The Project Gutenberg eBook of Lectures pour une ombre, by Jean Giraudoux This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Lectures pour une ombre Author: Jean Giraudoux Release Date: June 18, 2023 [eBook #70995] Language: French Credits: Chuck Greif & the online Distributed Proofreaders Canada team at https://www.pgdpcanada.net *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LECTURES POUR UNE OMBRE *** LECTURES POUR UNE OMBRE ANDRÉ DU FRESNOIS DISPARU LE RETOUR D’ALSACE Bellemagny, 17 août 1914. ...Troisième réveil au delà de la frontière. Encore étendus dans notre foin, endoloris, il nous faut raisonner, pour nous rappeler que l’Alsace dort près de nous, et nous en réjouir. Premiers matins où les jeunes mères aiment leur fils, mais pas encore par amour maternel; elles le plaignent, elles l’admirent: il sera un grand artiste: il se mariera. Puis voilà soudain, comme chaque jour, la pensée que le régiment est parti. Nous nous levons à demi habillés, des inconnus autour de nous surgissant du foin, à la vitesse, avec les ennuis d’une résurrection, se plaignant du bras, d’une fluxion, de la jambe. Les brindilles sont imprimées sur nos mains, nos joues, épanouies sur la joue malade, et jusqu’au soir nous aurons l’air d’avoir dormi entre l’époque tertiaire et l’époque quaternaire. ...Six heures. Nous rejoignons au jardin du couvent les téléphonistes. Nous sommes en réserve aujourd’hui et les convois nous dépassent. Toutes les voitures ont encore leur ancienne peinture et leurs placards. Il passe les autobus de la route des Alpes, ceux de Chamonix, ceux de la Grande Chartreuse, que nous montrons à la sœur converse, ceux de Grenoble, une croisade de tourisme improvisée, toutes autres excursions cessantes, vers un pays merveilleux découvert la veille, et à laquelle se sont joints, en cours de route, les omnibus des villes traversées, le _Cheval-Blanc_ de Pontarlier, le _Coucou_ de Nyons, noirs et rouges, incapables cependant de résister à tant d’attraits, et les chevaux de Forcalquier seuls regimbent, trouvant la gare plus loin encore que d’habitude. Les deux téléphonistes sont deux professionnels de Paris, qui bavardent avec les autres postes, et appellent Bellemagny Belleville, Gutzof Gutenberg. Des soldats de la route leur crient les numéros qu’ils avaient coutume de demander à Paris, Passy 65-67--Central 10-18, numéros de petites camarades, numéro de la maison de Borniol, équations tendres ou macabres--Louvre 30-31, numéro que je connais, numéro du Musée Gustave Moreau. Celui qui le demande est un grand artilleur à barbe noire. Un encadreur, sans doute, un prix de Rome,--ou bien ce receveur des postes qui, dans une lettre ouverte au _Temps_, demandait à découper, pour qu’on pût vraiment les comparer, les _Salomé_ de tous les peintres. Huit heures, dix heures, midi. Le seul recours contre le temps est de le mesurer à ce double pas, comme ceux qui ont personnellement affaire à lui, comme les sentinelles, les officiers de quart. Les soldats étendus dégarnissent de pierres leur place, découpent au canif dans les racines des noms qui ressortiront au bout d’années, épuisent des yeux, des mains leur paysage individuel et enfoncent dans le pré autant que les chevaux, qui piaffent et sont enfouis à mi-jambes.--Deux heures, le caporal téléphoniste continue à lire dans de petits livres brochés, dont je m’empare dès qu’une rupture du courant l’éloigne, ou quand un cheval se prend dans la ligne. Il les lit avec vitesse et je ne retrouve jamais le même. Son camarade parfois l’interroge: --Qu’est-ce que tu lis? --_Le cœur sur la main._ --Qu’est-ce que tu lis? --_Germinal._ On signale un accident au cerisier qui sert de poste central. Il part, et c’est _Tristesses d’almées_ que je recueille. Soudain, on m’appelle à l’appareil. Voilà quelques heures, moi aussi, par plaisanterie, j’ai demandé un numéro ami du côté de l’Étoile. Je suis déconcerté, on répond. --Arrive, dit une voix inconnue. --Avec mon fusil? --Arrive. Le général Pau a besoin de toi. C’est la dix-neuvième compagnie qui téléphone. Je ne me hâte point. Lentement je suis le fil téléphonique. C’est le seul moyen de ne point s’égarer, tout ce qui ne vient point par le fil vient à côté; et le téléphoniste reçoit ainsi les munitions, les boîtes de conserve, les hommes en mutation. Il y a un entrepôt autour de lui. Le cheval signalé tout à l’heure est là. On veut le faire hennir dans le téléphone, mais il croit que c’est un phonographe; il refuse. C’est un lieutenant qui m’appelle. Au temps où il préparait la licence, il a connu, à Louis-le-Grand, mes camarades et désire parler d’eux. Je suis habitué à ces fantaisies d’officiers. A la caserne, on est soudainement aussi convoqué par un capitaine inconnu qui veut connaître l’horaire des paquebots pour la Chine, en passant par le plus d’îles possible, ou le programme du doctorat en droit. Le dos tourné à la France, à nos amis, mon lieutenant se félicite, puisqu’il devait y avoir la guerre, d’avoir préparé la licence d’histoire. Le soir est venu. Il se lève une grande lune ronde, un grand plateau d’étain que doit considérer avec amour, en ce moment, l’artilleur à barbe noire. L’_Angélus_ sonne, dans un village où notre armée n’est pas encore, car notre premier soin, dans chaque clocher, est de couper les cordes. Les reflets du couchant, le vent de la mer nous viennent aussi ce soir de chez nos ennemis, de l’Est, du Rhin. Douce soirée où l’on pouvait encore croire--à la rigueur, le calcul des probabilités cédant simplement à la chance--qu’il n’y aurait pas de morts pendant la guerre. Nous parlons, sans la ménager, de cette paix qui fut jusque-là la seule dangereuse, des deux ou trois camarades communs qu’elle a fait périr: Revel, mort subitement en tramway, dans sa première redingote, civil qu’il était; Manchet, mort à Mayence, déjà prisonnier là-bas d’un professeur qui l’avait présenté à la fille de Bedecker. Nous parlons en riant des vivants, de Besnard, qui traduisit Nereus, nom d’un patricien, par son second sens de laurier rose,--_Elle prit deux époux_, disait sa traduction, _Metellus et un laurier rose_,--des trois frères Dournelle, éparpillés dans la classe et qui trouvèrent un jour le moyen d’avoir la même place en thème latin. Comme tous les Français de ce mois d’août, qui pensaient satisfaire la guerre en lui abandonnant, dans le fond de leur cœur, et non sans pitié, les hypocrites de leur connaissance, les méchants, nous sentons subitement exposés à la mort les cancres lâches ou voleurs. Mais les professeurs de grec, les lecteurs à Upsal, les élèves littéraires fiancés--doux sadisme!--aux filles des professeurs de sciences, semblent encore invulnérables. Pouvions-nous imaginer que Besnard était déjà tué, que les Dournelle seraient engloutis tous trois, à quelques semaines d’intervalle, se succédant vers la Lorraine, comme les puisatiers qui veulent retirer le premier asphyxié; que Saint-Arné surtout, qui s’était battu en duel avec des herboristes, était déjà mort? C’est à Saint-Arné justement que le lieutenant envoie une carte où nous lui demandons s’il a toujours sa tête.... Nous en étions encore, comme nos soldats, à mettre le képi d’un camarade, pour lui jouer un tour, sur la tombe la plus fraîche du cimetière. Cinq heures moins le quart. Cinq heures moins dix. Aux environs des repas, il convient de serrer les heures de plus près. Je quitte le lieutenant licencié et regagne le couvent, où la sœur converse m’annonce qu’un ami est venu me demander. Elle prétend déjà reconnaître les armes et, à son avis, c’est un cuirassier, ou plutôt, s’il y a des artilleurs qui bégayent, un artilleur. Elle reconnaît aussi l’amitié: il doit m’aimer beaucoup et reviendra demain. Puis on nous remonte coucher à l’école, alors que la compagnie de l’école descend dormir au couvent. On ne veut point que nous prenions des habitudes, avec Dieu ou avec l’instituteur. Sommeil troublé par Horn, qui a des doutes sur l’Alsace, qui n’a pu vendre aux habitants la peau de notre lapin. Burnhaupt, 18 août. Départ à 5 heures dans la direction de Mulhouse. Passé de Soppe-le-Haut à Soppe-le-Bas, de Spechbach-le-Haut à Spechbach-le-Bas. Grand’halte dans un bourg qui n’est ni haut ni bas et n’a pas à s’équilibrer dans le vallon par un village jumeau. On découvrira, d’ailleurs, plus tard, sur la carte, qu’il a son contrepoids au delà de Strasbourg. Le barbier passe pour particulièrement francophile et tout le monde va se raser chez lui. Chacun emporte son savon, son blaireau, son rasoir, et, lui, regarde; mais, enfin, on se rase chez un coiffeur. Déjeuné aussi chez un restaurateur. Nous achetons le vin à des particuliers, mais nous tenons à le boire dans le café. Dormi une heure chez l’hôtelier. Après ces quinze jours sans ville et sans bourg, chaque vitrine de boutique nous attire, comme si c’était l’hospitalité elle-même qui élargit ainsi les portes des maisons du pain, du vin, du chocolat. Bavardé chez des rentiers. Interrompu par le bombardement de Burnhaupt-le-Haut, dont le clocher vacille et s’effondre. Celui de Burnhaupt-le-Bas, entre deux bosquets, remonte de quelques centimètres. Nous commençons à être las de nous battre tout seuls. Impossible de voir un Allemand. Dans les tranchées de Saint-Cosme, dans celles de Bretten, pas d’autres traces, selon le régiment, que celles de la gemütlichkeit badoise, ou munichoise, ou saxonne, un harmonica, des vers de Gœthe sur les violettes au bas d’une carte postale, un dentier dans une boîte mauve, des objets aussi divers et pacifiques que ceux qu’on trouve, les soirs de course, dans le métro de Maillot. Pas de casques, de sabres, mais une valise, des vis de buis au bout de ficelles, un arc, un boomérang. Sur les pansements abandonnés, un sang pâle, un sang de malade d’hôpital, le sang de cette race qui reste civile sous ses armes, dont la vie, dont la faim, dont la soif ne s’épurent pas par la guerre. Je sens déjà toute l’injustice de faire battre, contre cette masse de civils, des militaires. Guerre vaine, où l’on capturera sous le nom de chevau-légers bleus, de hussards blancs, dans une veste verdâtre, des garçons de café, des peintres de Dresde aux prunelles carrées découpant déjà en cubes la sentinelle berrichonne qui les conduit à l’arrière. L’air est menu. Le vide a régné là juste avant notre arrivée. Quelques cadavres, ceux des Allemands qui ne pouvaient vivre sans respirer. Dans les caves, dans les granges de villages, les autres ont eu le temps de se transformer. Des gens, sortis d’un demi-sommeil, nous parlent en demi-français. La douzaine d’otages est prête: il y en a même treize. Rien que les domestiques stylés de la guerre et l’enfant qui crie quand un canon tonne est giflé. Les meubles seuls, couverts d’inscriptions, essayent de se sauver en avouant qui ils sont: «Je suis le buffet, camarade»; «Je suis le verre fragile où plus d’un cœur a pleuré»; «Je suis l’armoire, cher frère; remplis-moi de beau lin». Des coussins affolés parlant sans raison de l’aube, de l’occasion, de l’amour. Meubles sur le fronton desquels va apparaître une dénonciation en lettres gothiques: «Mes maîtres sont cachés en moi». Mais ils n’y sont pas, et de France seulement arrive la preuve qu’ils existent. Le lieutenant Souchier a reçu de sa femme la nouvelle qu’on promène quarante et deux prisonniers dans Roanne! Et pas un enfant, pas une vieille paralytique, sur la route de Charlieu, qui ne les ait déjà comptés un à un pour voir s’il y a bien le nombre. Enschingen, 19 août. Longue marche dans le brouillard. Les trois ou quatre hommes du régiment qui se sont munis à Roanne d’un capuchon imperméable déclarent qu’ils préféreraient une bonne averse. Mais la canonnade devient si violente que la brume se lève. Le canon, au lieu d’amener la pluie, servait encore contre les orages, la grêle. Dans chaque village, mes camarades, qui savent lire et reconnaître depuis Bellemagny le mot «Schule», s’intéressent exclusivement à la maison d’école: l’instituteur de Bellemagny élève des bassets; la femme de l’instituteur de Bretten louche; à Burnhaupt-le-Bas, il faut savoir si les sept enfants alignés dans la cour, et qui se ressemblent, sont les fils du maître de cette fameuse Schule ou ses élèves. Devaux, qui sait lire aussi le mot «Kloster», le cherche de temps à autre aux devantures. La guerre ici n’a pas encore détruit les vraies maisons, mais tout ce qui leur ressemblait en petit, les boîtes aux lettres, les cages à pigeon, y a passé, et une poupée allemande, un schutzmann, est pendue à un pignon. Bientôt on ne verra plus rien qui ne soit à l’échelle du soldat, et, les enfants tués, ce sera notre tour. Pas de fermes isolées, rien que les bourgs formés des maisons les plus dissemblables, qu’une lézarde de géraniums appareille, et dont chacune doit correspondre, ceux de nous qui sont paysans à des signes imperceptibles le reconnaissent, à un de ces prés, de ces champs, de ces vergers confondus dans la plaine. Les coqs des clochers s’amusent à pencher le plus possible sans avoir à ouvrir les ailes. Paysage où les maçons et les laboureurs ont malhabilement choisi la teinte triste des couleurs les plus gaies, l’ocre pour les charpentes et les tuiles, pour les prairies et les feuillages un vert sombre, et l’herbe même a l’air immortel. Seules, les Vosges, sur notre gauche, sont transparentes. Nous marchons jusqu’au soir et, selon le vent, la bataille se déplace brusquement, comme une chasse. A cinq heures, arrêt brusque. Un capitaine d’état-major myope arrive au galop, demande le colonel, le cherche dans mon escouade, sur mon col, sur le troisième bouton de ma capote. Je le guide et j’apprends que l’on se bat du côté de Flaxlanden, au sud-est de Mulhouse, qu’il faut partir avec quatre compagnies, quatre restant en réserve. Je reviens l’annoncer à Frobart qui veut des explications. --Quelle bataille est-ce que nous livrons? demande-t-il. --La bataille de Flaxlanden. Il trouve le nom de sa bataille peu facile à prononcer; il tient à savoir aussi si c’est un combat ou une vraie bataille, si l’on se bat dans le village même ou aux alentours, s’il y a une poste, à Flaxlanden. On peut le renseigner sur un point: c’est sûrement une bataille. Des interstices des convois, suivis du lieutenant en gris vert que l’armée française entière a pris tout le mois d’août pour un chasseur à pied--le payeur de la division--surgissent des colonels à brassards qui songent à leurs fils Saint-Cyriens et se garent du cambouis. Les camions de l’intendance regagnent sans dignité l’arrière. Un tringlot appelle son chien qui préfère rester avec nous et auquel il tente vainement d’expliquer la bêtise de son choix. Panique de figurants quand le rideau se lève une minute trop tôt, et nous reconnaissons soudain que nous ignorons tous notre place de combat. Les théories sortent du sac des fourriers, des sergents-majors. Pas de compagnie à laquelle les tambours et clairons ne viennent s’attacher définitivement, avec l’air de lui faire un cadeau, et qui ne les renvoie sous les injures à la compagnie suivante. Les adjudants ordonnent de pendre toutes les plaques d’identité autour du cou sous le prétexté que cela protège la poitrine et que les bras peuvent être emportés, et ils numérotent par classe les hommes de chaque escouade, pour que l’on sache, en cas de blessure du chef, qui commande. Frobart n’a une chance de commander que s’il reste tout seul, et Artaud n’aura jamais que Frobart sous ses ordres. On remplit les bidons d’eau, malgré les protestations de ceux qui entretenaient un peu d’absinthe pure ou de rhum. Seuls les brancardiers sont prêts; ils sont même déjà partis: il faut les arrêter de force et les faire passer à leur rang... Il nous manquait deux heures pour être vraiment prêts à la guerre. Mais, d’ailleurs, on nous donne vingt minutes pour arracher les boutons qui tiennent mal, atteler les chiens aux voitures, amarrer au régiment tout ce qui pourrait flotter, tomber, pour ramasser les papiers et faire autour de nous un bivouac propre et lisse comme si nous allions nous battre sur place ou si nous attendions un orage. Du moins nous ne glisserons pas, nous ne tomberons pas. L’honnêteté du régiment se rétablit, les hommes qui ont caché leur sac dans un camion, avec la complicité du conducteur, courent le reprendre; les voitures de compagnie passent l’alcool aux ambulances, les mitrailleurs remplacent par de vraies cartouches leurs caisses bourrées de carton. Chacun a bientôt son poids exact de bataille, et l’on pourrait peser maintenant chaque homme comme on pèse à l’usine l’obus qui sort. Tous ceux qui n’avaient pas de bidons, de troisième cartouchière, de vis de culasse, en découvrent soudain un choix près d’eux, et il apparaît même un képi pour Artaud, notre conducteur, qui est depuis Roanne tête nue. C’est un képi rouge sans manchon, bien visible, mais Artaud se moque d’être repéré: il a déjà un cheval blanc et, sur sa voiture, sont peints les drapeaux de tous les Alliés. Celui du Tonkin n’est même pas sec. L’ordre arrive. Nous partons dans la direction de Bernwiller. Voici Bernwiller. Nous le traversons au pas gymnastique. Il a dû défiler pendant la journée tant de troupes que personne des portes ne regarde ce régiment courant à la bataille. Nous aurions pourtant voulu demander des renseignements sur Flaxlanden. Deux gendarmes menacent l’un de nous qui a secoué des prunes au passage. Un cantinier qui se rase sur l’accotement, la glace pendue à un cerisier, attend nerveux, la figure débordant de mousse, que nous ayons fini de faire trembler sa route. Sur le chemin de ces mille hommes aspirés, les gens seulement dont l’unique rôle est d’empêcher qu’on déniche les nids, qu’on vole une poule, qu’on pêche les écrevisses avec des mailles trop petites. A la sortie du village, une grande route droite et vide, silencieuse. Personne non plus qui revienne de la bataille. Nous aimerions en voir arriver cependant un cycliste, n’importe qui, un vaguemestre. Un civil même, une femme, qui nous donnent l’impression d’être vus et, pour les cœurs généreux, de protéger plus que deux gendarmes. Mais seulement un convoi de chevaux en sang, précédé par deux bœufs encore au joug, que des éclats de mitraille ont atteints. Les bœufs tirent... et devant eux c’est nous qui nous écartons, car bien peu s’attendaient à ce que les animaux aussi fussent blessés. Voici des arbres mutilés, un coin de route éclaté, un rocher pilé. Nous avons la gêne de pénétrer dans la mêlée par en bas, par les végétaux, par les animaux, alors que nous comptions y descendre par son sommet, par ce général qu’on dit blessé et que nous aurions trouvé, étendu sous un arbre, au coin du village. --Halte! On ordonne face à gauche, face au côté que nous croyons inoffensif. Et nous sommes, assure l’état-major, sous le feu de l’artillerie. On nous fait reculer jusqu’au fossé. C’est deux mètres de sécurité en plus. Il est huit heures. Le jour meurt aujourd’hui sans avoir vieilli. Le crépuscule a partout même épaisseur et même transparence: on ne peut deviner de quel côté s’est couché le soleil, et l’armée française, qui ignore s’orienter, n’en aura point ce soir de désavantage. Toutes les étoiles, également blanches et mortes, font penser au Nord, à minuit, et nos mains aussi sont éclairées, même celles des moins riches, par un puissant radium. La nuit se rapproche de nous, par derrière, comme de ceux qui la défendent. Plus d’ombres; les nôtres sont déjà séparées de nous, comme si la bataille allait être grave, comme si les adjudants nous les avaient réclamées, à l’instant, avec les livrets matricules. Pas une étoile errante, le canon a secoué toute la journée du ciel ce qui n’y tenait qu’à peine; plus de constellations qui se balancent, mais des astres enfoncés jusqu’à la garde. On ne voit vraiment qu’eux; malgré soi on les contemple, et l’on fait le fier et le beau pour ces mondes où tout l’intérêt doit se concentrer d’ailleurs, en ce moment, sur le cheval blanc d’Artaud; Frobart explique la grande Ourse, qui ce soir se trouve ovale. Comme il n’est pas permis de s’asseoir, les camarades s’adossent sac à sac et prennent ainsi leur repos, se parlant l’un tourné vers les ténèbres françaises, l’autre vers les ténèbres badoises. C’est notre première bataille, et nous ébauchons tous les gestes et les pensées que nous aurons une fois guerriers. Nous ne nous serrons pas encore les mains, mais nous avons des regards si lourds que s’ils appuient sur les yeux indifférents d’un voisin, le voisin doit nous sourire. Nous n’écrivons pas de testaments, mais les soldats qui se devaient vingt sous se les rendent ou se les donnent. Un seul dans la compagnie note ses dernières volontés; c’est Lâtre, qui lègue son entreprise à sa femme, sa femme à son père. Nous nous passons le papier en riant, et Lâtre le poursuit d’escouade en escouade, comme s’il devait hériter. Avec Jalicot je fais les cent pas. Des groupes se forment. La ligne des sections carrées s’est fondue en une ligne de sections arrondies et la promenade, et la pensée, est plus douce le long de ce bataillon sans angles. Dans l’ombre, nous faisons aux camarades des signes modestes d’existence:--C’est toi?--Oui, c’est moi!--C’est vous? Tous ceux qui vont être braves pour la première fois allument plus tendrement leur cigarette. Celui-là sent au fond de lui un lointain sommeil, le sommeil d’après la bataille, et bâille. Notre ignorance de la guerre pèse subitement sur nous comme à la veille d’un examen. S’il faisait clair, nous repasserions notre théorie. Nous nous sentons coupables d’avoir négligé nos enrayages, nos déploiements. Mais surtout nous pensons sans relâche au premier blessé, au premier mort du bataillon. Tout notre entendement butte contre ce premier cadavre. Nous comprenons le second, le troisième et, vers le centième, nous-mêmes nous étendons; mais soudain, malgré nous, le premier mort que nous avons enfin couché dans notre esprit s’anime, se relève, et tout est à recommencer. Quand un soldat allume sa pipe, nous frémissons, en voyant ce visage qui s’illumine, comme s’il se désignait par cette clarté pour la mort. Nos épaules s’alourdissent, nous vieillissons. Nous errons sans repos dans cette ombre qui rend la victoire à peine plus désirable que le jour.--C’est toi?--Oui, c’est moi, avec, tremblotant un peu, un immense courage... Le bruit d’un galop. Le capitaine d’état-major transmet au colonel l’ordre d’attaquer le village d’Enschingen. On voit le clocher, juste devant nous, à deux kilomètres... Il éprouve aussi le besoin de nous faire un discours: --Allez, Roannais! Comme pour les Autrichiens! Nous avons déjà battu en effet les Autrichiens, en 1814, à Roanne même. Nous avons, de ce côté-ci de la Loire, fait circuler un convoi ininterrompu de tuyaux en tôle sur des roues. Le général ennemi, malin, se méfia, ne tenta point le passage, et la ville fut décorée, en même temps que Tournus, où était né Greuze. --Et attention! Vous êtes sous le feu de l’artillerie lourde. Il part enfin. Non, il revient, toujours au galop. --Vous êtes sous le feu de l’artillerie légère! Est-ce qu’il va reparaître ainsi pour chaque calibre, pour les mousquetons, pour les revolvers? Le colonel lève le bras, l’abaisse. Nous partons... Les quatre compagnies avancent en ligne à cent mètres d’intervalle, chacune serrée et silencieuse. Les hommes ne prononcent pas une parole, malgré leur désir de savoir au juste ce qu’ils font, si c’est une marche d’approche, une charge, s’il y aura des mitrailleuses. Mineurs, tisseurs, ils ont éteint leur cigarette, leur pipe, comme à l’entrée dans l’usine, par précaution. Ils vont à toute allure. La crise de discipline qu’ils ont, pour la première fois, se résout en silence, en vitesse, et les plus disciplinés ont pris le pas gymnastique. Avec les quatre fourriers, j’escorte le colonel qui se tient un peu en arrière du centre. Nous suivons avec peine, à travers des champs et des prairies coupés de haies. Nous trébuchons contre un bœuf étendu, bien gonflé, et sur lequel, heureusement, on rebondit. Nous sautons et ressautons un ruisseau qui s’empêtre dans nos jambes comme une bande molletière défaite. Un projecteur illumine soudain la compagnie de droite, qui s’arrête, se masse contre lui avec les précautions recommandées pour les obus, chaque tête sous le sac qui la précède, les têtes du second rang cachées, les yeux du premier rang fermés... Le faisceau s’éteint. Le clocher du village rentre peu à peu sous terre, dans sa tranchée, et maintenant nous allons au hasard. Plus de canon. Une balle, une seule balle passe à côté de nous, à fin de course. Un seul Allemand nous fait l’honneur de tirer. L’homme du projecteur sans doute. Ils vont trop vite. Nous essayons en vain de les rejoindre. Nous ne les voyons plus et le terrain est difficile. Parfois de l’herbe, du trèfle, puis, soudain, transversales, des lignes de choux, d’artichauts et de dahlias. Les prés sont dans le sens de l’Alsace, mais les potagers, de biais, s’entendent pour contrarier notre marche. Un cavalier surgit derrière nous, prie le colonel d’attendre le général et nous dépêchons les fourriers aux compagnies. Un second cavalier ordonne de continuer: nous continuons. Un troisième, un quatrième, arrivent ainsi à toute vitesse, de l’on ne sait quel centre, mettent pied à terre, s’alignent sur nous, mais toujours en retrait l’un sur l’autre; la cavalerie divisionnaire, dans les batailles, forme des circonférences. A part Chalton, qui n’a pas trouvé sa compagnie, aucun des trois fourriers n’est revenu. Nous envoyons les dragons en éclaireurs, mais rien à droite, rien à gauche, et, devant nous, à cinq cents mètres, une colline et la forêt. Il n’y a que nous six dans la vallée, et il paraît que l’on nous voit de partout. La fraîcheur tombe; la première couche de rosée se pose sur nos fusils; l’homme du projecteur tire un dernier coup de canon, le clocher d’Enschingen se dresse soudain à notre droite, tout en arrière; une perdrix: les compagnies ne sont point passées là. Nous ralentissons le pas. Une dernière fois nous franchissons le ruisseau, mais un long rectangle de carottes nous décourage. Nous cédons à leurs taillis impénétrables; nous n’allons pas plus loin; nous les laissons brouter une minute par les chevaux; un dragon les goûte lui-même; agenouillés dans leurs feuilles odorantes, nous tirons, Chalton et moi, après les trois sommations, les premiers coups de feu du régiment sur deux lanternes électriques qui scintillent dans la forêt: Il a bien visé la première, mais la mienne ne s’éteint qu’au bout de quelques minutes, quand l’électricité manque, me dit-il. Pas d’angoisse, mais peu à peu la paresse, l’indifférence. Pourquoi aller au delà de ces carottes, et trouver pis encore, des tranchées, des betteraves peut-être? Celui qui a la meilleure oreille l’applique contre terre, mais rien que le fracas des brindilles, et le piétinement du cheval sur lequel est monté debout celui qui a la meilleure vue. Celui qui a la meilleure conscience dort déjà. Le colonel étudie sa carte. Nous sommes sans aucun doute entre les lignes, et les compagnies doivent être arrêtées dans un des deux villages qui sont derrière nous, Spechbach ou Enschingen. Vers lequel allons-nous revenir? Lequel est habité? Nous ne nous hâtons point, nous ne courons plus de danger: nos ombres sont revenues; nous nous amusons de l’aventure, qui nous épargne de creuser là-bas des fossés, de prendre la garde, et nous jouissons d’un calme, d’une sécurité que l’on ne pourra jamais goûter, dans cette guerre, qu’à égale distance des sentinelles françaises, des sentinelles allemandes, et avec son colonel. Parfois seulement, une détonation, suivie d’une autre, plus brève, plus sèche, comme si le tireur se précipitait pour ramasser son blessé. Assis les uns en face des autres, nous formons à nouveau un de ces groupes arrondis dont vit la paix. Nous sentons si bien que ne commence aucune ère nouvelle et nous nous remettons, comme dans l’ère précédente, à fumer, à faire craquer nos doigts, à boire. Le colonel se décide pour Spechbach. Voici Spechbach... Une mare ronde est posée devant le village comme un miroir devant les lèvres d’un homme endormi. Pas une ride, pas un murmure... Spechbach est mort... Nous avançons. * * * * * ...Ici une heure qui n’appartient pas au régiment et que le capitaine Lambert a fait rayer de notre Livre de marches. Ici des blessés, des morts. La sentinelle qui nous arrête a le front entouré d’un bandeau rougi;--la balle, l’unique balle aurait porté? Dans la première maison, une foule de blessés qui se sont installés sans logique, les plus gravement atteints au premier étage, comme s’ils redoutaient en plus une inondation. Sur le banc d’une ferme, un officier endormi, la poitrine couverte d’une ouate sanglante. Ce n’est point un de nos commandants: Son numéro d’ordre est plus faible d’une unité que le nôtre et il le porte d’ailleurs partout, pour nous rassurer, à son képi, à son col, à son collet... Le sort nous a manqués d’un point. --D’où venez-vous? demande le colonel. Il se réveille. Il répond machinalement ce qui le matin encore était la vraie réponse. --De... de Chambéry. Puis il aperçoit les cinq galons. --Le colonel... le colonel est mort, dit-il. De ses yeux hébétés, c’est mon képi qu’il regarde maintenant, ma manche, cherchant mon grade; il ne le juge pas, sans doute, assez élevé pour ajouter: Le sergent, le sergent est tué.--Il s’endort. Nous repartons. Chalton a sur la main un peu de sang de Chambéry. Il le montre à son dragon pour faire croire qu’il est blessé, et il s’y trompe lui-même, à chaque cigare qu’il allume. Bernwiller, 20 août. Occupé Enschingen à minuit juste. Je dis minuit juste, bien qu’il y ait à ce sujet une dispute entre mes deux compatriotes, Laurent, qui a gardé l’heure de la ville, et Clam, qui a l’heure de la gare. Les Allemands viennent de partir, laissant la mairie préparée comme une souricière, des tablettes de chocolat sur la porte ouverte, des croûtes de fromage sur la table. Dans une cave, une patrouille égarée du ***, que les compagnies se passent, que le capitaine Fontange félicite, que le capitaine Perret veut fusiller comme déserteurs. Nouveaux otages, qui descendent en bras de chemise et que nous renvoyons passer une veste, car nous ne désirons que des otages habillés. Je suis de garde au drapeau; nous l’installons dans l’auberge, et tous les soldats qui s’échappent pour boire, surpris de le rencontrer là, vident du moins leur verre plus dignement. A trois heures, départ pour Bernwiller; le lieutenant Viard félicite les guides: la route est absolument droite. Journée paisible, chaude. Nous jouissons de ce soleil que nous avions, suivant d’illustres exemples, jeté hier soir, pour le reconquérir, dans la bataille même; jeté dans le mauvais sens d’ailleurs, jeté en France. On me charge de la surveillance des otages qui dorment sur des charrettes à claire-voie, à part un conseiller municipal nerveux, dont c’est aujourd’hui la fête, que sa famille attend, et qui reste assis sur la claie à se lamenter alors que tous les autres ont depuis longtemps, dans le poids du sommeil, passé au travers. Nous nous organisons, nous nous déployons, nous creusons des tranchées face à Enschingen, comme si nous n’avions d’autre but dans la guerre que de prendre ce village une fois par jour. Petit déjeuner avec Devaux chez un vieil Alsacien, sourd-muet, et qui s’empresse à nous servir, protégé qu’il est par ses infirmités contre toute dénonciation. La trouvaille d’un œuf de poule, puis d’un œuf de canard, nous conduit à l’idée de l’omelette que nous préparons chez deux sœurs allemandes, deux jumelles. L’impression, enfin, d’être des conquérants! chacun de nos mots fait courir, se heurter, ces deux images semblables, et nous avons à la fois notre volonté brune et notre volonté blonde. Aux murs, sur le papier gris, des taches carrées plus claires. Il y avait là des cadres et l’on pourrait reconstituer, d’après la couleur plus ou moins passée, toute la famille impériale. Je fais pâlir les esclaves en leur demandant où elles ont caché ces portraits et Devaux leur pose, sans malice, des questions alternativement menaçantes et affables: si l’empereur est bien paralytique général, quels sont leurs prénoms, comment finira la guerre, ce que veut dire le mot «gemütlich». Elles ne répondent qu’aux questions affables, mais avec la crainte que les questions sacrilèges ont causée: elles s’appellent, tremblantes, Elsa, Johanna; gemütlich veut dire: «Quand tout est bien, quand tout est gai.» «Hier ist es gemütlich», dit Devaux pour trouver un exemple. --Ya, répondent-elles, ya. Il suffit d’agiter le mot gemütlich aux yeux d’une Allemande pour qu’elle réponde par ces joyeux aboiements. A midi, ordre de libérer les guides. Le conseiller municipal s’en va en courant par un raccourci, plus court par conséquent que la route droite, et je rejoins ma compagnie qui occupe la maison et le parc de Henner. Tous les hommes sont étendus dans le creux des pelouses, au pied de buissons, et dorment, sur le dos, sur le côté, les genoux pliés ou levés. Nous avons là tous les tableaux qu’eût peints Henner si les bosquets étaient peuplés de soldats, et non de femmes rousses. Jalicot a visité le château: il n’y a trouvé que deux énormes pinceaux, l’un carmin, l’autre saumon, les pinceaux de Matisse. Toutes les toiles ont disparu des murs, comme chez Elsa et Johanna; mais il reste les glaces. Nous ne nous étions vus depuis Roanne que dans des miroirs ronds à deux sous, qui nous montraient tout juste notre œil ou notre raie. Nous nous contemplons, nous nous rapprochons sous le prétexte de comparer nos tailles, nous nous tenons par les épaules, mais chacun ne regarde égoïstement que soi et je ne sais même plus, aujourd’hui, lequel de nous deux était le plus grand. Long après-midi paisible. Le lieutenant Balay me charge de visiter le village, d’interroger les passants. Mais les rues sont désertes. Beaucoup de maisons fermées, avec les images de sainte Agnès sur la porte, rondes comme les vrais scellés. Je visite l’église, qu’entoure un canal d’eau courante. Je pousse la fenêtre d’une chambre, j’aperçois dans des cadres noirs à grains d’or les Trois Grâces et la Comparaison. Partout le silence. L’avion allemand qui passe là-haut ne peut noter dans ce village qu’un touriste ou un indiscret. Je vais si loin que je m’égare: une jeune fille m’indique la route du château avec la politesse qu’on réservait dans ce bourg aux invités de Henner, et je rejoins les autres sergents, couchés sur la pelouse. Étendu sur le dos près d’eux, je les écoute se parler de leurs femmes, j’admire, quand c’est mon tour, les photographies de Mᵐᵉ Sartaut, dont Sartaut fait passer un choix inépuisable; je la vois en costume cycliste, en costume de bain, appuyée à un prie-Dieu au bord d’une plage, car toutes les photographies ont été prises en juillet près d’Arcachon. Je la vois soudain en buste, comme si elle s’était rapprochée de nous de mi-chemin. Chaque fois elle caresse un chien différent, car son métier, à Paris, est de prendre les chiens riches en pension. La voilà en bateau avec un levrier qui a appartenu à Sarah Bernhardt, et Sartaut parle de Sarah qui gagne un million par an, qui a plus de soixante-dix ans, et n’a pas mis un sou de côté: c’est une femme, prétend sa femme, qui n’a pas d’ordre. On repasse la photo du bain, pour voir le caniche d’une Brésilienne, et pour discuter, ce qui nous vaut les injures de Sartaut, si la vue a été prise avant le bain ou après.--C’est avant pour le caniche, encore frisé, après pour Madame, toute lisse.--Douce petite française, aux yeux inclinés, à la gorge haute, aux jambes nettes, qui s’oppose victorieusement dans notre pensée, selon la photo, à l’actrice, à la juive, à la Guatemalaise que laisse entrevoir le chien du jour. C’est elle qui nous rend précieuse l’impression d’être en Alsace, alors que justement nous n’en voyons rien, que le ciel,--où passent bientôt, par photos uniques, les femmes des autres sergents, avec des chiens et des enfants qui leur appartiennent. A six heures, départ pour Spechbach-le-Haut. Nous commençons une manœuvre d’encerclement autour du malheureux Enschingen. Mulhouse a donné moins de mal: Nous apprenons qu’elle est à nous et qu’on a pris sur la gauche vingt-quatre canons et huit cents Badois. Nous réclamons du capitaine Perret, qui a son Joanne, de nous lire la page de Mulhouse: _la gare est petite, noire, incommode, et fait contraste avec le somptueux hôtel des Postes_. Nous voudrions entendre aussi la page de Fribourg, car c’est sur Fribourg que nous allons. Mais Fribourg n’est pas en Alsace, malgré les affirmations de ceux qui confondent avec le Fribourg de la Suisse. Marche sans autre épisode que l’arrestation de Babette Hermann, qui est allée se faire arracher une dent à Bernwiller, a voulu revenir chez elle, malgré la bataille, tant la sœur lui a fait mal, et s’est prise dans la brigade, le bandeau noir qui doit lui servir le dimanche pour son nœud alsacien passé autour de sa fluxion. On me la confie, car elle ne sait que l’allemand. Spechbach nous fête. Je reconduis Babette à sa famille qui s’empresse, mélangeant à mon profit l’affection pour les Français et la reconnaissance due aux dentistes. On m’invite à dîner, on sort de vieilles cartes où Spechbach est encore en plus grosses lettres que Bernwiller, n’ayant point alors le désavantage qu’un grand peintre n’y soit point né; les recueils des tableaux patriotiques du Salon y compris 1892, date de ma fièvre muqueuse, et je reconnais de cette année chaque zouave, chaque vitrier, chaque amazone de Béhanzin. Babette installe elle-même sa lessiveuse pour notre soupe, malgré les galants caporaux qui la supplient de ne pas se mettre en courant d’air. Le grand-père, qui voit que l’impossible arrive, ne peut plus croire maintenant que ses souhaits plus modestes se réalisent moins et me les confie: il verra son petit-fils médecin, Babette guérie pour toujours de sa dent. Une fois interne des hôpitaux, son frère les soignera tous à loisir. Je couche dans le salon du presbytère, dont tous les meubles ont des colonnes torses, fauteuils, armoires, tables en chêne, et où un Christ à tête relevée s’étonne que le montant de la croix soit si plat, si lisse! Ammerzwiller, 22 août. La bataille est bien finie, bien gagnée, mais le canon tonne toujours, et devant nous. Nous ne nous en inquiétons point. C’était encore l’époque où les fantassins croyaient que l’artillerie se loge entre les ennemis et eux. Pauvres artilleurs! disions-nous. A dix heures, départ de Spechbach. On craint un retour des Allemands par Cernay et nous attendons jusqu’au soir, face au Nord, dans des vergers. Réclamations du lieutenant Viard, dont la compagnie est près d’un rûcher, et qui a déjà deux hommes piqués. Mais interdiction formelle d’enfumer les abeilles avant le café. A cinq heures, départ dans la direction d’Altkirch. Belle route, dont les cerisiers ont été coupés au ras du sol par les Allemands, et il ne reste des arbres que leur plan et leur âge. Nous retrouvons les artilleurs de Moulins, les dragons de Saint-Étienne. Quelques dragons sont montés sur de grands chevaux allemands qui ne veulent suivre, par patriotisme, que réunis en peloton, mais les logis s’y opposent. Assis sur les cerisiers, nous regardons vers les champs, un peu pour éviter la poussière, beaucoup pour ne pas tourner le dos à trois tombes de soldats français, tués voilà dix jours et dont nous notons les noms sur nos carnets. Nous apprenons leur mort en même temps, à peu près, que leurs parents... Nous avons de plus le chagrin de voir les tertres faits un peu au hasard... Je ne sais pourquoi nous eussions aimé pour eux des tombes parallèles. ⁂ Halte aux portes d’Ammerzwiller. Notre boucher a vu qu’on agitait trois fois des lampes dans le grenier d’une maison. Il me requiert comme interprète, et nous pénétrons, boucher avec son revolver, sergent avec sa baïonnette, dans la chambre d’une grande jeune femme à cheveux blonds qui sort du lit en criant. Elle sanglote; on voit sa gorge, ses jambes, toute une franchise de réveil qui pousse le boucher à croire tout ce qu’elle dit: Elle jure qu’elle n’a pas de lampe, qu’elle a l’électricité, qu’il n’y a personne dans le grenier. Elle dit tout cela en français, mais le boucher, pour bien comprendre, me regarde et attend ma traduction. Au grenier, nous trouvons, enfoui sous des couvertures, un homme que nous confions à la garde et nous prenons deux otages, dont le jeune curé, qui proteste, défiant de la république et malgré que ses sentinelles mêmes aient encore, épinglés à la capote, les Sacré-Cœur distribués à Paray-le-Monial. Ce matin, je vais aux informations et une voisine m’apprend que nous avons arrêté le faible d’esprit du village. Vie de garnison toute la matinée grâce à mon adjudant des dernières manœuvres, avec lequel je bois le café, et qui tente de m’apitoyer sur son récent échec à Saint-Maixent: échec injuste cette fois; on lui a demandé à l’oral ce qu’il pensait de Benserade. Il m’emmène aussi cueillir des laitues dans les champs où nous trouvons des cadavres de lièvres, inutilisables, gâtés en une heure. La chasse est le maximum de ce que peut supporter un cœur de lièvre et la guerre le fait éclater. Pas d’oiseaux non plus, à part les poules; les poules, puisque c’est leur nom, se sont cachées les premiers jours, sont ressorties et ont repris maintenant leur chasse, un œil sur chaque oreille: la guerre durera longtemps... Toute la question est de savoir si l’admissibilité comptera après la paix! Nous revenons par le corps de garde où ma compagnie, qui est de jour, a pendu toutes les enseignes suspectes de la ville et la devanture complète d’un pauvre homme, le malheureux, qui s’appelle Kaiser. Elle collectionne aussi les plaques officielles des rues, et à chaque instant un donateur arrive, apportant des panonceaux ou des affiches. On se croit à Carnavalet les jours de générosité. Bientôt tout le déguisement prussien du village est rassemblé dans cette salle; écriteaux si dédaigneux pour le passant qu’ils font naître immédiatement l’ordre ou la vérité contraire dans un cœur français: Ordonné de passer sur la voie quand le train arrive.--Obligatoire de battre les animaux.--Enschingen pas à 7 kilomètres, Enschingen à 1.000 lieues!... L’innocent est toujours là, mais il ne sait que l’allemand. Bardan s’occupe de lui offrir le café et, pour trouver des relations communes, essaye de lui faire entendre qu’il a connu un Boche, à Vichy, un garçon d’hôtel. Il a connu aussi un idiot, qui vendait des journaux et auquel on n’a jamais pu repasser une pièce fausse; car il ne faut pas croire que les idiots soient plus bêtes que les autres. Rencontré le lieutenant Bertet. Il est stupéfait d’être en Alsace. Il n’avait pris que des cartes de Prusse et de Bavière, comme s’il ne s’agissait dans cette guerre que de délivrer la Pologne, et je dois lui céder mes deux pauvres petites cartes de Colmar et de Strasbourg. Il ne me laisse qu’un plan des irrigations de la forêt de la Hardt, trouvé à la mairie. Je ne risque plus de me noyer dans cette forêt... Je me console en pensant à mes amis alsaciens, Braun, Beyer, partis avec toutes les cartes des Vosges, qui s’acharnent sans doute en ce moment sur le Luxembourg belge, qui couchent ce soir à Malines, à Bruges, alors que nous tenons déjà, par quinze jours de marche pacifique, l’enjeu de la guerre. Nous avons vraiment une dette envers l’officier d’état-major auvergnat qui fit sournoisement désigner, sur les plans de mobilisation, les Auvergnats pour reprendre l’Alsace! Les hommes sont moins pris au dépourvu que Bertet. Ils ne donnent pas, comme notre état-major de brigade qui nous interdit toute sonnerie, toute entrée en musique, l’impression de chercher la vraie frontière à l’intérieur même de l’Alsace. Ils règlent les horloges à l’heure de la France, ils grattent les mots allemands sur les murs, ils se délivrent de la petite humiliation qu’on leur infligea chaque année, à l’école, en leur contant 70, et, soulagés, attendent avec bonne humeur la fin de la guerre. Pas un qui eût pensé aller ailleurs qu’en Alsace, qui n’eût convenu avec sa famille d’un mot pour annoncer qu’il y était, dictionnaire enfantin que tous ont copié, de sorte que les mille lettres, les mille cartes, commencent ainsi: _le sac n’est pas lourd_, ou _le ceinturon ne serre pas_, ou _les souliers ne prennent pas l’eau_, phrases négatives qui voudront dire, une fois révélées par l’air pur de Pontgibaud ou de Thiers: «Nous sommes à Mulhouse», «Nous sommes à Strasbourg», «Je vois le Rhin». On pourrait le voir en effet du haut du clocher avec une jumelle marine, affirme le curé, qui affecte aussi de compter en milles marins--15--la distance qui nous en sépare. Rétoil, qui est marbrier au cimetière de Volvic et nous a promis à chacun, le mauvais cas échéant, sa meilleure inscription, grave en attendant dans le marbre de la cheminée: 16 août 1870 19 août 1914 REZONVILLE. ENSCHINGEN. Sur la carte, où le pays annexé est en carmin, la France en blanc, comme il n’est pas de crayon blanc, on passe au crayon rouge la France, que l’Alsace conquiert ainsi en une minute. Mon tambour, qui est de Bruère, le village du bas Bourbonnais où se dressait avant 70 le centre de la France,--c’est une colonne carrée faite de deux sarcophages romains trouvés aux environs--se réjouit que Bruère ait repris son rang, l’écrit à sa famille, essaye de l’expliquer au maire avec des ficelles tendues de Dunkerque à Perpignan... le maire ne comprend pas... l’Allemagne n’a pas de centre... Souvent les soldats ont recours à moi pour parler allemand, mais je ne suis qu’un interprète de mots abstraits. A part l’oignon et ses dérivés, pour lesquels je me sens d’un réel service, un soldat français peut tout se procurer par gestes. Ils n’usent de moi que pour calmer le doute qu’ils ont eu, en voyant qu’on n’illuminait pas en Alsace, qu’on n’y parlait pas français. Ils cherchent avec une bonne volonté inépuisable l’Alsacien qui leur dira:--quelle joie de vous voir! Quelle honte que les Allemands! Ils essayent, par des insinuations naïves sur la folie du kronprinz, de mettre à l’aise leurs hôtes. On m’invite au café dans cette grange pour que je demande à la vieille si elle est contente de nous voir. Comment se dit contente? Toute la journée on lui répétera le mot «zufrieden» qui deviendra le soir un lambeau allemand méconnaissable, auquel la vieille continuera de répondre en hochant la tête. Pas un fumeur, pas un enfant, qu’ils ne me fassent interroger sur les cigognes, sur Strasbourg, sur les têtes de pipe. Si l’un d’eux fait mine de dire que le patois alsacien ressemble quand même au prussien, les autres me chargent de lui expliquer la différence colossale, qu’au lieu de Haus, la maison, on dit Hus, au lieu de Deutsch, l’Allemand, on dit Schwob et, dans certaines maisons renfrognées, c’est eux qui apportent l’Alsace: ils trouvent à coller sur la porte, comme sur les autres, un portrait de sainte Agnès; ils passent au ripolin rouge les poutrelles déteintes, et mettent des fleurs sur les accoudoirs. Égalité française: il y a bientôt le même nombre de géraniums à chaque fenêtre du village. Tous fiers, d’ailleurs, de leur conquête, et étalant les culottes rouges qu’ils ont lavées aux alentours des maisons suspectes. ⁂ La guerre vient juste à temps; dix ans de plus, et c’était tard. Dans les villages que nous avons traversés, les enfants ne parlent plus français. On a tout au plus l’impression que jadis, jadis ils l’ont parlé. Il nous escortent avec enthousiasme, mais dès que nous les interrogeons, ils s’arrêtent, leur sourire cesse, ou bien ils se précipitent chez eux, questionnent leur mère et rapportent une phrase incompréhensible de trois mots boiteux: c’est tout ce qu’il reste de français à la maison. Nous nous décidons à leur parler allemand: pour qu’ils comprennent mieux, j’emploie mon haut allemand officiel, la langue des théâtres de Meiningen et de Weimar, le hanovrien des acteurs juifs qui déclament les traductions de Verlaine. Je demande à deux fillettes où l’on peut trouver des confitures, du miel. Elles éclatent de rire, comme on rit en France d’un acteur qui déclare se nourrir de miel, de compotes. Je voudrais savoir aussi où est l’école: acteur bizarre, qui va à l’école! mais elles m’accompagnent. Voici l’école; voici leurs cahiers de composition, écrits tous en allemand, dans une écriture raide de parade, au cas où l’empereur les daignerait honorer d’un regard. Dessins orgueilleux dont le moindre chalet porte un paratonnerre; problèmes d’arithmétique à la donnée dure et sèche, que l’on a envie de résoudre par la chimie, et qui vous font restituer, sous peine de correction, les chiffres, les stères, les kilomètres. Pas un mot de français. A Saint-Cosme seulement, chaque dictée, quel qu’en fût le sujet,--c’était toujours Charlemagne ou Geneviève de Brabant, car les instituteurs alsaciens choisissent leurs héros dans leur méridien--était suivie d’une phrase à nous, sans rapport avec le texte: «L’oseille est un légume», «l’ail est une plante», «la coquetterie est un vice». Brave maître d’école qui bordait les massifs impériaux de persil et de défauts français. Voici le cahier de ma fillette la plus grande: elle a _très mal_; elle n’a pas su la mort de Frédéric. Elle affirme qu’elle ne recommencera pas, et me récite tous les grands hommes qui sont morts, mal assurée pour ceux qu’elle aime.--C’est ainsi que nous passons notre journée entre les enfants et entre les vieillards, nous vieillissant ou nous rajeunissant d’une vie entière selon nos rencontres, car vieux et enfants ne vont pas ici ensemble, comme en France, et nous conquérons un pays où l’âge adulte n’existe pas. ⁂ Rencontré Jalicot, qui a adopté un vrai petit muet; n’ayant pas l’allemand entre eux, tous deux se comprennent à merveille. Rencontré Artaud, qui est rayonnant, qui s’est pris le pied dans la roue de sa voiture, a cogné la tête dans le marchepied, et est retombé sur une botte de paille; il voudrait le refaire qu’il n’y arriverait jamais. Notre chien de chasse suit mes promenades quand je prends un fusil et m’abandonne quand je me contente du revolver. Je le mystifie en l’emmenant à la pêche, un ruisseau coule au bas du village. Il fait chaud, et je rejoins au milieu de la prairie le lieutenant Michal. Petit, modeste, doux, c’est notre guide; le général de la division a choisi pour marcher en tête des régiments de réserve, les contraires des tambours-majors de l’active; le guide du 236 est C..., le plus petit romancier de France; celui du 305, B..., journaliste silencieux, qui prend des notes.--«Voilà des régiments qui réfléchissent», peuvent se dire les bourgs qui ont vu la veille défiler les zouaves étourdis ou les chasseurs. Michal étudie sa carte. Il s’est étendu dans l’herbe suivant la ligne du Rhin et, orienté vers le Nord, distribue ses points et ses demi-points cardinaux aux clochers les plus distincts; à chaque halte, il s’installe ainsi, se couche, niveau du régiment, et le lendemain nous conduit sans erreur par les plus petits chemins, même s’il n’y a pas de villages, et s’il a dû confier le Nord et le Sud à de simples rochers ou à des arbres. Souvent je l’ai rejoint, sur ces routes alsaciennes qu’il a plus de plaisir à fouler qu’un autre, car il est ingénieur des mines et il n’oublie pas une minute combien le sol conquis est profond. Nous marchions de son pas régulier, qu’il règle à une montre; dans cette avant-garde de calme où l’on ne connaît rien des bousculades et des hâtes de l’arrière, nous parlions de la guerre, à laquelle il n’avait jamais cru et à laquelle pourtant il s’était préparé avec minutie depuis son enfance. Chaque année, il la jugeait plus impossible, et chaque année le poussait à acheter un album d’uniformes allemands, ou un couteau de guerre, ou un sifflet de campagne, un imperméable. Il ne lui manquait plus, au début d’août, qu’une ceinture pour l’or. Il avait l’or. Son réflexe n’était en retard que d’une année. Pendant les huit jours d’attente à Roanne, il ne quittait pas la bibliothèque des officiers, où il empruntait tous les livres de guerre, et le jour du départ, le bibliothécaire a dû lui laisser les _Commentaires_,--au lieutenant Bertet le _Mariage de Chiffon_. Il m’explique aujourd’hui notre manœuvre d’Enschingen. Il porte en lui tous les plans des combats, d’échelle différente, il compare simplement notre mouvement, pour que je le comprenne mieux, à la plus grande bataille du monde, à Austerlitz, mais se contente d’expliquer Flaxlanden par une petite défaite athénienne dont j’oublie aujourd’hui le nom. Moins que des soldats, moins que des lieutenants, il voit des victoires ennemies se précipiter l’une contre l’autre, Wattignies contre Sedan, Denain contre Waterloo, et de nos armes, de nos navires, il parle avec le même jugement impartial et transparent; tout devient balistique, capillarité, et je rattrape à peine par les trajectoires de ses fusils mon pauvre régiment, qui me semble presque inutile. Il m’explique les vallées, les rivières. Cette guerre, que nous imaginions tous une guerre d’été, il la voit, dès le début, souffrir des douleurs des quatre saisons, car il me rappelle qu’au Cameroun déjà il pleut, qu’en Chine il gèle... et il l’étend sous toutes les zones comme un nouveau continent... Guerrier que je suis, je sens ma part de froid me gagner, ma part de neige, je prévois une seconde les tranchées, les inondations, les fièvres. De l’Alsace aussi il parle si nettement, je la sens dans son esprit,--comme sur ses photos, comme dans ce pré bordé directement par les Vosges et le Rhin, et où nous pouvons planter, plus légitimement que sur la carte même, des épingles avec des drapeaux,--si étroite, si délimitée, si seule, qu’il en détache cette Lorraine même, que nous lui avons donnée pour compagne. Les deux deuils, confondus par égoïsme ou par hasard en un seul deuil, il les sépare en moi autant que si les deux provinces perdues étaient aux deux extrémités de la France. Il m’enlève l’illusion, prenant Spechbach, d’avoir conquis du même coup un bourg lorrain de même grandeur. Tristesse d’apprendre que celui auquel vous croyiez un jumeau est seul, ne ressemble à personne, et il me ramène vers un village où tout maintenant me semble dédoublé--et moi-même--de ce qui avait pour moi un double sens. Il me quitte; il doit acheter du jambon et du vinaigre, car les officiers l’ont naturellement chargé de leur cuisine, comme ils en chargent avec leur infaillible instinct tout professeur, tout philosophe, tout poète. Ammerzwiller, 23 août. Lever vers cinq heures. Nous nous rassemblons au bureau lentement, car chacun de nous, le soir, disparaît dans l’ombre, et va dormir secrètement dans le coin ou sur le meuble qu’il a hypocritement noté de jour. Une visite au premier nous apprend que le lit du colonel est déjà libre. De temps à autre, l’un de nous sort au galop, et revient au bout de vingt minutes, les yeux gonflés, s’étirant, disant:--Ah! que j’ai bien dormi! Le bruit court que c’est dimanche. Ce n’est pas le curé qui le confirmera. Il a refusé de dire une grand’messe et a célébré l’office dans sa chambre, tout seul. Nous décidons de faire un bon dîner. Chacun sort à nouveau subitement, revient, le visage apaisé, avec le riz, l’ail, la poule qu’il avait repérés la veille, et pas un Français qui n’ait aussi, dans ce bourg de huit cents habitants, déjà marqué en lui la maison qu’il habiterait, la femme qu’il choisira, au cas où nous y resterions quelque temps, toujours. ⁂ Je vais acheter trente bœufs avec l’officier des détails. Je marchande. Je suis chargé de vérifier si la voyageuse arrivée chez Schanzi est bien une sage-femme. C’est la femme Schanzi qui vient m’ouvrir et toute contestation est impossible. J’écoute le vaguemestre nous lire le courrier qui part: approuvant la carte du colonel: _Tout va bien_, étonné par celle du capitaine adjoint qui écrit à ses fillettes: _Bonjour dominical du papa_: il n’aurait jamais cru qu’il fût à ce point calotin! C’est enfin mon tour de m’étendre sur le lit du premier. L’envie de dormir est passée et je trouve dans la chambre un vieux numéro du _Nouvelliste d’Alsace-Lorraine_. Que notre guerre est calme, à en juger par les titres, comparée à cette paix d’il y a six mois: Les Écrasés de Guebwiller, Mariage interrompu à Saverne, Scission de la Fanfare de Munster... La guerre aussi, d’ailleurs, a ses coups de théâtre, car je suis mis à la porte par la brigade elle-même, qui s’installe dans la cure et nous déloge. Nous délogeons le bureau du bataillon, où les soldats qui touchent dans le civil un traitement de l’État arrivaient s’inscrire, rangés par ministères, ou à peu près, car un cantonnier s’est faufilé dans les beaux-arts, puis dans les colonies. On a pitié de lui, et il passe le premier, mais il s’obstine à appeler la guerre des manœuvres.--Avant les manœuvres..., explique-t-il.--Après les manœuvres..., réclame-t-il. On n’y comprend goutte et on l’expulse. La poule ne sera que pour le soir, je ne proteste pas, car des émissaires m’ont averti que Jalicot avait une poule du matin et je le rejoins dans sa cuisine. Il y a un troisième convive que Jalicot me présente; un inventeur de serrurerie, dans une maison de Lyon, excellente, qui emploie déjà quatre inventeurs. C’est lui qui a perfectionné la vis à encoches multiples. Longue discussion sur les cadenas, puis, sans transition, sur les romans. Notre hôte, sans être ennemi de l’écriture, la blâme de ne pas être un instrument précis. Y a-t-il un littérateur capable, du fait seul qu’il récite deux lignes ou deux vers à un passant, de le faire changer de couleur, de le faire éclater de rire, de le tourner vers le vice ou vers la vertu? Un passant de bonne moyenne, un négociant?... Si oui, il retire tout ce qu’il a dit. Y a-t-il des formules qui frappent les hommes comme le mot Sésame, autrefois, ouvrait les portes? Jalicot proteste et récite:--_Saint Pierre cherchait un mot pour son cadenas_. L’inventeur sourit... C’est très beau... Il se rend. Il avoue, d’ailleurs, qu’il est de mauvaise foi. Lui personnellement ne peut prononcer de vers sans avoir, comme les gens qui chantent, les yeux pleins de larmes: «Dans le vallon qui doucement s’éclaire, Un corbeau noir sur la neige est tombé.» Il pleure vraiment un peu; jamais on n’a vu un corbeau aussi nettement! Et la neige, si l’on pouvait être au mois où elle tombera! Mais il nous quitte, sa section doit faire l’exercice à une heure... c’est la guerre. ⁂ ...C’est la guerre: On ne me fera pas travailler de l’après-midi. Sur ce dimanche alsacien, morne, privé d’hommes et sans doute, si le curé ne change pas d’humeur, de vêpres, joue un dimanche français, privé de femmes, mais qui remplit de notre bleu et de notre rouge tous les coins vides de l’autre. Les habitants apprivoisés sortent officieusement de leurs armoires, pour nous le faire admirer, tout ce qu’ils n’ont pas osé revêtir dans ce matin officiel: les femmes leurs jupes et leurs nœuds noirs, les hommes leurs vestes, le curé ses chasubles... C’est la guerre, avec son ciel bleu, ses canons grondants, ses pigeons voyageurs qui s’entraînent autour du clocher sur la piste étroite et dure des martinets. Sous un pommier aux pommes vertes je m’étends. Elles sont vertes et dures. Je peux dormir au-dessous d’elles, je peux les contempler sans crainte, et aussi sans l’appréhension d’avoir à inventer, l’une tombant, les lois du monde. C’est la guerre dans sa quatrième semaine, au dimanche exact où elle aurait dû s’adoucir et devenir la chasse. C’est le fond clair de la haie qui devient subitement rouge, quand une section passe sur la chaussée et la compagnie de piquet qui s’exerce dans le champ voisin à charger à la baïonnette en criant: «Vive la classe». C’est, à peu près toutes les heures, un revolver qui part dans les mains d’une ordonnance maladroite, et donne aux soldats parisiens l’impression qu’on est près de la Tour Eiffel et qu’il est midi. Puis, si l’on se dresse enfin aux cris de Laurent qui appelle pour le rapport, c’est un chemin tournant contre un mur couronné de roses; au-dessus du mur, des terrasses; au-dessus encore, le cimetière... Il faut être civil pour se faire enterrer si haut. Là, c’est le calme que donne un petit chemin de croix qui n’a que quatre stations et où Jésus meurt sans être encore fatigué, les joues bien roses; c’est le désespoir adouci qu’inspirent la colonne brisée au-dessus du fils Moser, la colombe dorée au-dessus de la fille Mayer, l’inscription de Hans Hermann, né en juin 1870 et mort hier, pauvre et noble vie, qui n’a pu loger tout entière dans l’Allemagne et la dépasse des deux bords. Un Durand est venu aussi reposer dans ce cimetière. Chers Durand, et vous, chers Dupont... chère France! ⁂ Déjà vingt jours de campagne, déjà deux semaines sans café sucré, sans pain salé;--Petipon, tombé de congestion au pied du drapeau;--trois gros réservistes évanouis sur la route de Vesoul;--la pluie de Lure, qui colla toutes nos cartes-lettres neuves et qui n’est pas encore séchée--les lignes de tramways, de chemins de fer se retirant peu à peu de nous comme se rétrécit un nerf coupé;--tous les drapeaux alsaciens, blanc et rouge, du district d’Altkirch, découverts chez un patriote par Poirier, qui crut avoir pris d’un coup cent drapeaux allemands; les noms de Wissembourg, de Freschwiller, de Reischoffen, recouverts pour toujours dans notre mémoire, comme les stations du Métropolitain dont on change les noms prussiens, par de petits noms simples et pacifiques: Saint-Cosme, Bellemagny,--peut-être avons-nous fait notre devoir envers l’héroïsme, envers la guerre! Tout ce que nous attendions d’elle, nous l’avons vu: le chasseur d’Afrique cassant son biscuit avec le pic des soldats du génie; le zouave endormi sous un porche alsacien; le général au galop saluant le général à pied; confondus, ces uniformes qui donnent vingt vertus au courage militaire, et, dans l’esprit du sergent rengagé qui sait les garnisons par cœur, brouillent soudain toutes les sous-préfectures, y compris les algériennes, et toutes ses nostalgies; chaque arme passant à l’autre arme son insigne, un fantassin sur un cheval blanc, un vieux landau plein de cuirassiers, un bataillon d’infanterie manœuvrant aux trompettes, spectacles d’une ambiguité pour nous plus aigüe que, pour vous savants, Andromède en Bacchus, Hébé à cheval; le suffixe «en Alsace» s’agrippant à chaque pensée: «Je suis étendu en Alsace», «Je fais le résumé du jour en Alsace», à tout grade: «Je suis sergent en Alsace!»... Michal, qui m’a rejoint, est lui-même plus calme et a signé, pour tout le soir, un armistice. Ses paroles sont incertaines, mais au fond elles veulent dire que, si nous sommes battus, nous restons les rares Français qui ont pénétré en Alsace. Assurés de la victoire, nous caressons égoïstement cet espoir de défaite. Nous éloignons le plus possible de la guerre notre bavardage; nous parlons de l’Amérique, des îles de la Sonde, où il ira, après son voyage aux Indes, avant son voyage d’Australie, puis nous tenons à en écarter nos corps mêmes. Nous gagnons une prairie isolée, d’où l’on ne voit plus le chœur gothique de l’église, où nous jouissons d’une Alsace pure de souvenirs; près d’un ruisseau qui coule; à l’ombre d’un vergne que le vent agite. Nous ne voyons que des génisses, un chien, des faneurs; nous ne voulons prendre d’elle que ce que nous aurions pris, par un semblable jour d’été, au Berry, au Nivernais, un peu de chaleur, et, pour notre tête, un peu d’ombre, car, vainqueurs modestes que nous sommes, nous ne regardons point le soleil en face. J’effraye Michal comme on effraye une cousine en Normandie, avec l’aide d’une rainette, d’une araignée. Il cueille des herbes pour son herbier et me dit leur nom commun, réclamant leur nom savant: nous n’avons plus besoin que d’interprètes de latin. Un bœuf impassible, et qui ne rumine même pas, attend, pour ne pas brouiller l’herbe française avec l’herbe allemande d’hier. Ce n’est pas par lâcheté, c’est par modestie que l’on renonce ce soir à la guerre, au carnage, à sa mort, à la mort surtout des autres, des camarades qu’on a jetés pêle-mêle et joyeusement dans le mois d’août, avec l’espoir de les retrouver épars, chacun dans sa ville de Prusse. Je les retiens tous autour de moi. Je ne veux perdre personne. Tous ces souffles de mort, que je sens effleurer la tête de Michal, en nous allongeant dans ce pré, ils s’éteignent, et ces souffles sur moi de vie plus ardente. Restons ce que nous étions en juillet, le dernier jour de juillet, lui ingénieur à Lens, moi baigneur à Châtelguyon. Restons-le, s’il le faut, toute notre vie, sans demander l’avancement de Lille et de Vichy. Que le courage militaire demeure l’apanage d’une caste enfantine et bruyante, et ne se répande pas, comme l’a fait la Légion d’honneur, son insigne, parmi les professeurs, les contrôleurs, les peintres... Le canon se tait, le cœur n’est plus jaloux et bat plus lentement. Le dimanche pour nous s’arrête, et nous sentons passer une seconde où, malgré la guerre et malgré les moyennes municipales, personne en France n’est mort, personne n’a pu naître... Il fallait la guerre pour qu’on distribuât un courrier le dimanche après midi! Mauvaise humeur de Devaux; il n’a qu’une carte de sa femme, qu’il a épousée la veille du départ: Elle aurait vraiment pu lui écrire une lettre. Aspach, 24 août. Dormi à cinq sur un matelas dérobé par Devaux. Allusions aux nouvelles mariées. Tas de punaises, comme nous le craignions, mais, vers minuit, un cheval; il reçoit une gifle et sort, dignement, patinant sur les escaliers. A une heure, les cuisiniers s’installent dans notre cour. Il n’y a plus à lutter. Tout ce que nous avions assemblé de conscience tranquille, chose si nécessaire au sommeil, ils le chassent, avec le bruit recommandé en Algérie pour chasser les sauterelles. Je vais m’asseoir auprès de leur feu, pas le feu où leur café bout, mais leur feu de luxe, car ils fondent toujours deux foyers, comme s’ils faisaient une ellipse et non pas la cuisine. Il y a déjà là trois ou quatre soldats, les uns penchés sur la flamme, les autres lui tournant le dos, car la chaleur est faible et ne traverse même pas la moitié d’un homme. Vers le cœur, on reste gelé. Nous l’entretenons parcimonieusement, allumant chaque nouveau sarment au sarment qui s’éteint, pour que le fagot suffise jusqu’au matin, comme on allume pour descendre d’un sixième les trois allumettes que l’hôte vous a confiées. Mon tambour, qui a le visage illuminé, discute avec un soldat à visage nocturne; il termine une histoire dont je n’entends que les dernières phrases: «Je le tue avec mon képi de plomb»--«il avait au moins six mains»--«son sang était de l’or».--Ces gens-là racontent leurs rêves, car il n’y a pas un langage de la nuit, sans logique, et inhumain... Parfois le sarment est vert et nous enfume, mais fumée est un peu chaleur. Une petite étoile française, jusque-la immobile, nous fait tout d’un coup mille signaux. Vers trois heures, un adjudant passe pour faire éteindre les feux inutiles. A Paris l’on éteint, en effet, un bec de gaz sur deux, mais nous n’obéissons pas; nous nous taisons, et il s’irrite de lutter contre des ombres; enfin celui de nous qui est l’âme faible, qui tuera sur ordre les chiens blessés, qui brisera les bouteilles d’alcool confisquées, étouffe notre feu en le battant avec le sarment qu’il allait y mettre. Nous restons autour de la cendre, jusqu’à ce qu’elle soit froide. Nous touchons de nos doigts le dernier charbon. Puis l’aube arrive, par une porte qui laisse aussi passer une bise aigre. Nous relevons nos cols humides, nous resserrons nos cravates. Un coq chante. Une fois seulement, et c’est le jour. Nous n’avons à renier l’Alsace qu’une fois. ⁂ Matinée longue. On me désigne officiellement pour acheter l’ail, les oignons et les échalottes du bataillon, car les légumes alsaciens ont des noms vraiment trop compliqués. A huit heures, ordre de préparation au départ. Quatre heures d’attente, sac au dos, l’arme au pied. Le réveille-matin de Clam sonne dans son sac, les officiers s’énervent et m’interdisent de distribuer mes oignons. Il m’en reste cinquante bottes, que je passe à la même compagnie. A midi, la division se décide à nous envoyer le départ. Le ciel aussi a pris une décision. Il sera bleu dix minutes et brouillé les dix minutes suivantes. Les nuages, au lieu de ressembler à l’Asie, à l’Angleterre, imiteront des camarades à nous; voici Bernard avec sa barbe, voici le lieutenant Pattin avec un œil véritable percé jusqu’à l’azur. Nous suivons un chemin de vallon, désolés, car les grand’routes seules mènent aux villes. Il paraît cependant que nous allons sur Fribourg. Le régiment tourne, serpente, de sorte que nous le voyons en entier, chacun de notre place, pour la première fois. Un soleil Louis XIV, aux rayons obliques, réserve tout son or pour la compagnie hors rang. Les sapeurs étincellent, les télégraphistes flamboient, l’artificier, semblable à Danaé, éclate. Depuis que le colonel m’utilise comme interprète, ma place dans les marches est au premier rang de la compagnie de jour, en serre-file aux quatre hommes de tête. Il y a huit compagnies et les soldats ne changent jamais de conversation, aussi je reprends à chaque marche la conversation interrompue voilà huit jours, et cela me fait trente-deux camarades nouveaux, les trente-deux plus grands du régiment, qui me hèlent quand ils me voient. C’est aujourd’hui la compagnie où l’on parle toujours de la guerre. Les hommes se passent les conseils de leurs pères qui ont fait 70--couper les boutons de culotte des prisonniers--mettre des journaux dans les souliers quand il gèle; toute une science anodine qu’il aurait bien fallu un jour pour apprendre et la guerre de 70 raccourcira la nôtre de juste un jour. Je me laisse glisser à la compagnie suivante, jusqu’au petit Dollero, qui a vingt ans, le seul soldat de l’active dans ces trois mille réservistes, petit poète enfoui au centre de sa section, et qui obtient de se mettre au bord quand je lui rends visite. Il croit aussi que nous allons vers le Rhin, bien que nous marchions face au soleil, c’est-à-dire vers l’Occident. Poète de l’active qu’il est, il m’avoue qu’il compose des éloges depuis le matin; il est dans ses jours d’éloges, d’éloges en prose rythmée, car le pas de route, mauvais pour les rimes, est bon pour les accents toniques. Il a fait aujourd’hui l’éloge de Petipon, celui du colonel, celui de notre engagé cubain:--_Cuba, dont nous ignorons la vraie forme, car seule la première carte de Colomb en est permise et, pour effiler l’île, Colomb fit cinq voyages_. Il les récite. Il se propose de composer, comme préface, l’éloge des éloges. Puis, soudain muet, il me contemple avec des yeux si lumineux, si insistants que je devine son projet, que je me sens ma propre louange, et que je n’ose pas plus faire de gestes, par modestie, que devant le cinématographe. ⁂ Quel itinéraire bizarre; à quoi peut bien penser Michal! Un village coudé, mesurant l’angle droit, nous renvoie soudain vers la France. Puis, nous remontons, par des angles aigus, au Nord, puis, par un bout de route nationale, à l’Est. Nous avons l’air de vouloir échapper à une armée française, ou à un aimant français qui nous guette dans la trouée. Nous voyons avec joie la montagne s’élever entre Belfort et nous; nous nous barricadons avec les Vosges contre cette force qui nous pousse à revenir à la France. Nous ne savons pas qu’aujourd’hui c’est Charleroi. Nous tenons à l’Alsace de l’amour le plus désintéressé, d’ailleurs, car nous ignorons que ces petits bois sur la droite sont les bois de Nonnenbruch et qu’ils valent au plus juste, à cause de leur potasse, quatre-vingts milliards. Tous les arbres, tous les bosquets de ce pays lourd s’allègent, jettent leurs ombres et bleuissent. Un vallon à mille plans, au bas de chaque descente, s’éclaire, s’éteint par degrés, et toutes celles des feuilles qui seront jaunes dans un mois demeurent inondées de soleil. Sur les ardoises des clochers, un rayon mal taillé s’effrite. Aux carrefours, des plaques tentatrices indiquent Colmar, Strasbourg, Fribourg, avec le nombre de kilomètres le plus réduit, en évitant d’atteindre un chiffre rond, comme dans les grands magasins: 59, 99, 119. Nous traversons un ruisseau rapide qui porte son nom sur le pont comme sur son collier, c’est la Doller. Au delà du pont, une maison isolée, comme en France; un jardin clos de murs, comme en France. Nous n’y étions plus habitués et avons peur pour cette maison si seule. Tous les hommes l’ont remarquée et sentent soudain en eux, encadrée, leur maison d’Auvergne et leur pré. Vers le soir, à l’heure où des bambins, avec des adjoints centenaires, distribuent le _Temps_ dans Paris, le vaguemestre de la brigade à bicyclette, le long du régiment, donne à chaque sergent-major le _Bulletin des Armées_:--_Aujourd’hui, 3 août, rien de nouveau. L’Angleterre déclare la guerre à l’Allemagne._ Le bulletin contient aussi le récit d’un ténor de l’Opéra-Comique, qui s’est trouvé pris dans une bataille: «J’aurais préféré, conclut-il, chanter la Tosca». Que de périls la vie recèle pour un ténor! A huit heures, arrivée à Aspach. Je quitte Dollero tout heureux car, au milieu de ses éloges, il a trouvé une épigramme: Fasse qu’il prenne bientôt femme Car, Apollon, Je médite l’épithalame D’Épitalon. Epitalon l’attriste en soutenant que c’est encore là un éloge et pas une épigramme... Mais voici Aspach. Avec les secrétaires, je fais halte dans une grande ferme en bordure de la route et nous nous offrons, pour la première fois, le luxe de voir défiler notre régiment. Les quatre hommes de tête, le visage de chaque compagnie, me font seuls un signe d’entente, à part la compagnie des oignons reconnaissante, qui tout entière me sourit. ⁂ Une femme! Jusqu’à ce jour,--nous n’avons traversé d’ailleurs que des villages ou des fermes--de vieilles paysannes seulement et des gamines, celles qui meurent en garnissant des lampes, celles vêtues de pilou. Jamais ces notairesses blondes aux yeux de feu, angoisse, délices des notaires, ces bijoutières délirantes, loyales dans leur passion soudaine, car les soldats achètent peu de bijoux, qui nous donnaient, pendant les manœuvres, dès les faubourgs, l’impression de conquérir Clermont-Ferrand ou Issingeaux. Jamais ces jupes de velours bordées de rose qu’un enfant même attend à la frontière des contrées que l’on personnifie par des femmes. Nous avions pourtant pris le soin d’entrer en Alsace un dimanche. Après quel voyage! O Françaises des gares, qui toutes encore vivez! Sur notre passage, aux arrêts de nos trains, appartenant à chacun, esclaves de chacun, courant du passage à niveau à la ville--cela descendait--pour remplir vingt bidons qu’elles avaient pris vides et qui pesaient vingt kilos au retour--cela montait; ne se retenant pas de donner deux billes de chocolat à chaque homme--au lieu d’une--et désespérées d’avoir épuisé deux fois trop tôt leurs provisions; bourgeoises, paysannes, fillettes avec leur Anglaise, épanouie, libérée d’hier d’un doute affreux sur l’Angleterre, alternant au bord de notre voie comme dans la vie des voyageurs illustres, institutrice dont chaque élève avait écrit et signé un billet d’espoir aux soldats; bouchère, dont l’étalage était distribué, qui pensait soudain à ses confitures et courait à ses armoires; jeunes filles brunes, souples, dévorées par la guerre, dans une gare de mineurs, qui changeaient déjà le premier billet de cinq francs, ce billet qu’elles devaient garder toute la vie comme souvenir; cousines timides qui entr’ouvraient sans bruit notre wagon endormi, vers deux heures du matin, et frémissaient de joie en le voyant subitement se secouer, descendre sur le quai sablé, enfouir dans ses musettes un chocolat dont elles nous disaient orgueilleusement la marque, car il faisait si sombre; statue blonde, tête d’or, qui scrutait et reconnaissait chaque visage, et qui me refusa un second verre de vin, bien que j’eusse fait à nouveau la queue; épouse, qui regardait les autres sans les aider, sous les acacias lumineux, anéantie mais qui voulait nous voir, qui se refusait à nous dire, par tristesse ou par crainte, le régiment de son mari, sanglotant dès qu’il fût avoué; formant haie jusqu’à la frontière, toutes à un mètre de nous,--à part une jeune fille de Montceaux qui ne voulut jamais s’approcher--debout hors de la tranchée du train, hors de leur vie, hors de la modestie, prêtes aussi à mourir et narguant les express, toutes les femmes, accourues qui se cachent les unes derrière les autres dans notre vie et dont je n’avais vu, avec les bras et les gestes des mille autres, condamné à une idole indoue, que la plus proche. Tout ce qu’ils n’avaient pas vécu passa ainsi, avant les périls, sur les yeux de ces soldats; les tristes repassèrent une vie enthousiaste, les égoïstes une vie généreuse, les faibles une vie de décision, car on avait cinq minutes pour se connaître, donner son adresse, pour regagner son train, partir..... Mais, depuis l’Alsace, pas d’Alsaciennes? Elles allaient permettre que l’Alsace, dans notre esprit, devînt un pays masculin, un Berry, un Poitou, une province devant laquelle on ne s’effacerait pas si on la rencontrait en personne à une porte, pour la laisser passer d’abord. Elles allaient laisser mentir ces tableaux enfantins de l’école qui ont uni, dans notre mémoire, et confondu, une petite Alsacienne, une Romaine élevant ses fils, et une Océanie de douze ans, toute nue! Trinité scolaire, qui souvent m’oppressa d’une nostalgie égale. Pardonnerai-je à l’Alsacienne de se cacher, elle qui a maintenant mon âge, alors que j’en ai voulu, bien souvent voulu, de n’avoir pas fait pour moi le voyage d’Europe, à la petite Océanie? Je la vois. Elle est venue seule, avec un bambin de trois ans qui ne ressemble à aucun continent, mais bien, avec son raisin et ses poires, à la saison. Elle me le montre avec toute la fierté que peut avoir un symbole féminin d’avoir mis au monde un petit mâle. Elle m’offre un visage large sur lequel le regard peut errer sans tomber aussitôt à droite, à gauche, ou dans les yeux. On peut ne pas la regarder tout à fait en face sans paraître faux. Elle s’appelle Fabienne. Elle a les cheveux en bandeaux, mais on devine dans l’armoire sa vraie coiffure et son vrai prénom. ⁂ C’est chez elle que je couche, dans son salon, meublé de Strasbourg, mais sur lequel s’éparpillent les souvenirs d’un seul voyage de deux jours à Paris, une tour Eiffel, une vraie, avec un dessous vert, la photographie du pont Alexandre sur une conque, le rappel de tout ce qui a donné aux Alsaciens, depuis quarante ans, l’occasion d’être fiers de nous. Seul, un coquillage du Tréport a été acheté par amour du beau, et peut-être aussi ce cornet à fleurs en nacre. Que les coquillages se font voyants sur les montagnes! 25 août. Alerte. A cause du soleil, qu’on n’attendait pas aussi éclatant. Pas un nuage, pas un souffle. Chacun prédit tout haut qu’il va faire beau et est enchanté de l’apprendre aussitôt après du voisin. Des portes, où les rayons entrent horizontaux, ressortant par la porte du fond, nous nous interpellons, mais entre sergents seulement, car une humeur de caste, le matin, nous pousse à ne parler qu’à nos égaux en grade. Mon caporal, insolent le soir, ne s’y fie pas, me flatte, et là-bas le commandant aussi fait pivoter son secrétaire, chaque matin professeur consterné, qui devra regagner graduellement dans la journée son importance, comme s’il reprenait chaque jour sa licence à midi, son agrégation à quatre heures, de sorte que son chef, plein de considération au crépuscule, le prie de dîner avec lui. Les sergents optimistes se saluent sans attendre la réponse, se contentant de sous-entendre dans chaque phrase de leur dialogue le mot: admirablement bien. --Ça va? --Et toi? --Allons, tant mieux! Les adjudants font boire du lait à Forest, le lui versant de très haut dans la bouche. --Forest boit du lait, crient-ils aux autres adjudants, et chacun lui jette mille compliments: qu’il est beau, qu’il a toutes les femmes qu’il veut, qu’il a eu Juliette... --Je bois du lait, tente-t-il de dire, mais le lait déborde. Le régiment est prêt. De temps en temps passe l’ordre de mettre sac au dos, puis, dix minutes après, l’ordre de le poser. Promenade coutumière des clairons et tambours, qui ne savent où se placer et que chaque capitaine expédie à la sortie opposée du village. Ils font la mairie, le presbytère, le château, comme les fanfares le matin du 1ᵉʳ janvier, en province. C’est pendant ces heures d’attente que nous déclarons comprendre enfin les désastres de 70. Puis le vaguemestre. Tout le monde tire son crayon et s’assied. Les moins lettrés s’étendent pour écrire et ceux-là qui restent debout sont des égoïstes ou des orphelins. Les cartes achevées, on met au courant les carnets de route et Barbarin me demande le mien, pour copier; je le passe sans discuter, car il ne comprendrait point mon refus, et il transcrit avec joie: _Aspach. Fabienne. Tour Eiffel_. Je lui explique que Fabienne est mon hôtesse, il l’avait deviné, et il devine aussi qu’elle est immense et maigre. Il me fait lire à son tour son cahier, où il n’a trouvé à inscrire jusqu’ici que les mots d’ordre et de passe: _19 août, Napoléon. Namur.--20 août, Samain. Solférino_. Il me force à tout copier. Enfin, départ. Je laisse à la garde d’un lieutenant d’artillerie quatre droguistes à bicyclette, de marque allemande, qui prétendent aller à Mulhouse, leurs communes manquant d’aspirine. Ils affirment aussi, sur nos observations, que les communes n’ont pas de pyramidon, pas de quinine. Jalicot veut leur bander les yeux, mais ils protestent avec politesse, s’excusant, comme s’il leur offrait un bandeau d’eau sédative: c’est de l’aspirine qu’il leur faut. Le lieutenant d’artillerie cligne des yeux vers nous. --Je ne les lâcherai qu’après la retraite, dit-il. Le colonel est là. --Quelle retraite? Jalicot confisque les bicyclettes des droguistes, qui ont souri. Le lieutenant, au garde-à-vous, cherche un synonyme à retraite, à défaite, et secoue la tête avec impatience de voir qu’il ne lui vient aujourd’hui que des rimes. A quoi bon? Nous voyons tous que notre campagne d’Alsace est finie. Les chefs savent qu’on nous ramène en France. Les soldats comprennent,--c’est si facile à comprendre!--que, comme il n’y a plus de résistance en Alsace, on n’a plus besoin de la conquérir. Nous sommes heureux de marcher vite, d’être sur la route nationale, qui mène de la nation badoise à la nation française. Les officiers viennent me rendre mes cartes. A chaque halte me reviennent, un par un, Colmar, Strasbourg, et j’ai droit à nouveau aux plans de ces deux villes rondes dont on lit l’âge comme pour les arbres. Déjà nous recherchons des cartes de Belgique. Déjà je parle d’Anvers avec Jadin, cuisinier de paquebot, qui se croit obligé, parce que je suis interprète, de parler anglais et qui était à Portsmouth le jour où la paix fut signée entre la Russie et le Japon. Lui, Jadin, pour qui le voyage est terminé, quand on a effleuré New-York ou Le Havre, prétend que la guerre est finie: nous avons touché Mulhouse. --Comme on dit, dit-il, war is finished. Où dit-on cela? à Portsmouth? Il n’y a de fini que cette guerre d’Alsace, d’où nous sortons déconcertés. Nous l’abandonnons, mais pas sans l’impression qu’elle nous abandonne. Chaque verger, chaque platane, rejoint derrière nous la forêt de la Harth, qui nous a barré le chemin, et, quand nous nous retournons, se masse avec elle. Déjà des inconnus fauchent les blés des champs allemands, qui seuls restaient encore debout, leurs maîtres s’étant enfuis. Un mouvement brusque à gauche et, en moins d’une heure, nous serions en France. Les hommes regrettent seulement de ne pouvoir rejoindre une voie romaine, marquée sur la carte. Dès que la route s’élargit, résonne, ils prétendent la reconnaître. Et, à la pause, ils collent l’oreille contre la chaussée, comme s’ils attendaient les Romains eux-mêmes. Mais César a préféré marcher à l’ombre et contourner le petit bois. * * * * * Soudain, devant nous, au seuil des montagnes, apparaît une ville. C’est si nettement une ville, la ville des écriteaux d’école, mi en plaine, mi en montagne, que nous n’espérons pas y pénétrer. Au-dessus d’elle, un château-fort, les tours encore presque intactes, mais renversées horizontalement, comme dans les mirages qui n’ont pu tourner tout à fait. Jamais l’état-major, qui nous évite jusqu’aux chefs-lieux de canton, ne nous laissera approcher cet exemple de ville, avec sa cathédrale ogivale au milieu, ses usines à droite, ses toits de tuile à gauche. Le capitaine Perret nous confirme que c’est une ville, que c’est Thann. L’écriteau, qui ne nous avait parlé jusqu’ici que de cités éloignées, avoue soudain: Thann est à 2 kilomètres. Déjà les maisons se touchent, avec des jardinets et des grilles. --Et ici, où sommes-nous? --A Thann! --Mais là-bas, sur la droite, toutes ces usines? C’est Cernay? --C’est Thann. Quelle ville immense! Peut-être aussi ne sommes-nous plus habitués à voir de villes! Et les balcons? Peut-on imaginer plus gracieux et plus commode que les balcons! Et les seconds étages, si dangereux en cas de chute ou d’incendie, mais si clairs! Et les jardins d’horticulteurs, avec un piège à loup par massif, mais d’où femmes et enfants d’horticulteurs se précipitent avec tant d’élan, qu’ils sont les seuls à oublier de nous offrir des fleurs. Sur les trottoirs--que de choses aussi à dire des trottoirs!--s’amassent tous ceux qui sont prêts à neuf heures du matin, les jeunes filles, les enfants, les infirmes, tandis que, de l’arrière-cour, les mères et les servantes, en caraco, lèvent les bras. Mais je mens: voilà des hommes en redingote, des femmes en robes de soie noire, qui se sont levés et habillés pour nous. Thann entier nous acclame, et nous nous regardons, et nous cherchons autour de nous quel régiment victorieux défile, et nous croyons aussi une minute qu’on fête une victoire remportée dans le Nord. Cependant c’est bien nous qu’on regarde, qu’on touche. C’est bien nous, sergents, qu’on embrasse. C’est bien moi qu’une vieille dame salue exclusivement de sa fenêtre, reprenant ses révérences quand je me retourne, indifférente à tous les autres. Thann nous acclame, avec le remords éternel de s’être tu au premier régiment français, et comme il acclama ceux qui ont passé voilà huit jours en sens inverse. Peu lui importe. Il ne veut pas voir que Michal, les bras pleins de roses, tourne sans hésiter au premier carrefour et nous guide vers la France. Cela a du bon: si nous allions vers l’Allemagne, nous ne traverserions pas Thann dans sa plus grande longueur, et l’on nous oblige à faire notre entrée en Alsace le jour où nous en sortons. Tous les petits égoïsmes qu’encourage la vue de la ville, espoir d’un verre de bière, d’un gâteau, d’un cigare, s’effacent devant son émotion. Nous la traverserons sans boire, sans manger. Nous improvisons une allure plus guerrière, et nos tambours et nos clairons, épars, se rassemblent au galop devant chaque bataillon. Notre compagnie a eu la chance de se faire raser ce matin: nous nous dressons et répondons au moindre regard par notre visage entier. Joie d’être contemplé par des yeux qui veulent trouver en vous la loyauté, l’esprit, le courage. Le colonel fait sauter son manchon et apparaître les cinq galons, le commandant Gérard les quatre, chaque capitaine les trois. Bientôt chacun reçoit d’hommages ce qui est dû à son rang, et l’on prononce nos grades comme si c’était nos noms. Nous ne savions point entrer dans les villes, Thann en cinq minutes nous a appris le protocole. Le capitaine Perret, jette de temps à autre un coup d’œil sur son Joanne, à la dérobée, par délicatesse, et nous explique la ville, pour que nous ayions l’air déjà de la connaître, et nous raconte que Kléber était ici architecte. Dès lors, les soldats admirent chaque maison comme si elle avait été construite par Kléber, ou, si leur mémoire est mauvaise, par Marceau, par Hoche.--Et la cathédrale, demandent-ils, duquel est la cathédrale? Thann, que nous ignorions tous avant la guerre, parce que ton nom, sur la carte, est noyé dans l’ombre des Vosges, porte d’Alsace qu’aucun de nous n’imaginait, et qui se dresse tout à coup, en bois et en géraniums, sur notre retour, que nous voulons t’aimer, et que tout serait beau, sans cet imbécile de Jadin qui s’obstine, sur ma droite, à prononcer ton nom avec le th anglais! De chaque maison pend un drapeau, un seul, le pavillon de la maison, un vieux drapeau d’avant 70, avec des franges d’or, d’une soie si cassante et si brisée aux plis que le vent le plus modeste le secouerait en petits carrés. Tous immenses, avec des hampes neuves, et l’on a cloué quelquefois le rouge du côté de la hampe, ce qui rend le drapeau plus lourd, plus grave, mais tous si fragiles que son maître surveille chacun, comme des lampions un jour de fête, pour qu’ils ne s’éteignent point. Au balcon, la personne âgée ou courbée de la famille, celle qui ne voit que d’en haut et de loin. Thann, qui m’a rendu l’Alsace, qui m’a allégé de ma défaite originelle, comme tout serait beau sans la pensée que les quatre droguistes essayent peut-être en ce moment, dans Mulhouse évacuée, et j’espère sur eux-mêmes, car ils sont restés tête nue au soleil, l’aspirine de leur commande! Sur le pas des magasins, les boutiquiers nous relèvent du vœu de jeûne, et déversent sur nous leurs boutiques, égaux pour la première fois, car de tous on a besoin égal; Balouard, dont le lorgnon est brisé, reçoit de l’horloger une série de toutes les dyoptries jusqu’à 18. Il en a pour toute sa vie, à condition que sa myopie empire chaque année. Des enfants, qui se sont offerts pour les commissions, reviennent avec le paquet, la monnaie, et cherchent pleins d’angoisse leur soldat, découvrant que tous lui ressemblent. Artaud, qui est boucher, lève les bras et acclame, derrière un comptoir de marbre, un boucher hargneux et laid qui, ne pouvant deviner qu’Artaud est un collègue, se croit soudain un visage sympathique et désormais se met en évidence comme s’il était beau. L’opticien a planté des drapeaux sur sa tête de cire, comme sur une carte..., les circonvolutions les plus lointaines, les moins nécessaires: la mémoire des chiffres, l’adresse de la main gauche, sont pavoisées à nos couleurs. Mon soldat le plus lent d’esprit, Bergeot, sent lui-même sa curiosité s’éveiller, demande à son voisin où nous sommes, et l’autre lui crie, pour que les Thannois l’entendent: --C’est Thann! Et il crie encore en montrant Bergeot aux Thannois. --C’est lui! C’est Bergeot! Voici des maisons bourgeoises: toute la famille est à la grille, la mère, le père en costume du dimanche, avec des bijoux en or jaune, les enfants se découvrant au passage des officiers. Voici Saint-Thiébaut, que nous contournons pour entrer dans le cœur de la ville. La tour à trois étages penche: toujours la tendance au mirage. Mes soldats, qui sont étonnés de voir l’église plus petite de près, se demandent si ce n’est pas une particularité de Thann. Du porche sort une vieille en noir, entrée pour la messe de six heures, et qui lève les bras à notre vue. Elle tire sa tabatière, c’est du tabac à la menthe et nous y puisons et éternuons en nous secouant tant que la vieille peut voir, puis, sans les gestes, tant qu’elle peut entendre. Voici l’ancien hôpital, devenu mairie. Un gros concierge, un secrétaire rose, nous acclament avec la joie d’un poitrinaire devenu cent kilos, d’un bilieux devenu poupin. Un de nos hommes a trouvé une épingle à chapeau, il la tend au concierge, qui le remercie. --Elle sera à moi dans un an, lui crie-t-il. --Je l’enverrai à votre colonel! crie le concierge. Voici l’école des garçons. Les enfants y sont encore, refusant de savoir que c’est les vacances, que c’est la guerre! D’abord massés, ils cèdent l’un après l’autre à l’attrait d’un caporal, d’un clairon, d’un fusil, et il ne reste bientôt plus, dans cette cour de garçons, que les fillettes. Des enfants de dix ans, avec de grands cols amidonnés, qui offrent leur tête coupée. Des enfants de cinq ans, auxquels on expliqua à la hâte le jour même de la déclaration de guerre ce qu’était la France, ce qu’était l’Allemagne, qui ont compris en une heure et savent haïr, qui nous adorent; des enfants avec un chien, un chat, un béret marin, avec le favori qu’ils unissaient dans leur pensée au retour des Français; avec des cuirasses et de petits casques, qui frémissent en portant nos lourdes armes et refusent de nous laisser prendre en échange leur fusil à eux. L’un d’eux a un bandeau noir sur les yeux, et ses camarades le guident. Un médecin cruel lui interdit de nous voir! --Ce sont des fantassins, lui explique-t-on. Ils ont des pantalons rouges. --D’où viennent-ils? --De Mulhouse. Tiens, le grand sergent te donne son calot. Je lui donne mon bonnet de police; un peu grand, jusqu’à son nez, mais il ne peut s’en apercevoir... Toute la compagnie est bientôt allégée de ses bonnets, de ses sifflets, de ses cartes postales. --Ce sont des cartes de Roanne, explique-t-on. --Et vous, demandent les gens, d’où êtes-vous? On entend mille cris: --De Clermont, de Paris, d’Ébreuil. Nous sommes cinq d’Ébreuil! Ils feignent de connaître Ébreuil, patrie de tant de soldats, et ils la chercheront en vain sur les cartes, quand nous serons passés. Voici l’orphelinat. Les orphelins ont vieilli: ce sont aujourd’hui des vieillards, trop faibles pour rester debout: la perte des parents anéantit pour toujours. Voici une fillette qui nous suit, pénétrant dans chaque maison et ressortant par une autre, comme un feston. Nous marchons en rangs un peu rompus. Des seaux sont dressés devant chaque perron, seaux de vin ou de sirop, suivant que le donateur considère les soldats comme des guerriers ou des enfants. Seuls, entre ces habitants et ces soldats grisés, se dressent immobiles, de-ci, de là, les groupes de nos cavaliers au cantonnement, des cuirassiers, des dragons, calmes, et qui regardent leur hôtesse nous acclamer avec l’indifférence d’hôtes légitimes. Pas une porte, pas une fenêtre qui soit fermée sur nous. Les maisons même sont ouvertes par derrière et l’on voit le jardin et la montagne de chacune. Car déjà, toute proche, une haute ligne ondule, et nous suit, et gonfle l’horizon, comme notre sillage. Il est midi. Le soleil qui nous a éclairés suffisamment du côté droit, nous illumine du côté gauche; je m’en réjouis, c’est mon côté avantageux; et toujours le même cri de Vive la France nous accueille, que les enfants poussent gutturalement comme s’ils en souffraient, qui finit par nous émouvoir jusqu’aux larmes, comme si nous ne le comprenions tout à coup à la centième fois,--Bergeot à la millième,--et auquel nous répondons par le même cri, mais en adoptant malgré nous leur accent, et nous n’avons pas l’air ainsi d’en faire une traduction de l’alsacien. C’est la sortie des usines, les ouvriers nous escortent, en nous appelant par nos grades, et nous donnent leur paquet de cigarettes auquel nous exigeons qu’ils puisent. L’un d’eux nous escorte, expliquant les usines, les parcs, combien les propriétaires ont d’enfants, les absents et les manquants dans les familles qui sont au pas des portes: ici, il manque une fille, mariée en France; ici, un ancien sénateur français, mort voilà dix ans. Il sourit en apprenant que nous venons de Roanne. Roanne est justement la ville concurrente de Thann pour les tissages et les impressions d’étoffe. Roanne a fait baisser ici les salaires; mais il ne nous en veut pas. Jalicot lui demande: --Et les Allemands? Pour la première fois, on lui donne la réponse qu’il quémande depuis un mois. --A bas les oppresseurs! Vive la liberté! On interroge aussi l’homme sur les cigognes, car voici sur la cheminée un nid à l’abandon près duquel on installa, pour éloigner les rats, sans doute, tant que durera le bail, un petit moulin à vent, et il nous répond avec la précision alsacienne: --Nous en avions treize l’année dernière. Toute l’Alsace en a deux cent soixante et douze. Les adjudants de bataillon se joignent. Ils sont ravis: voici enfin découverte la ville, cherchée vainement pendant quatorze années de manœuvres, où ils prendront pour leur retraite un emploi civil. Ils demandent s’il y a un percepteur, un contrôleur. Il y a tout cela, il y a même la douane, la gare. Il y a la pêche, la chasse. A chaque coin de rue, un poteau de tourisme nous indique aussi l’excursion. Les adjudants épèlent les écriteaux, avec leur accent du midi. --Nous irons à l’Engelbourg, nous irons au Thannerhubel! On peut revenir par l’Albertsfelsen! Mais nous sommes déjà dans les faubourgs. Les maisons s’espacent, se reculent, s’adossent à la rivière ou à la montagne. Avec des jeunes filles au visage rond et aux yeux noirs, nous échangeons les fleurs reçues à la ville contre les fleurs de la campagne. Enfin la halte, près d’un château dont les propriétaires viennent saluer le colonel. Les jeunes filles sont accompagnées d’une amie, d’une cousine italienne, qu’elles ont habillée avec le costume alsacien, alors qu’elles-mêmes sont des Françaises. Ainsi les jeunes filles de Rouen se croient indignes de jouer le rôle de Jeanne d’Arc et le confient à une actrice. Italienne qui pique un géranium rouge dans chaque canon de fusil, méthodiquement, comme si elle faisait des boutures. Départ. Les hommes se sont mis à chanter. Ouvriers et paysans, mal éclairés sur leurs sentiments, se sentent émus, se croient joyeux. Des chœurs se forment; notre gamelle aussi crie contre l’acier de notre fusil et chacun fait individuellement, sous ce soleil, un bruit argentin à la manière des cigales. Ma compagnie chante le _Chant du Départ_, en modifiant toutefois le nom de Viala au profit de Vialard, notre caporal, et Artaud, trouve cette nouvelle chanson superbe. Il vient me demander à une pause de la lui copier. La vallée se rétrécit; il y a de l’écho; ce qui nous fait chanter les _Montagnards_. De temps en temps, des bourgs qui se raccordent; c’est déjà Bitschwiller, c’est déjà Willer, bien que les adjudants indignés soutiennent que c’est encore Thann. Chaque bourg indique loyalement son altitude et la hauteur de la montagne la plus proche. Il suffit de faire la soustraction pour être libre de je ne sais quel souci. Nous traversons la Thur. Voici Moosch, où notre guide se trompe de chemin pour la première fois et nous met sur la route de Guebwiller. Cela nous comptera comme un quart d’heure d’excursion et peut-être retranché de nos campagnes. Voici Saint-Amarin, où nous faisons la grand’halte, dans une prairie en contre-bas de la rivière, et dont tous les enfants viennent nous contempler. Nous leur offrons des gâteaux, car nous avons acheté la pâtisserie; ils refusent poliment, ils n’ont pas faim, ils n’acceptent que notre biscuit, qu’ils dévorent. Les plus grands remarquent à voix haute ce que les Allemands ne feraient pas: les faisceaux si vite, le feu si vite. Un garçonnet me demande toutes les explications que je réclamais dans mon enfance des soldats: s’il y a une différence morale entre les galons d’argent et d’or, comment on distingue l’adjudant du sous-lieutenant, le fourrier du sergent-major. Il avait un peu dédaigné, jusqu’ici, les sergents-majors. Je lui montre le nôtre: Forest, toujours rasé de frais, aux yeux de chanteuse, à l’uniforme toujours repassé. Voilà un grade sacré pour les enfants de Saint-Amarin... Le clairon sonne: les Allemands ne boiraient pas le café si bouillant si vite. Il demande à ce que je lui envoie un mot, si je suis blessé, et il écrit sur mon carnet son adresse: _Paul Schlumberger, Saint-Amarin, Alsace, France_. Je découvre dans mon portefeuille une carte de visite et la lui donne, bien qu’elle soit cornée, car j’avais trouvé, rue Falguières, la sculptrice que je comptais éviter. Je pense aujourd’hui qu’il ne pouvait y lire que ma rue, et pas ma ville. Mais on devinait que c’en était une grande et il aurait dû m’écrire dans les onze villes françaises qui dépassent cent mille habitants. Les Allemands ne se retourneraient pas pour ainsi crier adieu... Il pleut par ondées. Les montagnes ramènent jusqu’à leur base de belles forêts bleues sur lesquelles l’eau ne prend point. Les vallons s’élargissent, nous y plongeons des regards curieux, mais l’averse les brouille. Les bourgs sont presque silencieux et l’écho des voix alsaciennes à nos chansons devient plus faible à mesure que s’enfle l’écho de la montagne. De tous les chemins de traverse débouchent les troupes silencieuses qui n’ont pas traversé Thann et qui cheminent près de notre bruit sans s’y mêler, comme la Saône dans le Rhône. De temps en temps, un soldat s’échappe, pénètre dans une arrière-boutique où sont assemblées de muettes personnes et crie: Vive Thann! Et les habitants de la ville, ville jalouse de Thann, baissent les yeux sans protester. Nous suivons la voie ferrée, qui n’a plus d’écriteaux, car tous étaient allemands, et, libérée, sert aux boiteux qui évitent la bousculade. Près d’un passage à niveau, que l’on ouvre seulement aux éclopés, je rencontre Prosper, maintenant éclaireur d’artillerie. Son cheval, qui est bien connu, qui est Jean de Nivelle, de garde derrière cette énorme barrière, croit à une punition infligée par les starters. Prosper se souvient qu’à nos vacances avant son examen il avait eu en narration une entrée en Alsace. Il n’y était pas allé par quatre chemins, il était entré par Strasbourg, il avait poursuivi jusque sur la plate-forme de la cathédrale un général allemand, qui ne l’avait évité qu’en se précipitant dans le vide, et je ne m’étais pas trop moqué de lui, car j’avais raté, moi aussi, en quatrième, mon entrée en Alsace. Je l’avais faite par les villes de l’autre bord, par Wissembourg, par Freschwiller, d’après les récits de 70, et je les décrivais dans le mauvais sens, comme Chateaubriand pour ses voyages de Grèce. Encore un élan, et j’étais en France... On voyait au bout d’une minute que je n’y étais pas vraiment entré. La pluie s’est calmée. Nous arrivons à Fellering à six heures et restons avec le bataillon qui y cantonne. Le premier continue jusqu’à Urbès. Les officiers s’installent dans une hôtellerie, et je rejoins mes camarades dans une autre auberge, où nous dînons. C’est, celle-là, l’auberge allemande. Sa terrasse domine toute la vallée; ils l’ont choisie comme ils choississent un emplacement d’obusier, et l’on voit tout ce que peut atteindre l’esprit le plus lourd: le clocher, un château-fort, la lune. Le soir borde cette terre alsacienne d’un ciel allemand, tendu et bas, car c’est la fin du coupon. Une énorme lune, moulée sur le visage de Simplicissimus. Un vœu gigantesque à former contre l’Allemagne, si elle filait. Triste repas aussi que ce souper allemand, ces myrtilles, cette salade sans huile et ce veau blanc. Vais-je donc me coucher avec cet arrière-goût de Prusse sur une journée si pure? Pas de bière; une kellnerin vient nous l’annoncer, en glissant sur ses savates, fille du Rhin à sec. Malaise de sentir mes camarades et mes soldats prendre pour l’Alsace ce coin de Brandebourg. Ils admirent les poutrelles rouges et noires du plafond; ils admirent les cartes à jouer, qui ont des biseaux d’or, dont les as ont des photographies de villes, de fleurs, d’actrices, et où ils se reconnaissent mal, d’ailleurs, car les voilà trois à avoir le roi. Même diversité dans les allumettes, dans les cigares, dans les timbres. Habitués depuis leur naissance aux immuables cartes françaises, ils ont l’impression que ce pays est celui de la liberté de l’imagination. Il suffirait seulement d’un signe pour distinguer aussi les valets des dames. Ils bavardent avec la kellnerin. Ils l’embrassent. Celui qui écrit là-bas à ses parents commence ainsi la lettre: «Je vous écris dorloté par Babette!» Je couche dans son lit, à l’Alsacienne; un lit très court, mais dont le pied heureusement est en arceau, de sorte que mes jambes dépassent; un lit d’otarie. J’y couche botté, mais j’enlève ma capote et, comme les confetti le matin des Cendres, les fleurs de Thann tombent sur la descente de lit, qui les boit et me rend de larges fleurs allemandes, jaune et grenat. La chambre est damnée: je ne puis faire un geste qui ne soit d’un romantique allemand; si j’ouvre la fenêtre, un rayon de lune vient caresser ma joue droite, mes cheveux qui, pour la première fois, ont frisé, les cabochons du vitrail, et je sens que je deviens le modèle de Schwind. Je répare mon revolver, lisant à la bougie une lettre bleue, et soudain je suis Werther. Je me venge sur l’Allemagne moderne, en déchirant le portrait de Tirpitz, le portrait d’un étudiant inconnu à trois balafres, et en cachant les morceaux dans la boîte à chaussures de Magda, sur l’étagère de gauche. Là-bas, une trompette assourdie sonne. L’écho plus martial répond par un clairon... J’écoute un clairon en Alsace... ...O mes amis, qui êtes en Chine! 26 août. Lever à trois heures. Il pleut. Bonne journée pour le crayon-encre. On nous autorise enfin, comme nous en sortons, à envoyer des cartes illustrées d’Alsace. Départ à quatre heures. La kellnerin, ignorante du sort de Tirpitz, nous fait des signes avec ses avant-bras. Marche silencieuse sous une pluie de montagne qui ne pénètre pas nos harnachements, mais qui nous fait lisses, muets. Aux vergnes, orgueilleux de border à la fois la route et le torrent, pendent des ampoules à abat-jour qui brûlent encore et qui nous font entrevoir, sous l’eau noire, les truites endolories par l’aube et l’électricité. Dans les pâturages, des bœufs sont immobiles, debout, respectant l’heure où l’herbe se relève et pousse le plus vite. La nuit ne se dégage des sapins qu’en y laissant ses nuages les plus noirs, sur lesquels il pleut aussi. Arrêt à Urbès, les mieux éveillés font face à la route, les plus tristes face à la rivière. Le 1ᵉʳ bataillon nous rejoint. Il est gai, et chante, car on l’a fêté toute la nuit. Aux fenêtres, tout ce qui se peut voir d’Alsace vivante à cinq heures du matin, quelques épaules rondes entre des rideaux noirs à fleurs roses, un sein à demi dégagé, un bras blanc qui relève un store, une petite fille entière, qu’on assied sur la fenêtre et qui lance des fleurs en papier; des chiens de garde, silencieux, car la guerre leur apprend chaque jour à douter de leur métier. Un moulin, une usine, avec une plaque française d’assurances contre les incendies: ils n’ont jamais brûlé; la douane, où Tantôt se pèse sur la bascule; il a pris en Alsace un kilog. Le jour est levé. Le général qui galope le long de sa brigade reproche avec aigreur au colonel d’avoir un bataillon triste et un bataillon gai et, impartial, le colonel passe chaque demi-heure avec l’un, la demi-heure suivante avec l’autre. Deux vaches à clochette que notre avant-garde a séparées essayent vainement de se rejoindre par les intervalles des compagnies, avant que la route ne s’élève et n’abandonne les pâturages. Le colonel, distrait, cherche en arrière un troisième bataillon, le bataillon rêveur. Nous allons en France. Suivant les capitaines, nous allons garder la frontière italienne; nous allons débarquer au Danemark; nous rejoignons en Lorraine notre régiment d’active: ma compagnie se réjouit à l’idée de retrouver l’adjudant Orphalin, que nous appelions l’Aigu et qui ne parlait que par nombres:--Où est l’H²O? criait-il dans la chambrée, quand la cruche était vide. La mauvaise humeur des officiers rassure tout le monde; s’ils étaient ennuyés, ils s’occuperaient moins de nous. Le général continue à harceler le colonel et nous nous passons sa colère, par grades, avec l’impassibilité de boules d’ivoire. Nous montons si allègrement et si vite que le ruisseau qui descend là-bas, avec des précautions, tout écumant, nous fait vraiment pitié; sur notre droite, la vallée se gonfle ou s’étire; parfois, sur notre gauche un vallon rouge et vert, qui s’écoule par un ruisseau noir. Les montagnes émergent d’un coup, avec leurs sapins jusqu’à la base, d’une terre plate et végétale, et l’on sent la masse qui s’en prolonge au-dessous. Menant vers une maison isolée, des sentiers blancs, creusés par le pas d’une seule famille. Une buse qui plane désigne soudain aux dix mille hommes de la brigade un pauvre lapin modeste, qui se croit de tout ignoré. Sur des îlots de granit--mauvaise affaire pour les patrouilles--des châteaux écroulés, montrant aux artilleurs comment frappe le temps, d’un seul coup, au point faible de la voûte, et la ruine ainsi n’est pas gaspillée. Entre les ballons, un doux arceau de pentes, qui supportent la route comme des ressorts. Avec quel tendre et soigneux délire, lorsqu’elles étaient en fusion, les Vosges se sont rapprochées et jointes! Autour de nous, l’Alsace s’abaisse, et les adjudants qui ont le droit de se retourner toute la minute que dure le défilé de leur compagnie, tentent vainement de découvrir Thann, à la rigueur Urbès, entre les bourrelets. D’ici, on devine déjà mieux Strasbourg. Nous n’entrevoyons plus, du pays alsacien, que la plaine où nous avons à peine pénétré, une ligne brumeuse que les soldats, selon qu’ils sont chasseurs ou pêcheurs, appellent la forêt de la Harth ou le Rhin. La pluie cesse. L’état-major nous dépasse, et ce saut périlleux de la division nous indigne. Pas un seul soldat qui vienne vers nous, qui descende, comme le jour où nous allions à la bataille. Mais c’est au silence que nous marchons aujourd’hui. Si le but de la guerre est le col le plus solitaire de France et d’Allemagne, nous sommes arrivés dans une heure. Nous ne rencontrons qu’un cheval mort de fatigue dont les maréchaux du régiment arrachent et se partagent les fers, à la dérobée, comme des porte-bonheur. La forêt, par instants, nous couvre d’arcs humides et l’artiste imitateur de la compagnie imite maintenant les oiseaux. Aux tournants nous voyons Michal, à dix mètres devant nous, que le régiment ne rattrappera plus qu’en France. Grâce à la pente, le niveau s’est établi entre le bataillon gai et le bataillon triste. Déjà les bornes kilométriques nous annoncent la France, et les hectomètres eux-mêmes parlent sur cette route: dans huit cent cinquante-trois mètres, nous serons en France. Nous ne voyons plus de l’Alsace que la route, les arbres qui la bordent, et il faut maintenant la toucher pour y croire. Les officiers, ménagers de leurs chevaux, marchent à la hauteur des hommes, avec un remords que combat l’assurance d’avoir désormais plus régulièrement les lettres de leur femme ou de la directrice du Grand Cercle helvétique. Que nous as-tu donné, Alsace? Nous revenons sans trophées, et il y a au plus trois casques de uhlans dans tout le train régimentaire. Nous n’avons conquis que des okarinas, des cartes déchirées, et que nos chiens, baptisés comme une escadre allemande, Guillaume, Bismarck, Blücher. Nous avons pris l’habitude d’envoyer des vues illustrées mensongères, de Montchanin quand nous étions à Burnhaupt, de Ribeauvillé quand nous étions à Thann, de sorte que nous supportons à peine, tant l’émotion est forte, de recevoir une carte vraie, qui vient d’un Parisien et est Sainte-Clotilde, d’un Vichyssois et est le Casino. Nous avons gagné de ne pouvoir plus raconter notre guerre sans dire négligemment que nous l’avons commencée en Alsace, et le vin que nous boirons gardera le goût de kirsch tant que nous n’aurons pas de bidons neufs... C’est tout... Nous aurons le sentiment de nous être acharnés sur la frontière même, la piétinant, comme s’il suffisait de l’effacer, et de l’avoir remplacée par la ligne bossue de notre itinéraire, pauvre charnière toute neuve. Nous aurons, les jours de deuil, la modestie de ne vouloir acquérir que ce que nous avons parcouru, Saint-Amarin, Aspach et aussi Enschingen, puisque nous l’avons pris tant de fois. Nous aurons été envoyés au secours de l’armée de Belgique moins par Roanne que par Thann, et une fois à l’hôpital, nous chercherons dans le Bottin, dans le Bottin de l’étranger, les noms du boucher sympathique et du bon opticien. Alsace bénigne, qui nous a donné, avant ceux de la vraie guerre, un souvenir des anciennes campagnes. Nous avions des uniformes de 70, violet et cuivre, tout neufs, et les souliers tout neufs qu’on fabriqua par milliards au temps de l’affaire Schnœbelé. Nos jambes garance se hâtaient sous cette armée antique comme celles d’un enfant sous son cheval à volants. On ne distinguait pas encore les menuisiers, les cochers, les prêtres, sous la capote intacte, et, libérés de nos métiers, il ne nous restait que nos vertus et nos défauts. Nous ne nous connaissions que par eux; nous nous appelions: le gourmand, le menteur, le paresseux, mais chacun respectait le nom de l’autre, comme on le respecte à la légion étrangère, comme s’il était faux et cachait un millionnaire, un criminel, un sous-préfet. En France? Nous y voici. Le poteau est sous un tunnel et notre pensée seule, au-dessus, a à franchir la frontière. Nous faisons halte dans cette nuit. Un quart d’heure d’ombre pour nous préparer au jour français; ainsi font les myopes qui changent de lorgnon et cependant, avec des allumettes-bougies, nous cherchons la ligne tracée sur les murs, la coupe. La moindre parole résonne, et le dernier écho alsacien, sûr de n’être pas vu, s’approche à dix pas de nous. Nous repartons, et la route descend, et l’habitude d’être en France se reprend comme la pente même. Il est midi. Dans des clochers invisibles sonnent des cloches. L’air est doux. Michal nous montre la Moselle qui vient de naître, et ce nom qui vient nous attendre si haut nous émeut comme si la Moselle pour nous était remontée à sa source. Des verdiers, télégrammes timides qui arrivent cinq mètres avant nous à chaque maison de garde, suivent la ligne télégraphique dont les poteaux ont connu au temps de leur liberté tous les sapins du voisinage et sont moins droits et moins guindés. Déjà la route se divise en route départementale, en chemin cantonal. Elle est plantée d’ormes anciens, distants d’une toise, tandis que les tas de cailloux s’espacent à intervalles républicains. Sur chaque arbre, dans chaque fourré, un animal familier nous avait attendus: une pie, un chat, un chien de Beauce qui aboie dans sa langue claire contre nos chiens allemands. Sur la gauche siffle un train. Nous avions oublié le train. Dans les villages, chez la mercière-épicière, nous avions oublié que se rassemblent le chocolat à billes, le pain d’épices, la moutarde. Il reste même un _Petit Journal_ pour le régiment. Voici les affiches coloriées dont nos yeux étaient si pleins qu’ils en découpaient les silhouettes sur les grands murs blancs alsaciens. Nous entrons dans un pays à la vie si précise, si détaillée, que l’on cherche malgré soi le nom de la journée et que nous reconnaissons, presque de vue, le mercredi. Pays charmant: à la sortie du tunnel, un écriteau nous engageait à nous méfier des courants d’air. Nous succombons à son charme, nous allongeons le pas, nous levons tous ces freins qui nous empêchaient de marcher vite et d’être heureux, nous sommes infidèles à l’Alsace. Quel bien-être, quel repos de retrouver ce qui est à nous, ce qui est réservé à nous, les Françaises et leur costume, les petites postes bâties sur le modèle des petites gares, les enfants français, tellement moins nombreux que là-bas, rares et précieux comme l’enfance même, qui sont ici des ornements, deux au plus debout sur chaque borne kilométrique, et qui nous répondent, quand nous voulons savoir qui ils sont, par un de nos noms même: je suis Jean Parmentier, je suis Émile Richard. A travers la fenêtre, une fillette qu’on habille nous regarde. Une autre, qui ne se sait pas vue, montre sa gorge. Dans une villa, une grande jeune fille brune, les épaules nues, agite vers nous ses deux bras. Délicieux plaisir de revenir dans un pays où la pudeur a changé, de retrouver nos femmes plus simples, plus belles, sans frayeur d’être nues. Nous sommes chez nous! Personne qui récrimine de nous revoir, qui demande une explication, à part une bourgeoise, à la fenêtre de la maison où Turenne a couché, qui doit craindre des représailles. Un facteur nous accompagne. C’est le facteur, cette fois, qui nous offre un verre de vin.--Ce n’est pas de refus, facteur! Et il nous indique le nom de tous les villages, avec le nombre de lettres que chacun reçoit par an. La petite ferme au pied du rocher de granit n’a jamais de courrier. Il lui porte les catalogues en double, les imprimés, les lettres de faire-part revenus avec la mention «inconnu». Le bourg au-dessus de nous, c’est Bussang. Voici les affiches balnéaires, d’où le maire a fait effacer la mention: _Bussang_ = _Sang bu_, pour éviter, pendant la guerre, une image de mauvais goût. La jeune fille à jupe noire, en chemisette rose, les cheveux en coque sur les oreilles, c’est Mˡˡᵉ Marie Renaud. Pas la blonde qui est Ernestine Chaumont. Mais Renaud a hérité d’une rente de mille francs. Elle entend se marier par amour et a refusé déjà tout le monde. Marie Renaud sourit à Forest, qui vient bavarder avec elle, il a deviné qu’elle s’appelait Marie et il voudrait seulement le reste de l’adresse. Elle lui fait deviner son nom, par la première syllabe de chaque mot, et le nom du village, et celui du canton. Doux bégayement! Mais on siffle: adieu. Elle lui permet de l’embrasser... Nous partons. Fantassins pleins de tact, nous ne nous retournons point vers elle, pour qu’elle voie seulement, dans notre masse bleue, le visage de son Forest, tout joyeux, tout triste, qui marche à reculons, l’emplâtre, et sur mes pieds! LA JOURNÉE PORTUGAISE LA JOURNÉE PORTUGAISE AU MAJOR CARLOS DE ALBUQUERQUE DE SANTA ROSA Y OVAR. _Comme j’étais en grand uniforme, tous nous suivaient. D’abord les fillettes, un peu plus âgées, dans ton pays aussi, que les petits garçons et qui les portent là-bas au fond d’un panier sur leur tête. Dans Maureria elles étaient nues, dans Lapa, où l’ambassade d’Allemagne jadis avait protesté, on les enveloppait d’indienne. Puis les mendiants, reconnaissables à la plaque de cuivre sur laquelle est gravée le mot mendigo. Puis les pêcheuses d’Ovar, ceintes d’un cordage, comme vos monuments manuelins, et qui ont les yeux de chaque côté du visage, de sorte qu’au lieu de me suivre elles devaient me dépasser pour me voir. Les marchandes de fuchsias, car on ne vole jamais les fuchsias au Portugal, abandonnaient pour nous leur boutique, et venaient enfin les orphelins de Belem, en sarrau rose rayé de carmin, qui tous en cette minute, ignorants comme ils sont de l’âge qui doit séparer enfants et parents, certes me désiraient pour père._ --_Que voulez-vous, me disais-tu! c’est de même à Paris quand il arrive un Portugais._ _Tous pieds nus, marchant dans leur soleil avec moins de bruit que les Lapons dans leur neige, et quand résonnait prés de nous un talon, nous sentions que passait un être moins dévoué. Alors en effet c’était un de ces Espagnols venus au Portugal espionner comment finissent leurs trois fleuves, ou bien l’homme de police chargé de crier sur mon passage: Vive la guerre et Vie à la Vie; ou bien c’était la Reigini, de la compagnie italienne, amortie de fourrures au cou, aux poignets, aux chevilles, là où étreignent les amants, et qui rougissait, du même bâton, ses lèvres et l’angle de ses yeux. Il y eut cependant un vieux monsieur en bottines qui tint à nous accompagner, qui même m’arrêtait, comble d’admiration, montrant mon sabre et voulant savoir--dans un français qui ignorait les verbes, comme le tien--pourquoi le fourreau en était bosselé._ --_Guerre? Bataille? interrogeait-il._ --_Non, répondais-je. Valise._ _Par le tramway, puis le funiculaire, écartant ainsi d’abord ceux qui n’ont qu’un sou, puis ceux qui n’en ont que deux, avec les riches seuls nous montions à Alcantara. Tu me présentais Lisbonne en me plaçant, entre les palmiers, au point calculé d’où chacun cache une cheminée d’usine--ils fumaient,--puis, autour d’Estrella, tu me faisais avancer en cercle jusqu’au moment où les jours de ses clochers se couvraient et d’où je pouvais les traverser tous deux à la fois d’une flèche. De là enfin, car j’étais fatigué,--mais à la condition que nous verrions l’après-midi le château construit en cannes à pêche,--tu consentis à redescendre vers le port. Les places longues de ta ville, avec leurs mosaïques noires ondulées, semblaient arrosées d’encre fraîche. Sur chaque façade, le Louis XV des fenêtres et le chinois des toitures luttaient sans pouvoir s’atteindre, les dentelures de l’un reculant sans courage dès qu’attaquaient les dentelures de l’autre. Dans les rues à pic, les enfants d’un an dormaient à même le pavé, leur corselet remonté aux épaules, sur le trottoir leur tête énorme autour de laquelle ils tournaient quand passaient les automobiles. Collées aux faïences des maisons les fillettes nues, et, au balcon le plus haut, sans autre intermédiaire aux autres étages entre l’impudeur et l’amour, vos jeunes femmes aux tempes moites, gantées de jaune, vêtues de mousseline, avec des bas noirs et des feutres blancs. Appelées par le bruit, des jeunes filles passaient la tête à travers les grilles des rez-de-chaussée, et, prisonnières, fermaient seulement les yeux quand nous les regardions. Si nous approchions plus près, elles devenaient sourdes,--plus près encore, sans souffle et pâles. Puis par les rues sans honneur dont les perroquets, au-dessus de chaque porte, en crient l’énorme numéro, notre cortège dessinant la figure de circonstance autour de chaque point historique, le cercle autour du pavé où le roi fut tué, l’ovale autour du banc d’où Pombal expulsa les jésuites, nous arrivions aux colonnes, au Tage. Accoudés aux balustrades du fleuve, car il coule au ras de la place, et il faut même gravir deux marches pour embarquer, tu me montrais le_ Vasco-de-Gama, _votre croiseur amiral, dont les officiers ne peuvent aller qu’à cheval dans Lisbonne, l’_Adamastor, _qui emportait en vacances sur l’autre rive le pensionnat des fillettes illégitimes,--les mères disaient adieu en pleurant, on entendait de l’autre côté du fleuve les pères dans l’attente pousser des cris de joie--et le navire sans pont où l’on verse pêle-mêle les lettres de cuivre qui composaient les noms des soixante navires allemands confisqués, pour que vos littérateurs y trouvent le même nombre, en poètes et en rois, de noms portugais. De grandes raies étincelaient parfois sous la houle, et c’étaient les aiguillages qui déportent le navire vers Halifax ou Pernambouc, et de monstrueuses barques à voile roussie passaient, avec une proue recourbée, des yeux de cyclope peints à l’avant, et un ne leur suffisait pas, chacune en avait deux._ --_Des barques romaines! disais-je._ --_Non, disais-tu, portugaises._ _Un nuage voilait le soleil, s’écartait, et Lisbonne se fermait et s’ouvrait comme un éventail. Tout ce qui roulait de ta ville de plâtre tombait dans un bateau à quai. Sur les hampes des palais tremblait l’air qui s’agite autour des sismographes. Les chiens éternuaient, hésitant à entrer dans cette mer poivrée. Les cortèges de onze heures passaient, c’était les unionistes en courroux, car on venait de rétablir à cause de la guerre les décorations et, pour tous, y compris les décorés, la peine de mort. C’était le corps diplomatique qui mettait au paquebot l’une de ses trois femmes, les attachés en costume chantant la phrase commune des hymnes nationaux, les seconds secrétaires portant les cadeaux du départ, les voiles de lin bleu à paniers rouges déployés, et, passant de leur poche, les encriers à sonnette, les Saintes-Madeleine d’ivoire dont la petite robe de soie était dans la malle et qui étaient nues. C’était l’autre officier de ma mission, poursuivi implacablement, car tu lui avais expliqué qu’on ne donne jamais aux mendiants portugais, qu’on leur dit «Tenez patience!», qu’ils s’arrêtent alors brusquement comme si on leur indiquait enfin pour la première fois une recette à la vie, mais il disait «Tenez patience!», aux marchands de journaux, aux bouquetières, aux vendeuses de soles, à tous ceux pour qui ta phrase était un commandement à le suivre, et aussi ils le suivaient patiemment, attendant qu’il sût le portugais pour acheter._ _L’air brûlait, mais léché par des langues de glace. Les autos descendaient l’Avenida à toute vitesse, celles des hauts fonctionnaires, qui ne craignent pas les procès, tournant en zig-zag autour des lampadaires du milieu. Des hommes nègres armés de tuyaux en caoutchouc flattaient de la main les palmiers les moins bouffis; je te demandais s’ils les gonflent, tu m’expliquais qu’ils les arrosent. Sur le Rocio tous s’assemblaient déjà devant le Club aux chapeaux verts, debout ou assis face au cadran de la gare, car on allait passer à l’heure d’hiver, de midi revenir à onze heures, et recevoir en sieste ce que chez nous l’État distribua en sommeil. A demi dégagés de leurs façades noires aux portes bordées de gris-bleu, les horlogers sans nombre de la cité s’agitaient, assurant qu’il faudrait tourner onze fois la grande aiguille, marquer l’arrêt même aux demies; et souriaient d’attente et de volupté, aux terrasses des cafés, tous les pères avec ces trois filles qu’ils mènent le soir, au coucher du soleil, sur l’Océan, voir jaillir le rayon vert. Midi moins une. On levait les jumelles... Midi. La petite aiguille reculait simplement d’une heure, et les horlogers rentraient de dépit. Les pères devenaient soudain tristes, les filles caressantes. Reçues dans cette heure superflue, les Brésiliennes en escale souriaient à ce Temps d’Europe qui les prenait en se pliant comme un hamac, et, au fond d’une double paresse, dans leur calèche, des orientales à sourcils bleus laissaient tourner vers nous la voiture pour n’avoir point à tourner les yeux. D’un mot, car tu sais tout, tu m’expliquais pourquoi ces êtres superbes sourient aux officiers français, pourquoi ils étaient gais et tristes, bavards et muets, constellés avec des bijoux, et cet autre les deux seins nus:_ --_Cocottes.... disais-tu._ ⁂ _Ton doux pays était pour moi, depuis deux ans, le premier où il n’y eût pas la guerre. Il me fallut longtemps pour retrouver mes yeux de paix, pour ne pas, quand riait une vieille femme, quand venait un passant radieux, sentir en moi la joie qu’un fils fût en permission, qu’un blessé fût sauvé. Je me précipitais vers la vitrine entourée soudain par la foule comme vers dix mille prisonniers, comme vers Saint-Quentin reprise, et c’était un chien de porcelaine qui remuait la tête en tirant la langue. Quand tu me présentais à un de tes amis, je répondais avec mille précautions, mille scrupules, comme chez nous où l’on doit--pour éviter tout impair--parler aux gens inconnus comme s’ils étaient, et depuis leur naissance, seuls au monde. Je bavardais avec les grands-mères et leur petit-fils sans paraître soupçonner qu’il avait été jadis besoin, pour former leur groupe, une minute, d’un fils ou d’un gendre. Parfois, à l’aube, un mendiant sous ma fenêtre agitait sa sébille et je me réveillais brusquement au matin, envahi de quêteuses, d’un de nos Dimanches serbes, belges ou roumains. Beau pays où les machinistes, les porteurs de pianos, n’étaient pas devenus--l’art par la guerre consterné--de pauvres êtres fluets, et où les femmes ne marquaient pas dans les bureaux et les tramways la place d’un homme absent, la femme en demi-deuil celle d’un disparu, et où il nous fallut vivre comme j’aurais vécu, voilà trois ans, dans un pays où la mort n’existe pas, plongeant au hasard le bras dans les cœurs, parlant du passé, du futur, comme dans un pays d’enfants_... --_Saluez ces officiers, car ils nous apportent la guerre!_ _Ainsi, les trois Anglais et les trois Français de la mission, nous présentaient aux troupes vos généraux. C’était sur les terrains d’exercice usés par l’école du soldat, sur ces places qui se ressemblent dans tout le globe comme deux crânes chauves, car l’on y voit la trame même de la terre. C’était à Thamar, entre la papeterie et les cloîtres indous, habités d’abeilles et boursouflés comme si toutes s’acharnaient sur ces marbres; à Braga, au pied des trente églises, dans votre seule ville où l’ombre des maisons dans la rue ne soit pas chinoise, sur la place où les bornes milliaires de la voie romaine, rassemblées--et plus heureuses encore que les dates latines leurs contemporaines--n’étaient plus espacées que de cinq mètres; à Evora, où l’on met en pension, car partout ailleurs en Europe ils succombent, les chimpanzés qui n’ont pas un an. A ces paroles les civils se découvraient, et nous sortions nos mains de nos poches pour prouver je ne sais quelle innocence, comme celui qu’on soupçonne d’y caresser un revolver._ _Mais le général anglais voulait féliciter vos officiers. C’était lui qui commandait l’armée britannique à Tsing-Tao, et il avait parié avec Dobell, du Cameroun, au premier général anglais qui entrerait en territoire allemand. Tous deux y furent le même jour, à la même heure, mais, à cause de la latitude, le nôtre était proclamé gagnant. Il s’approchait, bienveillant, honorable, du colonel portugais et tu étais son interprète._ --_Dites au colonel, disait-il, que je le remercie!_ --_Colonel,... commençais-tu en portugais, et tu partais pour un discours immense où nous saisissions les mots les plus divers, le nom de Rome, le nom de Londres, des noms de fruits, des prénoms--car vous adorez les prénoms dans votre peuple où il n’est que cinq noms de famille--et le colonel s’inclinait._ --_Commandant,... te répondait-il, et lui aussi prononçait une phrase avec des mots abstraits; une autre avec des noms de villes, françaises cette fois; il s’agitait, devenait rouge au mot de Joinville-sur-le-Pont; tu l’approuvais en hochant la tête, et quand il s’apaisait, le discours fini, te retournant vers nous, tu nous disais:_ --_Le colonel vous remercie de vos remerciements._ _Et tout ainsi se passait entre vous deux, et tu nous rendais le mot aimable après que vous l’aviez tous deux gonflé à l’excès et épuisé, comme l’on rend une fois vieilli, à nouveau vides, les petits sentiments que l’on vous confia enfant, et qui furent dans votre vie l’amour, l’orgueil et l’amitié._ _Alors nous visitions les casernes, les officiers supérieurs se regardant bienheureux quand un réserviste avait apporté un oreiller de dentelle ou qu’un cheval s’appelait Zeppelin. Les enfants nous poursuivaient avec les journaux de Lisbonne, encadrés de noir quand un sénateur français, Trouillot, Naquet, était mort la veille; tu m’apprenais à lire le sonnet qu’ils publient en première page chaque jour, profitant de ce que ta langue ressemble mot pour mot à mon patois limousin, et désormais je savais comment se dit Ulysse en limousin, et Agamemnon, et Desdémone. La route longeait à la fois la mer et la rivière, qui était dans son aqueduc, ou bien elle était bordée par de hauts murs, percés aux hectomètres de fenêtres grillées dont les laboureurs ouvraient les persiennes pour nous voir. Des balcons, les femmes parlaient au jeune homme debout au milieu de la rue, prononçaient l’s sans le mouiller, et, au sortir de l’Espagne, cette lettre soudain délivrée et franche touchait comme si une prétention en elles et une pudeur s’était évanouie. Les jours demi-utiles, ainsi s’appelant les samedis, nos automobiles devaient marquer le pas, car ton pays est celui d’Europe où l’on déménage le plus, derrière le convoi de couples bavards dont nous connaissions en les dépassant enfin, moi les moindres meubles et toi les moindres pensées. Tout ce qu’au lycée j’avais dû inventer moi-même était là, les palais d’archevêque à coupoles roses et leurs jardins en trompe-l’œil, les nymphes aux seins gonflés par les couches annuelles de plâtre, les maïs comblant les vallons, l’énorme fleuve bu par le reflux, pourpre entre ses digues de porcelaine et ses eucalyptus, le bosquet de bananiers et de cyprès avec ses allégories en faïence: Poésie nourrissant son oie, Rhétorique faussement accueillante, les bras ouverts mais les jambes croisées; et l’autre avec des animaux de marbre auxquels le Temps, enfermé là une minute, avait infligé tout ce que subirent de lui les statues de Vénus ou de Niobé, le chien traversé par les flèches et sans tête, le singe sans ses bras, et du rhinocéros le torse seul. Entre les oliviers et les palmes, pour tromper je ne sais quel corsaire, des artilleurs peignaient en bleu le phare qui hier était rouge; et, on le reconnaissait au ramage, les arbres n’étaient peuplés que d’oiseaux d’Amérique échappés aux navires. J’étais au point même, et le plus lointain, où le désir m’avait conduit enfant, et je reculais vers toi de dix centimètres, pour ne pas toucher, surtout avec cette peinture fraîche, un des panneaux même de ma vie._ * * * * * _Mais soudain, par un hululement sauvage, la sentinelle d’un dépôt d’armes appelait à la garde ses quatre soldats qui se précipitaient du poste et nous présentaient les armes. Je les regardais bien en face, m’arrêtant devant chacun au moment où le fusil séparait les deux yeux, et dans ces huit demi-soldats, plus facilement que dans des soldats entiers, je cherchais à loisir mes ressemblances de la guerre, mes souvenirs de France. Puis, le sourcil d’Artaud revu, la tempe de Dollero retrouvée, aperçue aussi dans leurs yeux la parenté avec l’ivoire et l’or, je leur faisais reposer l’arme et c’étaient eux, soudés à nouveau, qui nous entouraient pour nous voir._ --_Il est temps, disais-tu. Délaissons-les!_ _Tu as toujours confondu délaisser et laisser, ainsi d’ailleurs que monter et descendre... Donc, puisque tu l’exigeais, nous les délaissions dans leur campagne vert et blanc, nous délaissions les ponts près des mélèzes, les passages à niveau aux gardiennes indigo bordées de rouge près des églises, dans une fenêtre rose les deux jumelles d’Oiras à nœuds verts nous les délaissions, et descendus à temps au faite de la tour Bélem, nous pouvions juste voir le soleil, au milieu de l’estuaire et un peu avant l’horizon,--en nous penchant,--monter, monter et disparaître._ SEPTEMBRE 1916. PÉRIPLE PÉRIPLE Ramonchamp, 27 août 1914. Mon bataillon a une journée injuste. Notre première pause ne s’est pas faite dans un bourg, et nous manquons ainsi tous les autres, car ils sont échelonnés régulièrement à la distance d’une heure de marche. Ce sont pourtant des bourgs où l’on s’arrête, ils ont des casinos, des offices de tourisme et, par des plaques de marbre, nous apprenons que Montaigne fit jadis halte à Bussang, Talleyrand à Saint-Maurice. A ces deux-là nous pardonnerions d’avoir été plus avisés que nous, mais la chance du second bataillon nous irrite. Il peut acheter, dans les épiceries--d’autres régiments les ayant vidées déjà des provisions pour adultes--tout ce que les enfants seuls, avant la guerre, savaient y trouver, le nougat, les raisins secs, les caramels. Il boit du vin gris, mange des truites froides, il prend l’adresse de familles lorraines, désormais liées à lui pour la vie, tout le long d’une route qui ne nous a donné, à nous, que le souvenir de deux montagnes voisines et rondes, celles exactement dont nous comparions avec timidité la courbe, dans nos narrations de troisième classique,--c’était notre première métaphore et la troisième moderne ne s’y risquait pas,--aux contours d’une jeune gorge. Notre seule distraction est un vieux de Fresse qui appelle le col de Bussang un pertuis. --Il y a loin d’ici au pertuis? lui crie au passage chaque escouade. --Eh mon Dieu! répond-il. Vous lui tournez le dos. Vous allez au pertuis de Bramont! Depuis la minute où, comme par une lorgnette, nous sommes rentrés en France par notre tunnel-frontière, nous avons perdu toute curiosité, nous ne voyons plus. Le capitaine Perret a fermé son Joanne. Le pays se fait simple et vert, et, à part les deux ballons sur notre gauche toujours brumeux et symboliques, livre directement ses autres beautés, ses prairies, ses ruisseaux, son granit. Parfois, étincelant au travers d’un guéret, tracé pour la nuit entre deux laboureurs ennemis et oublié au réveil, un sillon solitaire. Les hommes ont enfin du tabac en paquet, ils ne sont plus obligés de briser des cigarettes pour bourrer leur pipe; parfois l’un d’eux s’arrête au bord du chemin, allume sa pipe en aspirant à fond de ses deux joues, ce qui lui donne l’air de rire silencieusement, et, quand il est grave à nouveau, entouré de fumées, il reprend sa place. La France est un pays de connaissances. Sur la place de Saint-Maurice, j’aperçois la maison du vieil Haltesse, le voyageur en papier d’Arches, que nous aimions emmener au Weber en criant son nom et que les grooms effarés n’osaient par déférence appeler que Monseigneur. A la sortie du Thillot, distribuant des numéros du _Petit Journal_ aux soldats, du _Matin_ aux sergents et du _Figaro_ aux officiers, Madeleine Dollet, avec laquelle j’ai déjeuné une fois, dansé une fois, contesté une fois que Mozart fût hollandais. Une fois elle aura entendu un soldat inconnu, avec des lunettes et des moustaches, lui crier: «Ça va, Madeleine?» et elle aura regardé sur elle-même, de ses belles prunelles ovales, ce qui pouvait ainsi faire deviner son nom. Voici que les lettres des devantures, un peu clignotantes et molles en Alsace, ont repris sur les boutiques leur assurance. Pures et solitaires, les voyelles françaises se logent dignement entre des consonnes romaines. Dans ce bourg un peintre ému a prodigué les cédilles. Une enseigne de boulanger, trop longue, déborde sur la masure voisine et unit la plus humble maison des Vosges au noble négoce du pain. Dans le Thillot les maisons sont numérotées et chacune porte, cloués sur sa façade, dernier butin de Poitiers, d’énormes chiffres arabes en or sur émail bleu. Bardan, près de moi, lit tout haut chaque nom, le prononçant plus fort par flatterie quand le propriétaire est au-dessous, et il ne peut s’empêcher non plus, dans la campagne, de découvrir devant chaque arbre, chaque oiseau, celui des mots français qui les atteint le plus. --Voici le verdier des ruisseaux. Voici le génévrier d’Irlande. Cher Bardan, qui aujourd’hui s’accroche à moi, nerveux comme tous les Bourbonnais du Sud, qui ne peuvent entendre affirmer ce qu’ils redoutent sans éprouver leur défaillance. Les gens de Vichy, de Gannat, si on leur fait la moindre peine, changent de visage, leur âme en une minute est ravagée, et nous avons avec celle de Bardan des jeux cruels, qui ne prendraient pas sur les âmes de Moulins et de Nevers: --Nous reviendrons dans six mois, disons-nous, d’une parole distraite. --Dans six mois! répète Bardan, et il pâlit, il tremble, mais il comprend notre plaisanterie et aussitôt engraisse soudain. --Les femmes sont toutes infidèles, horribles, laides! --Les femmes? dit Bardan qui est marié, et, atterré, il bégaye... On me charge, pour qu’il se remette, de lui dire la vérité. Vers trois heures, Ramonchamp, au milieu d’un immense cirque coupé par la Moselle qui tente vainement d’isoler les villas des simples maisons et de créer Ramonchamp ville et Ramonchamp cottage. Le cimetière domine la rivière. Des tombes riches on a la vue et des tombes pauvres on voit la gare. L’air est vif et limpide. De chaque cour jaillit une fontaine qui rejoint à ciel ouvert la Moselle et ce sont les maisons, ici, qui fournissent d’eau la rivière. Chaque ruisselet a creusé la terre jusqu’au granit et le plus grand fleuve, dans ce sol, n’aurait pas une autre profondeur. Coup d’œil à l’église; les enfants sortent du catéchisme, me serrent la main sous le porche, l’un après l’autre, et je me crois obligé de rester jusqu’au dernier, comme un bénitier. Puis, après le dîner, je monte avec Bardan jusqu’à la compagnie logée dans un domaine sur la pente des monts. L’adjudant compte nos cartouches, poinçonne les souliers remboursés, nous verse onze francs, et, comme nous sommes à la fin du mois, nous avons l’impression d’avoir achevé une guerre et d’en partager le butin. Nous revenons sous mille étoiles, et dans chaque ferme aussi une lumière sautille, car on nous a distribués sur ce plateau comme on disposait jadis après la victoire, en Hellade, les régiments qui allaient être changés en constellations. Bardan m’a pris le bras, ému par la nuit, et se refuse à croire que je pourrai être tué. Il me dissuade de la mort comme d’un suicide, ou comme s’il était question ce soir de me sacrifier seul pour le régiment. Il veut m’entendre jurer que je m’en tirerai. J’ai donc, pour ne pas jurer, des pressentiments? Je le rassure, attendri moi-même et lui promets de vivre. Mais au loin une sentinelle a tiré, il a eu peur, et il l’insulte comme si elle me visait. Devant la mairie, avec des lanternes, un groupe de soldats lit les communiqués du mois d’août, dont l’adjoint apporte les doubles. Il les colle lui-même, dans le bon ordre, écoutant les réflexions, expliquant les noms des villes belges d’après un itinéraire bizarre: Bruxelles, à 350 kilomètres de Nancy, Louvain à 600 kilomètres de Lyon, Malines à 500 kilomètres de Dijon. Les hommes, fatigués, lisent en se déshabillant peu à peu, demandent à l’adjoint de lire tout haut, et écoutent en roulant leurs jambières, en pliant leurs cravates. Il y a ceux qui s’interrompent quand la nouvelle est bonne, quand on prend Sarrebourg, et ceux qui s’interrompent quand la nouvelle est mauvaise, quand on le perd. Un soldat qui a froid et qui remet brusquement sa capote, alors qu’on parle de Morhange, semble devenir un renfort, retarder la retraite. Parfois cependant, quand il est question de l’Alsace et de Mulhouse, ils s’arrêtent, clignant des yeux aux noms propres qu’ils connaissent, écoutant aussi immobiles que s’ils étaient déjà tous nus... 28, 29 août. Tryon habitait un grand château, élevant des chevaux, des chiens, chassant le blaireau, et il allait avoir un fils dans un mois. Viard avait reçu, la veille du départ, un bureau d’acajou moucheté. Le frère de Trinqualet, ouvrier tailleur à Paris, devait passer les vacances en Auvergne et habiller gratis toute la famille... Tous mes camarades, aujourd’hui, parlent de leur bonheur. Biset se heurte à une porte en apportant le rapport, mais c’est encore une félicité qui jaillit, au milieu des jurons, de son énorme crâne: il annonce qu’il est fiancé. Mais celui qui perd le plus à la guerre est Sartaut, car il venait d’hériter de l’homme le plus égoïste qu’il y eût dans la France entière, du mobilier même de l’homme heureux: la cave, avec deux bouteilles de tous les vins, le jardin, où vivent en paix une guenon et une antilope, et des actions du P.-L.-M., de sorte que les Sartaut peuvent désormais voyager gratuitement. Dès la fin de la guerre, au lieu d’habiter sur l’Ouest-État, ils s’installeront sur la ligne de Brunoy et ne verront plus que des trains qui leur appartiennent. Campés dans la maison d’école, nous avons adopté les heures de classe, comme nous adoptons dans les ateliers les heures d’usine. Déjeuner à onze heures, collation à quatre, et récréation dans la cour. Le capitaine Lambert écrit ses lettres dans la chaire; nous nous enfonçons avec peine dans de petites tables soudées à leurs bancs, pivotons avec elles pour bavarder, ou pour prendre dans chaque tiroir le cahier de composition de son élève; le mien s’appelle Félix Bertrand et il a manqué son devoir final, la classe avait à expliquer les diminutifs en on: chaton, négrillon, ourson, et Félix n’a point compris l’instituteur: «Un petit chaton est un chat, explique-t-il, un petit négrillon un nègre». Par la fenêtre, nous voyons l’église, d’où ruisselle la source de l’eau bénite, et suivons tout ce qui se produit sur les routes à pentes rapides, un œuf dur qui roule, par exemple, talonné par une escouade... * * * * * Il est minuit. Le sous-chef de gare du Thillot a eu pour moi, devant le colonel, des prévenances incompréhensibles dont j’étais gêné. Il voulait me brosser, il ajustait mes courroies, il m’offrait un wagon de première. Mystère, car en même temps il reconnaissait mon grade, il m’appelait sergent. Nous y avons gagné de n’être que six dans un compartiment de seconde et Dollero, Clam, Danglade dorment déjà; je veille avec Devaux qui prépare l’état d’effectif pour le réveil et recopie, à chaque arrêt du train, des feuilles que je dicte. Au dehors, le ciel est noir, mais les étoiles acides, l’air limpide. La voie tourne autour du firmament et les poteaux des stations, isolés au-dessous des astres, en donnent les noms les plus mensongers: Feldrupt, Rupt-sur-Moselle, Maxonchamp. J’avais toujours désiré voir Maxonchamp, mais loin de m’en rapprocher, voilà que cette gare lunaire me le rend, pour cette vie du moins, inaccessible. Tant d’arrêts que l’état est achevé bien avant Épinal. Nous avons contrôlé tout le bataillon; pas un dormeur dans ces cinquante wagons dont le nom n’ait été prononcé cette nuit. Humbles noms, litanie du régiment et de l’Auvergne, que j’avais presque envie de compléter: Granchabriat, porte de Murat, Triacou, étoile de Thiers, Delobie, gloire de Royat. Nous poussons le scrupule jusqu’à rechercher dans son compartiment le lieutenant Jourdan, nouveau au bataillon, et qui veillait et fumait, pressentant notre doute. Épinal. Les plaques nous réveillent. Il fait jour. Les portes des wagons roulent en grinçant. Certaines sont trop dures et il faut délivrer les hommes qui crient et frappent de l’intérieur. Un wagon s’ouvre sur la campagne au lieu de s’ouvrir sur la gare et croit une minute tout endormi. La nuit a laissé une trace blanche sur tout ce qui était plus noir qu’elle, sur les toits des voitures, sur les poteaux goudronnés. Chacun refait la raie de l’autre et l’on se passe avec mille recommandations de petites glaces comme les parcelles les plus précieuses du jour nouveau. On remet son lorgnon, le premier regard précis de la journée est pour soi-même. Des territoriaux brûlent du café au coin d’un hangar, et tout le hall sent le café grillé comme la place de l’Odéon le mercredi. Les devineresses ont lu jadis dans ma main que c’est l’odeur que je préfère, avec le musc, qui m’attend sans doute à la gare de Vesoul, et j’accepte avec plaisir mon encens officiel. Dollero, tout endolori, d’esprit incertain, chevauche une plaque tournante automatique et, pour former son humeur, son destin, le secoue vers Remiremont, vers Paris, vers Bâle. Nous allons vers le Sud par une voie stratégique. Les voies stratégiques contournent les montagnes, évitant ainsi les tunnels, et elles remontent à la source des rivières pour éviter les ponts. Nous roulons dans un pays gras et vert où abondent les bœufs, les chevaux, et de grands animaux inconnus, noirs à raies rouges, que les gens du pays appellent des lubards. Nous suivons une vallée paresseuse où les habitants n’ont pas eu la force d’imaginer des noms à leurs villages: une station balnéaire s’appelle Bains, un port plein d’usines sur la Saône s’appelle Port-d’Atelier; nous passons au large de Blonde-fontaine, de Contréglise. Jamais de stations, notre voie est toujours isolée et nous ne voyons que l’envers des bourgs; quand les stratèges n’ont pu éviter une ville, nous la traversons à toute vapeur, en sifflant. Parfois, au loin, un hameau que les indigènes nommeraient aussitôt, s’ils le voyaient du train: Tuiles-Pies, Chiens-Géraniums. Mais soudain se multiplient les gares, avec leurs verandahs que le P.-L.-M. faisait repeindre en noir, fin juillet, et dont les unes, celles aux chefs négligents, n’en étaient le jour de la mobilisation qu’à la couche rouge. Dans les voies de garage, les wagons bondés de tout ce que l’on s’envoyait le 31 juillet à quatre heures, des voitures d’enfant, des dynamos, et de faux arbres en ciment. Les officiers commissaires font glacer au fer la bande blanche de leur képi pour que les escarbilles n’y prennent pas. Voilà Frétigny. Voilà Velle. Voilà, annulant notre propre train, un train de soldats qui va à Thann, d’où nous venons. Puis, débordante de convois, hérissée de canons qu’on a, pour l’arrêt, démuselés, sur sa colline voilà Gray. Les femmes et les enfants, assis à nouveau le long des voies, se lèvent quand passent les trains civils pour leur confier les lettres reçues en commission des trains militaires. Les gamins reçoivent nos bidons à la volée, et nous traversons le hall sans inquiétude, assurés qu’ils apparaîtront à l’autre bout, presque aussi vite que nous-mêmes, les bidons pleins, ceux qui ont la spécialité du vin blanc, tout fiers, jouissant de notre surprise. Nous descendons, et, aux portes gardées en armes, les soldats les plus curieux peuvent apercevoir, de quinze pas, la première rangée des plus curieux civils. Maintenant les villes sont tournées vers nous. Les soldats sont assis au bord des wagons ouverts et le train marche sur de vraies jambes rouges. Les buissons, les fusains râpent nos genoux, et, dans l’arrondissement où l’ingénieur soigne ses haies, les caressent. Le soleil, comme la fumée, change de côté sans raison et nous attendons sans patience, pour être à l’ombre, les forêts. De Gray vers Dijon, à nouveau, le trajet que nous avons fait la nuit, il y a trois semaines, et des fillettes qui nous semblent inconnues reconnaissent à son numéro le régiment, s’inquiètent de savoir ce que sont devenus les soldats dont elles ont pris l’adresse, reprochent à Bertet d’avoir laissé pousser sa barbe. Nous rions, nous plaisantons comme au premier voyage, sans voir que les femmes ont changé, qu’elles ont maigri, que certaines commandent et d’autres obéissent. Nous, qui n’avons pas vu un mort, nous ignorons que depuis notre passage des blessés sont devenus cadavres dans leurs bras, et que leur frère n’écrit point, et que la France chancelle, et qu’un cavalier soudain dément les a poursuivies à coups de revolver; nous leur envoyons des baisers, nous plaisantons les rousses, les corpulentes, les petites qui louchent. Elles prennent pour notre courage ce qui est l’ignorance, elles nous admirent, et celle-là justement qui pleure est celle qui se laisse embrasser... Entre des montagnes silencieuses reliées en cercle par les aqueducs, après d’immenses remblais piqués de ceps, chacune des mille collines portant une couronne urbaine, voilà Dijon. Le soleil verse à flots sur notre convoi les rayons mêmes qui cuisent le raisin. Nous entrons en gare, pris au milieu du hall entre un train d’ambulances et un train de cavaliers, tous deux repus, et nous ne pouvons communiquer avec les Dijonnaises que par un blessé maladroit ou par un Africain. Un des blessés vient de notre régiment d’active, et nous sommes enfin renseignés sur nos cadets: ils ont été en Lorraine, ils ont eu à se déployer dans le polygone même de Sarrebourg; les canons allemands avaient tous les repères, mais les tranchées d’exercice, par bonheur, étaient excellentes. Il nous indique les morts par leurs surnoms: l’Aigu est tué, Mimi est tué, nous nous retournons vers nos officiers pour leur traduire ces nouvelles, rapportant ces pauvres corps dans leurs noms de parade: Delaberque est tué, Martineau est tué, et pour quelques-uns le vrai nom lui-même s’aiguise, devient prénom: Jean est tué, Albert est tué. Chacun dit tout haut ce qu’ils faisaient la dernière fois où il les vit: ils avalaient une grosse tranche de jambon, ils étaient avec Juliette, ils dormaient. Celui qui les a vus mangeant comprend moins encore que les deux autres. Quand nous partons, la nuit est venue. Le paysan qui fermait jadis l’enclos se couche le dernier et pousse nos lourdes portes. Nous sommes sur la grande ligne sans cahots où peuvent sommeiller, revenant de Nice, les malades et les milliardaires eux-mêmes. A Laroche, à Fontainebleau, les dames de France, déjà et pour toujours habituées aux blessés, nous réveillent et nous soignent comme des mutilés, s’effrayent de nous voir sauter du wagon, nous font boire en tenant notre verre, nous prennent la main, s’assurent que nous n’avons pas de fièvre. Puis, à quatre heures du matin, d’un viaduc, je reconnais, au point terminus du tramway qui part du Louvre, le village où habitent les gardiens du musée. Voilà, sur chacune de leurs portes, un plâtre de la Vénus de Milo, du Pêcheur napolitain. Voilà Diane de Poitiers. C’est Paris. Ce n’est que Rosny, que Nogent, que Noisy. Nous tournons autour d’eux et Paris se défend contre moi de tous ses forts. Nous n’y entrerons pas. Nous subirons la volonté de ces états-majors rivaux qui s’amusent, avec nos trains, à tracer la meilleure tangente sur Paris; je n’ose penser qu’aux vagues camarades qui habitent Carrières, Pantin, qu’aux amis de mes amis. De vieux territoriaux nous annoncent, sans trop nous en vouloir, que notre machine a écrasé dans Saint-Maur un territorial et nous donnent dès l’aube l’impression qu’avait de mon temps tout provincial le soir de son arrivée à Paris, d’avoir abandonné, d’avoir tué. Mes compagnons s’éveillent. A notre droite, ils admirent, sur sa montagne, le Sacré-Cœur, et dix minutes après, à notre gauche, un gigantesque monument de marbre à cinq coupoles, qui est encore, mais je n’ose l’avouer, le Sacré-Cœur. Tous les habitants ont transporté vers la voie ferrée la façade de leur maison, leurs drapeaux, leurs rideaux, et celles de leurs enseignes qui, en pleine paix, étaient nées d’une guerre, Sébastopol, un vrai zouave. C’est au Nord, mais tant pis, les ménagères ne coudront plus que tournées vers le Nord. Les photographes ont peint sur une bande de calicot le portrait de Guillaume, avec deux ampoules vertes pour les yeux, et allument le courant bien que l’arrangement soit destiné aux troupes qui passent de nuit. Dans sa cour, un vieillard, en veste d’escrime, charge à la baïonnette contre un mannequin coiffé d’un casque. Juchée sur son toit peint en bleu, la femme d’un tailleur nous montre son tailleur modeste en nous criant qu’il part demain. Un boulanger retarde pour nous son coucher et, récompense, voit pour la première fois se lever ses enfants tout frais. Aux places immuables où s’arrêtaient sans raison les trains des courses, nous attendons, et des trains qui filent vers Paris, sur les remblais, les voyageurs nous jettent avant de les avoir lus leurs journaux que le vent rabat sur le wagon suivant qui les rattrape et les rejette. Aux passages à niveau les enfants nous avertissent tristement qu’il ne reste à l’auberge que du vin bouché et bondissent de joie en nous voyant riches. Ceux des gares régulatrices sont gâtés, réclament des épées, des casques et acceptent sans enthousiasme, pourboire trop modeste, il est vrai, d’une si grande guerre, nos sous de nickel allemands. Un automobiliste à barbe noire, que nous soupçonnions d’être espion, commande au cabaret voisin cent bouteilles; nous confondions, à cause de leur même masque, la générosité, l’hypocrisie. Puis la banlieue enhardie tourne vers nous son visage même, nous voyons la façade des mairies, les églises sont perpendiculaires à la ligne, nous traversons des places, et, de banlieusards familiers, nous écoutons toutes les histoires distribuées le jour de la mobilisation, l’enfant au fusil de bois, les Sénégalais avec des têtes dans leur musette, le blessé prussien souffletant son général prisonnier. Plus de trains vers Paris, tout le trafic se fait maintenant en rond autour de la ville, il ne reste dans Bécon et dans Argenteuil, toutes les âmes ambitieuses ou frivoles travaillant déjà rue de la Paix, que des personnes un peu moins jolies, un peu moins généreuses, et, entre leurs bocaux, les pharmaciens fidèles. Voici Stains, presque aussi beau qu’Asnières, où Devaux voudrait vivre. Voici Pierrefitte, ou j’ai vu, voilà un mois, sur la place, se tamponner les autos du plus menteur et du plus sincère des Parisiens: tous deux levaient les bras, tous deux riaient, tous deux s’appelaient cher ami. Puis des parcs, des châteaux, un petit temple de l’amour oublié près d’un bosquet comme un parapluie ouvert, un ruisseau où dérivent des canots vides, et, sur une plaine dénudée, sans eau, sans gazon, sans arbres, la villa des Troènes. A Beaumont, notre voyage s’explique: le régiment est chargé d’arrêter quelques dizaines d’autos blindées qui ont percé nos lignes. A Creil, train sanitaire anglais. Les blessés vident le kirsch qui nous reste d’Alsace. --Brandy! disent-ils seulement, en essuyant du bras nu leurs lèvres. --Non! répondons-nous, kirsch..., quetsch! --Oui, reprennent-ils, Brandy! Vers trois heures, arrêt brusque. Les clairons sonnent. Le train ne peut aller plus loin, il nous abandonne, et, comme il n’y a pas de plaque tournante, doit reculer, face à l’ennemi. Le soleil est lourd, la terre affaissée détruit en nous l’idée d’un globe bombé et sûr, toute l’ombre de la plaine s’entasse en carrés lointains par petits bois de sapins noirs. Le canon tonne, de ces coups qui détruisent l’air et qui font, sur le cœur, comme sur les cadrans pour boxeurs, tourner je ne sais quelle aiguille. Nous nous formons sans vigueur, par compagnies isolées, avec de larges intervalles où les autos blindées pourraient, pendant une heure encore, filer sans risque. Ansauvillers, 30 août. Les habitants avaient appris que les bourgs voisins sont occupés depuis la veille et se croyaient abandonnés. Ils ont formé tout ce qu’exige une cité assiégée, la garde civique, le peloton des pompiers. Les mêmes vieux retraités commandent les deux compagnies et tout pourra marcher, peut-être, si l’incendie et la panique n’éclatent que successivement. La municipalité insiste pour que nous logions dans le bourg même et tant pis pour les avant-postes. Ce n’est pas une protection générale qu’Ansauvillers désire, mais pour chaque maison, chaque famille, une garde individuelle, une escouade, un soldat, un fusil. On nous reçoit en hôtes, on prépare du savon, de l’eau chaude, on porte nos sacs, par la courroie du haut, comme une valise. Le coiffeur rase gratis ceux qui sont logés dans son groupe de maisons, et prend deux sous aux autres, protecteurs superflus. Devant chaque porte, on installe une table, des encriers; pour la première fois depuis la guerre nous avons le loisir de répondre aux amis auxquels nous devions des lettres de paix; aux parents nous télégraphions, car la poste fonctionne encore, et ceux qui sont de Paris confient à un automobiliste des billets qu’il distribuera le soir même. Peu à peu, lettres et télégrammes expédiés, aussi naturellement qu’elle est venue à Edison lui-même, l’idée du téléphone me vient, et mon hôte veut bien tenter l’aventure car il a un appareil et il est conseiller général. Nous arrivons à Paris par la ligne brisée de ses relations, de son préfet obtenant Pontoise, du sénateur de Pontoise le Central lui-même. Voilà le ministère où sont mes amis. Voilà le standard, celui du soir. Voilà Solis: c’est une chance, car il est, du ministère, celui qui parle le plus clairement au téléphone et un directeur ami des lettres lui téléphone par plaisir, chaque matin, pour lui parler de Paul Hervieu. Autour de lui on pourrait bien se taire, quel vacarme, mon canon à moi s’est tu. Il me reconnaît, il m’invite à dîner. Soudain il comprend, crie aux collègues de se calmer, et je le devine qui se tourne avec l’appareil vers le jardin et la fenêtre ouverte, pour goûter au complet le sentiment de téléphoner à l’avant. Et il se trompe. Le jardin est au sud. Il me tourne le dos. --Ah! cher ami où êtes-vous? --Près de Montdidier. --Où? --Près de Péronne. Il ne comprend toujours pas. Je cherche le nom d’une troisième sous-préfecture. --Pas loin de Guise. Mais ce nom-là est hardi, sifflant. Le sénateur et le préfet qui soutenaient le fil se dérobent. Plus rien... La nuit est venue. La bonne tient à cirer nos souliers et nous prête les anciennes pantoufles du conseiller. Nous nous étendons devant la villa, dans le parterre compliqué où tous les électeurs doivent contourner, pour arriver à leur élu, un énorme cœur en gazon. 31 août, dimanche. Sur une bicyclette si neuve, si étincelante, qu’on cherche dans le ciel un nimbe avec sa marque, sortant de la campagne même, une jeune fille blonde nous dépasse, puis descend brusquement, s’affaisse. Je la soutiens, elle a les yeux grands ouverts, son cœur bat. Insensible aux phrases de mes camarades qui prétendent là-bas que je me marie, elle est abandonnée, ses mains me pressent. Mais la voilà plus lourde, qui rougit, se dégage. Elle explique qu’elle ne sait descendre de bicyclette que d’hier seulement; hier elle se serait tuée! Elle nous prie de l’aider à monter, car elle ne sait pas encore partir seule, et, lancée par nous, s’en va. Aux hésitations de la machine on voit qu’elle voudrait tourner la tête pour nous remercier et nous allons chercher nous-mêmes, car il est facile de la dépasser, un pauvre sourire d’adieu. Deux autres cyclistes. L’homme a installé un enfant sur son guidon, la femme pédale entre des paquets; l’enfant pleure, car il voudrait être tourné vers le père au lieu de regarder la route. L’homme nous demande la route de Noailles: la femme, qui ne sait rien dissimuler, la route de Rouen. Je veux aller me renseigner, mais, un groupe de cyclistes passant, ils se précipitent derrière lui, sans attendre; l’enfant qui pleure sert de trompe. Le garde champêtre nous a rejoints, furieux. --Ce sont des fuyards! nous dit-il. Vers onze heures, alors que les vrais habitants, heureux de Dieu, sont à la messe, le bourg est tout à coup semé de motocyclettes, de charrettes anglaises, de camions, qui soufflent une minute et repartent dès que passe une autre motocyclette, une autre voiture légère, un autre char, ne voulant plus d’autres amis que les amis qui vont à leur vitesse. Il faut une famille bien unie pour que des cyclistes escortent des chevaux. Le garde champêtre les interpelle quand ils s’engagent dans une impasse. --Fuyez tout droit, commande-t-il. Nous aussi les blâmons de semer la crainte dans un bourg, dans un dimanche si paisible, dont les pompiers viennent de répéter sur leur échafaudage, en uniforme, l’incendie de dix mètres de haut. Nous indiquons la fausse route à de pauvres cyclistes en jaquette, qui repassent au bout de quelques minutes, confondus, détournant les yeux. Bientôt c’est un encombrement, car le petit poste du Nord laisse entrer tout le monde et celui du Sud exige un passeport. Certains aussi s’arrêtent par joie de trouver enfin, au milieu d’arrondissements affolés, cette commune au soleil, ce calme, et demandent s’il y a un hôtel. Ils viennent du Nord; ceux des grandes villes, de Tourcoing, de Lille, se dirigent vers de grandes villes, vers Beauvais, vers Rouen; ceux des villages vont vers des villages minuscules que nous ne connaissons pas, chacun ne cherchant son refuge que dans le nom d’une ville à peu près égale à la sienne. --Et vos maisons, demande le garde, et vos affaires? Ils ont la clef. Peu de paysans encore, tous ceux-là habitaient des maisons au bord des routes et n’ont eu qu’à passer leur seuil pour être exilés. Pas d’animaux, pas de troupeaux qui donnent au cortège le pas fatal mais sûr d’une migration. Pas de costumes provinciaux; ils ont l’air d’émigrer par professions et l’on a seulement à se dire, devant leur jaquette à palme académique, devant leur bourgeron taché de couleur: Voici l’instituteur qui fuit, voici le charron qui fuit, ou peut-être même le peintre. D’immenses voitures chargées d’enfants, dont on diminue à chaque arrêt, pour nourrir l’attelage, la litière de foin. Dans des carrioles à claire-voie, des arrière-grand’mères avec leurs petites-filles, les garçons ont passé au travers; sur des brouettes, une famille qui traîne ses matelas comme des fourmis leurs œufs. Un char à bœufs, qui contient une famille de Douai et une famille de Paris, son invitée, cousins éloignés qui restent cérémonieux, invités, aussi, dans le malheur, et remportent tous leurs bagages alors que leurs hôtes, la place manquant, ont tout laissé. Des autos mal conduites par de tout jeunes gens; celui qui tourne la manivelle ne sait pas tenir le volant, celui du volant ne sait pas faire l’essence, ils sont trois, et, pour que l’auto marchât bien, il faudrait au moins qu’ils fussent cinq. Dans une voiture à âne, trois dames de castes différentes, unies au hasard pour fuir, attirées l’une vers l’autre, sans doute parce qu’elles étaient toutes trois maigres,--à cause de la voiture--avec trois cabas, sur la tête trois bonnets et trois chapeaux sur les genoux, égales désormais pour la durée de la guerre. Un porteur de gare avec sa propre valise. Seules, dans cette cohue, deux vraies voitures de bohémiens font une traînée calme, démontrant avec quel sang-froid on voyage, après avoir fui vingt siècles, les parents dans la voiture, les enfants près des roues, et pendues à l’arrière ces peaux de lapins qu’une auto de maître s’obstine à accrocher à ses portières. Maintenant ils passent vite dans ce bourg qui se moque d’eux, à part les familles indécises, qui ne connaissent personne en France, que le moindre regard arrête, qui répondent qu’elles vont devant elles et frémissent si on leur apprend que ce n’est pas par là. Des mères demandent du lait, le boivent et embrassent le nourrisson de leur bouche humide de crème. Quatre femmes nous appellent, leur cheval souffle, tremble, tombe et ne veut pas se relever, il faut huit hommes, juste le double de leur nombre, pour étayer ses sabots, le hisser sur ses pattes... Cortège faible, où commandent ceux qui ne sont pas bons pour la guerre, les plus braves de ceux qui ne se battent pas, des bossus, ou de grands jeunes gens niais et paresseux, ceux qui, dans les montagnes, auraient des goitres. Tous portant dans des cages ou tenant en laisse les animaux d’ailleurs qui savent le mieux fuir, des chiens, des serins, des chats. Sur chaque voiture, l’objet qu’on eût sauvé en cas d’incendie, ou bien, aujourd’hui centre de concorde, celui qu’on se fût disputé dans l’héritage, une table à jeu aux pieds réunis et pendue comme un chevreau, un phonographe. Un coiffeur avec ses têtes en cire. De pauvres vieilles gens non démontables, une vieille sur son fauteuil, un vieux sur son pliant. Des femmes fraîches et grasses en imperméable qui ont pris le temps de passer leur plus belle chemise, mais pas d’en lacer les faveurs roses qu’on voit flotter hors de leur gorge. Parfois une suite mieux agencée de voitures à ânes, puis à mulets, puis à chevaux, comme si allait venir enfin la raison et la reine du cortège. Une vraie voiture de déménagement, comble de matelas, et que suivent tenacement des familles à pied, avec l’espoir qu’à la nuit le déménageur prêtera quelque paillasse. Des dames qui montrent à tous leur billet pris pour Toulouse et qu’on a repoussées du dernier train. Des visages hagards de gens qui ont oublié un meuble précieux, un parent, un portefeuille et qui avancent depuis leur départ avec la tentation de repartir en arrière. Les parents dont le fils a été écrasé hier par un chariot et remis à l’hôpital de Péronne. Bardan commence à être ému, et il trouve sur chaque visage des ressemblances avec sa famille. Voici le sosie de sa sœur; voici sa tante, c’est la même robe. Seule une grande fille brune lui semble de tous points nouvelle, et il se tait, devinant soudain sa famille incomplète. Puis des passants que le garde champêtre reconnaît, qui sont des environs et se sentent moins coupables, après tout, de partir un dimanche qu’un jour de semaine. Le vent s’est levé, les villages sur lesquels on n’a point placé de régiments ou de canons, autour d’Ansauvillers, commencent à flotter, à partir. Voici la famille Pintau, de Breteuil, voici les Durandon, de Barlier; le garde pâlit de les reconnaître, et de reconnaître aussi que ceux qui partent ne sont pas, comme il le croyait, les plus hypocrites ou les plus avares. Les Pintau étaient la bonté même; ils payent d’avance leur remise d’Ansauvillers. Mais ceux qui avaient la médaille de 70 l’ont enlevée. Soudain, à midi, ce sont nos clairons qui sonnent la générale. Les habitants ne s’en inquiètent pas; s’ils logeaient l’artillerie, peut-être un canon, pensent-ils, tirerait à midi juste. Mais les compagnies s’équipent, s’alignent, ils voient les convois qui se forment. Nous partons. Ceux des Ansauvillerois qui comprennent le plus vite veulent lier leur sort au sort du régiment, se hissent sur les voitures de compagnie, avec un ballot de linge et des provisions qu’ils distribuent, pour les gagner, aux conducteurs, mais le colonel fait vider chaque siège et le conducteur veut rendre piteusement un par un, car le paquet s’est brisé dans la poche, les biscuits qu’il a reçus. Les fuyards, pour dégager la route, ont pris notre place dans les remises, dans les cours et apprennent de nous comment on part. Nous allons vers le Nord. Dix kilomètres de discussion avec le lieutenant Bertet, qui n’est pas content de ce départ vers Lille, et en effet nous ne faisons pas la même guerre; lui ne voudrait voir que les pays qu’il connaît, et moi ceux que je ne connais pas. A droite, de grands noyers et les civils, qui attendent pour repartir que la division soit passée. A gauche, de petits peupliers et les enfants des fuyards, qui traversent au galop entre les sections et attendent leurs parents de l’autre côté de la route. Soudain, tumulte. D’une hauteur, au coin d’un parc, des chasseurs cyclistes agitent leurs képis. Ils s’élancent à bicyclette et se précipitent vers nous en appuyant sur les pédales, la roue libre ne suffisant pas. --Bravo, crient-ils! bravo! Qu’avons-nous fait encore? Ils déchiffrent le numéro du régiment, l’acclament. --Êtes-vous beaucoup? Nous sommes une division, et leur joie augmente de savoir avec nous des Marocains, comme la joie d’enfants à la gare qui voient l’oncle explorateur débarquer avec un nègre. Depuis quinze jours, ils n’ont pas su ce que c’était qu’un fantassin. On leur en promet chaque soir, mais le matin ce sont toujours des cavaliers qui arrivent, plus fatigués encore qu’eux-mêmes, venant du Nord plus qu’eux-mêmes, et faisant effort pour les considérer, eux les cyclistes, comme les fantassins désirés. Maintenant, enfin, ils ont le contact avec d’autres que les Allemands. Ils descendent de machine, ils prennent pied dans la guerre! Si nous voulons des bicyclettes, ils en ont quarante en surnombre qu’on leur fait conduire haut le pied. Mais la route se garnit maintenant de cuirassiers, de dragons isolés qui nous serrent la main, et, le mur du parc une fois atteint, à perte de vue tout le long de la vallée, leur immense serpent ondulant de curiosité et de satisfaction, avec des points fixes, pourtant, qui sont les alentours des colonels, les trois divisions entières, pliant entre cet ennemi invisible et nous comme le bâton qui maintient ouverte la gueule de la guerre. Nous avons allongé le pas. Nous marchons aussi près d’eux que nous le pouvons. Ils nous attendaient un peu plus tôt, à trois heures, et il en est six, mais ils ont profité de ce répit pour faire leur toilette. Les plus paresseux eux-mêmes se sont lavés, ont fait leur barbe. Ils sont tous frais, et, en échange de notre chocolat ou de notre pain d’épices, moins prosaïques, ils nous tendent ce dont ils se servent, un rasoir, une savonnette, du cosmétique. Un brigadier m’inonde d’eau de Cologne, d’autres l’imitent et nous faisons notre seconde entrée dans la guerre sous des vaporisateurs. Mais le commandement nous écarte d’eux pour éviter les arrêts: nous passons de l’autre côté du fossé dans le champ. Au-dessus des sillons, le pas lourd des compagnies est devenu une marche onduleuse et active: les cavaliers nous admirent, et, pour marcher, nous commençons en effet à savoir marcher. Le soir est venu. A la faveur de l’ombre, le régiment s’est si bien emmêlé aux cuirassiers de Cambrai qu’on renonce à les séparer. Dans Tartigny, je dors sous un caisson, dans la cour du château, près de Drouin, cavalier de première classe, qui m’offre le foin préparé pour sa nuit. Je peux m’y étendre à l’aise; il a deux mètres. Nuit froide. Drouin se moque du froid. Ce qui l’ennuie c’est qu’il ne peut plus manger de pain. Ils sont restés trois jours sans en avoir. Il a essayé tout le soir. Il le sale, il le poivre, mais le pain ne passe plus. Lundi, 31 août. Minuit; une main timide me secoue. Une femme, vêtue de noir, me demande en balbutiant si nous ne connaîtrions pas des soldats; elle va partir et voudrait que nous buvions sa cave. Nous en connaissons quelques-uns. Nous la suivons en troupe. Mais elle garde une préférence pour nous deux et, une fois dans la cave, nous indique à voix basse ses meilleures bouteilles. Alerte. Il gèle. Chaque fantassin se réveille seul, avec, près de lui, la place du cuirassier déjà froide. Quand je tends la main, de mon caisson, je sens tomber la pluie glacée. De Fraix a compris que je ne me lèverai jamais seul; il me tire par les chevilles de mon abri, appelle deux hommes, me cale les pieds et me soulève. Me voici debout. Un ou deux vacillements, et je suis droit, un ou deux clignements, et je vois. Un ou deux coups de poing sur mon crâne, et, si je le veux, je pense. Lundi. La semaine commence que jusqu’au samedi nous croirons inutile et cependant elle avait la mission de faire repasser une fois sous tous les yeux, dans l’ordre, les jours de la semaine: c’est dimanche prochain, au régiment, que l’on se met à mourir. De Tartigny nous revenons vers le sud, marchant toute la journée, sans halte, aux abords d’une chaussée que nous devons laisser libre à l’artillerie, aux convois et c’est nous aujourd’hui qui sommes les fuyards. Pas d’eau et la chaleur nous tue des hommes. Pas d’arbres: tous les cinq ou six cents mètres un ormeau rond, avec une ombre en boule sur laquelle se laissent tomber et s’entassent les soldats. Dans la plaine cela va encore, mais dès que se forme un mamelon, un simple pli, la fatigue et la méchanceté humaines s’y amassent. Au pied d’une colline, nos gendarmes tuent un Allemand déguisé en zouave qui empoisonnait un puits et le basculent par le trou, purification rituelle et logique. Des généraux, embusqués au coin des bois, se précipitent sur les soldats qui ne veulent pas déboutonner leurs capotes et les dégrafent en criant. Les maisons, toutes isolées, toutes vides, ressemblent aux maisons sans contrevents bâties sur l’entrée d’un puits de mine, du gouffre de Padirac, et ont échappé leur vie jusqu’au centre de la terre. Nous effleurons mollement, à trois à l’heure, des gares, des usines électriques qui restent sans étincelles ou sans fumée et nos intervalles sont peu à peu remplis par des troupeaux, entre les sections des moutons, des bœufs entre les compagnies. Cela du moins facilite la marche; ce sont les bêtes qui prennent les heurts, et nous avançons avec moins d’à-coups. Jusqu’au matin nous retrouvons, prises et perdues dans nos jambes, les brebis et les génisses. Mardi, 1ᵉʳ septembre. Un docteur veut sauver ses meubles anciens et nous emploie à les murer dans une cave; il n’abandonne aux Prussiens que les meubles marquetés: l’humidité leur ferait plus de mal encore que la guerre. Vers midi, il part en auto, choisissant encore de son siège les moins volumineux parmi les objets qu’il avait sacrifiés et que nous lui tendons: acceptant sa pendule Régence, refusant son Goliath. De temps en temps on sonne; ce sont ses clients et nous les renvoyons au major. Le jardin est vert, avec une source; mais déjà de grands coups de vent abattent les fruits mûrs, et, de la pension voisine des fillettes, la tempête ramène des feuilles de cahier déchirées, des copies et des narrations que Bardan nous lit tout haut. Première bourrasque d’automne, qui détache ainsi de chaque fillette de l’été un petit sentiment gonflé et emphatique: de Marie Rabardelle la joie d’avoir recueilli les fils de l’éclusier noyé, de Céline Jacques le désespoir de savoir les Russes hors l’Eglise, d’Élise Lesueur, toute fière de la science, la nouvelle qu’Ulysse avait un chien nommé Darius. Mercredi, 2 septembre. Rêvé de Paris. Éprouvé mille tourments dans l’annexe du Bon Marché. Les gardiens me serraient le bras entre leurs mains, le détachaient, les vendeuses disposaient des faux-cols à l’intérieur de mon cou même en me disant: Chair de ma chair! un inspecteur armé d’une fourche rougie m’interdisait de déboucher de l’escalier roulant. Je suis soulagé de me réveiller au milieu de la guerre. Aujourd’hui, nous allons vite. Plus de fuyards. Des bourgs ensoleillés avec des habitants groupés à l’ombre. Parvenus aux crêtes, nous voyons de grands incendies. Nous pensons tous, ou plutôt seul je pense que c’est l’anniversaire de Sedan. Nous pensons que tout finira bien, que nous serons vainqueurs. Nous pensons que nous allons nous retourner soudain. Nous nous retournons individuellement de temps à autre, pour juger de l’effet. Nous pensons qu’on nous charge de défendre Paris. Nous serons en garnison au Bourget ou à Rosny. Je prendrai pension chez la mère Picard, qui exige seulement de ses pensionnaires qu’ils mènent baigner son chien à la Seine. Je suis de ceux qu’elle préfère, je sais nager. Parfois un paysan ferme sa porte à clef, appuie du genou pour voir si la serrure tient, et se joint à nous. Fosseuse. On nous loge dans le château. Il fait nuit. Une grosse tour en briques, de la Réforme, s’est placée pour le rassurer au coin du château Louis XIV. De grands arbres ont enfoncé de tout leur tronc dans les pelouses, et tiennent droits, soutenus par leurs premières branches. Des soldats viennent remplir leurs seaux aux bassins, et, les mains une fois savonnées, caressent les statues. Le concierge est né à Chateaumeillant, il a connu mon camarade Poloret qui me vendait cinq sous, en pension, sa part d’omelette, le père Poloret, jadis, lui a passé une pièce fausse, mais, malgré ces relations communes, il se refuse à ouvrir la porte d’honneur et nous indique seulement la porte du quinzième siècle perdue dans un sous-sol. Quand je reviendrai avec le colonel, vers dix heures, nous ferons deux fois le tour du château sans la retrouver, mais j’ai du sang-froid, et le colonel ne s’apercevra de rien. Jeudi 3. Nous quittons Fosseuse. Le mur du parc une fois dépassé, c’est la banlieue. A chaque coude de la route, des pneus concurrents indiquent la distance de Paris, les pneus français la comptant de Notre-Dame, les pneus américains de l’Opéra. Des champs, mais tous en contre-bas: on a vendu leur belle terre de surface pour le Luxembourg ou les Tuileries. Voici le point où la route de province butte contre une veine bourrée de ciment et de macadam, ligne frontière des excursions pour les boursiers, portée la plus grande des taxis, limite des efforts et de la renommée des coureurs cyclistes, des acteurs de café-concert, avec les énormes pylônes où s’attache, les jours de pluie, la tente qu’on déroule au-dessus de Paris. Les derniers becs de gaz alimentés par Paris brûlent encore. En plein air, ressortant comme les racines, tout ce qui dans Paris est au-dessous du sol, les conduites de plomb, les terminus et les buttoirs des tramways. Sur les squares encadrés d’ormes, des statues minuscules d’amours ou de dauphins gardent la place du fils célèbre qu’auront les bourgeois enrichis; la mairie où chaque dimanche Mounet récite le monologue du rôle qu’il jouera aux Français la semaine suivante; la marque des 50 kilomètres au delà de laquelle doivent vivre les relégués,--en prêtant l’oreille ils peuvent ne pas perdre un seul vers; les meules hantées par les chemineaux en chapeau melon; les villas de pierre meulière où les Hollandais envieux assassinent les Hollandais parvenus. Dans les rues, des chiens mal dégagés du luxe de Paris et dont l’arrière-train est poméranien ou russe. Bordant la route, les usines du Brillant Belge, de l’Or adhésif, du Fer liquide, tout ce qui colore et fourbit, et Bergeot devine à les voir ce que Paris peut être. Voici Chambly, où les cerfs du parc, amoureux, en bramant, mettront en fuite les uhlans, ennemis d’aventures avec des lions échappés. Heureux fantassins, qui ne sauront jamais que rentrer à Paris par le train c’est rentrer dans la confusion, dans son propre égoïsme: les habitants sont de plus en plus généreux, comme si c’était d’après leur bonté qu’on les eût ainsi relégués aux 30, aux 20 kilomètres. Le cidre est devenu vin, le vin vermouth, et les aubergistes, qui ont arrêté par pudeur leurs phonographes, apprennent à parler eux-mêmes. La route est devenue rivière, nous suivons l’Oise. Au pied de chaque cheminée d’usine, rassemblés afin de la jeter bas et levant la tête, pour réfléchir, plus haut que le plus profond philosophe, les plus vieux des ouvriers qui l’ont construite. Près de chaque pont, de chaque viaduc, un officier du génie armé d’une latte blanche plâtrée, comme à Paris, sur les trottoirs, le surveillant des maisons qu’on répare. A Champagne, la population décide de nous accompagner. Nous portons ses cartons à chapeau plus lourds que s’ils étaient chargés de cartouches, nous poussons ses voitures d’enfants pleines de coffrets et de bronze; les objets les plus légers ont pris, comme dans les rêves, dans les cirques, un poids formidable, et le paletot qui tombe rend un son de métal ou de vaisselle. Dans les villas, les concierges arrachent à la hâte les ampoules électriques ou les premières pêches, selon que leur bourgeois tirait sa fierté du salon ou du jardin. Des rentiers, occupés la veille à installer sur l’Oise leur salle de billard, déménagent, avec les queues neuves, leurs meubles exotiques, leurs escabeaux arabes, leurs cachemires, leurs perroquets, comme si devait être incendiée toute maison française trouvée avec un objet non français. Un petit garçon, qui marche solitairement près de nous, se plaît à nous laisser croire qu’il est orphelin et, retrouvé soudain par ses tantes, sa mère, ses sœurs, ses grand’mères, tout confus et rougissant, s’éloigne. Longue pause dans Parmain, les fuyards attendent une demi-heure, car ils préfèrent nous tenir compagnie, mais, lassés, ils s’excusent, ils s’en vont seuls. Ils ont raison; dès la forêt de l’Isle-Adam, notre marche devient indécise. Les ordres nous tournent vers le Nord, puis vers le Sud; on sent qu’un grand état-major, là-bas, déterre et enfouit à nouveau, chaque minute, le pôle magnétique. A Baillet, le commandant nous annonce que les Allemands ont passé l’Oise à Senlis. Nous nous déployons, nous le croyons, nous ne savons pas que l’Oise ne passe point à Senlis, et qu’on ne peut y franchir que la Nonette. ⁂ Nous sommes dissimulés au fond d’un petit ruisseau sans eau et plein d’orties. Pas un mouvement qui ne coûte une piqûre, une rougeur. Des ronces aussi, des chardons, tous les végétaux hargneux enfin que les grands journaux nous ont depuis déclarés comestibles. La nuit est tombée, et nous grelottons. Nous appuyons vers Écouen, éteignant notre feu, chacun emportant une baguette encore brûlante pour le cas où on le rallumerait tout de suite. Première tranchée où les gradés rabrouent les soldats qui se creusent des sièges ou, divination, des créneaux, et où le régiment déployé offre à l’Allemagne sa ligne épaisse de trente centimètres. Nous restons debout, la gauche appuyée à l’église de Moisselles, et les soldats qui passent devant nous serrent la main, comme à l’enterrement, de ceux qu’ils reconnaissent dans la famille interminable. Les hommes se donnent la distance de Paris, les plus frileux la diminuant, vingt kilomètres, quinze kilomètres, et ceux qui ne l’ont jamais vu comptent par lieues. Nous nous taisons. Une toux rauque indique, toutes les minutes, le creux le plus malsain du fossé ou le soldat, en temps de paix, qui serait mort le premier. Le vrai bruit du ruisseau est donné à cent mètres derrière lui par des peupliers immenses, et celui du régiment par des civils fuyant qui roulent là-bas leurs voitures. Ceux de nous qui bâillent semblent pousser les cris que l’on entend, quelques secondes après, de l’autre côté d’Écouen. Des camarades assoupis prennent soudain un air énergique; c’est qu’ils ont subitement décidé d’ouvrir, dès la première pause, leur dernière boîte de conserves; c’est que la mort, subitement, ne les effraye plus; c’est qu’ils ont sacrifié leur femme, leur mère, c’est qu’ils ont renoncé à boire encore du bordeaux, à pêcher encore les truites. Parfois, nous partons en patrouille, remontant le ruisseau par la berge. Des ombres, échappées aux orties, sautent dans le fossé au bruit de nos pas; des chevaux épuisés laissent pendre leur tête, les naseaux touchent soudain la terre, ils s’éveillent. Des groupes immobiles, des officiers, d’autant plus éloignés du ruisseau et moins perdus dans la brume qu’ils ont plus de galons. Le colonel là-bas est tout clair, seule pensée du régiment. Alors nous montons, nous avançons en franchissant ces routes et ces voies concentriques qui permettent aux provinciaux hésitants de n’arriver à Paris qu’après en avoir fait dix fois le tour. Parfois nous cherchons les Allemands comme on cherche une chasse d’esprits, dans le ciel, au-dessus de nous, à l’horizon; parfois, comme un gibier isolé, dans une touffe de houx, sous une herse recouverte de bâches; nous nous perdons, car les tranchées, cette nuit, sont trop distantes et la zone sans maître est large de cinq lieues. Pas de disputes. Nous ne sommes plus dans un de ces jours nombreux où l’humeur et les mouvements du régiment sont si désordonnés qu’on pouvait, comme Cuvier fit pour le monde, les expliquer bien mieux par une fausse théorie, par l’affinité des visages, par le règne des métaux, que par la guerre. Au milieu de ces orties qui nous conservent éveillés, enfin nous nous sentons utiles, et, venant d’aval, de la Seine même, le bruit court que nous protégeons Paris. Sartaut le protège en homme qui l’habite, lui tournant nettement le dos, mais jetant sa cigarette devant le fossé, et non derrière, et non dans l’enceinte; Bergeot, en souriant niaisement, en chevalier rustique qui défend, pour ses débuts, une femme nue; Bardier, voyageur de commerce, qui l’a traversé une fois, en réclamant âprement de Sartaut l’assurance que de la rue Beaubourg on peut passer à la rue Saint-Denis. Il la réclame aussi de moi, comme s’il en faisait aujourd’hui une condition pour se battre. On passe des cartes, on contemple aux allumettes le plan de Paris, facile à comprendre, d’ailleurs, et qui loge juste sur mesure dans ces crânes bienveillants. Partie sans doute de la ville, une douce pression garde tous ces yeux à demi allumés et à demi songeurs. Il est minuit. Nous imaginons Paris si paisible, semé de nos camarades dormant. Sous chaque toit que nous levons, notre amie étendue et claire. Nous voyons dans leur lit ceux-là même dont nous n’avions jamais eu à penser qu’ils se couchaient, et que nous ne rencontrions qu’au milieu de la journée, au déjeuner du Laveur, le grand Vitu toujours suivi du petit Coston, qu’il cachait tout entier comme la grande aiguille, à midi, cache la petite. Nous n’imaginons pas que le Louvre est déjà vide, le Panthéon vide, qu’un train de statues part pour Toulouse, entre deux trains d’archives pour amortir tout choc, qu’un autre, les cercueils des grands hommes entassés dans un de ces wagons où l’on ne pouvait jadis mettre qu’un mort, avance vers Bordeaux en stoppant à Plessis, à Rochebrette, et dans chacune des bourgades ignorées où ils seraient nés, s’ils avaient été inconnus. Nous n’imaginons pas que les braves dames, habiles à pénétrer sur le quai des gares en demandant un billet pour Bercy, le réclament vainement, peu à peu folles, pour une station de plus en plus lointaine, pour Lyon, pour Nîmes, pour Vintimille; ni que les astronomes de l’Observatoire, comme quand une planète est conquise par une autre planète, démontent les lentilles qui servaient sur notre globe et les enterrent; ni que l’on hisse des canons sur Montmartre pour équilibrer la rive gauche, aux gares combles. Nous voyons couchés les chiffonniers eux-mêmes, veilleuses rances; nous sentons que les gardes-malades sommeillent, et l’idée des boulangers, par bonheur, ne nous vient pas. * * * * * Il est trois heures. Il gèle. Un cheval de colonel regarde tristement l’ordonnance brûler son foin. Vendredi 4. Luzarches. Dîner sous la tonnelle avec la femme de charge, Juliette, qui, à trente ans, avait déjà quatorze filles, mais dont aucun gendre n’a réussi d’enfant. Elle n’a plus d’espoir, pour transformer leur courage, que dans la guerre. Elle tenait dans ses bras, voilà quelques heures, notre ami, tué en patrouille par les uhlans, et a refusé de céder le corps, malgré les revolvers. Elle organise dans les combles un dortoir où nous couchons à huit--voilà ce qu’elle aurait voulu, huit fils!--et nous aide à nous jouer des tours, lits en portefeuille, poids de vingt kilos sous la couverture. Elle se désole, elle n’a plus de poil à gratter. Samedi 5. Alerte à quatre heures. Je vais au parc réveiller les chevaux. Ils étaient vraiment couchés, ils se lèvent. Je ne sais pourquoi je croyais que La Fontaine a habité Luzarches et j’ai de cette promenade tous les souvenirs que les Anglais rapportent de Château-Thierry. Les petits animaux que je rencontre, hérisson, carpe, civette, vont pour moi doucement, posément, comme à l’intérieur de leur fable, vers une tendre vérité; des faisans, un coq du Japon, des poissons rouges me font imaginer un La Fontaine plus pittoresque et plus vain. Il fait froid et superbe; c’est l’heure où tombent les feuilles auxquelles minuit a été fatal et un soleil engourdi dégage un par un ses rayons comme une trirème ses pattes. Amenées par des lapins, par des fourmis, toutes les petites assurances me reviennent dans cette aube, modestes, mais d’un tel réconfort contre l’Allemagne, où la moindre fable, de Grimm à Lessing, réquisitionne l’éléphant au moins ou le dromadaire pour porter la morale. Nous allons droit vers l’Est. Nous traversons ces bourgs dégarnis et laids qui prennent au Nord de Paris le même nom que les bourgs fleuris du Sud, Marly, Fontenay, triste rançon. Nous effleurons Mareil-en-France, Châtenay-en-France, dont le pays boueux s’accroche à tout ce qui y passe, à cause de son nom, comme un levain. Nous allons à travers champs, et quand nous empruntons quelques minutes un tronçon de route, la compagnie a peine à s’y tenir en équilibre. Le général veut aérer sa brigade, pas une formation qu’il n’ordonne, par deux, par file, par bataillons, pas un soldat du milieu qui n’arrive au moins une fois sur le côté et ne prenne directement une portion d’air et de campagne. Marche peu fructueuse pour les carnets, car notre mémoire n’est plus depuis un mois que le ruban même des routes et n’a pas plus de largeur que celles des télégraphistes; et je ne me rappellerais rien de cette journée si ne venaient s’y réfugier malgré moi, comme c’est la dernière, tous les souvenirs des jours précédents qui ne se situent plus: la femme nageant dans la rivière, le vallon de ricins bleus, l’enfant qui se vantait de ne plus obéir depuis la guerre, qui va nous acheter du lait, des œufs, du vin, et auquel, confus, nous prouvons qu’il a obéi trois fois, et en ne comptant qu’une seule fois pour tous les œufs ensemble. A partir de midi, à perte de vue, des lignes de troupes nouvelles copient tous nos gestes, parallèles au régiment sur ce terrain plat, obliquant si nous obliquons, quand nous allons par un s’effilant pour nous prouver qu’elles sont, elles aussi, composées d’hommes isolés. Parfois, profitant d’une de nos haltes pour défiler à notre hauteur, les ambulances, avec leurs cortèges de nègres, de marocains, de chevaux blancs, et il ne manque que le dieu même des remèdes. Parfois, débouchant d’un bois, une troupe que nous croyions nombreuse finit brusquement comme l’armée d’Hannibal dans les cinématographes. Parfois, quand un régiment menace de joindre l’autre, des officiers d’artillerie interviennent et hurlent, comme crient les polytechniciens, à Polytechnique, quand deux parallèles se rencontrent. Dans les repos, au lieu des distractions limitées par la route, des jeux auxquels le régiment entier prend part, un football qui promène de bataillon en bataillon une chechia gonflée de papier, une course sur des chevaux abandonnés dans le haras de Marly. Pour nos corps, la liberté que les proviseurs donnent à l’esprit de leurs élèves, la veille des examens, en les promenant, sur des voitures à banquettes tigrées, dans les vallons. Sous nos pas, les musaraignes s’enfuient, et les carabes, et les rats, et tous les petits êtres qui vivent là où la carte d’état-major est toute blanche. A notre droite, les Marocains. A gauche, un régiment tout neuf, qu’on devine formé de la veille, tant ses chefs, ses hommes, ses uniformes mêmes sont égaux. Chacune de nos compagnies, au contraire, a maintenant des personnages et ses protagonistes sont si nettement sortis des rangs qu’il semble que la bataille et la guerre doivent se jouer entre eux seuls. Après ces longues semaines de marche, nous arrivons au combat, selon notre force ou notre fatigue, échelonnés; les plus courageux semblent plus près que les autres de la guerre, et c’est parmi eux, malgré nous, que nous choisissons nos premiers tués. Tout ce que la mort peut viser est devenu visible sur ces figures voilà un mois semblables et chacun de nos sept capitaines nous a dévoilé peu à peu, comme le secret dont il doit mourir, sa qualité, ou ses manies: on peut les photographier, ils ne changeront plus. Voilà Flamond qui doit mourir dans son capuchon et qui le porte déjà sur le bras, plié. Voilà Perrin que sa lorgnette doit sauver mardi, flottant sur sa poitrine, et il la balance au-dessus du front qui mercredi sera troué. Voilà le commandant Girard, vieux garçon philosophe que le colonel de l’active n’aimait pas parce qu’il ne croyait point au monde extérieur, et qui a dû faire pour chaque sergent le pari que Pascal avait fait pour Dieu, car il partage avec moi ses petits beurres et il me parle même comme si je ne devais pas mourir. Le capitaine Perret, qui sait tout; La Tour du Pin, dont le nom, à mesure qu’il approche de la mort, envahit maintenant pour nous tout le visage. Pas une face d’officier qui ne semble aujourd’hui la cible, et c’est à la tête que nous les voyons tous blessés. Moussy-le-Vieux. Petite commune que les Anglais ont occupée hier avant d’appuyer sur Meaux. Le régiment se retrouve mal dans les traces qu’ils ont laissées: les lessiveuses n’ont pas servi cette fois à cuire la soupe, mais la lessive; les écuries ont reçu les voitures et les chevaux campaient dehors; ils avaient sorti tous les lits et dormi au grand air. Nous devons refaire le village comme on refait une chambre, en province, après le départ d’un ami colonial. Nous logeons dans un château de chasse en brique et en ardoise, avec l’ambulance de la division. La canonnade à l’Est est si violente et si proche que les vitres tremblent. Nous attendons à chaque instant l’alerte, réparant nos sacs, nos fusils avec l’aide des ambulanciers, qui nous donnent des tampons d’ouate pour nos culasses, et de l’huile de ricin pour nos mitrailleuses, car, égoïstes que sont les hommes, les meilleurs remèdes sont encore ceux qu’ils ont trouvés pour eux. Au premier, les officiers se couchent enfin dans les lits maltraités hier, et ils sont mécontents d’être basculés, d’avoir la tête basse et les pieds si hauts, à la veille de la Marne, de rouler sur des paillasses inégales. Mais moi, que la chance protège, au rez-de-chaussée, je m’étends et m’endors au niveau le plus parfait, sur un billard... Dimanche, 6 septembre. Soucieux de ne pas fouler les corps alignés des dormeurs, et cherchant entre eux, ainsi que les triomphateurs trop timides, la place de ses pas, le veilleur de la brigade avance vers mon billard, lance les sphères en ivoire autour de ma tête et ce bruit qui endort Dieu m’éveille. Je lis l’ordre: --Pour le colonel. Alerte. Départ immédiat direction Dammartin. Prévenir l’ambulance. Nous nous vengeons en réveillant d’abord tous les infirmiers, tous les docteurs, et je monte frapper à la porte du colonel, qui s’est étendu habillé. --Quelle heure? --Minuit moins deux. Il se lève à la hâte pour être prêt à minuit juste. Je circule dans l’étage, heurtant chaque porte. Le capitaine Lambert veut me demander l’heure et demande le jour: --Dimanche. Les paroles de réveil de tous les capitaines, des médecins, des intendants de la brigade, les premiers mots qu’ils ont balbutiés le jour de la bataille, je les recueille un par un. Le docteur Mallet me crie: «Bien! Très bien!» Je suis déjà loin que je l’entends encore qui m’applaudit: «Bravo! Bravissimo!» Le lieutenant Bertet, qui s’est couché nu, désespère d’être jamais prêt, et, sa chemise passée, se recouche. Un officier inconnu répond par son nom même. Pattin, engourdi, me donne une parole aussi stupide que celles des petits jeux quand, surpris, on reçoit sur le nez le mouchoir ou les gants. --Debout, bourreau! Je redescends avec ces gages. Je me trompe d’escalier, et la porte que j’ouvre m’ouvre le parc. Il est vide, lumineux; contenus par de pauvres serre-files déjà jaunis, des massifs bleus, réserve de l’automne et, ce matin, de la nuit; de grands cèdres accroupis au ras des pelouses, ils sommeillent; la clarté, la paix nocturne amassées dans ce barrage qui les sépare, par un mur, du jour et de la guerre même. Ici, pas d’alerte, rien ne vit, rien ne vole. Parfois seulement un soldat en armes s’égare comme moi, s’étonne et se tait, me dit un mot sur la solitude, remonte. Car il faut remonter et passer à la cour bruyante de ce domaine souterrain. Le colonel est sur le perron, hésitant, comme tous les matins, entre ses deux belles juments et, à la lanterne, se décidant pour la première dont il voit la tête éclairée. Au carrefour, le régiment déjà défile. Les caporaux crient l’appel en marchant et redistribuent les noms retirés pour la nuit. Il en vient à nos oreilles qu’on voudrait prendre pour la durée de la campagne, des noms de guerre: Bellenave, Trinqualard, ou retenir pour plus tard, pour la paix: Jean Fraxène, Jacques Saint-Prix. D’autres sont plus modestes, et paraissent plus vrais, et l’on croit aussi davantage à ceux qui répondent présent: je crois à Jardy, à Boissié, à Robard. Il fait noir. La volonté des généraux n’est pas encore aussi puissante que les moindres lois de la pesanteur, et c’est dans les bas-fonds que nous trouvons l’artillerie, sur les hauteurs les hussards. Nous allons vite, car devant nous on s’écarte sans mot dire, on range les chevaux. A l’arrière aussi, nous sentons pour la première fois la bonne volonté, la complaisance. Quand nous dépassons les convois, des tringlots nous donnent leur pain. Les estafettes, dont le jeu était hier de nous bousculer et de nous effrayer, passent sans mot dire, nous caressant l’un après l’autre de la main, comme un enfant tendre caresse une grille, et, plus elles viennent de l’arrière, plus nous les devinons dévouées; Paris, là-bas, à cette heure, doit être le centre même de la bonté. Des motocyclistes apportent le courrier, car les postiers de notre armée ont voulu ne pas dormir et que tout fût distribué avant le jour. Il y a même pour Lorand une lettre mise à la poste la veille et qui a parcouru, à toute allure, avec la complicité de quelque receveur, la route de Neuilly-*sur-Seine à Dammartin. Il nous la lit, c’est la seule lettre de guerre qui ait apporté, à son arrivée, des nouvelles, et plus que de vieux souvenirs: hier on entendait le canon à Neuilly; hier, à cinq heures du soir, les cousines de Lorand sont venues coucher, car elles prennent le train à quatre heures du matin. Pour la première fois, nous sentons notre montre remontée à l’heure des âmes civiles; nous les en aimons un peu plus, et ces pauvres cousines qui, juste en ce moment, s’habillent à la hâte, brossant à la lueur des chandelles leurs belles dents, appuyant en jupon des deux genoux sur leurs valises, nous les adorons. Dammartin est bondé de troupes; de toutes les portes débordent, jambes en avant, des soldats endormis. Mais pas une lumière, pas une dispute; aux animaux seuls on parle, aux chevaux qu’on attelle, aux chiens qu’on effraye, et les hommes entre eux sont sans langage. Une petite maison brûle, sans que les zouaves paraissent remarquer les flammes, et nos réservistes eux-mêmes, tous pompiers ou sergents des pompes dans leurs communes, regardent, et sentent mort en eux l’instinct du sauvetage. Pauvre incendie, auquel l’aube prend mal, enfumant le ciel. Les bordures sombres de la route choisissent, pour la journée, selon leur humeur, un des deux uniformes que la voirie permet, deviennent ormeaux ou acacias. Voici l’aurore. Nous grelottons soudain et sortons nus de la nuit. L’air est aigu par places, puis fade, et la douceur du dimanche n’est pas encore distribuée également. Des rayons isolés qui ont heurté trop rudement la terre, froissés, reviennent lentement au soleil. Après cinq heures de marche, nous arrivons au matin aussi forts et entraînés qu’on arrive à midi, mais l’aube ne fournit qu’un air débile et menu. La brigade est à nouveau isolée; les Marocains de notre gauche, les Anglais de notre droite se sont évanouis et leurs deux groupes, autour de nous, sont d’un secours aussi lointain, aussi abstrait que l’Angleterre elle-même et le Maroc. Je suis à côté de Dollero, qui songe à la paix, qui déclare stupide de compliquer sa vie, qui se mariera dès le retour avec sa petite amie. Que de petites amies on s’est promis d’épouser, en France, le 6 septembre! Mais, s’il meurt, il faut que j’aie de lui un souvenir, et ce ne sera pas son applique Louis XVI, ce sera son dessin de Boilly, la fillette curieuse dont les critiques disent que jamais Boilly n’a été plus regardé par un modèle. Heureux sergent auquel des amis, les matins de combat, se sentent redevables d’un portrait de petite fille! Dollero, et mes deux autres voisins, Drigeard, Dremois. C’est un réconfort d’avoir trois camarades dont l’initiale est la même, comme une page détachée et entière du dictionnaire des soldats. Drigeard me passe le rapport, qu’envoie le colonel aux sergents-majors et à la halte, c’est moi qui le dicte, avec un ordre du jour qu’il faut résumer, car il reste deux minutes, en style télégraphique: «A heure où commence bataille d’où dépend sort France, convient rappeler temps passé regarder arrière. Unités feront tuer place plutôt que céder terrain.» Nous n’en sommes pas autrement émus, habitués à recueillir, comme un poste de télégraphie sans-fil, les ordres du jour les plus divers. Pourtant l’on s’est battu ici hier. Derrière les buissons, des sacs abandonnés; sur un pré de bataille, tout vert, des cadavres de chevaux autour d’un cadavre de taureau. Une armée espagnole frémirait. Nous voyons aussi tous les rangs du régiment qui précède se retourner vers un ormeau isolé au bord de la route, et nos chefs de file nous passent que les Prussiens sont venus jusque-là. Pourquoi jusque-là seulement? Pourquoi ne voulurent-ils pas connaître l’écorce sud de l’ormeau, dorée, sans lichen, qu’on vient d’entailler à la hache, d’une coche que nulle inondation n’atteindra jamais? Nous nous retournons, pour revoir l’arbre, et pour savoir ce que le uhlan contempla de la France avant de tourner bride: un château caché par des frênes, un bourg au milieu de peupliers, rien heureusement, grâce aux arbres, qui ait reçu sans voile son regard. Voici un second ormeau, plus grand, et qu’étudient curieusement ceux qui n’ont pas compris le premier. Tous les papiers déchirés qui flottent, toutes les lettres que nous ramasserons désormais sont couverts d’écriture gothique, car les Allemands ont recueilli tous les papiers français. Voici la dernière maison où ils aient fait halte. Le paysan est à la porte et nous explique qu’il les a eus juste un quart d’heure. L’invasion a duré pour lui le temps d’allumer le feu, de descendre à la cave, et, quand il est remonté, ils fuyaient. A peine séparées l’une de l’autre, les deux émotions de la vie des Lillois, des habitants de Laon ou de Vouziers. Homme heureux, qui épousa le soir celle qu’il rencontra le matin, dont l’argent rapporte le jour où il est placé l’intérêt pour toute la vie. Homme égoïste, pour qui la guerre est terminée, et qui nous refuse, n’ayant plus besoin de l’armée, ses pommes de terre et ses œufs. ⁂ Maintenant le ciel est bleu et nous avons chaud. Le soleil a tenu à sécher, avant toute autre, la rosée tombée sur les soldats. Les groupes d’amis se reforment, et le bataillon s’amincit là où les hommes sont le moins bons ou le moins tendres. On organise une corvée d’eau, et nous attendons son retour, car on a distribué du coco, la main pleine de poudre dorée, inoffensifs. Les Allemands, depuis quarante-cinq ans, espéraient cette minute. Trois obus, si inattendus que personne ne songe à avoir peur. Le premier tombe avec tonnerre au milieu même de la route, découd le régiment en files de deux hommes, et chacune s’enfonce dans son fossé; le second, moins bruyant, éclate en globes de feu; le dernier répand une odeur intolérable, tous trois différents et prétentieux dans leurs effets, comme si nous allions, sur nos carnets de route, consacrer une remarque spéciale à chaque obus allemand. En voici trois autres. La peur que l’on a à la chasse quand les perdrix au lieu de fuir volent sur vous. En me retournant, je vois les deux mille têtes claires se rabattre, à part une là-bas qui de loin me regarde, pour que je n’oublie pas, même une seconde, ce qu’est un visage d’homme: c’est un masque avec deux yeux et leur regard, deux lèvres, une oreille. Trois obus encore; le visage s’est rapproché, il est barbu, le front est bas et borné. A chaque salve, il se transforme ainsi et erre, noble ou stupide, sur ces milliers de corps décapités. Tous les officiers ont mis pied à terre, arrivés qu’ils sont à cette guerre depuis si longtemps attendue, et Michal, radieux, car c’est lui qui nous a guidés là, rejoint pour toujours ses télégraphistes. On rit, on bavarde. Ceux qui demandaient seulement à ne pas être tués par le premier obus affectent une joie définitive. Les plus peureux retrouvent leur tête dans leurs mains, la recollent, le képi sur elle, et allongent un coup de pied à nos chiens qui courent ahuris au milieu de la route libre, roulant par intervalles une énorme casserolle. Dans nos fossés nous nous asseyons, nous prenons nos aises; ceux qui mangeaient un œuf dur, enfin l’achèvent, et nous pourrons aussi, toute la matinée, à cause du coco, lécher la paume de nos mains. C’est, un moment, la guerre de tranchées, de deux tranchées verdoyantes perpendiculaires à l’ennemi; guerre naïve, où il n’y a point encore ceux qu’agacent les obus qui n’éclatent point, ceux qui préfèrent les percutants, et ceux aussi dont les voisins sont toujours tués; guerre supportable, car soudain c’est fini. Les plus braves, les plus rhumatisants se lèvent les premiers, se secouent, et nous sommes bientôt tous debout, bavards, un moment embarrassés de nos armes comme si nous n’en avions plus besoin, et comme nous le serons, ô mon camarade, le jour du retour. * * * * * Nous ne sommes pas de l’avis de ceux qui prétendent ne rien voir à la guerre. Nous voyons tout. De la crête où nous attendons les ordres, nous voyons un large pays ovale, et la bataille pour Paris se livre dans un champ vide qui a sa forme et sa taille. A perte de vue, une terre déjà dépouillée de son blé, ondule, jonchée de gerbes dont chacune semble garder d’avance la place d’un blessé et nous nous réjouissons de les voir comme un marin soigneux les fausses épaves distribuées avant le combat dans la mer. Sur notre gauche, un peloton de dragons qui patrouille, comblant l’espace qui sépare l’armée de la Manche, et que nous prenons alternativement, alerte également vive d’ailleurs, pour des uhlans ou pour notre état-major. Sur la droite, des régiments encore mal déployés, compassés et raides dans un uniforme de dimanche, et dont le principal souci semble être d’empêcher un cheval échappé de passer à l’ennemi. Les routes sont abandonnées, soudain trop sonores ou trop fragiles; on les traverse en courant, sur la pointe des pieds. De gros nuages blancs demeurent au ras de l’horizon et le champ de bataille semble matelassé. Sept heures. De chaque compagnie s’écartent maintenant des hommes qui nous prodiguent les encouragements et nous crient au revoir. Nous n’avions pas eu à distinguer encore, dans notre régiment, entre ceux qui vont et ceux qui ne vont point au combat. Le lieutenant-adjoint s’éloigne, Bardan s’éloigne, l’officier des détails, la guerre devient décidément une chose d’ensemble, s’éloigne. Le petit bois auquel nous nous adossons, laisse passer, tamis fantasque, les secrétaires maigres, leur gros sergent. Nous leur en voulons un peu de nous avoir caché pendant cinq semaines qu’ils nous abandonneraient au premier obus. A chaque homme qui part, c’est, sur notre tête, à cause des moyennes, les chances de mort qui se resserrent, et c’est aussi, en nous, notre mission de combattants qui se révèle. Nous voici seuls. Guerriers que nous sommes, à l’entrée de l’arène, nous sentons une minute notre métier aussi précis que le sentaient les gladiateurs; nous nous sentons braves ou effarés, souples ou malhabiles. Tous paresseux déjà comme des boxeurs, des coureurs, comme des professionnels enfin, affalés dès qu’on ne réclame plus notre énergie et la terre ne nous redonnant notre force que si nous nous étendons. Surprise aussi de trouver là ceux qu’on emmenait en Allemagne, certes, mais pas au combat, le petit Dollero, pâle, distrait, qui tient maladroitement son arme, qui est subitement mal sanglé, et trois ou quatre paraissent ainsi habillés de défroques, munis de fusils trop longs, de baïonnettes trop courtes, au milieu de leurs camarades soudain vêtus et armés sur mesure. Tous sérieux, car ce qui était hier sans raison ou sans conséquence est aujourd’hui question de mort; les premiers d’escouade se sentent les premiers à recevoir les balles, les soldats du milieu sont obligés de faire la guerre entre des barrières de soldats vivants, guerre sans aise. Chacun manœuvre sa pauvre unité isolée avec, dans le cerveau, de pauvres phrases instinctives, des formules toutes faites de grand général: en protégeant sa gauche, en préparant ses vues, et on a le corps gêné comme une armée. Les sections les plus amies observent durement leurs distances. Seul Jeudit, l’agent de liaison, continue à bavarder, enthousiasmé des trois cartes-lettres qu’il a reçues ce matin, et à répéter que la plus belle invention c’est la poste. Personne n’a le cœur de prendre contre lui la défense de l’imprimerie, de la vapeur, du kaolin. Des adjudants lui crient de rentrer dans le rang. --Je suis le colonel, répond-il. Ils ricanent: --Ah! tu es le colonel! Il est du colonel la plus modeste part, celle qui copie les ordres sur deux feuillets blancs reliés par une épingle. Ce ne sera pas sans danger de les avaler, s’il est pris. Celle qui lui dit l’heure, non sans l’impatienter parfois, car la montre de Jeudit est dans sa cartouchière et cela lui coûte au moins une cartouche de chercher la minute exacte. C’est la meilleure place; d’instinct nous nous rapprochons tous de celui qui, dans la compagnie, passe pour avoir de la chance, la porte sur son visage, n’est pas myope, n’est pas trop gras, et a, autant que peut l’avoir un homme qu’on ne connaît que de vue, l’air immortel. Ignorant que notre soldat immortel est Verdier,--le seul, après trois ans de guerre, qui n’ait été ni blessé ni évacué, nous confondons le destin du régiment, pour une journée encore, avec le destin du colonel. Chacun s’approche de lui dès qu’il le peut, comme d’un abri, et souvent dans la journée un soldat inconnu se joint à son groupe, silencieux, prévenant; c’est un soldat qui depuis un moment, et pour un moment seulement, ne tient pas à mourir. Mais voilà le cycliste qui apporte de la brigade des feuillets légers qui s’envolent; nous courons après eux; l’état-major du régiment poursuit une minute ses ordres comme les grands poètes leurs pensées, en enjambant des haies, en secouant des branches, en bousculant des capitaines. Nous avons à laisser avec l’artillerie les compagnies, et à avancer avec les cinq autres par Saint-Pathus vers une côte. Les ordres complémentaires nous rejoindront là-haut, et tout le dimanche, d’ailleurs, ils nous arriveront ainsi à chaque point culminant pour ressembler davantage à l’inspiration. Ordres secs, déclinant aujourd’hui tout jeu ou toute sympathie avec les noms de la carte, ne nous recommandant plus, comme pendant les marches ou les exercices, de passer par l’Y de Vincy, de nous loger entre les deux parts d’un nom composé, Croix-Blanche, Grand-Puis... et aussi nous sommes arrivés à un rectangle de la carte où les noms, poussés par un même vent vers la droite, laissent un grand espace vide. Nous le voyons, la côte gravie. C’est le même champ jaune et ondulé, coupé à contre-sens par des routes qui y conservent le plan de quelque bataille de l’Empire et que nous évitons avec soin pour rester dans notre guerre. Dans Saint-Pathus, un seul habitant, le maire, qui nous guide à la Thérouanne, nous expliquant combien sont illogiques les limites de sa commune puisque là, à vingt mètres de l’église, c’est déjà Oissery et que l’ombre du clocher séjourne dans la commune concurrente. C’est moins grave d’ailleurs que si c’était l’ombre de la mairie. A Oissery, un vieillard, qui veut savoir de nous le poids de la balle allemande, le fonctionnement des canons allemands; si c’est un espion, c’est un espion français. Nous allons lentement, les obus éclatent à longs intervalles, la bataille, comme parfois dans les cinématographes, reste une heure entière au ralenti. Parfois, elle reprend sa vraie vitesse, parfois elle la dépasse, comme à Bregi où nous tombons dans un camp de hussards ennemis, que nous essayons vainement de poursuivre. Ils étaient occupés à distribuer leur courrier et l’on apporte au colonel les lettres du colonel allemand. Nous recueillons cent selles: la pensée que tout un escadron prussien se meurtrit en ce moment ne nous est point désagréable. Les obus maintenant éclatent juste au-dessus de nous toutes les dix secondes, hauts, peu dangereux, et c’est une suie brûlante qui tombe sur les épaules dès que nous nous levons pour avancer. Nous ramonons un zénith étincelant. Les sections font leurs bonds réguliers; tantôt elles nous dépassent, tantôt nous les dépassons, et voyons, au coup de sifflet, tous ces corps se soulever, presque horizontaux, tirés par leurs visages pâles, et tomber, vingt mètres plus loin, quand la tête devient trop lourde. Ils passent avec leur bruit de bataille, mais, une fois étendus devant nous, nous n’apercevons d’eux, sur le sac, que le moulin à café, la lanterne, une vraie casserole, tout ce qu’ils portent de domestique ou de paisible. De temps en temps, une odeur de menthe, et l’on reconnaît ainsi ceux qui ont brisé leur flacon d’alcool pendant la charge. De temps en temps, des amis; voici Sartaut, voici Jalicot, et, comme s’ils avançaient en rimes, avec Lorand, avec Parent. Parfois un traînard a perdu sa baïonnette, son porte-monnaie aussi, et le colonel l’encourage: --Comment t’appelles-tu? --Malassis. --Allons, avance. Quel est ton sergent? --Mon sergent est Goupil. Mon lieutenant Bertet. Quand on leur demande leur nom, ils donnent tous un nom extraordinaire qu’ils vont chercher dans le moyen-âge. A partir du grade de lieutenant seulement, on est sûr d’obtenir un nom un peu moderne. Voici les balles. Nous en avons entendu une en Alsace, elles nous surprennent moins. Nous nous déployons et les hommes se bousculent vers les gerbes éparses, presque toujours vers la même, comme si de loin une seule paraissait sûre, s’éparpillant ensuite, à regret, vers les voisines. Pas de blessés encore. Il nous semble parfois que celui-là est tombé bien durement, que celui-là gémit; nous attendons avec angoisse le départ, mais, au coup de sifflet, les corps suspects se relèvent comme les autres. Rien n’encourage plus qu’une résurrection. Le colonel rit. Les hommes rient. Parfois, un obus n’éclatant pas, on sent possible que personne ne soit tué. Parfois, à force d’espoir, on sent qu’on recule l’heure du premier tué. Puis, subitement on aperçoit là-bas un groupe qui se forme, et l’espoir tombe. C’est moi que le colonel envoie chaque fois vers ce remous; il n’a plus confiance qu’en ma chance pour dissoudre, sans qu’il ait à perdre son premier homme, ces énormes taches violettes, et jusqu’à midi j’y parviens. C’est une énorme fourmilière. C’est un cheval mourant. C’est un mort, le premier que voit le régiment, mais c’est un des hussards de Gneisenau. C’est un autre mort mais--le dernier et le plus égoïste de mes efforts--c’est un mort de la brigade, couché au-dessus d’un blessé sur lequel l’a projeté l’obus. Personne n’ose les dégager, comme s’il s’agissait d’un crime. Un ou deux soldats se découvrent. D’autres, après avoir plaint le mort, consolent le blessé qui leur sert de transition pour leur retour à la vie, et lui demandent comment le mort s’appelle: il ne peut pas le voir, il croit que c’est ce pauvre Blanchard. Est-il barbu? ⁂ C’est au tour du régiment maintenant et la chance n’a plus à choisir qu’entre nos deux bataillons. Un dernier recours. Au fond du vallon, un ravin, planté d’arbres dont les têtes émergent à peine, qui sépare le champ de la route. Tout le régiment s’engouffre dans cette tranchée d’ormeaux. Les camarades se rejoignent en riant, essoufflés, et bavardent si haut que les officiers, comme aux manœuvres, les menacent de repartir aussitôt. Long repos. Des hommes essuient les baïonnettes, et les agents de liaison en plus taillent leurs crayons. On distribue des boîtes de thon, on fait circuler le cahier de visite sur lequel les soldats qui ont mal au pied, aux dents, s’inscrivent en plaisantant, car il n’est aujourd’hui qu’un cahier de réclamations contre les maladies et l’on ne verra pas le major. De petites maladies civiles reparaissent un peu et font les importantes dans cet angle mort protégé des balles. Bertet m’apporte un livre qu’il a trouvé à Bregi et veut que je le lui traduise aussitôt: c’est une traduction allemande de Gongora, ce sera pour demain. Un caporal montre à tous une entaille qu’il a reçue au poignet, et le colonel le félicite; si le régiment faisait la guerre au premier sang, nous n’aurions plus qu’à revenir à Roanne. Des yeux épurés, des lèvres plus fines, des paroles moins grosses, car tous sentent que l’on gagne à présenter aux obus l’âme et le corps le moins pondérables. Entre les sourcils, des rides tirées et entremêlées comme des initiales. Des visages dont on aspire toute la force si on les regarde en face et qui se détournent de vous. Des hommes à menton rond, aux yeux bien horizontaux, les grands blessés de ce soir, et qu’on ne peut consoler encore que des maux les plus minimes, de leur coup d’air à l’œil, de leur ampoule au pied. Sur les lèvres des plus distraits, comme sur les lèvres de tant de tués, une cigarette se consume jusqu’à les brûler. Deux heures, ordre de repartir en avant. Nous quittons le ravin avec peine. Obscurément, nous ressentons ce que cela signifiera, de sortir de sa tranchée. Tout ce qu’éprouveront plus tard les troupes d’assaut, nous l’éprouvons; et un peu plus cruellement même, car nous avions dans cette première tranchée des arbres, de l’ombre, et, bordant le ravin, au lieu du gazon ou de la terre molle, c’est une route empierrée qui nous reçoit si dure! Au-dessus de notre masse, tous les noms propres, subitement éveillés, voltigent de l’un à l’autre. Puis, chaque nom se pose et nous gravissons la pente. Les nuages blancs se sont élevés: l’horizon est libre pour un combat sans limites; et dans les champs derrière nous personne, que les juments du colonel, qui s’échappent, mal retenues, mais se réunissent dans leur galop afin que le colonel, pour toutes deux, n’ait qu’un souci. Sur la crête, nous attendons, car notre artillerie n’allonge pas son tir. Une dernière fois, je vois mon régiment avec ses manies, son lieutenant Bertet, debout, que les soldats essayent vainement de faire étendre près d’eux, mais dont la pensée, aujourd’hui, est verticale, son capitaine Perret, toujours discutant, forçant ses hommes à apprendre sous les obus les noms des villages en vue et à se répéter, avant les commandements du feu: «le village à droite est Puisieux, le village en face est Vincy, le village du fond est Douy-la-Ramée, supprimez la Ramée, cela complique», avec son lieutenant Viard, qui, incapable de se taire, affecte de ne pas reconnaître les arbres, et questionne son sous-lieutenant, colonial agacé: --Ce sont des ormes, là-bas, des chênes? --Des palmiers, mon lieutenant. --Je vous parle des grands arbres derrière ces arbres bizarres, des peupliers, je crois? --Des mancenilliers. Il va se fâcher, mais voici, comme prétend Artaud, qui n’a jamais pu retenir le vrai chiffre des calibres, les 79, les 131, et voici, l’émoi lui fait cette fois trouver le nombre juste, voici les 210. ⁂ C’est Dollero qui me reçoit dans le ravin, pauvre petit poète angoissé, bien vide d’images, de métaphores; cela le maigrit. Un cheval broute les acacias. Des officiers relisent leurs dernières lettres, les gardant à la main comme un rôle. Pauvre coulisse de la guerre. Des soldats s’examinent dans de petites glaces et c’est, cette fois, pour trouver des taches de sang sur leur visage; parfois un homme bondit du dehors, et s’assied, son emploi sur la scène fini. Tout cela dans un parfum fade et doux, car je ne sais quel imbécile brûle du papier d’Arménie. C’est fait. Voici le premier. Deux soldats l’adossent au talus, et, près de lui, le second, tout petit. Ils le déplacent, ils le secouent, tassent en lui pour la dernière fois ce qui est humain. Ils cherchent sur son visage une ressemblance qui déjà commence à leur échapper, et au moment où ils le reconnaissent le plus, se découvrent. Pour le plus petit, en se courbant un peu plus, en s’attendrissant, ils répètent tout ce qu’ils font pour le plus grand, et raccourcissent peu à peu leurs gestes, comme s’ils avaient pour dernier but d’enterrer avec perfection, troisième tué, un enfant. Le sifflet résonne, ils rompent le faisceau, se retrouvent avec deux armes en plus, car ils l’avaient formé avec les deux fusils des morts, et les posent à la dérobée sur un faisceau voisin. Puis ils s’en vont, et il ne reste, avec Dollero, que le cheval égaré, qui s’approche, flaire, qui s’éloigne, renonçant à comprendre la mort des fantassins... Un tué... Ma guerre est finie... DARDANELLES _A notre droite Marmara se vidait; à gauche, le golfe enflait. Sur le bateau qui tient la ligne entre cette mer qui descend et cette mer qui monte, serrés les uns contre les autres, sur notre presqu’île, nous dormions. Mes voisins étaient les deux frères jumeaux; si je m’éveillais j’avais la consolation de croire que tous les Français sont semblables. La guerre, alors, paraissait anodine; il suffisait que l’un d’entre nous fût sauvé, un seul, et, quand je refermais les yeux, l’idée venait aussi, apaisante, d’un enfant unique, d’une femme unique. Pour vous donner un instant le sommeil du premier homme, la France, à cette distance, se simplifiait. Mais, soudain, la même main criminelle allumait à la fois, chacun sur un continent, l’aurore, l’aube et, du côté de l’Arménie, le petit jour. Les étoiles tombaient. Deux oliviers d’argent, vieille habitude des cinémas, agitaient entre les lignes les débris d’un feuillage immortel. Alors le soleil se levait._ _Il se levait au-dessous même de nous, sous notre képi, sous notre sac et je savais désormais ce qu’eût fait chacun de mes hommes s’il avait reçu en cadeau le soleil même. Baltesse le pétrissait, le roulait dans ses mains: Riotard le posait sur sa tête, l’équilibrait, le reprenant quand il rebondissait. Soleil carmin, sur lequel tout prenait feu et auquel se piquaient nos regards devenus rayons tout à coup... Nous les y laissions. Séduite par nos armes, par nos gamelles, une alouette planait sur la tranchée, suivait chaque retrait, chaque saillant: il n’y avait, du poste turc, qu’à dessiner son vol pour connaître notre abri et repérer surtout, pires ennemis du prophète, ceux des Français qui usent d’un miroir. Sur la côte d’Asie chaque couleur s’étalait après l’autre et mon caporal, qui était des Beaux-Arts, criait et réclamait quand revenait la même. Chaque rocher noir, chaque cyprès bordé d’or, n’était plus qu’un tampon appuyé contre une des sources du jour. Une lumière plus lourde que l’eau tombait peu à peu au fond du Détroit, et l’on y voyait les mosquées en équilibre sur leur minaret, les platanes retournés pour mesurer le temps ou la saison, on comprenait l’Orient... Mais déjà, sur la gauche, les peuples qui se lèvent tôt attaquaient, et des régiments de Sidney, surprenant les Kurdes, les exterminaient sans merci, car le Turc est l’ennemi national de l’Australien._ * * * * * _C’était la relève. A la jonction de la ligne anglo-française les agents de liaison cessaient d’échanger leurs timbres-poste et le raccord, sans ce papier gommé, devenait à nouveau précaire. Nous redescendions par les collines, nous heurtant, dans les couloirs, aux Bambaras, aux Peuls, à des yeux sans gloire, à toutes les images les plus brouillées et les plus ternes de nous-mêmes, car notre divisionnaire, stratège habile, faisait soutenir la nuit par ses soldats blancs et la journée par ses nègres. Tout l’éclat, tout le vide que les plus grands poètes, dans nos pays, ne soupçonnent qu’en s’étendant sur le dos au centre d’une prairie bombée, nous l’avions dans le boyau même. Tristes soldats que nous étions, voilà trois mois, quand il nous fallait partir en patrouille et risquer la mort pour apercevoir, entre deux mottes, la pointe du clocher de Nouvron! La mer dessinait sur les flancs de la presqu’île ces lignes parallèles qu’elle ne fait que dans les bonnes cartes. Nous descendions, remontant d’un geste le soleil à nos bras. Pour ceux qui n’aiment pas, dès le matin, voir un continent entier, des îles. Dans le golfe pourpre, les navires anglais; dans les Détroits, les français, qui préfèrent les eaux dorées. Nous reconnaissons le_ Henri-IV, _avec sa plage à l’arrière, le_ Châteaurenaud, _immobile, maquillé de fausse écume à l’avant pour que l’artillerie turque le crût lancé à trente nœuds, et les contre-torpilleurs, entrés jusqu’à Yenikeuï se laissaient, au lieu de tourner, dériver lentement. Selon notre marche, Ténédos, à l’horizon, se déplaçait, s’ajoutait à chaque autre île comme l’article à son nom, et parfois, douce inversion, suivait Imbros, suivait Samothrace. Entre sa colline d’oliviers et sa colline de cyprès, le camp s’agitait et chaque oiseau aussi avait des ailes différentes. Des quatre pylônes s’élevaient les ramiers, qui volaient par trois, et les geais qui volaient eux par couples, comme si l’Amour, dans cette heure matinale, confondait encore ses symboles. Celles des cigales qui seraient nées ce matin-là, les arbres de la plaine coupés, s’élevaient d’abord, ambitieuses, à la hauteur d’un pin, ne trouvaient pas... à la hauteur d’un olivier, retombaient alors et mouraient. Mais déjà nous parvenaient les sonneries des chasseurs d’Afrique, en rade depuis quinze jours, dont les trompettes sonnaient sans relâche pour que les chevaux, sur le pont, prissent patience._ _Toute l’armée était là, entre ces pentes chauves maintenant de leurs jeunes seigles et de leurs jeunes orges, les cadets, dans ces dix hectares que franchissaient à toute heure, avec leur serviette, comme ils enjambent la France jusqu’à Nice, des Anglais qui allaient au bain. Ces chevaux mordorés, là-bas, étaient les chevaux trop blancs des spahis, maquillés sur ordre au permanganate, et, campés à l’embouchure, ils avaient donc, privilégiés, le droit de boire tout ce qui leur arrivait du ruisseau. Ce zouave avec des caisses sur la tête était l’ordonnance du colonel Niéger, qui portait au château les Tanagras trouvées par les sapeurs, et quand se rapprochait l’obus, qui demeurait debout, immobile, comme le torero déguisé en statue, en Espagne, quand le taureau le renifle. Ce Zélandais qui peignait son canon en tigre, pour qu’il eût l’air plus naturel, était celui qui m’expliquait hier ses manettes en répétant, au lieu du mot vélocité, le mot plus court, d’ailleurs, de volupté... De beaux aéroplanes apportaient à la division les poulets de Ténédos._ _Tout ce que la guerre d’Europe s’était refusé était là, tous ceux que les ingénieurs, le siècle prochain, exileront et cloîtreront dans une île: les savants, les fous, les chasseurs. Il y avait le plus fameux entomologiste d’Irlande, que les Indiens, frères des fourmis, arrêtaient parfois comme espion, et la guerre dans le secteur anglais était dure aussi aux insectes. Il y avait les créoles de la Réunion, dont les adjudants, leur donnant à viser sans cesse Achi-Baba, voulaient en vain allonger, sur cette presqu’île, le pauvre regard circulaire. Il y avait le millionnaire accouru avec ses neuf chasseurs d’izards espagnols, armés de jumelles géantes, dont ils se servaient comme les Marocains du fusil, étendus sur le dos, et l’un prétendait toujours voir de la neige. Rien que des volontaires, ceux des Auvergnats et des Bourguignons qui ont toujours désiré voir Byzance, âmes simples, qu’on pouvait juger de vue comme avant le mensonge, les grands plus chevaleresques, les petits plus pratiques, les bruns plus passionnés. Il y avait Duparc et Garrigue, le trapu aux yeux vairons et le géant aux cheveux nattés qui, jadis, dans les sièges, s’offraient à pousser le bélier. Il y avait les deux gendarmes de Béziers qui, tout le jour, nous empêchaient de couper du bois, de dénicher les geais sous peine de procès-verbal et qui, le soir tombé, toujours pour la division, pêchaient eux-mêmes à la grenade. Il y avait Moréas, Toulouse Lautrec, Albalat. En conseil dans une tranchée ronde, les Turcs et les Grecs de la brigade s’occupaient à rédiger le petit dictionnaire pratique de l’entrée à Constantinople, et ne s’entendaient ni sur le mot «renard», ni sur le mot «immortel»... Ils se levaient parfois tous ensemble et réclamaient la croix de guerre._ _Nous déjeunions. Nous avions un demi-quart de vin, un gigot frigorifié, un petit beurre. Ivres et repus, nous prêtions sans regret nos stylos aux camarades qui donnaient l’assaut demain et recopiaient, par impuissance à aimer mieux, leurs lettres de la dernière attaque. Hoffmann jouait de son piston de poche en pleurant,--il pleurait toujours en jouant, sinon nous aurions eu de la flûte qu’il avait dû abandonner, pour cette raison, dès le lycée--. Juéry faisait des vers, la tête au fond de la tranchée, les pieds sur le rebord, de sorte que toutes les mêmes lettres roulaient en lui par masses, et il ne lui est venu aux Dardanelles que des allitérations. Pour notre barbet, Garrigue rassemblait les tortues, les couleuvres orangées, les scorpions, mais ne lui présentant les monstres que séparément, pour qu’il ne crût pas à une seule bête trop puissante. Le sacristain de Sainte-Eugénie de Biarritz, qui devait mourir le premier, s’égratignait déjà à son fusil, et l’on cassait pour lui mon premier tube d’iode. J’en profitais pour offrir du laudanum. Désormais, tout avait servi de mes cadeaux du départ; rien que je n’eusse utilisé de la petite pharmacie, du bidon anglais, de la couverture mauve et rouge... tous mes amis m’avaient été utiles... je n’avais trompé la bonté d’aucun... je pouvais mourir._ * * * * * _Midi. Dans chaque vague, le soleil et une méduse entière. Dans chaque motte de terre, un mille-pattes étreignant le centre du jour. Le vent de Russie soufflait et nous couvrait de sable, à part les bras et les jambes que nous pouvions secouer. Au milieu de leur sieste, dans leur trou bordé de mosaïque, les Sénégalais faisaient ce que nous faisons à minuit, se retournaient en gémissant, appelaient leurs griots. La guerre assoupie, pour ménager son poing, ne frappait que sur ce qui est élastique, sur la mer, sur les vaisseaux, s’acharnait sur le bateau-citerne. L’_Annam, _le courrier, brûlait en rade, et jusqu’à nous flottaient des papiers noirs. Torpillé, le_ Triumph _coulait, on entendait l’équipage, au garde-à-vous sur le pont, scander son nom. Le Détroit se bombait entre ses deux rives comme s’il pénétrait par son centre un énorme sous-marin. Tous les bateaux sifflaient l’alarme, toutes les sirènes résonnaient et, dans des tourbillons de lumière, les navires soudain aveugles manœuvraient avec plus de bruit et de précautions que dans le plus épais brouillard. Sur les mines dérivantes, les légionnaires faisaient des feux de salve. Au fond du golfe, à peine visible, le plus gros cuirassé du monde, agacé, s’enveloppait par intervalle d’une poudre dorée comme de leur pollen ces fleurs que le mauvais insecte approche. Comme des enfants réfugiés dans un orgue, nous dormions._ _Mais Affre le juge, ruisselant de sueur, revenait du cap chargé de citrons doux. Il nous les offrait avec de fines allusions, car il a toujours confondu, même de vue, les Dardanelles et les Hespérides, et il nous emmenait au bain. Enjambant les coloniaux et les légionnaires étendus l’un contre l’autre, sans pouvoir faire, jusqu’à la plage, un pas moins étroit ni plus large qu’un homme endormi, nous arrivions à Myrto. Nous nagions, heurtant des nègres qui, alors, bons hippopotames, s’enfonçaient. L’œil au niveau du fleuve, tout ce que nous avions de notre ombre se réfugiait sur nos têtes et il eût suffi de plonger pour s’en délivrer à jamais._ * * * * * _Ainsi nous vivions sans trop vivre, sur des jours éblouissants et plats, et nous nous sentions si minces au-dessus de la joie entière, de la tristesse entière, et nous ne creusions pas non plus nos abris, car l’eau venait. La petite bosse du portefeuille aux lettres sous la capote, qui varie chez les soldats d’Europe comme le cœur chez les civils, était toujours chez nous constante et à peine visible. Aucun acte vil ou futile n’était imaginable, on était vu de toutes parts, et pas un geste permis qui ne pût être accepté par les dix peuples différents. Un monde inoffensif, insouciant, comme les mondes d’un seul sexe, et les historiens pourront, sans que leur récit en paraisse faux raconter nos exploits au féminin et laisser croire que les armées des Dardanelles étaient des armées de femmes. Soirs fabuleux. Les colonelles, alanguies par la fournaise, venaient se rafraîchir les mains au courant du Détroit comme on va, en Bretagne, se les réchauffer au Gulf-Stream. Un enfant de Miramas, seul rejeton de ces cent mille guerriers, passait de compagnie en compagnie,--enfant inventé,--pour qu’on l’admirât. Les Africaines déjà se glissaient hors de leurs trous vers les cimetières pour voler les galets des tombes et achever leur mosaïque. Les Françaises, auxquelles il paraissait tout à coup impossible qu’elles ne revissent pas une fois la gare du P.-L.-M., qu’il n’y eût pas encore une fois dans leur existence du civet, du vouvray, rassurées sur leur sort, chantaient en chœur; et chacun de leurs fromages aussi, le brie, le levroux, le cantal, était pour elles une promesse de vie, et, logiquement, si elles raisonnaient, d’éternité. Les Australiennes fumaient, les manches de leur chemises relevées, ne pensant pas à l’avenir, mortelles_... _O toi, je hais qui t’aime et je hais qui te déteste. Les fumées des cuisines venaient jusqu’à nous, mais, tapis au fond de la mer dorée comme au fond d’un terrier, nous résistions à leur parfum. O guerre, pourquoi ne te passes-tu pas en nous-mêmes, ou pourquoi, tout au plus, n’es-tu pas à quelques amis isolés, à quelques personnes nues, comme tu le fus soudain cet après-midi où tous les obus, au sortir du bain, ne tombaient que sur Jacques et sur moi. Nous ne pouvions avancer jusqu’à nos vêtements, nous étions allés à terre comme les lutteurs qui se savent résistants, Jacques parallèle au tombeau de Patrocle, moi perpendiculaire à Jacques, et tu nous forças à former, pour t’échapper, toutes les figures de l’amitié. Puis, stupides, les trajectoires agacées se tendirent, et, nous délaissant, les obus tombaient sur le camp pour y blesser Colomb, notre lieutenant, et y tuer le pauvre Coulomb, son ordonnance, car les gens du peuple qui portent nos noms, ou à peu près, sont tués pour nous._ ⁂ _Minuit... Les grenouilles du ruisseau turc répondaient à nos grenouilles dans un langage convenu, et je n’en comprenais que ce qui se rapporte au temps. Un canon d’Asie, plus étroit que le français d’un millimètre, l’attaquait avec furie, et, dilaté, s’apaisait. Chacun, sûr de sa mort, passait et confiait sa lettre d’adieu à son voisin de droite, immortel._ _Journée de cire, journée lisse. Quel relief, quel soir de jeune femme en France appliquer contre toi, pour que renaisse un jour notre âme double, notre langage double... et, avec les taxis rapides, Paris._ MAI 1915. LES CINQ SOIRS ET LES CINQ RÉVEILS DE LA MARNE Dimanche, 6 septembre 1914. Nous sommes là cinq depuis une heure, dans un champ de betteraves, mais jonché de gerbes portées à l’assaut et abandonnées. Nous les lions solidement, nous les bottelons, les dressons et c’est par les gestes du moissonneur que se termine, pour aujourd’hui, la bataille. Nous les rapportons, par instinct sans doute, dans les chaumes de droite, et attendons, nos ombres surveillées par la mitrailleuse allemande qui est dans l’arbre et qui les crible dès qu’elles sont immenses. Ombres immortelles. Là-bas aussi quelqu’un rampe, c’est un des sapeurs. Plusieurs de ses camarades sont à vingt mètres. Mais ils n’ont pas d’eau; ils n’ont que de la chartreuse. Nous voici quinze ou vingt, car, à gauche, nous venons de découvrir encore quelques hommes. Désorientés, au lieu de se coucher face à la mitrailleuse, ils lui tournaient le dos; ils font le tour de leur meule en nous remerciant, ils se félicitent d’être dans le bon sens, mais de l’autre côté on voyait mieux, on dominait toute une vallée, on suivait tous les incendies. Autant qu’on peut reconnaître les villages dans la nuit, Puisieux brûle, Saint-Pathus brûle; je pense au pauvre maire qui est seul pour éteindre le feu. Sept incendies... Avons-nous un peu d’eau? Ils n’ont que de la liqueur Raspail. Les nouvelles se répandent vite sur le champ de bataille, car de temps en temps un nouveau soldat rampe droit sur nous, la main devant le visage, se protégeant contre la mitrailleuse comme on protège une lanterne, et me rendant l’appel, de la gerbe où il se cache depuis la nuit, du chemin qu’il a parcouru: un mort, un Allemand, deux blessés. A chacun nous réclamons de l’eau, et il s’empresse de tendre son bidon, mais, dans sa bonne volonté, miracle aujourd’hui détestable, c’est toujours un fond de cognac qu’il nous donne, ou de menthe, ou de rhum. Tous ont encore, dernier reste de la charge, la baïonnette au canon. Une fois étendus près de nous, du geste innocent dont une femme enlève ses bagues, le soir, ils la détachent, puis reposent leur tête. Il fait froid, mais quel repos! Les hommes fument, avec précaution, à cause de la paille. Un sapeur, masseur à Vichy, masse avec conscience ceux qui ont des courbatures; il a du succès, on le retient à l’avance, de gerbe à gerbe; il n’en va pas plus vite et s’amuse à dire à chacun le nom de tous ses muscles: le caporal est composé de muscles latins. Une meule brûle; mes voisins, paysans, discutent son prix; j’apprends ce qu’elle vaut au plus juste, et ce que vaut aussi une simple gerbe, celle qui m’abrite, par exemple. Nous goûtons les grains du blé, qui est excellent, et il paraît aussi que nous sommes sur une terre riche; des peupliers superbes, d’énormes betteraves, de belles récoltes, nous n’avions pas un champ de guerre de camelote. Quand on est paysan, cela donne plus de gravité, mais plus de calme aussi à la bataille. Le masseur raconte qu’il a vu le corps de Michal; une balle en plein cœur. Pauvre Michal! Pourquoi faut-il tenir cette nouvelle du masseur lui-même? plus d’espoir... Parfois le vent nous apporte des paroles allemandes. Parfois nous sentons que le champ nous devient favorable et des bottes roulent d’elles-mêmes comme si la campagne se détendait. Un soldat arrive debout, donnant soudain une plus grande hauteur à notre plafond, nous donnant à respirer. Un autre me reconnaît avec joie, crie: voilà le sergent interprète! et m’interroge avidement comme s’il avait attendu, pour le comprendre, que je lui traduise tout ce qu’il a vu dans la journée. Ceux qui savent parler ont déjà pris sur les autres l’avantage qu’ils garderont toute leur vie et racontent leurs aventures de l’après-midi, lentement, comme à la veillée. Appuyé contre mon épaule, Dollero écoute, sans faire un geste, ces phrases qui modifient son cœur même: son ami Bernard est mort; son cousin, quand les Allemands dans la nuit sont venus en se disant Anglais, s’est levé et est tombé. Puis la mitrailleuse, mieux réglée, effleure nos képis pour nous couper, habile, de nos ombres. Nous nous taisons, grisés par ces liqueurs qui circulent, bénédictine, kirsch, cognac. Nous appuyons nos lèvres contre le flacon, et le passons. L’alcool nous donne tous ses baisers. Les balles sifflent. En nous se forme le mot par lequel nous accueillerons la première; nous le sentons, tendu comme une riposte, la balle frappera juste dessus, et derrière ce premier cri, je sens aussi, pour les balles suivantes, disposés soudain par ordre, tant de noms propres! Je peux en recevoir une centaine, sans qu’aucune me trouve muet. Balles pour les amis, balles pour les villes, pour Nîmes, pour Fougères; et même aussi, pour les dernières balles se pressent de pauvres noms communs... Nous vous devons bien cela, maisons, fourchettes, stylos... Mais un cheval sans cavalier galope à notre droite, détourne les coups, et tire derrière lui, tristes sangsues, tout ce qu’il y a de meurtre dans l’ombre. Maintenant des blessés nous appellent, au delà des peupliers. Le champ de bataille divague. Nous formons des patrouilles, puis nous tenterons de regagner un village. Les plus courageux font honte aux plus timides et ce sont ceux-ci qui partent en avant. Nous les entendons qui s’arrêtent près des blessés, qui parlent: --Ne crie pas. Nous sommes là. Tu nous vois? --Oui. --Tu es rassuré. Tu n’as plus peur? --Non. Puis, de loin, nous entendons la voix même du colonel, qui répond, toujours avec ce rythme: --Mon colonel, vous souffrez? --Oui. --Nous vous faisons mal, mon colonel. --Non. Et nous retirons tous ceux que nous pouvons, comme d’un incendie, en arrière de cette frange de France qui craque, qui fume. Nous sommes partis. Tous les cinquante mètres nous donnons au colonel un peu de repos et nous relayons. Jeudit qui était resté étendu près de lui depuis sa blessure, le forçant à faire le mort quand les Allemands passaient, porte son képi, son sabre. Il s’occupe uniquement de sa tête pâle; il la soutient parfois de sa main, il fait un oreiller d’une musette qu’il remplit de foin; essuie son front, car il a chaud; le coiffe d’un bonnet, car il a froid; à son exemple, chaque soldat réserve sa sollicitude pour un bras, une main, une épaule, n’osant, dans sa modestie, s’occuper du colonel entier et lui, pour nous remercier, se divise aussi entre nous. --Jeudit, mon cou! --Dollero, mon bras! Un gros paysan bégaye une phrase qu’il prépare depuis les gerbes. --Tout va très bien, mon colonel, tout va très, très bien! Le colonel sourit, et c’est le paysan désormais encouragé, qui s’occupe du cœur, qui dit que la guerre ira bien, qu’il fait froid, mais qu’il fait beau. On enlève la capote de celui qui a le moins de courroies à défaire et on l’étend sur le blessé. Il divague un peu. --Fermez les fenêtres. --Nous les fermons, disent les soldats. Il ouvre les yeux, il voit le village qui brûle. Il murmure, parlant pour s’éviter de penser: --Ce feu me gêne.... me gêne! --Nous l’éteignons, mon colonel, disent les hommes. Partout des plaintes; les plaintes des gens de la ville, qui nous appellent par nos grades; les plaintes des paysans, inarticulées, toutes différentes selon les régiments, car les blessés de la Loire font: Holà, holà! ceux du Nord: Lo! lo! et les Bourbonnais: Voilà! voilà! Je reconnais les miens à ce cri qui offre ce dont ils souffrent. Voilà! mon épaule! Le colonel frissonne d’entendre cet homme se plaindre de sa propre blessure. --Emportez-moi! --On ne peut pas, mon vieux! --Mais vous portez un autre. --C’est le colonel. Cela leur donne une minute de résignation; et, de préférence, c’est auprès d’un blessé que nous faisons nos pauses. Il nous raconte son malheur, sa blessure, se tait quand nous le quittons, puis, dès que nous sommes à nouveau éloignés, il nous appelle, il se débat: --Emmenez-moi, mon colonel! Nous crions que nous allons revenir. Les uns nous maudissent. Les autres naïvement nous croient et nous expliquent comment nous les retrouverons. --Tu vois, c’est à gauche de la grande gerbe, près de la haie. J’allumerai de temps en temps des allumettes. --Prenez-le, dit le colonel. --Nous le prenons, disent les hommes. Nous le laissons, mais le colonel se croit escorté d’un second brancard silencieux, et se mord les lèvres pour mieux contenir sa souffrance, pour se taire comme l’autre. De temps en temps une alerte, c’est le cheval sans maître qui galope vers nous, et, dès que nous l’avons touché de la main, qui repart vers les peupliers, pour revenir, dès que la main allemande l’a effleuré. Toujours des blessés. Heureux encore quand ils ne nous regardent pas, entêtés, sans vouloir nous répondre. Heureux aussi quand ils ne nous appellent pas, comme celui-là, par notre nom, car notre nom, ce soir, est plus sensible et plus douloureux encore que notre cœur. Parfois nous faisons un détour que le colonel ne s’explique pas et qui le secoue dans son martyre. C’est pour éviter un corps, et le gros paysan, ému, de sa voix bégayante, est pris alors d’un accès d’optimisme: --Tout va très bien, mon colonel. Tout va le mieux possible. Les incendies s’éteignent, pour repartir soudain comme si on les rechargeait. Les trois qui se reposent portent les six sacs, les six fusils, les dix-huit cartouchières, se baissant à chaque instant pour ramasser un sabre, une musette et rendant au relai un fardeau toujours plus lourd. De temps à autre, le colonel dit adieu aux hommes et me charge de retenir leurs noms, mais ils auraient dû porter des noms faciles et simples, les noms de la semaine, comme Jeudit. ⁂ --Lève-toi, petit. Une main me réveille doucement. C’est un aumônier qui me découvre au fond d’une chaise dont le canage est crevé. Il m’en retire avec peine, écartant les barreaux de bois, et me fait évader du triste dimanche. --Ce sont les petits Boches qui t’ont posé là? Le mot «petit» est le seul remède que les aumôniers aient trouvé à la guerre. Il disent «le petit obus», «le petit Kronprinz». --Viens, dans la chambre de ton colonel il y a un petit canapé. A six heures, nouveau réveil, un trou dans les rideaux me donne un échantillon du jour, du jour pur et clair. Le canon tonne. Jamais, dans l’auberge inconnue où il est arrivé à minuit, en carriole comme nous, un voyageur n’eut plus de curiosité et d’angoisse. Suis-je dans une ville? Dans une forêt? Sommes-nous en fuite? Sommes-nous vainqueurs? Tout cela je vais le savoir en ouvrant la porte, et pourtant je ne me hâte point. Je me harnache dans l’ombre, et tous mes souvenirs sont à peu près revenus quand j’ai repris mon cliquetis de bataille. Voilà, sur la table, tout ce que m’a remis Jeudit en échange de son sac: un képi à cinq galons, une montre en or, un portefeuille. Jamais sac de soldat ne fut payé aussi cher. Le colonel sommeille dans un lit blanc, sa croix épinglée au rideau. J’ouvre doucement la porte et sors furtivement, par modestie, d’un tableau glorieux. Un long couloir, comme dans un hôtel de province, sur lequel donnent des portes jaunes. Au pied des portes, les bottes, les épées, ce qui appartient aux officiers blessés. Au-dessus, sur une planche, ce qui appartenait jadis aux valets de la ferme, des galoches, des chapeaux melon. --Où sommes-nous ici? Ainsi l’on parle, du train qui s’arrête. L’infirmier ne sait pas. --C’est grand? Il est arrivé la nuit, il n’a aucune idée; c’est tout petit. Par un escalier de bois il me fait descendre, il me pousse. A mesure que l’escalier tourne j’aperçois, dans la grande salle, des têtes pâles, des têtes jaunes, des têtes sanglantes, et en vingt secondes il m’enfonce par ce pas de vis au centre de la souffrance humaine. Les brancards débordent, s’appuyent les uns sur les autres et, pour gagner la porte, je suis obligé de faire le tour entier de certains blessés, qui me regardent longuement avec le désir de reconnaître au moins un de mes traits; je me perds dans un labyrinthe qui m’amène devant le brancard d’un soldat évanoui. Il est posé en travers, c’est le fond de l’impasse. Je reviens. Des sergents ambulanciers interpellent avec malveillance, car ils interdisent l’entrée aux officiers eux-mêmes, ce sergent en armes qui descend ainsi du grenier. Ils font taire ceux qui parlent haut, de sorte qu’on n’entend plus que ceux qui gémissent. Inquiets de savoir ce que signifie le rose ou le vert de leur étiquette, les blessés se rassurent ou pâlissent selon que celle du mort qu’on emporte a ou n’a pas leur couleur. Des médecins harrassés, des gestionnaires aux yeux endormis; je les reconnais tous; c’est moi qui les ai réveillés tous hier matin. Au fond, une porte vitrée à travers laquelle on voit, dans une cuisine, marcher une grande jeune femme, paisible. Parfois elle appuie son visage contre la vitre, et tous les blessés qui ont l’étiquette rose, les blessés légers, se relèvent un peu et la regardent. Des guêpes volent vers elle et veulent aussi s’évader par cette tête blonde. Un blessé myope, chaque fois qu’un des blessés éloignés se plaint, met son lorgnon pour le voir. C’est un gros village. Pas d’église, pas de mairies; un village anonyme. Une distillerie déjà brûlée qui donne au bourg l’haleine du lundi. Sur un éperon qui domine la plaine, deux routes qui se croisent, cachetées par un tonneau de goudron répandu. Au fond de l’horizon, comme des jouets déjà relevés pour le jeu d’aujourd’hui, les peupliers d’hier, dont quelques-uns manquent encore. Dans les champs ensoleillés, les meules de paille derrière lesquelles vit un peuple violet et rouge, ennemi des obus, qui semble, avec je ne sais quels esprits invisibles jouer aux quatre coins. Je retrouve Bardan et Devaux, auxquels on avait dit que j’avais une côte brisée--car on appelait encore les blessures avec des noms d’accident, poignet cassé, genou abîmé--et ils me font étendre et ils me traitent malgré eux comme un blessé. Le soleil est chaud, des grillons chantent, et l’on a glissé un moment, pour l’amortir un peu, les manœuvres au-dessous de la guerre. Des cyclistes attaquent les noyers de la route, les gaulent, et, un obus arrivant, se collent à leur tronc; l’on dirait une lutte et une réconciliation, passionnée, des soldats avec les arbres. Parfois l’un de nous, le bâton levé, se précipite sur une meule et la bat; c’est un éclat qui enflamme une gerbe, et, ignorants, au lieu de prendre en souvenir ce que les obus laissent de plus léger, leur aluminium, leur fusée, nous reviendrons vers le village chargés des éclats de fonte eux-mêmes. A la lorgnette nous voyons derrière nous les convois arrêtés, observant une limite qui est celle de la bataille; ils sont en cercle, nous livrons une bataille ronde; nous voyons leurs chevaux qui mangent, nous voyons un adjudant en bras de chemise sur un pliant lire un journal, nous voyons la paix. Mais, inquiets de nous voir regarder à l’opposé de l’ennemi, les artilleurs se demandent si nous sommes tournés et viennent ramener par manie nos jumelles et notre vue vers l’Est. Lundi. Je suis sur la route. Je vais chercher le drapeau que la compagnie Flamond a pris aux Allemands. La nuit tombe. Des soldats marchent dans le fossé et semblent hâler, à deux cents mètres, les brancards chargés qui reviennent, suivis par les petits blessés sûrs ainsi, sans avoir à rien demander, d’arriver aux secours. Pas de morts, pas de mourants, c’est la partie du champ de bataille, proche de l’ambulance, que l’on nettoie par propreté. Les premières meules, les premières haies sont vides de blessés, comme de leurs fruits dans un verger les branches basses. Des groupes arrêtés: brancardiers qui ont senti leur fardeau devenir soudain pesant, qui le déposent, qui repartent chercher un plus léger. Des pieds traînent, une toux lointaine, les bruits du soir à la campagne. Tous ceux qui font individuellement leur journée de combat, les convoyeurs de munitions, les télégraphistes, regagnent le village, et l’on reconnaît les paysans à ce qu’ils vous disent bonsoir. Puis les rencontres s’espacent. La chaussée s’élève à travers les champs, et, tout debout, je vois au-dessous de moi la surface ravagée de la guerre, celle qu’un fantassin n’aperçoit maintenant qu’en haussant la tête au-dessus du créneau. Je la vois d’en haut avec ses sillons bousculés, ses crevasses, avec toutes ces dépouilles que rend la terre quand elle garde les morts, képis, souliers, avec une paire de bretelles étendue comme à l’étalage, avec une main raide qui sort d’un silo, je vais, et de cette promenade solitaire, aujourd’hui, après les années de tranchée, les années souterraines, j’ai le même souvenir que si j’avais, un soir, marché sur les flots. Nous revenons en trois groupes. Le premier porte le capitaine Flamond qu’une balle au cou vient de tuer et ses bras pendent, les doigts rouges. Ceux qui meurent soldats sont comme ceux qui meurent écrivains, les mains pleines de sang ou d’encre. Les porteurs vont à pas rompus, ainsi qu’ils l’ont vu faire aux brancardiers. Puis vient le groupe du drapeau; les hommes ont discuté pour savoir si on l’étendrait sur le corps du capitaine, mais ont eu peur de commettre ils ne savent quelle faute..., sous le capitaine, peut-être. C’est un grand étendard pourpre, étoilé de noir, avec une croix que nous lui retirons, sous les yeux des prisonniers qui suivent. Je marche à la fin du cortège avec un enseigne, qui déjà cherche à parler français et à tirer dès maintenant profit de sa captivité. Artaud m’a désigné du doigt en disant que je connais Berlin et, Berlinois, il ne me quitte plus: Berlin, seule capitale dont le nom ne puisse escorter le mot mirage. Berlin de plâtre et de bleu amidon où je suis arrivé le matin de la fête de Hegel. Les omnibus pavoisés circulaient en cercle, à la vitesse--avec les encombrements--des pensées vives de Hegel. De la gare débarquaient avec moi ceux des habitants de Magdebourg et de Travemünde qui ont un culte pour Hegel; il y avait les paysannes de la Sprée, en costume, que je retrouvai le soir, éparses dans les brasseries; et à nouveau réunies dans Weimar, le jour de la fête de Schiller, que célébrait avec un plaisir ambigu, dans cette ville de Gœthe, une foule dodue, drapée de linons noir sur crème, et passionnée par l’espoir de célébrer bientôt la fête de Gœthe, ô délices équivoques! dans Iéna. Je sais pourquoi le Berlinois de ce soir s’impatiente quand nos trois groupes se heurtent. Il les regarde avec dédain. Il trouve notre cortège mal formé. Il regrette, puisque nous avons des prisonniers, que nous ne nous en servions pas, Français que nous sommes, pour célébrer ce soir de guerre. Il est tout prêt à se mettre à leur tête, et à porter, incliné jusqu’à terre, le drapeau dépouillé de sa croix. Il est prêt à faire chanter ses hommes, car ils ont un chant de prisonniers dont on peut choisir les deux refrains, selon qu’on est le captif ou le vainqueur. Pauvres Français, qui n’ont pas un hymne prêt pour chaque aventure de la vie, l’hymne de la camaraderie, l’hymne du printemps, du voyage à trois--quelles délices de les clamer au milieu d’ennemis, ou en plein été, ou quand on est deux!--et qui meurent tous, à part les pianistes, sans savoir s’ils sont ténors ou barytons. Hypocrite, cherchant malgré tout à se glisser sous sa pensée de victoire, mais sans l’impertinence des enfants français, à Berlin, qui ferment soudain les yeux et passent en courant sous la porte de Brandebourg ouverte au seul empereur, il me demande très haut, pour que ses hommes entendent, où est Paris. --Je ne sais pas. Je n’y suis jamais allé. C’est tout ce que je peux jeter sur Paris, ce soir, pour le protéger. --Et eux? dans quelle province les mène-t-on? Les wagons sont-ils ouverts? Tous les prisonniers poseront cette question. Ce n’est pas qu’ils veulent de l’air, c’est qu’ils veulent voir. Ah! si les wagons de prisonniers étaient ouverts! C’est le désir de voyager qui les a tous excités à la guerre et l’idée de wagons fermés les déçoit. Tout serait si bien, si, du compartiment ils pouvaient apercevoir nos villes et ils promettent, impartiaux, de s’émouvoir quand notre nature sera trop belle pour un cœur allemand. Leur guetteur de paysages réveillera tout le train, pour les églises gothiques, les châteaux, et les ruisseaux avec leurs peupliers, et les contreforts des Cévennes. Déjà n’est-ce pas la douceur même, cette marche sous ce ciel! La nuit fait scintiller un à un tous les Français, qui ont des armes, et les laisse, eux, dans la nuit, masse profonde,--mais pauvres petits Français, au visage mobile, qui portent chacun son fusil et sa vie à soi! * * * * * Il est minuit. Je rejoins le capitaine Lambert, qui écrit à ses filles en attendant les convois de pain. Il leur écrivait jadis la même lettre pour toutes trois, mais depuis hier il les voit séparées et il lui faut trois enveloppes. --Aurons-nous du pain? me demande-t-il. Toute la nuit il se lèvera pour interroger ainsi les cavaliers, les vaguemestres, les estafettes, qui se croiront obligés, à cause de sa question et de son grade, de lui offrir un reste de saucisson ou de chocolat. Toujours d’ailleurs il accepte. Les balles claquent, nous nous sommes mis du coton dans les oreilles pour ne plus rien entendre, à part le capitaine, que nous voyons parfois s’élancer, pâlir, revenir, et dont l’agitation nous semble aussi ridicule que celle d’Ulysse aux marins dont les oreilles étaient closes. J’ai gardé mes lunettes pour être avec le ciel dès que j’ouvre les yeux et, s’il arrive que je veuille le voir de plus près, voici des jumelles. Parfois, sous la paume de ma main, sur ma joue, une herbe vit une minute et palpite comme une paupière amie. Parfois, éveillé soudain, je vois penché sur moi un visage inconnu, nouveau, dont la vue seule me lasse comme si j’avais à le créer, et à imaginer pour la première fois, selon qu’il est bon, ou anxieux, ou triste, la bonté, l’angoisse, la tristesse. Ce sont des compagnies de renfort qui vont à l’assaut. L’ouate leur donne à croire que nous avons mal aux dents, qu’une fluxion peut-être nous menace, qu’il faudra peut-être arracher la molaire, et, débordant de pitié pour nous, irrités de tant de souffrances, nos visiteurs haussent les épaules vers Dieu. ⁂ Quatre heures. Tout est silencieux. Les incendies, mal surveillés, se sont éteints avant l’aurore. Le froid, la rosée, tout ce qui peut pétrifier, la nuit l’a essayé sur nous. Tout est calme. Je me rappelle mes tampons et les enlève avec la crainte d’avoir joui d’un faux silence, mais rien ici que le bruit d’une montre, là-bas d’une brouette qui grince; jamais journée de guerre ne fut remontée plus silencieusement. Çà et là, des fossés, des sillons, les hommes se dressent, s’étirent sans réserve en largeur et en hauteur, comme si ce n’était pas la guerre, puis, se rappelant soudain, reviennent courbés et rampant faire craquer leurs doigts à l’abri. Pas une parole. Personne ne veut donner à la journée une raison de commencer, trahir les cent mille hommes qui s’entêtent, dans cette aube, à croire à la nuit, et ne se brosse, et ne moud le café, et ne va puiser l’eau. Celui-là déplie une lettre et nous donne même, en tournant les pages froissées, un des bruits du soir, dans les pensions... Le pion, allégé déjà d’un soulier, faisait sous ses rideaux claquer sévèrement sa langue... Turpin déjà, qui affirmait ne pas ronfler, ronflait... Mais voilà que derrière nous le premier coup de canon éclate, que l’obus part, part de nos têtes même,--et c’est fini. Je vais réveiller mes agents de liaison, éparpillés, triste boussole en morceaux. Ils se soulèvent, se passent un juron qu’ils multiplient: Ah! Vingt Dieux! Ah! Millédieux! Ils redressent des visages gonflés, mouillés, verdis, comme si l’on avait dû, pour les faire dormir, tenir leur tête plongée dans un fleuve ou dans l’oubli même. Pauvres têtes que les mères en cette minute prendraient dans leurs mains en pleurant, comme si elles les retrouvaient détachées du corps de leurs fils, vivant seules! On en voit qui rêvaient, qui tombent à nos pieds de Roanne, de Vichy...--Pourquoi nous réveiller? disent-ils tous. Puis l’idée vient qu’ils ont un bout de pain, qu’il reste deux sardines dans une boîte ouverte et cachée sur un arbre, et ce modeste appât suffit pour les attirer dans la guerre. Nous n’avons même pas ce matin la consolation de nous laisser aller, de nous détendre: le général en personne vient s’installer dans notre carrefour, étend sur le sol sa peau de léopard gonflée de papiers et, à genoux, y cherche des présages. Nous attaquons. Le commandant Gérard et ses compagnies attaquent Nogeon. C’est eux qui nous ont réveillés dans la nuit, pour savoir ce que nous étions devenus. Ils allumaient leurs briquets pour éclairer nos visages et nous regardaient comme on lit un journal. N’ayant pas encore combattu, ils posaient les questions qu’on pose dans la paix: --Michal avait-il encore sa connaissance? S’est-il vu mourir? Ce sont maintenant nos quatre compagnies qui défilent, éclairées de face par l’aube, et, après le bataillon obscur, le général envoie à la bataille le bataillon clair. Chaque homme sous cette aube se précise, chaque visage, chaque main; ce n’est pas pour une mêlée, mais pour un corps à corps qu’avec cette lumière crue on nous prépare. Des soldats que depuis un mois l’on n’avait qu’aperçus, s’approchent, vous parlent de leur famille, de leurs enfants, vous font soupeser le poids de leur vie, vous tendent aussi la main pour que vous les touchiez, et repartent plus confiants, de voir que vous croyiez à eux. Dans le petit chemin le long du verger, chaque section s’amincit pour dépasser le corps du capitaine Flamond étendu sous son capuchon, et celle qui est près de lui, aux haltes, dessine sa forme, reste bosselée, comme la terre même où on l’ensevelit. Le général prend chaque capitaine à part et lui montre un ordre. Tous lisent vite et s’inclinent, un peu plus souriants et pâles, excepté Viard, qui ne comprend la manœuvre que d’après le terrain, et auquel le général explique le mouvement en lui faisant compter les peupliers, comme par des tables de chiffre. Perret, toujours méthodique et paternel, rassemble en groupe ses soldats et leur répète tous les ordres, selon son habitude. --Tant pis pour vous, dit-il à deux retardataires. Vous ne saurez rien. Puis il oblige chaque homme à remettre à Dollero les objets allemands qui les feraient fusiller, si l’ennemi les trouvait sur eux et Dollero est bientôt recouvert de casques, d’éperons et de dragonnes. --Ce que je prendrais, si j’étais fait prisonnier maintenant! dit-il. Le capitaine Jean met au courant ceux qu’il préfère. Viard ses sergents, Perrin, les plus intelligents; et nous partons, vers les peupliers, guidés, selon la compagnie, par l’amitié, le grade, ou la ruse. Mais à mi-chemin de Nogeon, un lieutenant de dragons réclame deux gradés pour faire cesser entre les peupliers et Fosse-Martin l’allée et venue de soldats isolés, et il m’emmène avec Mourlin. * * * * * Nous suivons les fossés de la route, arrêtant les hommes qui reviennent, les questionnant: --Où vas-tu? --Au village. --Quoi faire? Ils répondent sans méfiance qu’ils vont se reposer, et, quand nous leur disons de repartir, nous regardent comme si nous avions trahi leur confiance. Un peu honteux, nous leur offrons de l’eau fraîche. Ils boivent, croient nous avoir gagnés en buvant, repartent vers Fosse-Martin. Mais nous les prenons par le bras, nous les retournons face à Nogeon qui brûle. Nous les poussons à peine et ils repartent. Ceux qui ont mauvais caractère d’ailleurs haussent les épaules. Nous avançons en utilisant les meules et en tournant autour d’elles, selon que les obus viennent de Puisieux, de Vincy, ou de Bouillancy. Au pied de chaque meule, déjeuner du matin, nous trouvons à manger. Meule avec un morceau de pain, meule avec un reste de conserve; ne pouvant offrir leur blé, elles offrent ce qu’elles ont. Meule avec une lettre. Meule avec un obus allemand non éclaté, et du côté français, malice, une bouteille qui, elle, est vide. Meule d’où sortent deux souliers inertes. Mourlin tire sur l’un, moi sur l’autre, avec précaution d’abord, mais nous sentons que le soldat résiste et n’est pas blessé. Il se cramponne. Il se demande ce qu’il va prendre si c’est un colonel, deux colonels qui lui tiennent ainsi les jambes. Il apparaît. Il dormait depuis hier: --Vendus! nous dit-il, sergents de ville! Nous lui allongeons une calotte, un coup de pied; il se défend comme il peut, mais reçoit une paire de claques, et s’en va vers les peupliers, brouillé avec nous pour toujours. Sur la route, les blessés d’hier que l’aurore et les shrapnels surprennent dans leur retour. Des isolés qui s’appuient sur leurs fusils, la crosse sous l’épaule, le canon à terre. Des groupes de trois, enlacés, celui qui souffre le plus au centre, se retournant lentement tous trois quand on les appelle, liés et endoloris, souffrance antique, par un serpent invisible. Un caporal enfant, qui ignore ce que l’on fait des blessés, puisqu’il veut donner des lettres pour sa famille à ceux qui vont au combat. Là, une trace de sang qui au lieu de venir de la bataille va vers elle. Deux soldats de mon régiment qui rient, expliquant que la même balle les a blessés, l’un à la tête, l’autre au pied, et que Mourlin achève de mettre en gaieté en leur demandant ce que diable ils faisaient ensemble. Un petit qui souffre, qui se met à genoux, comme un pauvre animal, quand il ne peut plus avancer... qui s’étend. Un grand qui marche posément, lentement, au milieu des boiteux, avec mille précautions, car il a une balle dans les poumons et qui, malgré tout, se jette à terre dès qu’arrive un obus. Puis, le danger passé, il se redresse peu à peu, verticalement, et se lève comme on grandit. Un lieutenant qui, d’une main tâtonnante, cherche son lorgnon vers son cerveau ouvert et se plaint de sa myopie. Derrière des meules déjà repérées par les canons ennemis, des dizaines de blessés graves entassés qui, par peur de devenir encore plus visibles, repoussent les petits blessés comme d’un radeau surchargé. Certains ont enlevé leur capote et marchent en chemise, pour que les Allemands ne tirent pas sur eux; et parfois au milieu des gémissements un appel: c’est un blessé qui vient d’être atteint à nouveau, c’est un jet de sang nouveau, tout frais, et c’est, au milieu de cette plainte monotone, un cri tout vif. Puis, soudain, déblayant pour une minute la route et les champs comme s’il guérissait et entraînait avec lui tous les blessés, un régiment de renfort qui charge en compagnies déployées sur Nogeon. Rien que des inconnus, et de chaque inconnu, à la guerre, on a l’impression qu’il n’avait rien à voir là-dedans et qu’il s’est battu pour vous. Le soleil rabat toutes leurs ombres sur la gauche et Nogeon ne reçoit que des images, des corps illuminés. Ils vont dans l’axe de la route, chacun d’eux qui tombe, tombe dans la ligne même des sillons. Ils entrent dans Nogeon, et la distillerie, presque aussitôt, s’allume, flambe. En dix minutes, elle est en feu, d’un feu lourd dont ses grandes cheminées essayent par habitude de donner la meilleure fumée. Ils reviennent, se reportent en arrière,--puis sortent encore des soldats isolés, les plus braves, et ceux enfin qui supportent le mieux la chaleur; une arrière-garde roussie, qui cède au feu sans hâte. En voici un dernier qui sort de la flamme même... En voici un autre... Plus personne... Des papiers rougis, des flammèches voltigent, que les soldats se donnent la peine d’attraper et d’éteindre d’une claque, quand ils sont près d’un officier, comme les enfants qui tuent les mites pour plaire à la maîtresse de maison. Notre lieutenant de dragons est revenu au galop. Il n’a plus le même cheval, et Danglade non plus, qui passe avec des ordres. Chaque cavalier reparaît dans la bataille avec une monture qu’il connaît et qu’il aime de moins en moins, et vers le soir la mort de son cheval ne le touche même plus. A nouveau un flottement à la droite de Nogeon et nous arrêtons ceux qui ont trouvé un prétexte pour chercher un peu de repos. Nous retenons pour nous aider un petit caporal du 60ᵉ, qui a vingt-deux ans; timide, il ne s’attaque qu’aux visages imberbes et il ne sait arrêter, au lieu de crier, qu’en courant se mettre devant l’homme qu’il poursuit, comme ferait un chien. Des fuyards habiles qui se sont organisés en corvée d’eau, et marchent leurs sacs de coutils dépliés. D’autres, plus modestes, qui voudraient seulement de l’ombre. Un zouave qui, pour détourner mon attention, me montre un revolver prussien et veut m’entraîner dans un trou, à cent mètres, où tous les boches morts ont encore leurs lorgnettes. C’est à mon tour de résister. Des vieux à visages durs, qui se sentent plus braves que nous, et sont vexés de reprendre leur élan sur deux sergents parvenus. Un autre qui se venge en ne quittant pas des yeux le nez de Mourlin, qui y a attrapé un coup de soleil. Toutes les cinq minutes désormais, Mourlin demandera ma glace, ou la glace de ceux qu’il arrête. Des camarades, dont la tête apparaît dans ce reflux, et qui me disent: Un tel est tué, car cela coûte un mort au moins, aujourd’hui, de revoir une figure connue. Un soldat tout pâle, auquel je montre un aéroplane en lui glissant un fusil dans la main, comme à un enfant pour qu’il mange sa soupe. Parfois le renfort d’un agent de liaison, qui revient de la brigade et nous dégoûte du village, où il n’a trouvé ni eau, ni pain: rien que des marmites, et surtout le général, qui le prenait pour un fuyard et le menaçait à distance de son revolver. Il a chargé sur lui en agitant son pli et est parti sans attendre de réponse. --Alors, allons-nous en! disent les autres. Nous les retenons maintenant. Le lieutenant veut en rassembler une cinquantaine que nous ramènerons en sections. Ceux qui arrivent sont tout étonnés d’être reçus comme s’ils étaient attendus et prennent sans mot dire la place qu’on leur indique. --En route! Pour se débarrasser du cheval, on le lâche simplement vers l’arrière, et nous avançons. Les balles sont de plus en plus basses et l’on rampe. Un homme parfois s’encastre entre deux grosses betteraves et se dégage avec peine. Voici les peupliers. Nous sommes tombés dans une compagnie déployée dont nous troublons une minute les habitudes et qui nous accepte sans enthousiasme dans son fossé. Les Allemands sont là, à trente mètres. Il y a parmi eux un grand diable qui se lève à demi toutes les cinq minutes et qu’on n’arrive jamais à tuer. Cela intéresse les nouveaux venus. Le voilà; un dos gris vert surnage tout à coup au-dessus des betteraves. Deux coups de feu sur lui. Bien des Français n’auront vu de l’ennemi que ce pauvre pantin. Le soir on a fini par l’atteindre. Tout est calme. C’est encore l’heure où les premières lignes lassées forment la seule zone neutre des deux pays et montent seulement la garde devant la bataille. Que les secondes lignes tiraillent sur les secondes lignes allemandes, que nos canons canonnent leurs obusiers, que nos civils haïssent leurs civils! Nous ne tirons pas, nous réservons notre colère pour une compagnie de renfort, étendue cinquante mètres derrière nous, qui nous prend pour des blessés, et dont le capitaine nous crie sans relâche qu’il va nous délivrer. Capitaine agité qui hurle aussi: «Vorwärts, Vorwärts», pour provoquer les Allemands, et Mourlin aussitôt, pour les calmer, crie plus fort encore un mot allemand qu’il croit, à tort, signifier: Repos. Tous deux luttent de la voix une minute, et devant nous les Saxons se taisent, craignant un piège, se demandant ce que peuvent bien préparer les Français pour hurler ainsi alternativement, dans la langue impériale: En avant! et, Tranquillité! La journée commence: Mourlin, qui est de l’active et de la classe, a tiré son mètre et coupe le jour d’hier. Mardi 8. Le soleil se couche. Mais un moment encore nous tirons, sur lui, par les sillons, comme on tire par un tunnel dans les boutiques de foire, et un avion allemand profite des dernières lueurs pour venir espionner ma compagnie. Cinq minutes entières il reste au-dessus de nous à virer. Il ne perd pas un de nos gestes. Il pourra dire à von Kluck: Mourlin a toujours son coup de soleil, Dollero lit une lettre dénonciatrice qui commence par «Mon Dollero», Bernard mâche ses betteraves: attendant la nuit avec ses propres armes, nous fermons les yeux, rejetant la tête en arrière quand notre somnolence heurte soudain en nous le sommeil même. Pas de tranchées, nous ne laissons sur le sol que la trace de nos corps et à fleur de terre nous trouvons la confiance qu’il faudra puiser bientôt de plus en plus profond. Visite d’un brave soldat qui rampe jusqu’à nous, les bras repliés sous lui, comme les chiens sans malice replient leurs pattes de devant, et qui risque sa vie pour attraper un mille pattes et le jeter sur nous, avec ses trente pattes frétillantes. De temps en temps, Jalicot crie: Rendez-vous! pour faire une farce aux Allemands, qui continuent à tout prendre au sérieux et répondent en français pour qu’il n’y ait pas d’erreur: Non! Non! Puis, à leur tour ils crient de nous rendre et nous leur répondons d’une voix un seul et même mot. Ils sont vexés: eux nous répondaient poliment! Sur la droite, à tout propos, les bugles des alpins, qu’on aperçoit sombres à flanc de pente, comme leurs sapins dans la montagne. Ce sont des alpins réservistes plus fidèles à la musique que les jeunes. Une alerte, qui tend le front français, et nous nous couchons sur le côté pour mettre nos baïonnettes, les uns se faisant face, les autres se tournant le dos. Parfois, sous ces étoiles, sous ces balles qui ne rencontrent plus la terre nivelée par la nuit, une gloire sous laquelle nous rampons minuscules et nous remuons sans hâte, comme ceux, sous des toiles, dans les théâtres, qui font la mer tranquille. Minuit. Nous nous sommes ensevelis dans un trou, et ceux qui ne veillent pas nous rejoignent. Voici celui que nous désirions le moins, car il ronfle, le capitaine. Entassés, nous avons les jambes prises dans de lourdes jambes; des inconnus, nous aimons mieux ne pas savoir qui, nous étreignent. Parfois on défend durement sa tête contre un genou, un soulier, une tête. Parfois un arrivant ne sait pas qu’on dépose son arme, et s’étend sur nous avec son fusil qu’on expulse peu à peu, comme une arête. Parfois des coups de pieds violents et anonymes contre une jambe importune qui doit être celle du capitaine. Un soldat du fond qui grelotte donne au tas un mouvement fébrile; deux derniers invités, magnanimes, jettent sur le trou comble leurs pèlerines. Un officier en ronde nous commande de nous lever; nous nous taisons; il nous menace; il faut que le capitaine dégage sa tête, et du milieu de nous, nous commande, comme notre conscience, et surtout à ceux du fond, de ne pas bouger. Un soldat qui vient d’être blessé s’arrête près de nous, demande où est le poste de secours, et, pris de générosité, dépose sur le rebord de notre trou des objets qu’il nous nomme. --Des courroies de sac neuves, du saucisson, un couteau. Au bout d’une minute il revient. Il n’a pas trouvé le poste et d’ailleurs éprouve un remords au sujet du couteau qu’il reprend. Mais il n’a pas le temps de repartir. Aux quatre coins du plateau les mitrailleuses font leur bruit de squelette. Un de nos canons tire au hasard dans la direction de l’Allemagne. La fanfare des chasseurs sonne, s’arrêtant soudain, comme si tous les musiciens se précipitaient en mesure pour ramasser un même blessé. Le soldat mange son saucisson. Un des dormeurs du fond essaye de se dégager; les autres se font plus lourds pour qu’il reste immobile. Il remue encore par saccades, puis, écrasé, se plaint, se tait. Une heure. Nous revenons à Fosse-Martin par la route, muets, entêtés. L’amitié nous colle l’un à l’autre et chacun s’appuie sur un camarade, mais nous ne savons plus parler doucement, discuter, et personne ne cède plus à personne. Dollero veut me forcer à prendre le pain qui lui reste. --Mange ce pain. --Garde-le. --Tu n’en veux pas, eh bien, regarde. Il n’insiste pas. Il le jette, et Dieu sait pourtant ce qu’était pour nous le pain, cette nuit-là. --Jette. Ségaux voit que mon rhumatisme à l’épaule ne va pas mieux, et il veut porter mon fusil. Nous nous battons. Je le lui arrache. Il me fait mal. Je lui fais encore plus mal, et il a les larmes aux yeux. Enfin Fosse-Martin!... Sur la petite place, les blessés qui claquent des dents ne savent si c’est la mort ou le froid, demandent le major aux uns, aux autres une couverture. Un séminariste qui n’ose dire «je meurs» dit «je n’existe plus, je n’existe pas!» Dans l’ambulance comble, un soldat délire, compte des chiffres en chantant, et meurt quand il a prononcé le chiffre de son âge. Sur la route, un officier montre du doigt, derrière l’abreuvoir où elle se reflète, la fenêtre éclairée du général, et, stupide, avec un accès d’enthousiasme, confie à son voisin:--C’est Bruges, vraiment! Regardez donc! c’est tout à fait Bruges! ⁂ Le ciel est muet, les arbres muets. On a retiré le langage aux armées étendues. Jamais un mot n’a tant coûté, et ceux parfois qui se relèvent, étendant les bras, ne parlent à la nuit que par gestes. On se réveille, coupé soudain par le froid à la partie nue du poignet, du mollet, du cou, et on l’entoure d’un mouchoir comme une vraie blessure. Le camarade du capitaine qui ronfle, siffle timidement au-dessus de lui depuis un quart d’heure sans oser le toucher. Un télégraphiste a pris un dormeur dans son fil et, une demi-heure entière, essaye de tout dégager sans que l’autre se réveille. Partout, pour le sommeil, le respect qu’on a, dans la paix, pour la vie. Comme pour la renforcer, dès qu’ils ont soigné leurs chevaux, les dragons viennent s’étendre derrière nous et doubler en ronflant notre ligne de dormeurs. Quatre heures. On voit celui qui perdit hier son meilleur ami ouvrir des yeux à nouveau ignorants, tout apprendre, et les refermer. Des sabots qui tapent sur la route, un air acide, une lumière verdâtre, tout ce qui vous a fait désespérer, jadis, au printemps, à l’aube du jour où vous aviez entassé d’avance les heures les plus douces..., puis l’on se rappelle où l’on est. On se dresse soudain comme si l’on avait dormi sur le rebord d’un pont, en veillant à ne pas chanceler du côté de la bataille. On voit la frontière même marquée par cette chaîne de soldats anéantis. On a une seconde d’ingratitude pour tous ceux qui là-bas derrière pensent à vous. Pourquoi vivent-ils? La guerre serait si belle s’ils n’existaient pas. Puis, repentant, par amitié pour eux, on pense à soi-même avec leur tendresse.--Pauvre vieux, se dit-on. On s’appelle par son prénom et par les surnoms qu’ils nous donnent. Le courage revient et l’on vole le meilleur fusil et la meilleure baïonnette de ceux qui dorment encore. Un brave adjudant réveille ses hommes en les chatouillant avec des herbes:--Eh l’olibrius! dit-il à chacun, regarde ta montre! et les olibrius ouvrent des yeux jaunes, des bouches lourdes où s’engouffre le matin. Puis, dans l’aurore même, cadran solaire sans soleil, notre petit canon matinal éclate et, parti de l’Allemagne à la même seconde, un gros obus arrive, nous couvre de pierres, de terre, de débris de tôle. C’est trop de bruit! Les olibrius se lèvent en jurant... et aujourd’hui commence. Belle journée. Une fois admise, il faut la juger sans parti pris. Le soleil s’élance de nuage en nuage et celui qui le contient est doré. Le ciel est bleu clair, avec quelques abîmes. De ces ormeaux dont les obus détachent toutes les minutes la verdure par branches entières, l’automne fait tomber aussi, mais une par une, des feuilles jaunes. Pas d’ordres encore, et nous avons une heure de flânerie. La route est aux blessés légers, qui n’ont pas voulu s’égarer la nuit, et qui marchent gaillardement, chacun portant à fleur de peau, on peut toucher, son éclat de grenade ou sa balle. Voici Trinqualard, atteint au bras gauche, à ce pauvre bras gauche que toute l’armée française a si volontiers sacrifié depuis le jour de la mobilisation et qui n’a pas essayé de se racheter en devenant moins maladroit, moins rétif. En échange de la nouvelle qu’hier nous en avons fait cent, Trinqualard me donne un vrai prisonnier qu’il a ramené de Puisieux, avec lequel nous jouons une minute, qui s’apprivoise et ne veut plus nous quitter. Mais quand un obus arrive, il gémit, déplore son aventure et nous lui crions de se taire: --Comment se taire, avec une guerre pareille! répond-il. Jusqu’à nous parviennent maintenant de nouveaux convoyeurs, de nouveaux conducteurs qui se trouvent pour la première fois sous le feu. Ils courent, ils ont les yeux pleins de curiosité et d’angoisse; ils demandent où sont les Allemands, si c’est la garde prussienne, quelles sont les blessures les plus fréquentes, si nous gagnons. Ils ont de petites jambières comme on les porte dans les pays de serpents, et, au milieu de notre vie lente, continuent toute la journée une existence saccadée, leur plaque d’identité en évidence sur l’uniforme, empressés à relever le moindre sac, le moindre fusil, domestiques nouveaux de la bataille, ayant sur les lèvres le nom de tout ce qu’ils ont à perdre, enfants, femmes, parents, distribuant soudain sans raison des boîtes d’ananas ou de homard, abattus par le vent du moindre obus comme s’ils étaient moins lourds que nous. Le vent vient de l’Est; pas une de nos paroles qui soit entraînée vers l’ennemi, nous parlons, nous rions sans avoir à nous méfier de nos rires et les cavaliers eux aussi, une fois à terre, relâchent leurs chevaux sans plus s’en occuper, assurés qu’ils ne peuvent aller que vers des amis, et qu’à Meaux, à Tours, à Bordeaux, un jour on les rattrapera. L’air est léger. Nous y vivons en liberté, avançant en tirailleurs dans les champs pour préparer l’assaut. Nous visitons les meules, les talus; et de chacun, comme nous appuyons sur la peau pour faire sortir une balle en surface, nous ramenons un Allemand endolori, blessé d’hier ou d’avant-hier. Sur ceux-là, il ne peut y avoir de doute, c’est nous qui les avons touchés. Nous les avons touchés aux poumons, à la tête, à la hanche, nous leur avons simplement, petite leçon chrétienne, traversé les deux mains, et chacun d’eux suit son Français, un peu moins agile, un peu moins fort, à peine moins calme, tous les deux avec des lèvres un peu gourmandes, un peu méfiantes, car ils ont échangé leur tabac et ils l’essayent. Voici les ordres. La division réclame d’urgence un état de ceux qui savent le turc. Il suffirait de savoir le turc pour n’être pas tué aujourd’hui. Unique remède d’ailleurs, car on cherche en vain au fond de soi un mot, un seul mot, à défaut d’un langage entier, qui soit un talisman et vous assure votre vie. Personne d’ailleurs dans la compagnie ne sait le turc, ou, dans un effort pour vivre, ne le devine subitement. Horn sait le danois, se propose au sergent-major, mais sans espoir. On l’inscrit quand même; toute la journée il se retournera vers les agents de liaison, pauvre Hamlet dédaigné. --Bergeot sait l’auvergnat, crie Forest. Et chacun crie ce que sait l’autre: Jalicot la langue des Pions: les habitants de Lapalisse, Charles le tunisien, Pupion le patois de Charlieu; Masseret fait la perdrix, Dollero l’autobus... Mais le capitaine siffle. Nous repartons dans cinq minutes vers les peupliers. Nous nous calmons, nous équipons, et tous,--pourquoi tiennent-ils à être si vulnérables!--après avoir dit au revoir au capitaine dans leur meilleur français, écrivent une dernière carte postale, sans se hâter, en la relisant même pour l’orthographe. Mercredi, 9. La journée a bien marché. Nous étions tous heureux, lucides. Nous avons fait une bonne bataille, car, dans le civil, nous aurions fait aussi, selon notre métier, une bonne affaire, une bonne table. Pour la quatrième fois, nous revenons à Fosse-Martin, déchirés cette fois, en loques et portant tous la trace d’un corps à corps avec les Allemands ou avec la terre. Étendus près des cadavres de ceux qui nous résistaient la veille, des soldats de Nassau, nous avons préparé pour demain un tapis avec des Saxons. Qu’il fait beau! Le silence suffit pour nous redresser. Pour la première fois de la journée, nous allons debout, malhabiles, trop grands, cherchant un nouvel équilibre et nous appuyant tous sur le brancard du capitaine André. Assuré déjà de mourir, il nous questionne sur tout ce qui tourmente sa pensée; mais, n’osant parler de lui, il parle comme s’il s’agissait du capitaine Flamond tué lundi. Où a-t-on mis l’épée de Flamond? son portefeuille? Où l’a-t-on enterré? et nous lui répondons comme si Flamond, qui se moquait bien de tout cela, était devenu à la dernière heure de sa vie un père de famille scrupuleux et doux: l’épée, la croix, les papiers sont déjà partis pour Roanne, scellés, et, nous le jurons, on l’enterrera, Flamond, dans un cercueil. Voilà de nouveau l’ambulance, et nous sommes arrêtés dès le premier brancard par Courtois, notre fourrier de réserve, auquel Chalton, notre fourrier d’active, parle d’en haut sans se courber car il a une balle dans l’œil. «C’est la mort des fourriers!», disent-ils en essayant de rire, et Courtois, qui a le poumon traversé, s’inquiète, pose sur son mal des questions précises auxquelles nous répondons des phrases vagues, car elles doivent servir aussi aux voisins qui écoutent, aux jambes brisées, au foie troué. Cent hommes étendus, qui ont été retirés plutôt de l’air que de la bataille et auxquels on souffle de l’oxygène. Visages dégonflés dans lesquels on sent desséchés et fades tous les secrets qui faisaient leur vie, cantonniers qui ne pensent plus aux routes, charrons qui se fichent des voitures, yeux francs qui soudain louchent. Nous questionnons ceux de notre compagnie. --Et Jalicot? --Il va bien, mais Vergniaud est tué. --Et Pupion? --Bien, mais Béreire est tué. Tristes rançons. Par quel mort équilibrent-ils mon nom, à ceux qui les interrogent sur moi? Mais Charles nous appelle au seuil d’une petite maison, et nous offre à boire. Impression bizarre d’être dans une chambre. La porte une fois fermée, malgré nous, notre cœur s’élargit jusqu’au plafond. Nous buvons, nous nous disons nos plus grands secrets. Drigeard parle de sa femme, Charles de ses petites filles. Les photographies sortent de nos poches, comme si les noms eux aussi se dilataient. Dans cet espace clos se dissémine tout ce que la bataille depuis quatre jours comprimait. Cela sera le diable de faire rentrer tout en nous, quand nous allons sortir, et une ou deux de ces formes vont nous accompagner tout le soir. Charles croit que la bataille va finir, qu’il y en aura une ou deux encore, sur la Meuse, sur la Somme... la dernière sur le Rhin, car déjà, bien que nous combattions dans un pays sans ruisseau, sans sources, les rivières se glissent dans nos dialogues et entendent donner leur nom au combat. Nous avons rejoint le capitaine au carrefour. Il est monté sur les marches de la petite croix de fer à laquelle il se cramponne et surveille les champs comme un pilote. Une compagnie creuse des tranchées devant notre fossé, et de temps en temps, en face de moi une tête émerge, toujours la même, celle d’un soldat à grandes moustaches qui me prend en amitié. Quand il me devine engourdi, il m’arrose de terre sèche et rit. Il me passe à la main tout ce qui se trouve dans son trou, un grillon, un reste de cartouche de chasse. Pour me parler il prend le prétexte que l’on prend quand on commence à parler. Il me demande le nom de chaque chose. Quelle est cette plante? Il a toujours ignoré son nom. Dans son pays on appelle cela du santeuil. Il veut jouer. Comme un chien qui rapporte son caillou, il me lance une boîte vide, qu’il reçoit sur la tête en éclatant de rire; l’affection le pousse à creuser de mon côté et à me téléphoner par une racine. Après chaque shrapnell, il disparaît et revient avec les noms des blessés, car tout ce qui porte un nom l’intéresse et il me demande le mien. Comme Drigeard nous donne le café, je lui passe mon quart; pour me le rendre, il sort tout entier de sa tranchée, et nous nous trouvons face à face, intimidés comme les correspondants des Annales qui ne se sont jamais vus et ont pris rendez-vous entre deux trains, dans une gare; il est mal à l’aise, mais heureux. Il examine l’autre bout de sa racine; il prétend que c’est de l’acacia noir et non point du cardénate; et soudain, comme si le train partait, il regagne d’un bond son trou. J’ai revu deux fois sa tête, lui jamais plus. La nuit tombe; les bouchers du régiment cherchent un bœuf échappé en suivant la ligne des tranchées qu’il n’a pu franchir. Les obusiers allemands se sont tus un par un, et, tout seul, un petit canon français use ce qui restait de munitions à ses confrères plus nonchalants. Des travailleurs et des blessés passent, interpellés par le général qui, malgré lui, manifeste plus de sympathie pour les soldats touchés aux bras qu’aux jambes. Accoudé au-dessus du talus, nous profitons du spectacle, des cavaliers dans leurs manteaux, des volontaires qui s’inscrivent près du feu pour les patrouilles, têtes de pourpre, et chacun souhaite avoir là celui d’entre les siens qui jouirait le plus d’une pareille nuit, le capitaine son père, Drigeard son directeur d’école, et Dollero, Vigny. Les sapeurs ont reçu du bois et construisent un abri au-dessus de nous-mêmes... A mesure que je m’assoupis, ils me cachent peu à peu le ciel avec des planchettes.... De temps en temps, une alerte venue de l’Oise nous effleure pour gagner la Meuse et la fusillade crépite. ⁂ Dollero s’agite dès trois heures. Il a faim et m’éveille en retirant la musette avec laquelle il m’a calé. Drigeard réveille le capitaine, étendu sur son sac à café. Chacun a dormi cette nuit sur le bien le plus précieux de l’autre, et nous nous saluons par des excuses au lieu de nous secouer brutalement. J’erre au milieu de mes agents de liaison, hésitant, choisissant enfin, pour l’éveiller le premier, comme si j’avais à ressusciter des morts, le dormeur qui remue encore un peu, et le visage le plus doux aussi, pour qu’il me maudisse moins. Je me penche, j’ouvre avec mes doigts ses paupières mêmes... Je les maintiens une minute. Il voit... Puis je le charge d’éveiller les autres. Le silence dure. Les chevaux vont boire sans que les obus éclatent près de l’abreuvoir. Nous voyons là-bas les artilleurs graisser leurs pièces, s’étendre au-dessous d’elles, accrocher aux affûts de petits pots d’essence ou de ripolin, et des canons, ce matin, semble couler une résine bienfaisante. Repos tel que le cordonnier de la compagnie accepte un soulier et le répare. Le soldat qui a le pied déchaussé ne vit plus: la bataille pourrait recommencer juste maintenant! Mais un second se délace, un troisième enlève d’avance ses deux souliers. Jamais, depuis un mois, nous ne sommes entrés dans la journée comme dans une mer calme, les pieds nus. Des médecins se promènent jusqu’à notre ligne, le cœur du village n’est plus notre sang, n’est plus l’ambulance. Déjà les soldats entreprennent tout ce qu’ils avaient remis à la conclusion de la paix, sculptent les crosses allemandes, forgent les bagues, accouplent en paniers les douilles d’obus. Toujours pas de canon. L’heure que nous nous étions fixée pour croire à la fin de la guerre est passée d’une minute; nous nous donnons un quart d’heure encore pour être tout à fait tranquilles, puis une demi-heure, puis une heure, regagnant la paix, comme on regagnera plus tard l’arrière des tranchées, par des boyaux de plus en plus larges. Nous n’osons penser à ce que signifie ce repos, à part ceux qui prétendent que tous les Allemands sont tués par des obus à gaz. Nous n’osons pas plus y regarder de près que l’alchimiste, le feu éteint, dans sa cornue. Nous attendons que l’aube se dépose toute sur la plaine et qu’on trouve des noms de cuivre, d’or, au pied des peupliers. Nous n’osons que plaisanter et demander à Bergeot--il le ferait peut-être mais toute sa vie il aurait du remords--s’il épouserait la sœur de sa veuve. Le capitaine refait son régiment à six compagnies. Nous rassemblons tous les papiers d’appel qu’au cours de la nuit un soldat inconnu a glissés dans nos mains ou posés sur nous-mêmes, nous secouons, pour ne perdre aucun nom, nos fagots, nos gerbes de paille et il nous reste sept cents hommes, trois capitaines, six lieutenants. Nous pouvons désormais compter sur eux, car les civières rentrent vides de leur sortie matinale, à part une seule, de laquelle un soldat nous crie qu’il est le dernier blessé. Il est blessé au bras; le général lui serrera la main. Barbarin qui mettait au courant son carnet d’Alsace, quand la bataille éclata, le reprend et, pour me redonner la mémoire, me fait épeler les mots. --Le bourg avant Thann? --Aspach. --Le bourg de la poule? --Bellemagny. Voici le ravitaillement. Voici un pain aigrelet, d’un blé qui n’a pas vu le soleil. Nous comptions qu’on nous porterait les trois mille rations habituelles, mais le lieutenant du convoi, homme sans cœur, n’a pas voulu supposer qu’aucun de nous n’était tué, et a supprimé sans remords deux mille rations. Voici Guillemard, qui arrive en auto des Invalides, où il a porté notre drapeau allemand. Le général Gallieni lui a donné la médaille et cinquante francs. C’était la première fois qu’il allait à Paris: il a pu voir la Tour Eiffel au moins dix kilomètres, pendant le retour, car il était assis dos au chauffeur. Il n’a aucune nouvelle; il a oublié de demander comment cela allait, le général ne lui parlait que de sa famille; la prochaine fois que nous prendrons un drapeau, il faudra convenir de rapporter le journal. Sept heures. Le vaguemestre et moi n’y tenons plus. Nous partons à bicyclette vers les peupliers par la route de Nogeon. A toute allure. C’est un barrage qui vient de s’ouvrir devant nous. Galopant sur des chevaux sans selle qu’ils ont trouvés, des fantassins au torse nu s’amusent une minute à nous escorter et, malgré nous, au lieu de leur parler, nous faisons la course. Dans les champs, les hommes enterrent les morts dans de larges tranchées, les collant l’un à l’autre ou les espaçant selon ce qu’ils croient de la mort, et si l’un des tués est trop grand, plutôt que de le plier, l’étendant de biais sur les autres. Des patrouilles s’égarent à la recherche de petits arbres ou de poutres, selon ce qu’elles croient de Dieu, pour marquer les tombes, et chacun revient portant sur ses épaules le bois brut d’une croix lourde ou légère. De petits feux, où l’on fait rougir des pointes de baïonnette pour graver les noms; des chevaux enduits de pétrole qui flambent; des adjudants qui distribuent avec parcimonie de la chaux vive et nous suivent d’yeux menaçants, curieux de savoir ce que peut bien aller faire un vaguemestre en avant des lignes. Des ombres de nuages immobiles marquent les champs comme des meurtrissures. Tous les hommes amaigris, hâves, et presque semblables à force de ne plus recevoir qu’une maigre pâture biblique, les deux aliments secs et seuls, viande et pain, pain et viande. Le silence des premiers temps où n’existaient point encore les petits animaux, les coqs, les oiseaux, les chats. Echouée sur un monticule, comme après un déluge, une arche recouverte d’une bâche, les roues brisées et d’où l’on retire un homme dont le bras pend, pauvre être unique. Le bruit métallique des plaques d’identité qu’un soldat du génie enfile dans un lacet, triste monnaie chinoise pour vendre nos tués. Le groupe des morts inconnus, alignés, chacun avec un genou plié, ou un bras levé, ou le sourcil droit qui se fronce, ou la tête obstinément raidie vers la gauche, comme un geste convenu auquel devra le reconnaître son meilleur ami. Un mort tout menu, tout léger, et les fossoyeurs sont plus tristes d’enterrer un esprit. Voici Nogeon, où l’on retrouve le commandant Gérard, étendu face contre terre depuis mardi matin, et qui meurt pendant qu’on le retourne. Nous prenons la route de Vincy, déserte, malgré nous appuyant vers le côté droit, vers les Français encore épars. Sur eux le violet, le rouge boueux sont devenus un violet vif, un rouge vif. Leur barbe a déjà poussé, et tous sont arrivés vétérans à l’enfer le plus proche, mais nous voyons rarement les visages, les couleurs de l’uniforme semblent surnager bien au-dessus d’eux et flotter sur les betteraves. De ci de là surgit une baïonnette; des fusils lâchés pendant l’assaut sont piqués en terre la crosse droite; un mort debout, mais qui déjà s’alourdit, qui tombera si le secours n’arrive; un autre plaqué contre un support de mitrailleuse, et semblent avoir été pris par une tempête. Mais du côté allemand, c’est bien le massacre, cadavres gris, sans armes, aux visages si morts qu’ils paraissent avoir été tués après s’être allongés pour mourir, amas où le mort du dessous semble parfois moins mort que celui du dessus, et être venu avec cette charge au combat. Au pied de chaque peuplier, des hommes brisés comme tombés du faîte. Mais à Fosse-Martin des clairons sonnent. Il faut revenir. L’ordre est arrivé de nous tenir prêts. Est-ce pour partir en avant, est-ce pour reculer? Est-ce pour regagner le pauvre chapelet des gares de Ceinture, le Bourget, Rosny, ou pour ouvrir enfin notre éventail de villes, Soissons, Laon, Coblentz? Angoisse des plus grands examens, après l’oral. Dernière promenade à l’ambulance où ne reste plus qu’un mourant dont s’approchent à tour de rôle, car il y a eu visite ce matin, tous ceux qui ont un furoncle, un panaris, mais on sonne le départ et de la porte j’aperçois au loin Drigeard qui met son sac, m’invite à courir, me montre le fond du village, d’un geste qui semble indiquer la route et--j’en frémis encore--me laisse croire que nous reculons. Il me montre le général, à cheval, qui tend le bras vers nous, vers l’avant. ⁂ On ouvre l’arbre qui barrait la route; chaque peuplier décharné se lève aussi sur l’accotement comme le poteau d’un passage à niveau. On siffle les hommes les plus pressés, qui ont franchi le remblai et avancent à petits pas, essayant comme un gué cette campagne libre. Nous partons, mais l’état-major a calculé les heures de départ et les distances comme s’il s’agissait d’un régiment neuf; les deux bataillons flottent dans cette route trop large. Renonçant aux pierres des kilomètres, nous nous reformons et nous resserrons entre des bornes plus modestes. C’est le départ pour une seconde guerre. Nous ne nous connaissons plus. Les hommes qui restaient des compagnies supprimées sont distribués dans les autres, veulent rester groupés et les coupent en tronçons. Grands et petits sont mélangés, l’immense Berquin qui nous servait de pylône n’est plus qu’à dix mètres de nous et il semble que notre vue soit faussée. Une presbytie cruelle nous montre distinct le guide même du régiment, et chacun des soldats dont on ne pouvait autrefois, de si loin, deviner les traits. Chaque silhouette jadis incertaine a maintenant un petit visage et vous regarde. Les barbes ont poussé, les cheveux. Souliers et jambières, desséchés et privés de graisse, ont l’air d’envelopper des jambes mortes. Dans cette section, tous se taisent, les bavards en ont été tués, et dans celle-là, sans doute, les bonnes âmes, car tous y ont le regard dur. Chacun occupé de son sort, les cuisiniers en surnombre rongés par la pensée qu’on va supprimer leur emploi, les ordonnances dont les officiers sont morts cherchant tenacement à savoir quels officiers survivants ont perdu leurs ordonnances. Des sous-lieutenants veulent monter le cheval de la compagnie, et, peu cavaliers, imitent instinctivement les gestes et les manies du capitaine mort. Aux haltes, poussé par l’habitude vers des camarades ou des officiers absents, on se retrouve seul, abandonné, et l’on se tourne avec reconnaissance vers l’arrière du régiment, qui n’a pas trop changé, vers le docteur Mallet, vers Laurent, vers tous ceux qui ont réussi à garder étroitement unis leur corps et leur nom, vers le cheval de Ramonchamp que nous ne pouvons atteler et qui suivra haut le pied toute la guerre, vers tout ce qu’il y avait de stable dans notre passé! Nous avons laissé les peupliers sur notre droite et nous suivons, jusqu’au delà de Bouillancy, la ligne de bataille du 7ᵉ corps. Retirés et adossés au gazon du talus par des mains pieuses, tous les morts qui étaient tombés si durement sur la route et les cailloux. Pendant les pauses, nous nous confondons avec eux, assis ou étendus, puis le sifflet résonne, et, injuste jugement dernier, nous seuls nous relevons. Des livrets militaires, où l’on cherche par habitude quelles punitions ont eu à la caserne les tués auxquels ils appartenaient, bien peu savaient nager. Aux carrefours, des cavaliers, puisque c’est le destin de la cavalerie de tomber là où les routes forment un soleil. Bouillancy en ruines; des maisons branlantes les soldats ont retiré ce qui restait de meubles pour les installer dans la cour d’arrière ou d’avant, les tables et les chaises, les armoires, quelques glaces et quelques tableaux à ras de terre, nouveau plan de la maison sur lequel il suffira de reconstruire une toiture. Puis les morts s’alignent sur nous, s’orientent soudain selon la route, vers le Nord, et nous sortons de la bataille suivant son méridien lui même. Tous nos morts nous précèdent, légers, sans sacs, et nous, nous sommes sans désirs, sans souvenirs. Puis chacun, peu à peu, essaye de savoir ce que l’autre a vu de plus triste. Chacun regarde l’autre avec étonnement. Ce qui lui est arrivé lui semble irréel, mais ce que l’autre raconte est si vrai, et nous frémissons du récit des tristesses moitié moins cruelles que celles que nous avons subies sans frémir. Quel langage atroce nous avons maintenant! A toute question désormais une réponse horrible, comme si s’amincissait dans le cerveau, à mesure que se rapprochent les Français et les Allemands, ce qui sépare la logique de la folie. Cette lueur? c’était nos blessés qui brûlaient dans la ferme Nogeon. Ces points noirs? c’était une classe qui fuyait sous les obus; et tout juste si les vieilles lois se rétablissent, si les récits ressemblent aux vieux récits de guerre, à mesure que les grades augmentent et qu’on arrive aux généraux. Au fond de nous, une vie de civil sèche et sans attrait. Dollero n’aime plus et n’épouse plus son amie; Mourlin est las de son école, et que peut bien penser aujourd’hui le secrétaire du commandant, le professeur d’histoire de l’art, de Bourges ou de Sainte-Trophime. Il a un regard vague, sans lumière; malice, candeur ont été secouées de ses yeux comme d’un vitrail. Son lorgnon aussi est cassé. Il va sur la pointe de ses gros souliers qui le blessent, avec toutes les précautions d’un marcheur qui sait depuis quelques jours la terre bien mince. Dans quelle soirée divine, comme les fleurs japonaises dans leur assiette d’eau, l’été, pourront à nouveau pour lui éclore Saint-Rémi de Reims, Vezelay, Issoire, le granit et le marbre? Après quel dîner de paix reprendra-t-il son offensive interrompue contre le gothique, l’arc roman inscrivant son sourcil heureux? Il songe seulement qu’il avait l’habitude de marcher sur le côté gauche de la route, qu’il doit marcher maintenant du côté droit, et qu’au fond tout est bien, et que ses semelles seront également usées. Voici un trou avec des pierres de taille, un écriteau nous rappelle que cela se nomme la carrière. Voici des arbres qui ne s’écartent pas les uns des autres à notre approche, chaque chêne surveillant son bouleau, chaque bouleau son frêne, les aulnes et les ormes les bordant, cela s’appelle la forêt. Le ciel est tout bleu, les vents s’apaisent la saison effarée se rassure peu à peu; nous sommes inondés de soleil; l’automne, au lieu de s’appuyer à des frondaisons sans âmes, se confie au régiment même, tout doré, et sur les pentes qui nous déversent loin de notre arène, il nous sèche et nous réchauffe dans nos capotes traînantes et blanches de boue comme des mouches échappées à un bol. A chaque tournant, dans chaque bosquet, il nous redonne une des choses que nous avions oubliées, laissé tomber de nous, le château, le ruisseau, la chapelle, et nous les reprenons en nous comme des choses perdues. Ceux qui, modestes, marchaient dans la paix les yeux baissés, souvent récompensés par une pièce de nickel, retrouvent aujourd’hui une voie ferrée, un étang, et nous retrouvons aussi, un par un, tous abandonnés, affamés, passionnés à nous suivre, les animaux, la brebis, la chèvre, le bœuf et tous leurs cris. Entre des maisons désertes, celui qui savait retrouver entre deux pages des fleurs sèches, retrouve de vieux géraniums-lierre, des zinias, des balsamines brûlées, et soudain les roses elles-mêmes, épanouies; et voici enfin les trois armoires à glace d’un village rangées par les Allemands en fuite face à la route, de sorte, ô le plus hâve et le plus amaigri d’entre nous, que tu as trois fois pour te reconnaître! Jeudi. Le soleil a maintenant mille rayons visibles, comme quand on va, le soir, de Marly à Versailles. La bataille est finie, car la brigade nous reprend tous les droits qu’on laisse à l’infanterie les jours de combat: on nous défend de tirer sur les avions allemands, de partir en patrouilles quand nous sommes curieux, de monter à cheval sur les chevaux trouvés... On nous reprend une victoria... On n’a plus besoin de nous. Un peu avant Lévignen, des dragons nous passent cependant une ambulance allemande. Son pharmacien, Magnus, habitait Paris et c’est lui qui nous répond. Dans les sacs des majors quelques trouvailles. --Pourquoi ce buste de Carnot? --C’est Carnot? --Pourquoi ces souliers d’enfant? --Mais pour nos petits enfants. Ce sont de jolis souliers. --Bergeot! Viens regarder les majors! Quand nous ne sommes pas contents d’un prisonnier, nous le faisons regarder par Bergeot, qui a les yeux rouges et fixes. Il s’approche et une minute entière inflige à Magnus le supplice du regard. Dans Lévignen, que les Allemands ont miné, deux explosions. Bergeot revient sur Magnus. Troisième explosion. Bergeot le prend par les épaules. --Ce n’est pas de la traîtrise, explique Magnus, c’est le sort de la guerre. --Taisez-vous! --C’est le destin des armes. --Taisez-vous! --Je me tais. J’y suis obligé... Bergeot satisfait explique aux autres prisonniers que nous avons pris un drapeau et montre la compagnie qui défile. Les hommes sont trapus, ils se taisent, et l’ambulance serait impressionnée sans le lieutenant Tancliat, qui, à cheval pour la première fois de sa vie, est vraiment de côté sur sa selle. D’un mot je le redresse dans la pensée de mes captifs: --Voici le lieutenant qui a tué le général von Sastrow. Il n’a point tué de général, et moins que tout autre le général de Sastrow, qui avait quatre-*vingt-cinq ans quand je visitai, à Munich, sa collection d’empreintes de pied dans le marbre. Mais Magnus pâlit quand Tancliat, poussant noblement son cheval en le fouettant de ses rênes sur l’oreille et d’une baguette sur la croupe, le pied gauche impuissant à trouver l’étrier, s’approche de notre groupe et me tend--je ne la prends qu’au bout de quelques secondes, pour qu’on la voie blanche et soignée--sa main meurtrière. La nuit fantasque n’a point ce soir voulu tomber seule et il pleut. Les bouteilles abandonnées debout par les Allemands seront demain matin à moitié pleines. Pluie qui nous rend le passé, car il n’a plu qu’une ou deux fois depuis la guerre, et nos souvenirs de la dernière averse de paix sont précis comme ceux du phénomène le plus rare, comme celui de la dernière éclipse. La dernière fois qu’il pleuvait, je prenais un vin blanc gommé au Café Helvétique, et il y avait dans le journal un triolet contre le maire. L’avant-dernière fois qu’il pleuvait, je mariais mon ami Jusse. Une fois aussi, sous la pluie, j’ai vu Québec, j’ai vu Naples, et je me souviens même de la première fois,--où, surpris, je pleurai. Lévignen est à peu près désert. Nous sommes logés dans une grande et riche ferme, où nous mettons de l’ordre, car les Allemands viennent de la quitter. Au premier étage, ils ont pillé dans les tiroirs toutes les photographies de jeunes filles et les ont mises en cercle dans le cadre de chaque miroir. Leur visage était le centre de ces visages innocents. Nous replions les chemises de femmes, nous rebouchons les flacons, nous pendons les robes. Nous sommes calmes et ordonnés, comme si nous venions, au lieu de battre les Prussiens, remporter sur nous-mêmes je ne sais quelle victoire. ⁂ Les Allemands ont envoyé le brouillard, le froid, la pluie, pour que chaque élément retarde de quelques minutes la poursuite. Poursuivons-nous, oui ou non? C’est l’aube et l’on s’impatiente. Heureusement, nous sommes devant une maison bourgeoise et elle nous distrait une heure; on s’appuie d’abord contre elle, puis on la visite comme nos descendants, au trentième siècle, aimeront la visiter, en se promenant par groupes dans les salles. Voici une pièce avec des dressoirs, c’est là qu’on dîne. Une autre pièce avec deux lits, c’est là qu’on couche. Une autre avec la lampe à colonne et des housses, c’est là qu’aux jours fériés on se réunit entre intimes pour tirer au clair quel est le temps. Nous glissons sur le parquet comme dans un vrai musée; nous allons refaire nos souvenirs d’enfance dans l’office tout noir, dans le cachot de l’escalier, là où les photographes révéleraient leurs plaques. Devant nous, les terres brunes où un territorial, pressé dans son labour par l’ordre de route, a cassé deux charrues qu’il a laissées là, enfoncées. Une aurore née à cent mètres de nous, toute froide. Notre seule distraction est un soldat de Peaupié, qui a perdu la mémoire et auquel les camarades s’amusent à donner de faux souvenirs. --Tu te rappelles les deux uhlans de Mulhouse, que tu as tués? --J’ai tué deux uhlans? Il fait mettre par écrit ce qui lui est arrivé, mais en protestant contre l’assurance qu’on lui a vu manger une demi-livre de Bavarois. Le 60ᵉ nous dépasse; il se dirige sur Crépy-en-Valois, précédé de sa musique à laquelle l’arrière crie de marcher moins vite, car les musiciens qui ont porté des blessés toute la semaine se trouvent légers sous leurs seuls instruments. Le colonel Mac Mahon est en tête. Nous affectons d’en être surpris. --Tiens, vous avez encore votre colonel? Ils s’excusent, il est légèrement blessé. Départ. Nous traversons les labours pour dépasser sur la route de Gondreville le reste de la brigade. Nouvel arrêt. Le général fait appeler les colonels, les commandants, et l’on voit se diriger vers lui des capitaines, des lieutenants. Ils reviennent, demandent eux-mêmes les commandants de compagnie, les chefs de section, et l’on voit venir vers eux des sergents, des caporaux, un simple soldat. Distribution de cartes aux officiers. Dans la carte nº 32, on ne voit déjà plus la place où nous nous sommes battus. On voit la forêt de Villers-Cotterêts en forme de V, première lettre du mot Victoire, dit le général, qui cherche sur les forêts des cartes suivantes, mais en vain, le reste du mot. On trouve tout juste un Y avec les bois de Saint-Gobain. Nous avançons. Sur l’accotement, de gros champignons arrachés, et d’autres plus petits mais debout, ceux qui ont poussé depuis le passage des Allemands. Gondreville. A cheval sur le mur, qu’ils excitent d’une badine quand passe un cavalier, deux gamins qui agitent leurs bérets et qu’on sent surveillés, derrière leur perchoir, par une grande personne qui les tire par les pieds et les remet d’aplomb. Au perron de la maison forestière, deux fillettes. On veut nous habituer peu à peu, par la vue de leurs enfants, à revoir des civils. Elles crient, elles nous lancent du lard, du pain. Le canon résonne devant nous:--Ce n’est rien! C’est la bataille qui finit! crient-elles. Elles sautent, elles dansent. Pour toucher nos mains, elles passent la main à travers la rampe du chalet, puis le bras, puis l’épaule. Nous pouvons au passage tirer leurs cheveux, feindre de nous accrocher à eux pour nous arrêter, appuyer sur leur petit nez, pincer leurs joues. Toujours le canon. Nous buttons contre la cavalerie qui s’arrête. Ce n’est rien, penseraient les fillettes, c’est la bataille qui recommence. Assis dans la mousse, engourdis, nous avons recours au feu pour nous secouer un peu. Nous versons du pétrole sur un nid de guêpes, et les flambons. Nous répandons la poudre de cartouches allemandes et la faisons partir. Nous enflammons un coin de journal vieux de trois mois que lit Jalicot. Le feu est la seule gaieté ou la seule plaisanterie que nous ayons encore prête et, les allumettes étant rares, nous nous le passons comme aux premiers âges, nous devons jouer sans arrêt. Soudain, débouchant de la forêt, à bicyclette, un enfant de quatorze ans nous apporte du vin, du jambon. Il vient de Vaumoise, où les Prussiens ont séjourné dix jours; cette bicyclette était à son frère qui avait seize ans et qu’ils ont tué, car ils tiraient sur tous les enfants à bicyclette. Il repart au galop nous chercher à boire, Vaumoise n’est qu’à six kilomètres, il se retourne sur sa machine pour nous dire au revoir, il tombe. Son pauvre genou est en sang, il repart. Un autre bientôt, puis deux, puis trois, puis d’allées diverses, tous ceux sur lesquels auraient tiré les Prussiens, de plus en plus âgés, de sorte que nous ne sommes pas trop surpris de trouver, à la sortie de la forêt, deux vieux mendiants, auxquels nous demandons des allumettes et qui, rouges de confusion et de joie, font pour la première fois, avec maladresse, le geste de donner. Vauciennes. Le soleil est éclatant. La route tourne et tourne, nous donnant ce cœur à hélice qu’on a dans les excursions. Voici le bourg, nous rasons les maisons à un centimètre comme les troupeaux qui ne veulent point se tromper. Un uhlan étendu sur une botte de paille, devant une grille, nous oblige cependant à un détour. Il a reçu une balle dans la poitrine et agonise. Il a les yeux ouverts, et depuis dix minutes voit se pencher sur lui nos têtes. Il verra toutes celles de la division, s’il vit encore une heure. Il nous regarde, lucide, étonné qu’il n’y ait pas eu encore une brute sur mille soldats pour l’insulter et il a presque envie, confiant, de refermer les yeux. Un peu plus loin sur la gauche, un cuirassier prussien aussi est étendu, mais il faut avoir bien vif le désir de voir agoniser un ennemi pour prendre la peine de traverser la route, et celui-là meurt tout seul, en criant. Huit heures. Nous sommes aux portes de Villers-Cotterets. Les premières maisons semblent vides. Nos dragons les contournent pendant que notre patrouille--polie, mais on est en France,--frappe aux portes avec les heurtoirs ou tire les sonnettes. A un premier étage enfin des volets s’entr’ouvrent, lentement, et les fusils se dressent, mais c’est une bonne sœur en cornette qui apparaît, nous voit, lève les bras au ciel, et crie: --Ils sont partis, les cochons! Ils sont partis. Nous l’entendons qui descend l’escalier. Elle heurte des bouteilles vides dans le couloir. --Quels soiffards que ces brutes! Voulez-vous boire, mes petits? Elle nous embrasse, fait tomber nos képis avec sa cornette, aperçoit l’inscription marquée en allemand sur sa fenêtre: --Ah! mes petits enfants, effacez-la! Non je l’efface moi-même. Laissez! Laissez! Ne salissez pas vos mouchoirs! Pauvres mouchoirs, que nous avions tirés, boueux, rouillés. Les larmes lui en viennent aux yeux. Nous, ignorant, depuis si longtemps que nous n’en avons vus, qu’on répond aux gens qui vous parlent, nous nous taisons, compassés et stupides. La compagnie nous rejoint par le fossé, spectacle impressionnant pour une carmélite, car nous avons gardé les lances des hussards, des cuirassiers prisonniers ou tués, et nous portons, à nos ceintures, des collections de dragonnes. Nous avons des capotes lamentables dont les boutons de devant ont sauté et dont les boutons de derrière ont été coupés par nos suivants de file, des cuirs usés par la terre comme à la pierre ponce. La sœur remonte chercher une brosse. Mais nous sommes partis. La zone des maisons isolées est franchie, la ville est habitée et déjà les habitants accourent. Après tant de villages abandonnés, tant de bourgs creux, la vue de ces gens qui ont vécu à l’intérieur de leur ville, avec des maisons vides autour d’eux, comme un insecte dans l’eau protégé par ses bulles d’air, nous serre le cœur. Ils viennent vers nous en criant, étonnés, après douze jours d’un mortel silence, de l’éclat de leurs voix. Les propriétaires qui regagnaient les maisons abandonnées s’arrêtent la clef sur la porte, et oublient d’entrer pour agiter vers nous leurs mouchoirs, car ils sont nu tête depuis plus d’une semaine et les chapeaux sont à l’intérieur. Voilà des fillettes, des femmes, des vieilles et nous avons l’impression de reconnaître chaque personne alors que nous reconnaissons seulement chaque âge. Les femmes nous retiennent, les hommes nous stimulent: --Reposez-vous un peu, laissez-les courir! --Allez-y. Vous les avez! Les derniers sont partis voilà une heure. Nous nous hâtons; l’artillerie nous a rejoints, donnant à l’armée son véritable bruit, mais nous séparant du trottoir gauche, et nous ne parlerons plus qu’aux gens du côté droit. On pensait à nous acclamer, de vieux domestiques apparaissent aux balcons bourgeois avec des drapeaux cousus en cachette, et l’on sent que pendant huit jours Villers a rassemblé dans ses caves tout ce qui était blanc, et bleu, et rouge, mais on nous voit si hâves et si décharnés que l’on ne pense plus qu’à nous nourrir. Seul, d’une fenêtre, un vieux monsieur continue à nous photographier sans relâche, il usera toutes ses plaques dans cette heure, il en userait une par soldat s’il s’écoutait. Quand l’un de nous se retourne vers lui, il ne peut résister et l’on entend le déclic. --Ah! si vous pouviez poser, nous crie-t-il! Des fenêtres on tend avec hâte tout ce qui reste dans la maison, comme si c’était pour le sauver, comme si les Allemands étaient dans la cour. Les enfants courent de nos rangs aux portes, assurant le service, le ralentissant quand ils mettent en travers une des lances que nous leur avons données. Une dame qui ne doit pas être de la rue nous suit en distribuant du chocolat, mais de temps en temps, par tablettes, pour avoir à nous suivre jusqu’au bout. --Quand sont-ils partis? Elle croit que nous cherchons un compliment. --Ah! oui! vous les avez battus! Ah! pauvres enfants! Nous voyons de loin les habitants effacer ou gratter avant notre passage les inscriptions, enlever les bouteilles vides, relever des chaises de jardin, réparer tout le désordre allemand, comme si nous ne savions pas que les Allemands étaient restés là. Des groupes sont pris de sympathie subite pour l’un de nous. --Ah! regarde le grand brun! Ah! regarde le gros rouge! Mais on contient sa passion, et les voisins ne reçoivent pas moins que le favori. De chaque fenêtre, on nous crie: --Que voulez-vous? --Des allumettes! On nous distribue le paquet d’allumettes, chacun en a deux, le dernier même, c’est la chance, en a trois. --Du savon! Le savon sort, par carrés de Marseille, puis par savonnettes, puis on nous donne la savonnette entamée. De vieux messieurs nous demandent le numéro des régiments qui nous suivent, car ils auraient préféré peut-être, au fond de leur cœur, être délivrés par leur fils, ou leur petit-fils, ou leur gendre, mais après tout qu’est-ce que cela fait! et ils nous accompagnent une minute, par politesse, nous demandant d’où nous venons. --D’Alsace. Ils deviennent un peu plus cérémonieux: que ce devait être beau quand nous sommes entrés à Mulhouse! Quels étaient les numéros des régiments qui étaient avec nous là-bas? Des vieilles nous suivent, donnant leur sucre morceau par morceau. Sous nos capotes, elles ne reconnaissent personne, et, comme elles marchent à notre pas sans s’en douter, elles donnent toujours au même. Dans leurs tabliers empesés, leur bonnet gauffré, elles regardent avec humilité nos déchirures, nos taches, elles demandent si nous allons loger dans la ville, elles nous blanchiraient, et aussi, pendant une courte halte, elles hasardent enfin la question qui les torture: --Vous avez eu des blessés? --Oui. --Et des tués? --Oui. Elles n’osent pas nous demander le nombre exact. Elles sentent en elles augmenter peu à peu le chiffre de ceux qu’elles sacrifient; il y en a peut-être eu dix, quinze, vingt, mon Dieu peut-être trente. --Cinq cents, dit Bergeot. Elles sont atterrées. Bergeot dit qu’il exagère peut-être et maintenant leur pensée malhabile, peu à peu, de ces cinq cents morts sauve un par un quelques survivants, dix, quinze, puis vingt. C’est un peu comme si leur revenaient ceux-là justement qu’elles avaient acceptés pour morts. Ah! si seulement il pouvait s’en sauver trente! Nous repartons. Ici l’on ne donne que des objets pour enfants,--c’était la maternelle,--de petits mouchoirs, de petits pots de confitures, de petits pains. Là des femmes ont sauvé du vin et nous le versent par litres. Au milieu de la route, un ouvrier agite une bouteille et la vide dans nos quarts. --Buvez, buvez, dit-il, ils ont tué mon fils. C’est du byrrh. --Gardez-en pour vous, dit Bergeot ému. --Buvez, ils ont tué mon fils. Nous en acceptons une goutte. Il en aura pour dix minutes à tout vider. Nous l’entendons de loin qui répète sa phrase, puis qui appelle sa femme. Nous n’osons nous retourner pour la voir. Maintenant, des rues bien pavées, sur lesquelles les soldats campagnards marchent avec plus de précaution, comme sur un parquet ciré. A gauche, un haut mur, et sur le faîte, à cheval, un boulanger qui nous passe des pains chauds, essayant d’équilibrer à lui seul toute la bonté de la droite. Le premier civil arrivé dans notre sillage nous devance et embrasse des parents qui pleurent. Des bourgeois, des commerçants, qui se sentirent souillés par l’invasion et en ont gardé pour toujours un regard humble, qui se sont tus deux semaines et parlent avec de grandes phrases comme s’ils ne savaient plus parler, un conseiller municipal: --Croyez à l’expression de toute, de toute... Ah! croyez-y! Les gamins, au milieu de nos rangs, nous aidant à tirer l’armée, poussant aux voitures; un pauvre vieux fonctionnaire, dédaigneux pour la première fois de la plaque qui orne sa maison où habitait Alexandre Dumas, confondu d’avoir pris pour une mitrailleuse le drapeau roulé dans son fourreau de cuir; un curé qui nous tend, du geste dont on distribue les médailles, des plaques rondes de chocolat. Chaque jeune fille avec sa spécialité; celle-ci nous versant du vinaigre de Bully sur les mains, ou, à notre gré, sur la tête; celle-là, de la Rose d’Orsay mais goutte à goutte; celle-là nous regardant, pleurant; cette autre criant à tue-tête à une femme que nous ne voyons pas, qui ne verra aucun de nous, et qui lui passe des confitures et des fromages par un soupirail. Là le bruit court parmi des dames affairées que nous acceptons l’eau de Botot. Parfois une maison vide, maculée de mots étrangers et qui semble comble d’Allemands. Parfois un enfant ou une vieille qui replace sur la fenêtre de la rue une cage à serins ou un pot à géraniums. Un homme en redingote au visage sévère, qui se tait, qui doit avoir le remords d’avoir parlé à quelque officier prussien, de ne pas lui avoir assez menti, qui s’agenouille pour aider à remettre ma jambière raidie et moisie, pauvre écorce. D’autres qui n’ont pensé qu’à notre retour, qui ont la joie de nous avoir attendus sans défaillance, qui nous parlent avec délire, et nous crient à distance des secrets, puisque nous n’avons pas trompé leur confiance. --J’ai deux fils! --Je suis fiancée! Des voisins regardent avec étonnement la jeune fille, qui avoue tout haut à des étrangers ce qu’eux-mêmes ne savaient pas,--qui avoue qu’elle aime. Une institutrice prend à la hâte nos adresses pour écrire à nos mères, plaignant Dollero qui donne celle de son père, sa mère étant morte quand il était enfant, le consolant. Les chiens qu’on avait attachés pendant le séjour des Allemands commencent à aboyer, et délivrés, de leur premier instinct, reconnaissent des soldats et les accompagnent. Mais il ne reste plus, pour traverser la ville, qu’un grand bâtiment, le premier offert à l’invasion, l’asile des vieillards; on aurait pu vraiment le construire de l’autre côté. Les sœurs n’ont laissé sortir aucun pensionnaire, à cause des chevaux, mais la porte cochère de la cour d’honneur est grande ouverte, et les vieux sont alignés en largeur et en profondeur dans la cour, par ordre d’âge sans doute, car les premiers sont assis, et les derniers, les plus agiles, tout tremblotants, debout sur des escabeaux. Ils ont un pauvre uniforme bleu clair, qui les eût rendus invisibles s’ils avaient fait la guerre. Ils agitent leurs casquettes, pas très vite, pauvre signal, mais les centenaires du fond ne peuvent plus voir, réclament, et alors, tous découverts,--à part les plus fragiles que les sœurs obligent à se coiffer--ils se contentent de crier Vive la France, ou, s’ils ont eu dans la jeunesse le cœur sensible, de pleurer. C’était bien une invasion pour vieillards, une semaine de plus seulement et quelques-uns d’entre eux seraient peut-être morts en terre envahie. Une sœur passe leurs décorations à ceux qui font l’honneur de l’asile, ils les accrochent d’une main maladroite, qu’ils passent ensuite dans leurs barbes, un peu fiers, semblant nous dire: --Vous voyez, j’ai sauvé un enfant, j’ai été en Crimée, je suis resté vingt-cinq ans dans le même magasin. L’un d’eux s’est approché jusqu’à la porte: on le laisse circuler parce qu’il a la cataracte et est habitué à se promener avec un bâton le jour même de la foire. --Si seulement je pouvais voir, nous dit-il! Où allez-vous? Nous allons à Laon, puis de là à Charleville, de là à Bonn. Adieu! Voilà le parc, voilà la dernière maison de la ville, la première de la forêt, devant laquelle un enfant méfiant nous regarde, se réfugiant avec passion vers son grand-père qui arrive, l’étreignant: --N’est-ce pas que c’est toi qui as tué les Prussiens? lui crie-t-il. Le vieux le prend dans ses bras, le console, lui répète que oui, puis, profitant de ce que le gamin cache son visage,--à la hâte, pour n’être point surpris pendant l’aveu,--du doigt il nous fait signe que ce n’est pas vrai, que c’est nous. TABLE Pages. LE RETOUR D’ALSACE 1 _LA JOURNÉE PORTUGAISE_ 97 PÉRIPLE 113 _DARDANELLES_ 187 LES CINQ SOIRS ET LES CINQ RÉVEILS DE LA MARNE 201 IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGERE, 20, PARIS.--2640-3-47.--Œncre Lorilleux. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LECTURES POUR UNE OMBRE *** Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg™ License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country other than the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase “Project Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™ trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™ License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg™. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg™ License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg™ website (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works provided that: • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation.” • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™ License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™ works. • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. • You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg™ works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™ electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you “AS-IS”, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™'s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.