez-vous le langage du rituel: «L'union des époux est assurée par un mystère si élevé, qu'elle figure l'union de Jésus-Christ avec son Église.» La loi des hommes a libéré votre personne--c'était son droit; mais pour libérer votre foi il n'est que la mort. Rome?... Non, madame. Même avant, dans vos circonstances, Rome vraisemblablement n'aurait pu le faire. Après, elle se refuserait même à examiner le cas. Tant que vivra celui qui est votre époux devant l'Église, l'Église assurément vous autorise à demeurer séparée de lui, mais non à entretenir commerce avec un autre. Votre péché est manifeste et ses conséquences sont inéluctables: ayant profané le sacrement du mariage, vous êtes indigne de recevoir celui de l'eucharistie. A cela il n'est de doute ni de remède. Mais est-ce une raison pour désespérer? Que la perte de votre chère enfant ait été un avertissement d'en haut, il ne m'appartient pas de vous le dire. Encore moins cette affirmation sied-elle à des personnes bien intentionnées certes, mais à qui leur piété ne confère sur ce point ni autorité ni lumières. Et qu'avez-vous affaire de rechercher cela? Que vous servirait-il d'en être assurée? Il ne nous est pas permis de scruter les intentions de Dieu. Il est la sagesse, il est la justice. Ce qu'il fait est bien fait, sa volonté doit être votre loi en toutes choses. Les croix qu'il nous envoie, nous les devons porter d'un cœur humble et soumis. Et si ce cœur saigne, nous devons nous rappeler les plaies de son Divin Fils qui ont saigné pour notre rédemption. Mais ne songez pas tant, madame, à la colère du Seigneur. Songez plutôt que, si sa droite est terrible, infinie est sa miséricorde. Parce que vous avez cessé de marcher dans ses voies, il ne vous connaîtrait plus? Ce serait oublier que le bon pasteur ouvre ses bras à la brebis égarée. Ayez confiance en lui, madame: la confiance le touche plus encore que la prière. Qui n'a jamais douté de sa bonté peut beaucoup attendre de sa clémence. Ce serait tomber dans le péché d'orgueil que se croire l'objet d'une réprobation implacable. L'Écriture le dit: «Dieu ne se met pas en colère chaque jour.» Remettez entre ses mains votre esprit troublé: il l'éclairera. Mettez à ses pieds votre contrition parfaite... Vous avez lu les psaumes de la pénitence: _Cor contritum et humilitatum Deus non despiciet._ Cela dépend de vous d'obtenir qu'il se tourne vers votre péché et délivre votre âme. Priez, madame: la prière est douce. Mais les œuvres sont efficaces. Si cela est bien d'implorer la grâce divine, cela est mieux encore de la mériter. A ces fins le Seigneur a pour agréable les oblations et les holocaustes... mais les holocaustes de soi-même, faites-y bien attention. En immolant votre conscience à votre passion, vous avez péché gravement; ne croyez pas vous en laver par l'immolation de votre devoir à votre rédemption. Le Créateur veut qu'on l'aime et qu'on le serve; il permet aussi et il ordonne qu'on serve et qu'on aime ses créatures. Vous êtes mère, madame... le sacrifice d'Isaac n'est pas demandé à tous, et d'ailleurs ce ne fut pas la volonté d'en haut qu'il s'accomplisse? Le chemin qui conduit l'âme vers son salut n'est point aussi étroit que d'aucuns le pensent. Trois routes y donnent accès, qui sont larges et qui sont belles: celles que jalonnent les actes de foi, de charité et d'amour.» Si ferme, si consolant pourtant, ce langage avait apaisé Élisabeth. Mais que pouvait-elle faire? La foi, elle la possédait. Émoussée à présent l'acuité première de la douleur, elle était sans révolte contre le cruel décret qui lui avait arraché la chair de sa chair. Et depuis que ce prêtre lui avait ouvert la porte de l'espérance, la confiance était entrée en elle avec la soumission. La charité? Par ce mot, elle le savait, l'abbé Aldebert n'entendait point seulement cette action si peu méritoire de consacrer au soulagement des pauvres quelques heures de son loisir et une partie de son superflu. Mais, sans émuler le Philistin se glorifiant de ses vertus devant l'Éternel, elle se connaissait douce à autrui, pitoyable au prochain, charitable en ses jugements, sans haine pour ceux qui lui avaient fait du mal. L'amour? Ah! c'était là sans doute les œuvres attendues d'elle pour que Dieu la reçût en sa grâce. Mais comment? Prisonnière de ses si faciles devoirs de mère et d'épouse, où trouver l'occasion d'élever son cœur à l'héroïsme? C'est ce que chaque jour se demandait Élisabeth. Et une tristesse nouvelle l'envahissait de ce que, prête au sacrifice, le sacrifice ne se présentât point. Eh bien! voilà qu'aujourd'hui il était venu à elle. Que ce sacrifice dût être tenu pour agréable, elle n'en pouvait douter. A peine avait-il surgi en son cœur, imprécis encore, qu'aussitôt elle en ressentait la volupté douloureuse. Et à présent qu'il se formulait dans sa précision cruelle, nulle hésitation ne la troublait. Elle, timorée plutôt, et faible, une certitude la pénétrait, cette assurance qui déjà l'avait conduite à faire une démarche aussi hasardée. Cela n'était-il point une indication d'en haut? N'y fallait-il pas voir un signe que la main du Tout-Puissant l'avait touchée pour lui montrer son chemin? Et y obéir, ne serait-ce point un témoignage de foi en même temps qu'une œuvre d'amour? Cette âme en peine désormais voyait clair devant soi. Un instant plus tard, Élisabeth entrait dans l'église Saint-Augustin. Là, au pied de l'autel même où elle avait été liée pour la vie par le lien que, dans son orgueil, dans sa faiblesse aussi, elle avait cru pouvoir rompre--là, elle s'abîma en une prière ardente. Du cœur le plus sincère, le plus fervent, Élisabeth Rogerin demandait à Dieu que fussent épargnés les jours de cet homme, dont la mort l'eût soulagée du poids de son péché. Et quand après un long recueillement elle se leva, elle se sentit purifiée, elle se sentit forte. Rentrée au logis à une heure plus tardive qu'elle n'avait accoutumé, elle y trouva son mari. Libéré plus tôt au contraire des visites qu'à la fin du jour il recevait dans son cabinet, André était auprès du feu, parcourant les journaux du soir. Souriant, il lui dit: «Je te croyais perdue. Tu as fait l'école buissonnière? --Oui... beaucoup de courses... Je me suis attardée... --Que m'a raconté Gabriel? continua-t-il gaiement... Une dame est venue te chercher et t'a emmenée dans une belle voiture?...» Son visage enfoui dans les cheveux du petit garçon, qui s'était jeté à son cou, Élisabeth put rougir. Comment s'y prennent donc, pensait-elle, les femmes qui ont à se cacher de leur mari? Toute confuse d'avoir aussi vite trouvé un mensonge, elle répondit vaguement: «Ah! oui... Mme Laurent-Janin... Elle était venue me parler pour sa vente de charité au profit de la Croix-Rouge, et nous sommes sorties ensemble... Elle m'a menée au Bois. --Tu as très bien fait. Mais je ne savais pas que les Laurent-Janin fussent si fastueusement attelés. Bon métier que dépecer son prochain... Cela mène plus loin que la classique guimbarde du médecin d'antan. --Oh! Gabriel a un peu exagéré, j'imagine.» L'enfant, qui, comme souvent il faisait, avait suivi des yeux sa mère par la fenêtre, savait très bien que cette visiteuse n'était pas Mme Laurent-Janin et que la voiture était bien plus belle, avec les deux grands chevaux et un valet de pied tout fourré. Comme habituellement les petits infirmes, il était très observateur. Mais, comme eux aussi, il avait de la finesse, et une intuition l'avertit qu'il devait se taire. «Vois, ma chérie, combien la distraction te réussit, reprit André. Depuis longtemps je ne t'avais vu aussi belle mine.» Un regard dans la glace montra à Élisabeth ses yeux brillants d'une flamme singulière. Le sourire qui errait sur ses lèvres, allant très loin, très haut, là où était monté son cœur, s'accentua. Et, se penchant vers son mari, elle lui donna un baiser. VI Hélène Percheron avait fini par s'apercevoir que sa situation diminuée n'équivalait pas à la ruine. Au début cela lui avait été de peu de conserver l'aisance; dès qu'elle ne pouvait plus éblouir le prochain, autant être tout à fait pannée, pensait-elle. Néanmoins, on ne saurait indéfiniment bouder contre soi-même. Sans être réconciliée avec son nouveau destin, elle s'était arrangée pour en tirer le meilleur parti possible. Deux fois l'an, au changement de saison, elle faisait à Paris un séjour fort économique, l'appartement de l'avenue de Messine étant assez vaste désormais pour que ses parents l'y pussent hospitaliser. Son véritable objet était le renouvellement de ses toilettes; son prétexte, assez motivé, amuser sa fille, la marier surtout, entreprise qui n'allait pas sans peine. Cette grande Antoinette à qui son ample corsage, sa lourde structure, son imposant maintien, ses traits massifs, sa physionomie immuable avaient valu d'être surnommée par les intimes «la statue de Strasbourg» était insuffisamment pourvue d'attraits pour compenser la pénurie de dot, n'ayant en cela à compter que sur la générosité de son grand-père. Ce printemps-là, sa mère avait fait précéder le voyage à Paris d'un mois à Nice pour le carnaval. Dînant chez les Rogerin peu de jours après son arrivée, elle leur en narrait les élégances, encore que cela ne les intéressât guère. Mais la laisser parler ne coûtait aucun effort, tant elle se chargeait bien de faire elle-même la réponse avec la demande. C'était une pluie qui tombait, une grêle plutôt, étant fort bruyante, sous laquelle il n'y avait qu'à courber le dos avec résignation. Sa fille en revanche--renonçant à la lutte sans doute--gardait habituellement le silence, et tout portait à croire qu'elle n'en pensait pas davantage. «Oh! et figure-toi, Élisabeth, s'interrompit tout d'un coup Hélène, qui j'ai rencontré là-bas? Ton «ex» en personne, ma chère.» Cette expression d'un goût médiocre étant en usage dans son milieu, où n'étaient pas rares les femmes divorcées, elle l'employait sans songer que cela risquait de déplaire à la délicatesse de sa cousine. Et cette fois, par aggravation, c'était en présence d'André, qui fronça légèrement le sourcil. S'en étant aperçue elle appuya lourdement sur son impair. «Oh! pardon... cela ne vous est pas agréable qu'on parle de lui. Je comprends cela. Quoique à présent il n'y ait plus lieu de prendre la mouche. Si vous vous doutiez de l'état dans lequel je l'ai trouvé!... Depuis près d'un an il est très malade de la moelle épinière... Le savais-tu? --Eh! comment Élisabeth l'aurait-elle su? fit André avec impatience. --Voici quelques mois il était même condamné. Puis tout d'un coup s'est manifesté un mieux vraiment miraculeux. Est-ce le Midi qui l'a retapé ou quoi? Toujours est-il qu'il a repris du poil de la bête. La mauvaise herbe est la plus tenace. Tout de même il n'est pas destiné à faire de vieux os. Il te doit bien cela, Élisabeth... Car alors tu pourras régulariser ta situation.» Très sec, de nouveau le mari répondit au lieu de la femme: «Quelle irrégularité, ma chère cousine, voyez-vous donc dans notre situation? --A mon point de vue, aucune. Évidemment c'est toujours mieux d'être mariés avec toutes les herbes de la Saint-Jean. Mais ce n'est pas moi qui trouve rien à reprendre dans un mariage civil, quand on ne peut pas faire autrement. Dernièrement il avait été question pour Antoinette d'un homme divorcé, à son profit... Cela n'aurait même pas été une cause d'hésitation, si sa fortune m'avait paru suffisante. Non: ce que j'en dis, c'est pour Élisabeth. Sans doute ne serait-elle pas fâchée de passer par l'église. Il est toujours temps, vous savez. --Quel que puisse être mon sentiment à ce sujet, Hélène... et jamais je ne te l'ai fait connaître... en aucun cas je ne fonderais sur la mort de personne la réalisation du plus cher de mes désirs. --Oh! la mort de celui-là serait une si petite perte, même pour lui... T'imagines-tu, pour un viveur, pour un sportsman, ce que ce doit être que se trouver réduit à l'état de cadavre ambulant? Le monsieur n'est guère intéressant, et pourtant c'est pitié de voir ce décartonnage. Des amis chez qui nous nous sommes trouvés ensemble... tu les as bien connus autrefois: les Caverois, les grands meuniers... les Paul, ceux qui ont un si beau yacht... ils ont racheté l'écurie de courses de Lambertier... Eh bien! ils me le disaient: la vie lui est tellement à charge qu'il parle souvent de se faire sauter le caisson. A la vérité, ce sont choses qu'on dit... cela ne coûte guère. Mais on ne les fait pas.» Très calme et très grave, Élisabeth répliqua: «J'espère bien que Dieu écartera de lui une tentation aussi coupable. --D'autant qu'en définitive l'existence a encore du bon pour un homme tellement riche. Sa mère vit auprès de lui à présent. Dame, il n'est guère mariable... Quoique avec son argent, il trouverait bien quand même... Il a eu le tact de ne pas me parler de toi. --Et je vous serai obligé, ma cousine, d'imiter sa réserve, intervint de nouveau André. Ce thème de conversation n'est point des plus plaisants. --Je puis bien encore dire à Élisabeth que Mme Lambertier m'a tourné un joli compliment à son endroit. Elle trouve que depuis douze ans tu n'as pas pris un jour. Pourtant elle t'avait vue en deuil cet hiver, et le noir n'est guère avantageux aux brunes. De l'avoir quitté, tu es vraiment rajeunie. Et cela n'ôte rien à ton chagrin pour la pauvre petite, n'est-ce pas?» Puis, par une de ces sautes d'esprit qui n'avaient d'égales chez Hélène que sa prolixité sur un même sujet: «A propos, s'écria-t-elle... il n'y a d'ailleurs aucun rapport, mais puisque André veut qu'on parle d'autre chose... savez-vous ce que j'ai appris aujourd'hui? C'était chez Marescot, où se coiffe aussi la femme du procureur général. Nous nous y sommes trouvées ensemble, et elle m'a confié dans le tuyau que Gaston est compromis dans l'affaire des chemins de fer de Madagascar... Il serait un des 62, et non des moindres. Cela expliquerait comment il peut soutenir son train. La pauvre Jeanne ne se doute de rien. Il lui conte qu'il fait des affaires à la Bourse, et elle le croit, dur comme fer. Pensez donc, pour entretenir deux ménages... Un véritable collage à présent avec cette danseuse...» Un regard machinalement jeté par Élisabeth vers «la statue de Strasbourg» rappela à sa mère qu'il serait séant d'abréger ces révélations peu faites pour des oreilles virginales. Au vrai, la placidité toute bovine d'Antoinette n'en semblait ni troublée ni intéressée. «Encore pour papa un coup terrible, continua Mme Percheron ayant repris du souffle. Heureusement il est au mieux avec le garde des sceaux, son collègue de la Somme. Ils ont été camarades au collège, au quartier Latin... On pourra sans doute étouffer l'affaire en ce qui concerne Gaston. --Ne vous inquiétez pas, dit André. On l'étouffera bien pour tous les chéquards. Ce n'en sera pas moins triste pour mon oncle. Mais la conscience publique aujourd'hui est plus indulgente que la sienne, et la prochaine crise ministérielle, je le parierais, fera de son gendre un sous-secrétaire d'État. Rien de tel que d'être pris la main dans le sac. On en rit, comme les nègres, et l'opinion est désarmée. Le tout est d'avoir de l'estomac. Or, à défaut de mérite plus saillant, de celui-là du moins votre beau-frère est copieusement pourvu. --Vous pensez? Eh bien! tant mieux pour Jeanne. Et pour moi aussi: il pourra attacher Fred à son cabinet et en quittant le pouvoir lui refiler une bonne petite sous-préfecture. Eh! que voulez-vous, André?... A chacun de tirer son épingle du jeu. Autant mon fils qu'un autre... Il ne fera ni mieux ni plus mal. Sur ce, mes bons amis, vous me permettrez de vous souhaiter le bonsoir? J'en ai tant fait tantôt que je ne tiens plus ensemble. Mes essayages m'ont tuée. Ah! au fait, j'ai pour demain la loge du préfet pour la Comédie-Française. Tu ne voudrais pas venir, Élisabeth? Une belle seconde... Bartet y est, dit-on, excellente, et des toilettes délicieuses. Non?... C'est une baignoire, tu sais... et la pièce est tout à fait sérieuse. Je t'assure, ma chère, que tu devrais te distraire un peu. Non, vraiment? Et vous, André, vous ne voulez pas une place? J'en ai trois à offrir parce que ce n'est pas un spectacle pour Antoinette, et je vais demander à Georges et Cécile... Non?... Je regrette... Autrefois, j'avais horreur des places de théâtre données. Jamais on ne les a pour le jour qu'on voudrait. Ainsi demain cela dérange tous mes plans... Mais aujourd'hui je suis bien heureuse de profiter des aubaines... --Et vous avez raison, ma chère cousine. On trouve de meilleures occasions de placer sa dignité... Oh! s'écria-t-il en revenant de l'accompagner jusqu'à la porte, l'insupportable crécelle... --Cela lui fait plaisir de parler, et on n'est pas tenu de l'écouter. --Bon gré, mal gré, on l'entend. Cela suffit pour que les dents en grincent. Si encore son parlottage était inoffensif... --Elle n'a pas de mauvaises intentions. --Les sots font plus de mal que les méchants.» Sa femme ne répondit que par un sourire, et elle sortit pour aller voir si son fils dormait. Dans l'après-midi, l'enfant avait eu un petit mouvement de fièvre. Souvent il revenait maintenant, le joli sourire d'autrefois. L'abbé Aldebert le lui avait dit: «Soyez aimable à ceux qui vous entourent et à vous-même. Il ne faut pas confondre la contrition avec ce qu'en théologie nous appelons la délectation morose. Dieu aime qu'on tourne vers lui un visage riant. Il y voit une marque de la confiance qu'on met en sa miséricorde, et la prière lui arrive plus agréable.» C'est presque sans effort aujourd'hui qu'elle obéissait à cette direction. Si la plaie demeurait ouverte, un baume du moins la rafraîchissait, en calmait les élancements douloureux. Le sentiment de sa faute ne s'était point affaibli; mais elle avait conscience d'avoir fait un pas vers son rachat. Et chaque jour elle répétait la généreuse supplique où elle mettait toute sa sincérité avec toute sa ferveur. Son mari sentait en elle, entre eux, la détente. Il en attribuait tout le mérite à cette intervention sacerdotale qu'il avait provoquée. «Augustin, pensait-il, lui aura parlé raison. Il lui aura dit sensiblement les mêmes choses que moi, mais dans ces formes ecclésiastiques qui savent joindre l'onction à l'autorité. Élisabeth est une douce créature, mais une âme molle. Elle suit l'impulsion donnée, sans rien mettre de son effort personnel. Le tout était de la soustraire à des influences désastreuses. C'est fait... le temps se chargera du reste.» Et il se réjouissait que fût conjuré le mal. Ce soir pourtant, c'était le front d'André qui s'assombrissait d'un nuage. Quand sa femme fut rentrée dans le salon, où avant de se retirer pour la nuit elle remettait en ordre avec une exactitude un peu méticuleuse livres entr'ouverts, journaux dépliés, bibelots dérangés, brusquement il lui dit: «Je voudrais, Élisabeth, te demander une chose. D'après ce que vient de dire Hélène, je crois comprendre que tu as vu Mme Lambertier cet hiver? --Je l'ai vue. --Et où cela? --Ici. --Tu ne m'en as jamais parlé. --Il me semblait que ce nom n'est pas fait pour être prononcé devant toi.» C'était donc là le petit mystère qui, voici quelques mois, lui avait trotté en cervelle. Cette explication, si naturelle pourtant, de certaine visite reçue par sa femme, lui était apparue inexacte. Incident de telle insignifiance qu'il n'y aurait plus songé néanmoins, si peu après, promenant son fils au Bois un dimanche matin, à la vue d'un grand coupé bas, attelé de deux beaux carrossiers normands, cocher et valet de pied engoncés dans le collet de vison, le petit garçon ne s'était écrié: «Tiens! la voiture qui est venue l'autre jour chercher maman.» Derrière la glace il avait aperçu une haute et sèche silhouette à cheveux blancs. Ce n'était pas la débordante Mme Laurent-Janin, de qui, en outre, il avait su depuis qu'elle s'était ralliée à l'automobilisme. Pourquoi ce petit mensonge? Puis il s'était dit que les femmes, les meilleures, sont enclines parfois à des cachotteries. Et nulle ne saurait être plus innocente que celle-ci, où se trouvait mêlée une vieille dame. C'était donc cela... Mais comment Élisabeth était-elle sortie avec Mme Lambertier, et pourquoi? «Je ne suis pas curieux, reprit-il. Cependant, puisque l'indiscrétion de cette caillette me fait connaître une visite assez étrange, tu en conviendras... --L'indiscrétion n'en est pas une. Je suis bien aise au contraire que tu saches la seule chose depuis notre mariage qu'à tort ou à raison j'avais cru devoir te laisser ignorer. --Alors tu me conteras ce que venait faire chez nous ton ancienne belle-mère. --En deux mots ce sera dit: elle venait de la part de son fils, gravement malade, solliciter le pardon des torts qu'il a eus envers moi. --Honorable scrupule. Mais je n'aurais pas cru ce noceur croisé de maquignon si accessible à la peur du diable.» L'ironie d'André était fort acerbe. Doucement, sa femme l'en reprit: «Pourquoi parler ainsi d'un homme qui est malheureux?... tandis que nous ne le sommes point, que t'en semble?» Le vaillant sourire reparut sur les lèvres, elle lui tendit une main où brillait l'anneau de leur union. Machinalement, il la prit, et presque aussitôt la laissa retomber. Y avait-il donc vu l'alliance qui, à ce doigt, avait précédé la sienne? Et sur le même ton il continua: «Requête qui, d'ailleurs, fleure ridiculement la littérature. --Un quasi mourant qu'il était alors?... Et la littérature jamais n'avait été son fait... Mais si nous quittions un sujet qui m'est pénible et ne t'est point agréable?...» André s'entêta. «Et tu lui as octroyé son absolution? --Aurais-tu voulu me voir la lui refuser? Un jour, t'en souvient-il, c'est toi qui m'as rappelé les enseignements du Pater: pour que Dieu nous pardonne nos offenses, nous devons pardonner les offenses d'autrui... Quoiqu'en cette occasion j'aie eu bien peu de mérite...» Et dans un mouvement de gracieuse coquetterie dont elle voilait son héroïque mensonge: «Car je lui devrais même de la gratitude. S'il s'était un peu moins mal conduit avec moi, serais-je ici, monsieur, pour faire votre bonheur, comme je m'en flatte... sans compter le mien? --Vrai, ma chérie, tu es heureuse?... tout à fait heureuse?» Il la regardait jusqu'au fond des yeux. Élisabeth détourna légèrement son visage où montait un peu de rougeur. «Tout à fait?... puis-je l'être, avec le souvenir toujours saignant de notre cher petit trésor?» André eut le sentiment qu'elle s'évadait de la question. Sa réplique cependant était inattaquable. Pourquoi, en la forçant dans ses retranchements, risquer de troubler la douceur revenue entre eux? Et avec une gaieté un peu voulue: «Malgré tout le gré, dit-il, que je lui sais pour t'avoir donnée à moi, je ne nourris pas à son endroit autant de mansuétude. Mais tu es meilleure... --Je suis chrétienne, simplement. --Et puisque tu as administré à ce vilain monsieur son viatique pour l'autre monde, qu'il s'y rende donc à bref délai. Ce sera un soulagement pour lui, un débarras pour l'humanité... unique parole sensée proférée tout à l'heure par ta linotte de cousine... Et pendant que c'est chaud, il courra meilleure chance que Dieu le reçoive en grâce sous tes auspices. --Ne parle pas aussi légèrement, mon ami... C'est mal.» De nouveau le visage d'André se rembrunit, et l'irritation, un moment détournée, s'accentua. «Allons, Élisabeth, n'exagère point. Que tu aies bien agi en ceci, j'y consens. Mais à pousser trop loin ta magnanimité, elle prendrait un caractère désobligeant pour moi. A t'entendre, on croirait vraiment que tu portes au personnage une manière d'intérêt... --Tu ne crois rien de pareil, et ce n'est pas bien de soulever même une idée aussi absurde. --Il ne fallait pas me la suggérer par un excès de charité très chrétienne, sans doute, mais fort malplaisante pour un mari. Jamais, cela va de soi, je ne prononçais ce nom; jamais je ne pensais à celui qui le porte... presque jamais. Et puisque nous nous trouvons dans des milieux très différents, j'ai la bonne chance de ne pas même connaître son visage. Je ne serais pas un homme cependant, et je ne t'aimerais pas, si son existence n'était une épine qui parfois me blesse. Le jour où j'apprendrais sa mort, il serait légitime que j'en ressentisse de la satisfaction... --André!... --Et si, comme le professe la philosophie occultiste, je croyais que le désir est une force, qui porte en soi sa puissance de réalisation, je souhaiterais de tout mon cœur la disparition de cet être malfaisant. A tout hasard, tiens, je la souhaite... Cela servira peut-être.» Avec une véhémence dont elle ne fut pas maîtresse, Élisabeth se récria: «Non, non, mon chéri, il ne faut pas... c'est un souhait impie... Je t'en prie, ne fais pas cela... Non, non...» Un flot de sang empourpra le visage d'André. «En vérité, Élisabeth, tout à l'heure je plaisantais... Mais à présent, je me demande... Allons, ce n'est pas possible... je suis fou... --Un peu...» Et reprenant son sang-froid comme il perdait le sien: «André, continua-t-elle, mon cher mari, ne me force pas à t'expliquer... car oui, cela est vrai, je souhaite, moi, que M. Lambertier vive... Ne me contrains pas à te dire pourquoi.» Mais lui, sa colère montant: «Je le prétends, au contraire. Que me disais-tu donc, tout à l'heure, n'avoir jamais rien eu à me cacher?... Et voici un mystère entre nous... un mystère offensant pour moi. Que signifie tout cela, Élisabeth?... J'ai le droit de le savoir. --C'est une chose qui regarde uniquement ma conscience. Et toi-même me l'as déclaré un jour: même pour l'époux le plus tendrement chéri, ce terrain-là est sacré. --Qu'est-ce que ta conscience peut avoir affaire avec la vie ou la mort de cet homme? --Ne me demande pas cela, André, je t'en conjure. C'est puéril peut-être, c'est absurde... mais tu ne peux savoir combien tu m'affliges en insistant. --Et pourquoi donc, si, comme je n'en veux pas douter, ton motif est avouable? --Il est des choses avouables et même louables qu'une pudeur retient de révéler. --Une pudeur, Élisabeth!... --Une délicatesse, si tu préfères. André, sois généreux. N'abuse pas pour forcer un petit secret... et un secret bien innocent, tu en es certain, de l'imprudente protestation que m'a arrachée ton souhait malséant. --Tu as même dit impie, rien que cela... Il est impie de souhaiter que M. Lambertier meure! --Il est impie de souhaiter la mort de qui que ce soit. --Eh! sais-je si celui-là ne t'inspire pas un intérêt particulier? --André... oh! André...» Il eut honte un peu de cette parole. Mais pour s'en excuser, son irritation était trop vive. Cette femme d'apparence frêle et de nature timide possédait des réserves inattendues de fermeté. Aussitôt elle se ressaisit. «Mon pauvre ami, je ne te ferai pas l'injure de prendre sérieusement tes paroles. M'attribuer à moi l'ombre même d'un intérêt pour l'homme qui depuis douze ans est sorti, non de mon cœur, où jamais il n'était entré, mais de ma vie... de ma vie qu'il aurait ruinée si tu ne m'avais, toi, reconstruit le plus doux des foyers!... je me refuse à discuter semblable aberration.» Fâché contre elle, plus encore mécontent de lui, André se taisait, tordant nerveusement la pointe de sa barbe. «Si j'y consentais, poursuivit Élisabeth, je n'aurais qu'à en appeler au simple sens commun. Serait-ce lui vouloir du bien que désirer qu'il vive, quand lui-même appelle la mort et au besoin la hâterait de sa main? --Tu raisonnes très bien, Élisabeth... trop bien... Je serais mieux convaincu si tu me dévoilais tout bonnement cet abîme d'iniquité. Peut-être ai-je eu tort de te presser là-dessus... mais à présent nous ne saurions rester sur une équivoque pénible. Pour toi, pour moi, il faut m'expliquer ce cri de tout à l'heure... un cri parti du cœur, quoi que tu en dises. --Il est parti du cœur, cela est vrai. Je souhaite que M. Lambertier ne meure point, parce que j'aurais peur d'en éprouver trop de joie. --C'est tout?... Cela ne valait pas une telle résistance à m'avouer un sentiment qui t'honore... encore qu'il me paraisse bien alambiqué. --Non, ce n'est pas tout... Tu le veux?... Mets-toi ici, André, tout près de moi... Tu vas savoir le reste. Mais à cette condition que tu m'écouteras sans colère, sans humeur, sans m'interrompre même. Tu promets?» Il promit. Et, la main dans la main de son mari, très simplement, Élisabeth lui dit tout: la démarche de Mme Lambertier, sa visite avenue d'Iéna,--ici elle dut, par une tendre pression des doigts, calmer le frémissement irrité de ceux qu'elle tenait entre les siens,--enfin cette résolution prise, ayant valeur de vœu, qui quotidiennement la faisait prier pour la vie de celui dont la mort eût délivré son âme. Fidèle à l'engagement pris, André gardait le silence. «Tu vois, cher ami, dit-elle en finissant, il ne faut pas que ton souhait aille contre le mien.» Mais lui, levant les épaules: «Des souhaits, fit-il... des mots! --Peut-être. Mais si dans ces mots je puise la consolation et l'espoir?... Oh! André, n'empêche pas Dieu de m'exaucer. --Eh! ma chère, qu'empêcherais-je? Il t'écoute mieux que moi, assurément. --Je le voudrais. André, ne sois pas ironique. Songe bien que, pour valoir un peu, ma prière doit partir d'un cœur sincère. Songe que, si elle recélait aucune arrière-pensée, elle ne serait qu'un honteux marché avec le ciel. Les sceptiques, je le sais, s'imaginent ces choses... ils s'imaginent que nous offrons un sacrifice en échange d'une grâce. Oui, cela semble ainsi. Il n'en est rien pourtant. Je sens cela si bien... Comment me faire comprendre?... Oui, je souffre amèrement de vivre avec toi en infraction aux lois de l'Église... oui, ce me serait une joie infinie de pouvoir être ta femme devant Dieu comme je le suis devant les hommes. Mais ayant péché si gravement, sans doute dois-je souffrir encore afin de mieux expier. Il faut donc que l'obstacle demeure, et mon vœu pour le conserver doit être ardent, et ma prière doit être fervente. Des mots, André, crois-tu?... Il va mieux cependant, un mieux miraculeux... Ce sont les propres paroles d'Hélène. Simple coïncidence, vas-tu me dire. Pense-le à ton gré, mais respecte mon illusion si c'en est une. Ce qui importe, c'est que mon intention soit tenue pour méritoire. Tout est dans l'intention, vois-tu. Quand on allume un cierge devant un autel, est-ce ce morceau de cire dont on fait offrande? Non: il n'est qu'un témoignage. Pratique puérile si tu veux, que peuvent dédaigner les esprits raisonneurs, et qui pourtant, venant d'un cœur plein de ferveur, touche celui de Dieu. La volonté du sacrifice m'appartient... Puisse-t-elle être acceptée miséricordieusement comme humblement je l'offre. Je donne tout ce que je puis dans ma faiblesse... le souverain juge fera de moi ce qu'il voudra.» Une flamme incendiait les clairs yeux de pervenche, la voix douce vibrait d'un accent inconnu, et c'est sans exaltation pourtant qu'elle parlait, sans emphase. Vaincu par cette simple foi, André se taisait. Dans un élan de cette grâce mutine que parfois elle avait, avec un sourire, Élisabeth reprit: «Toi d'ailleurs, incroyant, puisque tu ne reconnais pas l'efficacité de la prière, tu n'as pas à craindre qu'en soit influencé ce que tu appelles le cours logique et normal des événements. A ton sens, toute vie est mesurée au livre du destin... Ah! ne te dédis point, tu me l'as dit un jour. De deux choses l'une, André: ou tu admets l'intervention divine dans les choses d'ici-bas, et alors tu comprends le sens de la supplique que j'adresse là-haut... ou tu la méconnais, et en ce cas quel mal te semble-t-il que je puisse faire avec mes paroles vaines?... Et pourquoi, toi, émettre un souhait contraire au mien, puisque à tes yeux tous souhaits ne sont que des mots? --Oh! sophiste... Mais tu as raison en ceci: que cet homme vive ou bien qu'il meure, cela ne m'est de rien, puisque nous nous aimons.» Raisonnablement en effet, avait-il donc sujet de se plaindre? Illusion peut-être, superstition, conception puérile du divin... Peut-être... Mais en remettant à un prêtre le soin de cette âme malade, il avait bien dû prévoir que les remèdes employés ne seraient pas ceux suggérés par son esprit de logicien. L'essentiel était qu'Élisabeth fût soulagée, puisqu'elle ne pouvait guérir. Ce but atteint, allait-il discuter les chemins qui l'y avaient conduite? Ainsi d'abord raisonna André. Puis il pensa plus loin et plus haut. Il pensa tellement que, parlant de cela au presbytère Saint-Jacques-Saint-Christophe, il fut amené à faire cette remarque: «La religion jusqu'à présent m'était apparue comme relevant du sentiment... sans nier d'ailleurs que le sentiment n'ait ses droits. --Fort bien, dit l'abbé Aldebert... Et à présent? --A présent, un scrupule me trouble. Pour que dans cette douce petite âme, que je jugeais passive, une résolution soit entrée, dont, la valeur réelle en fût-elle nulle, l'héroïsme ne subsiste pas moins... pour qu'Élisabeth la tienne en y apportant une sincérité profonde, une ardente ferveur, une fermeté inébranlable... pour expliquer pareil phénomène, il faut, me semble-t-il, que la religion soit quelque chose de plus grand.» Le prêtre sourit. «Es-tu sûr, André, de n'avoir jamais auparavant pensé cela, dans le tréfonds de toi-même? --Non, je n'en suis pas sûr. Lorsque, fugitivement, ma réflexion se fixait sur ces problèmes, un argument m'était apparu, probant, en faveur de la puissance de l'idée religieuse. C'était le spectacle de tout ce qu'elle a engendré de sacrifice et d'héroïsme. Preuve empirique, à la vérité, et remontant de l'effet à la cause, méthode de raisonnement des plus défectueuses. Mais, dans tout ce qui est du domaine moral, une démonstration scientifique est-elle possible? Je me disais donc qu'on ne souffre pas pour une non-entité, qu'on ne meurt pas pour une chimère. Ma femme assurément n'émule que de très loin les martyres dans le cirque. A deux mille ans de distance, cependant, son acte émane du même principe. Et ce principe ne serait qu'un mirage, fait de la faiblesse d'esprit de l'homme? Et pour lui faire enfin entrevoir la raison, pour lui montrer le néant de cette foi qui a transporté des montagnes, il aurait fallu que cent générations vécussent dans pareille erreur... cent générations ayant, d'autre part, opéré cette œuvre immense de conduire l'humanité du point où elle était alors à celui où elle se trouve aujourd'hui?... Et c'est en vain qu'auraient été manifestées tant de fidélités, tant d'immolations consenties, tant de sang versé avec enthousiasme?...» André s'animait, les idées surgissaient, pressées, dans son cerveau. «Cela confond la raison, poursuivit-il... le rationalisme si tu préfères, de considérer pour quelles infiniment petites divergences dogmatiques tant d'hommes ont donné leur vie. Tiens, je me souviens de ceci... Nous avons fait en Écosse notre voyage de noces. Race forte et énergique, positive même entre toutes, et pays entre tous déchiré par les luttes confessionnelles. Le catholicisme y fut persécuté; mais cela ne suffisait point à la violence des passions religieuses. Dans le vieux cimetière des Frères-Gris, à Édimbourg, je suis demeuré tout pensif devant le monument--fort laid d'ailleurs, ces puritains n'ayant aucun sentiment de l'esthétique--érigé à la mémoire de dix-huit mille martyrs covenantaires. Hors les érudits en cette spécialité, qui de nous sait aujourd'hui ce qu'était ce Covenant armant ainsi des protestants les uns contre les autres? C'est oublié, c'est enfoui sous les cendres de ceux qui sont morts pour ce morceau de parchemin. Et ailleurs, pour le signe de croix fait de gauche à droite ou de droite à gauche, combien de chrétiens se sont entr'égorgés? On sourirait de cela?... Des sots. C'est chose sérieuse que mourir volontairement, pour une idée... c'est chose sainte. Ah! pour un esprit de bonne foi, Augustin, que cela est donc troublant!» Très attentif, l'abbé Aldebert écoutait. «Veux-tu, André, lui dit-il simplement, me faire un plaisir? Viens dimanche à dix heures: c'est ma messe paroissiale. En chaire, tu m'entendras débuter par ces paroles: «Aujourd'hui, mes frères, pour texte je prendrai les pensées, très belles, d'un incroyant.» Ce fut au tour de l'autre de sourire. Et le prêtre ajouta: «Voyons-nous quelquefois, ami... nous causerons. Et qui sait?...» André a hoché la tête. Mais il n'a pas dit non. Souvent il se rencontre avec le curé de Saint-Jacques-Saint-Christophe, et tous deux s'entretiennent longuement. Qui sait, en effet?... A en croire Alcide Biscaras, il y aurait déjà de grands pas accomplis. L'autre jour, en l'honneur du docteur Georges, fraîchement décoré, un dîner réunissait, avenue de Messine, avec la famille et les intimes, quelques-uns des camarades du père et des maîtres du fils. La conversation ayant aiguillé sur la laïcisation des hôpitaux, un débat assez vif s'engagea entre le haut fonctionnaire de l'Assistance publique et certain membre de l'Académie de médecine, connu pour s'être érigé en champion des Sœurs. De la prétendue pression exercée par elle sur la conscience des malades, on vint à parler de l'ingérence du confesseur dans les ménages. Et le vieux jacobin s'en donna à cœur joie, jusqu'au moment où André finit par entrer en lice. «Le besoin de confier ses difficultés, ses peines, voire ses fautes, est assez humain et très féminin. Si ce n'est un prêtre qu'une femme met dans ses secrets, c'est une amie souvent, par qui il sera moins bien gardé. Quel avantage y trouvez-vous? --Qu'elle connaît les passions. Un prêtre les ignore. --Vous croyez? Il ne les vit pas, soit, mais il les voit défiler à son confessionnal, où elles palpitent sous sa main, dans toute leur vérité. Et un confesseur intelligent--il y en a, je vous l'affirme--exercera toujours sur une âme en détresse une action plus salutaire que la plupart des confidentes. En tant qu'une robe doive se trouver en tiers entre sa femme et lui, un mari a tout intérêt, soyez-en sûr, à ce que ce soit une soutane au lieu d'un cotillon.» Son interlocuteur demeurant quelque peu interloqué par une profession de foi aussi inattendue, avec cet accent de conviction profonde qui intimide la contradiction André ajouta: «Croyant ou non à ce que détient le prêtre, on ne saurait douter, monsieur, que ce soit quelque chose de très grand. --Voilà donc ton neveu Rogerin qui s'encapucine comme l'autre,» dit un instant plus tard Biscaras à son vieil ami. Celui-ci haussa les épaules. A quelle adresse allait ce geste de dédain ou d'impatience? il ne s'en est point expliqué. La remarque cependant a fixé son attention sur ce que parmi les siens, groupés ce soir autour du patriarche et ayant respiré pourtant l'atmosphère de son athéisme, la religion conserve encore d'empire. Le grand chirurgien mourra sans cesser de croire qu'il n'y a rien. Mais dans ses songeries de vieillard à présent, parfois il s'émerveille de la puissance de ce quelque chose à quoi tant d'autres croient. _Achevé d'imprimer_ le vingt-huit janvier mil neuf cent huit PAR ALPHONSE LEMERRE 6, RUE DES BERGERS, 6 _A PARIS_ End of the Project Gutenberg EBook of Après le divorce, by Marie Anne de Bovet *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK APRÈS LE DIVORCE *** ***** This file should be named 42064-0.txt or 42064-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/4/2/0/6/42064/ Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.