The Project Gutenberg EBook of Anicet ou le panorama, by Louis Aragon This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Anicet ou le panorama Author: Louis Aragon Release Date: March 21, 2018 [EBook #56801] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANICET OU LE PANORAMA *** Produced by Laura Natal Rodrigues & Marc D'Hooghe at Free Literature (Images generously made available by the Internet Archive.) LOUIS ARAGON ANICET OU LE PANORAMA ÉDITION ORIGINALE PARIS ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE 35 ET 37, RUE MADAME. 1921 L'absence de système est encore un système, mais le plus sympathique. TRISTAN TZARA CHAPITRE PREMIER ARTHUR _Anicet_ n'avait retenu de ses études secondaires que la règle des trois unités, la relativité du temps et de l'espace; là se bornaient ses connaissances de l'art et de la vie. Il s'y tenait dur comme fer et y conformait sa conduite. Il en résulta quelques bizarreries qui n'alarmèrent guère sa famille jusqu'au jour qu'il se porta sur la voie publique à des extrémités peu décentes: on comprit alors qu'il était poète, révélation qui tout d'abord l'étonna mais qu'il accepta bonnement, par modestie, dans la persuasion de ne pouvoir lui-même en trancher aussi bien qu'autrui. Ses parents, sans doute, se rangèrent à l'avis universel puisqu'ils firent ce que tous les parents de poètes font: ils l'appelèrent fils ingrat et lui enjoignirent de voyager. Il n'eut garde de leur résister puisqu'il savait que ni les chemins de fer ni les paquebots ne modifieraient son noumène. Un soir, dans une auberge d'un pays quelconque (Anicet ne se fiait pas à la géographie, basée comme toutes les sciences sur des données sensibles et non sur les intangibles réalités), il remarqua tandis qu'il dînait que son voisin de table d'hôte ne touchait à aucun des mets et semblait cependant passer par toutes les jubilations gastronomiques du gourmet. Anicet saisit immédiatement que ce convive étrange était un esprit libre qui se refusait à recourir aux formes _a priori_ de la sensibilité et n'éprouvait pas le besoin de porter les aliments à ses lèvres pour en concevoir les qualités. «Je vois. Monsieur, lui dit-il, que vous ne tombez pas dans la crédulité où se tiennent généralement les hommes, et que, par mépris de leur sotte représentation de l'étendue, vous vous abstenez des simulacres par lesquels ils s'imaginent changer leurs rapports avec le monde. De même que certains peuples croient à la vertu des signes écrits, de même le commun attribue superstitieusement à ses gestes le pouvoir de bouleverser la nature. Je me gausse autant que vous-même d'une semblable prétention, laquelle dénote la légèreté d'esprit de nos contemporains (mot dénué de sens que j'emprunte, comme vous le pensez bien, à leur propre langage) et la facilité qu'éprouvent les apparences à les abuser de leur jeu. On me nomme Anicet, je suis poète et fais semblant de voyager pour complaire à ma famille. Je ne saurais vous dissimuler combien je brûle d'apprendre à côté de qui je suis assis. La distinction qui paraît sur votre visage et l'excellence des principes dont vous avez fait montre en cette occasion m'incitent à n'avoir pas de plus vif désir.» Anicet se tut, fort content de soi-même, de l'aménité qu'il avait mise en ses propos, de sa période et de la délicatesse des sentiments qu'il y avait exprimés, enfin des quelques archaïsmes par lesquels il avait si finement nargué l'idée de temps et la chronologie puérile et honnête des lourdauds qui _présentement_ se pourléchaient de l'illusion d'un rapprochement de leur palais et d'une tarte à la crème. L'inconnu ne se fit pas prier et commença le récit suivant: «Je m'appelle Arthur et je suis né dans les Ardennes, à ce qu'on m'a dit, mais rien ne me permet de l'affirmer, d'autant moins que je n'admets nullement, comme vous l'avez deviné, la dislocation de l'univers en lieux distincts et séparés. Je me contenterais de dire: je suis né, si même cette proposition n'avait le tort de présenter le fait qu'elle exprime comme une action passée au lieu de le présenter comme un état indépendant de la durée. Le verbe a été ainsi créé que tous ses modes sont fonctions du temps, et je m'assure que la seule syntaxe sacre l'homme esclave de ce concept, car il conçoit suivant elle, et son cerveau n'est au fond qu'une grammaire. Peut-être le participe naissant, rendrait-il approximativement ma pensée, mais vous voyez bien, Monsieur,» et ici Arthur frappa la table du poing, «que nous n'en finirons plus si nous voulons approprier nos discours à la réalité des choses, et que le maître d'auberge nous chassera de cette salle avant la fin de mon histoire, si nous ne consentons chemin faisant à des concessions purement formelles aux catégories que nous abominons comme de faux dieux, et dont nous nous servirons, si vous le voulez bien, à défaut de les servir. «Je m'appelle _Arthur_ et je suis né dans les Ardennes. De très bonne heure, on me donna un précepteur lequel devait m'enseigner le latin mais qui préféra m'entretenir de philosophie. Mal lui en prit, car très rapidement je remarquai que mon professeur démentait par sa conduite les principes mêmes qu'il avait démontrés. Il agissait comme si Dieu pour construire la terre avait préalablement calculé la dix-millionième partie du quart du méridien terrestre. Je fus outré de cette malhonnêteté. Aux reproches un peu véhéments que je lui fis, le philosophe improbe répondit par la délation. Mon père, homme simple et qui ignorait tout de l'impératif catégorique, me fustigea devant mes sœurs. Je décidai de quitter la maison car déjà je possédais ce sens aigu de la pudeur qui devait me dominer par la suite. Je voyageai d'abord par les routes, mendiant mon pain ou le dérobant de préférence. C'est pendant cette période de ma vie que j'appris à concevoir les eaux, les forêts, les fermes, les figurants des paysages indépendamment de leurs liens sensibles, à me libérer du mensonge de la perspective, à imaginer sur un plan ce que d'autres considèrent sur plusieurs comme les enfants qui épèlent, à ne plus me laisser berner de l'illusion des heures et embrasser simultanément la succession des siècles et des minutes. Un beau soir, un peu fatigué de ces panoramas champêtres, je me glissai dans un train et fis, caché sous une banquette pour ne pas payer mon billet, le chemin de C... à Paris. Cette position ne m'incommoda pas, dans la connaissance où j'étais qu'un préjugé seul amène les voyageurs à en préférer une autre. J'utilisai le trajet à m'accoutumer à regarder le monde du ras du sol, ce qui me permit de me faire une idée des représentations qu'en ont les animaux de basse taille. Puis je m'avisai qu'à l'inverse de mon passe-temps habituel rien n'était plus aisé que de reporter sur plusieurs plans ce que l'on voit sur un seul: il suffit de fixer obliquement ce qu'on veut dissocier au lieu de le regarder de champ. J'appliquai immédiatement ce procédé pour éloigner de ma figure les bottes du voyageur assis au-dessus de moi. Dans l'enthousiasme de ces exercices, je scandai mentalement, au bruit rythmé du train sur le ballast, des poèmes qui faisaient bon marché du principe d'identité lui-même.» Anicet se permit de l'interrompre: «Vous êtes donc aussi poète, Monsieur?» --À mes moments perdus, reprit le narrateur. J'arrivai à destination dans la plus heureuse disposition d'esprit. Songez à ce qu'est Paris pour un garçon de seize ans qui sait s'émerveiller de tout et de mille manières. Dès la gare, je me sentis transporté: ce mouvement, les maisons chargées de la perspective, cette façon orientale d'écrire CAFÉ au fronton des palais, les fêtes lumineuses du soir, et les murs couverts d'hyperboles, tout concourait à ma joie. Il y avait peu d'apparence que je me lassasse jamais d'un décor, varié sans cesse par les quelques méthodes de contemplation que je possédais, quand une aventure vint me donner les loisirs et la retraite nécessaires pour en élaborer d'autres. Un matin que je croisais un convoi funéraire, je me représentai le mort, comme je m'étais assoupli à le faire, indépendamment de la durée. Simultanément je le perçus dans les poses les plus prétentieuses, les plus insignifiantes et les plus naturelles, accomplissant toutes les bassesses et toutes les sottises d'une vie sans intérêt, avec ses petits vices et ses petites vertus, si peu responsable que je ricanai assez haut de voir des passants se découvrir devant la boîte cirée qui renfermait ses restes. À cette époque, l'issue malheureuse d'une guerre encore récente, les dissensions politiques et le joug toujours sévère du romantisme portaient les esprits parisiens à des violences peu coutumières aux habitants de la ville la plus polie du monde. Un quidam m'arrêta et m'ordonna d'un ton emphatique de mettre chapeau bas devant je ne sais quelle image de notre humilité. Je caressai mon olibrius de quelques épithètes et n'en fis rien. Comme cet individu cherchait à m'y contraindre, je lui donnai une leçon pratique de philosophie. Cela se termina au poste de police et je fus jeté dans une pièce obscure où l'on m'oublia trois jours. Pour être plus libre que mes geôliers, il suffisait de m'abstraire du temps ou de l'étendue, mais je préférai mettre à profit cette réclusion pour des évasions nouvelles. Les mathématiciens ont inventé d'autres espaces que le nôtre, à _n_ dimensions, disent-ils. Mais embarrassés par l'habitude de penser suivant trois dimensions, ils ne parviennent pas à se représenter leurs propres imaginations. Grâce à ses gymnastiques préalables, ce fut au contraire un amusement pour mon esprit que d'envisager le monde en donnant à _n_ les valeurs les plus diverses; j'étais en train de concevoir l'étendue à un tiers de dimension quand on se souvint de ma présence pour me faire comparaître devant le commissaire. Comme mes réponses subissaient un léger trouble du fait de cet exercice, ce fonctionnaire, qui avait une idée puérile de la relativité des concepts, ne comprit rien à mes discours et, dans la persuasion de parler à un fou, me fit relâcher. Paris devint pour moi un beau jeu de constructions. J'inventai une sorte d'Agence Cook bouffonne qui cherchait vainement à se reconnaître un guide en main dans ce dédale d'époques et de lieux où je me mouvais avec aisance. L'asphalte se remit à bouillir sous les pieds des promeneurs; des maisons s'effondrèrent; il y en eut qui grimpèrent sur leurs voisines. Les citadins portaient plusieurs costumes qu'on voyait à la fois, comme sur les planches des Histoires de l'Habillement. L'Obélisque fit pousser le Sahara Place de la Concorde, tandis que des galères voguaient sur les toits du Ministère de la Marine: c'étaient celles des écussons aux armes municipales. Des machines tournèrent à Grenelle; il y eut des Expositions où l'on distribua des médailles d'or aux millésimes différents sur l'avers et sur le revers; elles coïncidèrent avec des arrivées de Souverains et des délégations extraordinaires. On habita sans inquiétude dans des immeubles en flammes, dans des aquariums gigantesques. Une forêt surgit soudain près de l'Opéra, sous les arbres de fer de laquelle on vendait des étoffes bayadères. Je changeai de quartier les Abattoirs et le canal Saint-Martin; le bouleversement n'épargna pas les Musées, et tous les livres de la Bibliothèque Nationale submergèrent un jour la foule des badauds. Vous parlerai-je des mille métiers que j'adoptai, tour à tour camelot et chantant comme des poèmes les titres des journaux que je vendais, homme-réclame par amour des chapeaux hauts de forme, porteur de bagages, débardeur à la Villette? L'étrangeté de ma vie m'attira des curiosités, des fréquentations, des amitiés. Je connus dans certains milieux une vogue égale à celle d'un prestidigitateur ou d'un danseur de cordes. Enfin quelques oisifs de la rive gauche me trouvèrent du génie. Je fus admis dans des cercles choisis, des académiciens m'hébergèrent, des femmes du monde voulurent me connaître. Le contact journalier de mes semblables avait fortement développé chez moi ce sentiment de la pudeur dont je vous ai déjà parlé et qui m'était inné. Je me dérobai aux sollicitations du monde pour éviter de me mettre à nu devant tous. C'est à cette époque que je connus _Hortense._ Elle ignorait tout de la vie, mais non de l'amour. Image de la passivité, elle supporta mes fantaisies sans les comprendre. Elle admit toutes les expériences, se plia à tous les caprices et me laissa pénétrer jusqu'au dégoût les secrets de la féminité. Devant elle je pouvais dépouiller tout masque, penser haut, dévoiler l'intime de moi-même, sans crainte qu'elle y entendît rien. Elle me fut un manuel précieux que j'abandonnai au bout de trois semaines: j'avais appris à connaître la vision féminine du monde, aussi distante de celle des hommes que l'est celle des souris valseuses du Japon, lesquelles n'imaginent que deux dimensions à l'espace. Parmi les amis que m'avaient valus quelques dons naturels il en fut un qui s'attacha plus particulièrement à moi. Quand L*** parvenait à pénétrer ma pensée, je le battais jusqu'au sang. Il me suivait comme un chien. Ma pudeur était incommodée à l'excès de cette présence perpétuelle et mon seul recours était de m'évader dans un univers que je bâtissais et dans lequel L*** cherchait à m'atteindre avec des efforts si grotesques que parfois je riais de lui jusqu'à ce qu'il en pleurât. Cette honte qui me prenait quand on me devinait s'exagéra vers ce temps au point qu'une simple question, comme: quelle heure est-il?, si par hasard je l'allais moi-même prononcer, me faisait monter le rouge aux joues et me rendait la vie intolérable. Je devins agressif, méfiant, insolent. Je giflais à tous propos les indiscrets. Il y eut des scandales, dans des réunions, des banquets. Le comble fut qu'une aventure de cet ordre se trouva contée ironiquement dans un journal avec mon nom en toutes lettres. Je ne pus plus supporter le regard des gens dans la rue: je décidai de m'expatrier. L*** m'accompagna à Londres où le brouillard nous permit quelques distractions nouvelles. Joli songe doré des bords de la Tamise, on se fatigue à la fin de comparer tes réverbères à des points d'orgue. La diversion survint heureusement sous les espèces d'une fille de comptoir dans une de ces maisons de picles et de picalilies qui parfument tout un quartier au vinaigre rose, encens d'un culte inconnu. Elle avait l'aspect de ces poupées anglaises, héroïnes des récits de Golliwog, et qui s'appellent inlassablement Peg, Meg ou Sarah Jane, les cheveux peints très noirs sur le crâne ovoïde, les pommettes carminées, les yeux faits au pinceau, pas de nez, le corps formé de pièces de bois apparentes articulées par des chevilles, les membres cylindriques. Dès quelle fut ma maîtresse je m'aperçus de mon erreur: rien de plus harmonieux que cette enfant potelée, rien de plus souple que ses gestes. Habitué à Hortense, je me laissai aller à penser haut devant _Gertrud_, à transposer la vie, à me montrer au naturel. Bien vite il fallut convenir qu'elle me pénétrait, que rien ne lui échappait de ce que je lui abandonnais et qu'il n'y avait pas de jeu si compliqué qu'elle n'en sût saisir la règle et la marche. Après m'être un instant révolté d'une perspicacité qui ne venait point sur commande, je ne pus me retenir d'un mouvement d'admiration pour cette Gertie si voisine de moi que je pensais déjà l'atteindre et me confondre avec elle. Elle apportait à me suivre une intelligence, une lucidité qui me déconcertaient. Elle me devançait dans ces courses spirituelles, devinait la direction que j'allais prendre, me surprenait par les bonds quelle exécutait de système en système et m'enseignait à son tour mille divertissements nouveaux. Parfois nous nous poursuivions à travers les espaces de notre invention, nous nous fuyions, nous cachions l'un à l'autre, et finalement nous rencontrions au détour d'un univers. Tout aboutissait à l'amour. Il devenait le but suprême de la vie: pas un geste, pas un rire qui n'y menât. Que je me sentais loin au-dessus de l'émotion goûtée aux premiers jours de Paris, maintenant que j'allais contempler avec Gertie de la coupole de St Paul Church cette autre métropole que les mêmes techniques accommodaient à mon gré, mais pour mener à une joie plus noble et plus complète, du sein de laquelle je regardais avec pitié ces pauvres astronomies passées et les enthousiasmes de mes seize ans! Suprême abolition des catégories, l'amour rendait tout aisé, tout docile, nous n'avions plus de limites à nous-mêmes au moment qu'il s'accomplissait. Nous admettions sans protestation qu'il fût notre maître, mais nous le lui rendions bien. Il se pliait à nos caprices, car nous savions le secret de l'éterniser, de le recommencer, de le suspendre. Nous le connûmes sous toutes ses formes, nous en inventâmes, et nous portâmes dans l'amour nos méthodes d'exaltation. Nous nous y adonnâmes aux confusions de plans, de lieux, d'instants et de durée. Tout prenait un sens érotique et tout devenait autel pour la religion de l'amour. Une factice rivalité d'imagination nous poussa aux fantaisies les plus folles. Nous nous aimâmes dans toutes les contrées, sous tous les toits, dans toutes les compagnies, sous tous les costumes, sous tous les noms. Ce fut un merveilleux voyage de noces. «Gertie, si nous allions aux lacs italiens?» Nous cherchions à nous décevoir, mais la déception même tournait à la volupté. Au temps précis où l'un de nous perdait le contrôle de soi-même, le second parfois se sauvait dans un autre monde. Le jeu consistait à forcer l'évadé au gîte. Que me fallait-il de plus? Par moments j'éprouvais le besoin d'être seul et Gertie intervenait, me tourmentait jusqu'à ce qu'un mensonge m'eût débarrassé d'elle. Par moments je me lassais d'être un lutteur à armes égales devant un autre lutteur. Par moments, cela me gênait de dire: _nous_ toujours, jamais: _je._ Par moments il y avait un abîme entre nos lèvres réunies. Par moments je me sentais hostile, dur, avec la mâle envie de frapper cette fille trop clairvoyante dont les roueries m'agaçaient, dont les moqueries me blessaient, dont les provocations n'excitaient pas seulement mon désir mais aussi la haine noire de ma pudeur offensée. Bref le dialogue m'excédait, et le prétexte qui s'offrit (L*** voulait revenir sur le continent), fut accueilli comme un soulagement. Un jour, au lieu de prendre la voie lactée, je pris le vapeur à Douvres. Quelques discussions avec L*** qui dégénérèrent en querelles, un voyage pendant lequel je pensai mourir, la certitude trouvée au cours de ma liaison dernière que l'art n'est pas la fin de cette vie, un scandale qui se fit vers la même époque autour de mon nom, la publicité qu'on lui donna et la calomnie qui s'en empara, enfin mille causes plus offensantes les unes que les autres m'engagèrent à changer d'existence. Je résolus de donner un but différent à mes jours et de tourner mon activité vers le commerce et l'acquisition des richesses. Après avoir liquidé ce qui restait de mon passé, je me munis d'un lot de verroteries et je partis en Afrique orientale, dans l'intention de pratiquer la traite des nègres. L'aisance que j'apportais à m'adapter à n'importe quelle manière de concevoir, l'absence de tous les liens qui enchaînent les Européens en exil, me mirent rapidement en lumière aux yeux des indigènes, peu accoutumés de voir un blanc se soucier d'eux avec autant de clairvoyance, et à ceux des colons qui durent bientôt en passer par moi pour toute tractation avec les gens du pays. Il n'y eut plus un échange, une affaire que je n'y fusse intéressé ou que je n'y intervinsse. Je m'enrichis impudemment aux dépens de tout le monde, et tout le monde en retour m'en exprima sa gratitude. Je devenais une sorte de potentat économique, aussi indispensable à la vie que le soleil aux cultures. Je me grisais de ces succès rapides, mes seules préoccupations désormais. Toute la poésie pour moi se bornait aux colonnes de chiffres sous les rubriques DOIT et AVOIR de mes registres. Je m'enivrais de nombres, je me saoulais de mesures. Tout ce qui concernait les évaluations de la durée, de l'espace, des quantités, me paraissait subitement la plus merveilleuse création humaine. L'assurance qu'aucune réalité ne les légitimait me poussait à l'admiration de ces unités que l'homme a méticuleusement choisies de façon arbitraire pour servir de point d'appui à ses emprises sur la nature. Rien de plus pur, de plus exempt d'éléments étrangers que les idées mathématiques. Ce sont des vues de l'esprit, qui n'existent que si quelqu'un les imagine et qui n'ont ni fondement ni existence en dehors de celui qui les conçoit. Les plus beaux poèmes furent éclipsés à mes yeux par les épures, par les machines. La pendule, étonnante réalisation d'hypothèse, qui continue, quand son propriétaire n'est plus là, à calculer une quantité qui n'a de réalité qu'en présence de lui, me bouleversait plus qu elle ne faisait les peuplades auxquelles j'en montrais une pour la première fois. J'étudiais les sciences exactes comme j'eusse cherché à pénétrer les secrets du lyrisme. Un grand orgueil me naissait, que seul peut-être j'en sentisse la beauté. J'essayais parfois de la divulguer parmi quelques-uns de ces sorciers de tribus, hommes éminents et sages, mieux ouverts à la spéculation que ces Messieurs de Paris. Ils ne parvenaient point à me comprendre, hochaient la tête, et l'un d'eux disait: «Voici une datte, une deuxième datte, une troisième datte. Il y en a trois. Je les vois, donc le nombre trois n'est pas seulement une vue de l'esprit mais aussi des yeux.» Ainsi raisonnent faussement les plus experts des hommes, sans saisir que les dattes existent mais non le rapport qu'eux seuls établissent entre elles. Les rares relations épistolaires que je conservais avec l'Europe m'apprirent qu'on y déplorait ma disparition et mon silence, que la gloire m'y attendait pour peu que je consentisse à y revenir. Cette nouvelle ne m'émut pas; je préférais à ces lauriers vulgaires la situation de despote et de sage que je m'étais faite dans ces pays africains. Tout le monde reconnaissait ma supériorité intellectuelle, matériellement je n'avais plus rien à désirer. Quelques prodigalités me sacrèrent dieu, j'eus un nom dans les dialectes de la région, je devins légendaire. Je fus de tous les débats religieux; la casuistique dépendit de moi; je traitai des dogmes solaires, du culte des idoles; on me mit à contribution pour expliquer les phénomènes naturels, les cataclysmes, les signes célestes. C'est ainsi qu'un jour on m'amena en grande pompe dans un village où j'avais affaire, une fille, folle, me dit-on, que la population considérait comme sacrée. Un Européen qui s'était fixé aux environs et qui pratiquait la médecine dans ces parages, m'expliqua: «Cette jeune négresse, sans doute sourde, mais non pas muette, est affligée depuis sa naissance d'une maladie nerveuse assez complexe. Elle n'a jamais pu apprendre à communiquer avec ses semblables ni par la voix ni par la mimique. Ses gestes, incordonnés, ne semblent pas appropriés à une fin. Elle ne peut se mouvoir, même pour l'accomplissement de ses fonctions naturelles qu'il faut bien que des servantes préviennent pour elle. Par bonheur elle ne résiste jamais à une impulsion quelconque qu'un étranger donne à l'un de ses membres. Elle semble demeurée dans l'état du nouveau-né, et ces gens naïfs la respectent comme un prodige.» Dès quelle se trouva devant moi, je fus frappé de la grande beauté de cette fille. Elle possédait visiblement la virginité la plus rare, celle que jamais un désir d'homme n'effleura, tant la crainte et la vénération tenait chacun éloigné d'elle. Je remarquais tout d'abord cette apparente incoordination des mouvements, signalée par l'officier de santé; on eût dit, quand elle cherchait à saisir un objet, que ses regards, séparément commandés, partaient d'un être différent de celui qui tendait la main. Il n'y avait aucun rapport entre l'étendue de son geste et la distance à franchir; parfois un objet qui passait devant elle la tentait plusieurs minutes après sa disparition et elle faisait mine de l'atteindre vers l'emplacement depuis longtemps vide ou dans toute autre direction. Aucun doute pour moi ne subsista quand j'eus pensé au mot: synchronisme qui désigne admirablement cela qui faisait défaut à ses actes: cette fille n'était ainsi isolée de ses semblables que parce quelle n'avait pas l'idée de temps, et vraisemblablement pas celle de l'espace. Gertrud quand elle s'abstrayait des modes de la sensibilité avait de ces attitudes, inexplicables pour un tiers, mais que je ne pouvais méconnaître. L'idée me vint qu'en appelant à mon aide mes anciens talents, je parviendrais à m'entendre avec la folle-par-philosophie. Cela ne manqua pas, et, après quelques jours d'éducation, j'arrivai à communiquer avec elle à l'aide de monosyllabes, de gestes qui semblaient incoordonnés aux assistants, de contacts. Ma réputation de sorcier déjà établie fut confirmée du coup et l'on me confia la vierge noire qui manifestait de mon caractère magique en correspondant avec moi. Je l'emmenai dans une habitation où je m'appliquai à parfaire son instruction. Elle me fit tout d'abord comprendre que, parvenue à l'âge nubile, elle entendait prendre un amant, ce qui lui semblait un mal nécessaire, et que, puisque je l'avais conquise comme nul autre, il était normal que ce fût moi. Je n'eus garde de lui refuser ce service, et, l'amour aidant, ma tâche se trouva simplifiée. Je lui donnai bien des noms par la suite, mais si je veux encore aujourd'hui penser à mon Africaine, je l'appelle de celui qu'elle préférait, quoiqu'il ne soit pas sur le calendrier, _Viagère_, que je ne puis, après bien des années et à un âge moins ardent, prononcer sans une certaine émotion. Viagère, trop intelligente, s'était mentalement développée avec une précocité rare alors qu'elle n'avait pas encore acquis de ceux qui étaient chargés de sa petite enfance la science de considérer l'univers suivant les modes généralement adoptés. Aussi vivait-elle au milieu des siens comme une étrangère, laquelle ne comprend pas la langue que l'on parle autour d'elle. Mais son esprit, déjà formé quand j'en commençai l'éducation, exempt de toute idée préconçue, apprit aisément les divers systèmes que je lui proposai, sut les appliquer rapidement, non point comme Gertrud qui était embarrassée par la vision commune du monde, mais d'un point de vue général, large, philosophique, auquel je n'avais atteint qu'au prix d'incessants efforts. Elle put se mettre en liaison avec les hommes et ne retint de leurs discours qu'une admiration sans borne à mon égard, et le juste sentiment de ma supériorité sur eux. Tout ce qu elle savait lui venait de moi, je l'avais façonnée à mon image: elle n'eut qu'une religion, m'aimer. Mais cet amour fut d'autre sorte que celui rencontré à Paris ou à Londres. Le calme y régnait, et non cette inquiétude de connaître qui me talonnait aux bras d'Hortense, ni cette pudeur d'être connu qui me faisait quitter ceux de Gertie. Je n'avais pas besoin de sonder son âme, œuvre de mon génie, et le mot pudeur perdait pour moi tout sens devant elle, puisqu'elle était un reflet de moi-même. Je songeais avec orgueil de combien j'avais dépassé, en modelant cet être, les faibles imaginations des hommes: s'éprendre d'une statue au point de l'animer n'était pas un exploit pareil à celui de dissiper les ténèbres qui entouraient Viagère et d'appeler cette larve à la vie. L'existence avec elle n'avait pas l'amour pour but, elle était l'amour même. Rien ne me choquait chez ma maîtresse puisque tout en elle venait de moi. Pas un instant je ne pouvais cesser de l'aimer ni elle de m'adorer, par simple instinct de conservation. Ce n'est que dans le récit que j'emploie, en parlant de nous deux, le pronom personnel à la première personne du pluriel. Nous n'étions qu'une seule personne, une seule volonté, un seul amour. Aussi la volupté ne s'épuisait-elle jamais pour nous, et grâce à la science que j'avais de me soustraire aux lois physiques inventées par les hommes, je trouvais sans cesse en moi les ressources qui la perpétuait. Toutes les variations que j'avais fait subir à mes amies passées devenaient superflues, où l'acte se suffisait, sans que nos fantaisies demandassent d'autres décors. Néanmoins du nœud de cette étreinte sans fin qui nous unissait nous associions le monde à nos ébats. Mais au lieu de nous explorer nous-mêmes à l'occasion d'un spectacle donné, ainsi que je l'avais fait au cours de mes aventures antérieures, nous ne portions nul intérêt à nos réactions affectives, mais nous souciions de la seule ambiance où nous nous trouvions. Ainsi nous n'étions curieux que d'autrui et pas de nous-mêmes, parce que nous échangions à tout instant le meilleur de notre énergie, et que chacun donnait à l'autre l'image de son propre don. Sans jamais interrompre le commerce de nos corps, nos esprits s'appliquèrent à connaître la substance réelle des choses et la conception que l'univers avait de nous. C'est dans la poursuite de ces expériences que nous apprîmes que le lion ne mange les hommes que parce qu'il les prend pour des plantes qui courent; que nous sûmes des grandes fourmis rouges quelles croient à l'immortalité de l'âme; que nous discutâmes avec des sensitives des théories qui assimilent la lumière à des vibrations, à des émanations; que les serpents nous enseignèrent la véritable explication de l'hypnotisme, basée sur la grande vitesse de la lumière, l'impossibilité pour l'homme d'évaluer des fractions infinitésimales de la durée et de l'espace, et la confusion de temps et de lieu que le regard fait naître en lui par sa soudaineté et qui, artificiellement, abolit les formes de sa sensibilité. Nous transposions le plaisir de nos sens à chacune de ces découvertes, de telle sorte que par un doux mensonge nous feignions de le croire purement intellectuel et intimement attaché à la satisfaction du travail accompli. Ainsi notre joie avait mille visages sans que la source en fût modifiée. Cela dura toute une éternité. Mais c'est en France que je suis mort, voici plus de vingt ans. Dans le mépris où je me tiens de la façon humaine de regarder la vie, je n'hésite pas à n'en point tenir compte et à dîner anachroniquement ce soir à vos côtés. Il n'y a rien d'étonnant, Monsieur, à ce que mes traits vous aient incité à entamer la conversation, car ce sont ceux d'un homme, lequel a délaissé la poésie où il excella, paraît-il, au-dessus de tout autre, qui a connu l'amour comme personne ici-bas, mais qui sait aujourd'hui se suffire, qui a dédaigné une gloire offerte, délaissé une popularité dont il se passe fort bien, abandonné des richesses dont il ignore le compte, qui est revenu de la vie dont il peut sortir à son gré et de la mort qu'il connaît trop bien pour y croire et qui, tout solde fait de tant de qualités naturelles et de connaissances amassées, n'a gardé que l'affabilité bavarde d'un vieillard, petit fonctionnaire retraité de province qui s'entretient à l'issue d'un repas de table d'hôte, en buvant le café trop chaud à petites lampées, avec un Monsieur Anicet, poète, et qui fait semblant de voyager pour complaire à sa famille.» CHAPITRE DEUXIÈME RÉCIT D'ANICET «Monsieur, dit Anicet, je dînerais tous les soirs chez les aubergistes pour peu que je fusse assuré d'y trouver toujours un voisinage qui valût le vôtre. Par un miracle assez inexplicable, votre récit était précisément celui que j'attendais à cette heure de ma vie, et vous avez bien vu qu'il m'a tenu sous le charme. Mais permettez-moi quelques critiques sur la façon dont vous avez usé pour le faire. Il m'y a paru un certain désordre qui porte assez la marque de l'époque où vous êtes censé avoir vécu, une certaine anarchie, conséquence de la tempête romantique dont les meilleurs esprits se ressentaient encore à la fin du siècle dernier, une certaine complexité que la raison déplore et de laquelle un homme, aussi libéré que vous l'êtes des préjugés en cours, pourrait aisément se défaire. Vous vous êtes peint dans l'enfance, l'adolescence et la maturité; vous m'avez promené par les contrées les plus diverses; vous m'avez conté au moins trois romans amoureux. Il eût été très simple et bien plus démonstratif de vous soumettre dans cet exposé à la règle des trois unités, qui présente l'avantage de réduire au minimum l'importance des concepts humains et de permettre une clarté narrative qu'on n'atteindrait pas sans elle. Ainsi vous eussiez présenté dans un seul décor, sans sacrifier à l'exotisme, vos amours avec une seule femme qui prît successivement les diverses attitudes de vos maîtresses successives dans une unité de temps à votre choix, le jour par exemple. N'objectez pas que vous auriez altéré la réalité, je sais que cela vous indiffère, et si vous y voulez réfléchir, vous conviendrez que cela n'eût rien changé à la portée de votre récit mais aurait conféré à celui-ci la composition et la pureté qui lui manquent. Ne vous froissez pas d'une observation qui prouve seulement l'intérêt que suscite en moi votre narration et qui part tout naturellement d'un jeune homme de ce temps-ci, accoutumé par tempérament et par souci du style à se soumettre toujours à une règle, non pas par conviction, mais dans la certitude que peu importe à quelle discipline on se plie pourvu qu'on en reconnaisse une. Cette époque-ci n'est point à la révolte, elle sourit facilement des incartades mais ne pense pas détenir la vérité. Voici pourquoi, en bon fils de mon siècle, je conforme mes actes et mes oeuvres à une loi, probablement sans fondement, mais qui revêt à mes yeux le prestige d'être tombée en désuétude, de sembler intolérable à autrui, et de ne me peser guère à moi qui ne crois ni au temps, ni au lieu, ni à l'action. En illustration à ce préambule, et pour répondre à votre confiance et à vos confidences, je vous ferai le récit suivant dans lequel je vais m'efforcer d'appliquer les principes qui me sont personnels comme ceux qui nous sont communs. Remarquez bien, Monsieur, que leur strict usage entraîne d'une façon constante l'emploi du présent de l'indicatif qui vient ainsi se substituer au passé défini bien pompeux pour le goût actuel, embarrassant dans l'expression des sentiments familiers et trop souvent escorté dans les propositions relatives du disgracieux imparfait du subjonctif. Excusez de si longs prolégomènes de n'introduire que le bref: Conte de la Parfumeuse et des Bonnes Mœurs. Souffrez qu'il débute, puisque j'emprunte au théâtre la règle à laquelle je le ploie, comme ferait un texte dramatique, par la description du décor unique dans lequel il va se dérouler. Le lieu impersonnel, neutre, où tout peut advenir, où à toute heure du jour les divers acteurs ont accès, où d'anciens amis pourront se retrouver, des amoureux se réunir, la cour et la ville défiler, n'est, je vous en fais grâce, ni le vestibule à colonnes de la tragédie, ni la place publique de la comédie, mais participe de ces deux cadres comme l'action suivante fait de ces deux genres. Elle se déroule à Paris de nos jours, dans un des passages vivants qui mènent des plaisirs aux affaires, des boulevards aux quartiers commerciaux. C'est la route que prend quotidiennement Anicet, fils de famille, pour se rendre de la maison paternelle aux domaines plaisants de la galanterie, et celui que Monsieur son père, agent de change, suit également quand il va de son bureau à la Bourse, la tête bourrée de chiffres et sans prendre garde aux tentations du chemin. Mille appâts pour la curiosité d'un garçon de vingt ans arrêtent aux devantures les regards d'Anicet junior. Il y a l'étalage d'un marchand de papiers peints, celui d'un épicier qui vend des produits exotiques, mandarines du Cambodge, noix de galles, jujubes, au milieu desquels trône un œuf de verre rempli de graines de cacao; l'étalage d'un tailleur auquel moulés sur des fonds blancs obliques des pantalons rayés et des vestons cintrés frappent de stupeur les âmes sensibles à ce prodige qu un vêtement suffise à soi-même; l'étalage d'un second tailleur constitué de pièces de draps de trois ou quatre gris, du fer à la perle, de chinés beige, rouge et vert, à carreaux petits et grands, obliques ou droits et pointillés de tous acabits; l'étalage d'un orthopédiste, mains coupées, corsets barbares, chaussures chinoises avec les affreux plâtres des diverses sortes de pieds contrefaits, béquilles évocatrices des sorcières, et bandages hideux qui déshonorent des Vénus de Milo de plomb doré; l'étalage d'une fabrique de machines à coudre, bêtes féroces au milieu desquelles se hasardent des ouvrières dompteuses (si seulement j'avais la chance d'en voir dévorer une); l'étalage d'un coiffeur-parfumeur avec ses cires blousées de soie rose, ses fers à friser, ses flacons d'essences aux noms entièrement créés, le buste du Monsieur décoré dont les cheveux, la barbe sont blancs du côté droit et noirs du côté gauche. Enfin il y a là l'entrée de l'Hôtel Meublé, entre des plantes vertes, où vient aboutir directement l'escalier au tapis gris à marges rouges, aux tringles de cuivre; sous le titre bleu et blanc qu'une lampe à gaz éclaire, ce seuil s'ouvre avec une discrétion professionnelle sans que le visage d'aucun portier retienne le passant de le franchir. Sous le toit de verre qui garde ce lieu des intempéries, le promeneur sentimental se trouve assez retranché du monde pour se laisser aller à ses fantaisies, assez voisin de lui pour emprunter à son activité industrielle les éléments d'un enthousiasme singulier. Ce promeneur, c'est Anicet fils, qui parle, mentalement et non pas frappant les parois de sa bouche avec sa langue, en soufflant l'air de ses poumons sur ses cordes vocales et en agitant ses lèvres comme font puérilement les acteurs dans les pièces de théâtre: «Décor où se complaît ma sensibilité, je te baptise Passage des Cosmoramas. J'ai parmi mes vieux jouets une boîte de prestidigitation où, sur des étagères garnies de miroirs de métal, sont rangés les gobelets, les muscades, la baguette jaune et noire, les mouchoirs de couleur, les pièces de cinq francs à l'effigie de Napoléon III multipliables à volonté, tout l'attirail d'un transfigurateur des mondes. Ce lieu en est l'image, et tout s'offre à ma guise pour y transposer la vie. Aux devantures, les inscriptions ne demandent qu'à changer de sens, et si je lis: _ici on parle anglais_, l'humble boutique devient pour moi un endroit mystérieux où l'on s'assemble pour se croire en Grande-Bretagne: merveilleux subterfuge dont je demeure saisi. Les majuscules sur les glaces des magasins se muent en troublants hiéroglyphes. Les noms propres des fabricants prennent des significations menaçantes. Le faux-jour qui naît du conflit des lampes aux vitrines et de la clarté blafarde du plafond, permet toutes les erreurs et toutes les interprétations. Quel étrange aspect revêtent chez l'orthopédiste ces appareils trop bien faits, sinistres imitations de la nature même, démons qui attendent un amputé pour le posséder en s'interposant entre sa volonté et la vie. Écris, main de bois, dit le manchot, mais elle continue à se déplacer suivant son grand axe, avec une précision mécanique, sans tenir compte des observations. Tout à coup le malheureux infirme s'aperçoit que ce qui bouge au bout de son bras mutilé, c'est un horrible scorpion qui tourne lentement sur soi-même. Pour qu'il m'épargne, je lui offre les fruits des îles à l'étalage de l'épicier. Du rose au rouge et au violet, ils prennent l'apparence de viandes bleues, et les figues fendues saignent comme de jolis cancers. Les racines d'ignames se multiplient, rampent, courent, montent et toute une forêt vierge éclot de l'œuf de verre où les graines de cacao gardaient les parfums des Indes et des Amériques. De la boutique du naturaliste, qui jusqu'ici me passait inaperçue, s'échappe la faune qui peuple les branches, les taillis, les lianes, en tout point semblable à celle des figures dans les livres de prix. Mais, rat musqué, casoar, loutre, eider, petit gris ou carabe doré, tous conservent en recouvrant la vie ce caractère poussiéreux des animaux empaillés. La végétation se développe tellement, les bêtes deviennent si nombreuses, que je me sens enserré, étouffé, étranglé et que des êtres vermiculaires me frôlent le visage, que des pattes d'insectes s'insinuent sous mes vêtements, que la nature m'envahit. J'ai beau me dire que l'illusion me tient, que ces ramages n'existent qu'à la devanture du marchand de papiers peints, que le crissement des ongles des chacals sur les feuilles mortes, le hurlement des loups blancs, le sifflement des boas constricteurs se réduisent au bruit des machines à coudre, que l'homme mangé par le tigre qui n'en a laissé que le buste est une réclame de teinture pour les cheveux, j'ai beau me dire que je ne cours aucun danger, l'épouvante me gagne à force d'imaginations. Comment sortir de la forêt? Je ne sais pas les mots magiques qui feraient évanouir le charme. Avec angoisse je regarde autour de moi sans rien apprendre. Tout à coup une inscription me saute aux yeux. Je la lis tout haut: VÊTEMENTS TOUT FAITS ET SUR MESURE. Le sort est rompu, merci mon Dieu, je suis sauvé. Je n'ai pas cessé de me trouver dans le Passage où se complaît ma sensibilité. Seulement il fait nuit dans le monde et les magasins ont gagné la bataille de l'électricité contre le jour. Parce que je reviens d'un long voyage, je contemple le paysage avec des yeux d'étranger, sans bien comprendre sa signification ni me faire une idée nette du point de l'espace et du moment des siècles où je vis. Sans doute, à ma droite, à ma gauche, les mannequins des deux tailleurs, les corps qui animent ces habits visibles, n'en ont pas non plus notion. Leurs têtes, leurs jambes, leurs mains sont vraisemblablement restées dans une autre époque. Je m'y transporte, et par un curieux renversement des valeurs je n'aperçois plus autour de moi que des mains, des jambes, des têtes, des chapeaux, des gants, des pantalons démodés. Mais quel style adoptent donc ces êtres fragmentaires? Aux gibus, aux escarpins, je reconnais le Second Empire. Je suis entre deux haies de boursiers et gandins: l'un en habit de nankin bleu barbeau revient de conduire en tilbury dans l'Allée de l'Impératrice; l'autre, les favoris à l'autrichienne, cravaté jusqu'au menton, la serviette de chagrin sous le bras, siffle un quadrille que ses pieds scandent déjà; celui-ci est un milord; ce quatrième porte un pantalon collant cuisse de nymphe émue, un gilet de velours et des bagues à tous les doigts; on reconnaît à la presse qui l'entoure que ce beau merle-ci est un couturier; ce cavalier un peu trop brun appartient à la suite de l'Empereur du Brésil; ce joli cœur, ce cocodès... mais place aux dames! Voilà les partageuses, qui se mettent de la partie. On ne les distingue pas au visage: elles sont uniformément coiffées en bandeaux comme la divine Eugénie. On les classe d'après leurs robes dont les noms sont au goût du jour: Lady Rowena, Stéphanie, Rendez-vous bourgeois, Desdémone, L'Absence, Camille, Les Repentirs, Sans-Souci, Pensez-y toujours, Le Torrent. Qu'arrive-t-il donc? Toutes les femmes se précipitent vers un nouvel arrivant. Qui me dira son nom? La rumeur le murmure: Palikao, Palikao, c'est le futur ministre de la guerre, le plus charmant homme de l'État. Il semble qu'on n'attendait que lui pour tirer les ficelles. Voici toute la foule qui se met à danser. Les couples se font vis-à-vis, sautent, saluent, chahutent. On saisit subitement pourquoi le bas des pantalons épouse les mollets des hommes à voir ceux-ci passer le pied par-dessus la tête de leur danseuse. Quelle musique joue-t-on là, elle a le diable au corps. Les entrechats s'accélèrent. Le bal devient général. Il n'y a que moi qui fais cavalier seul. Bousculé par tout le monde, je ne sais plus où me garer; cet air de bastringue me trotte par la tête, il faut bien que je danse aussi. Vite, une femme. Toutes sont prises, je reste désemparé. Justement de la Parfumerie sort celle que j'attendais: elle a seize ans et un costume à la Moresque. Tout de suite, je l'engage pour la mazourke à cause de son ingénuité. Mais nous dansons le cancan. Quelle fougue elle y apporte. Je ne m'imaginais pas qu'on pût lever si haut la jambe. La Parfumeuse naïve replie la cuisse et la détend d'un seul coup comme un ressort, le pied pointé en avant, qui vient donner contre ma poitrine et m'envoie de surprise à quelques pas. Dès que je suis remis de mon émotion, nous renouons le motif et nous rapprochons corps à corps. Par exemple, je me demande un peu ce que ce petit démon me fait danser là. Il n'y a pas de nom pour ces cabrioles, ces tours de force, ces voltiges. Comment puis-je suivre ces pas que j'ignore? Toute la société fait cercle autour de nous. Je ne sais quelle force me pousse, on jurerait que j'ai dansé ce charivari-là toute ma vie. Exaltante gymnastique, chaque passage me permet de mieux connaître une des merveilles de ma partenaire. La fermeté de ses seins ne peut plus m'échapper, maintenant que je soulève ce corps par la taille et qu'ensuite je le ramène contre moi. Comment ne pas apprécier ses bras, noués autour de mon cou pour la figure suivante? Je ne parle pas des intimes contacts. L'assemblée applaudit, et, fort de son approbation, ivre de la beauté qui s'abandonne à moi, je continue cet exercice. Cependant ma danseuse demeure mon guide, et quand les mouvements nous rapprochent, elle m'enseigne en ces termes l'art et la volupté: «Le sentiment qui t'anime, qui te porte, qui te possède, sans que tu le puisses définir, s'appelle désir en français, mot dont la traduction latine est précisément le nom même de l'amour. Par ce trait ingénieux, les anciens marquaient que ce mouvement-là fait tout le prix de cette passion-ci. Le désir se réduit à l'attente de la volupté, accompagnée de la représentation anticipée de l'objet de notre transport. Sa puissance est seule infinie, et non celle de l'amour; elle transforme à son gré les imperfections en beautés, interprète les données des sens suivant l'idéal que nous nous proposons, de telle sorte que nous le réalisons toujours à coup sûr, anéantit en nous les préoccupations étrangères à l'idée qui nous domine et simplifie cette psychologie trop complexe, obstacle à la grandeur de nos actions. Ainsi, par un double travail dont l'effet paraît immanquablement, le désir modifie l'univers et nous-mêmes, qu'il embellit d'un même élan. Sans que je m'étende autrement sur des détails difficiles à pousser à la lumière dans la situation où nous sommes, tu sauras apercevoir ici quelle méthode d'exaltation je viens de mettre à ta portée en te dotant de quelques principes généraux. Le désir seul, n'en doute pas, me fait si belle et te transfigure à ce point que tu devines une danse dont tu ignorais tout, et que les hommes font cercle pour t'admirer, encore que le plus souvent tu passasses pour peu plaisant à voir. Ne te sens-tu pas confondu par l'élégance concertée de nos mouvements. Les figures que nous dessinons ici gardent ce caractère hautain des conceptions les plus pures de l'homme, bien que l'unique sensualité nous guide vers un point final, facile à prévoir[1]. Le souci de la composition ne saurait mieux balancer nos attitudes respectives, car tout naturellement le désir nous conduit à la beauté. L'accord qui paraît entre nous mène graduellement chacun à ne plus contempler que l'autre. Ainsi sur ces peintures de la comédie italienne, deux danseurs très grands et tenant la toile presque entière compensent leurs gestes respectifs, tandis que tout au bas du tableau on aperçoit minuscule et lointaine, la place de la ville avec ses maisons à colonnades et les passants perdus dans cette petitesse. Remarque encore, ô bel amant, qu'au cours de ce morceau d'éloquence, ce qui nous entoure a pris l'aspect que lui prêtaient nos paroles. Le décor où se meut notre sensibilité commune se croit dans l'obligation de se plier à notre vision du monde. Voici que nous nous trouvons, comme des partenaires, perdus dans l'île de Robinson. Les autres hommes et les villes et les palais sont à de telles distances qu'il ne vient pas à l'esprit d'y songer. Il ne reste plus à nos pieds qu'une palmeraie géante que la perspective atténue à n'en faire qu'un bouquet d'herbe. Pour simplifier le paysage, il suffit de nous rapprocher. Mais à ce moment de la danse, un nouveau sens intervient dans l'imagination que nous nous faisons de l'autre. Le divin toucher bouleverse nos représentations. Laissons durer ce point extrême du désir. Nous commençons à nous connaître, avec lenteur, immobiles, craignant de perdre le pouvoir d'éterniser nos jeux, d'analyser nos corps et de damner nos âmes. Tremblant émoi de cet arrêt mutuellement consenti qui nous épuise sans nous vaincre. Un instant semble nous suspendre. Mais dans la courbe de mon bras, au pli du coude, à peine bleue, tu aperçois une étoile tatouée, signe mystérieux qui t'attire vers moi. Tu as bougé, le charme est rompu, je ne peux plus attendre, ni toi-même. Appuie tes lèvres sur le signe, rouges sur bleu, et serre-moi. Murmure encore avant de me saisir le nom que j'aime dans l'amour: Lulu. Mais qu'attends-tu maintenant que ma tête est renversée, et mes cheveux. Ah prends tes aises.» Docilement je me conforme aux enseignements de cette tendre beauté, si semblables à ceux de la nature qu'elle la personnifie à mes yeux. Je sens des points de moi-même naître à une vie de laquelle je ne les eusse pas cru capables. Le plaisir s'étire doucement, se propage, se précise, se prolonge avec toute la fantaisie géographique d'un fleuve sinueux. Je puis dire tout à coup que la volupté débute, et plein de la leçon que je viens d'écouter j'annonce en ces termes la nouvelle à ma camarade: «Lulu». Elle n'hésite pas à frissonner, je cours après son souffle et tandis qu'elle s'échappe des dimensions coutumières, je me perds sans m'en rendre compte au centre des sensations.» Anicet junior se tait au moment même qu'il passe du désir à sa satisfaction. Tout d'abord sa pensée trop faible l'abandonne au sein de la matière. Puis il parvient à un paroxysme fugitif, auquel il demeure comme une machine au point mort, comme un navire au sommet de la vague. Et brusquement tout s'écroule sous lui. Il sent ce petit trouble qu'on éprouve en ascenseur à la descente. Il pense avec à-propos qu'il a faim, que les petits pains au beurre sont des objets de délectation, et qu'il se trouve dans une situation ridicule dont il ne se croit pas l'énergie de sortir. Un certain agacement lui vient de sacrifier banalement à une tristesse proverbiale, et pour racheter la vulgarité dans laquelle il est tombé, notre héros se tourne vers le monde extérieur et le regarde. Justement voici Monsieur son père, dont l'entrée était dès longtemps préparée, qui lève les bras au ciel et ne peut plus ignorer la polissonnerie de sa progéniture. Voici le rassemblement classique, avec ses figurants habituels. Voici les vieilles filles qui contemplent l'inconduite du jeune homme, qu'elles décorent, à l'instar des journaux du lendemain, de noms sylvestres et mythologiques. Voici dans l'indignation la plus vive tous les autres personnages de Guignol: le Commissaire ceint de son écharpe et qui représente ici l'ordre, la loi, la Société; le gendarme qui se fait une haute idée de sa mission; le propriétaire qui s'en prend à Tolstoï de l'immoralité de ses contemporains; le brigand calabrais lui-même qui ponctue d'un _Diavolo_ traditionnel l'affirmation qu'on ne devrait offenser la pudeur qu'à huis-clos ou dans la campagne. Il n'est pas jusqu'au crocodile qui ne verse un pleur sur la perversion de la jeunesse. Au milieu de la réprobation générale, Anicet fils ne perd pas le sentiment de sa dignité. Il se rajuste d'un geste plein de noblesse qui ramène un instant son attention sur la parfumeuse endormie. À vrai dire, il manifeste quelque étonnement, sans néanmoins se laisser aller à une mimique de mauvais goût, lorsqu'il constate qu'en retournant à l'époque actuelle sa séductrice a repris cinquante années d'âge quelle avait omis d'accuser. Ses cheveux sont teints au henné, le fard ne masque pas ses rides, il ne faut pas être grand clerc pour juger ses dents trop parfaites, ni ses charmes trop avantageux. Anicet trouve ce spectacle écœurant, d'autant plus qu'il ne peut douter qu'on l'ait trompé à bon escient. Il s'en veut d'avoir prêté une attention quelque peu soutenue à des ruines, belles encore, mais qu'on se vexe d'avoir pris pour un palais confortable. Ainsi elle lui ment effrontément, profite du désarroi dans lequel le met le décor, et, sous prétexte de lui enseigner à considérer l'univers, surprend sournoisement son innocence. Une perfidie si noire mérite un châtiment immédiat: Anicet soulève la tête de la vieille impudique, et sans autre procès lui tord proprement le cou. Ce dernier point n'émeut pas tant la population présente que ne l'a fait l'attentat scandaleux à la morale sociale. Certains fantoches soulignent avec horreur le raffinement particulier qu'il existe à outrager les bonnes mœurs sur la voie publique, précisément devant la porte d'un Hôtel Meublé où pour la somme infime de deux francs l'on eût trouvé les moyens de dissimuler à l'honnête peuple de Paris des intempérances tolérables seulement à moins de trois spectateurs. Poussés aussi bien par les exigences de la conscience publique que par celles de leurs fonctions, le Commissaire et le gendarme s'avancent et procèdent à l'arrestation du jeune libertin. Celui-ci, avec toute la réserve qu'une telle éventualité comporte, les assure de sa parfaite soumission. À ce moment, la scène est envahie par les machinistes qui la transforment en tribunal à l'aide de quelques bancs, de quelques greffiers et de quelques municipaux. Les juges font leur apparition, avec la toge, la toque et l'hermine, mais sans se porter à d'autres excentricités. La foule prend place dans les devantures des boutiques tandis qu'Anicet se félicite d'un jugement rendu au lieu même du crime, et, si l'on peut dire, au milieu de ses circonstances atténuantes. Le cérémonial de la procédure l'enchante: il ne sait comment remercier les juges du spectacle gratuit qu'ils lui donnent. Il goûte comme un morceau du plus délicieux humour le discours en trois points de son avocat qui plaide la folie. Il apprécie h sa juste valeur l'énergie du procureur qui requiert contre lui avec une fougue cicéronienne. Enfin quand on lui demande sacramentellement son avis personnel, Anicet se lève, et sur le ton d'urbanité que nous lui connaissons, expose à la cour la véritable version d'un incident déplorable, où lui-même fut le premier lésé, le premier leurré, le premier désabusé. Il prend à témoins les divers étalages qui l'entourent, et qui sont tous légèrement fautifs dans cette aventure, pour expliquer au tribunal d'une façon primesautière et pittoresque la marche des événements. Il ne dédaigne dans son brillant exposé ni quelques redondances rhétoriques, ni cet esprit un peu mordant qui lui vaut le plus souvent des succès d'estime. Mais l'auditoire ne semble pas se laisser convaincre, et sur l'assurance du Docteur qu'Anicet est fou, mais inoffensif, on rend notre jeune orateur à sa famille avec des conseils hydrothérapiques que celle-ci met à profit en lui intimant l'ordre de voyager. Au finale, tandis que la foule massée à gauche entonne un chant injurieux pour le voyageur et que ses parents au premier plan à droite baissent tristement la tête de honte, on voit Anicet s'éloigner dans le fond d'un air allègre, un bâton sur l'épaule et toute sa fortune dans un mouchoir noué au bout de ce bâton: une montre en or, cadeau maternel, un centimètre en ivoire, don de son père, le mépris général et quelques principes de philosophie. Et comme il n'y a pas de rideau pour clore le spectacle, on se contente d'un manque opportun d'électricité qui vient rappeler bien à propos à l'honorable société qu'il n'est comédie si légère ni badinage si superficiel qui ne nous doive faire souvenir de ce que la lumière n'appartient que passagèrement aux hommes et de ce que les plaisirs dont nous nous croyons le mieux assurés sont précisément les plus illusoires et les plus éphémères.» «Je n'ai point goûté comme vous faites, dit Arthur, l'ordonnance un peu trop théorique de votre récit. Mais si j'ai quelques fois bâillé durant sa préface et son exposition, vous conviendrez que j'ai marqué l'attention la plus vive à toute la dernière partie, qui m'a particulièrement touché pour une raison que vous ignorez et dont il faut que je vous éclaircisse. À l'étoile bleue de son bras, au diminutif intime qu'elle aimait, et surtout à la nature de ses propos, je n'ai pu méconnaître en la personne de votre parfumeuse cette même Gertrud dont je vous ai tout à l'heure entretenu. Elle ne possédait plus, d'après la fin de votre histoire, cet éclat incomparable et cette fraîcheur qui la mettaient au-dessus de toutes les femmes et de toutes les louanges au temps déjà lointain de nos amours. Je ne pourrais, m'étant toujours tenu au courant de ses aventures, m'étonner qu'une fille aussi galante ait pu vous faire illusion avec si peu d'atouts dans son jeu. Mais je vous sais gré de l'avoir fait disparaître: elle commençait à encanailler ma mémoire et à rouler avec le premier venu dans les lieux les moins propices au respect que j'eusse aimé qu'on lui portât. Elle enseignait, vous l'expérimentâtes, Monsieur, à tort et à travers à tous les croquants les méthodes quelle tenait de moi et qu'elle galvaudait sans scrupule pour se tailler auprès des jeunes gens une façon de popularité. Aussi ne me reste-t-il plus qu'à vous remercier de ce service involontaire et du compte rendu que vous m'en avez fait avec tout l'art désirable, malgré ce petit ton pédant dont vous ne savez pas assez vous défendre, qui ne vous passera qu'avec l'âge et qui n'est au demeurant qu'un travers bien minime que vous pardonnerez sans peine à un barbon de relever.» «Je n'aurais garde de m'en formaliser, répondit en souriant Anicet, mais ce qui me tient assez désagréablement à cœur pour la minute, c'est d'apercevoir à notre rencontre et aux propos que nous avons échangés un sens caché, prétentieux, ambitieux, qui dépasse sans le moindre souci des proportions le cadre, somme toute un peu mesquin, des conversations de tables d'hôte, en un mot, pour parler grec et clairement m'exprimer: un symbole. Je le dégagerai, si vous y consentez, dans le désir d'en faire prompte justice. Nous représentons ici l'un et l'autre aussi bien que nous le pouvons deux générations différentes. Si la vôtre avait besoin pour se développer de passer tout d'abord par les bras d'une Hortense, qui figurera selon votre fantaisie la conception commune de l'univers ou la poésie romantique, la mienne qui dès le collège fut initiée à ces Hortenses-là, débuta dans la vie par l'amour de Gertrud. Cette dame, la plus belle de votre époque et l'idéal de vos contemporains, quand vous l'avez abandonnée pour réaliser votre destinée personnelle, s'est graduellement mise à la portée de tous au fur et à mesure que ses charmes se flétrissaient. Un moment elle a pu me retenir comme Hortense fit de vous-même, et me berner de quelques fantasmagories d'un autre âge. Cela ne sut que m'attirer la haine des épiciers de ce temps et un sort assez semblable à celui qui vous échut après l'aventure de l'enterrement. Mais, quand je m'aperçus de quels philtres démodés je faisais usage, je ne persistai pas dans mon erreur et partis à la recherche de l'idée moderne de la vie, de la ligne même qui marquait l'horizon de vos contemporains. Après avoir comparé le cycle révolu de vos jours à celui commençant des miens, il ne nous reste plus, Monsieur, à ce que je crois, qu'à nous séparer, emportant de cette rencontre, moi la leçon de votre exemple et le désir de trouver dans l'avenir ma Gertrud et ma Viagère (c'est là tout le sujet de cette histoire), vous le souvenir de vos seules amours et l'incompréhension totale d'une jeunesse qui n'est plus la vôtre.» [1]Plaisanterie un peu lourde (_Note des Éditeurs_). CHAPITRE TROISIÈME AVENTURE DE LA CHAMBRE Au moment même qu'ils n'eurent plus rien à se dire, l'aubergiste, avec ce tact traditionnel qu'on voit toujours aux aubergistes, s'approcha des causeurs, demeurés seuls dans la salle en raison de l'heure avancée et, mettant le bonnet à la main, leur assura que bien qu'il fût à la douleur de les déranger, il se trouvait dans l'obligation de leur apprendre que les ordonnances de police exigeaient la fermeture des hôtelleries, débits et restaurants à neuf heures du soir et que son établissement qui participait de ces trois catégories tombait triplement sous le coup de cet arrêté, qu'en conséquence il priait ces Messieurs aussi poliment que possible mais avec toute la fermeté désirable, en leur faisant comprendre que c'était là une mesure générale dont ils n'avaient point à s'offenser, de se retirer dans leurs appartements. Arthur prit aussitôt congé de son voisin pour se faire conduire à la chambre qu'il avait retenue. Anicet qui, moins prudent, avait omis de s'en faire réserver une, demanda à l'aubergiste la plus belle qu'il lui restât. Celui-ci parut affligé du plus violent désespoir: «Monsieur, dit-il, je vous eusse donné la chambre qu'habita plusieurs années avant la guerre le futur roi du Hedjaz, alors simple étudiant qui nous faisait l'honneur de courtiser une fille de vaisselle que nous avions embauchée pour les extras, malheureusement j'ai dû la céder à un marchand de Halifax, fort riche mais assez épais, que d'ici même vous pouvez entendre ronfler. --Tant pis, dit Anicet, je me contenterai d'une chambre moins illustre. --Je vous eusse bien encore fait préparer la chambre où coucha, dans un but resté mystérieux, cette ballerine malaise qu'on a depuis fusillée comme espionne, mais un homme de mauvaise mine auquel j'ai fait payer comptant s'y est installé sur les six heures. --Je me contenterai, dit Anicet, de ce que vous avez. --Mais je n'ai plus rien, mon bon Monsieur. --D'un cabinet, d'une mansarde. --Les derniers arrivés dorment dans le grenier à foin, et bien que certaine distinction qui paraît en vos traits m'ait attiré dès l'abord vers vous, je me vois forcé de vous inviter à chercher ailleurs un logement pour la nuit. Anicet ne crut pas la partie perdue pour si peu et ne douta pas un instant qu'il se trouvât parmi les voyageurs un homme assez aimable pour partager sa chambre avec lui, comme il est de règle en pareille occurrence. Il en fit part à l'aubergiste et le pria de découvrir parmi ses clients le complaisant étranger qui ne demandait qu'à lui donner asile. Tout s'accomplit suivant les rites et l'aubergiste invita notre héros à le suivre jusqu'à l'appartement dans lequel il était attendu. À la lueur dansante de la bougie qui fausse, il est vrai, les valeurs, Anicet crut apercevoir sur le visage de l'hôte, tandis qu'ils montaient les escaliers et traversaient les corridors, un air de mystère sur lequel il fut tenté d'interroger son guide. Mais celui-ci s'effaça soudain, ouvrit une porte devant Anicet, et disparut. Le jeune homme se trouva dans une pièce à peine éclairée en son centre par une lampe à pétrole; un abat-jour opaque rejetait toute la lumière sur une table ovale, qui ne portait, outre la lampe et sa clarté, qu'un seul fardeau légèrement posé sur son bord: une main transparente et propre à inspirer de l'amour. Quand il fut mieux accoutumé à l'ombre, Anicet découvrit au bout de cette main le plus beau bras du monde, puis au bout de ce bras-là précisément la seule femme pour laquelle son cœur n'ait jamais battu. Sa première idée l'incitait à se réjouir à haute voix de cette rencontre inattendue, de la bizarre coïncidence, de l'heureux hasard, et même, pour ne rien céler des vulgarités de pensée auxquelles mon héros se laissait parfois entraîner, de la bonté du vent et de la queue du loup; mais il la repoussa comme grossière et déplacée. La seconde, la bonne à ce qu'on assure, le poussait à détailler à voix basse les charmes dont le spectacle se proposait à ses yeux. Le pressentiment injustifié l'en détourna qu'il en aurait en plein jour tout le loisir et toute la facilité. Il nota seulement que la dame était grande, belle et brune, et n'avait pas l'air farouche. À cet endroit de ses réflexions il se rappela qu'il ne venait pas dans cette chambre pour y chercher fortune, y compter fleurettes, ou tout autre euphémisme qu'il vous plaira, mais pour y dormir; ce qu'il exprima fort bien en ces termes: «Excusez-moi, Madame, de me présenter ainsi, mais Monsieur votre mari sans doute ou Monsieur votre frère avait eu la bonté.» La dame eut celle de comprendre qu'Anicet ne désirait pas continuer plus longtemps sa phrase, aussi ne peut-on dire proprement quelle l'interrompit pour répondre: «Je n'ai ni frère ni mari, Monsieur, et c'est moi-même qui vous ai fait offrir de vous reposer ici.» Le ton de correction parfaite avec lequel elle avait prononcé ces paroles en imposa pendant quelques secondes au jeune homme, au point que la proposition lui en parut toute naturelle. Mais la troublante beauté de la main posée sur le bord de la table le ramena vite à un sentiment plus rigoureux des convenances. Il ne put lui échapper plus longtemps qu'on lui faisait des avances, il se formula même cette pensée au moyen d'expressions assez cavalières. Le croira-t-on? Ce jeune bachelier, plein de sang et prompt à son ordinaire à saisir l'occasion de le prouver fut plus irrité que flatté de la façon dont on en usait avec lui, il se répéta qu'il ne désirait que dormir, se tint ferme à cette idée et se mit de mauvaise humeur à celle qu'on l'avait traité comme une c., car il n'eut point songé à donner un nom pareil à la personne qui l'avait ainsi convoqué et qui commandait par son maintien le respect autant que l'admiration. Il se crut attaqué, se mit en état de défense, devint rébarbatif et ne rêva plus que de battre en retraite. «Je ne saurais, Madame, dit-il, accepter un bienfait qui vous pourrait compromettre, et je redouterais d'abuser de vous en l'acceptant. --Fi, Monsieur, comment osez-vous étaler de ces petits préjugés après avoir analysé votre belle âme sur le ton de la liberté la plus grande en compagnie de ce vieux homme un peu gras avec lequel vous parliez si haut qu'il fallait bien que vos voisines vous entendissent, alors même que la décence ne l'exigeait pas. Oui, Monsieur Anicet, nous vous avons mandé en tout état de cause, et non point comme nous eussions fait Monsieur, le premier venu. Votre vanité juvénile est-elle enfin satisfaite, que vous nous dispensiez de vous implorer davantage? --Madame, dit Anicet auquel le piège parut enfantin et qui se sut bon gré de l'avoir éventé, vous concevrez aisément que quelle que soit l'excellence des principes qu'il a reçu de sa famille, un jeune homme ne puisse répondre du respect qu'il portera toute une nuit à une jolie femme, qu'il ait par ailleurs envie de dormir et qu'en troisième lieu il cherche à fuir une aventure que quelqu'un d'autre a suscitée pour lui». La dernière proposition relative était concertée de telle sorte que notre héros pût la dire du seuil, en s'inclinant et sur le point de sortir; mais un petit éclat de rire sec et insolent lui coupa la retraite. --Eh, Monsieur le fat, qu'imaginez-vous donc, je vous prie, dans votre simplicité? Sans doute avez-vous cru qu'une femme qui n'est ni vieille ni à faire peur, et encore ces deux points d'après vos récits ne vous embarrasseraient-ils peut-être guère, ne peut offrir bon gîte à un jeune homme sans le reste, et que de la bonté aux bontés il n'est qu'un S qui ne se prononce pas. Jugement téméraire qui plaide en faveur de votre innocence. Mais puisque vous craignez pour ma vertu, j'espère au moins autant que pour la vôtre, allez, Monsieur, je ne vous retiens plus.» Anicet avait lu partout qu'une honnête femme n'est ni spirituelle ni loquace, que rien n'approche la passion comme le dépit, et que rien ne présage mieux la chute d'une beauté que de la voir congédier le galant qu elle agace, et, comme on ne saurait avoir impunément vingt ans, il remarqua que la belle méprisante possédait de longues jambes à son goût, ce qui ne manqua pas d'altérer sa complexion. Quand un homme se laisse aller à de telles observations, on peut bien affirmer qu'il ne dira plus rien de sensé qu'il ne se soit trempé la tête dans l'eau froide ou qu'il n'ait satisfait aux exigences de son tempérament; aussi Anicet n'eut-il pas plus tôt évalué la distance de ces hanches souples à ces pieds perdus dans l'ombre, qu'il se sentit aussi décidé à demeurer dans la place qu'il l'avait été à coucher à la belle étoile pour conserver l'équilibre de ses facultés. «N'accusez, dit-il, que l'excessive timidité d'un jeune homme qui tremble de s'avancer à tort et non pas la présomption dont le langage serait autre. Mais souffrez que je me justifie à vos yeux.» Tout en disant ces mots, Anicet progressait d'un pas vers son interlocutrice. «Tout beau, s'écria-t-elle, vous faites bien la girouette pour un altéré de sommeil. --Ah c'est que vous m'avez tourné la tête. --Outre que ce trait est de la dernière platitude, de la banalité suivante et du goût le moins douteux, votre phrase. Monsieur, s'explique assez d'elle-même sans que vous ayez à éprouver le besoin de la commenter d'une main indiscrète. --L'amour seul. Madame, m'égare auprès de ce lieu redoutable. --Finissez donc, dit-elle en s'écartant avec vivacité, vous comprenez l'amour à la façon la plus grossière. --Il n'en est qu'une. --Tenez, voilà précisément une répartie de calicot qui est à écœurer. Je vous prie encore une fois de m'épargner le spectacle de votre intempérance. --Tu n'as qu'à fermer les yeux. --Hé là. Monsieur, j'eusse pu souffrir l'inconvenance de votre conduite, mais je ne tolérerai pas vos écarts de langage. Nous allons y mettre bon ordre.» Elle fit un bond en arrière, et, laissant à ses pieds le soupirant désajusté, elle frappa trois fois dans ses mains. Aussitôt on entendit grincer les gonds de plusieurs portes entièrement dissimulées par l'ombre qu'Anicet put juger au nombre de sept et par lesquelles pour confirmer cette arithmétique auditive pénétrèrent sept formes d'hommes qui s'avancèrent avec ensemble de manière à encercler les personnages de la scène précédente. Quand ils furent assez près de la lumière pour que l'on vît qu'ils étaient masqués, ils ne semblèrent pas croire utile de se porter à d'autres extrémités. Néanmoins Anicet, qui sentait fortement le ridicule de sa position, ne s'expliqua pas leurs intentions et se lança mentalement parmi ses souvenirs à la recherche d'une situation semblable qui lui donnât la clef de toute cette mise en scène; mais comme il n'en trouvait l'équivalent que dans les romans historiques, qu'il fallait faire appel à Marguerite de Bourgogne ou à Lucrèce Borgia, et que d'autre part les habitudes de ces dames ne permettaient à pareille aventure qu'une issue plutôt désagréable, Anicet repoussa la solution qu'il eût puisée dans leur exemple comme romantique et hors de propos. «Vous n'avez rien à redouter de ces Messieurs, dit la dame, mais veuillez seulement vous remettre et considérer qu'il y avait quelque prétention à craindre pour une femme aussi bien gardée les inconséquences de votre conduite, et qu'à supposer que vous consentiez encore à passer ici votre nuit, il faudrait que je vous voulusse beaucoup de bien pour que vous réussissiez à me mettre à mal.» Anicet prit pour réparer le désordre de sa toilette tout le temps nécessaire à calmer une fougue, inutile à présent, et le désordre de ses esprits. Puis, quand il eut recouvré le sentiment de sa dignité personnelle et le sens de l'attitude, il fit un salut profond, qui exprimait d'une façon correcte et non équivoque le regret dans lequel il était d'avoir offensé une si belle personne sans avoir pu l'offenser davantage et la ferme résolution à laquelle il se tenait de quitter les lieux, témoins sans doute de son insuccès, mais aussi de l'élégance qu'il apportait à les déserter, encore qu'il regrettât de les abandonner sans connaître le pourquoi d'une mascarade qu'un souci décoratif ne suffisait pas à expliquer complètement. Mais la beauté singulière qui dirigeait cette scène l'arrêta dans sa retraite en devinant ce désir: «Ne croyez pas, Monsieur, que je sois femme à me fâcher d'un hommage tout au moins naïf. Pour vous montrer ceux que j'aime recevoir de mes amis, et vous marquer par là l'étendue de l'erreur que vous avez commise, je veux que vous demeuriez ici, le temps au moins que ces Messieurs me présenteront les leurs.» Les charmes de la dame, la bonne grâce de cet ordre et la curiosité le convainquirent aisément qu'il ne pouvait se soustraire à une volonté si nettement exprimée. Il se compara d'instinct à Michel Strogoff quand l'Émir de Tatarie, au moment qu'il lui va faire brûler les yeux, offre à cet intéressant personnage un ballet réglé par Madame Stichel, et se prépara du mieux qu'il put à jouir de la cérémonie promise. Faites entrer les filles du lac Baïkal, dit l'Émir, c'est-à-dire que la belle inconnue se tourna vers les masques et leur demanda sur le ton de la coquetterie mondaine s'ils ne lui avaient point apporté quelque bouquet de violettes ou ces petits pots de réséda qui ont le parfum modeste de l'amitié. L'un des sept hommes s'avança le premier, s'inclina, tendit à la dame une boule de verre argenté comme on en voit dans les jardins, et dit: «Chère Mirabelle, voici le globe dans lequel les astronomes contemplent l'univers, aussi voient-ils tout rond, circulaire, sphérique, ce qui est bien commode pour établir des systèmes ou effectuer des calculs. Quand vous y regarderez le monde, vous l'apercevrez simplifié, facile à embrasser, joliment théorique et rehaussé de quelques reflets d'agrément. Votre image y paraîtra le centre de toutes choses, non sans subir les déformations dues à l'esthétique particulière des miroirs sphériques. Ainsi vous aurez toujours à votre portée pour les jours de tristesse une façon de considérer la vie, aisée et consolante qui vous permettra de tout ramener à vous-même et d'introduire sans difficulté l'ordre et la raison dans vos conceptions des phénomènes. Quand vous serez fatiguée d'y chercher des idées générales, cette boule vous pourra servir encore à jouer sans arrière-pensée avec les rayons du soleil. Je l'ai cueillie dans un parc des environs de Paris». Mirabelle la prit et se mit à la lancer comme une balle vers le plafond. Elle prenait un plaisir évident à ce jeu, rendu délicieux par la peur que le fragile objet ne vînt se briser à terre et la représentation que les assistants se faisaient du fracas produit par un tel accident. Anicet regardait la lumière croître et décroître dans le globe au fur et à mesure qu'il montait ou descendait. Il y devinait son propre visage, au pôle inférieur, comme le nœud d'où partent tous les fils d'une toile d'araignée. Tout le reste de la scène avec ses sept hommes, la table, la lampe et Mirabelle, s'y réfléchissait tant bien que mal suivant la hauteur à laquelle le projectile se trouvait. L'importance de certaines parties du paysage s'y exagérait, tandis que d'autres se resserraient à l'envie. Anicet comparaît cette vision du monde à la sienne, sans pouvoir préférer l'une à l'autre: «Nous croyons, pensait-il, que ce que nous voyons existe tel que notre œil nous l'affirme, mais si la boule était notre œil nous la croirions aussi dur. Elle ne juge d'ailleurs la nature différemment de nous que parce qu elle place au point de rencontre de deux de ses rayons le point infini de la perspective que nous plaçons au point de rencontre hypothétique de deux parallèles.» Tout à coup, à voir jouer Mirabelle, il se sentit profondément humilié de l'inutilité de ses remarques, dont il eût été fier autrefois, et que cette beauté sereine semblait bien éloignée de faire, occupée quelle était de la seule joie de rattraper sa balle et de la renvoyer comme un petit satellite de sa propre révolution. Le deuxième masque à son tour parut dans le cercle lumineux; Anicet nota seulement qu'il avait la lèvre hautaine. Il posa sur la table un polygone de taffetas changeant rose et gris. Suivant qu'on la regardait d'aplomb ou à frise-lumière, l'étoffe prenait l'une de ses couleurs, et l'on se sentait triste ou gai. «J'ai volé ceci dans un grand magasin de Nouveautés, dit le donateur, à titre d'échantillon. Les coupons, jolis monstres enchaînés, me suppliaient avec tant de douceur de leur rendre la liberté, que je n'ai pas osé leur résister. Un pan qui traînait m'a tenté d'y découper l'image de la beauté pure, et j'ai saisi les ciseaux du chef de rayon, Lucifer barbu. Admirable sacrifice des rognures perdues! Je tremblais au massacre de cette chair, qui va de la volupté à la mélancolie, que les commis me demandassent compte de la pièce endommagée à plaisir. Le moment le plus pathétique fut celui que l'acier se trompa et fit une entaille cruelle au visage de la beauté. Le crissement des fils sous la morsure m'enivrait jusqu'à l'alarme et quand je vis la fin prochaine de ce délicieux carnage, j'en prolongeai la durée et restai un instant immobile, avec, entre les doigts, ce lambeau surhumain qui ne tenait plus qu'à peine à la pièce, qui semblait vivre à la façon des statues ébauchées et qui me paraissait la merveille du jour. Le voici, détaché, mort et sans charme pour moi, qui ne doit la gaucherie de ses contours qu'à l'émotion que j'éprouvai à les tailler et que je n'arrive plus à comprendre.» Tous les regards convergèrent vers le polygonel que le second masque avait posé sur la table, et le double enchantement du gris et du rose les posséda, les fit osciller pour contempler l'étoffe de face et de biais; les assistants connurent à les parcourir des yeux le trouble du tailleur improvisé de ces bords hésitants, ils s'exaltèrent tout à coup à concevoir clairement cette forme comme celle de la beauté, puis, comme ils étaient un peu penchés et sous l'impression du gris, ils se laissèrent aller à l'abattement qui suit la jouissance. Alors Mirabelle qui fit décrire à ses bras ronds une ellipse trop parfaite posa sur le taffetas inconstant le présent du premier donateur; sur ce tapis, la boule apparut sans éclat, timide et naïve, et ne refléta plus que le duel égal des deux teintes du sol. Le troisième masque obéit au désir de Mirabelle quand on eut l'intuition qu'elle l'allait formuler, et s'avança. Tout dans sa démarche était mécanique, il y paraissait plusieurs volontés qui mouvaient séparément les parties de son corps de façon à les faire valoir chacune, et l'on devinait qu'il ne s'en trouvait point que n'animât le souci de plaire à la belle hôtesse. Le sens aigu du ridicule et l'impossibilité d'y échapper rendaient en lui le moindre mouvement dramatique, et si, au premier coup d'œil, Anicet avait éprouvé l'envie de se moquer de cette marionnette, il dut très vite s'avouer qu'un émoi singulier l'étreignait à la vue de ce personnage toujours angoissé, qui se battait à tel point contre le monde matériel qu'il lui fallait inventer jusqu'au plus petit geste alors même qu'il le répétait. Le loup laissait apercevoir sur la lèvre une courte moustache en brosse, brune et drue. Le fantoche tendit à Mirabelle une mandarine enveloppée dans son papier transparent à inscriptions rouges, mais, emporté par le sentiment et si désireux de la satisfaire qu'il lui donnait le fruit le plus délicieux de sa connaissance à mordre directement, il porta d'un geste spontané son présent au niveau de la bouche de la belle qui le saisit avec les dents par la queue tortillée du papier de soie et s'amusa à le balancer ainsi de droite et de gauche comme une fleur un peu lourde et qu'on laissera sans doute choir. Cette perspective parut inquiéter violemment le masque; il suivit avec sollicitude les oscillations de son cadeau puis en expliqua la valeur en ces termes: «Je ne sais plus le nom du théâtre où j'étais quand vint à passer la marchande: Bonbons, berlingots, fruits glacés, drops, pastilles de menthe. Les acteurs se taisaient pour qu'on l'entendît mieux. Elle me présenta son panier, et je sentis peser sur moi tous les regards. Je n'avais pas d'argent, mais je craignis l'impolitesse et pris cette mandarine. La dame me sourit, je crus bon de lui sourire, puis elle fit mine d'attendre et je compris bien qu'il fallait sortir mon porte-monnaie, vide, je le savais, pour sauver l'apparence. Le rouge aux joues, la gêne, la peur et les regards braqués sur moi me firent prendre une décision subite: je bousculai la marchande dont le panier sauta du balcon dans l'orchestre, et je me mis à courir les reins cambrés, les coudes au corps, enjambant les banquettes pour gagner la sortie. Tous les spectateurs hurlaient désagréablement, je me retournai le doigt sur la bouche pour leur signifier de parler moins fort, et je vis qu'on me poursuivait. Alors je me jetai avec hâte vers la porte, quand surgit devant moi un nègre colossal et hideux qui me barra la route. J'ôtai mon melon pour laisser se dresser mes cheveux sur ma tête et je ne le reposai qu après mûre réflexion. Je fis rapidement demi-tour en me frayant un chemin à travers les gens assis et j'arrivai ainsi à la balustrade du balcon. Je songeai à me jeter en bas, mais l'eau me parut trop froide; je montai sur la balustrade et courus aussi vite que je le pus tout autour de la salle; le nègre me talonnait de près, mais comme il n'y avait de la place que pour un sur le rebord, il se servait des genoux des assistants comme d'une piste et je pus ainsi le distancer. Quand je fus au bout du théâtre, je repris la même route en sens inverse jusqu'à l'autre bout; j'arrivai en plusieurs parcours à gagner deux ou trois tours sur mon poursuivant. Mais tout à coup je tombai sur le parterre. Les clameurs redoublèrent, et je n'eus que le temps de gagner la porte en marchant sur la tête des femmes et des enfants et en piétinant les vieillards. Le dernier obstacle fut l'ouvreuse que je renversai en passant. Soudain je me trouvai dehors, libre et tenant toujours dans le poing gauche la précieuse mandarine dont je ne sus plus que faire.» Mirabelle cueillit le fruit sur ses propres lèvres et le tira de son enveloppe de papier. Au moment qu'elle sortit de sa pelure, la pomme dorée sembla luire étrangement. Tous les personnages de la scène respirèrent son parfum qui les persuada de considérer ce bizarre petit soleil odorant comme le cœur de celui qui l'offrait. L'on comprit le prix inestimable de ce don quand Mirabelle l'eut pelé et qu elle en dévora les quartiers en souriant. Ce sourire fit rentrer dans le rang le troisième masque et en sortit le quatrième, dont Anicet remarqua seulement le grand air de distinction et, quand il parla, cet accent un peu grasseyant mais mesuré qui ne permet pas de reconnaître un Italien de bonne maison d'un Slave de mauvaise. «Ce papier, belle _Mire_, dit-il en lui présentant une page couverte de chiffres, a le pouvoir de bouleverser l'Europe, et serait entre vos mains la plus dangereuse des armes si vous en connaissiez le mode d'emploi. Mais jamais vous ne pourrez lire ce cryptogramme, document diplomatique de la plus haute importance dont je me suis emparé en pénétrant au deuxième étage du Ministère des Affaires Étrangères, au moyen d'un bambou élastique haut de plusieurs mètres, au bout duquel je me cramponnai et auquel le complice qui le tenait sur le trottoir imprima des mouvements pendulaires. Projeté dans la salle aux secrets, ce me fut un jeu de me saisir de ce papier, enfermé dans un coffre-fort dont le chiffre m'avait été révélé par la maîtresse du ministre, personne dévouée, et de revenir dans la rue par le chemin emprunté à l'aller. Sitôt dans mon automobile, je troquai mon maillot collant noir contre un habit de la même teinte et du meilleur faiseur, je serrai le précieux papier dans mon porte-feuille, je piquai deux gros rubis à mon plastron, je passai à mon médius gauche un diamant de la plus belle eau, et j'allumai un londrès au bout d'un fume-cigare en corindon du plus bel effet. À la lueur de ma lampe électrique, je m'assurai dans le miroir de l'impecabilité de ma coiffure et de la séduction qui émanait de toute ma personne, et quand j'eus corrigé d'un geste ce léger rien qui manquait encore à ma toilette pour en établir la distinction, je souris à mon image et je prononçai à voix haute: «Et maintenant Gonzalve, au Palais de l'Élysée!» Gonzalve, c'est mon chauffeur. Ah qu'il eût été surpris, le Ministre des Affaires Étrangères si quelqu'un lui avait dit que ce gentleman correct, ce mondain futile, que lui avait présenté le Vice-président du Conseil et Garde des Sceaux, et qui l'interrogeait sur les vols diplomatiques, possédait depuis un quart d'heure dans la poche intérieure de gauche de son habit ce document capable de mettre le globe à feu et à sang, qu'il croyait en train de dormir dans son coffre-fort! Mais il ne pensait qu'à briller en contant des anecdotes sur les détrousseurs de la Valise, et quand cet exercice fut terminé il ne se soucia plus que du buffet. Je saisis l'occasion de lui fausser compagnie et me voici.» Mirabelle prit le papier lentement: on put s'imaginer quelle l'allait brûler à la lampe, ou froisser, ou jeter à terre, mais elle le plia soigneusement et l'abrita dans son corsage, puis avec amitié s'adressa au cinquième masque en ces termes: «_Omme_, mon ami, que m'as-tu donc apporté?» Omme, dont le plus qu'Anicet pensa fut qu'il n'en pensait rien du tout, avança lentement et dit d'une voix blanche: «Voici l'Ohm-étalon que j'ai ravi pour vous dans les caves de l'Institut des Arts et Métiers, où sont recelées toutes les unités du monde. Comme nous ne connaissons pas de moindre objet qui ne nous ait été révélé par la résistance même qu'il nous a opposée et que par suite on peut dire que la notion de résistance se trouve à la base de l'idée de connaissance, et que la physique nous permet d'affirmer sans craindre de nous prononcer à l'aveuglette que la notion de résistance suppose les notions de longueur, de section et de résistivité, ce qui revient à avancer que pour évaluer la résistance d'un conducteur il faut en connaître le coefficient de nature ou résistivité et les dimensions et que d'autre part quand on connaît les dimensions et la nature d'un objet on peut assurer sans forfanterie qu'on le connaît lui-même, on conçoit aisément qu'un conservateur des Poids et Mesures ait été amené à proclamer que l'Ohm-étalon est à l'origine des idées claires de toute philosophie. Ainsi cette colonne de mercure dont la longueur et la section furent calculées de manière qu'une force électromotrice de un volt y développât un courant d'intensité de un ampère vous apparaîtra véritablement pour peu que vous y réfléchissiez, Madame, comme le présent le plus utile, le plus pressant et le plus digne de votre caractère et du mien.» Mirabelle contempla ce cinquième hommage le temps qu'il lui parut décent quelle le contemplât. Puis elle adoucit sa voix pour interroger le sixième doryphore: «Et toi, mon peintre de paradis, quel jouet as-tu su découvrir? --Voici, dit le peintre, le grand signal de la bifurcation de la voie de chemin de fer de P* à M* et de celle de Pontarlier à N*. J'ai profité d'un moment d'inattention du garde-voie pour le dérober, de telle sorte que tandis que je vous remets cette belle fleur rouge cerclée de blanc, l'express de 24 heures 30 et le rapide de 0 heure 29 entrent précisément en collision, faute de l'avertisseur coutumier.» Anicet ne put se retenir de comparer ce dernier don successivement à une tache de sang, à un œil, à un sexe, à un chapeau de conte de fée, mais il dut convenir que le peintre l'avait excellemment comparé à une fleur, et il admira l'élégance géométrique de sa tige de fer. Comme le septième et dernier masque s'était approché à son tour, Anicet ne prit garde qu'à la pauvreté visible de ce nouvel arrivant. «Cette photographie, dit ce dernier en mettant dans la main de Mirabelle un cartouche de petite dimension, représente Isabelle R* à l'époque des manches à gigot. Au piano elle jouait avec expression le Beau Danube Bleu. Elle pleurait en lisant Pêcheurs d'Islande. Elle allait au Bal de l'Hôtel de Ville en grand décolleté, pour y trouver une âme sœur. Une fois, un Monsieur très bien mis lui avait assuré dans la rue qu'il la connaissait de longue date. Comme elle ne savait pas en apprécier la beauté, la grande Roue et la Galerie des Machines hantaient ses rêves. Elle portait un collier de corail napolitain et était abonnée au cabinet de lecture de la rue Saint-Placide. Elle avait donné son portrait à un jeune homme qui l'avait perdu sur un boulevard dont j'ignore le nom mais dont les arbres en été ont un feuillage sombre et funèbre, et c'est là que ce poète sans talent avec lequel je déjeunais tous les jours dans une crémerie où l'on mourrait de faim pour pas cher, l'avait trouvé sur le bitume, et, l'ayant ramassé, s'était amouraché de cette fille insignifiante qu'il ne rencontrerait jamais, au point que cette passion occupait toute sa vie et qu'il a fallu que je le tue pour lui arracher cette photo sans cadre, jaunie, passée et sans valeur.» Anicet se tourmentait vainement l'esprit pour trouver un sens à cette scène. Il ne pouvait imaginer que cette cérémonie ne cachât point de symbole, et, ne négligeant aucun détail pour arriver à son intelligence, il se répétait tout bas le nombre de masques, sept, qui lui paraissait fatidique mais qui ne lui donna pas la clef du mystère. «Vous voilà, lui dit Mirabelle, au chevalet de la curiosité. Vous cherchez bien loin l'explication toute naturelle d'une réunion qui n'est rien de plus que ce qu'elle montre et qui ne dissimule aucune arrière-pensée derrière ces simulacres que vous feriez passer pour ténébreux si l'on vous consultait à leur sujet. Ces Messieurs ont quelque inclination pour moi, et la manifestent par de petits dons, susceptibles de me plaire. Mais comme je vois qu'il est encore ici des points pour vous inquiéter, je vous engage à interroger ces Messieurs qui vous éclaireront mieux que je ne ferais et vous rassureront tout à fait. Marchesino, ajouta-t-elle, en se tournant vers le quatrième masque, parlez, je vous prie, à notre invité de votre association, de son but, de ses statuts, de son histoire. Ce jeune homme a besoin qu'on le mette à son aise. --Madame, dit Anicet quand on l'eut fait asseoir, je ne voudrais pas que vous me crussiez affecté à l'excès de cette mascarade-ci. Si vous m'avez vu tout d'abord plus décontenancé que d'usage, votre beauté seule en saurait être accusée. Mais par ailleurs le loup ne fait pas le diable, l'on trouve à bon marché sur les quais des boules de jardin, les coupons se soldent à la fin du mois, une mandarine volée ne se reconnaîtrait pas d'une autre, je n'ai aucune compétence en diplomatie secrète, cet ohm-étalon-ci ressemble à un baromètre, la foire à la ferraille peut fournir bien des peintres en signaux, et nous avons tous chez nous un album de photographies du temps de notre enfance. Je n'aurais donc guère besoin d'être mis à mon aise si la nudité de mon visage ne m'offusquait quand je contemple les masques de ces Messieurs vos amis. Si vous voulez me délivrer de tout souci, dites-leur de retirer ces loups ou de m'en donner un, que je revête l'uniforme. --Madame, gronda le voleur de documents, votre jeune homme ne semble guère gêné, et le petit air insolent qu'il croit décent de prendre n'est pas pour m'inciter à des confidences. --Laissez, Marchesino, dit Mirabelle, cette assurance n'est que de surface. Et vous, Monsieur l'ironiste, quittez un ton voltairien qui n'est pas de saison et me déplaît fort. Votre incrédulité, les railleries quelle affecte, sont ici totalement déplacées et marquent un esprit trop mesquin pour que vous ne rougissiez pas de l'avoir montré.» L'effet de ces paroles sur Anicet fut si grand qu'il se sentit honteux de sa conduite. Il en éprouva un tel dépit qu'il lui fallut bien s'avouer amoureux de la belle qui le lui faisait ressentir. Cette idée nouvelle le surprit et l'engagea à plus d'aménité envers ces hommes masqués affligés d'une faiblesse semblable à la sienne. «Pardonnez, Messieurs, dit-il, mon incorrection, mais la curiosité l'emporte sur ma mauvaise éducation et je n'ai plus d'autre envie que d'apprendre de vous-même ce que j'ignore de vous et qu'il vous semblera bon de m'en confier. Mais ne prenez pas en mauvaise part ma prière réitérée d'enlever vos masques, qui me causent, je vous le jure, un réel malaise. D'autre part il est d'habitude immémoriale qu'en pareille occurrence le personnage au visage nu objurgue ses compagnons masqués de quitter leur anonymat, et reconnaissez que ce serait méconnaître toutes les traditions que de ne pas accéder à cette demande. --Monsieur, dit le Marchesino, nous portons masque surtout dans la crainte qu'on nous juge sur la face et non point d'après l'esprit. Aussi pour vous satisfaire, nous vous dirons chacun notre histoire, afin que nos traits n'influent pas sur l'idée que vous vous ferez de nous. Comme je ne vois pour ma part aucun motif de vous refuser une si minime satisfaction, je vous raconterai ma vie. Je suis né dans les Abruzzes... --Ah cher Monsieur, je vous arrête là. Si vous me narrez vos aventures, l'honnêteté voudra que vos six compagnons en agissent de même et que je les écoute avec la même attention. Cet exercice me paraît un peu fatigant et vous semblera tel si vous voulez bien considérer que je viens d'essuyer un récit de belles dimensions et d'en commettre un autre, que j'ai assisté au défilé de vos présents et que vous êtes sept en vous comptant. Je puis donc sans trop préjuger penser que quand ce sera le tour à ce Monsieur qui donne des photographies de nous fournir une notice autobiographique, le lecteur et moi-même nous laisserons aller à une douce somnolence dont vous serez le premier offensé. Pour éviter un tel inconvénient, restez couverts, Messieurs, je ne m'en formaliserai plus, et dites-moi seulement pourquoi vous êtes sept à offrir des présents singuliers à une dame que vous appelez d'un bien beau nom. --Nous l'appelons _Mire_ ou _Mirabelle_ suivant notre humeur, sans attacher un sens à ces vocables qui nous semblent aussi doux à l'ouïe que Madame est plaisante à la vue. Si nous nous trouvons ici sept à la courtiser, le hasard seul l'a fait et non la préméditation. Nous avons été plus ou moins nombreux suivant les années à nous empresser autour d'elle, nous variâmes de deux à cent, et cependant notre culte n'a point changé. --Excusez-moi de vous interrompre, dit Anicet en constatant soudain la disparition de la beauté dont ils étaient occupés, mais je ne vois plus cette aimable personne, malgré l'insistance que je mets à sonder l'ombre qui nous entoure, non plus que les présents que vous lui offrîtes et qui ont déserté bien mystérieusement cette table. --Ne vous émerveillez pas outre mesure d'une promptitude de départ assez familière à Mirabelle. On ne saurait la voir longtemps. Elle échappe soudain au moment le moins attendu aux regards de ceux qui voudraient détailler sa beauté, mais qui, par un charme inexplicable, en furent arrêtés tout le temps de sa présence. Elle garde ainsi ce prestige des formes entr'aperçues. On ne sait jamais, alors quelle vient de disparaître, quand elle daignera se laisser approcher à nouveau. Son apparition semble le plus souvent la récompense de certains actes, de certaines paroles. On croirait que Mire suit ses adorateurs, les épie, les écoute et que, lorsqu'ils parlent ou agissent à son gré, cette beauté se montre à eux pour reconnaître leurs mérites. Nous n'avons pas été sans nous apercevoir du pouvoir évocateur qu'exercent sur elle des mots, des phrases, des attitudes. Chacun de nous possède deux ou trois procédés susceptibles d'attirer Mire, mais nous les manions sans sûreté, par routine un peu, rarement avec efficacité. Un de nos anciens compagnons doué du don d'émouvoir ses auditeurs chaque fois qu'il parlait de ponts suspendus, avait remarqué qu'elle accourait sitôt qu'il effleurait ce sujet. Épris comme nous le sommes tous, il abusa tellement de cette méthode que Mire se lassa de l'entendre et ne se montra plus qu'en son absence. Il en mourut de rage, c'est-à-dire qu'il se fit commis-voyageur et quitta notre compagnie. Car le seul prix à notre fidélité, à notre attachement, à nos travaux est de contempler Mirabelle aussi souvent qu'il lui plaît. Peut-être un jour quelqu'un de nous gagnera-t-il assez son estime pour qu'elle se donne à lui, mais encore, que nous l'espérions chacun pour nous-même, cette éventualité paraît si lointaine qu'il n'existe entre nous que de l'émulation sans jalousie. Si par aventure elle distinguait deux ou plusieurs d'entre nous, ils vivraient en paix, car elle est faite si généreusement qu'elle peut dispenser de l'amour à beaucoup sans frustrer personne. On ne lui a connu que deux amants heureux lesquels sont morts assez rapidement pour donner à réfléchir. Le dernier avait gagné ses bonnes grâces en transfigurant pour elle les horreurs de la guerre, aussi trépassa-t-il le jour même que la guerre se termina. Dans l'espoir de lui succéder, nous nous efforçons tous de découvrir ce qui peut embellir la vie, rien dans cette recherche ne saurait nous arrêter. Nous avons mis de côté tous les préjugés, mais, cartésiens bien entendus qui ne pouvons vivre sans règle de conduite, nous avons pris notre esthétique pour morale, ce qui est d'une commodité très grande et d'une ingéniosité que vous apprécierez sans doute. Grâce à ce subterfuge nous sommes devenus une compagnie policée qui collabore toute entière à l'avènement des aspects nouveaux du monde. Parmi nous vous ne compterez plus que des artistes, deux poètes, un peintre, un criminel, un acteur, un dandy, un physicien; bref, nous sommes précisément ce que l'Académie Française n'eût jamais dû cesser d'être. Mais aussi ne choisissons-nous pas nous-mêmes parmi ceux qui veulent entrer dans notre cercle. La beauté que nous servons assume cette tâche, et le cérémonial de réception, variable et fantaisiste, suit néanmoins toujours le schéma de la scène à laquelle vous participez ce soir. Car je ne pourrai vous cacher plus longtemps que Mire aux yeux d'argent vous a désigné pour être l'un des nôtres, et m'a chargé de vous en faire proposition.» Le masque se tut, et l'on comprit bien qu'il était content d'avoir ménagé son effet de si longue main. Anicet qui de toute cette aventure n'avait retenu que la fugitive Mirabelle et auquel on offrait les moyens de la revoir fut transporté de gratitude. Il s'était dit mentalement amoureux d'elle quand cette beauté l'avait réprimandé, il ne lui vint pas à l'esprit de contrôler cette affirmation. Ainsi quand une fois on s'est laissé aller sans réfléchir à certaines pensées, celles-ci revêtent l'apparence de vérités établies, lesquelles il faut combattre plus longtemps pour les chasser que les certitudes patentes, toujours à la merci de l'imagination. Le jeune homme ne laissa pas le temps à l'auteur de faire preuve de pénétration psychologique et tendit les mains vers les hommes masqués, d'une façon un peu dramatique à mon goût. «J'accepte avec enthousiasme, s écria-t-il, car au moment que Madame Mire m'a fait monter chez elle, je cherchais justement un but à ma vie. Je ne m'étonnerai pas de l'avoir trouvé si vite, cette rapidité me prouve surabondamment que ma destinée me range à vos côtés. Que faut-il faire? Je suis prêt à donner n'importe quel gage, la prunelle même de mes yeux, de J ardeur que j'apporte à concourir avec vous dans les épreuves les plus périlleuses. Je renonce ici pompeusement à tout ce qui n'est pas Mirabelle, et cependant j'avais devant moi pour peu que je voulusse bien succéder à mon père un bel avenir d'agent de change. Rien ne me semble plus beau que le sort que j'adopte à cette heure: ainsi, tard dans la nuit, après le théâtre, quand je me promenais par les rues avec mes amis, les projets que nous faisions dans l'ivresse de l'ombre et des paroles nous paraissaient si grands et si généreux que nous nous égalions sans peine aux plus hauts génies de l'humanité. Dans le transport de cet instant, je me comparerai volontiers sans craindre les moqueries à Buffalo Bill abandonnant l'empire des prairies pour accepter l'engagement de Barnum and Bailey. Enfin, puisque j'appartiens à votre compagnie, il ne me reste plus qu'à vous demander le nom que vous lui avez donné selon l'usage. --Notre association est anonyme, dit quelqu'un, et sa force réside en son anonymat. Le monde sent obscurément qu'elle existe mais n'ayant pas de vocable pour la cataloguer n'a aucune prise sur elle et n est jamais rassuré à son sujet. L'histoire des récentes écoles littéraires nous a appris à nous défier des étiquettes. Les classiques n'avaient pas de nom et nous sommes les classiques de demain.» Les instants qui suivirent furent consacrés à la présentation d'Anicet par lui-même à ses nouveaux collègues. Il leur raconta ce que nous savions déjà de lui, puis à la prière universelle il récita en y mettant le ton le poème suivant, pour donner une idée de sa veine: /$ J'endosse un habit de gala Beaux sentiments que de chevalerie Je pose pour la galerie Dans la gloire d'un col de chinchilla Que par pure galanterie Je compare aux bras de Marie. $/ Mais il vit bien que cela n'était pas fait pour plaire à ses compagnons. Aussi lui annonça-t-on avec quelque brusquerie l'intention de la bande de tenter sur l'heure une expédition dont le but importait peu, mais qui devait servir d'épreuve à son jeune courage et lui fournir l'occasion de montrer le cas qu'il faisait des préjugés du commun. --Ne vous étonnez de rien, lui dit le quatrième masque, et agissez suivant que le souci de la beauté vous l'ordonnera; ainsi par vos actions nous pourrons juger de votre esthétique mieux que nous ne faisons par le médiocre sixain que vous nous avez débité. --Je vous suis, Messieurs, répondit Anicet, et vais m'efforcer de ne rien faire qui ne plaise à Mire. Dans cet instant que derrière vous je quitte cette pièce, que je cache mes traits sous le loup de velours noir dont vous m'avez pourvu, je me retourne sur le seuil et je regarde la chambre pour y voir, comme i! se doit, dans un éclair, toute ma vie passée. Elle surgit de l'ombre périphérique et se ramasse dans la clarté nue de la lampe sur la table. Adieu, belle vie du monde, je pars et te sacrifie à l'idéal plus pur de l'art et de l'amour, adieu, flamme joyeuse, adieu, feu de mes jours.» Comme il disait ces mots, le vent du dehors qui s'engouffrait dans son manteau l'emporta comme une feuille et pénétra dans la pièce où ne vivait plus que la lampe, qu'il souffla. Anicet ne vit plus rien, que la nuit. CHAPITRE QUATRIÈME ANICET CHEZ L'HOMME PAUVRE Depuis six mois qu'il ne vivait plus que pour elle, Anicet n'avait fait qu'entrevoir Mirabelle de temps en temps au prix des plus périlleux exploits. Quelques minutes d'entretien l'avaient payé de la formidable machination du vol des Musées: dans la même journée disparurent de tous les Musées de Paris, grâce à la complicité des gardiens, tous les Greuze, les Boucher, les Meissonnier, les Millet, les Harpignies, les Pissarro, les Carolus Durand, les Antonin Mercier, les Bartholomé, les Dalou. Les conservateurs sur les dents lancèrent en vain la police à la recherche des œuvres disparues. Les plus fins policiers échouèrent, et l'affaire allait être classée lorsqu'un soir, en sortant du théâtre, Paris vit avec stupéfaction un immense brasier au sommet de l'Arc de Triomphe. Le produit des vols brûlait et brûla si bien que rien n'en resta, que les statues retrouvées en miettes. La presse ne parla plus d'autre chose pendant quinze jours. Il n'y en eut pas un que quelque journal n'étalât sur sa manchette le titre: LES VANDALES. Les conjectures saugrenues furent toutes faites. On accusa les franc-maçons, les jésuites et les bandits en auto. Les apologies surgirent, comme l'herbe entre les pavés, des peintres et des sculpteurs dont l'œuvre était détruite. On ressortit à toutes les devantures pour que les âmes sensibles et les natures artistes se lamentassent à ce spectacle sur la perte éprouvée par la France et par l'Art toutes les reproductions qu'on put trouver, et l'on en trouva à revendre, de la Cruche cassée, des Glaneuses et du Gloria Victis. On cita avec attendrissement un millionnaire américain qui sacrifia une fortune pour faire reconstituer avec exactitude, d'après des cartes postales en couleurs, le Rêve de Détaillé. La France entière et le monde avec elle pleurèrent à qui mieux mieux ce massacre de la Beauté. «On sait, annonça un soir le _Temps_, la légitime indignation, la réprobation universelle et le cri d'horreur unanime que provoqua le mois dernier l'hécatombe inexpliquée encore des chefs-d'œuvre de l'art plastique français. Nos lecteurs seront, nous n'en doutons pas, heureux d'apprendre que le sous-secrétariat des Beaux-Arts, devant l'incurie et l'incapacité de la police, n'a pas hésité au prix de gros sacrifices à attirer sur le continent le célèbre détective américain _Nick Carter_ qui consent à s'occuper de cette mystérieuse et troublante affaire et qu'on attendrait prochainement au Havre. Nous formons tous les vœux pour que ce remarquable limier découvre les criminels, parvienne à les dépister, à livrer à la justice ces noirs scélérats qui n'ont pas craint de s'attaquer aux plus belles et aux plus nobles visions que l'homme ait eues de la nature.» Quand Anicet eut suffisamment goûté le style de cette information, il replia son journal et brisa le cachet de la lettre qu'il venait de recevoir. Il lut: «Mon fils bien-aimé, «Depuis ton départ, la maison est si morte, la vie est si morne que je ne sais ce qui me retient dans l'une et dans l'autre si ce n'est l'espoir de ton retour. Hélas, ton père m'apprend cette fatale résolution que tu prétends avoir prise, de ne plus jamais revenir. Mon enfant, mon enfant, je ne peux pas y croire. Tu avais les yeux d'un petit qui aime sa mère, et je ne saurais m'habituer à me passer de ces yeux-là. On dit que tu te montres en public avec de vilaines gens, que tu te conduis mal, mais je n'écoute pas ces propos. Tu n'agis jamais, je te connais bien, que pour obéir à une conviction profonde. Ton père, furieux, me charge de te dire que si tu ne rentres pas d'ici huit jours. il te coupera les vivres et te défendra de te présenter jamais devant lui. Cela me fend lame d'écrire de pareilles duretés, mais il ne veut pas s'en dédire. Mon Agnelet, je t'en conjure, ne le tente pas, cède et reviens-nous. Pense que je n'aime que toi, que je touche à l'âge irréparable où rien n'existe que le passé. J'ai vingt ans à vivre encore peut-être si tu me restes, mais si tu me fais défaut, tout s'écroule. Songe à notre vie en commun, à ton enfance, à tout ce que tu me dois, à cet amour de ce qui est beau que je t'ai communiqué. Rappelle-toi ces jours de soleil, quand tu me faisais mettre devant la croisée pour que la lumière joue à travers mes cheveux blonds. Rappelle-toi les grands tournesols que tu cueillais pour fleurir ma chambre. Rappelle-toi les dimanches passés à lire ensemble... et cætera et cætera... les soirées... Ffffft... Mon chéri, se peut-il que tant de douceur calme soit finie? Ne me laisse pas mourir seule, Anicet, ne me laisse pas sans amour. La vieillesse est une perspective si terrible pour ceux qui n'ont pas d'enfant... Heu... Heu... On est une jeune femme, puis un matin on a l'idée qu'on devrait se teindre. Oh ça passe, ça passe. Nulle tristesse n'atteint celle-là... Tutt... Tutt... Ne m'abandonne pas à cette nuit. Mon petit, si, comme on le raconte, c'est pour une femme que tu veux nous quitter, épouse-là quelle qu'elle soit: j'obtiendrai ton pardon; ou vis avec elle, je fermerai les yeux, je serai même ta complice; j'accepte tout, mais reviens-moi. Ne désole pas à jamais ta pauvre maman toute grise. «Hélène.» --Le temps est clair aujourd'hui, dit le Marchesino quand il vit qu'Anicet avait achevé sa lecture, et ce petit froid de janvier est d'une lucidité à faire peur.» Sans répondre Anicet tournait la lettre entre ses doigts avec des précautions infinies; il la roulait délicatement, avec un air appliqué. Quand il eut achevé d'en faire un cornet. qu'il l'eut parfait, qu'il l'eut perlé, il sortit de sa poche un briquet à essence. Puis il alluma le papier par le bord; la flamme se propagea en cercle, vacilla, comme un mouchoir pour l'adieu, brilla trop vivement, puis mourut près du sommet, en se restreignant peu à peu à un cercle bleuâtre qui alla diminuant, qui pâlit, se détacha de la feuille un instant, flotta comme un nimbe miraculeux, puis disparut avec plus de précipitation qu'on n'en attendait. Il ne resta plus entre les doigts d'Anicet que quelques cendres qu'il secoua, qui s'envolèrent, dansèrent dans le soleil et se dispersèrent. Alors le Marchesino vit des larmes sur le visage d'Anicet: «Vous pleurez, dit-il? --N'avez-vous jamais versé des pleurs au moment de la volupté? Elle atteint parfois des régions si intimes qu'elle exige ce tribut des yeux. Et certes j'avais ressenti une joie profonde à ce feu de la Saint-Jean l'autre jour sur l'Arc de Triomphe. Mais je brûlais alors des objets d'exécration, tandis que je viens de regarder consumer ce qui fut jadis tout mon amour. Doux renoncement de ce qui ne me tient plus au cœur, mais au souvenir, comment ne pas pleurer en me reniant moi-même? Je trahis l'enfant que je fus, avec décision, et je ne crains pas de m'avouer la mort des affections anciennes. Les fers tombent: je cesse d'être esclave de mon passé.» À ce moment on s'aperçut que les interlocuteurs se trouvaient dans un Biard près de Saint-Philippe-du-Roule. La laveuse de vaisselle regarda le jeune Anicet avec des yeux si ronds qu'on ne put ignorer plus longtemps qu elle était sa maîtresse et qu'il l'appelait _Traînée._ Le masque voleur de mandarine qui, pour l'instant, portait au lieu de loup le visage de la naïveté, un chapeau melon, une canne d'osier et un nœud-papillon tout fait, se penchait par-dessus le zinc éclatant pour embrasser Traînée que son travail portait alternativement de chaque côté de la pile d'assiettes qui la séparait avec précision du poursuivant malheureux. Le patron du café (_Boulard_ aîné), colosse obèse en bras de chemise, surgit entre les réservoirs nickelés, fit glisser la peau de son front chauve de bas en haut sur son crâne de telle sorte que ses yeux sortirent de ses orbites et que ses moustaches noires remontèrent vers ses yeux; il roula ses pupilles de droite à gauche, puis de gauche à droite et mugit d'une voix rauque: «Un malt Kneipp, Monsieur _Pol?_» Monsieur Pol recula d'effroi jusqu'aux portes vitrées, ballantes, chargées de lettres blanches, qui cédèrent sous ce supplément de poids et laissèrent sortir le galant effaré. «On sacrifie plus aisément, reprit Anicet, l'avenir incertain que le souvenir assuré. L'homme redoute le risque. Et moi, je joue contre une possibilité vague tout ce que je possède encore aujourd'hui. Voici mon dernier billet de mille francs, ma famille ne m'en donnera point d'autres et je ne sais aucun métier. À travers le jour, je regarde encore une fois les figures du filigrane dans le médaillon blanc. L'art. 130 du Code Pénal punit des travaux forcés ceux qui auront contrefait ou falsifié les billets de banque autorisés par la loi, ainsi que ceux qui auront fait usage de ces billets contrefaits ou falsifiés.» Sa main droite tenait le précieux papier en l'air, sa main gauche s'efforçait malhabilement d'allumer le briquet. Un consommateur auquel on n'avait tout d'abord pas pris garde, rasé, coiffé d'une casquette à carreaux noirs et blancs et doué d'un accent américain indubitable, se précipita pour arrêter le geste incendiaire: «Un instant, gentleman, si vous ne voulez plus de cette banknote, je la prends.» Il fit mine de la saisir. Mais au même moment, Pol qui venait de rentrer dans le café vit aux regards que Traînée fixait sur le papier magique que cette belle personne, ses robustes biceps, le pouf volumineux de ses cheveux blonds, ses joues rouges, le bouffant de tulle qui lui engonçait le menton, appartiendraient à celui qui lui donnerait les mille francs en litige. Il lança violemment les battants des portes de façon à provoquer un courant d'air brutal lequel arracha le billet des doigts d'Anicet, l'entraîna hors de portée de l'Américain, l'enleva au-dessus de la tête de Pol et l'emporta dans la rue en tourbillonnant. Pol s'élança derrière lui, l'Américain derrière Pol, Traînée éperdue à leur suite, retroussant ses jupes, puis levant les bras au ciel, puis portant avec effroi ses mains à ses joues, enfin le tenancier du café pour rattraper Traînée. À travers les vitres on vit tournoyer la bande comme un essaim de mouches. On la vit osciller, courir, revenir puis s'éloigner si bien que la perspective permit de croire quelle montait en zig-zag sur la façade des maisons. «Sans doute, ma mère imagine-t-elle d'après les rapports qu'on lui en a fait que je veux épouser cette fille-là, dit Anicet en montrant au; loin Traînée que son patron attrapait par un pied, mais je sacrifierai aussi l'amour charnel au but que je veux atteindre. Je lègue ma maîtresse à Pol sans le moindre regret. Je vous laisse, cher Marquis, le soin de régler les consommations.» Sur ces mots Anicet sortit du Café et s'éloigna. Quand il fut hors de vue, il sortit d'une poche un autre billet de mille francs et le mit soigneusement dans son portefeuille. Mais il ne vit pas l'Américain, qui le suivait à distance sous un déguisement hâtif. «La pauvreté, pensait Anicet, s'appelle aussi la misère. _A priori_ je ne sais pas si je pourrai la supporter. Car pour moi qu'est-ce qu'un homme pauvre hors un mendiant ou un camelot? Sans doute est-ce aussi, comme mon ami le peintre M. l'homme marié qui vit dans un petit appartement de trois pièces au sixième d'une maison de sept étages, dont les chambres sont meublées de sièges de jardin et tapissées de papier modern-style. On compte trois portes sur le palier, et il n'y a l'électricité que jusqu'au cinquième. Mais ce manque de confort lui coûte encore six heures de présence quotidienne dans un bureau, et trois visites au jour de l'an. Autant se faire agent de change et gagner des cent mille francs. Les travaux dont je me sens capable entraînent une pauvreté plus absolue: l'Homme Pauvre seul peut me renseigner sur elle.» Il appelait ainsi le septième masque, nommé Chipre, qui demeurait dans une chambre si vide qu'il fallait compter le lit pour y trouver trois sièges. Une chaise, une planche fixée au mur en guise de table et surchargée de pots de colle, de papiers et de bouteilles d'encres de couleur, une seconde planche en guise de bibliothèque où dormait le Tome XIV de Fantômas, le Tome III des Confessions de Saint-Augustin, et l'Almanach Vermot, un petit homme sans âge et sans faux-col, une fenêtre sans rideaux par laquelle on apercevait les enfants des ouvriers des trois corps de bâtiment, un tabouret boiteux sur lequel se maintenait Anicet, un éventail «Petit vent du Nord» sur la table, formaient tout le décor. «On se fait à cette vie-là comme à celle des cours, dit Chipre, quand il n'y a pas moyen de l'éviter. Vous ne pouvez pas très bien comprendre le sel de cette plaisanterie parce que vous avez toujours eu une famille. «Jean, disait ma mère, donne un sou au pauvre.» À votre âge je ne savais rien d autre de la misère. Mais quand j'eus quitté les miens, je connus de dures journées. La première fois que je sentis mon malheur, j'étais dans la rue avec une femme... oui. Jeunesse. Elle admira les violettes d'une marchande de quatre-saisons. Quand je voulus payer le bouquet, je n'avais qu'un sou dans la poche. Ce n'est que plus tard que cela commença avec la faim. Un jour, avec un ami, nous avons pleuré en lisant _la Chute d'un Ange._ C'est que le matin même en regardant par la fenêtre de notre mansarde le trottoir du boulevard Bonne-Nouvelle, nous nous étions demandé si nous ne nous jetterions pas sur lui. Mais quelle liberté: échapper à toute classification, n'être ni le fruitier du coin, ni le sous-chef de bureau de la Direction du Service des Chemins Vicinaux. Dialogue entre les conjoints qui passent: «Poulot, que fait donc ce Monsieur? --Mais rien, ma biche, c'est un poète.» À quoi ne s'habituerait-on pas à la longue? Ne pas avoir d'argent empêche de fréquenter ceux qui en possèdent. Aussi les gens riches ne voient-ils que leurs semblables, et il n'y a pas de quoi les envier. Ceux qui viennent me voir, comme vous, ne viennent que pour moi-même et me suffisent. Je n'ai pas besoin de tous les luxes des hommes, j'ai assez d'imagination pour y suppléer et je ne peux pas sentir les œuvres d'art, ni les livres. Aussi mes amis ne m'envoient-ils plus les leurs, parce qu'ils savent que je les porte aussitôt chez le bouquiniste. Cela ne me gêne nullement. Voyez-vous bien, jeune homme, le grand bienfait de la pauvreté, c'est de donner le droit de rester seul.» L'ombre descendait, le froid aussi. «On n'a pas besoin de se voir pour parler, reprit Chipre, cela permet de mentir à son aise. Comme cela serait gênant une lampe qui ferait voir la pensée! Ces journées d'hiver si courtes engagent à la somnolence. Dans cet état j'entends les bruits extérieurs et les voix des prophètes. Je reste les yeux clos, comme sur une mer, et j'écoute la maison toute entière, les cris de la concierge, les racontars de la dame du second qui fait des ménages chez des gens qui ne sont pas mariés, figurez-vous, les jeux des enfants, l'écho de la politique. Tout se décale avec facilité sans que j'y prenne garde, et pour peu que je remue légèrement et que les idées remontent vers le haut, tout d'un coup suspendues au-dessus du sol, un poème de plus peuple la terre. Attendez, je vais allumer, si, si, vous n'êtes pas accoutumé à la nuit.» Dès que la lampe à pétrole brilla sous son abat-jour de carton dessiné sans compas, il fit plus noir dans la pièce; Anicet ne distingua même plus Jean Chipre qui disait: «Pauvreté, pureté. La richesse dans l'art s'appelle mauvais goût. Un poème n'est pas une devanture de bijouterie, les créateurs sont ceux qui forment la beauté de matériaux sans valeur. J'admirerais sans réserve les sculpteurs qui nous donneraient les statues de carton. _Bleu_, le génie de cette époque, se sert pour ses tableaux de papiers peints, de journaux, de sable, d'étiquettes. La richesse me paraît encore détestable de ces gens qui pour dire une chose trouvent toujours trois mots. Soyons plus pauvres.» Machinalement il feuilletait le cahier qu'Anicet portait pour se donner une contenance, et qui renfermait les poèmes du jeune homme. Comme il les parcourait des yeux tout en parlant, il prit à témoin le sixain qu'Anicet avait récité le soir de sa première entrevue avec Mire: «Tel est ce sixain, dit-il, charmant, mais qui le serait davantage habillé en quatrain. Comparez, je le transpose à mon idée, grossièrement, votre version mieux faite et la mienne plus gauche. /$ J'endosse un habit de gala Beaux sentiments; mon habit de gala. Beaux sentiments que de chevalerie Tout pour la galerie. Je pose pour la galerie La gloire: col de chinchilla. Dans la gloire d'un col de chinchilla Plus galamment: bras de Marie. Que par pure galanterie Je compare aux bras de Marie $/ Vous voyez quelles redondances cela supprime. Après tout, c'est vous qui avez raison, je bafouille et votre poème est délicieux: Dans la gloire d'un col, de chinchilla. C'est bien dit, c'est élégant, c'est distingué. Il n'y a que vous pour la distinction: la fine fleur de la poésie moderne. Cela vous plaît-il: la fine fleur de la poésie moderne; l'œillet du poète et le désespoir du peintre. Croyez-moi cependant et faites vœu de pauvreté. Il faut savoir se garder de tous les développements faciles, se borner à exprimer une image sans la poursuivre. L'abondance nuit. Surtout évitez la description, fastidieuse et trop aisée, richesse de mauvais aloi. Il y a bien longtemps que nous savons tous les arbres verts. Tuez la description. Le souci de briller ne doit pas vous conduire. Il faut que vous soyez animé d'un véritable esprit de sacrifice, que vous risquiez de n'être pas entendu plutôt que d'exploiter une image ou une situation. Ayez en toute chose l'esprit de pauvreté. Le christianisme a compris admirablement l'importance de cet esprit en l'exigeant des prêtres, qui ne restent chastes que grâce à lui. Heureux les pauvres en esprit.» Anicet avait froid. Ce qui faisait à ses yeux l'autorité de Chipre c'était que son esthétique s'adaptait si merveilleusement à sa vie, qu'il passait sans s'en apercevoir des considérations sur l'existence aux considérations sur l'art. Véritablement on pouvait assurer qu'il avait son esthétique pour morale. Mais Anicet, plus sensible au froid qu'aux paroles, grelottait à ne pouvoir se résoudre à la pauvreté. Le seul fait d'avoir une esthétique différente lui permettrait une vie sans misère. Croyez-vous d'ailleurs l'esthétique un organe aussi indispensable que le cœur ou les poumons? Venu pour chercher la résignation, il trouvait à l'exemple de Chipre la force de se décider à la lutte. Il la concevait, non comme une révolte romantique, mais comme une expédition clandestine sans déclarations préalables par crainte du gendarme et de l'opinion. On tient le vol et le plagiat en discrédit pour des raisons sensiblement analogues et sensiblement aussi fragiles. «...Ce saint personnage, poursuivait Chipre, avait commencé comme tous les bienheureux par être l'amant d'une femme de mauvaise vie.» La porte l'interrompit avec fracas et l'on vit entrer, suivi d'un homme d'aspect sordide et raisonneur, le peintre Bleu qu'on n'aurait pas eu de peine à reconnaître pour le masque donateur du disque rouge si l'on eût jamais aperçu son visage nu, tout simplement céleste. Bleu tourna sa bouche violette vers Chipre, qui la regarda s'ouvrir comme un astre. «Je viens, dit-il, te contempler, vie de nos souffrances, cher Pauvre, avec la délicieuse pitié de ce passé commun hors duquel j'ai pu seul m'évader. Dans ma pelisse à col d'astrakan, je m'approche de toi, Jean la Misère, aimable compagnon de ma jeunesse gelée, hiver sans charbon de l'atelier sans meubles, à cette heure où les becs de gaz, gardiens de la paix des rues, oublient la tristesse du jour, Arlequins efflanqués des trottoirs, pour danser dans l'ombre joyeuse. Douceur de participer un peu à ce froid dans lequel tu vis! Regarde-moi: je suis la gloire. J'ai réalisé tous nos rêves, et j'ai donné mes papiers de couleur contre des billets de ciel. Maintenant l'Homme Arrivé regarde avec émotion l'image vieillie de ses années de lutte et son vêtement élimé, en se remémorant avec ivresse le prix fabuleux qu'il a payé la casquette de drap fin qu'il porte tous les jours. Tu m'apparais comme au fond d'une glace, ami modèle qui n'as pas trahi la première idée que je me faisais de moi-même. Mais tes yeux ne me renvoient pas que le regard fidèle des miroirs: ils s'étonnent de ma grandeur et de ma richesse. Créateur de la faune du fantastique nouveau, hippogriffes et sirènes, je me suis peint un sort magnifique en forme de chimère moderne, circulaire et dorée. Admire le cigare coûteux que je vais allumer: nous sommes trois dans le monde à en fumer de semblables, un milliardaire, un convict et moi.» Le point de braise devint intense aux lèvres du peintre, et dès les premières bouffées de fumée, il se répandit dans la pièce une douce chaleur et l'odeur même de la richesse, qui pénétrèrent les assistants, les transformèrent, les transportèrent, si bien que, quand la lumière du cigare éclaira le spectacle avec la puissance d'un arc électrique, Anicet se trouva dans un fumoir confortable de style anglais: il était assis dans un fauteuil de cuir, au milieu des personnages précédents, revêtus ainsi que lui-même d'un smoking de bonne coupe. L'éclairage semblait émané de partout et l'on entendait dans un probable salon voisin le bruit assourdi d'un orchestre tzigane, et parfois le rire mondain d'une femme décolletée. Sur une table de bois rouge sombre, luisante, propre et sans linge, en bonne place, une bouteille au col trop long et quatre verres de cristal aux pieds trop minces attendaient justement Bleu, Chipre, Anicet et l'Inconnu. Pour la première fois l'attention se porta sur ce dernier: «Maintenant que nous voici dans un décor banal, reprit Bleu, je vous présente le _Bolonais_ critique d'art et représentant des journaux d'Amérique. --Monsieur, dit Jean Chipre, est critique d'art? Que Monsieur me permette de regarder Monsieur. Critique d'art! Je n'avais jamais vu de si près un critique d'art. Quelle bonne fortune: je tourne autour d'un critique d'art, et il ne me mord pas. Mais si vous n'avez pas de plumes de couleur comme un perroquet comment faites-vous pour être critique d'art? Est-ce par vocation qu'on devient critique d'art? Ou bien faut-il avoir des protections dans l'administration? Est-ce qu'il y a de l'avancement dans la critique d'art? Nourrit-elle son homme? En quoi consiste au juste le métier des critiques d'art? Font-ils vœu de chasteté? Ne jamais procréer, ce doit être bien dur. L'alcool ne vous est pas défendu? Critique d'art, oh vraiment critique d'art?» Le ton que Chipre mit dans ces derniers mots décela qu'il portait monocle. Il remplit les verres, qu'il choqua légèrement au passage, de telle sorte qu'on entendit le cristal souffrir à voix haute et que les vibrations donnèrent d'une façon aiguë aux quatre convives la notion du cubage d'air de la pièce. «Dans soixante-treize papiers, dit le Bolonais avec un accent yankee sans retenue, je prépare les jugements de la postérité. Dans quatre-vingt-dix-sept papiers, je rends les jugements de la postérité. Mais, bien que je fasse partie d'une société de tempérance, je reprendrai volontiers de cette liqueur.» Il se versa une deuxième rasade, la but comme la précédente et continua: «Ma profession s'exerce facilement pourvu qu'on sache se servir de petits appareils, sortes de manomètres appelés critères, nom qui vient du mot américain critérium. De plus le critique d'art possède un certain nombre de clichés. L'aiguille du critère lui indique le numéro d'ordre du cliché à employer. Rien de plus simple. Enfin la mission du critique d'art est de rechercher les artistes qui par leurs théories et leurs œuvres pourraient troubler la paix publique et de les dénoncer à la vindicte des gens de bien et de goût. Dès que l'ordre est menacé, il doit le rétablir en rendant la fraude et l'anarchie manifestes. Il ne recule pas devant le scandale, mais ne le provoque que pour le condamner. C'est, somme toute, une façon de détective, un policier de l'art.» La troisième rasade suivit cette belle comparaison; il y en eut une quatrième, puis le Bolonais prit un air spirituel. «Monsieur, dit Anicet, puisque c'est votre partie, dites-moi si un véritable amant de la beauté doit être pauvre ou riche (je ne sais si je me fais bien comprendre). --Jeune homme, répondit le Bolonais, auquel des deux critiques vous adressez-vous? à celui des contemporains? ou à celui qui représente la postérité? Pour le second, les vrais artistes sont ceux qui meurent de faim, mais pour le premier, ce sont ceux qui se mettent dans leurs meubles.» Du salon voisin vint une valse lente. Le Bolonais vida pour la cinquième fois son verre et tout se mit à tourner au rythme de la musique, la petite bibliothèque sur son pivot, les aiguilles sur la pendule, les idées dans les esprits. Les quatre interlocuteurs n'envisagèrent plus le paysage du même point de vue, de telle façon qu'un spectateur impartial qui n'aurait pas su choisir entre leurs quatre visions, n'eut plus obtenu de la scène qu'une photographie brouillée par la superposition des clichés. Cette dislocation était l'image du trouble même apporté dans la conversation par la musique. Les pensées des personnages, portées à hue et à dia suivant le gré de leur sensibilité auditive, ne coïncidaient plus, ne se coupaient même plus en aucun point, et filaient dans des plans mentaux différents. Pendant quelque temps encore Chipre et Bleu gardèrent quelque contact en évoquant simultanément des souvenirs communs, puis ils ne furent plus que parallèles, se perdirent de vue, et divergèrent à leur tour. Le coq-à-l'âne régna sans conteste. «L'homme, disait Bleu les yeux noyés, c'est un être maigre qui tient les enfants pendant que la femme se peigne. ANICET. L'amour ne saurait se passer de fourrures ni de petits chiens. JEAN CHIPRE. La petite fille enfilait inlassablement toute la journée des perles d'une couleur merveilleuse dont elle ignorait le nom: «Elles sont opalines», dit la mère. Aussitôt l'enfant interrompit son jeu. LE BOLONAIS. Le temps c'est de l'argent, comme vous dites en France. ANICET. L'amour, le seul but de la vie. QUELQU'UN. Tu changes de but comme de chemise. Quelle rage ont-ils tous avec l'art et les buts? JEAN CHIPRE. Le marchand ne possédait plus que des bas dépareillés, l'un jaune, l'autre noir: son épouse alla les jambes nues et comme elles étaient belles, la mode s'en répandit. Mais toutes les autres femmes étaient cagneuses. BLEU. Je ne saurai jamais imiter les cheveux. LE BOLONAIS. La célébrité... BLEU. Chevelure, ô naufrage. La musique s'arrêta. Les applaudissements firent la transition du silence. Quand il fut rétabli, l'équilibre renaquit, comme entre les cristaux d'un kaléidoscope qu'on cesse d'agiter. Les lumières et les ombres se séparèrent et l'air du fumoir fut à nouveau traversé de traînées bleuâtres. L'incohérence des propos prit fin quand Anicet réussit à se faire écouter en interrogeant le Bolonais qui reposait sur la table un verre à peine vidé. «À quoi reconnaît-on la présence de l'art dans une œuvre? demanda-t-il. La plaque de la cheminée, en écho à cette phrase, fut secouée d'un rire convulsif. --À ce qu'on ne trouve pour en parler, répondit le critique, que des expressions toutes faites. --Non, dit Chipre, à ce que l'on éprouve devant l'œuvre la persuasion qu'on aurait pu la réaliser soi-même.» Mais Bleu: «Au trouble des joues sous le fard.» Anicet résuma: «Si je vous comprends bien tous trois, l'œuvre d'art est celle devant qui l'on perd le sens critique. Par suite, la critique est une ineptie ou un sacrilège. --Permettez, cria le Bolonais. --La valeur d'une œuvre, poursuivit Anicet, dépend donc de l'émotion qu'elle provoque. --Qu'est-ce que cela peut bien vous faire? dit Bleu. --Je vous vois venir, interrompit le critique, vous voulez démontrer la relativité de la valeur esthétique. Mais d'abord qu'est-ce que l'émotion? --L'émotion, assura Bleu, c'est l'amour qui ne se connaît pas, quand la femme ouvre ses yeux ou son âme à l'improviste, ou l'instant que la tête se renverse.» Anicet, respectueusement, questionna: «Pour vous, le sentiment du Beau[1] reste le même dans l'art que dans l'amour? --L'art n'est qu'une forme de l'amour: cela paraît évident dans la danse, d'où découlent les arts plastiques, et dans le chant, d'où découlent la musique et les arts littéraires. Je n'ai jamais peint que pour séduire.» Anicet pensa tendrement à Mire. Quelle œuvre créerait-il pour mériter son amour? Il songea sans le vouloir à l'attrait de la robe du faisan, et craignit que le peintre, maître des couleurs, ne gagnât avant lui le prix qu'il enviait. Pour légitimer cette angoisse, le Bolonais dit à Bleu: «On dit. Monsieur et cher Maître, que vous préparez un tableau qui pour ainsi dire couronnera vos travaux passés. Doit-on croire la renommée et ajouter foi à des allégations que pour ma part... --Malgré le style stupide de ta question, frelon, je daignerai répondre. Las de toujours décrire les objets familiers, désireux de m'exprimer de façon définitive, je me suis attaqué à l'objet même de l'art et de l'amour: le corps humain. Depuis un an, je travaille à ma toile. Il s'agit de représenter le corps avec toutes ses attributions. Je ne veux pas comme d'autres faire un homme qui marche ou une baigneuse, je veux peindre le corps humain. Sujet vaste et tragique, document à laisser du passage de l'homme sur la terre. Il faut qu'à la vue de mon œuvre on puisse concevoir toutes les facultés de notre race et simultanément saisir quelle splendeur particulière elle revêt pour moi. Car je m'attèle à ce labeur pour conquérir sans partage Madame Mirabelle. Mon tableau sera pour elle la caresse décisive qui lui apprendra sans nul doute ma supériorité sur l'univers en lui montrant que j'ai su voir comme personne le délicieux mensonge des apparences. Tous les moyens auxquels j'en aurai appelé lui prouveront à crier l'évidence que je suis le maître des jeux de l'amour. Aucun des procédés connus des peintres n'y paraîtra. Pour parvenir à mes fins, j'ai sévèrement répudié tous les charmes faciles, toutes les qualités séductrices que je possédais. J'ai sacrifié le meilleur de moi-même, ce dont j'étais le plus fier, le plus sûr, pour atteindre la pureté. Je me suis astreint à la discipline la plus dure: mais telle sera mon œuvre que Mire ouvrira pour moi seul sa robe de soirée.» Anicet écoutait avec étonnement: ainsi Bleu pensait à l'encontre de Chipre qu'on pouvait sans vœu de pauvreté posséder la pureté[2]. Lui, l'Homme Arrivé, faisait encore figure devant l'Homme Pauvre. Et si l'art naissait de l'amour, ne devait-il pas vivre dans le luxe? «Petit imbécile, tout cela n'est qu'une immense rigolade», dit quelqu'un à l'oreille d'Anicet. Celui-ci se retourna et ne vit personne. Tout le portait à fuir la misère par n'importe quelle voie, jusqu'à l'indolence de l'heure, la haute laine des tapis et le mol abandon des bas fauteuils de cuir. Il se leva pour échapper à l'ambiance et ne devoir sa décision qu'à sa propre conviction. Quand il fut debout, il se trouva face à face avec Jean Chipre. L'Homme Pauvre le regardait avec des yeux semblables à des ampoules électriques. Tout en sa personne rayonnait de la magie étrange de la pauvreté. Déjà il ne paraissait plus vêtu que du misérable complet de tous les jours dont les coudes luisaient comme des soleils. Anicet sentit le mirage de la misère lui monter à la tête d'inquiétante manière. Il comprit subitement que Chipre devenait le protagoniste de la scène. Les objets inanimés semblèrent s'en apercevoir et s'ordonnèrent suivant les règles de la composition autour de cette figure centrale comme si on allait écrire en dessous: Portrait de Monsieur Jean Chipre, poète. Tout se subordonnait à lui et Anicet craignit de succomber à la tentation et de renier les principes qu'il venait d'acquérir. Déjà le cigare de Bleu pâlissait, l'enchantement de sa fumée se dissipait et l'odeur des pommes de terre frites de la concierge de l'immeuble revenait au milieu du parfum du tabac. Anicet redouta que tout le décor de luxe ne s'écroulât autour de lui. Il eut peur de se retrouver dans la fumée froide de la chambre de Jean Chipre et pour échapper au danger il se précipita vers la porte du fumoir et l'ouvrit. Alors il se passa le phénomène qui se produit au théâtre quand un acteur ouvre la porte du fond, sur les salons des fêtes. Les figurants qui faisaient en sourdine le bruit des conversations clamèrent à tue-tête les réparties inscrites au texte: «Vous êtes la plus jolie femme de Paris--Il n'y a de chance que pour les vauriens--L'exactitude est la politesse des rois--Mon mari--Le mantelet de soie cramoisie.» Parmi le bruit des sourires, on entendit la voix des propos galants. Anicet hésita sur le seuil du monde, il avança d'un pas, puis regarda en arrière. Mais il vit Jean Chipre comme un fantôme à la tête oscillante qui le contemplait en ricanant. Il laissa retomber la porte et se trouva dans le salon de réception. À peiné était-il sorti que l'expression niaise s'effaça sur le visage du Bolonais; les yeux du critique lançaient des flammes et le lecteur devina sans peine en lui l'Américain du Café Biard que, par un trait de génie, il assimila sur l'heure au grand détective Nick Carter dont la venue dans cette histoire n'avait pourtant été qu'occasionnellement pressentie. On comprit aussi au vide créé par son absence que le véritable personnage de premier plan de l'aventure précédente était Anicet lui-même. Ce jeune homme, tout pâle de sa résolution subite, écoutait cependant avec angoisse, dans la pièce voisine, debout contre la porte fermée, un rag-time enivrant qu'on jouait chez les gens du monde. [1]En même temps qu'Anicet parlait, le téléphone posé à côté de lui demanda: «Vous avez donc le sentiment du beau, cher Monsieur?» [2]Ici le téléphone se mit à sonner. Anicet décrocha le récepteur avec impatience et continua à penser. CHAPITRE CINQUIÈME LA CARTE DU MONDE Du seuil Anicet regardait les allées et venues des élus de la terre sous la lumière électrique; il ne pouvait se retenir de penser à des mots qui avaient charmé son enfance: «_Des animaux d'une élégance fabuleuse circulaient._» Avant de se mêler aux hommes, il s'appuya contre le battant de la porte et mit de l'ordre dans ses idées. Si tout à coup nous faisons halte, notre existence repasse devant nos yeux et nous regrettons les joies passées. Mais Anicet apportait à cet exercice la froideur résolue qui lui était contemporaine, et ses prunelles ne reflétaient que le désir de systématiser la vie: «Cet idéal où se complurent nos aînés, songeait-il, je l'ai examiné trop attentivement pour n'en pas ressentir la niaiserie, et c'est parce que je suis assuré d'y découvrir la même paille, que je lui ai opposé cette autre conception de l'univers sans vouloir la contrôler au préalable. Il n'y a pas de duperie à consentir à la sottise qui nous guette, si on conserve le soin de l'ignorer. Nous ne substituons sans doute qu'une médiocrité à l'autre, mais qu'importe: celle-ci seule nous est patiente. Voici donc tous les liens rompus avec ce que je traînais derrière moi. Désormais, mon ombre marchera la première. Que le but soit ceci ou cela, je ne m'attacherai qu'au risque couru, et peut-être n'irai-je nulle part. J'ai sacrifié toutes les féeries anciennes pour m'adonner à la conquête de Mirabelle dont je ne connais pas même la figure. Enfin je viens de résister à la séduction romantique de la misère, l'un des serpents les plus redoutables pour la jeunesse, facilement fascinée par ces animaux qu'on jurerait purs tant ils se montrent dépouillés. La voie de la réussite s'ouvre seule devant moi; je répéterai pour en rire la formule avec laquelle un homme d'un autre âge a cru stigmatiser le nôtre: _De mon temps on n arrivait pas._ Je vais, moi, m'efforcer d'arriver. Y parvenir par ces bassesses seules qui ne marquent, ne déforment pas, c'est tout le problème (simple souci d'aisance, propreté physique). Programme: commettre en application de mes principes les actions mêmes qui sont défendues aux autres hommes parce que ces faibles en esprit ne savent pas les ériger en systèmes. Le monde s'offre à moi, le siècle (mais je ne suis qu'un bon apôtre), il faut me confondre à lui, qui seul me donnera le triomphe cherché. Le voici à mes pieds à l'instant que je veux m'y jeter. Comme ses parquets sont inclinés et luisants; étincelants ses lustres, et vertigineux à regarder, et comme à les voir on croirait autant de soleils si l'on ne connaissait pas la lumière extérieure! Pareil au plongeur qui calcule son élan, lève les bras et les balance, mains jointes, je rajuste en bombant la poitrine le gilet de soie grise qui est tout ce qu'on connaît de moi et je m'assure qu'un œillet moral tient bien à ma boutonnière: une, deux, la tête la première, me voici dans le torrent.» Il éprouva un choc sur la nuque, se sentit entraîné par la foule, louvoya entre deux eaux, ouvrit enfin les yeux: la plus désirable de toutes les femmes qui s'intéressent à l'art, la princesse Marina Mérov lui apparut dans sa robe couleur de nuit, peinte de constellations symboliques. Ses épaules étaient nues parce que Marina les savait belles, mais son cou qui n'était pas parfait disparaissait dans un collier ébouriffé de renard bleu. Ses yeux semblaient si profonds qu'on ne s'apercevait pas qu elle était blonde. «Eh bien, poète adamantin, dit-elle, vous faites-vous sauvage qu'on ne vous rencontre plus? Allons, un poème tout de suite.» La princesse Mérov, qui jouissait de quelque autorité dans trois ou quatre salons, grasseyait agréablement. Encore qu'elle l'eût traité d'un ton assez cavalier, Anicet s'assura que si l'éthique des symbolistes exigeait qu'il se dérobât, la complaisance envers cette personne influente ne porterait aucun préjudice à sa dignité de commande, et peut-être inclinerait Marina à vanter ses talents auprès de ces gens mêmes dont il briguait désormais les suffrages. Aussi s'empressa-t-il de satisfaire cette femme de laquelle il pensait précisément qu elle n'était qu'un portrait très ressemblant. Cet effort d'imagination lui ôta les ressources nécessaires au choix d'un poème approprié aux circonstances (un poème d'amour, par exemple) et, comme il en avait parlé récemment avec Chipre, Anicet récita le sixain 31 auquel il n'attachait pas grande importance malgré cette insistance à l'infliger à tout venant. Il mit à le dire un lyrisme involontaire; entendez qu'on eût pu croire à son émotion qu'Anicet le créait à l'instant même. En énonçant le titre, il balbutia, pâlit, puis rougit. Quand la teinte écarlate fut uniforme, elle ne quitta plus le visage du récitant jusqu'au delà du sixième vers. Après le titre, l'auteur hésita un long moment comme s'il ne retrouvait plus le premier mot, partit trop vite, s'embrouilla, prononça le second vers tout d'une haleine et sans y mettre le ton, dit le troisième d'un air niais, s'embarrassa dans le col de chinchilla, marqua un blanc beaucoup trop long avant le dernier distique qu'il débita comme un enfant sa leçon, en scandant les pieds sans poser sa voix sur la dernière syllabe qui demeura comme un doigt levé, de telle aorte qu'on attendit vainement un septième vers et qu'Anicet eut l'air, l'étourdi, d'avoir oublié la fin. Un temps un peu prolongé s'écoula donc entre le dernier son émis et le moment exact où s'établit la certitude que c'était bien là le dernier. Un second, sensiblement aussi pénible, sépara cet instant-là de celui où la princesse effaça l'expression d'attention et de compréhension polies qu'elle, avait soigneusement gardée depuis le premier hm! On vit alors nettement qu elle cessait d'écouter, puis commençait à penser, pensait, et, à un froncement de sourcil, qu'elle cherchait les mots un à un pour traduire ses réflexions, qu'elle trouvait, qu'elle allait parler, qu elle parlait: «Lapidaire, cher ami, disait-elle, lapidaire. Un véritable pendentif. Une émeraude. Mais laissez-moi inventer des défauts à cette perfection, une veine défectueuse, un rien si facile à masquer.» Malgré l'agacement qui le gagnait, Anicet acquiesça, pria même de ne pas se gêner. «Tout d'abord, reprit Marina, le titre, pour délicieux qu'il soit, provient d'une expression triviale et l'image qu'il contient se trouve rendue dans les deux premiers vers sous forme de comparaison. Cette comparaison, d'ailleurs elliptique, n'est pas établie avec une clarté suffisante par suite de la suppression arbitraire de la conjonction _comme._ Pour être complet et compris, vous eussiez dû écrire: j'endosse un habit de gala comme je revêtirais de beaux sentiments. Ou l'inverse, n'est-ce pas? Le second membre du deuxième vers: _Que de chevalerie_ est une fausse naïveté qui n'apporte aucune idée nouvelle, fait pléonasme avec le premier membre, et ne semble, à vrai dire, placée là que pour la rime. Le troisième vers me paraît une vulgarité. Je ne vous chicanerai point sur la façon dont vous faites rimer les octosyllabes avec les décasyllabes, et les décasyllabes avec les octopodes, tout en observant qu'il n'y a là rien de plus neuf que dans la rime entre vers de même acabit. Je me gendarmerai davantage pour le chinchilla du col, peu vraisemblable, appelé par gala et ne survenant qu'au moyen d'un tour de phrase compliqué qui force à compter pour une syllabe la muette terminale de _gloire._ Mes préférences vont à la fin du morceau, qui, par l'heureuse reprise de la rime en _rie_, donne à l'ensemble une petite allure mallarméenne. Toutefois je signalerai dans le cinquième vers une épithète suspecte et dans le sixième l'emploi abusif d'un nom propre, injustifié dans les prémices, qui n'est ni celui d'une femme célèbre, ni celui d'une déesse. Ainsi pour être charmants ces deux derniers vers auraient dû se contenter de dire: Que par galanterie je compare aux bras de ma maîtresse ou de mon amante. Ou encore de la Vierge Marie. Dans l'ensemble vous manifestez vraiment une exquise sensibilité.» Anicet regarda longuement la princesse puis: «Madame, dit-il, un poème qui ne vous plaît pas entièrement n'est pas digne de voir le jour. Ce sixain ne paraîtra jamais, vous l'avez condamné à mort.» L'émotion, le plaisir et la crainte sont de la même couleur. Marina n'en crut pas ses oreilles. Elle se mit à aimer follement ce qu elle venait de tuer, cette chenille sacrée, une parole écrite. Quelle importance le sacrifice d'Anicet donnait à Marina! Elle trouva du génie au jeune homme et tout de suite éprouva la démangeaison de le quitter pour aller chanter ailleurs les mérites d'Anicet. «Il m'adore», pensait-elle, et elle profita pour s'enfuir de la venue d'Ange Miracle, dandy en qui, à son seul accent de sincérité, on a reconnu le premier masque, l'homme à la boule de verre. «Que faites-vous, ami, dit ce dernier, parmi ces mondains bègues et stupides? --Et vous-même? --Je n'y cours plus aucun risque. C'est une vieille histoire un peu longue. J'ai passé par là, voilà tout. Mais vous, prenez garde. --Que les autres prennent garde, ce sera plus sûr. Je viens ici pour réussir. --Réussir ici? Mais vos succès n'y dureront pas vingt-quatre heures, après lesquelles les gens devront consulter leurs carnets de bal pour se rappeler le nom de ce poète si maigre qui n'est pas si drôle que le prestidigitateur H* ou la belle Mélinda. Dans ce monde, seuls les snobs qui s'habillent tous les matins en gens de goût, sont tolérables de temps en temps: encore ne faut-il pas les surprendre au petit lever. Quant aux gens comme il faut, n'en parlons pas: leur psychologie est simple comme bonjour, soumise à ces principes mêmes pour lesquels on a inventé le mot préjugé. On ne les distinguerait pas les uns des autres s'ils n'avaient la précaution d'y aider, comme on fait dans les familles au moyen du nom de baptême, en se pourvoyant chacun d'une seule occupation, d'un seul goût qui ne soit pas celui de tous les autres. Aussi dans leurs réunions ne montrent-ils chacun que ce trait particulier, toujours le même, et c'est là ce qu'on appelle être bien personnel. Cela fait un sujet de conversation par tête et pour permettre à tout le monde de briller à son tour, ils ont inventé la politesse. Celui-ci restera toute sa vie l'homme qui n'en revient pas d'avoir été au diable vert; cet autre, en forme de notaire, n'est au fond qu'une fourchette à huîtres; ce troisième a serré la main à je ne sais plus qui. Le charme de la vie se résume à peu de choses. À côté de la politesse, règlement de police intérieure, les gens du monde ont imaginé une institution de défense contre ceux qui n'en sont pas: c'est le bon ton. Il y a aussi la bienséance et les convenances, qu'on lèse, qu'on blesse, dont on franchit les limites. Enfin, comme tous les sentiments tendent à créer des états d'exception, il est défendu d'aimer, de haïr et, pour régler les rapports des hommes et des femmes, on a inventé la galanterie, sorte de repas pour rire; vous pensez bien qu'une fois dans leurs armoires ces mannequins se déshabillent et font l'amour. Mais ils le font en se dépêchant de peur que cela ne se sache, qu'il n'y ait scandale. Il y a scandale toutes les fois que les convenances ne sont pas respectées; ici le ridicule ne tue personne, mais le scandale assomme. Celui qui a causé un scandale est jeté ignominieusement à la porte du monde. --Mais, dit Anicet, je ne peux pas me passer du scandale. Du moment que je me manifeste, je crée un scandale: si j'étends les bras, si j'éternue, si je pense. C'est une erreur de croire que les hommes inventèrent le complet jaquette le jour qu'ils conçurent l'idée de nudité, car cette idée présuppose celle de vêtement, et celle-ci celles de maladie et de froid. Ce n'est que plus tard qu'on expliqua la coutume de se couvrir de peaux de bêtes et de feuilles sèches au moyen de la morale et de la pudeur publique. Quand l'idée en fut ancrée dans le peuple, l'idée de scandale naquit la première fois qu'un homme ou une femme se montra publiquement, car il ou elle n'en éprouvait pas de honte s'il savait ne pas choquer la vue. Notre nudité mentale révolte aussi les spectateurs et si nous écrivons, nous nous écrivons. La poésie est un scandale comme un autre. --Comment vivrait-elle ici? dit Ange, et tant mieux si elle en meurt.» Comme il mettait sa tête de biais en clignant des yeux ainsi que quelqu'un qui va citer Virgile, une masse le bouscula, sépara les deux interlocuteurs sans songer à s'en excuser, rompit le fil de leurs pensées, obnubila leur attention, et, rapidement, se réduisit là-bas, près du buffet, à un gros homme trop brun, en veston trop clair, le cou pris dans une cravate de dentiste. Ça, c'est invraisemblable: jamais les domestiques n'auraient laissé entrer un personnage pareillement accoutré dans un salon de réception. «Comprenez, expliqua Miracle, que ce bonhomme est vêtu comme vous et moi; mais sa vulgarité est telle que même dans ses habits du soir il reste pour nous en veston par simple artifice poétique et qu'il vous paraît incroyable dans ce monde-ci malgré les efforts qu'il fait pour lui appartenir. Puisque vous désirez le savoir, il s'appelle, vous l'aviez deviné, Pedro Gonzalès; archimillionnaire, il pourrait bien être Mexicain, ne connaît guère de porte qui lui résiste ni de main qui se refuse à lui, encore qu'on ignore son origine et qu'on se doute un peu trop de sa destinée. D'ailleurs si cette société qui se croit tout l'univers ne se composait que de Gonzalès incapables de dépouiller le veston, elle vaudrait mille fois encore la réalité. Sous tous les déguisements possibles, ces pantins restent le plus souvent dans un costume moins désinvolte et plus répugnant: il leur est défendu de quitter l'habit de sottise et de laideur qui leur colle à la peau comme une tunique empoisonnée.» Miracle se laissa emporter par l'éloquence et bientôt Anicet le perdit de vue. Il se trouva dans une assemblée de messieurs mûrs et de dames entre deux âges qui ne se préoccupaient que de parler: «Moi, on dira ce qu'on voudra, mais c'est. --Oh! comment pouvez-vous dire? --On n'avait jamais vu ça. En quel temps vivons-nous! Si moi j'avais, ah bien! --Heu, comme ci, comme ça. Ça va et ça vient. J'ai une mauvaise circulation. --Il n'y a plus moyen de circuler dans Paris. --Oui, croyez-vous? à quoi pense le gouvernement? --Je voudrais bien vous voir à leur place. --Les domestiques ne tiennent plus en place. Ma femme de chambre m'a dit: --C'est la révolution, la fin du monde. --Quel monde on reçoit chez Madame Six! c'est un peu mêlé, ne trouvez-vous pas? --J'ai mis deux sous à saint Antoine de Padoue et je n'ai pas retrouvé mon Aberdeen. --La superstition. --Je ne crois à rien de tout ça, mais j'ai un ami qui tire les cartes et qui m'a dit des choses impressionnantes. --Il y a eu échange de cartes entre Monsieur Bahut, le petit blond, et Wertheimer, le journaliste. --Racontez-nous ça. --Du reste je m'en lave les mains. Il arrivera ce qui pourra. Je l'ai prévenue. --Si c'était tous les jours, je ne dis pas. Ce n'est plus pareil, mais une fois par hasard. --Avouez que c'est pour rien. --Monsieur de Poutre, le père, que j'ai beaucoup connu, était tout à fait de votre avis. Il avait épousé une fille Janina, vous savez, Janina les banquiers? ceux qui ont été compromis dans le krach de l'Union. Ces gens-là avaient un pied partout. Ainsi, Mme Janina, Eugène Janina, était une demoiselle de Conteau de Léry, des Conteau de Léry qui ont organisé pendant dix ans les fêtes des Tuileries. Ils avaient ajouté le nom de Léry au leur à la mort du vieux Biaise de Léry qui a eu une vie très mouvementée et a, dit-on, été l'amant de cette petite actrice... Thérèse voyons... enfin son nom m'échappe, qui a plus tard été épousée par le baron Brizot, le député, dont le petit-fils est justement notre vieil ami Damour. Et ces jours-ci comme je rencontrais le petit Poutre, le plus jeûné, celui qui a dix-huit ans, chez les... mais le nom ne fait rien à l'affaire, et que je lui rappelais tout ce passé, qui, hélas! ne nous rajeunit pas, il m'apprit le mariage de sa cousine Poutre, la fille d'Antoine, avec un Brizot d'Amérique, un de ceux qui par leurs spéculations hardies faillirent compromettre la dernière élection du vieux baron. Ce jeune homme m'a raconté que les Janina n ont plus de quoi vivre et que leur fille, croyez-vous, joue dans des orchestres. --Étiez-vous l'autre soir au dîner chez le marquis della Robbia? On dit, mais que ne dit-on pas? --Plus j'y pense. --À proprement parler. --Le vrai du vrai, on ne le saura jamais. Mais ce qui est sûr. --Ces gens-là ne sont rien, moins que rien. Je ne comprends même pas comment on peut s'abaisser à les regarder. --Dette de jeu, dette d'honneur. --On ne transige pas avec les principes. --Comme on dit. --Il faut être abandonné de Dieu et des hommes pour. --Combien? --Peut-être. --Plus... plus... --Ce... ANICET (_il pense_). Oh, Mirabelle, Mirabelle, Mirabelle.» Puis Anicet cessa de penser à Mirabelle et la désira. Un rire métallique, strident, prolongé, retentit derrière lui et le jeune homme en se retournant aperçut Mire au milieu d'un cercle d'admirateurs. L'excès de son trouble empêcha Anicet de voir Pedro Gonzalès qui s'empressait auprès de l'apparition. C'était bien Mirabelle: comment s'y serait-il trompé? «Qui est cette femme? demanda-t-il à son voisin. --Mais c'est Mme de B*. Vous ne la connaissez pas? Je parlais justement des Conteau de Léry. Eh bien, ils se trouvent légèrement apparentés par les femmes avec les de Monthérault. Exactement comment, je ne pourrais pas vous le dire. Un de Monthérault, Guy, je crois, s'est tué il y a trois ou quatre ans, il n'y a là aucun mystère, à cause de cette charmante de B* qui est bien la tigresse la plus intraitable de tout Paris. Les armoiries de la famille de B* méritent une mention spéciale. Voici.» Anicet n'en revenait pas. Ainsi la mystérieuse beauté qu'il servait s'appelait Madame de B*. Ainsi elle appartenait au monde, elle avait une maison, des domestiques, une automobile, son nom était dans l'annuaire des téléphones, elle vivait comme toutes les femmes et plutôt que d'attendre quelle se manifestât, on pouvait lui rendre visite à son jour, à l'heure du thé. Sa divinité tombait-elle ou naissait-elle à une existence insoupçonnée et pathétique? Anicet[1] ne savait plus où il était, ni ce qui faisait autour de lui cette atmosphère lumineuse et musicale. Il perdait pied. Dans le petit salon voisin Mirabelle parlait très fort avec de jolis rires secs. Était-ce pour cette femme qu'il avait renié son passé, rompu tout lien avec les siens, renoncé à la vie facile? qu'il s'était mis en marge de la société? Pour elle ou à cause d'elle? Il saisit subitement que Mire n'était apparue cette fois encore que parce que l'intensité de son désir l'avait appelée à la vie. Mais elle s'était faite telle qu'elle pouvait se montrer dans ce décor et c'était autour de son idéal, il n'y a pas d'autre mot, qu'Anicet voyait la foule des invités se presser maintenant. À cet instant il eut la notion nette que dans toutes conditions d'existence, dans tout milieu qu'il fût, il saurait évoquer la beauté qu'il désirait. Exaltante constatation. Maintenant il pouvait, confiant en soi-même, dévisager les gens de l'entourage. Pour les dominer il est inutile de se soumettre à leur mesure, et pas plus qu'à l'esclavage de la pauvreté, il n'est besoin de se plier aux exigences du monde. Il sentit sa vie traverser les salons et déborder dans l'univers, il comprit qu elle dépassait ce cadre mesquin et le contenait; mais avant de le quitter, il voulut voir enfin le visage inconnu de Mirabelle. Il franchit les parquets luisants et vides comme des océans, gagna le seuil de la pièce où la voix de Mire s'attachait précieusement à n'être que frivole. L'émulation des galants admirateurs l'empêcha d'avancer davantage: au-dessous de la masse sombre des hommes en smokings, l'Homme-en-veston-clair pareil au dragon des contes se dressait, gardien, aux côtés de la forme confusément aperçue de l'objet de tant de zèle. Malgré tous ses efforts Anicet ne parvint pas à briser la barrière des snobs: leurs noirs ébats lui cachèrent irrémédiablement le visage de la beauté. Petit symbole pour esprits simples. Et poussé par une force inconsciente, le jeune homme dont les narines semblaient aspirer à l'air libre du dehors se fraya un chemin vers la sortie. Sur le trottoir il fut ébloui par l'aveuglante clarté des réverbères. Un mendiant lui demanda du feu. «Je vous remercie, dit Anicet distraitement, je ne fume pas.» [1]Pathétique. CHAPITRE SIXIÈME MOUVEMENTS Baptiste Ajamais pouvait longtemps passer pour celui de qui l'on pense: «Cette tête ne m'est pas inconnue». Les piétons du boulevard Saint-Michel qui le voyaient quotidiennement descendre vers les midi avec un livre ou un ami ne l'eussent jamais imaginé membre d'une société secrète. Cependant l'acier de son regard, sa lèvre hautaine, contribuaient à le trahir personnage plus complexe que ne le décelait une allure paisible et certaine gaucherie des mains, assez paysannes pour ne pas trop déplaire aux filles. Une fois qu'on apercevait en lui un autre homme que ce passant incolore, on était pendant un certain temps, arrêté par sa mimique: une moue, le clignement prolongé des paupières; dans l'attention, le rapprochement des poings serrés; un certain sourire errant dans lequel les dents inférieures mordaient les autres; un rire assez convulsif bien plus aigu que sa voix, d'ordinaire grave avec de brusques cassures; une intonation pour le mot _crétin_, une autre pour l'expression _cher ami_; une façon de se frotter les mains, et diverses emphases imprévues. On pouvait encore commettre l'erreur de prendre Baptiste pour le héros amoureux d'une grande dame que Ponson du Terrail appelle immanquablement Raoul. Pour peu que l'on vécût avec lui, cette illusion tombait de soi-même quand on savait le respect dans lequel il tenait l'amour et la place que cette passion occupait dans sa vie. Anicet, voulant peindre son nouvel ami, avait composé un mauvais sonnet qu'il déchira mais dont il conserva le titre et le premier vers: MONSIEUR BAPTISTE, HAUTE ÉCOLE. _Pour une dame qu'on attend sans y trop croire..._ Le modèle trouvait son portrait ressemblant. Il fallait bien qu'il fût né au bout d'un grand fleuve, dans quelque port de l'Océan pour que ses yeux prissent cet éclat gris et que sa voix acquît certaine sonorité de coquillage quand il disait: _la mer._ Quelque part, dans son enfance, sommeillaient des docks bas par un soir pesant d'été, et, sur l'eau sans rides des bassins, les voiliers qui ne partiront pas avant le lever de la brise. Image des rues qui montent lentement en plein soleil dans la banlieue, entre les petites maisons des marins à la retraite qui entretiennent comme un pont de navire un minuscule jardin de quatre plantes exotiques. Mais quand le hasard le ramena dans son pays natal à cet âge pour lequel les femmes ont la beauté des terres promises, Baptiste n'y chercha plus que le reflet de Paris, l'élégance des promeneuses, le tumultueux émoi de la sortie de l'école Pigier. La vie empruntait la teinte un peu mouillée du linge propre et très doucement Baptiste se plaisait à perdre des heures précieuses dans la fraîcheur des squares. Pour le soir il avait la magie lumineuse des cinémas dans les quartiers populeux, parmi les filles au collier de velours et les matelots, tendres comme ceux qui sont de passage, et le regard déjà lointain. Parfois une lettre venait rattacher Baptiste à quelques-uns des hommes qui avaient alors cinquante ans. Il les croyait capables de lui révéler l'univers, quand ils ne l'étaient que de lui enseigner l'histoire. Il ignorait porter en soi un monde caché mais plus riche que leurs imaginations. Nul ne lui avait dit, en le voyant parcourir Nantes en juillet 1916, comme un avare avec son ombre, quel effroi stupide saisissait les enfants des faubourgs quand il passait près d'eux comme un automate. Pour se donner des raisons d'être il composait des vers galants et s'émerveillait d'introduire en poésie le mot _chignon._ C'est alors qu'il rencontra Harry James, l'homme moderne de qui les héros de romans populaires, de livraisons américaines et de films d'aventures ne représentent que de fragmentaires reflets. Qui pourrait dire ce qui se passa entre ces deux hommes? Mystère! Mais quand, quelques mois plus tard, Baptiste Ajamais revint à Paris, pareil à celui qui s'est regardé dans un miroir et qui maintenant se reconnaîtrait s'il se rencontrait dans la rue, on put constater en lui un changement profond, la marque des grandes résolutions et certain air qui aurait dû donner à penser à bien des gens. Au vrai, Harry James lui avait fait entrevoir Mirabelle et il en était devenu théoriquement amoureux. Ce même attachement à une beauté si difficile réunit vers ce temps-là Baptiste et Anicet. Il ne fut pas la cause, mais l'occasion de leur amitié. Il ne leur vint pas à l'idée d'appeler rivalité ce qui les rapprochait: le mot émulation s'offrit sans que ni l'un ni l'autre des nouveaux amis songeât à le discuter. Ainsi leurs relations débutaient par où les amitiés courantes se terminent et par ce qui devait être plus tard la mort de la leur. Ils se sentaient voisins par les cent détails qui distinguent une génération des précédentes. Leurs mœurs, leurs sensibilités, leurs goûts étaient contemporains. Leurs aînés vivaient dans les cafés et demandaient à des philtres divers l'embellissement de leurs jours. Eux, ne se plaisaient que dans la rue et si, par hasard, ils s'arrêtaient à des terrasses, ils n'y buvaient que de la grenadine pour la belle couleur de cette boisson. Comme ils trouvaient, par les boulevards, le plein air à Paris même, ils n'éprouvaient aucun besoin d'aller à la campagne. Très naturellement, parce qu'ils vivaient dehors, ils étaient à la merci des saisons. Le temps qu'il faisait agissait puissamment sur eux. Dans presque tous leurs écrits on pouvait trouver le nom du mois qu'ils les avaient élaborés. Par un miracle assez singulier, si je veux me le représenter, je ne puis imaginer Baptiste qu'en été, soit de si bon matin que les boulangers ne sont point ouverts et qu'il faut marcher dans les rues de conserve avec sa faim, soit à l'instant calme de cinq heures, quand les rigueurs fléchissent et que l'air semble fait de sable à sécher les plumes. Dans l'avenue de l'Observatoire il y a un banc comme tous les autres, mais qui sait bien s'offrir quand on a couru tout l'après-midi malgré la chaleur, droit devant soi, sans but, avec l'apparence d'un homme pressé qui n'ignore pas où il va. Baptiste n'existe qu'en plein soleil. Rien n'est plus frais en été que les salles des cinémas les après-midi de semaine, et les deux amis s'étaient réfugiés dans l'asile d'ombre de l'Électric-Palace. Sans se préoccuper des voisins, ils parlaient à voix haute et mêlaient à leurs discours des jugements sur les films. Ainsi vous regardez passer la vie, vous y intéressez votre sensibilité, vous vous en détournez pour explorer votre esprit et vous reportez de nouveau les yeux sur les spectacles quotidiens. «Ce qui fait le théâtre aussi mort pour nous, disait Anicet, c'est sans doute que sa matière unique est la morale, règle de toute action: notre époque ne peut guère s'intéresser à la morale. Au cinéma, la vitesse apparaît dans la vie, et Pearl White n'agit pas pour obéir à sa conscience, mais par sport, par hygiène: elle agit pour agir. Somme toute, l'héroïne de cette aventure n'a aucun besoin de la poursuivre au milieu de tant de dangers. Elle ne sait pas trop au juste lequel des partis en présence a le bon droit pour lui. Cela ne l'empêche pas de se lancer à corps perdu dans la mêlée. Le traître a volé le diamant pour la centième fois. Pearl lui arrache le joyau sous la menace d'un revolver. Elle monte en cab. La voiture était truquée. On jette Pearl dans un souterrain. Pendant ce temps le voleur volé cherche à pénétrer chez elle; surpris par le journaliste, il se sauve sur les toits; le publiciste le poursuit, le perd et rencontre fortuitement dans le quartier chinois le borgne qui a joué un rôle louche au cours des incidents antérieurs. À sa suite, il arrive au souterrain où Pearl languit, il va la délivrer: mais, suivi à son tour par le malfaiteur qui vient de lui échapper, il met involontairement celui-ci sur la bonne piste, et quand, après avoir fait sauter l'immeuble avec un explosif récemment inventé, il retrouve la belle évanouie, elle est ligotée et délestée du diamant par le diligent adversaire. Il n'y a eu de place ici que pour les gestes. L'action ne nous a passionnés qu'à titre de tour de force. Qui aurait songé à la discuter? on n'en avait pas le temps. Voilà bien le spectacle qui convient à ce siècle.» Cette rhétorique devait profondément déplaire à Baptiste. «Assez, dit-il, c'est toujours la même chose; tu comprends que je sais ce que ça vaut. Je vois où tu veux en venir. C'est même étonnant comme je le vois. Un de ces jours je vais me fâcher. Tu parles, tu n'agis jamais: dans la rue tu lis toutes les affiches, tu pousses des cris devant toutes les enseignes, tu fais du lyrisme, et de quel lyrisme! faux, facile, conventionnel; tu t'exaltes, tu te fatigues, ça ne va jamais plus loin. Je commence tout de même à te connaître, je saisis assez exactement ce que tu viens demander au cinéma. Tu y cherches les éléments de ce lyrisme de hasard, le spectacle d'une action intense que tu te donnes l'illusion d'accomplir; sous le prétexte de satisfaire ton besoin moderne d'agir, tu le rassasies passivement en te mettant à la plus funeste école d'inaction qui soit au monde: l'écran devant lequel, tous les jours, pour une somme infime, les jeunes gens de ce temps-ci viennent user leur énergie à regarder vivre les autres. Qu'on ne me parle plus du cinéma: nous n'avons rien à y prendre, l'impureté y règne et le jour où des gens de bonne volonté y introduiront des moyens artistiques, les rares attraits qu'il a pour nous disparaîtront. Le mal que cette mécanique te fait, en t'otant le goût de la vie, n'est balancé par rien. Assez. --Par exemple, dit Anicet très vexé, je ne vois pas ce qui justifie cette explosion. Je ne te connais pas le droit de me croire incapable d'agir. --Veux-tu me dire quelle action tu poursuis? Tu te laisses vivre. Tu es d'une docilité à faire peur. Vois Harry James: il ne peut rester trois jours avec moi sans que nous nous querellions. C'est la marque des esprits vigoureux que de se heurter sans cesse. Le tien, sitôt qu'on lui ouvre une piste, l'adopte, s'y précipite, s'y complaît. Tu ne te rebelles jamais contre les impulsions qu'on te donne. Ce qui décide de l'admiration en Harry James, c'est qu'on ne sait pas trop s'il ne se tuera pas le lendemain, sans raison, ou s'il ne commettra pas un beau crime; on reconnaît en lui une force indisciplinée, le véritable homme moderne, qu'on ne saurait réduire à n'être qu'un spectateur. Rien ne l'apparie à l'artiste, au spéculateur: avant toute chose, il vit. Il recherche ardemment les plus violents plaisirs et plie tout à sa fantaisie. Loin d'accorder les circonstances avec un système poétique, il domine les contingences et agit avec une intensité telle, une rapidité telle, qu'il semble ne pas réfléchir et n'obéir à aucun plan. Un public le prendrait pour une marionnette. Ainsi, par un jeu bizarre, il semble à la merci de ce qui l'entoure, précisément pour la raison qu'il lui échappe, se dégage des lois communes de l'action, ne subit l'influence d'aucune réalité extérieure et visible, ne laisse à personne le temps de voir les motifs réels et tout intérieurs de ses gestes et de ses paroles. On ne peut se défendre en face de lui d'une continuelle inquiétude. Mais avec toi on est bien tranquille: tu es celui qui ne se tuera jamais. Le moindre de tes mouvements est précédé de son explication psychologique. On attendrait longtemps une surprise de ta part.» Ici, Anicet voulut protester. «Veux-tu me dire, reprit Baptiste, ce que tu fais pour conquérir Mirabelle? ce que tu projettes pour empêcher Bleu de la mériter avant toi? Veux-tu me dire? mais c'est inutile. --À la fin, répondit Anicet, que sais-tu si je n'ai pas quelque idée en tête? T'en avertirais-je d'avance?» Anicet se sentait mentir: il n'avait rien en vue, mais éprouvait fortement l'humiliation que lui infligeait ce parallèle avec Harry James. Il comprit qu'il ne ferait que suivre encore une fois la direction donnée, qu'il était sous l'influence de Baptiste. Encore qu'il fît preuve de lucidité, il céda à la honte de l'inaction, et, volontairement, consentit à n'être qu'un instrument. Quelle puissance avait donc sur lui cet être autoritaire? Dans l'ombre, on devinait la fascination du regard et le froncement des sourcils. Il n'y avait pas à s'en dédire: Baptiste subjuguait Anicet, et à quelle fin? Tout à coup, sur l'écran où passaient les nouveautés de la semaine, on lut: /$ _PARIS_: UN GRAND MARIAGE. $/ La toile se peignit à l'image de Saint-Philippe-du-Roule. Le cortège nuptial fit mine de sortir de l'église. D'un bond, les spectateurs furent portés devant les nouveaux époux. Dans l'encadrement noir de la porte, on les vit jusqu'à mi-jambes. Anicet reconnut avec stupeur Mirabelle au bras de Pedro Gonzalès. Celui-ci saluait à droite et à gauche, bombait avantageusement la poitrine, et jetait de négligents coups d'œil à l'opérateur du cinéma. Anicet ne songeait guère à lui: il fixait désespérément Mirabelle, droite, le regard perdu, immobile et impénétrable. Il n'aurait sans doute vu quelle; mais Baptiste, davantage maître de soi-même, lui signala d'une voix blanche la présence au premier plan de la princesse Mérov. Marina, vêtue de noir, tâchait d'exprimer par son maintien les complexes sentiments des héroïnes romanesques au mariage de l'homme aimé. Derrière elle le Bolonais, critique d'art et, au su de tout Paris, amant de la princesse, gardait l'attitude correcte et tendre qu'il croyait d'occasion. L'orchestre qui s'était jusqu'alors contenté d'un thème montmartrois attaqua sans ménagements la Marche nuptiale de Mendelssohn. Brusquement, Anicet comprit le sens de la scène à laquelle il assistait. Ainsi il avait tout sacrifié, le monde, sa mère, sa maîtresse et plus encore: sa tranquillité, pour que Mirabelle lui échappât avec le premier butor un peu milliardaire qu elle avait trouvé sur son chemin. Ne plus avoir de but dans la vie, savoir qu'aucun espoir n'est permis, aucune erreur possible, et, quand on regarde derrière soi, n'apercevoir plus que les ruines fumantes d'un passé que l'on saccagea soi-même: est-il une situation plus terrible pour un garçon de vingt ans qui s'était choisi une route, un amour? Le triomphe de l'un des sept masques l'eût mille fois moins affligé: il eût pu combattre le vainqueur, rivaliser de séduction avec lui, et cette lutte même eût constitué un intérêt nouveau. Mais avec Pedro Gonzalès il était parfaitement inutile d'engager la bataille. La marche de Mendelssohn sembla taper à coups de marteau réguliers sur le crâne d'Anicet et voici que l'aventure stupéfiante arriva: Mirabelle tourna la tête, regarda Anicet longuement, sans baisser les yeux et sourit. Ce sourire résuma toute la pitié du monde, la faiblesse des femmes et des mâles, la tristesse de la pauvreté et la résignation, quelle résignation! Les lèvres dessinèrent autour d'un soleil un arc un peu tombant, plus troublant que la moue même du baiser. Comment renoncer à une si tentante beauté? «La belle occasion d'agir!» murmura une voix à son oreille. Anicet tressaillit de se connaître esclave d'une volonté étrangère. Puis il pensa exactement: «Tout ceci n'a duré que le temps d'un éclair.» Sur l'écran, quelqu'un à qui l'on n'avait tout d'abord pas pris garde, semblait suivre avec passion le mouvement des lèvres de Mire. C'était un personnage de premier plan, aperçu sur le perron de l'église, de telle sorte qu'on n'en voyait que la tête et les épaules. Soudain il se retourna, car il avait pris pour lui le sourire de Mirabelle. Anicet reconnut Omme, plus pâle que le linge sur lequel se peignait son visage. «Il te ressemble», dit Baptiste. Anicet comprit mieux, à le voir sur la face d'un autre, le drame qui se jouait en lui et que, sans doute, ses propres traits devaient trahir. Un instant il s'identifia avec le personnage consterné qui regardait vers lui de la toile, et il ne sut plus se trouver devant un écran ou devant un miroir. Cette image créa en lui une confusion indicible, un trouble singulier à l'idée qu'une glace lui présentait comme son reflet le fantôme d'autrui. Il eut envie d'appeler Omme: _Ma douleur_, à l'instant précis que l'on put voir rouler, lourdes et lentes, des larmes sur les joues du Physicien. «Tu pleures», affirma Baptiste. Anicet voulut protester: «Ce n'est pas moi, c'est lui!» Mais il sentit rouler, lentes et lourdes sur ses joues, des larmes qui se ramassèrent quelque part au bord de sa mâchoire, hésitèrent, et firent un plongeon dans la nuit. Omme et Anicet se regardaient fixement dans l'âme, et celui-ci ne savait plus si celui-là n'était pas lui-même qui agissait sous quelque charme magique. Sa personnalité se dissolvait avec un bruit étrange d'orchestre à dix exécutants. Omme, malgré son émoi, demeurait plus ferme et semblait ignorer Anicet. Ce fut lui qui rompit l'illusion en descendant les marches de l'église. Il franchit la grille et tourna dans la ruelle qui longe Saint-Philippe sur le flanc droit. La douleur mord aussi bien les hommes de science que les autres. Mais ceux-là y sont moins préparés, car la douleur est un cas particulier et ils n'ont accoutumé d'envisager que les cas généraux. Omme cherchait sans grand succès à porter quelque méthode dans l'analyse de ses sentiments. Un premier point lui parut assuré: il subissait un ensemble de sensations pénibles. Il chercha à les localiser, et les énuméra ainsi: un tremblement involontaire des lèvres, une certaine oppression respiratoire, une sorte d'étranglement vers la taille. Il lui vint à l'idée d'assimiler ces sensations à d'autres, antérieures et analogues, mais non pénibles. Il ne leur trouva d'équivalents que dans le désir. Aussi bien, la même image n'avait-elle pas créé en lui ces deux mouvements, désir et désespoir? Parvenu devant ce café Biard où nous avons vu Anicet brûler une lettre, Omme y entra et s'assit à une table. Pour guérir Omme de sa tristesse, deux solutions s'offraient: oublier Mire ou l'enlever. Les hommes qui ont vécu dans les laboratoires n'imaginent guère que les partis extrêmes. Tout d'abord Omme s'efforça d'oublier la traîtresse. Il s'attaqua à son portrait et tenta le défigurer: il grossit les imperfections du corps et du visage, inventa des tics dont il dota les traits, appela le ridicule à son aide. Peine perdue: à mesure qu'il pourvoyait Mirabelle de défauts, Omme l'aimait davantage pour ces défauts mêmes. Il voulut alors supplanter un sentiment violent par son contraire, transformer sa passion pour Mire en une haine contre son nouvel époux. Mais il ne parvenait point à se représenter Pedro Gonzalès sans voir à ses côtés se dresser l'énigmatique mariée qui bientôt accaparait son attention et ravivait sa douleur. Il essaya de mille façons de reporter sa tendresse sur quelque objet voisin de Mire, rien ne réussit: toujours l'image de Mirabelle, droite, muette, sur le perron de Saint-Philippe regardait Omme, et, lentement, lui souriait. Quel pouvoir sur soi-même Omme eût-il pu garder? Il ne parvenait pas à fixer son esprit, il s'échappait: le monde intérieur lui apparaissait aussi tremblant et brouillé que le semble l'extérieur à qui le regarde à travers un voile de larmes. Avec naïveté Omme soupira: allons, il n'y avait donc qu'à enlever Mirabelle. Mais comment? À cet instant, un génie tourbillonnant prit en pitié le physicien, s'abattit du ciel et posa ses deux mains sur le marbre de la table: «Monsieur désire?» _Mirabelle_, allait répondre Omme, mais il leva les yeux et reconnut Pol qui attendait une commande de consommation. Pol, depuis qu'il était l'amant de Traînée, passait au café où elle travaillait le peu de temps libre que lui laissait son métier d'acteur. Cela lui permettait de surveiller Traînée; de s'en donner l'air; de jouer au jaloux, au tyran; de la pincer très fort quand tout le monde le regardait; enfin, de satisfaire le besoin de pitié qui dort dans le cœur de tout homme, en aidant Traînée à servir, encore que cette fille robuste ne parût guère accablée par l'ouvrage: «Pol, dit Omme, aimez-vous toujours Mirabelle?» Pol s'agita d'inquiétude et jeta cinq ou six coups d'œil à sa maîtresse pour voir si elle n'entendait pas. Mais comme elle frottait énergiquement le zinc et chantait une romance triste sur un ton gai, il se rassura, ouvrit la bouche, attendit un instant et prononça: «Peut-être.» Omme lui raconta le spectacle auquel il venait d'assister. La surprise fit perdre toute prudence à Pol, qui s'écria d'une voix aiguë: «Mirabelle mariée!» Ce hurlement coupa tout net la chanson de Traînée. Cette fille, justement indignée, bondit, sans daigner prêter attention à la pile d'assiettes qu elle renversait au passage, et prit à deux mains la tête de Pol qu elle secoua à bras tendus jusqu'à ce que les yeux du patient se missent à rouler dans leurs orbites: «Malheureuse, gémissait-elle, à qui t'es-tu donnée? Voilà, voilà le fruit de ta complaisance coupable. Il pense toujours à cette Mirabelle, malgré ses serments. Je sais bien que j'ai offensé la majesté divine par ma faiblesse et ma lascivité, mais ai-je commis un si grand crime pour être si terriblement punie? Lâche, tu profites de l'infériorité de mon sexe pour me faire souffrir mille morts: va, si je descends au tombeau, tu pourras dire que c'est toi qui m'y auras mise.» Pol commençait à voir toutes choses tourner avec une rapidité hallucinante. Son nœud papillon était tombé à terre, et le sang avait fui son visage. On n'aurait pu dire lequel l'emportait dans le cœur de Pol, du désespoir où la mauvaise nouvelle l'avait plongé, de la crainte des coups ou du regret d'avoir affligé Traînée. Il hoqueta: «Je n'y suis pour rien, Mirabelle m'est égale, c'est Omme l'amoureux, moi, je n'aime pas, je n'aime pas qu'on me fasse mal.» Il y eut sur son visage une telle expression de douleur que Traînée pensa l'avoir étranglé. Elle le lâcha; il tomba assis sur le sol, le regard vague. «Mon Dieu, je l'ai tué!» s'exclama Traînée, et déjà, en signe de deuil, elle commençait à briser la vaisselle, quand le patron du café, ce colosse un peu chauve, Boulard, je crois, se précipita pour sauver son matériel, gifla Traînée, releva Pol d'un coup de pied, ramassa deux petites cuillers, et, se tournant vers Omme, prit la parole en ces termes: «Si je comprends bien la situation, Monsieur, une dame à laquelle vous attachez quelque prix vient de se marier sans votre consentement. Puisque la douceur de vos regards n'a pas su l'en dissuader, il vous faut maintenant, la mort dans l'âme, la ramener par la force à de meilleurs sentiments à votre égard. Seulement vous n'avez guère l'habitude de ce genre d'opérations. Voulez-vous vous fier à moi? J'aurais un petit marché à vous proposer. --Parlez, dit Omme, qui que vous soyez, envoyé du ciel ou de l'enfer. Je ne puis plus refuser une aide, d'où qu elle vienne.» Alors Boulard fit signe à deux hommes accoudés au comptoir. Ils vinrent s'asseoir à la table d'Omme, et tous les quatre se mirent à parler à voix basse, les têtes rapprochées, avec tant de mystère que Traînée, se sentant complice, crut bon de prendre un air détaché pour donner le change et reprit sa romance à l'endroit précis qu'elle l'avait interrompue. Pol s'arrogea, sans qu'on l'en eût prié, le rôle important de guetteur, et, de peur que quelqu'un surprît la conférence, surveilla fébrilement les alentours du café. Tout d'un coup, il sursauta et fit signe aux conspirateurs de se taire. Un couple s'avançait en effet dans la ruelle. C'étaient la princesse Mérov et le Bolonais, bras dessus bras dessous, comme des amoureux de campagne; Marina conservait l'air outragé qu elle avait adopté pour assister au mariage: «Enfin, chère amie, disait le Bolonais, je conçois que vous vous dépitiez de voir l'un de vos soupirants, auquel, si j'ai bien compris, vous ne refusiez pas toute espérance, quitter si rapidement vos chaînes pour en accepter d'autres, il est vrai, légitimes. Mais convenez qu'il me faut de la bonne grâce pour ne point m'offenser du deuil que vous en affichez. --Tenez, Nicolas, vous parlez le français comme un étranger, votre vocabulaire ignore les mots rares et vos phrases sentent l'allemand, s'embarrassent d'euphémismes, et atteignent à des longueurs qui ne sont point décentes dans la conversation. Vous ne vous faites aucune illusion, j'espère, sur la nature des relations qui m'ont valu de Pedro Gonzalès ce collier de perles que Paris m'envie. Quant au charme de ce galant homme, c'est celui que donnent toujours quatre cent mille livres de rentes, et vous devriez rougir de forcer une femme à s'en expliquer. Mais enfin, ce qui me met l'âme en navrance... --Pardon. --Vous comprenez moins bien encore le français que vous ne le parlez. Je disais donc que ce qui me chagrine, c'est de me voir préférer cette insignifiante de B* incapable de tenir un rang digne de sa fortune. Ne se compromet-elle pas, dit-on, dans des hôtels de dernier ordre avec ce petit Anicet, vous savez, cet enfant qui fait des vers diaprés? Elle a dû courir après lui, car, de notoriété publique, il ne vivait que pour moi (qui l'ai toujours tenu à l'écart), et a suffisamment d'esprit, malgré son jeune âge, pour ne pas s'entêter d'une personne aussi peu cérébrale. Elle n'a seulement jamais lu Verlaine.» Le Bolonais parut soudain beaucoup plus intéressé: «Racontez-moi donc, Rina mia, ce que vous connaissez de cette aventure. Je suis friand de ces histoires, tout à fait extraordinaires pour nous autres, Américains vertueux. Vous dites que Monsieur Anicet...» Tout en parlant, ils étaient parvenus dans la rue de la Baume. Marina fit halte devant un petit hôtel: «Voilà, s'écria-t-elle, le lieu dans lequel ma rivale croit désormais pouvoir impunément couler des jours heureux avec celui quelle m'a ravi par je ne sais quels artifices. Mais, dussent les pierres de ces murs le lui redire, je fais serment devant elles de reprendre mon Pedro auquel les yeux atones de cette niaise ne feront pas oublier longtemps mes nitides regards.» Les murs n'entendirent plus parler de la revanche de Marina jusqu'au dimanche suivant, à l'heure des vêpres. Quand les cloches du Roule sonnèrent l'office, le chauffeur se présenta devant Pedro Gonzalès, et lui annonça que la voiture, endommagée, ne pourrait marcher de l'après-midi. Puis il descendit retrouver les trois domestiques qui n'étaient pas de sortie ce jour-là, échangea avec eux quelques mots à voix basse, et regarda par la fenêtre ce qui se passait dans la rue. Deux hommes faisaient les cent pas sur le trottoir, ils levèrent la tête et firent un signe d'intelligence au chauffeur. Juste en face de l'hôtel Gonzalès, une femme, grande, les traits cachés par une épaisse voilette, semblait attendre quelqu'un. Les deux promeneurs cherchaient à la dévisager et s'irritaient entre eux de cette présence intempestive. Un petit télégraphiste parut, marcha droit à l'hôtel Gonzalès, sonna, attendit et disparut dans la maison. Il était à peine ressorti, que Pedro Gonzalès surgit sur le seuil, un télégramme à la main, l'air contrarié et s'avança jusqu'au milieu de la chaussée comme pour chercher un taxi. Un des deux guetteurs s'apprêta à lui emboîter le pas. Mais, au vif étonnement de cet homme, la femme voilée toucha le bras de Pedro. Celui-ci se retourna, salua, s'enquit des désirs de la dame. Elle leva sa voilette et le suiveur entendit Gonzalès s'écrier: «Marina! vous ici!» Le couple entra en grande conversation: la femme priait l'homme de lui accorder quelque chose, qu'il refusait avec un air effrayé. Néanmoins, Pedro cédait visiblement. Marina prit tout à coup son bras, et tous deux s'éloignèrent dans la direction de Saint-Philippe. Le suiveur, derrière eux, manifestait un grand embarras. Il fit signe à son compagnon de demeurer. Le couple le mena dans la petite ruelle qui longe l'église du Roule. Là Marina montrai du doigt à son compagnon un hôtel meublé de peu d'apparence, au rez-de-chaussée duquel s'ouvrait un café Biard. Pedro protesta: «Tu es folle.» Mais elle insista, et tous deux pénétrèrent dans l'hôtel. Le suiveur entra dans le Biard. Omme et Boulard l'y attendaient: «Eh bien, dit le patron, l'homme est-il dans nos mains? --Je n'ai pas pu m'en saisir», répondit l'inconnu. Il raconta ce qui s'était passé: «Ah! ah! prononça d'un air joyeux Boulard, s'il est dans la taule, il n'en ressortira pas de sitôt. Au travail.» Omme, dont le visage pâle et grave portait la marque des désordres de l'amour, mit sur ses épaules une grande cape à collet de soie noire et sur sa tête un chapeau haut de forme. Puis tous trois se dirigèrent vers l'hôtel Gonzalès. Or, dans une rue latérale qui mène du boulevard Haussmann à proximité de cet hôtel, marchaient deux jeunes gens, l'un pensif et la tête penchée, l'autre le doigt levé comme pour un sermon: «Anicet, disait Baptiste, voici l'instant de te présenter devant Mire. Si l'inaction te pèse, secoue-la. Qu'on sache que tu n'as pas renoncé à la course. La conquête de Mirabelle n'est qu'un épisode, ne l'oublie pas, et au fond, peu importe la mijaurée, mais c'est le premier pas de ta vie vers une fin mystérieuse, que peut-être j'entrevois.» Anicet se sentit pareil à l'acteur, sur le point d'entrer en scène pour un rôle qu'on vient de lui confier et qu'il n'a point lu. Il éprouvait le vertige de la catastrophe: si tout à coup il n'allait savoir que dire à Mirabelle, comment se tenir sur les planches. Il craignait le ridicule et tremblait d'aimer véritablement celle qui en serait témoin. Il redoutait surtout de la trouver trop belle. Un autre point le torturait: quel intérêt avait donc Baptiste à le jeter ainsi au milieu de l'action? Mais il n'eut point le temps d'y réfléchir. «Va», dit Baptiste, en indiquant l'hôtel Gonzalès. Ces divers mouvements se combinèrent de telle sorte qu'au moment où le guetteur resté pour surveiller la maison s'avançait de gauche vers Omme, Boulard et leur acolyte qui arrivaient de droite, Anicet, au milieu, pénétrait dans l'Hôtel, centre de toutes ces préoccupations. «Enfer et damnation!» s'écria Boulard à ce spectacle. En haut, dans un coin de la toile, les bras croisés, le sourire énigmatique, Baptiste semblait le génie directeur de l'aventure. Mais Anicet ne savait pas de quelle attention il était l'objet, et regardait devant soi l'ombre fraîche qui mène aux appartements de la déesse. CHAPITRE SEPTIÈME MIRABELLE OU LE DIALOGUE INTERROMPU Une odeur fraîche comme l'anis révéla tout d'abord à l'indécis Anicet, au moment qu'il se trouva sur le seuil d'une pièce aux jalousies baissées, la présence de la dame et l'abandon que cette belle mettait à le recevoir. Il aperçut Mire, assise devant sa table à coiffer, de l'autre côté de l'Océan Pacifique, redoutable espace de laine moutonnante, tapis pentagonal qui escaladait obliquement la pièce des pieds du jeune homme à ceux de l'infidèle. Celle-ci ne se retourna pas, continua de dénatter ses cheveux noirs, et regarda l'intrus dans le miroir du meuble de toilette. À l'idée quelle le voyait dans ce petit cercle à l'opposé de sa situation comme une minuscule marionnette cassée par le respect, alors qu'il n'y apercevait que la figure de Mire et ses yeux d'argent, Anicet se troubla comme s'il s'était senti enlevé par la baguette d'un enchanteur et transporté dans un domaine virtuel, là-bas, au-delà des murs et des mers. Il s'en trouva léger, léger, comme un homme un peu gris. Le visage dans la glace fixa ses regards sur Anicet. Un dialogue s'établit entre la tête coupée et l'image lointaine: «Vous excuserez, disait le miroir, un pareil négligé. Mais il paraît sur vos traits l'embarras de quelqu'un qui ne sait que dire et qui pourtant en a gros sur le cœur. --Madame Mirabelle... voulut commencer le personnage qui parlait sans l'ordre d'Anicet. --Votre trouble m'amuse, mon ami, et je ne suis point assez sotte pour l'attribuer, comme vous voudriez que je fisse, à l'intimité de cet accueil. La vérité ne m'échappe pas: vous arrivez ici comme un provincial dans la capitale, avec un lot de reproches ruminés dans l'isolement de tous les Saint-Flour. Une autre se contenterait de faire la coquette, de vous embarrasser par ses mines et de vous renvoyer les bras chargés de vos récriminations informulées. Moi, mon cher, je prends la bête par les cornes. L'Anicet qui se présente à moi n'ose pas me crier ce qu'il pense d'un mariage fauteur je sais de quel désarroi. --Mire, dit le reflet, vous ignorez tout du mal que vous m'avez fait. Comment connaîtriez-vous le désordre d'une vie, désormais désorientée? --Hé, vous avais-je demandé votre foi? Il y a des gens, ma parole, qui ne doutent de rien. Tant que quelqu'un ne m'aura pas forcée à l'aimer, dois-je avoir le préjugé de l'amour? Vous vous faites gloire de tous les honneurs, les patriotismes, les sentiments, les affections dont vous vous êtes débarrassé, et je n'aurais pas le droit de m'être affranchie des quelques scrupules qui vous font encore souffrir? Vous n'y pensez pas. D'ailleurs, qu'y a-t-il de changé? Je vous le demande un peu. Je me suis mariée parce que j'avais besoin d'argent, et qu'aucun de vous, même Bleu, n'était capable de satisfaire à mes exigences et de me donner le luxe sans lequel je ne puis vivre. Mais je ne compte pas pour cela me priver d'une cour qui m'était agréable. Je la réunirai encore, et ici même, devant mon MARI; vous n'allez pas protester au nom de la vertu et de la fidélité conjugale peut-être? On ne sait jamais avec des gens comme vous. --Mirabelle, j'étais prêt à tout pour vous plaire. --Prêt à tout, Anicet, mais non point à tout faire. Savez-vous que je suis un être surnaturel qui partout peut vous entendre parler ou penser? Je me souviens de votre niais étonnement quand vous m'avez découvert une vie semblable à celle de tout le monde. Je vous paraissais abaissée d'avoir un appartement, des domestiques, une place, un point et non pour demeure l'espace métaphysique dans lequel vous me dispersiez quand je disparaissais de votre champ visuel. Combien de fois ai-je dû hausser les épaules quand vous parliez de votre décision, de l'action, de l'énergie. Vous n'avez même pas conscience de votre inertie, il n'y a rien à faire de vous. Vous pérorez: «Agir, agir» et qu'attendez-vous? Je vous écoute bourdonner: «Je répéterai pour en rire la formule avec laquelle un homme d'un autre temps a cru stigmatiser le nôtre: De mon temps on n'arrivait pas. Je vais, moi, m'efforcer d'arriver.» Belle résolution que vous ne pourrez jamais que formuler. Vous êtes singulièrement fait pour un arriviste. Je vous le dit: je ne puis vivre que dans la richesse, et j'aurais trop longtemps à l'attendre de vous. Mon époux est un rustre avisé; il a fait sept fois fortune dans des pays insensés et six fois déjà il a perdu jusqu'au dernier sou. «Vous serez ma septième ruine», m'a-t-il dit le soir de nos noces. J'y compte bien. --Mirabelle, il eût suffi que vous me disiez... --Je n'avais rien à vous dire. Il suffisait que je voulusse de l'argent. Je sais ce que c'est que de mourir de faim. Ça m'est arrivé plusieurs fois dans divers greniers. Moi aussi, j'ai eu les mains gercées, j'ai claqué des dents, j'ai manqué de charbon. Les ateliers où on pose pour un fou qui travaille sans manger, les heures entre des murs décrépits, les consolations, les supplices à quelques-uns, les esthétiques à la hâte, les toiles vendues pour un morceau de pain, c'est bien fini, je vous le jure. Regardez mes doigts de cornaline, mes doigts sanctifiés par les crèmes. Je vous dis que je suis une déesse ou quelque chose d'approchant. Vous n'imaginez tout de même pas que vous allez mettre en garni la Beauté. La Beauté? Vous avez bien cru que j'étais cette fille un peu démente qu'on représente dans toutes les mythologies avec des yeux blancs de statue. Vous ne démêlerez jamais ce mystère, ni de qui je tiens ce pouvoir magique d'épier tout et cependant de demeurer Madame Gonzalès dans ce petit hôtel du Roule. Qui sait? On a vu tellement de choses étranges. Il ne faudrait pas mettre sa main au feu que Mirabelle n'est pas l'idéal de tous les hommes de votre âge, qu'elle n'est pas cette qualité supérieure qui s'attache à mille et mille objets et les fait brillants pour l'esprit de la splendeur de la vie et du sang. Il ne faudrait pas non plus donner sa tête à couper qu elle n'est pas la première aventurière venue que votre jeunesse, les soucis de quelques hommes un peu déséquilibrés par l'enthousiasme, le dérèglement de leur sensibilité, revêtent d'un prestige emprunté et déguisent en divinité comme ils feraient n'importe quelle étoile de café-concert. Mais, quelle que soit la personnalité qu'il vous plaise de m'attribuer, j'ai le droit de disposer de moi-même, je ne vous ai rien promis, je suis libre comme l'air, et je ris assez fort de vous voir me faire la morale. Après tout, vous avez eu le temps de me conquérir. --Mirabelle, ô Mire! Ne savez-vous pas que pour vous, sans réfléchir, au premier signe, un beau matin j'ai gâché ma vie? Que me reste-t-il si vous me faites faux-bond? Tout d'un coup, au plein cœur de ma joie, la branche casse. Il n'y a pas de raison pour que tôt ou tard je retrouve jamais le sens perdu de la phrase interrompue. De quelque côté que je me tourne, je ne trouve que le désert. En attendant mieux, il y a les oasis. À la fin on se lasse des enthousiasmes partiels, par ci, par là, entre deux accablements à n'en plus finir. Le plus simple, si on en avait le courage, ce serait de se tuer.» Mirabelle ouvrit le tiroir de droite de la table à coiffer, en sortit un revolver et le posa sur le marbre. «Vous n'avez qu'à essayer», dit-elle. --Mire, voici que j'ai avancé jusqu'à vous et que je me tiens à vos côtés, _grandeur nature_ comme un homme et non comme l'image hésitante et diminuée que vous aviez de moi tout à l'heure. Je suis près de vous, droit comme quelqu'un qui n'en a plus pour très longtemps à vivre. L'arme peut dormir sur la table sans que je rougisse de ridicule. Il eût été sans doute théâtral de se tuer en réponse à votre défi. Mais j'ai le courage de résister à la provocation, et je sais courir le risque d'être perdu par là même à vos yeux. C'est pour vous conquérir que je suis venu ici, je n'ai pas abandonné tout espoir et je ne faillirai pas à la tâche que je me suis assignée. De quel nom désigner le plaisir que vous prenez tour à tour à vous présenter à moi comme une fille ou comme une abstraction? Ah! vous perdez votre temps, je vous l'affirme; car les yeux fermés je veux jurer que Mirabelle est la déesse à qui mes jours sont consacrés. Qu'est-ce que cela peut bien me faire, je vous le demande, la source du pouvoir qui vous est dévolu? Vos yeux me suffisent à expliquer les miracles, les prestidigitations, les envoûtements, les morts. Vos paroles ne me troublent pas davantage que vos dilemmes. Je sais bien que j'ai barre sur vous, vous aurez beau en disconvenir. Ce n'est pas pour rien que je vous ai donné ma vie, ma place au soleil, tout ce que je pouvais employer à soulever des mondes et qui n'est plus capable aujourd'hui que de se soumettre à vous. Vous prétendez ne m'avoir rien promis; ce n'est pas de ma faute tout de même si vous vivez, si vous vous êtes manifestée à moi, si vous vous êtes imposée à mon cœur. Vous, la Beauté du jour, la Merveille du Temps, vous vous êtes révélée à moi pour me posséder, consciemment, et si vous vouliez que je ne prisse pas la fièvre à vous voir, si vous vouliez m'échapper par la suite, vous n'aviez qu'à me fuir ou à ne pas exister. Dieu merci, avant de vous connaître, je savais une autre beauté, moins fraîche, sans doute, et moins attirante, mais qui se laissait approcher. Puisqu'il vous est donné de lire à tout instant dans mon âme, et que depuis des mois aucun des plus secrets mouvements de mon être n'a pu se dissimuler à vos yeux, comment osez-vous prétendre que je n'ai rien fait pour vous gagner? Vous n'exigeriez pas l'hommage sans valeur d'un homme qui accomplit pour une femme une action qu'il juge insignifiante; il vous faut, n'est-ce pas, l'acte qui engage dangereusement le cœur de l'audacieux. Quand vous m'avez connu, j'avais une conception du monde, mais il m'eût été facile de deviner quels hommages vous aimiez et quels gestes il fallait pour vous conquérir. J'eusse été cet acteur qu'on applaudit toujours et qui devient le mari de toutes les petites bourgeoises. N'attendiez-vous pas mieux de moi? Par la passion que j'ai mise à vous chercher, j'ai réformé tout en moi-même, jusqu'à ma propre sensibilité. Le chemin pour venir d'où j'étais jusqu'à vous n'était pas peu de chose et vaut que vous lui jetiez un coup d'œil rétrospectif. Songez que je sors, comme d'une forêt, de l'époque où l'on regardait en soi à l'aide d'un système de miroirs. Alors on n'attachait pas d'importance au but poursuivi. On ne se plaisait qu'à la méthode employée pour l'atteindre. Le monde était gouverné par des esprits qui raisonnaient sur eux-mêmes. C'était l'époque des solutions élégantes, on ne discutait même plus la formule: _l'Art pour l'Art_, on l'inscrivait tout comme une autre au fronton des édifices publics. Pour devenir grand homme, il fallait trouver des recettes. Les poètes étaient des sortes de Brillat-Savarins. On séparait les sensations, on les comparaît, on les confondait. La physiologie avait bon dos. Si vous aviez été de ce temps-là, vous m'eussiez aimé pour avoir découvert une épice ou la manière de s'en servir. Je ne connaissais que cet univers, ses pontifes, ses lois, son _modus vivendi._ Tout à coup, au milieu de ce paysage coutumier, je rencontrai un être prodigieux qui ne se souciait d'aucun de ces raffinements et dont la beauté me parut si nouvelle que tout d'abord je ne pus parvenir à fixer ses traits dans ma mémoire. Vous eussiez ri de moi, Mirabelle, si je vous avais adressé les hommages auxquels j'étais accoutumé. Songez que mes aînés, épris d'autres images, vous eussent probablement trouvée laide et n'auraient pas compris ce charme de phare qui m'enivre plus qu'il n'est de raison. Pour parvenir dans votre orbe, quel labeur de tous les instants s'imposait à moi! Il m'a fallu pendant des semaines surveiller le plus léger mouvement de mon cœur. J'ai jeté mes yeux pour en mettre de neufs. J'ai appris à m'émouvoir de mille grâces qui me paraissaient exécrables. Plus fort que cet autre qui reconstruisit le monde, je me suis rebâti moi-même. Il s'agit bien maintenant de l'art pour l'art, il s'agit bien de s'extasier devant une méthode. Vous qui avez plongé dans mon cœur sans m'en demander la permission, vous y avez vu, écrite dans ma substance même, cette phrase qui synthétise votre propre idéal: la fin justifie les moyens. Moyens, vieilles divinités déchues. Rien à l'extérieur ne paraissait du travail qui s'accomplissait en moi. Je semblais un personnage inerte, et malgré votre science féerique, vous vous trompiez. Attendez un peu que le mur craque, briques de tous les côtés, et vous saurez ce qu'il y avait derrière cette immobilité sournoise. Cela fait un beau changement sur la terre, Mirabelle: plus de problèmes à résoudre puisqu'ils ne se posent plus. Je ne m'embarrasse plus des difficultés qui faisaient jusqu'à présent la nourriture des hommes. Je ne veux plus être qu'une machine à atteindre les buts. Au rebut, les vieilles psychologies, les remords, les consciences, les préjugés et les absences de préjugés d'un seul bloc. Dans ce monde neuf, où je marche avec naïveté, personne n'a jamais entendu parler de tout cela. Il paraît qu'au Japon[1] les prêtres honorent des morales et des sentiments. Ce sont sans doute des bêtes à laine. Il est bien question maintenant de discuter la vie. Je suis pareil au garçon d'hôtel qui fait marcher l'ascenseur. Qu'est-ce que vous voulez que ça lui fasse, ce qu il y a dans la cave, et ce qui meut cette colonne qui le soutient, et tous ces câbles trop compliqués pour qu'on y cherche quelque chose qui ait le sens commun. L'important, c'est le bouton de montée, et je ne sais rien d'autre que ceci: je vais au quatrième étage où il y a la chambre 143, et dans la chambre 143 Madame Mire, plus belle que les cataclysmes qui ravagent mon corps quand il est devant elle. --Anicet, vous oubliez votre rôle et le mien. N'êtes-vous pas entré ici le désespoir au cœur? --Je ne sais pas ce que vous voulez dire avec ce mot que je n'ai jamais entendu, si ce n'est en rêve. Je ne démêle plus ce qui est tragique de votre chevelure défaite. Elle demeure la seule réalité avec la tache blanche de votre robe et cette table, dans le jour trouble qui vient des persiennes, à laquelle vous êtes assise, qui vous prolonge comme une chair nouvelle. Ce mouvement insensé qui me porte vers vous, je ne puis plus l'appeler désir, ni d'aucun nom humain. On trouverait encore de beaux rugissements dans ma gorge pour enrichir le dictionnaire de la galanterie, quelques cris uniformes qu'on ne peut pas figurer sur le papier. Il n'est plus temps de raffiner sur l'amour. On dit que c'est un enfant avec des ailes, et sur les ailes il y a des miroirs, des lacs, des paysages alpestres, des chansons pour les jours de pluie. Je n'en sais rien, je crois ne plus pouvoir prononcer le nom de ce dieu. D'ailleurs, qu'est-ce que je crois? Encore un mot comme une peau de bique abandonnée, pas plus de signification que dans un coup de poing. Ne comprenez-vous pas que j'arrache de moi tous les mots, comme des dents, pour perdre toute intelligence, toute sensibilité, toute raison, tout jugement, et me réduire à n'être qu'une volonté. Madame?» À vrai dire, on devait éprouver quelque vertige à demeurer tout en haut de la salle, sous le cône de lumière et près de la table à coiffer, car Anicet semblait chanceler au bord de quelque abîme. La chevelure de Mire tournait, tournait comme une sirène électrique et les yeux de Mire n'étaient plus que des facettes métalliques, plates et obscures sur lesquelles les rayons du jour prenaient des directions hasardeuses, s'entrecroisaient soudain en un lacis de lettres et de chiffres incompréhensibles qui peut-être expliquaient l'Univers, mais n'arrivaient pas à intriguer Anicet. Sans savoir quel trouble la rendait hésitante, le jeune homme entendit venir à soi la voix d'un phonographe: «Anicet, prenez garde à vous-même, je vous l'ai dit, rien n'est changé. Ce mariage n'a rien brisé. Il est temps encore de me conquérir. Vous avez autant de chances qu'un autre, ah! mon ami, que n'importe quel autre. Mais prenez garde à vous, et à moi-même qui ne sais plus trop d'où vient cette chaleur dans la pièce, et ce besoin d'air par moments.» Le grand éclat que fit la porte en s'ouvrant interrompit Mirabelle, et tout à coup les valeurs se renversèrent: les protagonistes devinrent les spectateurs, le sens de la chambre changea. Le haut de la page se trouva vers le seuil. D'en bas, Anicet et Mirabelle y virent se dresser, la main gauche sur le battant ouvert, un grand personnage masqué de velours, coiffé d'un haut-de-forme et drapé dans une cape à collet. Il serrait dans sa main droite un poignard et prit le ton narquois des traîtres pour prononcer avec à-propos: «Bonjour, Madame. --Mon Dieu, qu'est cette mascarade? Mon cher Omme, vous faites vos entrées sans grand art. Mais vous devez étouffer, un après-midi d'été, sous un tel accoutrement. --La température, répondit Omme qui perdit le ton railleur, n'est sensible à l'esprit qu'en raison inverse des préoccupations qui l'animent. Or je porte sur mon cœur la Cordillère des Andes en guise de sautoir. Un manteau de plus ou de moins ne change pas grand chose à la situation. --Expliquez-vous plus clairement, dit Mire, ne portez-vous pas, en plus du poids de vos soucis, un poignard d'aspect redoutable? --Sa lame n'est pas plus cruelle ni plus froide que vous. Elle m'aidera à me venger de vos perfidies. --Vous avez le dessein, sans doute, de m'immoler, comme on dit dans votre style, à votre juste ressentiment ou courroux. Je vous en prie, faites. --Taisez-vous, parjure, je viens vous ravir aux mains impures auxquelles vous vous êtes abandonnée. La beauté aux mains des marchands! J'ai quitté mon laboratoire, mes routines, mes petits sentiments de tous les jours, mes éprouvettes; il n'y avait pas une minute à perdre, rien à gagner à l'hésitation. L'entreprise méritait ce costume et l'explique. Me voici sorti de ma peau et revêtu du physique de l'emploi. Ne craignez rien: on a prévu les contre-temps, les surprises, les anicroches. Mes complices, prêts à accourir au premier signal, m'attendent à la porte dans un taxi. Tous vos domestiques sont achetés. Votre mari qui est en notre pouvoir, ne reviendra pas de sitôt. Ainsi vous n'avez qu'à me suivre sans résistance. Excusez-moi, Monsieur Anicet, d'interrompre ce tête à tête d'une façon un peu brutale. --Non, dit Anicet, je ne vous excuse pas, et vous prévient que Madame ne vous suivra que de son plein gré ou que... --Hé, vous prenez la mouche! L'habitude des problèmes m'a donné la faculté d'envisager toutes les possibilités. Celle de votre résistance n'est donc pas, dans le cas présent, pour me surprendre ni me déconcerter. Je possède ici son remède, et c'est ce poignard dont l'emploi n'apparaissait tout d'abord pas à Madame Mirabelle. Il saura vous inviter à la prudence et à la patience. --Vos menaces ne m'empêcheront pas... --Qu'à cela ne tienne!» dit Omme, et il s'avança vers Anicet le poignard levé. Le jeune homme lut dans les yeux de son adversaire, la résolution de frapper sa main se crispa sur le bord de la table à coiffer (car sa main était naturellement peureuse), et le sort voulut que sa paume sentît un objet métallique sur le meuble. L'instinct de défense le lui fit saisir et quand l'idée _revolver_ se forma dans sa conscience, il avait déjà tiré: Omme gisait à ses pieds comme un pauvre savant lequel est une fois sorti de ses habitudes avec toute l'ingénuité d'un amoureux de quarante ans. L'esprit d'Anicet avait quelque retard sur les événements, il en résulta qu'une sorte d'hébétude flotta comme le petit nuage de fumée du coup de revolver. À vrai dire c'est peu de chose qu'une vie humaine. Encore faut-il s'attendre à en détruire une. La mort d'Omme n'émouvait point Anicet, mais seulement qu'elle eût été si brusque et sans préparation psychologique. Les suites de son acte lui échappaient, ou plutôt il ne les imaginait pas encore. Déjà Mirabelle avait enlevé au cadavre son poignard, sa cape et son chapeau. Elle les donna rapidement à Anicet: «Tenez, déguisez-vous, et mettez le loup que vous avez sûrement dans votre poche.» Pendant qu'il obéissait sans comprendre, Mire avait fermé la porte à clef, ouvert une armoire à robes, pris la grande étoffe qui abritait les vêtements, jeté l'étoffe sur Omme et roulé le mort dans ce linceul. Elle regarda le vivant et dit: «Il était à peu près de votre taille.» Dans le moment qu Anicet saisissait l'étrangeté de cet imparfait, quelqu'un secoua la porte du dehors avec des jurons et des menaces. «Ouvrez», souffla Mirabelle au jeune homme. Il se soumit sans bien comprendre. Boulard et ses deux acolytes bondirent dans la pièce, tandis que dans l'antichambre un domestique faisait le guet. Boulard soupira de soulagement en apercevant Anicet: «Je croyais qu'il vous était arrivé malheur, ce coup de revolver...» Anicet eut quelque peine à comprendre qu'on le prenait pour Omme, il eut même envie de détromper son interlocuteur. Celui-ci ne lui en laissa pas le temps: «Ah! reprit-il, vous avez déjà empaqueté le Monsieur. Mince, ça ne doit pas être votre coup d'essai. Chargez le bibelot, les enfants, nous n'aurons plus à nous occuper que de la princesse. Ma belle dame, il vaut mieux faire risette et nous suivre. --Monsieur, dit Mirabelle avec assurance, à la suite de notre conversation, il y a eu quelques modifications apportées aux intentions primitives de Monsieur.» Elle désignait Anicet. «Nous avons convenu tous les deux que je resterai ici.» Boulard, déconcerté, regarda le faux Omme d'un air interrogatif. Anicet sentit qu'il fallait répondre: il abaissa la tête en signe d'assentiment. «En ce cas, dit Boulard, on n'a plus qu'à filer avec le colis. Mes hommages, ma belle dame, et pardon excuse. En douce, mes fils, en douce. Après vous, Monseigneur». Il s'effaça pour laisser sortir Anicet. Mirabelle resta seule devant son miroir. Elle écouta s'éloigner les pas dans le couloir. Puis l'escalier craqua. Puis la porte s'ouvrit et se ferma. Au dehors on entendit le démarrage d'une automobile. Alors, Mirabelle éclata de rire et releva ses cheveux: «Décidément, dit-elle, ces gens-là ne sont pas forts. Je ne donnerais pas cher de la vie du petit Anicet quand le subterfuge se découvrira. Quel jeune sot tout de même! Deux fois je me suis trouvée à sa merci: la première, quand nous étions seuls, mais il n'a pas eu assez d'audace; la seconde, à l'instant même, quand il pouvait me faire entraîner par ces hommes, mais il n'a pas eu assez de présence d'esprit. On ne fera jamais rien de cet enfant.» Il y eut encore une discussion très vive entre Mire et son miroir. Elle sonna, et le geste qu elle fit pour atteindre le bouton laissa voir son bras, le plus beau serpent de la terre. «Anne, dit Mirabelle à la femme de chambre, à partir d'aujourd'hui vos gages sont doublés. Vous me préviendrez immédiatement quand Monsieur rentrera.» [1]Tous les pays sont dans la nature. (_Note des Éditeurs_). CHAPITRE HUITIÈME LES SEUILS DU CŒUR On tient facilement à cinq dans un taxi, mais quand le cinquième est un mort, il ne met aucune bonne volonté à plier ses jambes sous la banquette. L'effort que fit Boulard pour rappeler le cadavre aux bienséances amena la chute du masque de feu Monsieur le physicien Omme et l'apparition au-dessus du loup noir de son visage affligé pour l'instant, et probablement l'éternité, d'une expression si stupide, qu'Anicet se mit à rire comme s'il avait deviné le fin mot d'une plaisanterie un peu subtile. Le cafetier démasqua brusquement le jeune homme de la main gauche tandis que de la droite il lui saisissait les poignets: «Il y a erreur sur la personne, à ce qu'il paraît, dit-il. Mais qu'à cela ne tienne, mon joli Monsieur (quoi qu'on ne puisse pas prétendre que vous soyez précisément joli), vous payerez aussi bien qu'un autre. Cette petite expédition ne vous coûtera que la bagatelle de dix mille francs; admirez mon honnêteté, je ne vous demande que la somme promise par votre victime. Ce n'est pas cher acheter notre silence.» Les deux comparses avaient tiré leurs revolvers. On roulait. Par la glace de devant on apercevait à côté du chauffeur Monsieur Pol effaré (il avait fait le guet pendant l'affaire), qui tâchait d'exprimer à Anicet son innocence en tout cela. «Je regrette, dit Anicet, de mal récompenser votre vertu, mais il ne me reste plus un centime; je suis d'ailleurs fort heureux de vous rencontrer car vous allez m'éviter la peine d'un suicide, toujours romantique et bien fatigant à mettre en scène. Je suis à vous, Messieurs.» Un vif embarras parut sur le visage des trois complices: «On vous arrangerait volontiers, reprit Boulard, mais ça n'est pas tout ça, il faut que nous rentrions dans notre argent. Nous n'avons pas travaillé pour des prunes. À quoi pourrait-on bien vous employer? Les enfants, fouillez donc notre client.» L'un des acolytes palpa les poches d'Omme, il retira de l'une d'elles un portefeuille et de celui-ci dix billets de mille francs, et mille francs en billets de cent. Boulard partagea les dix mille francs avec ses deux camarades, puis, gardant devant lui les dix billets de cent, il demanda: «Une simple question, cher Monsieur: vous y connaissez-vous en peinture?--Mon Dieu, dit Anicet, vous êtes bien curieux, mais je ne vous dissimulerai pas que j'ai été l'ami de tout ce qu'il y a de mieux en fait de peintres et que ça m'a donné une teinture d'éducation artistique.--Parfait, parfait, vous êtes donc l'homme que je cherchais. Prenez toujours ces mille balles, histoire de vous intéresser à nos petites opérations et de vous enlever vos idées noires, et, puisque nous sommes arrivés, descendez donc avec moi, que nous parlions affaires dans un endroit tranquille. Si vous n'êtes pas sage, je vous brûle. Descendez, cher ami.» Anicet sortit de la voiture et se trouva devant un café Biard qu'il reconnut; Monsieur Pol déjà en tenait la porte ouverte. Boulard parut à son tour, se tourna vers les deux hommes demeurés dans le taxi et leur recommanda de mener le bourgeois à destination. Quand Traînée vit entrer Anicet, elle poussa un grand cri et s'évanouit derrière le comptoir. Pol se précipita vers elle en s'arrachant les cheveux, mais en route une autre idée le prit et il sortit au pas gymnastique. Personne ne pensa plus à la malheureuse fille. «Jeune homme, dit Boulard quand ils furent assis, vous avez besoin d'argent, vous êtes à notre merci et avez trop à redouter de la police pour nous dénoncer à elle. Nous formons une petite association, dont le chef est un diplomate en vue auquel nous vous présenterons un jour ou l'autre, association dont le but est d'exploiter les richesses du quartier du Roule. Malheureusement aucun de nous ne se connaît en peinture et nos rabatteurs nous signalent de Jolis coups chez des marchands de tableaux. Voyez-vous que nous fassions main basse sur des croûtes? Vous comprenez comment vous pouvez nous être utile; on touche, vous vous en êtes aperçu, d'assez beaux dividendes, et le risque est toujours réduit au minimum grâce à notre grande expérience des affaires. Acceptez-vous mes propositions?» Anicet songea aux exigences de Mirabelle: «Je n'ai pas le choix, dit-il, je serai des vôtres. --Fort bien. Dès ce soir nous vous mettrons à l'épreuve. Nous avons en tête une petite excursion chez un peintre du quartier. C'est pour le compte d'un riche américain qui revend les tableaux aux États-Unis. Notre chef n'en sait rien. Nous agissons cette fois en dehors de lui; il s'agit d'un assez gentil magot. C'est toujours bien payé, le travail pour l'exportation. --Je suis votre homme, dit Anicet, faites-moi servir un bock.» Pol cherchait à entrer, mais il s'obstinait à suivre le battan, de la porte dans sa course et sitôt qu'il était dans le café, sortait à nouveau avec lui. Le patron le prit par la peau du cou et cria: «Un bock, imbécile.» Une grande tristesse se peignit sur les traits de Pol qui servit un bock à Anicet. Celui-ci, resté seul derrière sa table, commença à ressentir l'effet des fatigues de la journée. Peu à peu il s'affala sur la banquette et on ne pourrait pas jurer qu'il ne ferma pas les yeux. Cependant il vit à la table voisine deux consommateurs qui parlaient. C'étaient des maçons ou peut-être des travestis. Le premier avait une fausse barbe, le second un air de fausseté, ou plutôt, non: un air de grande jeunesse. Le premier dit: «Alors, petit, tu as sauté le pas avec ma femme. Je vais te tuer quand nous serons seuls dans un terrain vague. Auparavant, dis-moi l'effet que ça t'a produit. Moi, je n'ai jamais pu me souvenir de la première fois, parce que ce jour-là j'étais ivre, et peut-être aussi que je n'avais pas bien fait attention.» Le second se retourna sur sa chaise comme une bête en gésine: «À vrai dire j'attendais mieux de la volupté. Elle n'a pas d'excuse d'être si courte et on peut aimer sans cesser de compter les fenêtres: il n'y en a que trois au plus dans les hôtels que vous ou moi pouvons fréquenter avec nos moyens restreints. On entend tout le temps des pas dans la pièce à côté. Le voisin n'a pas de repos, il est comme possédé d'un remord. Tout m'est sensible au moment que je devrais ne plus rien voir. Le vent, est-ce le vent? j'entends sur les persiennes les passages de grandes merveilles ailées qui vont et viennent comme des servantes. Sur le mur, pour ne pas oublier, on a écrit les principales actions à faire: le laitier à payer, les commissions pressées, les visites; les yeux de la femme ne se détachent pas de ces lettres maladroitement tracées à la craie. Elle en parle, ah! j'étais si loin et ces préoccupations me feraient sourire tout au plus entre cinq et sept. Elle m'explique la jalousie, parce que, n'est-ce pas, je ne connais pas ça, je suis neuf comme un sou neuf. «Le plus dur pour une femme du monde c'est de ne pas résister à l'envie de manger les chaises et les rideaux quand son amant le soleil entre dans la chambre des rivales.» C'est bien la peine d'être ce jeune homme ardent quand la partenaire se bouche les oreilles pour ne plus entendre les tourbillons que son ami lui souffle entre haut et bas. Alors on abandonne le lit, et tout est à recommencer. L'amour c'est une mandibule et rien de plus, croyez-moi bien; nous n'en serions pas à nous manger le foie sans cette femme, comme une machine à coudre qui dodeline de la tête d'une façon si délicate et si peu réelle. --As-tu observé? il y a encore ce moment terrible quand on se réveille et que la femme dort malgré la chaleur. Quel remède trouver alors contre la tristesse, quand on tourne la tête de tous les côtés et qu'on n'aperçoit plus au loin qu'une île déserte comme une noix de coco entre les branches? --Ne me parlez pas ainsi: si l'amour comporte de pareilles horreurs, moi qui voulais me vouer à lui, comment resterais-je sur la terre? --C'est bien simple, puisque je te tuerai dans une heure ou deux. Mais tu ne vas prétendre que tu connais l'amour pour les quelques simagrées qui te coûteront la lumière. Il faut avoir vécu avec la femme à ses côtés. Tu ne sais pas quel animal dément tu as caressé par curiosité. Quand on n'y tient plus et qu'il faut bien en passer par elle, elle fait la renchérie, elle ignore tout encore, l'homme l'effraie, elle veut qu'on la courtise. Tu ne t'es jamais vu devant elle, ivre et gauche, les prunelles retournées comme des manches de veston, la gorge peuplée de bêtes étranges et les mains si lourdes; les mains, le pis ce sont les mains. Elle, marche dans la chambre comme si elle allait au Bois de Boulogne. Quand je vois des choses pareilles, je ne me connais plus, je saute sur elle et je la prends par les cheveux. C'est pourquoi elle dit à tout le monde que je la bats et que je la traite comme un caniche. D'autres fois, elle me saisit au milieu d'un cauchemar; si je m'éveille alors, les lèvres encore épaisses de sommeil, elle me tourne entre ses caresses et tout se met à danser. On ne pourrait pas dire l'heure qu'il est ni dans quel appartement des mauvais rêves je souffre un amour sans merci et ne puis retrouver le trèfle à quatre feuilles du repos. Plus tard, les chères complaisances deviennent un devoir coutumier. La femme l'accorde, et ses joies, hypocritement, se consument en soupirs résignés. À peine a-t-elle accompli sa corvée qu elle fait ce geste de la main, si las, pour te repousser loin d'elle. Quand, pour la première fois, on subit cette pression molle, on est comme fou, on se tape la tête contre les murs. Puis l'habitude, oh! l'habitude permet bien des compromissions. Un beau jour les soucis ménagers, démons importuns, pénètrent dans l'alcôve, comme de petites ombres en dents de scie, et entre deux étreintes on se met à parler du compteur à gaz. Cette femme que tu as vue folle, pareille à une flamme, tout à l'heure quand elle léchait tes pieds et tes mains et dansait sur le lit, est en même temps, et il n'y a pas de quoi t'en enorgueillir, cette épouse sans joie pour laquelle tu ne peux avoir qu'un mépris plus écœurant que l'absinthe.» En regardant plus attentivement les deux interlocuteurs, Anicet remarqua qu'ils étaient vêtus d'étoffes recherchées. Le plus jeune reprit en laissant tomber sa tête sur la table: «Cessez de me broyer le cœur avec la meule des réflexions. Que vais-je devenir si l'amour ne vaut pas la peine de vivre, maintenant que tous les autres vases se sont brisés dans mes mains? Peut-être avez-vous raison en ce qui concerne cette femme, la ménagère sournoise de la capitale. Mais bien souvent j'ai aperçu dans les palaces de grandes tigresses qui montraient les dents, étiraient leurs griffes rétractiles, et dont la chair était plus brune que le désir. Elles respiraient le luxe, comme on dit. Sans doute une fois qu'on les a aimées, ne peut-on plus sortir de leurs traces. Il y a des parfums qu'on ne sent que dans le hall des hôtels de passage. --Pour qui as-tu donc pris Mirabelle, sinon pour l'une de ces belles étrangères? Croyais-tu qu elle fût seulement une bourgeoise un peu libre? Pour permettre une pareille méprise, il a fallu quelle ne te montrât pas ses cheveux pendant que vos corps tournaient comme des âmes en cage. --Non, ses cheveux étaient sagement tirés sur les tempes, et elle a pris bien garde de ne pas dévaster sa coiffure. --Ah! si tu avais vu sa chevelure défaite! Quand elle déploie cette nuit, alors, on connaît sa force. Toutes les puissances de l'enfer grimacent dans cette forêt. On ne peut plus que répéter: Mirabelle, Mirabelle. Quelle faiblesse! et l'on saisit soudain qu'elle vient de très loin à travers les âges et les mers avec ses grands pendants d'oreilles en sel gemme, ce sourire terrible de la chair fendue sur l'os, et ce balancement pendulaire dans la marche comme le mouvement périodique des marées. Il n'y a rien à faire pour lui échapper. Les paquebots sont inutiles, elle les prend en même temps que toi; quand tu te crois libre un bruit te fait te retourner, et c'est l'appel dans ses bras de ce grand rocking-chair qui remue doucement et qui te reprend pour t'empoisonner. Oh! si seulement on pouvait couper tous les cheveux de Mirabelle et les jeter dans l'océan!» Anicet n'aurait pas cru Pedro Gonzalès si mélancolique. Il était assis devant ce gros homme et il agitait avec des pailles un breuvage douceâtre à demi-consommé. Quand au petit jeune homme dont il avait pris la place, il n'était plus là et personne ne le regrettait. «L'amour, encore un soleil qui me claque dans les doigts, dit Anicet, c'est à n'y rien comprendre, les autres hommes trouvent pourtant la vie supportable. Imaginez-vous que j'allais m'engager à corps perdu dans une aventure du genre fantastique pour donner des perles à manger à Madame votre épouse. Cela devait commencer par un article sur la peinture moderne, et puis, il y avait au programme un costume collant noir comme ceux qu'on voit au cinéma, et des revolvers confortables, et des cordes à nœuds qui pendent dans la nuit. Tout de même, quel dérangement inutile, si l'amour n'avait que le visage amer que vous me montrez par-dessus la table. J'avais rêvé (on dit rêvé, n'est-ce pas?) des satisfactions singulières l'été dans un immeuble neuf. Quel rôle magnifique aurait tenu la femme, si elle avait voulu. Mais comme mes réparties eussent été plus subtiles que les siennes. Les voisins auraient rougi en nous rencontrant dans l'escalier à cause du bruit de nos jeux de titans. L'âpreté des baisers nous aurait fait goûter comme un alcool divin, comme une menthe fraîche à mourir, l'eau de la Seine prise au robinet. Nous aurions été la fable des fournisseurs, tant et si bien que renonçant à ce délicieux mensonge nous aurions repris notre véritable nature sur les vapeurs qui crachent des lys à travers les mers australes, entre les atolls sanglants qui nous obligent à interrompre nos voluptés pour les regarder passer, paquets de varechs rouges, dans le sillage de nos cœurs.» Cette image sembla émouvoir profondément les assistants. On crut que Pedro Gonzalès allait parler. Mais une jeune femme maigre et pauvrement vêtue, dont la main gauche retenait sur une poitrine phtisique un châle toujours prêt à s'enfuir, prit la parole en ces termes: «Monsieur Anicet, je vais vous paraître bien hardie, et sans doute qu'après ma tentative vous direz du mal de moi et toutes sortes d'injures. Je ne sais pas comment expliquer ma démarche, il faudrait imaginer une histoire invraisemblable. J'ai seulement appris qu'on cherchait à vous dissuader d'aimer et alors, sur mon grabat, je me suis souvenue de toutes les tendresses, de tous les serments, de tous les vertiges et je me suis levée pour vous apprendre quel doux ulcère on appelle _amour._ C'est une maladie qui ronge, un feu qui va de la tête aux pieds et on ne sait pas quel est le moment le meilleur, celui qu'on apaise cette fièvre derrière les rideaux, ou celui quelle bat son plein, quand on est seule et droite à la fenêtre ouverte, avec le linge pendu encore bleu au fil de fer, et que le regard s'en va loin heurter les façades et balayer les trottoirs sans rencontrer l'amant, le délicieux menteur qui sourit si bien dans ses beaux gilets gris perle! Le cher amour ne sait pas décevoir. Monsieur, car il a des cruautés étranges, amères comme les fruits exotiques des petites charrettes. --Taisez-vous, dit une autre femme dont le visage était dramatiquement peint, l'amour n'est pas cette malsaine résignation. Je l'ai connu sous les climats les plus torrides. Il cherchait la seule aire fraîche du pays et entre les murs de l'ombre le combat commençait comme s'il se fût agi de mourir. Parfois, hors des cases, la vie du couple se jouait. On y pensait bien. Il y avait une hâte fébrile de s'atteindre, de s'étreindre, de bouleverser des yeux trop grands et des lèvres trop mûres. J'ai vécu ces passions sombres et sèches dans le vent des suds. On tremblait toujours d'être découverts, on était lié l'un à l'autre par des complicités sans raison, et parfois il y avait des cavalcades déchaînées contre notre amour. C'est alors que l'homme, le cheval et moi, nous sentions si unis qu'il me fallait parler, parler malgré le soleil vorace et les sablons de l'air à tout instant dans mes gencives.» Pedro Gonzalès s'agita mollement, le temps nécessaire pour faire penser à la limace, puis il articula non sans peine: «N'écoute pas les femmes, petit, elles te donneront de mauvaises raisons. J'en ai connu une, elle n'avait pas vingt ans et déjà elle était folle.» Il s'arrêta, puis reprit avec un air de fatuité oscillante: «Elle était folle de moi. Alors nous allions aux Acacias sur de grands bais bruns. J'ai oublié tout le reste, sauf pourtant ce qu elle m'a dit au moment de mourir: _On n'avait donc plus rien à faire quand on a inventé l'amour?_» Anicet s'entendit tout à coup appeler par une voix très douce derrière lui. Il voulut se retourner, mais des mains de fer sur ses épaules l'empêchèrent de bouger et un inconnu qui grasseyait légèrement lui dit à l'oreille: «L'amour est ta dernière chance. Il n'y a vraiment rien d'autre sur la terre pour t'y retenir. Qui sait? personne n'a pu essayer pour toi de ce philtre et l'expérience des autres ne vaut rien pour toi. Sans doute as-tu tenté déjà ces imparfaites fantaisies qui t'unissaient à des corps comme des grappes de raisin» Les belles filles niaises te lassaient tôt ou tard; tu écoutais leurs voix dénombrer les objets dans la chambre et succinctement énoncer leurs rapports primordiaux: la pendule est sur la cheminée, les persiennes sont fermées mais le jour ne se lève pas encore; j'aimerais des pantoufles de satin; on dit qu'il y a des femmes qui possèdent des trois mille diamants! Cet amour-là est un jeu moins innocent qu'on ne croirait parce qu'on y use de l'ardeur. Mais ce n'est point lui qu'il te faut. Renonce à jamais à ces filles aux yeux vides; sans peine jadis, tu abandonnas Traînée. Elle ne peut même plus occuper tes loisirs. Si tu l'entendais encore parler de la vie, ou exiger de toi cette sensibilité qui pend dans ton cœur comme une feuille morte, tu la tuerais sans en souffrir davantage. --N'est-elle pas déjà morte? dit Anicet, ou ai-je pris mon désir pour une réalité?» Un grand cri retentit derrière le comptoir, on vit Traînée se lever, le visage ravagé. Elle roula ses yeux comme des billes, agita comiquement les bras, se prit le cou à deux mains et se secoua jusqu'à en mourir. Quand elle fut tombée, Anicet se mit à rire doucement, parce qu'il savait bien qu'on ne peut pas s'étrangler. La voix reprit derrière lui: «Te demandas-tu jamais ce que serait pour toi Mirabelle? Avec elle, plus besoin de craindre les bavardages, les contretemps, les contre-sens. Les importunités de la camarade ne peuvent se rencontrer entre ses bras. Prends garde seulement de ne tirer de ses qualités des conclusions fausses et de n'admirer en elle, comme font ceux qui la courtisent, qu'un idéal mal défini. Elle t'échapperait ainsi quelle échappe à tout cet entourage d'artistes. Les artistes font de singulières pétitions de principes... il suffit, tu sauras plus tard. Mais observe tout au moins qu'à une époque où l'on peut, sans déchaîner de tempêtes, nier Dieu, la Patrie, le Foyer, on se ferait arracher les yeux si l'on déclarait que l'art n'existe pas. L'Art, le Beau, sont les dernières divinités des hommes. C'est ainsi que tes rivaux, libres en apparence de préjugés, s'embarrassent dans leur course du poids mort de l'Art, abstraction déifiée, denrée de conserve bonne tout au plus à nourrir les fossiles. Ils commettent cette erreur singulière de prendre Mire pour la Belle, alors qu elle semble laide à bien des gens, et qu elle est en réalité la Femme. Véritablement, Anicet, la Femme est ta dernière planche de salut. Pour la conquérir il faudra te battre, pour la conserver il faudra te battre, pour l'aimer même il faudra te battre: voici l'intérêt que tu peux encore prendre à la vie. Si cela ne te suffisait pas, mon cher ami, il ne te resterait qu'à plier bagage.» Le mot _bagage_ rendit tout très clair, expliqua les énigmes. _Bagage_, évidemment, _bagage._ Il flotta dans l'air comme une fumée, s'inscrivit partout, changea le décor. On ne peut pas dire que la signification du mot _bagage_ soit très nette dans l'esprit d'Anicet, mais ce mot claque si bien dans le vent que c'est probablement une étoffe qu'il désigne, une étoffe soyeuse rayée blanc sur blanc. Cet été on ne portera plus que le bagage, si seyant, si léger, le tissu sous lequel les formes restent le mieux imprécises et moulées, et le catalogue cherche vainement l'adjectif: _floche._ Si je ne me trompe, ce que je prenais pour une écharpe blanche, c'est le faisceau lumineux du projecteur. Il tombe sur la scène du music-hall où personne encore ne danse, de telle sorte que son halo semble pur de toute intention et se projette indifféremment sur le sol comme s'il avait une vie propre. Brusquement on le met en marche, et le voici qui bondit pour chercher l'acteur absent. Il s'attarde au détail d'un portant somptueux que l'obscurité dérobe mais que le projecteur livre partiellement à notre curiosité. Le gong annonce l'entrée du danseur, personne ne le voit. On sait son nom, sa nationalité, grâce au gros numéro 8 sur le côté de la scène. L'homme et la lumière se précipitent à la recherche l'un de l'autre. Il y a d'abord chassé-croisé, le projecteur ne nous offre que des morceaux de danseur, un bras qui passe, une jambe, un torse, puis grâce à la musique le corps épouse les rayons, et c'est un beau cow-boy, la chemise ouverte, les manches retroussées, qui baigne dans la clarté, au-dessus des planches, et mime on ne sait quel dramatique monologue. On comprend seulement qu'il y va de la vie. Quelle aventure a pu pousser au désespoir l'acteur des prairies occidentales? Le revolver, dans ses mains, effraye. Combien de temps cela dure-t-il? Ces sauts, ces flexions, ces gestes nous charment trop pour nous laisser le loisir de distinguer entre eux. Soudain un coup de revolver anéantit le danseur et la lumière. Il ne reste que les ténèbres et l'odeur de la poudre. Toute la salle se rallume mais la scène est vide et le décor quelconque. Quand l'_artiste_ vient saluer, il est fardé, vulgaire au grand Jour, et s'incline trop bas pour quelqu'un qui vient de se tuer. Mal à l'aise, Anicet s'agite sur son strapontin parce qu'il a lu sur le programme le titre de la danse 8: Louange du corps humain. L'afficheur remplace le 8 par un 13. Anicet s'assure ne pas être superstitieux et regarde rapidement le programme: 13.--LA FEMME On a éteint trop vite pour qu'il en sache davantage. Les musiques de la suavité modulent les romances que les hommes fredonnent tout bas dans la salle, en précipitant un peu le mouvement. Toutes les danses chantées accourent de l'orchestre et viennent prendre par son côté faible le cœur d'un spectateur debout là-bas, au fond d'une loge. Il n'y a pas un air de music-hall lequel ne soit un souvenir poignant et délicieux pour l'un de ceux qui se taisent quelque part dans la nuit sur les terrasses dorées, près des accoudoirs de velours. La rampe bleuâtre permet de voir le rideau se fendre comme un cœur. Il s'ouvre sur un autre rideau sombre, uni, lourd, aux plis droits. Un cercle lumineux apparaît tout en haut à gauche, et dans ce cercle une tête de femme. Sans étonnement Anicet reconnaît Mirabelle: il l'attendait. Elle a l'air d'une jolie réclame pour dentifrice. Elle chante en anglais, il ne peut la comprendre parce qu elle ne va pas assez lentement. Cependant au passage il accroche le mot DARLING pareil à une clochette d'argent. Tout d'un coup, la tête s'éteint. Mais elle se rallume plus bas, à droite; la chanson continue et Anicet s'émeut de saisir le mot lèvre. Après une nouvelle éclipse, la tête reparaît plus bas encore et à gauche, et ses paroles doivent être bien émouvantes, car on sent dans la salle le souffle frais que donne le battement de paupières de ceux qui ont compris. Le mot bras surprend Anicet comme une caresse. Maintenant la tête est au milieu de la scène au ras du sol comme si Mirabelle s'était couchée à plat ventre. Il faut qu'il y ait quelque magie dans sa chanson pour qu'Anicet frissonne ainsi. Cependant il n'a perçu que le mot amour qui se love vers la salle, serpent froid à faire frémir les épaules nues des femmes et les vêtements sombres des hommes. L'obscurité renaît avec le silence. Alors le second rideau se partage à son tour, tandis que jaillit en dix endroits des galeries le bruit froid et rapide d'un arc électrique qui se tend. Dix projecteurs vomissent le feu blanc. Il va éclairer au milieu de la scène cette haute sellette de laquelle, le menton dans les mains, les coudes sur les genoux. Mirabelle regarde le vide avec des yeux plus doux que la mort. Mire est enveloppée dans un grand manteau noir; il se termine en pointe bien au-dessous des deux pieds nus qui fleurissent cette chute d'ombre. Mirabelle chante encore, comme si elle avait été mise au monde pour cela. Sa tête soudain se renverse, elle tend vers le public deux mains baguées que deux bracelets, anneaux d'esclavage, séparent de deux bras plus blancs que le jour. Le manteau tombe de ses épaules et Mirabelle alors apparaît à tous véritablement comme LA FEMME. Anicet la croit nue, tant elle est belle. Mais elle est en réalité vêtue des tissus les plus chers et des joyaux les plus rares. De temps en temps l'une de ses pierreries se met à briller comme un signal de voie ferrée. Mirabelle a fini sa chanson, mais tient encore clair et haut le défi de la dernière note. Oh! comment voulez-vous maintenant que les images ne se brouillent pas? Anicet sentait autour de soi la présence de nombreux spectateurs. Il avait les yeux fermés. Il savait bien qu'il dormait dans le café de Boulard. Il aurait voulu s'éveiller, il ne pouvait pas. Un des assistants eut pitié de lui et lui donna un coup de poing sur la tête. Une grande lumière se fit dans son crâne et il s'éveilla. On venait d'allumer, le jour était tombé: «J'ai donc dormi bien longtemps, dit Anicet, déjà la nuit? --Vous avez fait le loir, camarade, répondit Boulard, vous n'en serez que plus dispos pour notre petite entreprise. --Ah! je me croyais loin d'ici, vous n'imaginez pas tout ce qui m'a passé par la tête. A quel moment ai-je donc commencé à rêver? Les rues sont déjà éclairées.» Au dehors, près du réverbère, une femme et un homme se séparaient; Anicet reconnut avec stupeur Pedro Gonzalès. «À quel moment ai-je donc commencé de rêver?» répéta-t-il. --Hé, je n'en sais rien, camarade, reprit Boulard en lui tendant deux revolvers, mais prenez toujours ces petits bijoux.» Au moment qu'Anicet sentit le froid du métal, on entendit un grand cri, et les gémissements de Monsieur Pol derrière le comptoir: «Ah! mon Dieu, disait-il, elle est morte, ma colombe, ma tourterelle, ma chouette au corps de vipère, ma tendre Tramée, ma maîtresse.» Il avait pris le corps sous les aisselles, et, tout en sueur et tout en larmes, le tirait au milieu de la pièce, Anicet se précipita pour chercher des marques de strangulation. Mais il n'en trouva point. Un petit flacon vide, avec l'étiquette Poison que Boulard découvrit derrière une pile d'assiettes expliqua le mystère. Pol gémissait très doucement sur le cadavre. Anicet ne regrettait pas Traînée, mais qu elle fût morte le bouleversait. «Ça va bien, dit le patron, il n'y a pas besoin de médecin puisqu'elle est morte, et comme nous ne tenons pas à ce que la police vienne mettre le nez dans nos affaires, il n'y a qu'à faire disparaître cette belle enfant. C'est dommage, tout de même, elle aurait encore fait un bon usage.» Il chargea le cadavre sur son épaule et disparut dans l'arrière-boutique. Pol gémissait toujours en se balançant lentement de droite à gauche et de gauche à droite. Une idée parut lui naître, il s'arrêta un instant, se leva et partit à son tour dans l'arrière-boutique. Les deux comparses qui avaient escorté le cadavre d'Omme parurent sur le pas de la porte. «Le patron est là? demanda l'un d'eux à Anicet, il est l'heure de partir. --À votre disposition, les garçons, dit Boulard en reparaissant sans son fardeau. Allons, mon jeune ami, en route. Nous vous expliquerons.» Tandis qu'ils sortaient, Anicet vit Pol revenir avec un escabeau, un marteau, un clou et une corde. «Il va se pendre», pensa-t-il, et il s'éloigna en riant à l'idée de la scène burlesque qui allait se passer, quand la corde se casserait, et que Pol recommencerait sa tentative lamentable à nouveau couronnée d'insuccès. «Le soir, dit-il, il fait bon vivre.» CHAPITRE NEUVIÈME DÉCÈS Une tresse de cheveux pend de la nuit décoiffée. Elle se balance, lourde, noire, dans le vide et plonge dans une fissure des maisons. L'homme qui est au bout de la corde voit les pans des murs prendre des inclinaisons dangereuses. Pour ses yeux les corps de bâtiments se bousculent autour de la cour. Tandis que la corde glisse doucement du toit, les regards de l'homme chavirent vers le ciel et groupent au petit bonheur les étoiles en constellations ignorées des astronomes. Ces figures vertigineuses lui rappellent un dessin de tapisserie, jadis, dans une chambre où pour la première fois l'amour, avec une odeur de madère, lui ouvrait un peignoir crème orné de rubans. Elles tournent au-dessus de sa tête comme alors ces fleurs murales. L'homme s'irrite d'un parallèle qui le poursuit et le gêne. À ce moment il a atteint la hauteur d'une fenêtre. Il tire deux fois sur la corde en guise de signal. Elle s'immobilise. L'homme monte sur le rebord. Il sort quelque chose de sa poche, il s'accroupit, il fait des gestes rapides; on n'entend pas les légers crissements qui les accompagnent parce qu'on est trop loin. Mais tout à coup un grand morceau de vitre se détache et suit sans bruit le mouvement de retrait de la main. La lumière lunaire qui blanchit la maison brille d'un éclat inattendu dans ce miroir. Le bras de l'homme, à travers la vitre coupée, cherche l'espagnolette. Tant d'habileté ne surprend pas Anicet quoiqu'il soit peu habitué à ce mode d'ouverture des fenêtres. Il lâche la corde et saute dans la pièce comme un personnage de féerie. Vous savez quel merveilleux attrait donnent à l'amour le secret et le mystère. Le crime porte un charme analogue. La prudence exigerait qu'on l'exécutât rapidement. Mais les voluptés fortes sont les plus lentes, et l'assassin sensible, le cambrioleur délicat s'attardent au lieu même qu'ils devraient fuir. J'ai souvenir d'avoir lu, il y a de cela dix ans, l'histoire de ce voleur qui avait pénétré dans la cave d'une banque, ouvert le coffre-fort, en avait vidé le contenu, mais ne pouvait se décider à partir et comprimait les battements de son cœur contre la porte du coffre. Aux agents qu'on avait mandés au vu des traces d'effraction, il dit avec tristesse: «Déjà le jour? oh! laissez-moi une heure encore.» À l'instant que son pied se posa sur le plancher, Anicet sentit le vertige monter le long de sa jambe tendue, envahir son corps, et tourner son crâne comme un remontoir. Le danger et la solitude, longs lévriers de la nuit, léchaient ses mains, sa face et ses paupières. Quelle envie de dire, posément, à voix haute: Me voici dans la maison. Le péril du moindre bruit ne rendait que plus tentante cette fantaisie. Comme un dormeur qui veut parler, Anicet se résigna à exprimer l'idée gênante, mais les mots portaient de petits bouts de papier collant recroquevillés, et dans la gorge raclaient les parois, s'y plaquaient sans pouvoir sortir. Quand un très grand effort permettait aux mots de s'échapper, comme des souffles, ceux-ci avaient perdu leur sens en route, on ne reconnaissait plus leur visage coutumier. Ou bien c'étaient d'autres phrases qui venaient, absurdes exhalaisons de l'esprit, trahisons déguisées de secrets intimes: «_Les fuchsias m'ont encore fait des propositions, ou, j'aimerais bien manger des femmes de couleur._» Anicet sentit qu'il n était plus maître de son esprit, et pour se ressaisir il fixa son attention sur un souvenir. Tout d'abord ce ne fut qu'un point lumineux autour duquel dansaient les ombres des associations d'idées, pareilles à des branches d'arbre devant le soleil. Puis les rameaux s'écartèrent, se groupèrent à la périphérie de la clarté, léger lacis sans cesse resserré, ne formèrent plus qu'un halo sombre, une bande noire, une ligne, une ligne mince, le contour du souvenir, puis Anicet regarda le soleil en face. C'était, sans préméditation, un beau soleil d'enfance, un jeudi qu'on partait pour le pôle à bord de l'INGÉNIEUX; tout se trouvait prêt à point, les conserves pour l'hiver, les fourrures, l'huile pour calmer la mer, les fourchettes à piquer les baleines. Mais au tournant de la rue des Martyrs, on s'aperçut qu'hélas! on avait oublié les coussinets des dynamos. Le souvenir devenait précis, précis comme le visage rieur de la petite fille, de laquelle je peux vous dire le nom, attendez: elle s'appelait Arabelle ou Marie, c'était sûrement une princesse déguisée. Je lui trouvais un port de reine. Immédiatement je voyais la mer et les bateaux de la Compagnie des Indes. Anicet sut à ce détail qu'il avait retrouvé son sang-froid, et comme un poisson dans l'aquarium se dirigea, d'après le plan consulté tantôt, pour trouver le salon où le peintre avait fait son atelier. Le petit jet de sa lampe électrique troua la nuit, révéla la porte et le bouton de la porte. À ce moment, Anicet éprouva fortement la volupté de l'ombre. Combien de fois avait-il vu en rêve ces hommes audacieux qui pénètrent dans l'obscurité des maisons, tandis qu'au dehors le clair de lune, silencieux et complice (on traduit _amica_ comme on peut), fait chromo? Belles affiches des films américains! et si tout à coup la lampe allait éclairer le visage d'un homme? L'intrus prit un de ses revolvers et l'arma avec un bruit sec plus harmonieux que les musiques humaines; puis il ouvrit doucement la porte et se glissa dans la pièce voisine. Il la franchit sans hésiter et entra dans l'atelier-salon. Si nous n'avions du monde qu'une seule donnée à la fois, s'il n'existait pas en nous cette faculté d'unir mille sensations simultanées et de les rapporter à un même objet, nous serions constamment dans l'état de notre héros à ce point de son histoire. Dans cette pièce ignorée où toute chose semblait précisément surgir à l'endroit qu'on ne l'attendait point, le jeune homme à chaque heurt saisissait dans le pinceau lumineux de sa lampe un aspect de cet univers paradoxal, et ne savait comment relier ce nouveau phénomène à ses précédentes découvertes. Aussi bien, ses yeux se trompaient-ils en discernant pêle-mêle, à terre, entre des séries de toiles adossées aux murs, ces loques brillantes, ces velours pailletés, ces colliers en perles de bois, ces caisses vides, ces boîtes de conserves aussi dangereusement sonores que ces invraisemblables instruments de musique tout à coup rencontrés par le pied avec un fracas épouvantable (cela se passe, en respirant très fort on finit par calmer son cœur). Une autre fois ce fut une masse molle qui entrava la marche d'Anicet et la lumière décela le cadavre bouffi d'un mannequin aux joues rouges. Un peu plus loin, quelque chose glissa si soudainement qu'Anicet eut le sursaut de quelqu'un qui touche dans l'ombre un serpent nu et rapide. Ce fut une peur affreuse qui fit trembler ses lèvres, dilata ses prunelles et donna une lucidité fébrile à son esprit. Tandis qu'il battait l'air de la médiocre clarté de sa lampe, le cambrioleur novice devina, sans que ses sens l'eussent encore pu renseigner, un chevalet chargé qui s'écroulait à côté de lui. Il eut le temps de jeter ses bras et de les serrer autour du cou de la bête prête à s'abattre: la catastrophe évitée, Anicet restait dans l'ombre, les mains fermées sur un revolver et une lampe, embrassant un fardeau qui lui échapperait au moindre mouvement. Il se compara au charretier qui accole son cheval et patine avec lui sur le verglas. Ramener sa charge en position d'équilibre, il faudrait un hasard. Il est du consentement commun que l'homme qui voit un ours se sauve puis a peur. Je ne le crois pas, mais plutôt que l'homme a peur (ce retrait subit de tout le sang des membres et de toute vie du corps, comme une chute), puis se sauve (cette réaction qui se fait course quand la machine regagne à toute allure le temps perdu par la terreur) puis, qu'il a peur de l'ours, je veux dire qu'il rend un juste hommage à la cause même de son trouble et la salue mentalement par son nom. Ainsi Anicet était mort un instant dans la nuit, puis avait devancé avec une précision d'automate le désastre imminent, et maintenant, le danger passé, se représentait le bruit épouvantable qui eût réveillé la maison, Paris, l'Europe et la police. Le craquement léger d'un meuble lui donna autant de terreur que si le chevalet se fût réellement effondré et que le peintre fût apparu dans l'encadrement de la porte, «Au fait, chez qui suis-je tombé?» Les toiles ne le renseignèrent pas au premier moment: c'était d'abord un paysage léger et dansant que de petits personnages antiques n'empêchaient pas de situer dans le bassin de Paris; puis il y eut au bord d'un lac une femme richement habillée qui tenait une lettre ouverte et regardait dans un des coins supérieurs l'apparition souriante d'un jeune commis endimanché. Anicet, qui s'était cru chez un émule de Corot, se sentit déconcerté et chercha d'autres renseignements: il aperçut une maison schématique qui fidèlement figurait la _Maison_, celle qu'on ne désigne que par ce nom tendre sans le nantir d'un possessif, la Maison qu'on a décrite avec son toit, ses fenêtres, sa porte, (les étrangers seuls y voient des choses singulières), cet endroit chaud quelque part dans le monde, vous m'étonneriez, voyageur qui lui trouvez DU CACHET, ce coin ami au dehors duquel il n'y a que les étoiles et la barrière du jardin. Ici Anicet se perdit dans les souvenirs de sa petite enfance, quand les chiens ouvraient des gueules immenses et quand régnait sur la terre un peuple de géants très doux. La toile suivante émut une autre couche de son être: elle représentait un adolescent grand et maigre dont les mains souffrent d'être vides, un garçon qui n'a pas encore appris la beauté des corps, ni quel secret cache ce maillot trop large: trop pur pour être harmonieux. Enfin, pour que le doute ne pût subsister dans l'esprit d'Anicet, une nature morte laissa voir au jeune homme dans le jeu ambigu de la guitare et des bouteilles au centre du guéridon les formes jointes d'un couple amoureux que le monde ne pouvait plus troubler ni le charme des objets usuels. Sa stupéfaction fut si profonde qu'à peine le mot Bleu eut-il surgi dans sa pensée qu'Anicet ne songea plus à s'étonner de cette merveille: «Je suis chez Bleu.» Il y avait un siècle que tout le monde le savait. Le premier mouvement fut de partir: on dirait aux gens de là-haut qu'un intrus avait empêché le vol et d'ailleurs... Le deuxième mouvement fut de simple curiosité, et tout de suite il y en eut un troisième: la décision de voler Bleu mieux encore que n'importe quel autre peintre. Probablement, au fond du cœur, le troisième parti avait précédé les premiers: il portait en lui un tel attrait, un tel feu qui brûlait les poumons comme l'oxygène après une longue course dans l'air froid. Mais la force extérieure à l'esprit qui discipline nos instincts l'avait présenté par anti-phrase, puis comme elle n'entraînait pas la conviction, avait laissé passer l'excuse _curiosité_ et enfin avait cédé au désir fondamental qui annihilait sa résistance. Qu'il est facile de causer préjudice à des indifférents, mais quelle douce violence on se fait quand on nuit sciemment à qui l'on aime! et Anicet ressentait pour Bleu cette sorte d'amour que les gens prennent pour de l'admiration. La puissance de séduction que Bleu exerçait sur lui faisait éprouver à Anicet quel rival il trouvait en ce peintre pour la conquête de Mirabelle. Cependant de l'émoi ressenti devant les miracles de Bleu, on ne pouvait déduire celui de Mirabelle; ah! si le génie seul avait agi sur cette fuyante beauté! Mais qui saurait à coup sûr trouver le chemin de tous les cœurs, et n'est-il pas vers l'amour d'une femme des voies singulières que n'ouvrent ni la valeur ni la beauté? Pour deviner quel effet pourrait produire Bleu sur Mire, il eût fallu connaître, avec l'étendue de ses moyens, la façon dont ceux-ci agissent sur un être. Quand Anicet s'efforçait de pénétrer ce mode d'action sur soi-même, le trouble bornait son investigation. Par analogie, il égalait cette émotion à celle de certains réveils enfantins: on ne sait plus le nom des objets familiers, on les reconnaît mais quelque chose d'eux est parti dans l'infini. Ou bien on trouve encore les vocables qui désignent ces accessoires de la vie quotidienne, mais c'est la première fois qu'on voit une table, une chaise, tout paraît neuf, surprenant, éloquent pour notre cœur et sans doute allons-nous découvrir des vérités capitales. La plus banale réalité tout à coup me parle directement sur un ton si lointain que les yeux se mouillent. Ce qui monte en nous, c'est l'amour de la vie soudainement provoqué par le spectacle des natures mortes. Quelle partie humaine se joue donc derrière ces apparences inertes? Rien n'aurait moins dû me faire songer à la vie, et la voici palpitante (beauté de ce mot vulgaire). Quelle douleur ou quelle joie réside au sein de celui qui nous la révèle? À tout instant on le croirait à un tournant dangereux de ses jours. Un secret merveilleux l'anime à nous communiquer un trouble profond qu'il transforme pour nous et jamais nous ne saurons de quel drame ces paquets de tabac sont le signe, ni quelle exaltation traduisent ces mandolines. Il n'y a ici que l'émotion pure et si pareille à celle qui dort en nous, qu'elle va l'éveiller comme la note harmonique fait un vase muet tout au fond de la pièce. On n'échappe pas à ce charme parce qu'on n'en saisit plus l'origine. Ce qui vient à nous est vrai, nous ne pouvons le réfuter. Comme on tremble subitement devant une pipe et quelle faiblesse nous met à la merci. À la merci de quoi? Anicet éclata de rire sans aucune gêne: «Je viens de me prendre au sérieux», dit-il à haute voix et cette imprudence n'entraîna aucune catastrophe. Cette bravade avait été pour lui l'épreuve de son existence. La séduction de Bleu l'avait un instant distrait de sa personnalité et le son seul de sa propre voix lui rendit le sens individuel. Tout d'abord il avait projeté la destruction de ces œuvres redoutables pour lui, mais en même temps il convenait qu'anéantir ceci n'était rien: il s'agissait d'inventer des charmes plus puissants. La force de fascination du peintre s'expliquait assez clairement: ne se substituait-il pas à nos sens pour interpréter le monde et de qui sommes-nous incessamment amoureux sinon de ces intermédiaires? comment ne pas s'éprendre de celui qui nous donne à tout instant l'équivalent humain des choses extérieures? Pauvre poète qui cherche à lutter avec tes malheureuses images verbales! Il y a pourtant des cris qui viennent de plus loin dans les cœurs des hommes que de cette zone facilement atteinte où règne l'amour des formes colorées. Si nous savions donner à nos instincts leur voix véritable et non ce chant monotone des cordes vocales quel pouvoir ne prendrions-nous pas sur tous nos semblables, que leurs cheveux soient ou non de la longueur des nôtres! À titre d'essai, Anicet ferma les yeux, éprouva l'angoisse de la jalousie et cette crainte insurmontable du triomphe de Bleu, puis il écarta désespérément les formules que son esprit lui proposait pour les traduire, se ramassa sur sa souffrance au point de ne plus rien sentir de l'univers que ce feu intérieur, et laissa monter la plainte réflexe qui vint à ses lèvres et sonna très bas, comme la parole d'un autre, avidement guettée par Anicet lui-même: Mon Dieu. Cela surgissait de l'intime et personne n'avait envie d'en rire, mais rien, rien n'excusait ces mots, fruits de l'habitude. L'Anicet mécanique dit encore: C'EST BIEN ÉTRANGE. Mais de quoi parlait-il avec le ton lointain des gens qu'on a cru morts et qui se réveillent à demi pour livrer le secret de la tombe? L'autre comprenait maintenant que la voix profonde de l'homme ne possède aucun des sortilèges communs aux poètes. Au vrai, peu lui importent tous les mots. Dans les toiles de Bleu ce qui troublait surtout Anicet c'était cette sûreté des formules; il ne semblait jamais que le hasard eût présidé à ceci ou à cela. On devait le craindre comme ce chimiste expert qui reproduirait à coup sûr tous les corps naturels. Et cela même, était-ce bien redoutable? Cette confiance dans sa science ou son art que supposait la réalisation des formules était-elle compatible avec la séduction? À vrai dire, l'adresse n'est ici qu'un pis aller. Pour m'émouvoir au point de me subjuguer, la gaucherie qui invente cette caresse ou ce regard pour les besoins de la cause, l'anxiété de la parole, l'incertitude du geste, sont de plus sûrs auxiliaires. Sur un chevalet, il y avait un grand tableau voilé avec tant de soins qu'on comprenait à ce seul détail la sollicitude du peintre pour son œuvre. D'un tour de main Anicet le dénuda, curieux de trouver ici même l'épreuve de sa conviction. Dès le premier coup d'œil, il comprit qu'il était devant la _Louange du Corps humain_, le tableau dont tout le monde parlait sans l'avoir vu et où Bleu croyait mettre le meilleur de soi-même. Le jeune homme soupira de soulagement: ce qui se présentait à sa vue n'était qu'une parfaite académie, une figure de proportions avec ses cotes en chiffres connus. Anicet saisit subitement que Bleu en atteignant la perfection avait passé du domaine de l'amour à celui de la mort et de la gloire. Il prononça plusieurs noms de grands hommes et sourit. «Vous me direz ce que vous pensez de cette toile... Tiens, Anicet! Que faites-vous là, cher ami, avec une lampe et un revolver? Vous voyez, j'amenais notre cher Marquis dans mon atelier. Il s'agissait de montrer _la Louange du Corps humain_ que vous regardiez à ce que je vois. Qu'en pensez-vous? Non, ne vous forcez pas.» Anicet balbutia des compliments embrouillés. L'arrivée de Bleu escorté par le Marquis le terrifiait. Que dire? Le rouge lui montait aux joues de devoir mentir sans aucune chance d'être cru. «Ne cherchez pas à m'expliquer votre présence, dit encore Bleu, chacun a ses petits secrets et il n'y aurait plus de vie possible si les voisins s'en préoccupaient. Vous prendrez bien quelque chose?» On entendit des craquements de pas dans la pièce voisine. Quelqu'un de lourd avançait avec précaution. Tout à coup, comme une chouette en plein jour, Boulard jaillit dans la lumière, épouvanté de se trouver en présence des locataires. Mais sa terreur changea de nature quand il eut aperçu le visage du Marquis. «Excusez-moi, Chef, dit-il, je ne savais pas que ce Monsieur le peintre était de vos amis. Sans ça vous pensez bien que je n'aurais jamais osé! Et si je me suis engagé dans cette aventure avec les camarades, c'est qu'un rabatteur nous a proposé le coup à la dernière minute. Alors, vous comprenez, une belle affaire. Faut pas laisser passer l'occasion. On a peur des gaffes, on en fait d'autres. Enfin. Et puis nous avions une nouvelle recrue à exercer, ce jeune homme, et... Mais est-ce que vous le connaissiez aussi? Ah! bien, je suis flambé. Il vous a tout dit: qu'on ne voulait pas partager avec vous, que c'était pour le compte d'un Américain. Ah! zut alors! Quel malin, tout de même. Aussi on se fatigue à toujours donner la part du bon à des Messieurs en habit noir qui ont peur de se salir les mains. Comprenez, patron, on fait toujours le gros ouvrage. Alors. Enfin, il ne faut pas nous en vouloir. Vous êtes intelligent. --Tu vas commencer par filer, dit le Marquis, pour cette fois ça passe. Mais que je ne vous y reprenne pas. Va: Monsieur (il désigna Anicet) reste avec nous.» Boulard s'en alla à reculons. Quand on fut bien sûr qu'il était parti, le marquis se retourna vers Bleu: «Je vais vous expliquer. --Du tout, du tout, mon cher, cela vous regarde. Nous allons boire. --Ainsi, dit le Marquis, vous aviez noué partie avec mes petits bonshommes, mon cher Anicet, cela est bien drôle.» Anicet ne nia pas. Le Marquis avec un air très contrarié répéta: «Cela est bien drôle.» et à part lui il ajouta «Comment vais-je pouvoir me débarrasser maintenant de ce jeune indiscret qui en sait trop long sur mon compte?» BLEU (pendant ce temps il est revenu devant la _Louange du Corps humain_). Comme ce n'est rien, tout de même. CHAPITRE DIXIÈME LA SOIRÉE CHEZ MIRABELLE L'habit est de rigueur. Comme les invités, les domestiques sont masqués. Voilà comment, à la place d'Eugène qui en a profité pour aller au cinéma, un inconnu s'est glissé dans la maison. Un inconnu? non pas: Nicholas Carter, détective, grimé si habilement que c'est dommage que personne ne puisse admirer ce beau travail. Il pendit la cape d'Anicet à côté des cinq autres, et, à mi-voix, rappela poliment au jeune homme qu'il devait, avant d'entrer, ajuster son loup, pour l'instant relevé sur le front. Voyons: Bleu, Chipre, Pol, Miracle, le Marquis. Et Baptiste? «Vous êtes seul? dit Bleu, comment se fait-il que Baptiste ne soit pas à l'heure? cela ne lui ressemble pas.» Anicet sentit que cette phrase soulageait l'assemblée d'un long silence. On attendait trop impatiemment Mire pour soutenir une conversation générale. «Par où va-t-elle paraître?» demanda Pol. Le Marquis montra les trois portes du salon: «Impossible, dit Pol, elle arrive toujours par quelque endroit mystérieux. Elle surgit. Rappelez-vous. --Nous sommes ici rue de la Baume, répliqua della Robbia, et Madame Gonzalès est mariée. --Je n'ai jamais cru à cette histoire, dit Chipre, Mirabelle n'est pas une femme comme les autres, voyons. --Nous le pensions avant de connaître son identité véritable. --Je vous dis que c'est un mythe solaire. --Une conception de l'esprit. --Une idée fixe. --Une image. --Un symbole. --Taisez-vous, dit Anicet, c'est une femme en chair et en os, ou bien nous ne la trouverions pas si belle. --Pour sûr, dit Pol, elle va sortir du piano. C'est beau les pianos. Si j'étais riche j'aurais un piano.» Il découvrit le clavier et le caressa. Une note accrochée se fit entendre faiblement. Pol recula éprouvanté. «Comment allons-nous l'appeler? questionna Miracle. --Madame. --Et le mari, ajouta Pol, nous l'appellerons Pedro.» On introduisait Baptiste. On n'eut pas plutôt remarqué sur son visage un air d'affliction profonde que la grande porte du fond se fendit et glissa de part et d'autre: le salon se trouva doublé, dans sa nouvelle moitié on aperçut Mirabelle aux côtés du prince consort. Elle était vêtue d'une jupe de tulle noir surmontée d'une haute ceinture, et pour tout corsage n'avait que deux panonceaux de notaire assujettis par une chaîne plusieurs fois enroulée. Ses jambes étaient nues et ses pieds chaussés dans de petits souliers de nacre pareils aux encriers qu'on vend sur les plages. Un seul bijou la parait: ce long et lourd collier de coquillages inégaux comme l'humeur du ciel et moins sonores que la mer. Elle était coiffée à la mode et portait en guise d'éventail un grand pare-feu de cuivre. Cette apparition fut accompagnée par un air de polka qui s'échappa du ventre blanc et or d'un de ces bahuts à musique ornés de statuettes chamarrées dont les bras battent la cadence. Un feu de bengale s'alluma tout à coup dans un Saxe et plongea les sept masques dans le vert, tandis que dans la seconde pièce un feu jaune sortait de la bouche d'un mascaron de pierre pour envelopper les époux. Un amour nu qui tenait une guirlande de fleurs sur une colonne, la jeta, sauta à terre et s'agenouilla devant la cheminée dont le tablier était relevé: «Oh, là-haut, oh!» cria-t-il. La voix lointaine des ramoneurs lui répondit: «Ah, là-bas, ah!» et l'enfant disparut. Une chèvre blanche passa entre le couple et le groupe, salua et sortit en ouvrant la porte avec ses cornes. Il y eut encore des cyclistes habillés en bergers, un danseur de corde napolitain, une pantomime jouée par des phoques costumés, puis toute lumière s'éteignit. Aussitôt, sur un écran jusque-là invisible, se projeta le couple Gonzalès sur le perron du Roule le jour du mariage. Un texte explicatif annonça qu'on se proposait de présenter à l'honorable assistance la vie des mariés, qui méritait de passer en exemple aux jeunes gens de l'avenir. Ce fut d'abord Pedro Gonzalès, fils de pauvres ouvriers cordouans. À cette occasion il y eut quelques vues de Cordoue, de ses ressources, de ses monuments, et on apprit le chiffre des habitants de la ville. On assista à la vie de tous les jours des parents Gonzalès, le modèle des ménages, dans son misérable galetas. On vit Madame Gonzalès laver son linge, moucher ses sept enfants, en faire un huitième, prier le Saint-Esprit dont l'image était pendue à la tête du lit. On vit Monsieur Gonzalès s'exténuer de travail dans les chantiers de construction, puis un soir en rentrant chez soi, écouter le racoleur d'émigrants qui promettait monts et merveilles. On vit le voyage de la famille, les vertus domestiques de ses membres pendant la traversée: le plus jeune des Gonzalès, Pedro justement, qui partageait son pain avec de pauvres vieillards infirmes. On vit la Californie, la conquête de l'or, la mort tragique du père, écrasé je ne sais plus par quoi, la jeunesse difficile de Pedro, l'ingénieuse industrie qu'il déploya dès l'âge de douze ans pour tirer sa mère, ses sœurs et ses frères d'une indigence digne et laborieuse. On vit ce parangon des fils soigner sa mère malade, sauver du vice ses sœurs et les marier, arracher son frère aîné à l'alcool et lui faire prendre les ordres. Enfin on le suivit une bonne demi-heure d'acte vertueux en acte vertueux jusqu'au bagne. Là on le vit apprendre les mathématiques. Après quoi il s'évada grâce au talent qu'il possédait de faire le cadavre. Puis on le vit amasser un petit pécule en attaquant les diligences, se lancer dans la spéculation et gagner une fortune considérable, dont on eut une faible idée par quelques vues de ses domaines, venir en France, apercevoir Mire, en tomber amoureux, dépérir, consulter le médecin, déclarer sa flamme, être reçu avec une grande tristesse par Mirabelle qui lui tint à peu près ce langage: «Je suis d'origine inconnue. Mon passé se perd dans la nuit des temps. Ne cherchez jamais à savoir quelque chose de mon enfance ou tout serait fini entre nous.» Puis elle lui raconta sa jeunesse. Son histoire commençait à Marseille, l'hôtel meublé donnait sur le port. On voyait la jeune fille assise sur un lit défait. Sa figure exprimait un désespoir dont on ignorait la cause. Elle se levait et tournait dans la chambre. Parfois elle arrachait avec ses ongles de grands lambeaux du papier de tenture. Elle froissait avec une émotion considérable une petite jupe d'enfant en satinette. De temps en temps elle élevait vers le ciel des regards chargés de reproches et on assistait à la scène à laquelle elle faisait ainsi allusion: dans un riche palais d'Italie un vieillard surprenait un jeune homme à lire l'Arétin, entrait dans une grande colère, jetait le livre maudit dans la lagune et chassait l'adolescent avec des imprécations épouvantables. La jeune fille de Marseille soupirait, écrivait sur un papier quadrillé ces simples mots: _Adieu. Dans la mort comme dans la vie, je suis à toi. Mirabelle._ Puis la scène changeait. On se trouvait dans l'arrière-boutique d'un café. Un pécheur à l'œil noir rapportait sur son épaule le corps inanimé d'une noyée. Il la déposait sur la table, hochait la tête et sortait de sa poche la photographie de sa fiancée morte. Très ému, le marin, dans un moment d'égarement, abusait de celle qu'il avait sauvée. Elle rouvrait les yeux et l'on reconnaissait Mirabelle. Désormais celle-ci s'habillait de noir. Un protecteur mystérieux lui assurait une vie aisée. Mais partout sur son passage les hommes prenaient feu et se consumaient. Les mères chassaient l'innocente à coups de pierres d'un village des Asturies où elle était allée enfouir un secret douloureux. Un peu plus tard elle regardait le soleil s'enfoncer dans la mer et pensait à sa destinée mystérieuse, à deux amants pour lesquels elle n'avait pas su être cruelle et qui avaient payé de leur vie sa faiblesse. À ce moment un homme roux comme le crépuscule éveillait son attention par son allure singulière. Il allumait sa cigarette aux derniers rayons du soleil. Puis, étendant le bras, il décrochait quelques nuages, faisait la moue, les laissait tomber tous à l'exception d'un seul qu'il mettait à sa boutonnière. Soudain il se pencha vers Mirabelle, l'attira contre lui et la rendit mère. Le tableau suivant montrait la jeune mère allaitant son enfant, tandis que le père, Harry James, croquait les dragées du baptême. Puis ce fut Harry James qui échangeait son fils contre une belle pipe d'écume avec un marchand ambulant, le désespoir de Mirabelle, la colère de son amant qui sortait, volait une automobile et disparaissait. À ce point du récit, on revit Pedro Gonzalès en larmes qui baisait les mains de sa fiancée. On termina par un portrait du couple qui, la lumière revenue, s'avança vers ses invités comme si aucun prodige n'avait accompagné son entrée. Ce fut le point de départ d'une conversation sans entrain, longue, diffuse, vaine, agaçante, au cours de laquelle Mirabelle ne manqua pas une occasion de parler de son mari, de le mettre en avant, de lui témoigner une affection gênante. Elle joua de ses invités comme une chatte fait des souris: «Mon mari, disait-elle, mon mari...» Elle riait à exaspérer: Parfois si elle surprenait un regard furieux, un mouvement de lèvres, elle fermait les yeux avec volupté, étendait les doigts d'une main sans bagues, d'une main nue. Si elle avait parlé un peu plus longtemps à l'un des masques, elle corrigeait cette faveur par un nous qui l'unissait à Pedro Gonzalès au moment qu elle s'appuyait négligemment à lui. Elle se montra plus particulièrement coquette à l'égard d'Anicet: qu'il se fût tiré d'une aventure aussi dangereuse que celle de leur dernière entrevue étonnait Mire: «Qui donc m'avait dit, Monsieur Anicet, que vous aviez été blessé dans un accident? Il n'y a rien de vrai là-dedans? --Absolument rien, Madame, la vie est affreusement monotone, et je n'ai même pas la chance du plus petit accident.» Le renard de la curiosité, il n'est pas besoin d'être un jeune Spartiate pour le garder sans crier sur son sein. Mais, si maîtresse de soi-même que fût Mire, elle ne pouvait rester immobile et ses mouvements sinueux dessinaient des huit de chiffre croisés au point où Anicet gardait le silence. Sous le plus futile prétexte, à chaque instant un domestique entrait. Il pensait: «Il faudra bien que je surprenne ici quelque secret. Tout ceci est trop singulier pour être naturel: il y a réunion plénière, et que signifient ces attractions? Je m'y perds. Toutefois, je ne regrette pas mon temps: à quelque chose m'aura servi d'en être l'amant puisque cette toquée de Marina confesse le Gonzalès de ce qui se mijote ici. Je ne comprends tout de même pas très bien les rapports de tous ces gens entre eux. Dommage qu'on ne voie pas leurs figures. Seul s'est laissé reconnaître le jeune Anicet que je retrouve décidément partout sur mon chemin. Si je savais que Madame Gonzalès fût sa maîtresse, tout deviendrait beaucoup plus clair.» La patience des hommes a des limites et déjà les invités regardaient d'un mauvais œil le mari trop heureux. Ce sentiment de jalousie dominait en eux tous les autres sauf chez le Marquis della Robbia qui partageait ses inquiétudes entre Mirabelle et Anicet. Que ce dernier possédât des renseignements si complets sur la bande dont le marquis était le chef, voilà qui allait mal. Nous ne sommes déjà que trop peu sûrs de nous-mêmes pour faire confiance à autrui. Anicet pouvait à tout instant bouleverser la vie du brillant attaché d'ambassade. Celui-ci cherchait à s'affranchir, et l'attention même que Mire marquait au dangereux détenteur de ses secrets n'était pas pour dissuader délia Robbia de se défaire d'Anicet. L'occasion, plus glissante qu'un poisson vif entre les doigts, comment la rencontrer? Le désir d'éviter ou de retarder l'orage fit remarquer à Mirabelle la pâleur de Baptiste: «Que vous est-il arrivé, mon ami? questionna-t-elle, vous paraissez abattu. Seriez-vous malade? --Oui, appuya Bleu, Baptiste est arrivé en retard; il faut qu'il ne soit pas dans son état normal. --Ce n'est pas moi, dit Baptiste, c'est mon train qui a eu du retard. J'arrive de province et vous m'excuserez de ne pas briller dans la conversation quand vous saurez qu'aujourd'hui même j'ai suivi les obsèques de mon meilleur ami; vous l'avez connu, Madame, à ce qu'il paraît, car on l'appelait Harry James.» Mire poussa un léger cri et s'évanouit entre les bras de son époux. On s'empressa, mais elle revint assez vite à soi-même. Son premier regard fut pour l'homme qui la tenait. «Ah! c'est vous, Pierre? Je me trouve bien sotte. Une pareille nouvelle! Personne au monde ne m'a fait à la fois tant de bien et tant de mal que celui dont vous avez prononcé le nom, Monsieur Ajamais, et je ne sais plus si je dois le haïr ou le pleurer. Je serais bien désespérée à l'heure qu'il est, n'était cet appui dans la vie que je trouve dans le modèle des époux. Mais de quoi est mort ce malheureux? Je me sens assez forte pour en entendre parler, je vous assure. --Harry James, Madame, a préféré la mort au fil des jours plus tranchant que celui du rasoir. Il a choisi la chambre d'hôtel où se dénouent les faits divers comme l'arme la plus propre à priver de la lumière ceux qui ne savent plus qu'en faire. Je vous fais grâce des détails, tous plus déchirants que le bruit de la scie. --Harry suicidé? C'est à n'y rien comprendre. Que lui était-il advenu? --Les journalistes se le demandent, mais ils se tranquillisent en imaginant un accident. Un jeune homme que James voyait les derniers temps m'a assuré qu'il était devenu bizarre: «Vous me croirez si vous voulez, m'a-t-il dit, eh bien, pendant des soirées entières il était gai comme un pinson. On faisait la noce. Rien de plus naturel. On blaguait. Il y avait des femmes. Au milieu de la nuit il se mettait à fixer un point dans le vide et vous ne lui auriez plus arraché un mot. Un original, quoi!» C'est tout ce qu'on peut savoir.» Il y eut un grand silence, puis Anicet sifflota et dit: «Croyez-vous que le suicide change quelque chose à notre cruelle indécision? Ce qui nous satisfait à sa pensée, c'est cet aspect de solution, ce caractère définitif, qu'aucune de nos actions ne revêt de cette manière apparente. Mais ne nous trompons-nous pas? Pourquoi ce seul geste nous permettrait-il d'agir sur nous-mêmes quand tous les autres resteraient inefficaces? Si vraiment se tuer mène à quelque chose, il doit y avoir d'autres façons de résoudre le problème de la vie. --Si vous avez raison, reprit Baptiste, Harry James connaissait ces autres solutions. Il les avait examinées et vous savez laquelle il a choisie. Une phrase d'une de ses lettres me trouble. Il parle d'une chose mystérieuse à quoi il s'est essayé. Puis c'est fini, le trou noir. Un grand silence, et, dans les nouvelles en trois lignes, l'annonce du décès. --Le suicide, dit Gonzalès, je n'y comprends rien: bien des fois je me suis vu ruiné, déshonoré, flambé. Je n'ai jamais pensé à sauter le pas. Et vous voyez que je suis encore là, avec une belle femme, de l'argent, un hôtel à Paris, des propriétés en Californie, et une soif, une soif de tous les diables!» On passa des rafraîchissements. Mirabelle prit Baptiste à part: «Il était votre ami, dit-elle, vous a-t-il jamais parlé de moi? --Je ne pourrais pas le jurer. Les femmes tenaient peu de place dans ses propos. Cependant je crois me rappeler une histoire qui pourrait se rapporter à vous. --Dites. --Harry James avait alors pour maîtresse une petite fille triste à laquelle il ne touchait jamais parce que, assurait-il, elle était enceinte. La malheureuse, éprise de lui, se frappait de grands coups sur le ventre pour lui prouver qu'il n'en était rien. Comme elle attendait réellement un enfant, elle en mourut. À cette occasion je demandai à mon ami s'il avait toujours eu cette répulsion de la grossesse. Il me répondit que non, que cela remontait à une aventure précédente: «Cette femme, disait-il, était enceinte de moi, «et ce qui me répugna ce fut seulement qu'elle fît sans cesse «des projets d'avenir. Par la suite ce dégoût s'allia dans «mon esprit à l'idée de femme enceinte.» --Monsieur Ajamais, savez-vous combien vous êtes cruel dans vos récits? Vous blessez à coup sûr.» Mire s'évada. Avec quelle voix elle s'adressa à son mari! Toute l'assistance en fut incommodée. Dès lors il ne fut plus question que du bonheur conjugal: le thème fut appuyé d'exemples jusqu'à deux heures du matin. Sur le trottoir, quand les masques se retrouvèrent entre eux, ils remportaient une colère confuse. Le marquis, qui crut apercevoir l'occasion cherchée, affirma qu'une conférence s'imposait. Personne ne songea à le contredire. Le café de Boulard parut bien peu tranquille pour y tenir des assises. Miracle proposa une salle de sa connaissance dont il garantissait la sécurité. On le suivit sans voir une ombre sortir de l'hôtel Gonzalès et emboîter le pas de la petite troupe après s'être assurée du bon état d'un revolver. CHAPITRE ONZIÈME PRÉLUDE, CHORAL ET FUGUE À la suite d'Ange Miracle, toute la bande remonta les boulevards, puis la rue du 4-Septembre, la rue Réaumur, le boulevard Sébastopol. «Oh! j'ai tellement sommeil, soupira Pol mal à l'aise dans son habit de louage, où va-t-on comme ça? Aux Halles?». On ne lui répondit pas. Ces sept hommes en chapeau haut de forme n'étonnaient même pas les rares passants, les dernières filles maintenant sans espoir: «Tout de même, dit l'une d'elles en les frôlant, si c'est une façon de faire la fête!» Ils prirent la rue aux Ours. L'Horloge pneumatique marquait trois heures. Un sifflet de vapeur fit retourner Anicet: comme un mauvais présage, un vrai train de marchandises avec une vraie locomotive traversait lentement la rue Étienne-Marcel. Les fourgons étaient pleins à déborder de choux et de carottes. «C'est ici», dit Miracle. Sur la porte on lisait: INSTITUTION DE JEUNES GENS. Ange siffla d'une manière singulière. Un certain temps s'écoula. Puis la porte pivota doucement sur ses gonds, et on vit une jeune fille en déshabillé, elle enlevait de sa main gauche son dernier bigoudi. Elle recula: «Tu n'es pas seul, mon Ange? --Excuse moi, Élodie, j'ai à parler sérieusement avec ces Messieurs, et nul lieu ne m'a paru assez sûr pour notre conférence. Mène-nous dans l'atelier. Il n y a personne, n'est-ce pas? --Quelle idée! heureusement, ce sont les vacances, et Papa est absent. Tout de même, j'ai un peu peur. Entrez, Messieurs. En voilà du mystère. Par ici. Cela ne va pas durer longtemps? Prenez la lampe. Tu resteras, hein? À droite.» À travers l'obscurité on était parvenu dans une vaste pièce. Une lampe à filament de charbon donna une lumière misérable et n'éclaira que quelques sièges scolaires, un carton à dessins, des barres d'appui. La grande ombre environnante ne fut que peu à peu perceptible aux sept compagnons. On se trouvait dans la salle de dessin, un grand atelier vitré, où pendaient des plâtres à peine aperçus, modèles de bras, visages grecs, le discobole, des fleurs de pierre, l'esclave de Michel Ange émasculé, et par terre plusieurs bustes, torses, têtes de rebut, éventrés, décapités ou scalpés, et laissant voir par leurs plaies noires le vide des conceptions humaines. Tout cela était couvert de la poussière accablante du fusain ou de la craie. Élodie se retira. Ils s'assirent. Ils se groupèrent. L'un deux s accouda aux barres d'appui. Anicet se jucha sur la table du professeur. «Mes amis, dit le marquis della Robbia, ce qui nous a joint toujours, c'est un certain sens, un certain goût de se compromettre, un certain tour d'esprit dramatique. Nous voilà sept, comme une chose, dans un endroit absurde. Ce n'est pas par désœuvrement que nous nous sommes donnés un but dans la vie, mais par désir de n'en pas atteindre d'autre. Nous cherchions à nous restreindre, et nous nous sommes réunis pour diminuer encore nos espérances. Nous avons inventé cette rivalité ridicule. Nous tenions peut-être à notre estime réciproque et nous voulions un terrain où nous éprouver concurremment à armes égales. Je ne vous parlerai pas de Mirabelle, et de ce quelle a pu devenir pour nous. Ainsi, au cours d'une partie, le jeu change d'objet, tourne sur ses talons, et c'est toute une aventure nouvelle offerte à nos désirs. L'horizon le plus étroit s'élargit toujours au coude de la route. Qu'importe après tout que les yeux des femmes ne soient que des miroirs à alouettes! Il y a des émotions qui font tout le prix de l'existence, et qu'elles paraissent méprisables à l'homme que nous étions avant de les avoir goûtées ne nous les rend pas moins indispensables. Il y avait ici quelqu'un que la règle du jeu ne prévoyait pas et qui promet de rendre ce passe-temps impossible. Nous avions tout examiné, excepté le mari. Le mari. Il vous appartient de décider notre attitude devant le mari.» Il y eut un grand tumulte. Chipre proposait un enlèvement. Pol parlait de suicide à sept, de conduites de gaz. Ange demandait qu'il n'y eut pas de violence: avec de l'adresse on peut faire tant de mal. Bleu prononçait poignard à tue-tête. Anicet jouait avec sa chaîne de montre et balançait ses pieds sous la table. Ce fut Baptiste qui imposa le silence et qui prit la parole: «Je connais deux moyens d'écarter une femme d'un homme, c'est de tuer l'homme ou de le ruiner. Le second est assez cruel. Cela rappelle le gobe-mouches. De plus, il n'est pas très facile de l'appliquer. Vous dirai-je que j'avais déjà tenté quelque chose dans ce sens? Mais je ne pouvais agir directement. Il a fallu mettre en branle dix ou vingt intermédiaires inconscients. Les affaires financières sont plus compliquées que le bois de Vincennes. La machine partie m'échappe. Qu'est-ce que cela donnera? Je n'en sais rien. Si vous êtes des hommes résolus, vous ne pouvez pas vous contenter d'attendre un résultat problématique. Il faut tuer. C'est très simple. Tuer.» Il y eut une très longue discussion. Une discussion confuse, où montait plus haut que tout la voix d'Ange Miracle, angoissée, qui réclamait de la douceur, de la douceur. Chipre admettait le poison, le marquis l'assassinat payé. Bleu criait toujours: Poignard! Pol avait peur et faisait des coq-à-l'âne. Anicet ne disait rien. Comme on le questionnait, il répondit par une série de proverbes contradictoires. Baptiste répétait: «Il faut tuer» avec tant d'insistance qu'en fin de compte tout le monde tomba d'accord qu'il fallait tuer, mais on ne put s'entendre sur la façon de le faire. Le marquis observa que le choix de l'arme devait être laissé à l'exécuteur. Un malaise bondissant troubla les cœurs. Les plâtres parurent plus sinistres le long des murs. Quelqu'un proposa de tirer au sort. Chacun se saisit avec avidité de cette idée: une chance sur sept, c'est très peu. «Je fais les bulletins», dit Baptiste. Il avait pris dans un carton une feuille de papier à dessin et la pliait en huit. Avec le revers de la main il écrasa les plis, puis, lentement, il déchira le papier en les suivant. Cela fit un craquement. Tout le monde suivait ses gestes du regard. Il y eut la mimique du stylographe, le capot enlevé, le pas de vis qu'on tourne, la plume qui sort comme un soleil levant, l'essai du bec sur le huitième fragment de papier, les secousses pour faire couler l'encre. Puis d'une main de comptable, Baptiste inscrivit les sept noms sur les sept papiers. Pol proposa de la craie pour sécher: «Inutile, dit Baptiste, mon écriture sèche toute seule.» Avec délicatesse il plia chaque bulletin en quatre et déposa le tout dans une urne de plâtre que Bleu venait de découvrir. À l'unanimité moins une voix, la sienne, Pol fut choisi pour tirer le nom fatal. Il s'avança tremblant, puis soudain voulut se sauver. Le marquis dut le rattraper et le tenir. Dans le silence, il sortit un bulletin, le déplia et lut avec une joie manifeste: ANICET. Ce fut un soulagement tel qu'on se mit à parler très vite tandis qu'Anicet balançait ses jambes à toute allure. Par contenance, semble-t-il, Baptiste plongea la main dans l'urne et retira la poignée de petits papiers. Il les déplia et les mit un à un dans sa poche sans qu'on y prêtât attention. Sur cinq bulletins il put relire le mot ANICET. Le dernier seul portait le mot BAPTISTE. Chacun maintenant avait une phrase sur le thème: _Si c'était moi._ On donna des conseils au mandataire. On lui frappa sur l'épaule. Il y eut un grand mouvement d'amitié vers lui. Le marquis della Robbia qui de temps en temps retrouvait son accent italien se montra particulièrement affectueux. Il offrit à Anicet de l'aider de toutes ses ressources dans l'exécution de cette tâche difficile. «Je vous remercie, dit Anicet, je ne vous demanderai qu'une chose: comme il me serait désagréable de rentrer aujourd'hui chez moi, par pure sentimentalité, et que c'est ce soir même que je me débarrasserai de cette corvée, je vous serais reconnaissant de bien vouloir m'accorder l'hospitalité pour cette journée. Je ne vous gênerai d'ailleurs pas longtemps. Je me reposerai et je vous quitterai sur le coup de vingt heures.» On vit bien que cette proposition agréait au marquis. Il se frotta les paumes, rit plusieurs fois tout seul et serra la main d'Anicet. «Mon ami, dit-il, mon ami.» On décida de partir par petits groupes. Les premiers Anicet et le marquis descendirent l'escalier. Élodie leur ouvrit la porte. Elle demanda à Anicet s'il ne s'appelait pas Jacques, parce qu'il ressemblait à un jeune soldat qu'elle avait connu pendant la guerre. Anicet répondit qu'il se nommait Jacques et sortit en laissant la jeune fille dans un grand trouble en haut du perron. Sur le trottoir opposé, un homme faisait les cent pas et s'arrêtait de temps en temps pour bâiller. Anicet ne lui prêta guère d'attention. Mais le Marquis le regarda à la dérobée et reconnut avec satisfaction le détective Carter. Il pressa le pas, et constata que Nick après une légère hésitation s'était décidé à les filer. Le matin avait une odeur de petit lait. «L'aurore aux doigts de rose, dit Anicet, n'est qu'une chiffonnière échevelée au visage barbouillé de cendres bleues.» Le voisinage des Halles lui donna faim. Le bruit clair des roues cerclées de métal sui le pavé du boulevard lui procurait h illusion d'une grande lucidité d'esprit: «J'ai bien dormi», assura-t-il, et il se sentit le teint frais. On traversait les Halles. «Excusez-moi, dit le marquis, je vous laisse une seconde devant les légumes.--Je vous en prie.» Anicet flâna. Le marquis vit leur suiveur, un instant déconcerté, opter pour Anicet et le surveiller de la travée voisine. Contre un pilier, à l'abri des regards, il griffonna au crayon sur un papier quelconque. Cela fut vite fait. Il se relut: «_Ce soir, à neuf heures, le banquier Gonzales sera assassiné par un anarchiste. À bon entendeur, salut._» Le mot fut plié, inséré dans une enveloppe à carte de visite. Le marquis inscrivit l'adresse: MONSIEUR CARTER _En ville._ Il siffla un enfant qui passait et lui remit l'enveloppe avec quelques recommandations. Puis il rejoignit Anicet et tous deux s'éloignèrent. Le détective à leur suite atteignait la rue de Rivoli quand il sentit une main dans sa poche. Il saisit rapidement un poignet d'enfant: «Oh là là, Monsieur, je n'ai rien pris, cria le jeune commissionnaire, je n'ai fait que vous remettre un mot. Vous pouvez aller aux renseignements, il n'y a rien à dire sur mon compte. Oh là là, oh là là, ma pauvre mère aveugle!» Nick constata que l'enfant disait vrai et le relâcha: «Qui t'a remis ça? demanda-t-il.--Une dame, même qu elle a dit que vous me donneriez vingt sous.» Le détective lut le mot et fut profondément étonné. Une dame? «Comment était-elle, demanda-t-il encore.--En deuil, avec un grand voile qui la cachait. Et mes vingt sous?» Il les eut. Mais les hommes que suivait Nick avaient disparu. L'Hôtel du marquis della Robbia, avenue d'Antin, est connu de tous les parisiens. Il a été transporté pierre à pierre d'Italie. C'est la maison où Roméo vit pour la première fois Juliette et dans le grand salon deux plaques de marbre incrustées dans le parquet indiquent l'emplacement des pieds de ces deux personnages à l'instant qu'ils échangèrent leur premier regard. Les collections merveilleuses du marquis occupent la plus grande partie de l'hôtel. Le marquis installa Anicet dans un petit salon du premier étage: «Vous avez ici tout ce qu'il faut pour dormir, écrire ou ne rien faire, Si vous voulez manger ou me voir, vous n'avez qu'à sonner. J'affecte à votre service Othello, nègre, muet et fidèle. Adieu.» Anicet, resté seul, regarda la pièce où il se trouvait. Il constata avec plaisir que tout y était à vomir: pas la moindre chaise, le moindre porte-plume qui ne fut un objet d'art. Cela parut tellement absurde au jeune homme qu'il se sentit tout ragaillardi. Il déchira un bout de buvard, le trempa dans l'encre et orna de moustaches à l'allemande l'Antinoüs antique juché sur la cheminée de porphyre. Puis il se coucha sur le sofa et s'endormit. Il se réveilla vers les trois heures de l'après-midi, sonna Othello, se fit servir un repas princier et tint au valet muet le discours suivant: «Connaître, au sens vulgaire du mot, n'est, Othello, que savoir nommer ou apprendre à le savoir faire. Cependant nous pouvons connaître cet objet sans qu'un mot soit lié dans notre esprit à sa représentation. Ce cas se ramène au précédent (Passe-moi le pâté, mon cher): la représentation n'est que le verbe de l'esprit et pouvons-nous penser en dehors des mots? Bref connaître, ce n'est que reconnaître. La truffe est une chose divine. La connaissance philosophique suppose une série d'opérations mentales réductibles à des généralisations; je connais un objet si j'ai défini ses propriétés génériques, si je l'ai classé en le rapportant à des connaissances d'ordre plus élevé (Je le connais et je le déconnais par élimination progressive). Ça ne te gène pas d'être muet, Othello? Encore un peu de cette volaille. L'opération de connaître apparaît donc comme antérieure à celle que le vulgaire aperçoit. Je ne dis pas cela pour t'offenser. Mais le philosophe ne la saisit pas non plus sur le vif: il ne constate que son ombre, et ne dit pas _ceci est ceci_ mais _ceci n'est pas cela, n'est pas cela, etc._ Après quoi, content de soi-même, il commet la même erreur que son prochain le vulgaire et dit: Je connais AB puisque j'y reconnais A et B qui me sont déjà connus. Quel Nuits, mon cher, quel Nuits! Ton maître est un heureux imbécile. Analyser la connaissance sans envisager son objet trouve un obstacle en cet esprit de finalité dont nous nous défendons vainement. Je suis sûr, Othello, que si tu tombais amoureux, l'amour te donnerait une langue, ou ton cœur parlerait si tes lèvres sont closes. Que si nous considérons pour la première fois un phénomène, il ne peut être si neuf que nous ne trouvions en nous tous les éléments qui le composent, et c'est eux que nous reconnaissons avant de songer à ce qui est nouveau pour nous, c'est-à-dire l'arrangement de ces éléments. Quand notre pensée se fixe sur ce point, notre inconscient a déjà élaboré avec les données sensibles (compréhensibles, déjà connues) l'objet intérieur, image corrélative de l'objet extérieur. Aussi notre conscience ne saisit-elle que la reconnaissance et non la connaissance. On mesure le degré de civilisation d'une époque à la façon dont on y réussit les sorbets. En quel temps vivons-nous! Il y a donc abus de langage dans l'emploi du verbe connaître. C'est la reconnaissance que nous pouvons seule étudier. Elle consiste en la constatation de la corrélation (non de l'identité) qui existe de l'objet intérieur à l'objet extérieur et comporte un jugement formulable comme il suit: _Cet objet qui présente une corrélation avec mon souvenir A' est le même qui a fait naître A' c'est-à-dire A._ Deux doigts de champagne. Mais ici, nouvelle difficulté: si pour connaître ou reconnaître A, il faut que nous le confrontions avec A', il est bien évident qu'il faudra qu'A' nous soit préalablement connu.--_A priori_ il n'y a pas plus de raison pour que les réalités intérieures (développées dans notre inconscient) nous soient connues, que les réalités extérieures.--Le problème n'a fait que se déplacer. Ce qui est sûr: nous ne pouvons connaître A sans A', ni A' sans A. Qu'en penses-tu? --Vous ne poussez pas très loin les conséquences de vos prémisses, dit le muet, et votre langage n'est ni clair ni ordonné.» Anicet le chassa à coups de pied. Après quoi, il écrivit: _Ma chère, si tu ne me vois pas d'ici trois jours, remets-toi avec Georges et brûle notre correspondance. Pour ce qui est de notre petit projet de théâtre, etc., il vaut mieux y renoncer. Très tendrement_ _MARCEL._ L'enveloppe porta la suscription: /$ MADEMOISELLE MARIE MANTE 7, _rue Lepic, PARIS._ $/ CHAPITRE DOUZIÈME LE TOUR DES CHOSES «Marina, aimes-tu les diamants? ceux qui sont larges comme l'ongle, tu sais. Tu ne dis rien, tu regardes le parquet. Marina, m'aimes-tu autant que les diamants? --Taisez-vous, sentimental. --Ne me reproche pas d'être sentimental quand tu es aussi décoiffée. On ne peut pas tout de même parler toujours des réceptions, des générales, des cotes de la Bourse. --Quelle rage as-tu de toujours parler? --Bien, moi qui croyais t'être agréable. Je me force pour te parler, je me force littéralement. Au fond, je n'ai rien à dire. Je n'ai rien à te dire jamais. Est-ce qu'on a jamais rien à dire? Tout est la faute de tes cheveux.» Dans le classique entresol des adultères, Pedro Gonzalès se tait. Il constate que le jour baisse. Il ment: il a quelque chose à dire, quelque chose de très curieux. Mais si tout allait casser? L'aveu hésite comme une larme au bout des cils. Les doigts jouent avec les boucles de Marina Mérov. Un grand silence rend l'âme heureuse. Quelle lâcheté, et ce soleil qui descend. «Mon ami. --Il doit être très tard, n'est-ce pas? --Est-ce que je sais? Près de vous le temps s'enfuit si vite. --Vous ne passeriez pas votre vie à mes côtés. --Oh Piotr, me l'as-tu jamais offert. Mon ami, pourquoi me parliez-vous de diamants? --Parce que, Marina,... je ne sais plus. Une idée comme ça.» Le silence reprend sa place. Sur une sellette un bronze représente Vercingétorix. Sur la cheminée l'Amour et Psyché en plâtre, d'après Canova, donnent de l'humanité une conception flatteuse. Un grand soupir précède l'orage. «Marina, dans mon pays, les hommes vivent comme des brutes. On prend son bien où on le trouve. Les femmes ont les mains très blanches. Il y a des liqueurs plus profondes que des puits. Cela dure ce que cela dure. Un beau jour il ne reste plus que les pistolets d'arçon, la selle, un cheval rapide et le désert. On part ailleurs et tout est à recommencer. --Quelle belle vie! --La mienne, à peu de choses près. Aujourd'hui il me reste juste assez pour gagner le Nouveau Monde. Avec les divers cadeaux que je t'ai faits, nous aurons de quoi vivre pendant quelques mois. Acceptes-tu? --Je ne comprends pas. Ne plaisante pas avec ces choses-là, ce n'est pas drôle. --Je ne plaisante pas: je suis ruiné. Faillite. Voilà tout. Mais du moins je t'ai et je te garde. » Le silence. Je le reconnais, c'est lui, c'est le silence. La femme a les yeux dans le vague. À quoi pense-t-elle? Très lentement sa main droite (comme sa main droite est belle!) relève les mèches de ses cheveux. Marina se recoiffe. Les épaules d'une femme qui se recoiffe sont plus émouvantes que... les épingles-neige sur le stuc de la cheminée. Les doigts de Marina se battent avec les épingles à cheveux. La maladresse et l'énervement rendent l'ombre plus sensible: «Mon ami, veux-tu allumer? on n'y voit plus.» L'applique s'éclaire à gauche de la glace. L'ampoule sort d'une orchidée de verre. L'image de Marina a l'air contrarié. Que se passe-t-il? Pedro ne comprend pas. Il reste assis sur le sofa, les mains inoccupées. Un peu de poudre de riz. Un peu de rouge aux lèvres. Encore la coiffure. La main lisse un sourcil rebelle. Un chapeau est plus vite remis qu'ôté. Pourquoi la voilette fait-elle penser aux brouilles? Un dernier coup d'œil au miroir. L'ombrelle. Sur le pas de la porte, la femme se retourne. Elle a déjà mis son gant droit. Elle baisse les yeux sur sa main gauche où brille une bague offerte à la lumière: «Mon ami, dit-elle, je garderai de vous un souvenir durable.» C'est fini. Un--deux--trois--Un--deux--trois (Valse).--C'est à tort qu'on croit difficile de se lever d'un sofa très bas et très mou. On met de l'ordre par habitude. On passe son pardessus. J'allais oublier ma canne. Et ma clef? Bah! il n'y a qu'à taper la porte, à présent. Avec ces femmes-là, il ne faut pas s'étonner. D'ailleurs je m'y attendais. N'y pensons plus. L'escalier était un peu raide ici. Ça ne m'a rien fait. Mais là, rien. Je l'aurais seulement crue plus rouée. Heureusement que j'ai plusieurs cordes à mon arc. Il me reste ma vraie femme, Mirabelle, ma chose. Avec elle, j'ai pris mes sûretés. Grâce au ciel nous aurons encore la vie large, là-bas. _L'Intransigeant!_ Merci. Rien de nouveau. Allons, j'ai jusqu'à demain matin. Le monde est grand. Il y a de l'air, ce soir. Chauffeur! Pas libre? Tant pis. Vraiment les faux-cols mous sont bien agréables l'été. /$ Heure exquise Qui nous grise $/ Pom, pom! Chauffeur! Rue de la Baume? Non? Somme toute, il fait bon marcher. J'ai le temps. Mirabelle. C'est joli les tri-porteurs. Mirabelle, Mirabelle. Un nom qui fait fermer les yeux. À Paris, en été, la tombée de la nuit est douce comme une pêche. Un homme traverse la ville avec un grand calme dans le cœur. «Madame est là? --Madame attend Monsieur dans le petit salon bleu.» Toute la splendeur du monde s'est réfugiée dans les pendeloques de cristal du lustre, le biseau des glaces, les bijoux de Mirabelle, et son regard. Madame Gonzales se retourne à demi: ses épaules nues jouent avec le grand éventail de plumes orangées qui les caresse. «Vous rentrez bien tard. Vous voyez, je m'étais faite belle. --Mirabelle, vous avez un nom qui fait fermer les yeux. --Oh mais vous êtes bien galant. Tenez, voilà ma main.» L'éventail compte les secondes: les gens heureux--n'ont pas d'histoire, les gens heureux--n'ont pas d'histoire, les gens heureux--les gens heureux. «Mirabelle, nous allons partir. Pour toujours. Seuls. --Qu'est-ce qui vous prend, cher ami? Vous avez lu de mauvais livres. --Mire, je suis ruiné. Demain ma banque suspend ses paiements. --Ah oui? il n'y a rien à faire? --Il n'y a qu'à fuir. Mais tu sais bien que je n'ai pas été stupide. Toute ma fortune, des millions, a passé à ton nom. Nous sommes mariés sous le régime de la séparation. Nous irons vivre en Amérique, riches, heureux. --Vous croyez? --Que nous fait ce monde que nous laissons ici? Là-bas nous aurons des domaines comme des royaumes. --Vous êtes fou, mon cher ami. Posez donc mon éventail sur le guéridon. --Voilà. Mire, je ne ris pas. --Ai-je l'air de rire? Vous ne pensez pas que je vais supporter les conséquences de vos mauvais placements. J'ai mes obligations, mes relations, ma vie. Que voulez-vous que j'aille faire dans vos colonies? --Mais, Mire, il faut que je parte. --Eh bien, adieu. Vous m'avez généreusement enrichie. Tout est très bien réglé. --Mire. --Allons dîner. Il est largement l'heure. Quittez ce visage penaud, mon cher, songrz un peu aux domestiques. --Mire. --Laissez mon poignet. Vous êtes vilain quand vous vous congestionnez. --Mire, l'argent, mon argent. --Fi! mon cher, que vous avez l'esprit mesquin! Je ne vais tout de même pas vous entretenir. Vous avez vos quatre membres. Vous êtes robuste. Ce ne sera pas la première fois que vous referez votre fortune. --Mire, la vie, ma vie! est-ce que tout, tout est fini? Encore celle-ci qui m'échappe! C'est trop. --Ne criez pas si fort. Vous vous mettez dans des états... --Oh Mire, comme tu m'as fait mal! --Vous n'allez pas commencer une scène? Je crois, ma parole, que vous pleurez. Vous me voyez confondue: je vous aurais bien cru le dernier homme capable d'une crise de nerfs. Comme on se trompe sur le compte des gens!» L'homme tient ses tempes. Est-ce qu'il va éclater? Il marche, il ouvre la porte de son bureau; quand il a disparu, on l'entend sangloter. La porte se referme. Mire reprend son éventail. Elle le balance et se regarde longuement dans la glace. Un domestique apporte une carte sui un plateau. «Faites entrer». Elle balance son éventail. Elle le ferme, se regarde dans la glace, puis rouvre son éventail. On introduit Anicet. Il est en complet veston. «Nous n'avons pas encore dîné, cher ami, mais vous nous dérangez à peine. Voulez-vous partager notre repas? Non? vous avez déjà dîné. --Je vous remercie. Je n'ai pas faim. --Mon cher, tout le monde sait que vous êtes amoureux de moi, et l'amoureux qui ne mange pas, ne se porte plus. Je ne vais plus pouvoir vous afficher. --Madame. --Vous pouvez m'appeler Mirabelle, mon mari n'y voit aucun inconvénient. Par exemple ne me regardez pas comme ça, vous êtes vilain. Mais qu'ont donc les hommes ce soir? --Mire. --Appelez-moi Mire aux yeux d'argent. C'est très agréable. Il y a longtemps que personne ne me l'a plus dit et pour l'instant j'aime les compliments à la folie. À la folie. --Mire aux yeux d'argent. --C'était le nom que me donnait mon ami Guillaume. Il a fini par mourir. Il m'était très cher. Vous disiez? --Cela ne peut pas continuer comme ça. Voilà trop longtemps que ça dure. Il faut... --Ah, bien, vous n'allez pas répéter encore une fois la même chose. Mon mari est plus aimable que vous. Il m'a dit tout à l'heure: vous avez un nom qui fait fermer les yeux. C'est joli? Vous aussi, un jour, vous m'avez tourné un petit madrigal très gentil. Si, très gentil. Je n'exagère pas. Je ne me souviens plus trop des termes, mais... très gentil. --Mire, cessez: je vous assure que je n'en puis plus. --Prenez un siège. --Cela va mal se terminer, Mire. Il faut que tu me suives. --Oh, oh! vous aussi? Mais nous n'en sommes pas là. --Il y va de la vie, entends-tu. --Un enfant, un véritable enfant. Mon cher, avant de prononcer de pareilles paroles, on doit faire un discours en trois points. Où avez-vous donc été à l'école? --Écoute, la mer a rompu ses digues. Je t'apprends cette nouvelle. Maintenant, ta bouche. --Mais comme vous êtes séduisant! Prenez garde à ma robe. Eh là, les lèvres seulement. Écartez-vous. J'ai failli penser à mal. Songez, Anicet, que mon mari est dans la pièce voisine. --Il est dans le bureau? --Il est dans le bureau. --Je vais le tuer. --Faites, je vous en prie. Mais pas trop de bruit, n'est-ce pas? --Encore une fois. --Ah non, laissez-moi, vous me chiffonnez! Maladroit, ça se verra.» Madame Gonzalès s'échappa, et entrebâilla la porte du cabinet de son mari: «Mon ami, dit-elle. Monsieur Anicet désire vous parler. Je l'introduis. Calmez-le, il me paraît un peu agité.» Il y eut un bruit de siège déplacé, quelques paroles basses et un silence. Mirabelle prit Anicet par les épaules et le poussa dans l'autre pièce. Puis, la porte refermée, la femme s'appuya contre le mur pour reprendre haleine: «Ah, soupira-t-elle, j'ai eu chaud. Comme tu es faible, ma fille. Tous les hommes te font de l'effet.» Elle rajusta légèrement sa toilette, reprit son éventail et se sourit dans la mémoire. Elle regarda la porte et sur un ton amusé se demanda à mi-voix: «Que va-t-il sortir de là-dedans?» Là-dedans, il y avait deux hommes. Deux hommes semblables à ces jouets lestés de plomb qui reviennent toujours à la position verticale. Le plus gros était très pâle, le plus maigre était très rouge. Anicet remarqua que l'encrier sur la table était surmonté d'un buste napoléonien lauré. Gonzalès remarqua que la main droite d'Anicet se portait vers la poche-revolver. «Il paraît, Monsieur, que vous désirez me parler? Vous tombez bien mal, je vous assure. Enfin, vous n'y pouvez rien. Je vais vous poser une question indiscrète. Ne la prenez pas en mauvaise part. Vous ne pouvez pas comprendre. Répondez-moi franchement: cela n'a plus aucune importance. Seulement, dans l'affirmative, je pourrai vous donner deux ou trois bons conseils, vous raconter une histoire. Oh une histoire, le mot est un peu gros. Bref: êtes-vous l'amant de ma femme? Je sais bien, je sais bien. Je vous jure que cela me serait égal. Répondez. --Eh bien, non. Monsieur, Mirabelle n'est pas ma maîtresse. Mais elle la sera, n'en doutez pas, dès que je vous aurai tué. --Ah? Vous venez pour me tuer? C'est bien inutile. Prêtez-moi donc votre revolver une minute. --Comment? --Prêtez-moi donc votre revolver une minute. Vous n'osez pas? Je me tuerai très bien tout seul, vous savez. Votre revolver. Que risquez-vous? --Simplement que vous préfériez ma mort à la vôtre. Après tout, vous avez raison: qu'est-ce que je risque? Tenez, tuez l'un de nous deux.» Pedro Gonzalès prit le revolver et le fit sauter dans sa main. C'était une arme de femme, à crosse incrustée de nacre, un vrai bijou. Le banquier l'arma, puis, très lentement la fit tourner entre ses doigts, et visa Anicet. On eut, sans trop se presser, le temps de compter jusqu'à trente. Puis Gonzalès d'un geste demi-circulaire rapide porta le canon dans sa bouche. Ce fut comme un bouquet de fleurs. Anicet, éclaboussé légèrement, recula un peu. La chute du corps s'était faite avec décence. Le jeune homme ramassa son revolver et l'essuya au tapis de table. À ce moment on entendit un bruit de pas et de paroles dans le salon voisin. Plusieurs personnes semblaient se concerter sur le chemin à suivre: des hommes. Anicet ouvrit la porte: il vit, opportunément évanouie. Mirabelle sur le canapé; près d'elle, une femme de chambre s'empressait; au milieu de la pièce il y avait un groupe de gens de police conduit par le détective Carter. Celui-ci regarda le sang sur le col d'Anicet, le revolver dans la main d'Anicet, puis Anicet lui-même. Il jeta un coup d'œil dans le bureau, aperçut une masse à terre, et très satisfait de soi: «Monsieur, dit-il, veuillez nous suivre.» CHAPITRE TREIZIÈME LE CORPS EN CAGE De quelque côté qu'on se tourne, il n'y a que des murs. Image de la vie. Anicet ne se sentait pas très gêné de sa nouvelle condition. S'il n'y avait pas eu ces promenades dans les couloirs, les confrontations, le juge d'instruction si fatigant parfois, tout un ensemble idiot, Anicet se fut trouvé bien dans sa prison. D'un seul coup, les soucis s'étaient évanouis: la tête libre, sinon le corps, le jeune homme pouvait regarder le temps fuir très lentement contre les parois. Il se réjouissait de cette lenteur même: si le temps est long, ma vie s'allonge. De moi à la mort il se fait une place considérable pour mille riens plus précieux que l'air libre: je m'étudie vieillir, je me laisse aller comme le rameur s'allonge dans sa barque et descend au fil de l'eau, la main droite traînant et freinant dans les herbes. Chaque fois qu'il m'arrive d'être physiquement plus seul que de coutume, je m'étonne, je me découvre. Je ne m'étais jamais vu qu'à l'occasion d'une femme, d'un cocher ou d'une maison. Je me compare à ces images particulières. Comme je leur suis supérieur! Les satisfactions de l'orgueil m'incitent à me repasser par cœur: je tends toujours à me recommencer, mais si je m'en aperçois je tends immédiatement à revenir sur mes pas. C'est encore parcourir un chemin déjà connu. Cette deuxième erreur n'est pas si sensible qu'elle m'avertisse d'en éviter une troisième. Je fais alors à droite ou à gauche, et, le mouvement exécuté, je m'aperçois qu'une permutation circulaire m'en a imposé pour quelque figure nouvelle. Cela dourrait durer longtemps si je ne possédais un esprit suffisamment généralisateur. Certains malheurs catalogués, les calamités des hommes, ont ceci de bon qu'ils modifient tout à coup l'échelle des valeurs. Cela qui était toute ma vie n'est plus rien, et ainsi de suite. À une certaine stupeur succède, après les cataclysmes, une lucidité plus grande et une indifférence merveilleuse. Un des avantages de cet état d'esprit est de pouvoir considérer d'un point de vue entièrement nouveau ce qui nous était le plus pénible. Le plaisir de s'être affranchi d'une souffrance _sans changer de place_ je ne puis le comparer qu'à la volupté du corps. Si quelque maladie avait rendu douloureux à crier le moindre mouvement de mon poignet, avec quel bonheur je ploierais ma main sur mon arvant-bras pour l'étendre ensuite sur lui jusqu'à la limite quand le mal se dissiperait brusquement. Si je me heurte et que je crie, aux gens inquiets je réponds: Ce n'est rien, et mon sourire s'accompagne d'un geste, pour démontrer que ma jambe n'est point brisée ou mon cœur. Le bonheur parfait n'existe au monde que dans ce seul sourire. Qu'est-ce qui peut encore me toucher aux larmes? Peu à peu les émotions tombent comme des feuilles. Tout le passé, ce linge qui sèche dans ma mémoire ou dans un herbier me paraît plus lointain que ma naissance. On naît tous les jours un peu. Banalité. Mirabelle! Ce nom résonne comme celui des Reines dans l'histoire de France. Il y a des gens pour jurer que la possession seule peut déposséder un esprit d'un souvenir de femme. Quelle plaisanterie! Il n'y a pas de souvenir puissant à partir d'un certain moment de nous-mêmes. Si je le veux, je détacherai ma pensée de n'importe qui ou de n'importe quoi. Vous ne vous étonnez pas que je sache ouvrir ou fermer mes paupières. Eh bien alors. Tout de même, quand les raisons d'être deviennent ces jouets ridicules, que reste-t-il qui nous pousse à vivre? Encore le ton dramatique. Ça ne passera donc jamais? Exercice: regarder en soi, faire son bilan, établir les rapports entre nos désirs. Ah zut, le jeu n'en vaut pas la chandelle. Quand je m'intéressais à autrui, je ne m'intéressais qu'à moi-même. Le premier coup de vent l'a fait voir. Aujourd'hui je crois bien ne pas me passionner pour mon individu. Quant à l'espèce humaine, on n'en parle pas. Une jolie victoire: j'ai tué les points d'interrogation. Les questions ne se posent plus, c'est très simple. Ici commence une vie toute unie, plaisante. À partir de ce point j'échappe à toutes les peines et à toutes les joies; la faculté de s'étonner faisait tout le mal. Ce détour qui n'est pas même singulier me ramène à la vie vulgaire. Bravo: le secret de la sérénité. Je me limite consciemment, mais sans songer au Pourquoi qu'en d'autres temps je me serais jeté dans les jambes. Quelle machine je suis! Obéissante, souple. Si je porte rapidement ma main droite à la hauteur de l'oreille en agitant le pouce et l'index, je deviens instantanément un garçon coiffeur qui joue avec ses ciseaux. Une certaine démarche m'évoque le train, une autre les paquebots. Un certain effort me résume plusieurs sentiments. J'ai connu un homme qui eut aimé avoir de tout des images musculaires. Ce n'est pas malin. On exprime facilement tout en fonction de soi-même. De là à se prendre pour le monde il n'y a qu'un pas. Vraiment je n'ai pas besoin des éléments d'illusion que les hommes recherchent. On n'est pas mal en prison. À éviter: se prendre trop en amitié, tenir trop en estime son esprit. Si je ne donne pas dans ce travers, je dirai probablement un jour ou l'autre: on n'est pas mal au tombeau. Dès lors, rien de fâcheux ne peut plus m'arriver. Admirable sécurité. On peut bien faire de moi tout ce qu'on voudra. «Je suis entre les mains de la justice» n'est pas une constatation plus désagréable que «Je suis au monde». La vie rappelle d'assez près le service militaire. Un grand bruit de verrous annonça l'entrée de l'avocat: «Prenez la peine de vous asseoir, Monsieur le membre du barreau, dit Anicet. Quel heureux vent vous amène? D'abord, racontez-moi ce qu'il y a sur le journal ce matin. --Toujours facétieux, cher client. Au moins, vous, votre moral est bon. --Donnez-moi les nouvelles. Monsieur l'Avocat: je suis très inquiet de savoir si la barbe du zouave du Pont de l'Alma trempe dans l'eau. La Seine monte? --En été? Vous n'y pensez pas. Ce n'est pas la saison des crues. --Vous croyez? Vous avez peut-être raison. Je me souviens pourtant d'une femme qui prenait un vermouth à l'_Univers_ (vous savez, place du Théâtre-Français) et qui disait au gérant: «La Seine devient dangereuse. Elle a atteint 5 m. 50, et à pareille époque en 1911, l'année des grandes inondations, elle atteignait 6 m. 10; ça ne fait jamais qu'un mètre dix de différence.» Eh bien ce propos me poursuit. Monsieur mon Défenseur, il me poursuit. --Jovial, bien jovial. Cependant il serait préférable dans votre propre intérêt, qui est aussi celui de votre Cause, que vous m'avouiez tout. --Oh je n'oserais jamais. Un homme si bien élevé, si poli. J'aurais trop peur de vous ennuyer. --Je suis là pour ça. Et puis, vous savez, muet comme la tombe ou comme une carpe. --Oh bien alors, vous devez faire un mauvais avocat. --Spirituel, spirituel. Vous avez tort de vous méfier. Ainsi, tenez: dans l'affaire Petit-Descharmes, l'assassinat du banquier, j'ai fait acquitter le domestique Céruze qui m'avait avoué être le coupable. Personne n'en saura jamais rien. --Je comprends tout: vous êtes lié par le secret professionnel. Eh bien, voulez-vous mon avis? Le secret professionnel, c'est une invention admirable. Beaucoup plus fort que le fil à couper le beurre. Je n'aurais jamais trouvé ça tout seul. Non, par exemple. --Vous voilà en confiance. Parfait: soyez donc sans crainte, personne ne peut nous entendre. Vous pouvez parler comme au confessionnal, hm! je veux dire, bien entendu je suis libre-penseur. Allons, dites-moi tout sans barguigner. --Pour ça, je vais tout vous dire sans barguigner. Il y avait huit jours que je n'avais pas mangé, quand sur le boulevard de la Chapelle, je rencontre un ami que j'avais perdu de vue depuis le lycée. Mais je ne pense pas être jamais poursuivi pour cela. Alors n'est-ce pas je passe l'éponge. Ça ferait encore des détails et pour peu que vous alliez le raconter. --Le secret professionnel. --Par où faut-il commencer? Par le commencement, cette malice. Je suis né l'année où il a fait si grand vent, d'un père inconnu et d'une revendeuse à la toilette. --Permettez, je n'en écouteiai pas plus long: votre père est agent de change, et Madame votre mère, née Hélène Gillequin, est la fille de Monsieur Cillequin, le... --On ne peut rien vous cacher. Comme vous avez pris vos petits renseignements, je n'irai pas par quatre chemins: je suis accusé d'avoir tué Monsieur P. Gonzalès, banquier, rue Laffitte. Nous sommes d'accord? --À la bonne heure, vous voilà raisonnable. --On a dit que j'étais l'amant de sa femme. Ce qui explique tout. Je ne veux pas vous mentir: Madame veuve Gonzalès n'a jamais été ma maîtresse et ce pauvre Pedro se tua. --Allons bon, vous ne pouvez donc pas parler sérieusement. --Décidément, je vois qu'on ne peut rien vous cacher: Mirabelle Gonzalès trompait son époux avec moi. Je l'appelais Chochotte et nous nous voyions en cachette à Rosny-sous-Bois. --Voilà qui est plus vraisemblable. --J'avais loué un pied-à-terre près de la gare. J'ai honte à raconter des choses pareilles. --Il n'y a là rien de mal. --Tout le monde n'est pas endurci comme vous: moi, je peux être un assassin, mais je me suis livré un rude combat avant de me résoudre à l'adultère. Bref les Mardis et les Samedis nous nous rencontrions à Rosny-sous-Bois. Je vois ce que c'est, vous grillez d'envie de savoir ce que nous faisions à Rosny-sous-Bois? cochon. Enfin, je vais vous le dire, parce qu'un avocat, c'est comme une mère, ça peut tout entendre. Eh bien, nous y faisions des folies. --Je vois ça d'ici. --Non, mais. --Je veux dire, je vois ça d'ici: crime passionnel, ça n'a jamais mené personne à l'échafaud. --Le mien n'est pas un crime passionnel. Il s'agissait de voler. De voler l'argent de P. Gonzalès. Une grosse somme. --Mais Gonzalès était ruiné! --Je n'en savais rien. --De sorte que si la police n'était intervenue, c'était vous qui étiez volé. --Heureusement qu'il y a quelqu'un là-haut qui, etc... Ça m'est une grande consolation que d'y songer de temps à autre. Je plains bien sincèrement les malheureux qui se privent volontairement de ce secours dans l'infortune, de cette lumière dans notre nuit. Pauvres athées! Qu'en pensez-vous? --Je suis libre-penseur. --Ah oui, vraiment? vous l'aviez déjà dit, je crois. Vous irez en enfer. Je prierai pour vous. --Croyez-vous (_ton sarcastique_) que votre prière auprès de l'Être suprême... --Rappelez-vous le bon larron, Monsieur le Membre de l'ordre des avocats, rappelez-vous le bon larron. Mais nous parlions d'autre chose? Je voulais vous raconter comment j'ai tourné à la broche trois petits enfants jolis à ravir. --Bon, vous recommencez les plaisanteries. --Je suis également l'auteur du vol des Musées. --C'est une manie. --C'est vous qui le dites. Enlevez donc votre pardessus, j'ai des tas de crimes sur la conscience.» Sur le mur blanc derrière la tête de l'avocat flottait le singulier halo qui cherchait depuis quelques minutes à préciser les traits d'une grande bête en bois d'aspect connu. Anicet se rappela l'effet produit jadis sur un grand criminel par le mot guillotine. C'étaient trois syllabes qu'il ne pouvait entendre sans un mouvement de joie. Il appelait la machine sa jolie fiancée, son amie, sa consolatrice: «Je ne sais pas parfaitement comment elle est façonnée, disait-il, mais je vous réponds de l'étudier un jour, et ce jour n'est pas loin». Cependant Échafaud lui répugnait. Cette distinction parut bien autrement plaisante à Anicet que la conversation d'un avocat, et tandis qu'il débitait d'une voix blanche des aveux invraisemblables s'ils répondaient à la réalité, ou très vraisemblables quand ils étaient de pures inventions, le jeune homme fixa son esprit sur l'image du couperet brillant. Il s'abandonna aux associations d'idées et cette lame devint la lune, la courbe d'un bras nu, l'arche d'un pont, une porte cochère, l'arc-en-ciel, le soleil de minuit, une écharpe, le jeu de saute-mouton, le dos d'âne des monts, le démon sordide et indigent que Socrate appelle Éros, la lampe qu'il y avait sur la cheminée du salon à la Hêtraie, une horloge n'importe laquelle, le regard de certaines femmes. Le regard de certaines femmes coupe véritablement le cou. Si j'avais un crayon ou une plume, je vous dessinerais la forme des yeux qui regardent ainsi. Pour l'expliquer je dis toujours que la paupière inférieure est plus longue que la paupière supérieure, mais généralement personne ne comprend. Quand on tranche une tête, que se passe-t-il? Enfant je me représentais les sections de cous, de membres, comme les coupes des arbres: une série de cercles concentriques où perlent des gouttes de sang. De quel côté s'en va l'âme, et mille subtilités. Existe-t-elle la femme qui résisterait au plaisir de nouer ses bras autour d'un cou destiné aux colliers du sang et de l'air? Dire à une femme: J'ai tué, à nous deux maintenant. Il y a probablement encore quelques voluptés inconnues de la foule. Mais au fond tout se ramène au même plaisir. Est-il très difficile de mourir? Question sotte. Toutes les questions sont sottes. Je m'attends à tout de ma part. Avec une grande facilité je me sens capable des idées les plus vulgaires. S'y abandonner n'est pas le signe de la faiblesse. Il y a des replis de nous-mêmes lesquels nous n'époussetons pas, de peur d'en faire tomber les étoiles qui s'y accrochent et qui nous piquent de leurs branches irrégulières. On les prend pour les idées de tout le monde et on les méprise comme de petits astres de dernière grandeur. Entre toutes les lumières que nous nous cachons à nous-mêmes, celles que nous dédaignons le plus sont certainement ces souvenirs parmi lesquels nous ne nous égarons jamais longtemps de peur de ne plus retrouver notre chemin. Et peut-être qu'il existe une opposition trop violente entre notre présent et notre passé, et que celui-là supporterait mal la comparaison avec celui-ci qui n'est ni fugitif ni trompeur. Je ne sais ce qui se passe dans ma poitrine si je fixe mon regard sur le temps où j'allais à l'école. Les professeurs me promettaient Normale ou Polytechnique. Quel paradis! Aucun n'avait songé à la Santé. Si je regarde dans la vie, je retrouve mes anciens camarades: ils ont le même âge que moi, ils n'ont pas vieilli plus vite, mais comme leur place est marquée dans le monde! ils vont d'ici à là et leurs gestes sont mesurés à l'échelle de l'Univers. Deux ou trois sont déjà connus de dix mille personnes. Il en est de mariés. Il en est qui font la noce. Il en est qui ne font rien du tout. Ont-ils oublié les rivalités scolaires? Ces lauriers vert et or qui couronnaient l'année étaient si beaux que nous croulions sous leur poids. L'orgueil, l'orgueil. Quels poèmes épiques ont transporté les hommes comme ces longs palmarès ponctués par les applaudissements? Ils lisent les journaux maintenant, Varèse, Loriston, Vandal. Que pensent-ils de moi? Ils sont confondus, ils hochent la tête: «Un garçon si bien doué! Je l'ai toujours trouvé un peu bizarre.» Ils mentent, ce n'est pas vrai, ils me prenaient pour un fort en thème. Ils n'étaient pas inquiétés par mes regards. Le hall de la mémoire où se confondent toutes ces images ingénues rappelle la gravure par quoi débutent certains romans: tous les épisodes s'y mêlent sans tenir compte des dates ni des valeurs et la première place est donnée à la petite plante qui poussait sur une fenêtre devant laquelle je passais tous les matins. «Si quelque chose, dit l'avocat, passionne les gens de mon métier, c'est la psychologie de leurs clients. Nous la dégageons du moindre détail. Pas une de vos paroles, mon cher, laquelle ne me conduise à vous découvrir un peu. Mais maintenant que je connais votre affaire, que je la tiens, j'aimerais à vous interroger pour mon propre compte.» Il sortit de sa poche un petit carnet et un crayon. «Voyons, mon ami, voudrez-vous bien me dire à quelle occasion vous avez été le plus ému de votre vie? --Attendez. Je ne vois plus très bien. Nous rangeons nos souvenirs dans une armoire où l'on met aussi les nuages. Ils deviennent tous rapidement gris et les faits les plus insignifiants prennent à nos yeux autant d'importance que ces choses mêmes qui bouleversaient notre cœur. Cependant si je regarde bien derrière moi, je revois une grande avenue ensoleillée et morte avec des arbres goudronnés et, par terre, de larges feuilles sèches comme des larmes anciennes. Un enfant en costume marin à cheval sur le dossier d'un banc chante pour soi seul un air impossible à noter, troué de temps à autre par des syllabes parlées, faute de voix. Il voit dans les nuages des combats de léopards et de pumas, et Charlemagne qui tient sa couronne de fer sur sa tête pour l'empêcher de tomber. Très rarement une voiture de blanchisseur passe sur la chaussée; ou une voiture de livraison des Grands Magasins du Louvre (on songe à ces jolis ballons ornés de coqs qu'on donne pour rien à la porte s'il n'est pas trop tard dans l'après-midi). Sur le trottoir la fille de la fruitière saute à la corde avec une rare distinction, mais mes parents m'interdisent de lui parler. Tout à coup on entend un grand cri, et, en bas de l'avenue, du massif des Ternes sort une foule vite rassemblée; elle hurle et montre en l'air quelque chose qui passe en se balançant. C'est le ballon captif de Printania qui a cassé sa corde pour suivre les oiseaux. Mon cœur, mon cœur qui s'est envolé! Quel vertige! Dans le même temps on jouait à Paris une opérette intitulée le Carnet du Diable dans laquelle il y avait un air très triste et très touchant: /$ J'ai perdu mon cacatoès Il s'est envolé sur les toits. $/ --Écoutez, Monsieur Anicet, dit l'avocat, vous n'êtes pas gentil. Voulez-vous me dire quel jour vous avez eu votre plus forte émotion. --Le jour de mon baptême.» CHAPITRE QUATORZIÈME DUEL «Faites entrer», dit Mirabelle, et elle se décoiffa rapidement. Quand Baptiste Ajamais se fut incliné devant elle, la perfide s'excusa: «Pardonnez cette nuit qui tombe sur mes épaules. Je commence à peine le jour et vous me surprenez en train d'écarquiller les yeux.» Il indiqua par son silence que ce n'était pas là le but de sa visite matinale. Quelques instants, lourds comme une tempête de neige, séparèrent les deux interlocuteurs. Mirabelle leva les yeux vers la poussière lumineuse qui tombait des persiennes closes: «L'été, expliqua-t-elle, j'aime l'obscurité intérieure des maisons, et celle, intime, de mon cœur. J'ai l'âme très noire, cher ami. Tout cela vient sans doute de mon pays. Je suis sûre que vous ne devineriez jamais quel est mon pays et que vous le désireriez savoir. --Moi? dit Baptiste, mais j'ignore la géographie et je ne comprends pas très bien les différences que les hommes établissent entre les lieux. Il y a la mer et il y a la montagne. --Eh bien, chez moi, il y a la mer.» Baptiste n'ajouta rien. «Il y a la mer, reprit Mire, il y a la mer. --Tant pis, dit Baptiste, car c'est une personne sotte. --Les femmes sont très belles dans mon pays. --Les femmes ne sont très belles qu'autant que les hommes le veulent bien. --Dans mon pays, dans mon pays les hommes sont très audacieux. --Vous avez de l'audace. --Dans mon pays, les hommes, les hommes...» La main de Mire s'étendit et toucha Baptiste à la hauteur du gousset. Il sortit sa montre: «Dix heures et quart, chère amie. Vous disiez que dans votre pays les hommes... --Les hommes, les hommes... Ah! quelles brutes! quelle brute!» Ici les sanglots apparurent comme un raz de marée et le beau visage s'enfouit dans un désordre de doigts et de cheveux, tandis que le corps secoué se cassait sur la coiffeuse. Il y eut un peignoir qui tomba. Il y eut la plus belle femme du monde toute nue, et qui faisait semblant d'avoir honte. Il y eut en elle l'angoisse de l'inconnu (car elle ne pouvait voir l'homme). Il y eut un temps très long, comme le Purgatoire. Il y eut Baptiste qui s'assit, croisa les jambes et fit observer: «Remarquez, chère Madame, que je ne vous ai pas touchée.» Mire se redressa furieuse, sans une parole, et d'une main tremblante, chercha autour d'elle le vêtement échappé. «Oh! dit Baptiste, si vous avez trop chaud vous pouvez rester ainsi. Vous ne me gênez pas. Vous avez la gorge très bien faite.» La colère de la femme humiliée était si grande qu'elle flotta autour d'elle comme des ronds de fumée. Il fallut bien crier: «Idiot, idiot, ah! si j'avais du vitriol ou mon parapluie!» À portée de sa main traînait la poudre de riz. La boîte se balança, mais l'homme qui ne redoutait que d'être sali saisit le poignet de la femme. Le projectile sauta, fit la roue, et s'écrasa comme une rose sur le tapis. Mire cria encore parce que Baptiste lui faisait mal: «Idiot, lâche, idiot. --À genoux, demande pardon à genoux, demande pardon au soleil. --Idiot. Tu me brises les os. --Allons donc. --Tu... Mais qu'est-ce que cela signifie? --Vous me fatiguez, chère amie. Demande pardon.» Elle le regarda: «Pardon, pardon. Mais je ne veux plus, vous savez, vous me faites horreur, je ne veux plus. --Je n'y tiens pas, dit Baptiste, j'ai à vous parler.» Elle se rassit, releva ses cheveux, et ferma le grand peignoir bleu comme une enfant craintive. Ses épaules se rapprochèrent. «Parlez. --Voulez-vous une cigarette? Non? Tant pis.» Le jeu du briquet prit un sens énigmatique. Baptiste eut l'air de s'entretenir avec le feu. Cela se termina en volutes. Puis l'homme s'accouda sur le bras du fauteuil, son pouce gauche s'appuya sous son menton, et le reste de la main écrasa la lèvre inférieure pour la repousser vers la droite. On ne comprit pas très bien ce qui se passa dans les yeux. Le regard tomba sur Mirabelle comme sur un arbre, la suivit des racines au faîte et se perdit dans les nuages, derrière elle. Elle renversa le front: «Parlez. --L'horizon n'est pas si lointain que vous le croyez, Mire; certains signes mystérieux qui nous en viennent l'attestent et le cœur des femmes n'est jamais si impénétrable que vous aimeriez à le faire croire. Par intervalles, tout devient très clair et je vois en vous comme dans un vérascope. Quelle faiblesse, la vôtre! Voilà sans doute le charme secret qui malgré tout m'attire vers vous comme le serpent fasciné par l'oiseau aux yeux ternes. Laissez-moi pendant une minute dérouler en paix mes anneaux.» Il se tut et fuma. Sa tête se balança très faiblement. On ne put plus démêler ce qui l'emportait en lui d'une grande douceur ou d'une grande dureté. Sa voix reprit un monologue commencé: «...À moins que nous ne soyons jamais si sûrs de notre passé que de notre avenir. Je peux aller là, si ça me chante. Mais rien, rien ne fera que j'y sois allé. Après tout que m'importe Anicet et toutes ces choses d'hier qui s'évadent. Si quelque chose me tient à cœur c'est cela seul qui est en ma puissance. Comme je m'appartiens tout de même! Au cours de certaines histoires, on rencontre parfois des machines que nul ne peut arrêter (dans des usines ou des bateaux, de préférence). Il suffit d'y mettre le pied pour que personne au monde ne vous sauve plus jamais. Personne au monde. Le pied dans l'engrenage, on doit pouvoir le mettre avec facilité. Mais il ne faut, au préalable, ignorer ni la fatalité ni ce qu'on lui sacrifie. Je m'abandonne, je me perds, je m'échappe, toute une kyrielle de verbes pronominaux. _Ils_ les nomment verbes réfléchis. Les hommes n'ont jamais éprouvé le vertige.» Le regard de Baptiste dansa sur la cîme des forêts lointaines et revint insensiblement se poser sur la femme muette. Elle sentit le besoin de parler: «Que se passe-t-il, dit-elle, je comprends seulement que j'ai choisi pour vous distraire un moment tragique, un point noir dans votre vie. Il ne faut pas m'en vouloir. Savais-je, moi? --Tous les moments de la vie sont tragiques. Ceux-là surtout qui s'écoulent dans l'indifférence. Quel masque! Exercer avec lenteur ce pouvoir merveilleux que nous avons de nous gâcher nous-mêmes. Nous ferions d'étranges plâtriers. Comme tout est logique. Le caractère satisfaisant de tout est une musique sans pareille. Tout m'augmente, tout me diminue. Tout me limite. À la bonne heure. --Écoutez, dit Mire d'un ton désespéré, je ne savais pas, je ne savais pas. Ah! la maladroite! --Disposer de soi, quelle outrecuidance. La signification de nos gestes nous échappe et nous raisonnons à perte de vue. On sort de toutes les situations, mais tout est irréparable. Quel besoin aurions-nous de le déplorer? --Enfin me direz-vous auprès de quel abîme vous êtes arrivé? Baptiste, je cherche vainement le fond de vos yeux et la raison de ce drame. Je vous offre mes cheveux, mon ami, mes cheveux, je ne peux pas faire davantage.» Elle prononça plusieurs phrases dans une langue étrangère avec une expression d'épouvante. «La folie, ma chère, n'est pas une solution acceptable, parce qu'on ne l'enferme jamais tant que le fou ne se possède encore. Le suicide serait un séduisant voyage de noces si l'on était sûr qu'il y eût un esclavage après lui. La plus belle invention poétique des hommes, c'est l'enfer. --En êtes-vous là, vraiment? Encore une fois, que s'est-il passé? --Il s'est passé qu'il ne s'est rien passé depuis que le monde est monde. Les maux atroces que les hommes ont imaginé pour oublier l'immense ennui qui les ronge ne sont que des jeux d'enfants. Il est plus facile de supporter l'humiliation, la pauvreté, la faim, le froid, toutes les souffrances physiques et le monstre chimérique des souffrances morales, que le moindre de ces pourquois soulevés incessamment par l'esprit. Pour générale qu elle paraisse, la loi de Newton ne suffit pas à expliquer un de mes clignements d'yeux. Je me contredis, c'était prévu. Ne me parlez pas de la contradiction: elle suppose la superposition possible des pensées, géométrie puérile et honnête. Ah! que disais-je donc? --Vous aviez à me parler. --J'avais à vous parler et je vous parle. Tout d'abord il n'était pas question de moi mais d'un autre. Mais si je me promène dans les bois, quel que soit le chêne dont je soulève l'écorce, je fais toujours saigner la même dryade qui est moi. La mythologie est bien commode pour s'exprimer dans la conversation courante. Au reste tout n'est que mythologie. Je suis Grec, nous sommes Grecs, tu es Hélène. --On m'appelle Mirabelle. --Inutile d'avancer tes lèvres parce que j'ai regardé vers toi. Que veux-tu que j'aille chercher dans tes bras? Cette fin du monde qui s'annonce dans tes prunelles, je sais qu'elle n'arrivera pas. Je ne crois pas aux présages, depuis qu'ils n'ont plus rien à m'apprendre de demain. Le désir, il est vrai, le désir. Je n'ai pas même à te séduire, songe donc. Encore si, pareil à certains oiseaux, je devais par tout mon plumage imiter la couleur bleue du ciel. Mais l'amour est devenu trop facile. --Fallait-il donc me refuser? --Qu'importent tes refus, à toi! Seuls les miens comptent. Te sens-tu suffisamment à ma merci? Ils parlent de la séduction comme des garçons coiffeurs. Si je t'ai séduite, tu feras tout ce que je t'ordonnerai. --Baptiste. --Voyons, il s'agit de bien autre chose. Je pense au pouvoir singulier des hommes qui font travailler leurs femmes. Cela n'est rien encore. On peut infiniment exiger d'une femme. Nous nous abusons si nous croyons pouvoir seulement en abuser. Voyons, te jetterais-tu à l'eau si je le voulais? Mais cela est encore trop aisé, histoire de tuer le temps. À danser nue devant ses convives, la favorite de ce monarque avait préféré la mort. Que le monarque devait être stupide! --Écoute, si vous voulez me le permettre, je ferai toutes vos volontés, les faciles, les pires. Mais seulement dis-moi... --Je ne promettrai rien, il n'y a pas d'assurance sur l'amour. --Écoute, quelquefois le soir je me vois si seule, et si forte, et si pleine du bruit marin de l'univers, que je tuerais le premier homme, tu entends, le premier homme qui me tomberait sous la main s'il voulait seulement me résister. Tu ne sais pas ce qu'est la folie d'une femme. L'abîme que vous portez en vous, vous autres, ce n'est pas la peine d'en parler. Notre égarement n'a pas son pareil. Il y a des chutes si rapides que la mort n'en donnerait qu'une idée bien faible. Tu peux provoquer cela si tu veux. Alors tu verras celle que je suis: c'est formidable. Si l'on me donnait un miroir dans ces moments-là j'en mourrais. Qu'est-ce que c'est que le vent, la tempête ou le grand soleil? Tu ne m'as jamais vue, dressée, tendant mes paumes, en proie à la maladie de la terre; tu ne sais pas quels sont les mots, les cris qui me viennent, ni quel désordre bouleverse ton esprit si je m'en donne la peine. --La peine? est-ce vraiment une peine pour toi? Mire, tu mens. --Je ne mens pas. Je ne peux pas mentir, car tout ce que je dis, je le pense aussitôt. Qu'est-ce que Dieu à côté de la femme? C'est moi qui ai tout créé. Tout vient de moi, tout y retourne. En vain tu penses m'échapper. --Je ne cherche à fuir que moi-même. --Égoïste, comment l'atteindre? --Égoïste! qu'entends-tu par là? Certains mots me semblent plus fugitifs que des nuages. Je suis venu ici pour vous parler. --Il va falloir que je m'habille. --On croira sans doute que l'amitié me pousse, ou toute autre sottise. Tant pis. En vérité, qu'Anicet vive ou meure, cela ne me fait ni froid ni chaud. Cependant vous allez m'obéir: il faut qu'Anicet soit libre. --Que puis-je? --Vous pouvez aller voir le Ministre des Affaires Étrangères, vous pouvez lui promettre, s'il obtient du Garde des Sceaux l'élargissement de notre ami, ce document secret que notre cher Marquis vous a donné jadis et duquel dépend la tranquillité de l'Europe. Enfin vous êtes jolie femme, et qui saurait vous résister? --Il ne faut faire que cela pour vous plaire? Ah! folle, je proposais bien pire. --Il ne faut faire que cela pour le moment. Je veux mesurer mon pouvoir. Cela ne vous rapportera rien. Ne vous déguisez pas le danger. Vous pouvez échouer, être attirée dans un piège. Parmi les machines auxquelles je faisais tout à l'heure allusion, il faut citer la loi, la justice, la police, tout ce que vous voudrez. Tu es prévenue: je regarderai ton corps déchiré par la roue, et puis je penserai à autre chose. Tu hésites? --Est-ce que je sais? Je ne vois pas le danger. --Il faut le voir. As-tu jamais songé au bagne? Il y a là-bas des femmes lesquelles furent les plus belles et les mieux aimées. Elles ont les cheveux tirés à faire peur. Leur cœur, dans cette nuit, est la proie du premier venu. Que pensent-elles? Elles envient les esclaves qui reprisent la vie à grand peine comme des bas. Elles rêvent à la prison des bras d'hommes plus douce que celle qui danse en bas du globe sur les extrêmes flots du Pacifique. Elles pensent à ne pas penser. --_La plus belle invention des hommes, c'est l'enfer._ --Alors, va.» Le bras de Mirabelle atteignit la sonnette. Cela fit un silence extraordinaire. «Anne, dit Madame Gonzalès, je m'habille tout de suite. --La robe bleue, Madame? --La noire, celle de grand deuil. Et le chapeau de crêpe Georgette.» Les allées et venues des femmes de chambre ne suffisent pas à distraire Baptiste. À partir d'ici, Mire commence à s'habiller. Baptiste commence à réfléchir. Comment il se fait que Mire s'habille devant lui, la camériste seule se le demande. J'ai bien d'autres chats à fouetter. Baptiste (_Il réfléchit_): La merveille de notre vie, c'est précisément que rien n'a l'importance que nous lui accordons. Je ne puis envisager aucun événement avec terreur. Me voici une fois de plus arrivé au bout d'une méditation aussi vaine que les précédentes. Cela aura bien duré six mois. Rien ne paraît plus possible mais il y aura forcément autre chose parce qu'il y a toujours eu autre chose. Le jeu consiste à atteindre sa limite dans toutes les directions avant de mourir. Tout me soit occasion de m'étendre, je ne veux pas d'autre utilité au monde ni aux gens. Ils sont l'épisode, l'anecdote et ne valent qu'autant qu'ils concourent au principal objet du livre. Anicet, Mire, d'autres, V*** par exemple, tout cela diminue déjà derrière moi. La seule chose qui agisse encore fortement sur moi c'est la saison, insinuante et torride, pareille au café. Au-dessus de tout, il y a cette joie de ne plus rien trouver en moi si je ferme les yeux. Rien. Je suis vide. Au dehors rien n'accroche plus ma vue. Tous les spectacles, si beaux autrefois qu'il fallait s'arrêter et s'appuyer aux murs, me laissent indifférent. Si je vois un magasin ou un viaduc, je dis: c'est un magasin, ou: c'est un viaduc. Ou bien encore je me contente de penser: Magasin, viaduc. Ou plutôt je passe sans voir et je regarde, et je ne vois qu'un viaduc ou un magasin. Il n'y a là rien d'extraordinaire. Je suis le maître, simplement. Je songe à celui qui disait: «_Qu'importe, puisque c'est toujours moi qui suis moi?_» Nous devons avoir le même regard. Le principe d'identité est bien le plus beau bilboquet que je connaisse. Un jour ou l'autre ma tête retombera à côté du manche. On verra bien. Ce qui conduit au suicide (je reconstruis mon excellent ami Harry James) c'est la volonté ou le désir de tirer son épingle du jeu. Moi, je ne veux rien. On verra bien. Le désespoir ne prouve rien, il suppose l'espoir et c'est tout. Je ne nie pas la souffrance, je la constate, mais je m'y trouve comme un poisson dans l'eau. Si à tout autre passe-temps, je préfère les seins des femmes, c'est que ce sablier transversal constitue bien le plus dangereux des oreillers. Après tout, il me reste encore le mariage. On complique à souhait l'existence avec ce boulet auquel le prisonnier ne cesse de mentir. Les liens les plus absurdes me tentent parfois dans la certitude où je me sens qu'ils ne me pèseront jamais autant que la pression atmosphérique. Pour la seconde, le plus sain serait de faire un tour en province, de disparaître un peu quelque part, au Café du Commerce. Faire peau neuve, que les reptiles ont de la chance! Je n'en ai pas moins qu'eux.» Baptiste entra dans le petit Biard voisin de Saint-Philippe: «Garçon, une fine et de quoi écrire!» Monsieur Pol glissa. Sur le sous-main de toile cirée noire il y avait en or une mappemonde et un encrier. Baptiste Ajamais prit une feuille, une enveloppe jaune, puis, s'étant appuyé sur le buvard-réclame, il écrivit de la main gauche avec application: MONSIEUR LE PROCUREUR DE LA RÉPUBLIQUE. CHAPITRE QUINZIÈME LE CAFÉ DU COMMERCE A COMMERCY «D'un sens, dit le garçon, ça pouvait mieux tourner, mais d'un autre, quel soulagement pour toute la ville. Un ivrogne, un fainéant. Et ça ne se respectait même pas, Monsieur le Notaire. Il tenait sur son compte des propos que j'en avais honte pour lui des fois et que je lui disais: Allons, Monsieur Malitorne, vous exagérez, pour sûr, vous exagérez. Plutôt que de finir à l'hospice, autant qu'il soit mort comme ça. D'un sens... --Vous avez les journaux de Paris, Ernest? demanda le vieux Monsieur. --Ma foi, Monsieur le Notaire, c'est Monsieur qui les a.» Le consommateur ainsi désigné était un jeune homme de vingt-cinq ans environ, habillé d'un veston droit, étriqué, élimé, lequel laissait voir un gilet très montant orné d'un passepoil blanc sale. Le nœud tout fait qu'il portait était maintenu par une épingle trop petite à l'effigie de la Sainte Vierge et de l'Enfant Jésus, mais pas suffisamment haut pour cacher le bouton d'un col de celluloïd. Il n'y avait de remarquable en ce jeune homme qu'une lèvre inférieure accentuée et des cheveux peut-être un peu trop longs. Le regard disparaissait totalement derrière une paire de lunettes bleues. «Si vous désirez le _Parisien_, Monsieur? --Vous êtes bien aimable, Monsieur, dit le notaire, mais permettez-moi de me présenter: Maître Dorange, Arthur Dorange, ancien notaire. Vous êtes nouvellement établi dans cette ville, Monsieur...? --Je me nomme Baptiste Tisaneau, et je suis le nouvel employé de l'agence du Crédit National. --Ah! c'est vous qui remplacez Monsieur Malitorne? Le pauvre homme! Nous ne perdons pas au change. Dans les derniers temps c'était un bien piètre partenaire à la manille. Vous jouez à la manille? --On a ses petits talents. --Parfait. Vous serez notre quatrième. Ainsi va la vie: un joueur meurt, un autre vient. On ne s'en porte pas plus mal pour ça. Qu'est-ce que vous prenez? --Oh! Monsieur le Notaire! Enfin, ça n'est pas de refus. Un vermouth cassis. --Un vermouth cassis, Ernest, et un Cointreau. Le Cointreau, c'est excellent pour la santé. Ça tonifie. --Ça semble vous réussir. Vous avez l'air gaillard. --J'ai soixante-sept ans. On ne me les donnerait pas. --Soixante-sept? Je n'aurais jamais cru. --N'est-ce pas? Mais puisque vous êtes des nôtres, un vrai commerçant de Commercy (ah! ah!), je vais vous avouer ma petite infirmité. Ma vue baisse et dès que je lis je me fatigue. Aussi puisque vous lisiez les journaux de Paris, vous me feriez plaisir de me résumer les nouveautés. --Hm, pas grand chose! La Seine monte, mais ce sont des nouvelles pour les parisiens. Madame veuve Lazare, 60, rue Ordener, a été assassinée par un garçon laitier. La séance de la Chambre a été agitée. Le président du Conseil a justement flétri les menées des anarchistes qui ont, heu! tenté de déprécier le papier monnaie... Ah! un beau discours du marquis de Molènes sur nos provinces dévastées. On n'en parlera jamais assez. --Dites-moi, n'y a-t-il rien de l'affaire Anicet et consorts? --De... si, précisément le compte rendu des assises. --Voulez-vous me le lire? Ça ne vous ennuie pas? Je m'intéresse un peu à cette histoire parce que j'ai été jadis en relations d'affaires avec le père de l'accusé. Un agent de change. Un homme très bien. --Du tout, du tout. Mais on n'y voit plus. Ernest! (c'est bien Ernest qu'il s'appelle?) La prochaine fois vous mettrez un peu moins de cassis, hein? une idée. Voulez-vous allumer le bec s'il vous plaît? C'est meilleur un peu moins doux. Il ne fait pas très clair. Je lis tout? À la bonne heure, la lumière c'est la vie. --Vous avez raison. Si c'est trop long vous en sauterez.» Monsieur Tisaneau se mit à l'aise, jeta un coup d'œil dans la direction du vieillard et du jeune homme roux qui jouaient aux dominos à une table voisine, puis, se tournant vers son nouvel ami, il toussa, respira profondément et lut: «C'est au milieu d'une affluence considérable que s'est écoulée la deuxième journée des assises de l'affaire Anicet. Il y avait là beaucoup de ces dames élégantes également friandes de courses, de galas et de procès retentissants. Leur présence s'expliquait par la personnalité de plusieurs des témoins qu'on devait entendre à la barre et qui n'avaient pu passer à la première audience. Ce fut d'abord le célèbre peintre Bleu: il vint en habits de voyage (il devait partir deux heures plus tard pour l'Amérique où le milliardaire Carnegie l'invite à décorer son palais d'été). Sa déposition fut courte: ses rapports avec l'accusé avaient toujours été très distants, et celui-ci lui avait fait l'effet d'un jeune homme assez timide mais sans grand fond. Le peintre l'avait vu plusieurs fois chez Madame Gonzalès, même avant le mariage de celle-ci. Il ne savait rien des relations de cette dame et de ce jeune homme, mais le banquier Gonzalès lui avait dit une fois: «Ce jeune Anicet, eh bien, il ne me revient guère.» Le peintre répondit à plusieurs questions de l'Avocat général. Puis, quand le président se fut excusé de l'avoir dérangé pour si peu et lui eut souhaité bon voyage. Monsieur Bleu se retira. On entendit ensuite Monsieur Jean Chipre dont nous avons signalé récemment l'élection à l'Académie Goncourt. Le spirituel écrivain se livra à un paradoxe sur la condition des intellectuels, charma toute l'assistance et délassa les jurés. Il déclara avoir rencontré plusieurs fois l'accusé dans quelques-unes de ces maisons bien connues des noceurs où, lui-même, Monsieur Jean Chipre, venait se livrer à des études psychologiques. L'accusé dépensait l'argent sans compter et vidait des bouteilles de champagne à deux louis dans le dos des pensionnaires. Ici l'avocat général rappela aux jurés la déposition du détective Carter à l'instruction: ce policier aurait vu Anicet brûler dans un moment d'ivresse le dernier billet de mille francs, que l'accusé tînt de sa famille. Cela, six mois avant les faits rapportés par le témoin. On sentit bien que l'argument portait sur les jurés... Je passe quelques dépositions... Un témoignage accablant fut celui de Madame Floche, concierge de l'immeuble de la rue Cujas où était domicilié l'accusé. Son locataire menait, dit-elle, une vie extrêmement irrégulière, rentrait souvent avec des femmes, jamais avec la même. Il salissait terriblement l'escalier, n'avait pas d'heures, ne lisait pas le journal, enfin ne faisait rien comme tout le monde. Il recevait beaucoup de lettres de l'étranger, principalement d'Allemagne. Il en recevait sous plusieurs noms. Très souvent le texte de ces lettres était incompréhensible. Un des correspondants ajoutait toujours dans un coin de l'enveloppe des recommandations au facteur. Certains propos que les visiteurs de l'accusé tenaient dans l'escalier faisaient rougir même Monsieur Floche qui, pourtant, Dieu merci! avait été artilleur. Enfin, un jour il avait jeté par terre sur le palier la petite Marcelle Baju, un amour d'enfant, six ans, fille d'une honorable locataire, Madame Baju, qui vint à son tour confirmer le fait. Monsieur Floche répéta les propos de sa femme; il insista sur un point: l'accusé découchait tous les vendredis. Il rapporta qu'il lui avait entendu dire: «Il va falloir que je fasse son affaire à cet idiot qui nous assomme avec ses histoires de mutilés.» De qui s'agissait-il? Mystère! Toujours est-il que Monsieur Floche frémit devant l'expression de cruauté qui passa sur le visage de son locataire... Bien... Les domestiques de la veuve Gonzalès... un cocher qui prenait ses repas au café Biard où les bandits avaient leur quartier général... Madame Belon, logeuse, rue des Petits-Carreaux... Un garçon boucher amant de la veuve Gonzalès (quel monde!) quand elle s'appelait Elmire Masson dite Mamelle... Un marchand de chevaux, Monsieur Brugeon, escroqué par l'accusé Pol... Plusieurs filles publiques... Le chef de cabinet du Ministre des Affaires Etrangères qui reçut la veuve Gonzalès lors de l'imprudente démarche qui la mena à Saint-Lazare... La maîtresse du cafetier Boulard... L'agent Lelard qui avait retrouvé le corps du professeur Omme... Le gardien Jovial qui avait été bâillonné au Musée du Luxembourg par les bandits masqués et qui reconnut parfaitement Anicet et Boulard... Le marquis della Robbia, attaché à l'ambassade d'Italie, parut à son tour à la barre et reconnut avoir acheté à Anicet plusieurs statuettes égyptiennes dont il ignorait la provenance et qu'il restituait bien volontiers au Louvre, disait-il, puisqu'il avait d'ores et déjà légué ses collections d'art, uniques au monde à ce Musée. Le président l'assura qu'on ne mettait pas en doute la bonne foi d'un aussi parfait-galant homme que Monsieur le marquis della Robbia et qu'il était heureux de pouvoir publiquement lui dire la gratitude de la nation française pour la magnificence du présent que le marquis lui faisait... C'est bien long, ne trouvez-vous pas?... Ah! l'audience est levée. À la reprise d'audience, encore des témoignages... des témoins à charge contre l'accusé Perroneau, dit Ange Miracle. Il paraît qu'il faisait des faux. Pendant tout ce défilé, l'attitude des accusés a été très variable. La veuve Gonzalès, nous voulons dire la fille Masson, n'a cessé de scruter l'auditoire comme si elle cherchait quelqu'un qu'elle ne trouvait pas. À mesure que le temps passait, elle a montré de l'impatience et a frappé deux ou trois fois du pied. Quand son ancien amant a déposé et a dit qu'elle aimait à être battue, elle l'a regardé si droit dans les yeux qu'il s'est mis à balbutier et à parler d'une promenade à Chatou. Le garçon de café Pol n'a cessé de pleurer pendant les débats. On a l'impression qu'il est physiquement très abattu. Quand on a dit qu'il jouait aux courses, il a voulu protester. Mais il s'est mis à éternuer. L'attitude du cafetier Boulard est tout à fait traditionnelle: il est de ces gens qui sont d'avis que quand le vin est tiré il faut le boire. Il a fait deux ou trois réflexions goguenardes qui lui ont attiré de justes réprimandes du président devant l'esprit d'impartialité et de décision duquel il faut s'incliner. Les autres comparses, Jolicœur, Donzon, Barcelet, Perdrillon, beaucoup moins compromis, ne se font remarquer que par leurs regards sournois et les stigmates du vice imprimés sur leurs visages. Mais celui qu'il est le plus instructif d'observer pendant tout ce procès, c'est celui qui est évidemment le chef de la bande, c'est cet homme sur qui pèsent tant d'accusations toutes plus écrasantes les unes que les autres, c'est celui qui est poursuivi pour avoir pillé nos richesses nationales, pour avoir volé les bijoutiers Van Rees et Haarlem, pour avoir dérobé les documents du Quai d'Orsay, pour avoir assassiné la rentière de la rue Cassette, le professeur Omme, l'actrice Céline d'Harcourt, le banquier Gonzalès et tant d'autres qui, malheureusement, resteront inconnus, c'est le principal accusé, en un mot c'est le mystérieux Anicet, fils de famille, fortuné, qui voyait s'ouvrir devant lui une vie facile et bourgeoise et qui, pour satisfaire ses vices, préféra le chemin du crime et des turpitudes à celui qui s'offrait à lui. On s'attendait, d'après son attitude à l'instruction, à le trouver cynique, provocateur, ou bien au contraire, si la pompe du lieu et la solennité de la cérémonie amenaient un revirement dans cet esprit, abattu, humilié, la tête dans les épaules, anxieux de l'arrêt qui le mènerait à la guillotine ou au bagne. Il n'en fut rien: l'accusé parut se désintéresser totalement de la partie qui se disputait sous ses yeux et dont sa tête était l'enjeu; il sembla s'ennuyer profondément et ne prêter une faible attention qu'aux seuls propos des femmes qui déposèrent. On put le voir un moment très préoccupé d'une tache qu'il avait aperçue sur son vêtement. Une seule fois il regarda la veuve Gonzalès et il fut pris d'un fou rire qu'il réprima rapidement, comme s'il avait manqué de décence. À l'interruption de séance il demanda un verre d'eau. Après le défilé des témoins, la parole fut donnée à l'avocat général.» Monsieur Baptiste s'arrêta: «Je passe le réquisitoire, nous connaissons les faits. J'arrive tout de suite à la plaidoirie de Maître Dessarts, avocat d'Anicet. Maître Dessarts, qui ne pouvait nier l'évidence, plaida l'irresponsabilité malgré les conclusions des médecins légistes. Il cita, à l'appui de ses dires, le texte de plusieurs papiers saisis sur son client lors de son arrestation. Il y avait si peu de logique entre les mots qu'il lut que nous n'avons pu les reproduire pour nos lecteurs. Ce fut un éclat de rire suivi de quelques huées. On dut rappeler l'assistance à l'ordre. L'avocat général fit observer que si les criminels n'avaient qu'à porter sur eux des poèmes futuristes pour être déclarés irresponsables, cela serait tout de même trop commode. L'accusé à ce moment sortit de son indifférence pour approuver les paroles de l'avocat général. On le fit taire. Maître Dessarts s'efforça de diminuer la valeur d'un certain nombre de preuves, et prétendit son client innocent de deux ou trois chefs d'accusation secondaires. Il fut brillant, persuasif, incisif, ironique, amer, émouvant. Il dépensa des trésors d'éloquence. Bref, il fit rendre à une mauvaise cause tout ce qu'elle pouvait donner. Mais il ne parvint pas à ébranler la conviction des jurés, impressionnés cependant par un talent aussi vigoureux et des qualités aussi rares. Ce gaz ne cesse pas de sauter. --Il doit y avoir de l'eau dans les tuyaux. --À la question du président: «Accusé, avez-vous quelque chose à ajouter pour votre défense?» Anicet se leva et répondit: «J'ai à ajouter que ce n'est pas ici le procès de quelques hommes et d'une femme qui se fait. Ce n'est pas non plus le procès de la justice. C'est le procès de la vie. Je sais que c'est peine perdue, je sais que personne n'assiste au vrai spectacle qui se donne ici. Aussi, décidé à en finir, j'avoue être coupable de tout ce dont on m'incrimine. J'ajoute que tous les co-inculpés ont participé à tous mes... disons forfaits, ou qu'ils en ont eu connaissance.» Ces derniers mots soulevèrent l'indignation des autres accusés et de leurs avocats. De violentes altercations s'élevèrent; Jolicœur, Perdrillon, Donzon voulurent s'élancer sur Anicet. Les gardes durent les maintenir, des invectives traversèrent le prétoire, le président leva la séance. Audience demain à trois heures précises.» --Merci, Monsieur, dit le notaire, vous êtes un jeune homme bien dévoué. Mais il m'a semblé que vous mettiez quelque chaleur à cette lecture. Cependant, vous n'êtes pas comme moi, vous ne connaissez pas de vue ce bandit. --Même pas de vue. --Vous n'y perdez rien. Il n'est pas beau. Et ce n'est pas une fréquentation pour un garçon aussi sérieux que vous le paraissez. Vous regardez nos joueurs de dominos? --Oui, je crois avoir déjà rencontré ce jeune homme roux. --Monsieur Prudence? --Il s'appelle Prudence? vous croyez? --Bien sûr, vous êtes drôle. Je vais vous présenter.» Monsieur Tisaneau suivit le notaire sans avoir l'air convaincu de l'identité de Monsieur Prudence. Avant toute présentation il s'adressa rapidement à lui en anglais: --Harry James, je ne pouvais croire que vous fussiez mort, mais maintenant je ne puis plus croire que vous viviez. --Excusez-moi, Monsieur, je n'entends pas les autres langues, dit Monsieur Prudence d'un air étonné. --C'est une ressemblance, expliqua Arthur Dorange, c'est une ressemblance. Je fais les présentations: Monsieur Tisaneau, notre quatrième à la manille, Monsieur Prudence, agent-voyer--puis, désignant le vieillard--et Monsieur Isidore Ducasse, ancien receveur de l'enregistrement, un bien digne homme.» FIN TABLE DES MATIÈRES /$ CHAPITRE PREMIER -- ARTHUR CHAPITRE DEUXIÈME -- RÉCIT D'ANICET CHAPITRE TROISIÈME -- AVENTURE DE LA CHAMBRE CHAPITRE QUATRIÈME -- ANICET CHEZ L'HOMME PAUVRE CHAPITRE CINQUIÈME -- LA CARTE DU MONDE CHAPITRE SIXIÈME -- MOUVEMENTS CHAPITRE SEPTIÈME -- MIRABELLE OU LE DIALOGUE INTERROMPU CHAPITRE HUITIÈME -- LES SEUILS DU CŒUR CHAPITRE NEUVIÈME -- DÉCÈS CHAPITRE DIXIÈME -- LA SOIRÉE CHEZ MIRABELLE CHAPITRE ONZIÈME -- PRÉLUDE, CHORAL ET FUGUE CHAPITRE DOUZIÈME -- LE TOUR DES CHOSES CHAPITRE TREIZIÈME -- LE CORPS EN CAGE CHAPITRE QUATORZIÈME -- DUEL CHAPITRE QUINZIÈME -- LE CAFÉ DU COMMERCE A COMMERCY $/ End of the Project Gutenberg EBook of Anicet ou le panorama, by Louis Aragon *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANICET OU LE PANORAMA *** ***** This file should be named 56801-0.txt or 56801-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/5/6/8/0/56801/ Produced by Laura Natal Rodrigues & Marc D'Hooghe at Free Literature (Images generously made available by the Internet Archive.) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that * You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." * You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. * You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. * You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.